L’ivresse, l’ivraie – et le levain de la conscience


« Le blé et l’ivraie ».

Le sens du ‘mystère’ a dû apparaître, il y a bien longtemps, chez Homo sapiens, en parallèle avec une forme obscure de conscience du ‘Soi’, – une conscience latente d’une ‘présence’ inconsciente (du soi à soi).

Ces deux phénomènes, l’intuition du mystère et la pré-conscience du soi inconscient, sont sans doute liés ; ils ont ouvert la voie à la venue progressive du Moi au jour, la formation de la conscience subjective, la constitution du sujet.

La croissance de la conscience humaine, au long des millénaires, a pu être particulièrement favorisée chez quelques individus psychiquement pré-disposés, par exemple au cours d’expériences exceptionnelles, aiguës, inouïes, littéralement indicibles, telles que celles éprouvées face à une mort imminente, ou dans le ravissement de la transe.

Ces expériences sortant absolument de toutes normes furent autant d’occasions de révéler inopinément au ‘moi’ certains aspects des profondeurs insondables du Soi.

La répétition de ces expériences et leur assimilation individuelle mais aussi communautaire, par exemple lors de transes collectives, suggère que des états extatiques de conscience ont été partagés, très tôt dans l’histoire humaine, selon des formes socialisées (proto-religions, rites cultuels, cérémonies d’initiation).

Ces expériences, que l’on pourrait qualifier de ‘proto-mystiques’, ont pu être facilitées par des faisceaux de conditions favorables (milieu, environnement, climat, faune, flore). Par effet d’épigenèse, elles ont sans doute eu aussi un impact à long terme sur l’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, du cerveau, produisant un terrain organique et psychique de plus en plus adapté à l’accueil de ces phénomènes, et facilitant une augmentation corrélative des ‘niveaux de conscience’.

Pendant d’innombrables générations, lors de multiples expériences de transe, pouvant initialement être liées à des hasards, à des circonstances accidentelles, et alors fondant comme l’éclair sur des consciences vierges, ou bien spécifiquement désirées, longuement préparées, sciemment provoquées lors de rites cultuels, le terrain mental des cerveaux du genre Homo ne cessa plus de s’ensemencer, de bourgeonner, comme sous l’action d’une levure psychique intimement mêlée à la pâte neuronale.

Ces puissantes expériences mentales ont accéléré l’adaptation neurochimique et neuro-synaptique des cerveaux des hommes du Paléolithique.

Elles leur dévoilèrent, dans une certaine mesure, l’indicibilité du ‘mystère’ immanent, régnant dans les profondeurs de leur propre cerveau.

Le mystère se révéla présent, non seulement dans la conscience humaine à peine sortie de son sommeil, mais aussi tout autour d’elle, dans la Nature, dans le vaste monde, et, au-delà du cosmos même, dans la Nuit originelle, – non seulement dans le Soi, mais aussi en l’Autre.

L’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, fut la condition essentielle d’une transformation mentale, psychique, spirituelle. Accélérée par des boucles de rétroaction de plus en plus complexes, elle impliqua des modifications physiologiques, neurologiques, psychiques, culturelles, génétiques, catalysant l’exploration de voies nouvelles.

On peut postuler l’existence d’un lien immanent, sans cesse évolutif, épigénétique, entre l’évolution de la structure systémique du cerveau (neurones, synapses, neurotransmetteurs, facteurs inhibiteurs et agoniques), et sa capacité croissante à accueillir ces expériences spirituelles que j’appelle ‘proto-mystiques’.

Qu’est-ce qu’une expérience ‘proto-mystique’ ?

Le prototype en est l’expérience chamanique d’une sortie du corps (‘extase’), accompagnée de visions sur-réelles, et d’un développement aigu de la conscience du Soi (‘transe’).

Tel chasseur-cueilleur, vivant dans quelque région d’Eurasie, consomme par hasard tel ou tel champignon, parmi les dizaines d’espèces possédant des propriétés psychotropes. Soudain un ‘grand éclair de conscience’ l’envahit, l’abasourdit et le transporte, le ravit, l’extasie.

Les molécules psychotropes du champignon stimulent une quantité massive de neurotransmetteurs, bouleversent le fonctionnement des neurones et des synapses cérébraux. Se produit alors, en quelques instants, un écart radical entre l’état habituel de ‘conscience’ et l’état de ‘sur-conscience’ soudainement survenu. La nouveauté absolue et la vigueur inouïe de l’expérience le marqueront à vie.

Il aura désormais la certitude d’avoir vécu un moment de conscience double. Sa conscience habituelle, quotidienne, a été comme transcendée par une soudaine sur-conscience. S’est révélé en lui un puissant ‘dimorphisme’ de la conscience, d’une autre nature que le dimorphisme journalier de la veille et du sommeil, ou le dimorphisme ontologique de la vie et de la mort.

Loin d’être unique, cette expérience, pour singulière qu’elle soit, a été répétée pendant d’innombrables générations.

Depuis des temps fort anciens, remontant aux débuts du Paléolithique, il y a plus de trois millions d’années, les chasseurs-cueilleurs du genre Homo ont connu l’usage de plantes psycho-actives, et les ont consommées régulièrement. Bien avant l’apparition d’Homo d’ailleurs, un grand nombre d’espèces animales (comme les rennes, les singes, les éléphants, les mouflons ou les félins…) en faisaient aussi usage.i

Vivant en symbiose étroite avec ces animaux, les chasseurs-cueilleurs n’ont pas manqué de les observer. Ne serait-ce que par curiosité, ils ont été incités à imiter le comportement étrange de ces animaux se livrant (dangereusement pour eux) à l’emprise de substances psycho-actives, – substances présentes dans diverses espèces de plantes fort répandues dans la nature environnante, sur toute la surface de la Terre.

D’ailleurs, cette abondance dans la nature d’espèces de plantes psychotropes est en soi étonnante, et semble suggérer qu’est à l’œuvre quelque raison sous-jacente, systémique, – une forme d’adéquation entre les molécules psychotropes des plantes et les récepteurs synaptiques des cerveaux d’animaux.

On dénombre, aujourd’hui encore, une centaine d’espèces de champignons psychoactifs en Amérique du Nord. Les vastes territoires de l’Eurasie devaient en posséder au moins autant au Paléolithique, – bien que de nos jours on n’y recense plus qu’une dizaine d’espèces de champignons ayant des propriétés psychotropes.

L’Homo du Paléolithique put souvent observer des animaux ayant ingéré des plantes aux effets psycho-actifs, lesquels affectaient leur comportement ‘normal’, les mettant accessoirement en danger.

Nul doute que l’Homo a imité ces animaux ‘ravis’, ‘drogués’, ‘assommés’ par ces substances puissantes, et errants dans leurs rêveries. Voulant comprendre leur indifférence au danger, l’Homo a dû vouloir ingérer les mêmes baies ou les mêmes champignons, ne serait-ce que pour comprendre ce que pouvaient ‘ressentir’ ces proies si familières, qui, contre toute attente, s’offraient alors, indifférentes, à leurs silex et à leurs flèches…

Aujourd’hui encore, dans des régions allant du nord de l’Europe à la Sibérie extrême-orientale, on observe que les rennes font une forte consommation d’amanites tue-mouches lors de leurs migrations, – tout comme d’ailleurs les chamans qui vivent sur les mêmes territoires.

Ce n’est certes pas une coïncidence.

En Sibérie, le renne et le chasseur-éleveur vivent en symbiose étroite avec le champignon Amanita muscaria.

Les molécules de muscimoleii et d’acide iboténoque, venant de l’Amanita muscaria, affectent intensément le comportement des hommes et des bêtes. Comment expliquer que de telles molécules, puissamment psychotropes, soient produites par de simples champignons, formes de vie élémentaires en regard des animaux supérieurs ? Pourquoi, d’ailleurs, ces champignons produisent-ils ces molécules, et à quelles fins ?

Il y a là un problème digne de considération. C’est un phénomène qui relie objectivement le champignon et le cerveau, l’humble vie fongique et les fonctions supérieures de l’esprit, l’humus terrestre et l’éclair céleste, la tourbe et l’extase, par le biais de quelques molécules, d’alcaloïdes psycho-actifs, reliant ensemble des règnes différents…

C’est un fait avéré, largement documenté, que dans tous les continents du monde, en Eurasie, en Amérique, en Afrique, en Océanie, et depuis des temps immémoriaux, des chamanes consomment des substances psycho-actives facilitant leur entrée en transe, – une transe pouvant aller jusqu’à l’extase et à l’expérience de ‘visions divines’.

Comment concevoir que des expériences comparables puissent être aussi faites par des animaux, dans leur monde propre, certes, mais non sans analogie ? Comment expliquer que ces puissants effets aient pour simple cause immédiate la consommation de plantes alcaloïdes plutôt répandues, dont les principes actifs se résument à un ou deux types de molécules agissant sur les neurotransmetteurs ?

Lors des migrations continues des peuples du Nord de l’Eurasie vers le Sud, ils emportèrent avec eux le chamanisme, ses rites sacrés et ses cérémonies d’initiation, les adaptant à des environnements nouveaux.

Au cours des temps, l’Amanita muscaria, champignon du nord-sibérien, a dû être remplacée par d’autres plantes, disponibles endémiquement dans les milieux traversés, et possédant des effets psychotropes analogues.

R. Gordon Wasson, dans son livre Divine Mushroom of Immortalityiii, a savamment documenté l’universalité de leur consommation. Il n’a pas hésité à établir un lien entre les pratiques chamaniques d’ingestion de plantes psychotropes, et la consommation du Soma védique. Dès le 3e millénaire avant notre ère, les anciens hymnes du Ṛg Veda décrivaient avec précision les rites accompagnant la préparation et la consommation du Soma, au cours du sacrifice védique, et ils en célébraient l’essence divine.iv

Les peuples migrateurs et consommateurs du Soma, se désignaient eux-mêmes comme Ārya, mot signifiant ‘noble’, ‘seigneur’. Ce terme sanskrit est aujourd’hui devenu sulfureux, depuis le détournement qui en a été fait par les idéologues nazis.

Ces peuples parlaient des langues dites indo-européennes. Venant de l’Europe du Nord, ils allaient vers l’Inde et l’Iran, par la Bactriane et la Margiane (comme l’attestent les restes de la ‘civilisation de l’Oxus’), par l’Afghanistan, pour finir par s’établir durablement dans la vallée de l’Indus ou sur les hauts plateaux iraniens. Une partie d’entre eux passa par les alentours de la mer Caspienne et de la mer d’Aral. D’autres se dirigèrent vers la mer Noire, la Thrace, la Macédoine, la Grèce actuelle et vers la Phrygie, l’Ionie (Turquie actuelle) et le Proche-Orient.

Arrivée en Grèce, la branche hellénique de ces peuples indo-européens n’oublia pas les anciennes croyances chamaniques. Les mystères d’Éleusis et les autres religions à mystères de la Grèce antique ont pu être récemment interprétés comme étant d’anciennes cérémonies chamaniques hellénisées, pendant lesquelles l’ingestion de breuvages aux propriétés psychotropes induisaient des visions mystiques.v

Lors des Grands Mystères d’Éleusis, le cycéôn, breuvage à base de lait de chèvre, de menthe et d’épices, comportait aussi vraisemblablement comme principe actif un champignon parasite, l’ergot de seigle, ou encore un champignon endophyte vivant en symbiose avec des herbes comme Lolium temulentum, plus connue en français sous le nom d’‘ivraie’ ou de ‘zizanie’. L’ergot de seigle produit naturellement un alcaloïde psychoactif, l’acide lysergique dont est dérivé le LSD.vi

Albert Hofmann, célèbre pour avoir synthétisé le LSD, indique que les prêtres d’Éleusis devaient traiter l’ergot de seigle Claviceps purpurea par simple dissolution dans l’eau, ce qui permettait d’extraire les alcaloïdes actifs, l’ergonovine et la méthylergonovine. Hofmann suggére aussi que le cycéôn pouvait être préparé à l’aide d’une autre espèce d’ergot, Claviceps paspali, qui pousse sur des herbes sauvages comme Paspalum distichum, et dont les effets, qu’il appelait ‘psychédéliques’, sont plus intenses encore, et d’ailleurs similaires à ceux de la plante ololiuhqui des Aztèques, qui est endémique dans l’hémisphère occidental.

Lors de l’ingestion de ces puissants principes psychoactifs, l’esprit semble tiraillé entre deux formes exacerbées (et complémentaires) de conscience, l’une tournée vers le monde extérieur, le monde des sensations physiques et de l’action, et l’autre tournée vers le monde intérieur, le monde de la réflexion et des ressentis inconscients.

Ces deux formes de conscience semblent pouvoir être excitées au dernier degré, conjointement, ou bien en alternance rapide. Elles peuvent aussi ‘fusionner’ ou entrer en ‘résonance’ mutuelle.

D’un côté, les sensations ressenties par le corps sont portées à l’extrême, parce qu’elles sont produites directement au centre même du cerveau, et non pas perçues par les sens, puis relayées par le système nerveux.

D’un autre côté, les effets mentaux, psychiques, cognitifs, sont aussi extrêmement puissants, parce que de multiples neurones peuvent être stimulés ou inhibés simultanément. Par exemple, l’action de neurotransmetteurs inhibiteurs (comme le GABA) peut s’accroître massivement et s’étendre à l’ensemble du cerveau. Soudainement, et fortement, le potentiel d’action des neurones post-synaptiques ou des cellules gliales du cerveau diminue.

L’inhibition massive des neurones post-synaptiques se traduit, subjectivement, par un découplage radical entre le niveau habituel de conscience, la conscience en quelque sorte ‘externe’, dominée par la prégnance de la réalité extérieure, et un niveau de conscience ‘interne’, tournée vers l’‘intérieur’, un intérieur entièrement détaché de la réalité environnante, immédiate. Il s’ensuit que la conscience ‘interne’ se trouve brutalement aspirée par cet univers psychique, indépendant, que C.G. Jung nomme le ‘Soi’, et auquel d’innombrables traditions font référence sous diverses appellations.

L’ensemble des processus neurochimiques complexes qui interviennent dans le cerveau, au moment de l’extase chamanique, peut être résumé de la façon qui suit : les molécules psycho-actives (comme la psilocybine) sont très proches structurellement de composés organiques (indoles) présents naturellement dans le cerveau. Elles mettent soudainement tout le cerveau dans un état d’isolation quasi-absolue par rapport au monde extérieur, ce monde qui est perçu par le biais des cinq sens.

La conscience est soudainement privée de tout accès à son monde habituel, son monde quotidien : le cerveau se voit presque instantanément plongé dans un univers infiniment riche de formes, de mouvements, et surtout de ‘niveaux de conscience’ absolument séparés de ceux de la conscience quotidienne.

Il y a plus surprenant encore…

Selon des recherches effectuées par le Dr Joel Elkes, à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore, la conscience subjective d’un sujet sous l’influence de la psilocybine peut ‘alterner’ aisément entre les deux états que l’on vient de décrire – l’état de conscience ‘externe’ et l’état de conscience ‘interne’. L’alternance des deux états de conscience s’observe expérimentalement, et peut même être provoquée simplement lorsque le sujet ouvre et ferme les yeux.

On pourrait faire l’hypothèse que l’émergence originaire de la conscience, telle qu’elle s’est développée chez les hommes du Paléolithique, a pu résulter d’un phénomène analogue de ‘résonance’ entre ces deux types de conscience, résonance précisément accentuée à l’occasion de l’ingestion de substances psycho-actives.

Est ainsi établie la possibilité structurelle, systémique, des aller-retours entre la conscience ‘externe’, liée au monde des perceptions et de l’action, et la conscience ‘interne’, inhibée par rapport au monde extérieur, mais désinhibée par rapport au monde intérieur.

La psilocybine, par exemple, fait ‘clignoter’ la conscience entre ces deux états fondamentaux, totalement différents, et par là-même, elle fait apparaître comme en surplomb le sujet lui-même, en tant qu’il est capable de ces deux sortes de conscience, et en tant qu’il est capable de naviguer entre plusieurs états de conscience, entre plusieurs mondes…

Dans les muscimoles de l’Amanite, dans l’ergot de l’ivraie, se cachent la puissance de l’ivresse, et la voie du divin…

Ce symbole est ancien, et s’applique à l’âme et à la conscience, comme en témoignent plusieurs paraboles de l’Évangile.

« Comme les gens dormaient, son ennemi vint et sema de l’ivraie au milieu du blé, et s’en alla. Quand l’herbe eut poussé et fait du fruit, alors parut aussi l’ivraie. »vii

Faut-il la déraciner ? Non! Ramassant l’ivraie, on déracinerait avec elle le blé. « Laissez les deux grandir ensemble jusqu’à la moisson. Et au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : ‘Ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour la consumer ; mais le blé recueillez-le dans mon grenier’. »viii

L’ivraie doit rester mêlée au blé jusqu’à la ‘moisson’. Alors seulement l’ivraie peut être brûlée. Elle doit être mise au feu, parce qu’elle est elle-même un feu qui consume l’esprit, un feu qui l’illumine de ses éclairs, et qui l’ouvre à la vision.

La métaphore spirituelle de l’ivraie est analogue à celle du levain.

De même que l’ivraie rend ivre, le levain fait lever la pâte.

L’ergot de l’ivraie fait fermenter l’esprit, et l’élève vers les mondes invisibles… Le levain se cache dans la farine, et une infime quantité suffit à la faire fermenter touteix

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iCf. David Linden, The Compass of Pleasure: How Our Brains Make Fatty Foods, Orgasm, Exercise, Marijuana, Generosity, Vodka, Learning, and Gambling Feel So Good.  Penguin Books, 2011

iiLe muscimole est structurellement proche d’un neurotransmetteur majeur du système nerveux central : le GABA (acide gamma-aminobutyrique), dont il mime les effets. Le muscimole est un puissant agoniste des récepteurs GABA de type A . Le muscimole est hallucinogène à des doses de 10 à 15 mg.

iiiRichard Gordon Wasson, Soma : Divine Mushroom of Immortality, Harcourt, Brace, Jovanovich Inc, 1968

ivL’article Amanite tue-mouches de Wikipédia rapporte que l’enquête Hallucinogens and Culture (1976), par l’anthropologue Peter T. Furst, a analysé les éléments pouvant identifier l’amanite tue-mouches comme le Soma védique, et qu’elle a (prudemment) conclu en faveur de cette hypothèse.

vCf. Peter Webster, Daniel M. Perrine, Carl A. P. Ruck, « Mixing the Kykeon », 2000.

viDans leur livre The Road to Eleusis, R. Gordon Wasson, Albert Hofmann et Carl A. P. Ruck estiment que les prêtres hiérophantes utilisaient l’ergot de seigle Claviceps purpurea, disponible en abondance aux alentours d’Éleusis.

viiMt 13, 25-26

viiiMt 13, 29-30

ixCf. Mc 4, 33-34

Alcaloïdes, symbiose et transcendance


« Amanite tue-mouches »

Les relations symbiotiques entre les espèces forment la substance même de la vie et en assurent la continuation dans ce monde, ou plutôt en facilitent l’adaptation et la transformation, tant sont multiples leurs types systémiquesi, tant sont diverses les fonctions qu’elles remplissent, et tant sont innovantes et adaptatives les solutions qu’elles produisent. Elles ont joué et jouent un rôle essentiel dans la coévolution des espèces. Ainsi, pour prendre l’exemple de l’endosymbiose, les végétaux et les eucaryotes n’ont acquis, respectivement, leurs chloroplastes et leurs mitochondries, que par des associations symbiotiques avec des bactéries. De même, le noyau de la cellule et ses organites viennent de bactéries symbiotiques.

Il y a une trentaine d’année, Terence McKenna a publié une thèse originale sur les communications symbiotiques entre plusieurs espèces animales, végétales et fongiques, par le truchement d’alcaloïdesii . Les alcaloïdes de certaines plantesiii, qui faisaient déjà partie du régime alimentaire des proto-humains, et qui continuent d’être consommées par les humains, pourraient bien avoir été, selon McKenna, des facteurs décisifs catalysant chimiquement l’émergence et les progrès de la conscience proprement humaine. Les puissants effets de ces alcaloïdes ont contribué au développement de l’imagination, facilité l’apparition du langage et incité à la constitution de pratiques proto-religieuses.

Lorsque Homo sapiens a émergé du long passé de ses lointains ancêtres, aux vies si courtes, si brutes et si brutales, il y a de cela une centaine de milliers d’années, l’évolution de sa conscience a sans doute dû beaucoup à sa (re)découverte des plantes dites « hallucinogènes », de leurs propriétés subversives, dérangeantes, transformatrices. Cela fut, on le conjecture, une véritable « révélation » , un puissant détonateur pour son esprit, éveillant en lui des sentiments de crainte et de respect, d’émerveillement et d’étonnement, au plus haut degré.

En généralisant cette idée, et en la poussant à ses limites, on pourrait faire l’hypothèse que ce qu’on appelle la « conscience », dans le contexte humain, est en fait un phénomène extrêmement général, universellement répandu. S’ouvrent alors des perspectives révolutionnaires quant à l’existence de multiples « nappes de consciences », de niveaux très différents, plus ou moins immanentes, et s’intriquant les unes avec les autres dans une méta-symbiose.

L’un des alcaloïdes de ces plantes ou de ces fungi, la psilocybine, se révèle être un puissant stimulant du système nerveux central de Homo sapiens, comme il l’a d’ailleurs été, depuis des millions d’années ,pour les hominidés et les homininés qui l’ont précédé.

De petites quantités de psilocybine, même prises par inadvertance, sont fortement psycho-actives, et entraînent par exemple une augmentation notable de la discrimination visuelle des mouvements et des formes. Comme l’acuité visuelle est très importante chez les chasseurs-cueilleurs, cela n’a pu manquer d’avoir un impact sur le succès de la chasse et de la cueillette des individus qui profitaient de cet avantage, contribuant à en rendre la consommation courante, et généralisée. Or, fait important, des doses juste un peu plus élevées de psilocybine se traduisent alors par la possibilité d’entrer en « transe », et, le cas échéant, de connaître de véritables « extases ». Ces pratiques qui sont sans doute apparues très tôt dans l’histoire longue des hominidés, des homininés et des diverses espèces du genre Homo, représentent une forme de symbiose, que l’on pourrait qualifier de « métaphysique », entre les propriétés chimiques des alcaloïdes de type indole et les capacités neurochimiques du cerveau de nombreuses espèces animales, affectant la plasticité neuronale et la neurogenèse .

La puissance et l’étrangeté des expériences mentales associées à la consommation par Homo sapiens de plantes riches en alcaloïdes est aujourd’hui bien documentée. Elles forment une vaste gamme, allant des hallucinations de diverses natures à des visions surnaturelles, des sorties extracorporelles et des errances en esprit jusqu’à des formes extrêmes de ravissements extatiques. Elles ont sans doute été de nature à favoriser, lorsqu’elles furent répétées générations après générations, pendant des centaines de milliers d’années, la multiplication des pratiques « proto-chamaniques », l’émergence de traditions rituelles, cultuelles, et de préoccupations « proto-religieuses ».

Celles-ci ont été progressivement constituées en croyances établies, transmissibles, collectivement formalisées et partagées en tant que « visions du monde », communes à des groupes tribaux, de plus en plus larges, ou des ensembles de peuples aux traditions analogues, de par le vaste monde.

Ces très anciennes traditions sont sans doute, en essence, assez analogues aux croyances et aux pratiques chamaniques actuelles, observées par les anthropologues contemporains dans nombre de peuples premiers.

C’est un fait établi que « l’intoxication » à la psilocybine produit un ravissement de la « conscience », dont l’ampleur, la hauteur et la profondeur sont absolument ineffables (donc difficilement compréhensibles pour qui n’en a pas fait l’expérience personnelle). En revanche, ceux qui, aujourd’hui encore, en ont pu faire l’expérience, peuvent mesurer la force de l’impact que des expériences comparables ont pu avoir sur l’esprit de nos lointains ancêtres, ces hominoïdes mangeurs de champignons.

Parmi les effets ressentis, selon nombre de témoignages de première main, on dénote l’accès à « l’Autre », transcendant, la connaissance de mondes surnaturels, et la vision de « cieux » surhumains.

Si, de nos jours, des religions monothéistes établies peuvent en toute impunité parler, de leur propre point de vue, de « visions », d’« apparitions », de phénomènes « surnaturels », de « miracles » divers, de manifestation d’« esprits divins », et de « révélations » quant à la nature même de ce monde et de celle de « l’au-delà », comment ne pas concevoir que des phénomènes analogues aient aussi pu bouleverser les cerveaux de nos lointains ancêtres (vierges de tout a priori culturel) ?

Le choc direct de ces expériences, de ces états modifiés de conscience, leur a sans doute était particulièrement violent, si l’on conçoit combien brutale a pu leur être la révélation de cette ‘surnature’, sans aucuns des nombreux filtres culturels, des moyens de mise à distance intellectuelle et d’analyse critique développés par les modernes.


La psilocybine (à l’instar d’une multitude d’autres produits psychoactifs naturels) peut donc être considérée comme ayant été, depuis l’aube des temps, un catalyseur de chocs profonds sur les cerveaux des hominoïdes, et, beaucoup plus tard, mais plus effectivement encore, comme un catalyseur du développement du langage et de la religion chez Homo sapiens.

On peut supputer que les hallucinogènes indoliquesiv ont joué un rôle décisif dans de la conscience humaine, comme ils l’ont sans doute aussi fait pour différentes sortes de consciences proto-humaines, et diverses sortes de « proto-consciences » non-humaines.
Ces alcaloïdes indoliques sont à la fois physiologiquement actifs et psychoactifs. Ils peuvent interagir avec de nombreux systèmes de l’organisme. Certains indoles, comme la sérotonine, sont d’ailleurs endogènes au corps humain. De nombreux autres sont exogènes, présents dans la nature et dans les plantes qui peuvent faire partie de la diète alimentaire. Certains se comportent comme des hormones et régulent la croissance ou le taux de maturation sexuelle. D’autres influencent l’humeur et l’état de vigilance.

Dans toutes les familles de plantes supérieures, par exemple dans les légumineuses, on trouve des hallucinogènes de type tryptamine, notamment le DMT, la psilocine et la psilocybine. La psilocine et la psilocybine sont présentes dans les champignons. Le DMT est également présent de manière endogène dans le cerveau humain, mais en faible quantité. Pour cette raison, le DMT ne devrait peut-être pas être considéré a priori comme une drogue. L’intoxication au DMT reste la plus profonde et la plus spectaculaire, et elle est remarquable par sa brièveté, son intensité et sa non-toxicité.


Les bêta-carbolines, comme l’harmine et l’harmaline, peuvent être hallucinogènes à des niveaux proches de la toxicité. Elles sont importantes pour le chamanisme extatique et visionnaire car elles peuvent inhiber les systèmes enzymatiques du corps qui, autrement, abrègent les effets des hallucinogènes de type DMT. Les bêta-carbolines peuvent donc être utilisées en conjonction avec le DMT pour prolonger et intensifier les hallucinations visuelles. Cette combinaison est la base de la décoction hallucinogène ayahuasca ou yage, en usage en Amérique du Sud amazonienne.


Les substances de la famille de l’ibogaïne sont présentes dans deux genres d’arbres africains et sud-américains apparentés, Tabernanthe et Tabernaemontana. Le Tabernanthe iboga est un petit arbuste à fleurs jaunes qui a une longue histoire d’utilisation comme hallucinogène en Afrique tropicale. Ses composés actifs ont une relation structurelle avec les bêta-carbolines. L’ibogaïne est aussi connue comme un puissant aphrodisiaque.

Enfin il faut citer les composés apparentés à l’ergot de seigle (lequel correspond à l’ivraie, mêlée aux récoltes de céréales, dans nos régions), qui ont des propriétés hallucinogènes comparables à celles du LSD.

Les alcaloïdes agissent le plus intensément dans les tissus qui sont les plus actifs dans le métabolisme général du corps humain.

D’ailleurs, dans les plantes où ils sont naturellement présents, ces alcaloïdes, y compris tous les hallucinogènes que l’on vient de citer, ne se comportent pas comme des produits « inertes », mais ils y jouent en permanence un rôle dynamique, fluctuant à la fois dans leur concentration et dans leur taux de décomposition métabolique. Ces alcaloïdes continuellement actifs dans la chimie du métabolisme, végétal ou fongique, sont essentiels à la vie et à la survie des plantes qui les produisent, mais ils y agissent d’une manière que nous ne comprenons pas encore.

Cependant, on peut peut-être la pressentir, car d’une certaine manière, ils continuent cette puissante activité symbiotique et métabolique dans le corps des humains qui les ingèrent.

Terence McKenna a émis l’hypothèse que certains de ces composés actifs se comportent comme des « exophéromones ». Ce néologisme définit des phéromones qui ne se limiteraient pas à transmettre des messages chimiques ou hormonaux entre individus d’une même espèce, mais qui pourraient franchir les frontières des espèces. Les exophéromones produits par les individus d’une espèce seraient ainsi capables d’affecter ou d’influencer les membres d’une autre espèce. Dans cette hypothèse, certains exophéromones agiraient d’une manière subtile, mais durable, et permettraient, à partir d’un petit groupe d’individus d’une espèce donnée, d’affecter plusieurs autres espèces différentes ou même un biome entier.

On pourrait généraliser cette idée d’une communication entre espèces, en considérant que la nature tout entière forme un ensemble organique, planétaire, qui régit et contrôle son propre développement par la diffusion de messages chimiques. La conception darwinienne de la nature implique un ordre impitoyable et aveugle qui favorise la « survie des plus forts », ceux qui sont capables d’assurer leur propre existence aux dépens de leurs concurrents, c’est-à-dire « le reste » de la nature. Pourtant, la plupart des biologistes évolutionnistes considèrent depuis longtemps que cette vision darwinienne classique de la nature est incomplète. Il est désormais généralement admis que la nature, loin d’être une guerre sans fin entre les espèces, encourage comme on l’a dit toutes sortes de symbioses, où toutes ont quelque chose à gagner dans des coopérations implicites, immanentes, ou explicites et délibérées.


D’une manière générale, la nature semble maximiser la coopération mutuelle, la complémentarité et la coordination des genres, des espèces et même des règnes (végétal, fongique, animal)… La meilleure stratégie qui puisse garantir, sur le très long terme, la reproduction et la survie d’une espèce particulière, c’est d’avoir su se rendre indispensable aux organismes des autres espèces avec lesquels elle partage le même environnement.

Si l’hypothèse que les alcaloïdes, et en particulier ceux qui ont des effets psychotropes, fonctionnent comme des messagers chimiques entre les espèces et même entre les règnes (végétal, fongique et animal), est bien avérée, alors on peut en déduire que la dynamique et la nature des relations entre espèces en seront essentiellement et durablement affectées.

En ingérant des plantes aux vertus psychotropes, d’abord involontairement ou instinctivement, et ensuite par accoutumance et plus ou moins consciemment, certaines espèces animales, qui y sont particulièrement sensibles, se trouvent d’emblée confrontées à des stimulations sensorielles, des perceptions radicales, induisant des réactions physiologiques puissantes.

On conçoit que ces sensations sans précédent et les comportements non programmés qu’elles induisent, de par leur surprenante différence, leur départ d’avec la norme, et de par leur force impactante, éclatante, peuvent alors propulser les espèces qui en font l’expérience, après de nombreuses générations, vers des états de « conscience » de plus en plus élevés.

On peut faire l’hypothèse que, dans le cas des primates, puis des hominidés et des homininés, les relations symbiotiques ainsi durablement établies avec des plantes psychotropes équivalent à un transfert continuel et significatif d’informations biochimiques, y compris au niveau génétique, et d’expériences en quelque sorte « acquises », d’une espèce à l’autre, et en l’occurrence, du règne (fongique ou végétal) au règne animal.

Dans le cas des « extases » chamaniques, ces relations inter-spécifiques peuvent projeter les chamans dans une conscience claire des sensations, des émotions et des « esprits » d’animaux (rennes, ours, baleines, renards, aigles…), mais aussi de plantes, de champignons (l’esprit de l’amanite tue-mouches par exemple…), ou encore d’entités pour nous inanimées…

Pour qui a consulté les nombreux rapports des anthropologues des chamanismes, il est avéré que les chamans les plus authentiques, font, à l’instar des mystiques ou visionnaires védiques, tibétains, bouddhistes, ou « occidentaux », des rencontres avec des formes ineffables de « transcendance », n’excluant pas la possibilité de rencontrer « l’Autre » absolu.


La conscience dans la transe chamanique, tout comme la conscience extatique, transportée par l’effet des alcaloïdes, portent en elles un certain savoir, celui que l’Autre transcendant fait partie du Tout, qu’il peut y être perçu en tant qu’être puissant, vivant et intelligent, tout comme la nature elle-même est aussi puissante, vivante et « intelligente » à sa façon. Cet Autre transcendant, cet Esprit suprême, ou ce Dieu créateur, se donnent à voir ou à pressentir dans la Nature, laquelle offre ses masques rassurants, l’espace, le temps et les relations de causalité ordinaires. Mais cet Autre, cet Être, ce Dieu, ne se limite certes pas à la Nature, ni à la Surnature, d’ailleurs.

D’un autre point de vue, c’est un fait d’expérience que l’extase chamanique ou alcaloïde porte en elle la conscience aiguë de l’union de tous les sens, et de leur fusion potentielle avec toute la mémoire du passé et même toute l’anticipation de l’avenir. Elle est le creuset du Mystère de l’Être, tel qu’il est donné à tout être humain de pouvoir le percevoir, en puissance.

Le principal effet synergique de la psilocybine et des autres psychotropes naturels semble finalement se situer essentiellement dans l’élévation de la conscience, et en conséquence, pour Homo sapiens, dans la nécessité du langage en tant qu’il est requis pour rendre compte de ce qui est théoriquement ineffable…

L’imagination est irrémédiablement excitée, la conscience réalise son besoin de nouvelles formes d’expression parce que ce qu’elle a vécu en son for intérieur échappe à tout schéma pré-établi. Elle se voit sommée de transformer l’usage du langage pour lui ouvrir bien d’autres perspectives, d’autres vues qui restent entièrement en dehors du visible, du sensible, du tangible.

Les psychotropes produisent soudainement des « pics » extrêmes de la conscience, désormais inoubliables, et dont l’ineffabilité même ne cesse de peser sur la manière dont le langage peut être, malgré tout, utilisé pour pallier le stress de l’indicible, et de l’incommunicable.

Cela est encore vrai à notre époque. Mais on conçoit que cela l’a été tout particulièrement chez les premiers humains, qui n’avaient pas encore la maîtrise du langage, et qui durent en concevoir les possibilités ab initio, certainement pour tenter de combler en eux le vide de leur nuit symbolique, que l’expérience de l’absolu mettait en pleine lumière.

Par l’impact de la transe et de l’extase, la conscience d’Homo sapiens, au moins chez quelques-uns de ses premiers explorateurs, est amenée à prendre conscience d’elle-même, puis à devenir pour elle-même, de façon permanente, irréductible, une « conscience de la conscience ». A partir de là, elle développe sa puissance rétroactive, sa capacité à réfléchir en elle-même, sur elle-même, par elle-même.

La conscience ayant subi une seule fois le choc de l’extase, est sommée de produire une réponse. Verbale, neuronale, comportementale, intellectuelle, spirituelle.

C’est une réponse en quelque sorte « immunitaire » qui est attendue. On sait que la clé du fonctionnement du système immunitaire est la capacité à reconnaître l’autre.

De façon étrangement analogue, le système immunitaire et la conscience « apprennent », « reconnaissent » et « se souviennent » de tout ce qui a priori est tout « autre » que ce qui leur semble être le « même », ce qui est représenté par la mémoire acquise.

Il n’y a sans doute pas de limite supérieure à la quantité et même à la qualité de « conscience » qu’une espèce comme Homo sapiens peut acquérir dans son appréhension propre de la réalité, puisque la découverte de quelque altérité que ce soit lui ouvre toujours à nouveau et toujours davantage des champs inouïs de recherche et d’apprentissage, des perspectives infiniment ouvertes…

La conscience de Homo sapiens est comme essentiellement ouverte a priori, elle incarne une attitude d’ouverture essentielle envers toute expérience nouvelle, immédiate, en s’en emparant et en la transformant, en la métamorphosant, a posteriori, par la réflexion, la mise à distance, l’évaluation, la critique, le dépassement et in fine la création de nouvelles voies encore, encore inouïes.

Plus les stimuli sensoriels ou psychiques sont puissants, plus l’obscurité sous-jacente, l’abîme environnant, alors révélés à la conscience lui paraissent profonds, larges, immenses, immarcescibles…

Aldous Huxley, en analysant ses propres expériences avec la mescaline, a écrit que nous devrions considérer la fonction du cerveau, du système nerveux et des organes des sens comme étant surtout à fonction « éliminatoire » plutôt que « productive ». La fonction du cerveau et du système nerveux est de nous protéger contre le risque d’être submergés et rendus confus par des masses de connaissances en grande partie inutiles et non pertinentes, en éliminant la plupart des perceptions et des souvenirs, inutiles à tel moment donné, et ne laissant émerger à la conscience que ce qui est susceptible d’être utile pratiquement, à court ou moyen terme.

Pourtant chacun d’entre nous est aussi en puissance un Esprit, non pas fait seulement pour « éliminer », mais pour s’élargir en théorie aux dimensions de l’Univers. Dans la mesure où nous sommes aussi des « vivants », notre affaire principale est aussi de vivre, et quoi qu’il arrive, de tenter de survivre à tout prix. Pour que la survie biologique soit possible, les possibilités intrinsèques de l’Esprit en puissance de s’« élargir » doivent être d’abord canalisées à travers les filtres réducteurs (des sens) et les fonctions d’interprétation et de synthèse du cerveau et du système nerveux. Ce qui sort de ce filtrage et de ces synthèses peut nous sembler n’être plus alors qu’un mince filet de conscience « réduite », mais au moins il nous aide à rester en vie dans notre environnement immédiat, sur cette planète.

Pour formuler et exprimer le contenu de cette conscience réduite, l’homme a inventé et élaboré sans fin des systèmes de symboles, parlé des langues, développé des philosophies et des visions du monde implicites ou explicites.

Chaque individu est, de ce fait, à la fois le bénéficiaire et la victime de la tradition linguistique, culturelle, dans laquelle il est né. Ce que, dans le langage de la religion, on appelle « ce monde ici-bas », n’est que l’univers de la conscience réduite, exprimée et, pour ainsi dire, pétrifiée par le langage. Les différents « autres mondes » avec lesquels l’être humain peut entrer en contact, par sérendipité, ou synchronicité, sont autant d’éléments de la conscience se voulant « totale », la conscience appartenant à l’Esprit qui se veut toujours plus « élargi » …

___________

iOn en relève cinq types généraux : le commensalisme, le mutualisme, la compétition, le parasitisme et la prédation.

iiTerence McKenna. The Food of the Gods. The Search for the Original Tree of Knowledge. A Radical History of Plants, Drugs and Human Evolution, Bantam New Age Books, 1992

iiiEn particulier les composés alcaloïde hallucinogènes tels que la psilocybine, la diméthyltryptamine (DMT) et l’harmaline,

ivLa caractéristique principale de ces hallucinogènes est structurelle : tous possèdent un groupe pyrrole à cinq côtés associé au cycle benzénique . Ces anneaux moléculaires rendent les indoles très réactifs chimiquement et sont donc des molécules idéales pour l’activité métabolique dans le monde de la vie organique.

Metaphysics of Fungi and Tares


« Richard Gordon Wasson and Albert Hofmann »

An innate sense of ‘mystery’ has always been one of the defining features of the human condition. The appearance of this trait, a long time ago, – say a few thousand centuries ago –, coincided, one must assume, with an obscure and progressive emergence of the consciousness itself, – mixed with a certain consciousness of the presence of the unconscious, – or of what was still lying unknown, hidden behing the veil of consciousness.

These two phenomena, the intuition of the mystery and the intuition of the unconscious, also opened the way to the progressive bursting of the consciousness of the Ego itself, – and of the ‘Self’.

The appearance of consciousness itself has undoubtedly been particularly favored by the repetition (encouraged by rituals) of many individual, acute, unprecedented, ‘proto-mystical’ experiences, – some of them with literally unspeakable implications, and whose essence was to reveal unexpectedly some of the depths of the Self, to some ‘initiated’ minds.

The accumulation of these experiences, by countless successive generations, not only by individuals but also by tribal groups during collective trances, suggests that these ecstatic states of consciousness must have been described and shared according to socialized forms (proto-religions, cult rites, initiation ceremonies).

The progressive experience of self-awareness and the proto-mystical experience are in fact indissolubly linked and reinforce each other. Both must have been made possible and encouraged by clusters of favorable conditions (environment, surroundings, climate, fauna, flora).

Moreover, through the effect of epigenesis, they must have had an impact on the neuronal, synaptic, neurochemical evolution of the brain (in hominids, then in humans), producing an organic and psychic terrain more and more adapted to a continuous increase in ‘levels of consciousness’.

For innumerable generations, and during multiple trance experiences, whether deliberate or hazardous, prepared or undergone, provoked during religious rites, or melting like lightning following personal discoveries, the mental ground of Homo brains never stops sowing, then sprouting, as if under the action of a psychic yeast intimately mixed with the neuronal dough.

Powerful proto-mystical experiments accelerated the neurochemical and neuro-synaptic adaptation of the brains of Paleolithic man, and thus revealed the incalculable immensity and radical unspeakability of the underlying, immanent, deep-seated ‘mysteries’.

These mysteries manifestly dwelled not only in the brain itself, and in a human consciousness that seemed to be barely awake, but also all around, in Nature, in the vast world of Cosmos, and beyond the Cosmos itself, deep in the Night of Origins.

Mysteries seemed to be hiding, not only in the ‘Self’, but also in the ‘Other’ , in the ‘Everywhere’ and in the ‘Elsewhere’.

The neuronal, synaptic and neurochemical evolution was, and still is, obviously, the essential condition for a mental, psychic and spiritual evolution.

This evolution was accelerated by increasingly powerful and complex feedback loops, intertwining the sudden physiological modifications available, and the ‘neuro-systemic’, cultural and psychic effects that they could cause in individuals, by genetic propagation within human groups, and by catalyzing the potential exploration of unfathomable, unresolved, abyssmal depths.

We can safely postulate the existence of an immanent and constantly evolving epigenetic link between the evolution of the brain’s structure, the network of its neurons, synapses and neurotransmitters, their inhibitory and agonizing factors, and its increasing capacity to support proto-mystical, spiritual and religious experiences.

What is a proto-mystical experience?

There are undoubtedly many of them… But to fix the ideas, we can evoke the experience reported by many shamans of an exit from the body (‘ecstasy’ or ESPs), followed by the perception of a great lightning bolt, then accompanied by surreal visions, coupled with an acute development of Self-consciousness, and the inner spectacle created by the simultaneous excitement of all parts of the brain.

Let us imagine a Homo erectus, hunter-gatherer in some region of Eurasia, who consumes, by chance or by tradition, such and such a mushroom, among the dozens of species possessing psychotropic properties, in his living environment. Suddenly, a ‘great flash of consciousness’ invades and stuns him, following the simultaneous stimulation of a massive quantity of neurotransmitters affecting the functioning of his neurons and his cerebral synapses. In a few moments, there is a radical difference between his usual state of ‘consciousness’ (or ‘subconsciousness’) and the suddenly occurring state of ‘over-consciousness’. The novelty and the incredible vigor of the experience will mark him for life.

He will now have the certainty of having lived a moment of double consciousness, a moment when his usual consciousness was as if transcended by an overconsciousness. In him, a true ‘dimorphism’ of consciousness has been powerfully revealed, which is not without comparison with the daily dimorphism of wakefulness and sleep, and the ontological dimorphism of life and death, two categories undoubtedly perfectly perceptible by Homo erectus’ brain.

Let us add that, since ancient times, probably dating back to the beginning of the Paleolithic, more than three million years ago, hunter-gatherers of the Homo genus must already have known the use of psycho-active plants, and consumed them regularly. Long before the appearance of Homo, many animal species (such as reindeer, monkeys, elephants, mouflons or felines…) also knew their effects themselvesi.

Their daily example was to intrigue and disturb humans living in close symbiosis with them, and, if only to increase their hunting performance, to incite them to imitate the so strange behavior of animals putting themselves in danger by indulging in the grip of psychoactive substances – otherwise (and this in itself is an additional mystery) widespread in the surrounding nature, and throughout the world …

There are still about a hundred species of psychoactive fungi in North America today, and the vast territories of Eurasia must have had at least as many in the Paleolithic, – although nowadays there are only about ten species of fungi with hallucinogenic properties.

Paleolithic Homo was thus daily confronted with the testimony of animals undergoing the effect of psychoactive substances, regularly renewing the experience of their ingestion, affecting their ‘normal’ behavior, and thus putting themselves in danger of being killed by hunters on the lookout, quick to seize their advantage.

There is no doubt that Homo has imitated these animals ‘delighted’, ‘drugged’, ‘stunned’ by powerful substances, and ‘wandering’ in their own dreams. Wanting to understand their indifference to danger, Homo ingested the same berries or mushrooms, if only to ‘feel’ in turn what these so familiar prey could ‘feel’, which, against all odds, then offered themselves easily to their flints and arrows…

Even today, in regions ranging from northern Europe to far-eastern Siberia, reindeer still consume a lot of fly-agarics during their migrations – just like the shamans who live on the same territories.

This is certainly not a coincidence.

In Siberia, the reindeer and the hunter-breeder both live, one could say, in close symbiosis with the Amanita muscaria fungus.

The same molecules of Amanita muscaria (muscimoleii, and ibotenoque acid) that affect man and beast so intensely, how can they be produced by such seemingly elementary life forms, by ‘simple’ fungi? And moreover, why do these fungi produce these molecules, for what purpose?

This is a mystery worthy of consideration, for it is a phenomenon that objectively – and mystically – links the fungus and the brain, lightning and light, animal and human, heaven and earth, by means of a few molecules, common and active, though belonging to different kingdoms?

It is a well-documented fact that in all continents of the world, in Eurasia, America, Africa, Oceania, and since time immemorial, shamans have been consuming psychoactive substances that facilitate the entry into trance, – a trance accompanied by deep psychological effects, such as the experience of ‘divine visions’.

How can we imagine that these incredible experiences can be so mysteriously ‘shared’, if only by analogy, with animals? How can it be explained that these powerful effects, so universal, are simply due to the consumption of humble mushrooms, and that the active ingredients are one or two types of molecules acting on neurotransmitters?

R. Gordon Wasson, in his book Divine Mushroom of Immortality iii, has skillfully documented the universality of these phenomena, and he did not hesitate to establish a link between these ‘original’, shamanic practices and the consumption of Vedic Soma (from the 3rd millennium BC), whose ancient hymns of Ṛg Veda accurately describe the rites, and celebrate the divine essence, – occupying the heart of the Vedic sacrifice.iv

During several thousand years, shamanism naturally continued to be part of the sacred rites and initiation ceremonies of the wandering peoples who migrated from the North of Eurasia to the « South »,

In the course of time, Amanita muscaria has probably had to be replaced by other plants, endemically available in the various geographical environments crossed, but with similar psychotropic effects.

These migrating peoples referred to themselves as āryas, a word meaning ‘nobles’ or ‘lords’. This very old Sanskrit term, used since the 3rd millennium BC, has nowadays become sulphurous, since its misuse by Nazi ideologues.

These peoples spoke Indo-European languages, and were slowly but surely moving from Northern Europe to India and Iran, but also to the Near and Middle East, via Southern Russia. Some of them passed through the Caspian and Aral Sea, through Bactria and Margiana (as the remains of the ‘Oxus civilization’ attest), through Afghanistan, and finally settled permanently in the Indus Valley or on the Iranian highlands.

Others went to the Black Sea, Thrace, Macedonia, present-day Greece and to Phrygia, Ionia (present-day Turkey) and the Near East.

Arriving in Greece, the Hellenic branch of these Indo-European peoples did not forget the ancient shamanic beliefs. The mysteries of Eleusis and the other mystery religions of ancient Greece can be interpreted as ancient Hellenized shamanic ceremonies, during which the ingestion of beverages with psychotropic propertiesv induced mystical visions.

At the time of the Great Mysteries of Eleusis, this beverage, kykeon, made from goat’s milk, mint and spices, probably also contained as active ingredient a parasitic fungus, the rye spur, or an endophytic fungus living in symbiosis with herbs such as Lolium temulentum, better known in English as ‘ryegrass’ or ‘tares’. Rye ergot naturally produces a psychoactive alkaloid, lysergic acid, from which LSD is derived.vi

Albert Hofmann, famous for synthesizing LSD, wrote in The Road to Eleusis that the priests of Eleusis had to treat the rye spur Claviceps purpurea by simply dissolving it in water, thus extracting the active alkaloids, ergonovine and methylergonovine. Hofmann suggested an alternative hypothesis, namely that kykeon could be prepared using another species of rye spur, Claviceps paspali, which grows on wild herbs such as Paspalum distichum, and whose ‘psychedelic’ effects are even more intense, and indeed similar to those of the Aztec ololiuhqui plant, endemic to the Western Hemisphere.

Our mind, in a state of awakening, is constantly torn between two very different (and complementary) forms of consciousness, one turned towards the external world, that of physical sensations and action, and the other turned towards the internal world, reflection and unconscious feelings.

There are, of course, varying degrees of intensity for these two types of ‘consciousness’, external and internal. Dreaming with your eyes open is not the same as ‘dreaming’ under the influence of fly agaric, peyote or any of the many hallucinogenic plants containing psilocybin.

Upon ingestion of these powerful psychoactive principles, these two forms of consciousness seem to be simultaneously excited to the last degree, and may even alternate very quickly. They ‘merge’ and enter into ‘resonance’ at the same time.

On the one hand, the sensations felt by the body are taken to extremes, because they are not relayed by the nervous system, but are produced directly in the very center of the brain.

On the other hand, mental, psychic, or intellectual effects are also extremely powerful, because countless neurons can be stimulated or inhibited simultaneously. Under the sudden effect of psychoactive molecules, the action of inhibitory neurotransmitters (such as GABA) is massively increased. The action potential of post-synaptic neurons or glial cells is just as suddenly, and sharply, diminished.

This massive inhibition of post-synaptic neurons translates, subjectively, into a kind of radical decoupling between the usual level of consciousness, that of the consciousness of the external reality, and an entirely different level of consciousness, ‘internal’, completely detached from the surrounding reality, but by this very fact, also more easily sucked into a psychic, independent universe, which C.G. Jung calls the ‘Self’, and to which innumerable traditions refer under various names.

The set of complex neurochemical processes that occur in the brain at these times can be summarized as follows.

Psychoactive molecules (such as psilocybin) are structurally very close to organic compounds (indolesvii) that occur naturally in the brain. They suddenly put the entire brain in a state of almost absolute isolation from the immediately nearby world of external sensations.

The usual consciousness is suddenly deprived of any access to its own world, and the brain is almost instantaneously plunged into a universe infinitely rich in forms, movements, and especially ‘levels of consciousness’ absolutely unequalled with those of daily consciousness.

But there is even more surprising…

According to research by Dr. Joel Elkes at Johns Hopkins Hospital in Baltimore, a person’s subjective awareness under the influence of psilocybin can ‘alternate’ between two states – an ‘external’ state of consciousness and an ‘internal’ state of consciousness.

The alternation of the two states of consciousness is commonly observed, and it can even be provoked simply when the subject opens and closes his or her eyes…

We can therefore hypothesize that the original emergence of consciousness, in hominids and developed even more in Paleolithic man, may have resulted from an analogous phenomenon of ‘resonance’ between these two types of consciousness, a resonance that was itself strongly accentuated when psychoactive substances were ingested.

The back and forth between an ‘external’ consciousness (based on the world of perception and action) and an ‘internal’ consciousness, ‘inhibited’ in relation to the external world, but consequently ‘uninhibited’ in relation to the ‘surreal’ or ‘meta-physical’ world, also reinforces the ‘brain-antenna’ hypothesis proposed by William James.

Psilocybin, in this case, would make the consciousness ‘blink’ between two fundamental, totally different states, and by the same token, it would make the very subject capable of these two kinds of consciousness appear as overhanging, a subject capable of navigating between several worlds, and several states of consciousness…

In the tares hides the spur of (divine) drunkenness…

« As the people slept, the enemy came and sowed tares among the wheat, and departed. When the grass had grown and yielded fruit, then the tares also appeared. « viii

Should it be uprooted? No. « Lest you pick up the tares and uproot the wheat with it. Let the two grow together until the harvest. And at harvest time, I will say to the reapers, ‘Gather the tares first and bind it into bundles to consume it; but the wheat will be gathered into my granary. « ix

The interpretation is rather clear, on the one hand. The tares must remain in the wheat until the ‘harvest’. It is also obscure, on the other hand, for the tares must be burned, and then it is as an image of the fire that consumes the spirit and opens a world of visions.

And there is the parable of the leaven, which is ‘hidden’ in the flour, but of which a tiny quantity ferments the whole doughx

The leaven ferments and makes the dough ‘rise’. In the same way the rye spur, the tares, ferment the spirit, and raise it in the higher worlds…

Spirits can just burn in the way of tares.

Or they may become infinitely drunk with the divine.

They can then understand within themselves how consciousness came to be, through the humble and radiant power of plants, the potency of grass linked to the potency of cosmos, uniting the secret depths of roots and what may be beyond the heights of heavens…

______________

iDavid Linden, The Compass of Pleasure: How Our Brains Make Fatty Foods, Orgasm, Exercise, Marijuana, Generosity, Vodka, Learning, and Gambling Feel So Good. Penguin Books, 2011

iiMuscimole is structurally close to a major neurotransmitter of the central nervous system: GABA (gamma-aminobutyric acid), whose effects it mimics. Muscimole is a powerful agonist of GABA type A receptors. Muscimole is hallucinogenic at doses of 10 to 15 mg.

iiiRichard Gordon Wasson, Soma : Divine Mushroom of Immortality, Harcourt, Brace, Jovanovich Inc, 1968

ivThe article Amanite fly killers of Wikipedia quotes that anthropologist Peter T. Furst’s Hallucinogens and Culture, (1976) survey analyzed the elements that may or may not identify fly killers as Vedic Soma, and (cautiously) concluded in favor of this hypothesis.

vPeter Webster, Daniel M. Perrine, Carl A. P. Ruck,  » Mixing the Kykeon  » [archive], 2000.

vi In their book The Road to Eleusis, R. Gordon Wasson, Albert Hofmann and Carl A. P. Ruck estimate that hierophant priests used the rye ergot Claviceps purpurea, available in abundance around Eleusis.

viiHeterocyclic aromatic organic compounds.

viiiMt 13, 25-26

ixMt 13, 29-30

xMk 4, 33-34

L’ivresse et l’ivraie. Une métaphysique de la fermentation


Le sens inné du ‘mystère’ a toujours été l’un des traits constitutifs de la condition humaine. L’apparition de ce trait, il y a bien longtemps, coïncide avec l’émergence obscure de la conscience du ‘Soi’, – la conscience de l’inconscient.

Ces deux phénomènes, l’intuition du mystère et l’intuition de l’inconscient, ouvrent la voie au jaillissement progressif de la conscience du Moi.

L’apparition de la conscience du ‘Soi’ a sans doute été favorisée par la répétition (encouragée par les rites) d’expériences individuelles, ‘proto-mystiques’, aiguës, inouïes, aux implications littéralement indicibles, dont l’essence est de révéler inopinément au moi les profondeurs du Soi.

Leur accumulation, par d’innombrables générations successives, non seulement par les individus mais aussi lors de transes collectives, suggère que ces états de conscience extatique ont été traduits et partagés selon des formes socialisées (proto-religions, rites cultuels, cérémonies d’initatiation).

L’expérience progressive de la conscience du soi et l’expérience proto-mystique sont en fait indissolublement liées, et elles se renforcent l’une l’autre. Elles doivent toutes deux avoir été rendues possibles et encouragées par des faisceaux de conditions favorables (milieu, environnement, climat, faune, flore). Par effet d’épigenèse, elles ont eu un impact sur l’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, du cerveau (chez les hominidés, puis chez les humains), produisant un terrain organique et psychique de plus en plus adapté à une augmentation continue des ‘niveaux de conscience’.

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Pendant d’innombrables générations, et lors de multiples expériences de transe, voulues ou hasardeuses, préparées ou subies, provoquées lors de rites cultuels, ou fondant comme l’éclair à la suite de découvertes personnelles, le terrain mental des cerveaux du genre Homo ne cesse de s’ensemencer, puis de bourgeonner, comme sous l’action d’une levure psychique intimement mêlée à la pâte neuronale.

De puissantes expériences proto-mystiques accélèrent l’adaptation neurochimique et neuro-synaptique des cerveaux des hommes du Paléolithique, et leur dévoilent par là-même l’immensité incalculable et l’indicibilité radicale de ‘mystères’ sous-jacents, immanents, et qui régnent dans les profondeurs.

Ces mystères habitent non seulement dans le cerveau lui-même, et dans sa conscience semblant encore à peine éveillée, mais encore tout autour, dans la Nature, dans le vaste monde, mais aussi au-delà du cosmos lui-même, dans la Nuit des origines, – donc non seulement dans le Soi, mais aussi dans l’Autre et dans l’Ailleurs.

L’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, est évidemment la condition essentielle d’une évolution mentale, psychique, spirituelle. On peut penser que cette évolution est accélérée par des boucles de rétroaction de plus en plus puissantes et complexes, entre les modifications physiologiques soudain disponibles, et les effets ‘neuro-systémiques’, culturels et psychiques, qu’elles peuvent entraîner chez les individus, puis par propagation génétique dans des groupes humains, catalysant toujours plus l’appropriation de voies nouvelles d’exploration d’un vaste ensemble de résistants et insondables mystères.

On peut sans crainte postuler l’existence d’un lien immanent et sans cesse évolutif, épigénétique, entre l’évolution de la structure du cerveau, du réseau de ses neurones, de ses synapses et de ses neurotransmetteurs, de leurs facteurs inhibiteurs et agoniques, avec sa capacité croissante à être le support d’expériences ‘proto-mystiques’, spirituelles et religieuses.

Qu’est-ce qu’une expérience proto-mystique ?

Il en est sans doute de nombreuses… Mais pour fixer les idées, on peut évoquer l’expérience rapportée par de nombreux chamanes d’une sortie du corps (‘extase’), suivie de la perception d’un grand éclair, puis accompagnée de visions sur-réelles, doublées d’un développement aigu de la conscience du Soi, et du spectacle intérieur créé par l’excitation simultanée de toutes les parties du cerveau.

Imaginons un Homo, chasseur-cueilleur dans quelque région d’Eurasie, qui consomme, par hasard ou par tradition, tel ou tel un champignon, parmi les dizaines d’espèces possédant des propriétés psychotropes, dans son milieu de vie. Soudain un ‘grand éclair de conscience’ l’envahit et l’abasourdit, à la suite de la stimulation simultanée d’une quantité massive de neurotransmetteurs affectant le fonctionnement de ses neurones et de ses synapses cérébraux. Se produit alors, en quelques instants, un écart radical entre son état de ‘conscience’ (ou de ‘subconscience’) habituel et l’état de ‘sur-conscience’ brutalement survenu. La nouveauté et la vigueur inouïe de l’expérience le marquera à vie.

Il aura désormais la certitude d’avoir vécu un moment de conscience double, un moment où sa conscience habituelle a été comme transcendée par une sur-conscience. En lui s’est révélé avec puissance un véritable ‘dimorphisme’ de la conscience, qui n’est pas sans comparaison avec le dimorphisme journalier de la veille et du sommeil, et le dimorphisme ontologique de la vie et de la mort, deux catégories sans doute parfaitement perceptibles par le cerveau de Homo.

Ajoutons que, depuis des temps fort anciens, remontant sans doute aux débuts du Paléolithique, il y a plus de trois millions d’années, les chasseurs-cueilleurs du genre Homo devaient déjà connaître l’usage de plantes psycho-actives, et les consommer régulièrement. Bien avant l’apparition d’Homo d’ailleurs, nombre d’espèces animales (comme les rennes, les singes, les éléphants, les mouflons ou les félins…) en connaissaient elles-mêmes les effetsi.

Leur exemple quotidien devait intriguer et troubler les humains vivant en symbiose étroite avec eux, et, ne serait-ce que pour accroître leurs performances de chasse, les inciter à imiter le comportement si étrange d’animaux se mettant en danger en se livrant à l’emprise de substances psycho-actives, – par ailleurs (et cela est en soi un mystère supplémentaire) fort répandues dans la nature environnante, et dans le monde entier…

On dénombre, aujourd’hui encore, une centaine d’espèces de champignons psychoactifs en Amérique du Nord, et les vastes territoires de l’Eurasie devaient en posséder au moins autant au Paléolithique, – bien que de nos jours on n’y recense plus qu’une dizaine d’espèces de champignons aux propriétés hallucinogènes.

L’Homo du Paléolithique a été donc quotidiennement confronté au témoignage d’animaux subissant l’effet de substances psycho-actives, renouvelant régulièrement l’expérience de leur ingestion, affectant leur comportement ‘normal’, et se mettant ainsi en danger d’être tués par des chasseurs à l’affût, prompts à saisir leur avantage.

Nul doute que l’Homo a imité ces animaux ‘ravis’, ‘drogués’, ‘assommés’ par des substances puissantes, et ‘errants’ dans leurs rêves propres. Voulant comprendre leur indifférence au danger, l’Homo a ingéré les mêmes baies ou les mêmes champignons, ne serait-ce que pour ‘ressentir’ à son tour ce que pouvaient ‘ressentir’ ces proies si familières, qui, contre toute attente, s’offraient alors s’y facilement à leurs silex et à leurs flèches…

On observe aujourd’hui encore, dans des régions allant du nord de l’Europe à la Sibérie extrême-orientale, que les rennes font une forte consommation d’amanites tue-mouches lors de leurs migrations, – tout comme d’ailleurs les chamans qui vivent sur les mêmes territoires.

Ce n’est certes pas une coïncidence.

En Sibérie, le renne et le chasseur-éleveur vivent tous deux, pourrait-on dire, en symbiose étroite avec le champignon Amanita muscaria.

Les mêmes molécules de l’Amanita muscaria (muscimoleii, acide iboténoque) qui affectent de façon si intense hommes et bêtes, comment peuvent-elles se trouver produites par des formes de vie apparemment si élémentaires, par de ‘simples’ champignons ? Et d’ailleurs pourquoi ces champignons produisent-ils ces molécules, à quelles fins propres?

Il y a là un mystère digne de considération, car c’est un phénomène qui relie objectivement – et mystiquement, le champignon et le cerveau, l’éclair et la lumière, l’animal et l’humain, le ciel et la terre, par le biais de quelques molécules, communes et actives, quoique appartenant à des règnes différents…

C’est un fait avéré, et largement documenté, que dans tous les continents du monde, en Eurasie, en Amérique, en Afrique, en Océanie, et depuis des temps immémoriaux, des chamanes consomment des substances psycho-actives facilitant l’entrée en transe, – une transe accompagnée d’effets psychologiques profonds, comme l’expérience de ‘visions divines’.

Comment concevoir que ces expériences inouïes peuvent être aussi mystérieusement ‘partagées’, ne serait-ce que par analogie, avec des animaux ? Comment expliquer que ces puissants effets, si universels, aient pour simple cause la consommation d’humbles champignons, et que les principes actifs se résument à un ou deux types de molécules agissant sur les neurotransmetteurs ?

R. Gordon Wasson, dans son livre Divine Mushroom of Immortalityiii, a savamment documenté l’universalité de ces phénomènes, et il n’a pas hésité à établir un lien entre ces pratiques ‘originelles’, chamaniques, et la consommation du Soma védique (dès le 3ème millénaire avant notre ère), dont les anciens hymnes du Ṛg Veda décrivent avec précision les rites, et célèbrent l’essence divine, – occupant le cœur du sacrifice védique.iv

Lors de l’exode continu, et plusieurs fois millénaire, des peuples qui ont migré du Nord de l’Eurasie vers le « Sud », le chamanisme a naturellement continué de faire partie des rites sacrés et des cérémonies d’initiation de ces peuples en errance.

Au cours des temps, l’Amanita muscaria a sans doute dû être remplacée par d’autres plantes, disponibles endémiquement dans les divers milieux géographiques traversés, mais possédant des effets psychotropes analogues.

Ces peuples migrateurs se désignaient eux-mêmes comme āryas, mot signifiant ‘nobles’ ou ‘seigneurs’. Ce terme sanskrit fort ancien, utilisé dès le 3ème millénaire avant notre ère, est aujourd’hui devenu sulfureux, depuis le détournement qui en a été fait par les idéologues nazis.

Ces peuples parlaient des langues indo-européennes, et se déplaçaient lentement mais sûrement de l’Europe du Nord vers l’Inde et l’Iran, mais aussi vers le Proche et le Moyen-Orient, en passant par le sud de la Russie. Une partie d’entre eux passa par les alentours de la mer Caspienne et de la mer d’Aral, par la Bactriane et la Margiane (comme l’attestent les restes de la ‘civilisation de l’Oxus’), par l’Afghanistan, pour finir par s’établir durablement dans la vallée de l’Indus ou sur les hauts plateaux iraniens.

D’autres se dirigèrent vers la mer Noire, la Thrace, la Macédoine, la Grèce actuelle et vers la Phrygie, l’Ionie (Turquie actuelle) et le Proche-Orient.

Arrivée en Grèce, la branche hellénique de ces peuples indo-européens n’oublia pas les anciennes croyances chamaniques. Les mystères d’Éleusis et les autres religions à mystères de la Grèce antique peuvent être interprétés comme d’anciennes cérémonies chamaniques hellénisées, pendant lesquelles l’ingestion de breuvages aux propriétés psychotropesv induisaient des visions mystiques.

Lors des Grands Mystères d’Éleusis, ce breuvage, le cycéôn, à base de lait de chèvre, de menthe et d’épices, comportait aussi vraisemblablement comme principe actif un champignon parasite, l’ergot de seigle, ou encore un champignon endophyte vivant en symbiose avec des herbes comme Lolium temulentum, plus connue en français sous le nom d’‘ivraie’ ou de ‘zizanie’. L’ergot de seigle produit naturellement un alcaloïde psychoactif, l’acide lysergique dont est dérivé le LSD.vi

Albert Hofmann, célèbre pour avoir synthétisé le LSD, écrit dansThe Road to Eleusis que les prêtres d’Éleusis devaient traiter l’ergot de seigle Claviceps purpurea par simple dissolution dans l’eau, ce qui permettait d’extraire les alcaloïdes actifs, l’ergonovine et la méthylergonovine. Hofmann suggéra une autre hypothèse, à savoir que le cycéôn pouvait être préparé à l’aide d’une autre espèce d’ergot, Claviceps paspali, qui pousse sur des herbes sauvages comme Paspalum distichum, et dont les effets ‘psychédéliques’ sont plus intenses encore, et d’ailleurs similaires à ceux de la plante ololiuhqui des Aztèques, endémique dans l’hémisphère occidental.

Notre esprit, à l’état d’éveil, est constamment tiraillé entre deux formes très différentes (et complémentaires) de conscience, l’une tournée vers le monde extérieur, celui des sensations physiques et de l’action, et l’autre tournée vers le monde intérieur, la réflexion et les ressentis inconscients.

Il y a bien entendu divers degrés d’intensité pour ces deux types de ‘conscience’, extérieure et intérieure. Rêver les yeux ouverts n’est pas du même ordre que les ‘rêves’ vécus sous l’emprise de l’Amanite tue-mouches, du Peyotl ou de quelque autre des nombreuses plantes hallucinogènes contenant de la psilocybine.

Lors de l’ingestion de ces puissants principes psychoactifs, ces deux formes de consciences semblent simultanément être excitées au dernier degré, et peuvent même alterner très rapidement. Elles ‘fusionnent’ et entrent en ‘résonance’, tout à la fois.

D’un côté, les sensations ressenties par le corps sont portées à l’extrême, parce qu’elles sont, non pas relayées par le système nerveux, mais produites directement au centre même du cerveau.

D’un autre côté, les effets mentaux, psychiques, ou intellectifs, sont eux aussi extrêmement puissants, parce que d’innombrables neurones peuvent être stimulés ou inhibés simultanément. Sous l’effet soudain des molécules psychoactives, l’action de neurotransmetteurs inhibiteurs (comme le GABA) est massivement accrue. Le potentiel d’action des neurones post-synaptiques ou des cellules gliales est tout aussi soudainement, et fortement, diminué.

Cette inhibition massive des neurones post-synaptiques se traduit, subjectivement, par une sorte de découplage radical entre le niveau habituel de conscience, celui de la conscience de la réalité extérieure, et un niveau de conscience tout autre, ‘intérieur’, complètement détaché de la réalité environnante, mais par ce fait même, également plus aisément aspiré par un univers psychique, indépendant, que C.G. Jung nomme le ‘Soi’, et auquel d’innombrables traditions font référence sous diverses appellations.

L’ensemble des processus neurochimiques complexes qui interviennent dans le cerveau dans ces moments peut être résumé ainsi.

Les molécules psycho-actives (comme la psilocybine) sont très proches structurellement de composés organiques (indolesvii) présents naturellement dans le cerveau. Elles mettent soudainement tout le cerveau dans un état d’isolation quasi-absolue par rapport au monde immédiatement proche, le monde fait de sensations extérieures.

La conscience habituelle est soudainement privée de tout accès à son monde propre, et le cerveau se voit presque instantanément plongé dans un univers infiniment riche de formes, de mouvements, et surtout de ‘niveaux de conscience’ absolument sans équivalents avec ceux de la conscience quotidienne.

Mais il y a encore plus surprenant…

Selon des recherches effectuées par le Dr Joel Elkes, à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore, la conscience subjective d’un sujet sous l’influence de la psilocybine peut ‘alterner’ entre deux états, – un état de conscience ‘externe’ et un état de conscience ‘interne’.

L’alternance des deux états de conscience s’observe couramment, et elle peut même être provoquée simplement lorsque le sujet ouvre et ferme les yeux…

On peut donc faire l’hypothèse que l’émergence originaire de la conscience, chez les hominidés et développée plus encore chez les hommes du Paléolithique, a pu résulter d’un phénomène analogue de ‘résonance’ entre ces deux types de conscience, résonance elle-même fortement accentuée à l’occasion de l’ingestion de substances psycho-actives.

L’aller-retour entre une conscience ‘extérieure’ (s’appuyant sur le monde des perceptions et de l’action) et une conscience ‘intérieure’, ‘inhibée’ par rapport au monde extérieur, mais par conséquent ‘désinhibée’ par rapport au monde ‘sur-réel’ ou ‘méta-physique’, renforce également l’hypothèse d’un ‘cerveau-antenne’, proposée par William James.

La psilocybine, en l’occurrence, ferait ‘clignoter’ la conscience entre deux états fondamentaux, totalement différents, et par là-même, elle ferait apparaître comme en surplomb le sujet même capable de ces deux sortes de conscience, un sujet capable de naviguer entre plusieurs mondes, et plusieurs états de conscience…

Dans l’ivraie se cache l’ergot de l’ivresse (divine)…

Concluons par deux paraboles. Celle de l’ivraie et celle du levain..

« Comme les gens dormaient, son ennemi vint et sema de l’ivraie au milieu du blé, et s’en alla. Quand l’herbe eut poussé et fait du fruit, alors parut aussi l’ivraie. »viii

Faut-il la déraciner ? Non! « De peur que, ramassant l’ivraie, vous ne déraciniez avec elle le blé. Laissez les deux grandir ensemble jusqu’à la moisson. Et au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : ‘Ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour la consumer ; mais le blé recueillez-le dans mon grenier’. »ix

L’interprétation est claire. L’ivraie doit rester dans le blé jusqu’à la ‘moisson’. Elle est aussi obscure, car l’ivraie doit être brûlée, comme elle est un feu qui consume l’esprit, et qui lui ouvre le monde des visions.

Et il y a la parabole du levainx, qui est ‘caché’ dans la farine, mais dont une infime quantité fait fermenter toute la pâte…

Le levain fermente et fait ‘lever’ la pâte. De même l’ergot, l’ivraie, fait fermenter l’esprit, et l’élève dans les mondes supérieurs…

Les esprits peuvent brûler dans la voie de l’ivraie, se rendre infiniment ivres de divin. Ils peuvent comprendre en eux-mêmes comment la conscience advint, grâce à l’humble et éclatant pouvoir des plantes, le pouvoir de l’herbe et du ciel, par la profondeur secrète des racines et par la hauteur de l’au-delà de la nature…

i David Linden, The Compass of Pleasure: How Our Brains Make Fatty Foods, Orgasm, Exercise, Marijuana, Generosity, Vodka, Learning, and Gambling Feel So Good.  Penguin Books, 2011

iiLe muscimole est structurellement proche d’un neurotransmetteur majeur du système nerveux central : le GABA (acide gamma-aminobutyrique), dont il mime les effets. Le muscimole est un puissant agoniste des récepteurs GABA de type A . Le muscimole est hallucinogène à des doses de 10 à 15 mg.

iiiRichard Gordon Wasson, Soma : Divine Mushroom of Immortality, Harcourt, Brace, Jovanovich Inc, 1968

iv Wikipédia rapporte dans l’article Amanite tue-mouches que l’enquête Hallucinogens and Culture, (1976) de l’anthropologue Peter T. Furst, a analysé les éléments pouvant ou non identifier l’amanite tue-mouches comme le Soma védique, et qu’elle a (prudemment) conclu en faveur de cette hypothèse.

v Peter Webster, Daniel M. Perrine, Carl A. P. Ruck, « Mixing the Kykeon » [archive], 2000.

viDans leur livre The Road to Eleusis, R. Gordon Wasson, Albert Hofmann et Carl A. P. Ruck estiment que les prêtres hiérophantes utilisaient l’ergot de seigle Claviceps purpurea, disponible en abondance aux alentours Éleusis.

viiComposés organiques aromatiques hétérocycliques.

viiiMt 13, 25-26

ixMt 13, 29-30

xMc 4, 33-34

La métaphysique du singe, 2. Hallucinations et expériences de mort imminente.


L’Aï est beaucoup moins « paresseux » qu’il n’en a l’air. Il semble dormir, mais son cerveau du moins travaille en permanence! Il passe son temps sous l’influence d’alcaloïdes qu’il consomme en quantité. Mais à quoi rêve-t-il, pendant ces heures sans fin? Des études systématiques s’appuyant sur l’imagerie par résonance magnétique nucléaire, ou sur des techniques bien plus sophistiquées qui apparaîtront sans nul doute un jour, permettront de trouver des pistes.

En attendant, qu’il me soit permis de faire des hypothèses, et de raisonner par analogie, ou par induction.

Niant sa peur ancestrale, l’Aï rêve-t-il de dévorer des jaguars, ou d’avaler quelque boa?

Se livre-t-il à l’émotion onirique et sans pareille d’un saut idéal, d’un bond magique, platonicien, allant bien au-delà de la cime des arbres, atteignant le ciel impavide?

Ou bien, imitant l’aigle qui toujours menace, aspire-t-il à planer sans fin au-dessus de la canopée ?

Songe-t-il à grimper jusqu’aux sources de la pluie, et jusqu’au soleil?

Ou bien fait-il des cauchemars inéluctables, se rappelant l’angoisse du bébé-aï en équilibre instable accroché au dos de sa mère ? Se revoit-il s’écraser au sol, saisie d’une peur primale, tombant de toute la hauteur des arbres les plus élevés de la forêt primaire, le cerveau soudain crépitant d’adrénaline et de DMT ?

Ou rêve-t-il des rêves jadis faits par d’innombrables générations d’Aï avant lui, et stockés quelque part dans quelques plasmides mémoriels, trans-générationnels ?

Pour le moment, ce que l’on peut dire, c’est que si l’Aï se drogue jour après jour et qu’il dort si intensément, c’est que ses rêves doivent être plus fascinants que sa vie éveillée. La vraie vie de l’Aï est à l’évidence dans ses rêves…

Il prend tous les risques (et surtout celui de se faire manger) pour se livrer à son délice vital: se droguer aux alcaloïdes et explorer jour après jour la puissance de leurs stimulations !

Appliquons les principes du grand Darwin.

Si l’Aï existe encore comme espèce c’est que cette manière très particulière de vivre en se droguant et en dormant a subi avec succès le grand test de l’adaptation.

C’est donc que tous les risques encourus non seulement n’empêchent pas l’Aï de survivre depuis des millions d’années, mais que la mémoire collective de l’espèce ne cesse de s’enrichir des rêves individuels, générations après générations, et permet sans doute de renforcer le patrimoine mémoriel (et immémorial) de l’Aï, par l’intense et permanente visitation et remémoration des mémoires de tous lors des rêves de chacun…

L’Aï n’est pas fondamentalement différend de l’Homo Sapiens à cet égard. En matière de rêve il lui est même supérieur, car il s’y livre à fond… Il rêve sa vie en permanence, parce qu’il trouve en ses rêves plus que ce qu’il trouve dans la vie dite « réelle », la vie de tous les jours.

Or, comme il ne vit que très peu de choses « réelles », c’est donc que ce qu’il rêve doit venir d’ailleurs. D’où ?

Nous savons que les visions et les hallucinations dues aux alcaloïdes ne peuvent pas venir directement de l’activité des molécules elles-mêmes. Albert Hofmann, le célèbre chimiste suisse qui a synthétisé le LSD et découvert par hasard ses propriétés hallucinogènes, l’a attesté formellement, après des années de recherches. Les molécules actives des drogues hallucinogènes sont rapidement métabolisées, en moins d’une heure, mais leurs effets peuvent se faire sentir bien longtemps après leur ingestion, jusqu’à douze heures ou plus encore.

C’est donc que ce ne sont pas les molécules des alcaloïdes qui « contiendraient » elles-mêmes la « source » des perceptions et des hallucinations qu’elles provoquent. Elles ne font que faciliter la disposition à les percevoir.

Ces molécules psychoactives ne font que débloquer certaines clés permettant d’ouvrir les « portes de la perception » pour reprendre l’expression popularisée par le livre d’Aldous Huxley.

Dans le cas de l’Aï, qui a une vie « réelle » réduite au minimum, les images hallucinatoires ne peuvent donc venir que de l’immense réservoir d’expériences collectives de l’espèce. Par exemple, des innombrables expériences de mort imminentes (EMI) subies dans la suite innombrable des générations ayant survécu à de non moins innombrables attaques par des prédateurs, ou d’innombrables accidents, telle la chute du bébé singe vers sa mort « imminente » et apparemment inéluctable (les bébés-singe qui meurent effectivement ne transmettent pas leur patrimoine génétique…).

Qu’on se représente la scène. Le bébé-aï tombe, il « sait » qu’il va mourir. Il a ce savoir dans sa mémoire profonde. Une décharge d’adrénaline met son système nerveux sympathique en action, il « sait » qu’il faut tenter de se raccrocher à quelque branche salvatrice. Son corps tout entier fourmille de molécules de DMT. Sauvé ! Il est arrivé à éviter la mort. Il a subi la nième EMI de l’espèce, et a surmonté l’épreuve. Il est « initié » désormais. Il va engrammer cette expérience fondamentale dans son propre ADN, renforçant ainsi la mémoire collective des Aï. Et il va aussi, comme consommateur quotidien et expert d’alcaloïdes, tenter de revivre ces instants primordiaux, et de chercher à les dépasser…

Nombreux sont les Homo Sapiens, depuis des dizaines et même des centaines de milliers d’années, qui ont vécu des expériences comparables : tant des expériences de mort imminente (la vie au Paléolithique n’était pas un long fleuve tranquille) que des expériences hallucinatoires après ingestion d’alcaloïdes puissants, sous forme de champignons hallucinogènes ou de végétaux tel le soma védique ou l’ayahuasca en Amérique latine.

D’après les nombreux témoignages, anthropologiques, ethnologiques, historiques, culturels et personnels (récemment médiatisés), les effets de drogues hallucinogènes peuvent aller dans les cas les plus remarquables jusqu’à des « visions » ineffables, transcendantes, allant bien au-delà de toute pré-conception, et semblant même atteindre la compréhension ultime de la structure de l’univers, et semblant permettre d’entrer dans la présence du « divin », c’est-à-dire de comprendre en soi-même (et non pas par des témoignages rapportés ou des textes sacrés) la nature profonde de ce que furent les expériences d’un Abraham, d’un Moïse ou d’un Ézéchiel, d’un Zarathoustra, d’un Bouddha, d’un Orphée ou d’un Platon…

Ces expériences uniques, et pourtant sans cesse vécues à nouveau de mille façons et cela depuis des milliers de générations, n’évoquent absolument rien de ce que l’on peut rencontrer dans la vie habituelle, dans les rêves les plus oniriques ou dans les imaginations les plus délirantes.

Le sceptique matérialiste dira : ces expériences « ne sont que » la transmutation subconsciente d’expériences déjà éprouvées, mais tellement modifiées, tellement métamorphosées par l’effet hallucinogène, qu’elles n’ont plus rien à voir avec l’expérience effectivement vécue, bien qu’elles ne soient au fond que sa « transposition ».

Pour quiconque a survolé la masse des témoignages anciens et récents dûment compilés, il est difficile d’accorder crédit aux positions du sceptique matérialiste, vu la puissance inimaginable, indicible, des visions vécues et rapportées.

Elles vont bien au-delà de l’imagination habituelle, du vécu antérieur.

Au-delà de l’au-delà même.

Ces visions ne peuvent donc pas venir de l’imagination personnelle du sujet. En aucune façon elles ne peuvent venir de ce qui a été acquis dans le cours de la vie normale.

Alors d’où viennent-elles ?

Deux hypothèses :

Soit elles viennent du plus profond de la mémoire interne de l’organisme, non pas la mémoire individuelle, mais la mémoire immanente de l’espèce humaine, la mémoire collective qui a été « engrammée » depuis des centaines de milliers d’années, ou même des millions d’années, si l’on tient compte de la mémoire profonde d’autres espèces précédentes, dont l’Homo Sapiens a hérité. Cette mémoire de l’espèce est sans doute celée dans l’ADN même ou bien elle s’exprime par épigenèse et à travers des processus neurochimiques de re-mémorisation, susceptibles d’être transmis de génération en génération.

-Soit ces visions viennent de « l’extérieur », le cerveau n’étant alors qu’une sorte d’« antenne » recevant son information d’ailleurs, lors de l’extase hallucinatoire. Cette dernière hypothèse a été formulée explicitement par William James dans un texte célèbre (Human Immortality: Two Supposed Objections to the Doctrinei), et reprise par Aldous Huxley (Les portes de la perception), puis tout récemment par le chercheur et professeur agrégé de psychiatrie clinique Rick Strassman (Le DMT, la molécule de l’esprit)…

Je développerai dans un prochain article les conséquences que l’on peut induire de ces deux hypothèses.

Je montrerai notamment qu’elles ne sont pas incompatibles…

i Publié en 1898 by Houghton, Mifflin and Company, The Riverside Press, Cambridge. Disponible en ligne.

La métaphysique du singe


 

On l’appelle Aï (parce que c’est là son cri), Paresseux, ou encore Bradypus. Il a trois doigts et dix-huit dents (toutes des molaires). Son cou est doté de neuf vertèbres, ce qui lui permet de tourner la tête sur un angle de 270°.

Il est couvert de poils verdâtres et d’algues vertes, grouillant de vermines symbiotiques et de cyanobactéries. Il fait ses besoins au pied des arbres une fois par semaine et se déleste alors en une seule fois d’un peu moins de la moitié de son poids. Il se déplace extrêmement lentement et ne s’accouple qu’une fois tous les deux ans. Mais la plupart du temps, il dort. Il rêve. A quoi ?

En fait, ce singe singulier est perpétuellement « drogué » aux alcaloïdes que la forêt environnante lui procure en abondance, et dont il fait une consommation sans mesure.

Il est loin d’être le seul animal, d’ailleurs, sous influence

En réalité, l’ n’a rien d’exceptionnel, en cette matière. De très nombreuses autres sortes d’animaux recherchent activement les substances chimiquement actives qui leur conviennent. Au Gabon, les éléphants, les gorilles, et de nombreuses variétés d’oiseaux mangent de l’iboga, qui est un hallucinogène. Au Canada, les rennes raffolent de champignons comme l’amanite tue-mouches (Amanita muscaria), également hallucinogènes.

En fait, toute l’Arche de Noé semble « accro » à telle ou telle substance spécifique...

Le papillon sphinx à tête de mort ne peut vivre sans Datura et sans Atropa belladona, le puma se shoote au Quinquina gris, les mouflons cherchent leurs doses quotidiennes de lichens psychotropes, les éléphants de l’Afrique sub-sahélienne exigent leurs noix de marula, les chimpanzés leur nicotine, et les chats cherchent l’extase dans leur herbe-à-chat (Nepeta cataria). Enfin, l’on a pu tester l’impact spectaculaire du LSD sur des escargots et des poissons rouges. On en induit que ces derniers ont aussi besoin de rêver, et disposent d’une certaine capacité à sortir de leur condition « naturelle »…

D’où tout cela vient-il ? De certains effets de la chimie des alcaloïdes (d’origine végétale) sur divers neurotransmetteurs (que l’on trouve universellement dans le règne animal)

Les alcaloïdes sont des molécules à base azotée, dérivées d’acides aminés, que l’on trouve dans de nombreux végétaux et champignons.

Ces molécules peuvent avoir divers effets, toniques, vomitifs, stimulants, dopants, calmants, dormitifs, sur toutes sortes d’animaux.

Et depuis des millénaires, les hommes ont pu observer sur eux-mêmes que certaines de ces molécules pouvaient avoir de puissantes propriétés psychotropes et psychoactives.

La morphine a été le premier alcaloïde à avoir été chimiquement isolé (en 1805) à partir du pavot à opium, mais la liste des alcaloïdes est longue et variée: curare, mescaline, caféine, nicotine, atropine, aconitine, strychnine, acide lysergique…

Vu l’apparente addiction du Paresseux aux alcaloïdes, une question vient à l’esprit: rêve-t-il ? Et si oui, à quoi ? Qu’est-ce que les alcaloïdes peuvent donc provoquer de si intéressant dans son cerveau, pour qu’il passe sa vie entière, perché dans les arbres, sans souci des jaguars, profondément endormi, et ressassant sans doute sans fin des songes de singes?

Cette question peut se généraliser. Pourquoi le monde animal semble-t-il si diversement et activement accroché aux alcaloïdes ?

Un début de réponse peut être suggéré à partir de l’expérience humaine elle-même. Depuis les temps les plus anciens, les hommes ont compris la puissance de certaines de ces substances psychotropes, et en ont exploré les effets, notamment lors de cérémonies d’initiation, ou de rites chamaniques.

LAyahuasca (« liane des esprits », ou « vin du mort », ou encore « vin de l’âme » selon différentes traductions du quechua), est utilisé traditionnellement par les chamans des tribus amérindiennes d’Amazonie comme breuvage hallucinogène, lors de rituels de guérison, de divination, de sorcellerie.

Son principe actif est le DMT (N,N-Dimethyltryptamine), dont on a pu dire qu’il permet d’émerger dans une « autre réalité », ce qui est une sorte d’euphémisme pour signifier que l’on se sépare radicalement de toute expérience connue habituellement, dans le monde des vivants, sur cette terre, pour accéder à un monde qui relève de l’indicible, du moins selon ceux qui peuvent en parler en connaissance de cause.

Dans les cas les plus extrêmes qui ont été recensés, cette « autre réalité » ne se découvre que par l’entremise des fameuses « expériences de mort imminente » (EMI, ou NDE selon l’acronyme anglais pour ‘Near Death Experiences’).

Dans un prochain article, j’évoquerai les résultats de plusieurs études récentes sur les liens entre le DMT et les EMI, faites au Centre de psychiatrie de l’Imperial College de Londres et au Groupe de science du coma de l’Université de Liège.

Je m’attarderai notamment sur le lien entre le DMT et la glande pinéale, que les anciens Égyptiens appelaient « œil d’Horus », et que Descartes désignait comme siège de l’âme…

Mais avant d’aborder ces questions, je voudrais revenir un instant sur l’expérience des aïs et des autres animaux, qui, par la magie des alcaloïdes, sont transportés depuis des millions d’années dans un monde dont ils n’ont absolument aucun moyen de comprendre l’étendue, la profondeur et la puissance, mais qu’ils continuent d’explorer jour après jour, avec leurs moyens propres.

Si l’homme est aujourd’hui capable d’explorer des visions chamaniques ou de subir des EMI, c’est peut-être parce que le règne animal tout entier a préparé le terrain, en accumulant, depuis des âges extrêmement reculés, un réservoir immense d’expériences, et qu’une partie de cet héritage animal, biologique, s’est transmise au long des mutations et des évolutions, à l’homme.

Et cette évolution est loin d’être terminée…

Mais il est déjà possible, me semble-t-il, d’en tirer dès aujourd’hui certaines leçons, qui ont valeur d’éternité.

Ayahuasca et l’expérience de la mort


Depuis au moins 5000 ans, l’ayahuasca est utilisé sous forme de breuvage hallucinogène par les shamans d’Amazonie pour entrer en transe, lors de rituels sacrés de divination ou de guérison. Cette pratique extrêmement ancienne était déjà avérée à l’époque pré-colombienne.

En langue quechua, aya signifie « esprit des morts » et huasca « liane ». De nombreuses tribus amazoniennes connaissent l’ayahuasca sous un autre nom : caapi en langue tupi, natem en jivaro, yajé en tukano.

L’ayahuasca est préparé sous forme de décoction d’un mélange d’écorce et de tiges d’une liane du genre Banisteriopsis et de rubiacées du genre Psychotria.

Le principe psychotrope est dû à ces rubiacées. Chimiquement, c’est le DMT (l’alcaloïde N,N-diméthyltryptamine), inactif en général lorsqu’il est ingéré sous forme orale, car il est dégradé par les monoamines oxydases de l’appareil digestif. Mais l’écorce de la liane Banisteriopsis contient des inhibiteurs puissants de ces monoamines. La décoction d’ayahuasca libère la puissance des effets du DMT sur le cerveau, par l’alliance de deux substances distinctes, fonctionnant de façon synergique. Il a fallu aux premiers shamans une connaissance certaine de la pharmacopée.

Le DMT est hautement hallucinogène. Sa structure chimique est proche de la psilocine et de la sérotonine. On a pu montrer que le corps humain peut aussi produire naturellement du DMT, par la glande pinéale.

 

Le chamanisme, qui est la première religion naturelle de l’humanité, répandue à travers le monde entier, a très tôt constaté un lien entre certaines substances naturelles, les visions hallucinatoires et l’expérience de la mort imminente. Ce n’est qu’à partir des années 60, que les spécialistes de la chimie du cerveau ont pu objectiver ce lien, identifier les mécanismes neurochimiques et les neurotransmetteurs impliqués, – sans toutefois répondre à la question la plus importante.

Le cerveau est-il un organe purement tourné vers lui-même, entièrement plongé dans son microcosme neurochimique ? Ou bien est-il ouvert sur un arrière-monde, un monde d’en-haut, un ailleurs ? Le cerveau est-il une simple machinerie fonctionnant localement, ou bien est-il aussi une interface, servant d’antenne, de passerelle, de trait d’union avec un univers supérieur ?

Des faits rapportés ci-dessus, deux interprétations peuvent être raisonnablement tirées.

La première interprétation est matérialiste. Tout dans le cerveau est chimique, les rêves, les visions, la vie, la mort. Le cerveau, dans toute sa complexité, est essentiellement constitué d’un enchevêtrement de liens physico-chimiques, ne renvoyant qu’à eux-mêmes, et produits par une sorte de génération spontanée.

La seconde interprétation, celle qu’ont suivi les religions les plus anciennes de l’humanité, dont le shamanisme ou le védisme, est que le cerveau occupe la place privilégiée de frontière entre la nature et la sur-nature.

Le DMT n’est qu’une molécule, mais c’est aussi une sorte de clé qui ouvre la porte de la sur-nature, et qui surtout révèle la continuité et la congruence des liens entre les plantes de la forêt amazonienne, les cellules du cerveau, et la vision du divin.

La vision matérialiste se contente de noter que la chimie du cerveau, dans sa complexité, peut sous certaines conditions provoquer des expériences extrêmes.

Cela s’expliquerait par l’affinité puissante entre certaines molécules et des neurorécepteurs du cerveau. Ainsi il est établi que le principe actif du Cannabis, le THC (tétrahydrocannabinol), a une très grande affinité pour le récepteur CB1 que l’on trouve sur les membranes des cellules du cerveau (au niveau de l’hippocampe, du cortex associatif, du cervelet, des ganglions de la base), de la moelle épinière, du cœur, des intestins, des poumons, de l’utérus et des testicules.

Mais cette explication, toute mécanique, ne révèle pas le lien entre cette affinité neurochimique et la nature des mondes révélés aux initiés, dévoilés à ceux qui ont fait l’expérience effective d’une mort imminente.

Il n’y a a priori aucune congruence entre l’expérience du plaisir orgasmique, dont James Olds a montré dès 1952, qu’on pouvait la provoquer ad libitum en stimulant l’aire septale du cerveau, et l’expérience d’une vision divine, ou la certitude d’avoir eu un aperçu, fût-il fugace, de l’au-delà.

Pourtant les deux phénomènes peuvent se ramener, selon l’approche matérialiste, à des mécanismes neurochimiques.

L’analogie de William James, qui assimile le cerveau a une « antenne » capable de percevoir l’au-delà, paraît plus prometteuse. Elle permet de tracer une ligne certes imprécise, mais productive entre la forêt primaire, les entrelacs neuronaux, les profondeurs galactiques, et même ce qui les précède, et les explique peut-être.