Dés-imaginer l’absolu


La conscience, dans la mesure où elle est consciente de sa propre essence, est par là, en quelque sorte, également consciente de son inconscient. Consciente de son essence, ne doit-elle pas être consciente de ce qui essentiellement la constitue, et partant, ne doit-elle pas être aussi consciente de ce qui décidément ne fait point partie de ce qu’elle est ? La conscience qui est consciente de cet inconscient est à la fois consciente de son existence, consciente de sa présence, consciente de son mouvement en elle. Le mot « consciente », ne doit pas faire ici trop illusion. La conscience, même quand elle est aiguisée, n’est jamais entièrement consciente d’elle-même : elle n’est consciente d’elle-même que dans une certaine mesure.

Un point de vue analogue a jadis été proposé par Platon, dans le Charmidei. Critias y définit la sagesse comme étant la ‘connaissance de soi-même’, suivant là la fameuse intimation delphique. Mais Socrate n’était pas d’accord avec cette expression : si cette idée d’une ‘connaissance de soi-même’ avait un sens, autant pourrait-on dire qu’il y a une vue de la vue, ou une ouïe de l’ouïe, objecta-t-il. Il était douteux que rien puisse entièrement exercer sa puissance sur soi-même. La vue ne voit pas la vue, mais elle voit des formes et des couleurs, l’ouïe entend des voix, mais ne s’entend pas elle-même ; de même la connaissance ne peut connaître que des objets extérieurs à elle-même. Il n’y a pas de connaissance de la connaissance; la conscience ne peut donc se ‘connaître’ en tant que telle. Au terme de son analyse, Socrate finit par avouer son impuissance (relative) à définir la sagesse : « Nous voilà battus sur toute la ligne et nous sommes hors d’état de découvrir à quelle réalité le créateur du langage a appliqué ce mot de sagesse (…) Cependant, nous avons admis que la sagesse était la science de la science, bien que la raison nous le défendît et en niât la possibilité. Et à cette science nous avons de plus accordé le pouvoir de connaître les opérations des autres sciences, bien que la raison ne le permît pas davantage, afin que notre sage pût connaître qu’il sait ce qu’il sait et qu’il ne sait pas ce qu’il ne sait pas. »ii

Prenant avantage de cette leçon socratique, on pourrait avancer qu’une conscience absolue de la conscience est sans doute impossible. En revanche, une conscience relative de notre conscience paraît davantage à notre portée. Mais il ne faut pas trop en demander. S’il fallait une métaphore pour définir cette portée, ce serait la suivante. Ce que la conscience peut saisir d’elle-même, ce qu’elle peut percevoir de ce qu’il y a d’inconscient en elle, paraît aussi infime qu’une larme comparée à la mer, aussi minime qu’une goutte perdue dans l’océan. Cette image de disproportion, entre la larme et la mer, entre la goutte et l’océan, n’est-elle pas exagérée ? Est-ce là indûment forcer le trait ? Je ne le crois pas. Tout dépend du sens et de la profondeur que l’on donne à ce que recèle l’inconscient. Certains esprits, trop courts, ou trop rétifs, pourraient le comparer par exemple à une mare, ou un petit étang, et non à une mer ou un océan. Mais il me semble qu’alors, ces esprits ne se montreraient guère conscients de l’essence même de leur inconscient, qui a plus à voir en réalité avec l’infini en puissance, qu’avec les limites de la flaque de boue ou de la mare vaseuse.

Quoi qu’il en soit, une conscience relative, plutôt qu’absolue, d’elle-même, et aussi ténue soit-elle, n’est pas ‘rien’. Quelque conscience que ce soit, aussi inchoative et émergente soit-elle, est déjà en soi conscience. Quelque goutte tirée de la mer évoque assurément un aspect de sa substance ; à défaut de rendre compte de la profondeur des abîmes, elle en est peut-être une image, une sorte de microcosme. De même, dira-t-on, quelque partie arbitraire de l’infini est encore tout l’infini, et quelque chose de la divinité est toujours en soi divin. Pour la conscience qui commence à prendre conscience de son inconscient, c’est le premier pas qui compte. Elle pressent tout ce qui lui reste à connaître, elle s’ouvre, dans son inconnaissance, à tout ce qui se laisse promettre dans son inconscient. C’est cela qui importe d’emblée. Tout ce qu’elle imagine ne pas avoir encore pénétré en elle, toute la masse de connaissable que sa propre inconnaissance semble révéler, ce pressentiment des abysses de son inconscient, c’est justement tout cela qui l’attire, c’est cela vers quoi elle veut décidément aller, et dans lequel elle veut plonger, grisée, pantelante, écartelée.

En quoi consiste la plongée de la conscience dans le tout de son inconscient ? La conscience qui s’immerge en elle-même, dans une recherche éperdue, se manifeste alors à soi-même par ce mouvement d’immersion. Elle s’éveille à sa volonté de se voir, et de se savoir. Elle veut se connaître comme enfin connaissant ce qui en elle semble inconnaissable. Elle veut se connaître comme enfin connue de part en part. Elle veut se transformer en un fleuve éternel de connaissance, dont pas une goutte, pas une larme, ne tomberait jamais en dehors de son propre cours. En plongeant en elle-même, elle veut se déployer et se mesurer dans des formes toujours nouvelles ; mais ce déploiement, cette mesure, lui montrent alors son incommensurabilité, l’infini de ses plis. La conscience est-elle vraiment un fleuve qui coule sans cesse en lui-même ? Ou bien serait-elle plutôt un océan qui s’engloutirait sans fin dans son propre abîme, en sorte que sa vraie nature resterait en fait cachée à tout ce qu’elle contient, comme à tout ce qu’elle n’est pas ?

Si l’on fait l’hypothèse que la conscience est océane, et qu’elle est donc, en tant qu’abîme, aussi vaste qu’une « nature », il faut aussi supposer qu’il y a quelque chose en elle dont elle serait la « nature ». Cette chose-là serait son essence, sans doute. La conscience serait la « nature » qui donnerait lieu à l’expression de cette essence. Et cette essence serait le cœur de sa nature. Mais ce n’est pas fini. Quand la conscience, partant de ce qui pour elle est manifeste, se tourne vers ce qui est manifestement au-dessus d’elle, elle se rapproche peut-être le plus de cette nature, et de cette essence. En aspirant à se dépasser, en désirant voir ce qui en elle la dépasse, elle se conforme à sa nature, à cette essence, dont la forme essentielle n’est jamais manifeste, n’est jamais naturellement tangible. Cette aspiration, ce désir, est une voie secrète que la conscience découvre en sa propre nature. Cette voie, où va-t-elle ? Où la mène-t-elle ? Elle ne le sait. Tout ce qu’elle sait, à vrai dire, c’est « rien ». Cette voie pourrait même s’appeler « la voie qui va vers rien, en tant que rien », mais ce serait lui donner un nom par trop étrange et quelque peu sur-dramatisé. Autant l’appeler simplement la voie de traverse, la porte dérobée, la sente cachée ou le chemin obscur. Tout ce que l’on en sait, c’est que personne ne peut l’emprunter en étant assuré de sa destination. Personne ne peut même s’y engager sans se dépouiller entièrement de tout équipage, de tout bagage, de toute matière (immanente) et de toute forme (a priori). Nombreux donc sont ceux qui renâclent et renoncent entièrement à s’aventurer, dans de telles conditions. Si tu veux vraiment, ô Voyageur, pénétrer dans ces profondeurs, et atteindre à la connaissance de l’abîme, si tu désires t’enfoncer jusqu’à ce secret abyssal, il faut que tu ailles au-delà de toute idée préconçue, de toute conscience de toi-même. Il te faut aller au-delà de ton propre entendement, si tu veux saisir un peu de ce qui constitue ton non-entendement, ton in-conscient, ton in-compréhension. Cet inconscient n’a rien de si caché que ce soit hors de portée de ta conscience, pourvu que tu n’hésites pas à te dénuder de toute imagination, à te dés-imaginer.

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iPlaton, Charmide, 164 d- 169 c

iiPlaton, Charmide, 175 b-c

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