Cette formule fameuse date du 6ème siècle avant notre ère. Elle prend d’une part à rebours toute la conception matérialiste, déterministe et positiviste de la modernité occidentale. D’autre part, elle porte une vision de l’immanence divine, un panthéisme multiplié à l’infini, qui tranchent avec la conception strictement monothéiste de religions prônant une divinité « unique », « séparée », – « transcendante ».
Rien de moins moderne, — ou de moins monothéiste, donc. En revanche, rien de plus classique, ô combien !
Cette formule est due à Thalès de Milet, l’un des tout premiers philosophes de la Grèce antique, l’un de ses plus grands sages, mais aussi un éminent mathématicien et célèbre astronome, et l’un des plus brillants esprits de tous les temps.
Aristote le cite: « Certains prétendent que l’âme est mélangée au tout de l’univers ; de là vient peut-être que Thalès ait pensé que toutes choses étaient remplies de dieux. »i
Diogène Laërce et Aétiusii ont ajouté à ce jugement concis quelques précieuses précisions :
« Aristote et Hippias disent qu’il attribuait une âme même aux êtres inanimés, se fondant sur les phénomènes observés dans l’ambre et dans l’aimant. »iii
« L’eau était pour lui le principe de toutes choses ; il soutenait encore que le monde est vivant et rempli d’âmes.»iv
Thalès disait encore :
« L’esprit est ce qu’il y a de plus rapide : il se répand à travers toutes choses.»v
Selon Thalès, les « dieux », la « vie », l’« âme » et l’« esprit » sont donc présents en toutes choses. De cela, il tire la conséquence, parfaitement logique, qu’il n’y a aucune différence entre la vie et la mort: « Qui t’empêche donc de mourir? lui dit-on. — C’est, reprit-il, qu’il n’y a aucune différence.»vi
Il n’est pas indifférent de noter enfin, dans ce contexte, que Thalès est le véritable auteur de la célèbre maxime, souvent attribuée à Socrate, qui répéta un siècle après Thalès, l’oracle de Delphes: « Connais-toi toi-même ».vii
Pour ma part, je suppute que se révèle ici un lien profond entre cette dernière formule et le constat de la présence universelle du divin. S’y noue un nœud, une intrication, entre immanence et conscience.
Thalès percevait la présence immanente du divin en chaque point de l’univers. L’immanence baigne aussi chaque ‘partie’ de la conscience. « Connais-toi toi-même » revient à dire : «Sache que le divin, qui est en Tout, est en toi. »
Un siècle environ après Thalès, Empédocle reprit l’idée en la charpentant :
« Sache en effet que toutes choses (ta panta) possèdent la conscience et un lot de pensée. »viii
Ou dans une autre traduction :
« Sache-le, en effet, toute chose a conscience et part à la pensée (logos). »ix
Ce vers conclut le fragment 110 d’Empédocle, dont Hippolyte a conservé la version la plus complète:
Sextus Empiricus a cité le dernier vers de ce fragment pour montrer qu’Empédocle attribuait la pensée aux bêtes et aux plantes. « Empédocle, d’une manière encore plus paradoxale, considérait que toutes choses se trouvaient douées de raison, et non seulement les animaux, mais encore les plantes, lorsqu’il écrit expressément : ‘Sache-le, en effet, toute chose a conscience et part à la pensée.’ »xi
Mais le neutre pluriel, ta panta (« toutes choses »), comme souvent en grec, a aussi un sens abstrait. Il désignerait au-delà des animaux et des plantes toutes choses au monde, selon le commentaire que Clémence Ramnoux a fait de ce fragmentxii.
Elle ajoute qu’Hyppolyte veut introduire ici la notion d’une troisième puissance, et donc un Principe par delà la dualité du Bien et du Mal. Il s’agirait, pour Empédocle, du ‘logos juste’ (dikaios logos), qu’Empédocle appelle symboliquement ‘la Muse’, et à laquelle il ne faut pas cesser de donner des « soins » (« tu les contemples entretenant des soins purs »xiii).
Mais Hippolyte avait sans doute des intentions apologétiques. L’important est de voir qu’il s’agit surtout d’un « logos en voie de croissance », comme le souligne la traduction que C. Ramnoux livre du Fragment 110 :
« Alors ces choses sûrement toutes te demeureront présentes le long de la vie. Et même à partir d’elles tu en acquerras davantage : car ce sont choses qui croissent toutes seules, chacune en son genre, selon que sa nature la pousse. »xiv
Non seulement il faut voir et comprendre que « tout est plein de dieux », mais il faut aussi voir et comprendre que cette pensée même, ainsi exprimée, il faut la garder toujours présente en soi, il faut la garder toujours immanente en son propre logos, pour la « connaître » en soi. « D’elle-même en effet, [cette idée] croît, au cœur de chaque individu », dit le Fragment 110.
C’est à cette unique condition que l’idée du divin pourra croître, se développer, et porter tout son fruit.
Le divin, en toutes choses, comme dans notre moi, est une idée qui croît, qui vit, et fructifie, pourvu que cette idée, on la garde toujours vivante, et croissante, en nous.
ii Selon Aétius le Doxographe : « Thalès disait que Dieu est l’Intellect du monde, que le tout est animé et plein de démons. » Aétius, Opinions, I, 7,11. In Les Présocratiques, Thalès. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1988, p.21
xivEmpédocle. Fragment 110, 3-5, cité par Clémence Ramnoux. « Le Fragment 110 d’Empédocle ». In Héraclite, ou L’homme entre les choses et les mots. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 167
Les chrétiens fêtent Noël le 25 décembre. Pourquoi cette date particulière? Elle fut empruntée au culte de Mithra. La date de la fête chrétienne de Pâques coïncide aussi avec celle d’une autre fête païenne, celle du culte d’Atys et de Cybèle, qui avait lieu au moment de l’équinoxe du printemps. Cette grande fête phrygienne commençait le 24 mars. Elle était appelée le « jour du sang ».
Pour leur part, les Juifs célébraient au début du printemps la fête de Pessah en sacrifiant un agneau, en souvenir de l’Exode. Les musulmans devaient, plus d’un millénaire et demi tard, reprendre la symbolique du sacrifice du mouton lors de l’Aïd el Kebir, en souvenir du sacrifice de son fils demandé par Dieu à Abraham. Les musulmans pensent que c’est Ismaël (le fils de sa concubine Agar) que Dieu avait demandé à Abraham de sacrifier. La Bible juive indique qu’il s’agissait d’Isaac, le fils premier-né d’Abraham et de Sara. Les musulmans, assez tard venus dans l’histoire des religions, accusent les Juifs d’avoir falsifié les Écritures à ce sujet.
Quoi qu’il en soit, le sang d’un animal (taureau, agneau, mouton) doit couler chez les adeptes d’Atys et Cybèle comme les juifs et chez les musulmans.
On constate que des religions diverses, païennes et monothéistes, trouvaient le printemps fort propice à leurs dévotions, apparemment, et qu’elles partageaient un certain attrait pour la symbolique du sang versé.
Le sang coule, mais le sens est différent.
Le « jour du sang » d’Atys et Cybèle était le jour où les prêtres impétrants et néophytes devaient s’émasculer volontairement. « Ils jetaient ces parties retranchées d’eux-mêmes sur la statue de la déesse Cybèle. On enterrait ces instruments de fertilité dans la terre, dans des chambres souterraines consacrées à Cybèle. » explique James George Frazer.i
On procédait après coup aux cérémonies d’initiation. « Le fidèle couronné d’or et entouré de bandelettes descendait dans une fosse recouverte d’une grille. On y égorgeait un taureau. Le sang chaud et fumant se répandait en torrents sur l’adorateur. »ii
L’initié passait la nuit, seul, dans la fosse sanglante. Le lendemain, le 25 mars, on célébrait la résurrection divine.
Les prêtres châtrés d’Atys étaient appelés les « galles », en référence au fleuve Gallus en Galatie. Rien d’exceptionnel à la castration des prêtres. Artémis à Éphèse ou Astarté à Hiéropolis en Syrie étaient aussi servies par des prêtres eunuques. Divinité phrygienne, Atys est à la fois le fils et l’amant de Cybèle. Cette situation peut se comparer à celle d’Adonis, associé à Aphrodite-Astarté ou à Tammuz, parèdre d’Ishtar.
La mythologie nous renseigne sur l’origine de ce culte sanglant. Zeus a donné naissance à l’hermaphrodite Agdistis, en laissant couler son sperme à terre, ensemençant ainsi Gaïa, la Terre. Mais les autres dieux effrayés par cet étrange hermaphrodite, à la fois homme et femme, l’émasculent. Privé de son sexe mâle, Agditsis devient alors Cybèle.
Selon Pausanias, du sang qui coula de la blessure de l’émasculation, naquit l’amandier. Puis, d’une amande de cet arbre, Nana, fille du dieu-fleuve Sangarios, conçut Atys. Atys devint un beau jeune homme. Cybèle, qui était en quelque sorte son géniteur, par amande interposée, tomba amoureuse de lui. Mais Atys devait épouser la fille du roi de Pessinus. Jalouse, Cybèle le frappa de folie. Alors Atys s’émascula lui aussi. Regrettant son acte, Agdistis-Cybèle obtint de Zeus que le corps d’Atys ne se décompose jamais.
Il est assez tentant de faire un rapprochement (purement analogique) entre le mythe d’Atys et Cybèle, le sacrifice de l’agneau pendant la Pâque juive, et le sacrifice du Christ suivi de sa résurrection chez les Chrétiens.
Le sacrifice du taureau dans le culte d’Atys et Cybèle (lui-même hérité de traditions certainement bien plus anciennes, comme en témoigne le Véda) fait couler le sang sur le néophyte qui doit passer la nuit dans un caveau aux allures de tombeau, pour ressusciter symboliquement le lendemain en tant qu’initié aux mystères.
Le Christ, « l’Agneau de Dieu », a été mis à mort le premier jour de la Pâque juive, son sang a coulé, puis il a été mis au tombeau pour ressusciter le 3ème jour. L’analogie paraît patente. Les différences abondent aussi. Le culte d’Atys et de Cybèle ne demandait pas le sacrifice de l’homme, mais seulement celui de ses parties, avec en complément le sacrifice du taureau.
Il y a un indubitable point commun entre les mystères d’Atys et de Cybèle, l’ancienne fête de Pessah du judaïsme, les Pâques du christianisme et l’Aïd el kebir de l’islam: le sang y coule, réellement ou symboliquement, celui du taureau, de l’agneau ou du mouton, le sang du sexe tranché des prêtres, ou encore le sang du Christ.
Le sang coule. Pour quelle soif?
iJames George Frazer. Atys et Osiris. Étude de religions orientales comparées. 1926
D’abord il y a le courage. Il ne faut pas craindre la peur. La terreur n’est rien, pour qui entreprend, d’un seul élan, ce long voyage, dans une obscurité totale, et se coupant apparemment de toutes choses terrestres.
« Pensez-vous que ce soit peu de choses et qu’il faille peu de courage lorsque l’âme se voit privée de ses sens et se croit séparée de son corps, sans comprendre ce qu’elle devient ? Il faut que Dieu accorde à l’âme une si haute faveur, lui donne encore le courage nécessaire. »i
Ensuite, il y a la dureté. Il faut être plus que fort, il faut être dur comme du basalte, durci dans les volcans premiers. Il s’agit d’affronter un tel feu, qu’une âme trop tendre brûlerait trop tôt pour sentir seulement l’évanouissement instantané de son néant.
« Je ne suis point tendre, et j’ai, au contraire, le cœur si dur que cela me cause quelque fois de la peine. »ii
Sont nécessaires trois instruments de navigation. La connaissance. L’humilité. Le mépris.
La connaissance ne cesse de s’agrandir au fur et à mesure du voyage. Plus on avance, plus les perspectives s’ouvrent, et l’avancée s’accélère. Le mathématicien dira : ‘progression géométrique !’. Le poète pensera : ‘plonger au fond du gouffre pour trouver du nouveau !’. Le philosophe rêvera : ‘vivre la mort, mourir la vie’.
« Le démon ne saurait lui donner les trois choses que je vais dire, et qu’elle possède à un très haut degré.
La première, une connaissance de Dieu qui, à mesure qu’il se découvre, nous communique une idée plus haute de sa grandeur.
La seconde, la connaissance de nous-même et un sentiment d’humilité, à la seule pensée qu’une créature, qui n’est que bassesse en comparaison de l’auteur de tant de merveilles, ait osé l’offenser et soit encore assez hardie pour le regarder.
La troisième, un souverain mépris pour toutes les choses de la terre. »iii
Le danger est extrême. Est engagé l’enjeu même, – la mort, la mort absolue, sans retour. Danger d’autant plus menaçant qu’on ne redoute alors plus la mort, mais qu’on la désire, telle une luciole le feu. Il ne faut pourtant pas mourir, mais on le voudrait. Ce serait l’erreur fatale, que de succomber à cet appel intempestif. Et on la désire de toute son âme.
« Sa vie est un dur tourment quoique mêlé de délices, et elle soupire très vivement après la mort. Aussi demande-t-elle à Dieu, avec des larmes fréquentes, de la retirer de cet exil. Tout ce qu’elle voit la fatigue ; elle ne trouve de soulagement que dans la solitude. »iv
La mort est à la portée. Mais elle tarde. Où se tapit-elle ? Dans l’amour ? Dans la parole ? Non, elle se tient au centre de l’âme. Comme un cancer minuscule, qui voudrait grandir, tout dévorer.
« Ici, l’âme se trouve embrasée d’un tel amour, que très souvent, à la moindre parole qui lui rappelle que la mort tarde à venir, soudain, sans savoir ni d’où ni comment, il lui vient un coup, et comme une flèche de feu (…) La blessure est pénétrante. Et cette blessure, à mon avis, n’est point faite à l’endroit où nous ressentons les douleurs ordinaires, mais au plus profond et au plus intime de l’âme, à l’endroit où le rayon de feu, en un instant, réduit en poussière tout ce qu’il rencontre de notre terrestre nature. »v
L’âme est en soi un monde. Et, le croirez-vous ? C’est même un monde plus vaste que l’univers entier. Cela semble impossible. Et pourtant ça l’est. C’est un monde si vaste qu’il contient même le Tout qui, pour sa part, contient tout. Ceux qui savent comprendront. Le Tout est en tous, et réciproquement. Fi de la logique booléenne.
« Nous devons, mes filles, nous représenter l’âme, non pas comme un coin du monde étroit et resserré, mais comme un mode intérieur, où se trouvent ces nombreuses et resplendissantes demeures que je vous ai fait voir ; il le faut bien, puisqu’il y a dans cette âme une demeure pour Dieu lui-même. Or, lorsque Notre Seigneur veut accorder à une âme la grâce de ce mariage divin, il l’introduit d’abord dans sa propre demeure. Déjà sans doute, il s’était uni cette âme soit dans les ravissements, soit dans l’oraison d’union. Dieu l’introduit donc dans sa demeure par une vision intellectuelle. Comment se fait cette représentation, je l’ignore ; mais elle se fait. »vi
Quelle est cette ‘demeure’ ? C’est la ‘septième’. Quelle est cette ‘septième demeure’ ? Il y a là un souvenir extrêmement ancien, sans doute inscrit dans nos gènes humains depuis le Paléolithique, ou même bien avant, l’homme-oiseau, le chamane de Lascaux en témoigne. J’en veux pour preuve, pour ce qu’elle indique de permanence dans la psyché humaine, la figure d’Inanna, la Divinité sumérienne de l’amour, de la guerre et de la sagesse. Il y a six mille ans, à Sumer, fut composé le récit du voyage d’Inanna sous terre, sa quête dans l’abysse primordial, au royaume de Kur, où règne la mort. Elle dut franchir successivement sept portes, fortement gardées, se dépouillant à chaque fois d’une pièce de ses habits, pour enfin arriver, entièrement nue, devant la Divinité de la Mort.
Dans les traditions juives et chrétiennes, de célèbres aventuriers de l’impossible eurent aussi l’heur de monter fort haut, ou bien de descendre très bas.
Hénoch, on ne sait jusqu’à quel ciel il allavii. Élie, non plusviii. Jonas plongea au fond de l’Abîmeix.
S. Paul a révélé, dans sa manière cryptique, son ravissement au ‘troisième ciel’x. Pas mal ! Mais en l’occurrence Paul put peu, ou moins que d’autres, qui parlent du ‘septième ciel’.
Qu’importe le nombre, pourvu qu’on ait l’ivresse d’avancer dans la profondeur, ou de s’élever dans la hauteur.
Il reste que le chiffre 7 a cette vertu anthropologique, universelle. Même en Asie, au Japon ou en Chine, on célèbre encore aujourd’hui le mariage mystique des deux Constellations divines, la Tisserande et le Bouvier, le septième jour du septième mois de l’année.
« Lorsqu’il plaît à Notre Seigneur d’avoir compassion d’une âme qu’il s’est choisie pour épouse et qui souffre si fort du désir de le posséder, il veut, avant le mariage spirituel, la faire entrer dans cette septième demeure qui est la sienne. Car le Ciel n’est pas son seul séjour, il en a aussi un dans l’âme, séjour où il demeure lui seul et que l’on peut nommer un autre ciel. »xi
Il y a une autre analogie à caractère universel qu’il convient de rapporter ici, celle de l’idée générale d’abysse ou d’abîme.
Ces mots viennent du grec « abyssos » (άβυσσος) qui signifie « sans fond ». Le terme est repris en latin et devient « abyssus », puis à la forme superlative « abyssimus », d’où en français « abysme » puis « abîme »
En sumérien, abysse se dit abzu, mot étymologiquement composé des cunéiformes AB 𒀊 ‘océan cosmique’ et ZU 𒍪, ‘connaître’. L’abzu est la demeure de la Divinité Enki. Il est intéressant de souligner que ce Dieu Enki sera nommé plus tard Aya dans les langues sémitiques antiques, comme l’akkadien, – nom qui n’est pas sans analogie avec le nom hébreu יָהּYah (l’un des noms bibliques de YHVH), qui représente les deux premières lettres יה du Tétragramme יהוה, et qui s’emploie dans l’expression הַלְלוּ-יָהּ Allélou Yah !xii
En hébreu, abysse se dit תְּהוֹם, tehom. Au début de la Genèse, il est dit que des ténèbres couvraient « la face de l’Abîme »xiii, עַל-פְּנֵי תְהוֹם, ‘al-pnéï tehom. Le psalmiste, plongé en son tréfonds, implore : « et des abysses de la Terre remonte-moi ! »xiv וּמִתְּהֹמוֹת הָאָרֶץ, תָּשׁוּב תַּעֲלֵנִי , vo-mi-tehomot ha-eretz tachouv ta ‘aléni. Jonas se remémore: « l’Abîme m’entourait »xv, תְּהוֹם יְסֹבְבֵנִי , tehom yeçovvéni.
Dans le mysticisme allemand, le concept d’abîme a été décliné avec les moyens propres à la langue allemande, qui jouit de sa souplesse prépositionnelle : Abgrunt, Ungrund et Urgrund. Maître Eckhart et Jacob Boehme, puis plus tard, Schelling, Hegel et Heidegger ont magistralement joué avec l’idée d’abîme, et le concept du « Sans-fond ».
Maître Eckhart, dominicain allemand du début du 14ème siècle, développe une théologie négative et mystique de l’Abgrunt (l’Abîme). L’âme humaine est « capable » de retrouver en elle sa propre origine, son essence primordiale, ce qu’elle était elle-même avant toute création, c’est-à-dire son fond originel (Grunt ,dans sa graphie médiévale, mot devenu plus tard Grund). En ce fond primordial, qui n’est justement pas un fond (Grunt) mais un Sans-Fond (Ab-Grunt) elle peut s’efforcer de rejoindre Dieu dans son infinité.
L’Abîme, chez Jacob Böhme, est aussi l’image négative, apophatique, de l’origine. L’origine est définie négativement comme ce qui « n’a ni fond, ni commencement, ni lieu », comme un « Un-Rien ».xvi
Après avoir introduit le concept d’Ungrund (le « Sans-fond »), Böhme établit l’existence d’une « volonté sans-fond (Ungrund), incompréhensible, sans nature et sans créature […] qui est comme un Rien et pourtant un Tout […] qui se saisit et se trouve en soi-même et qui enfante Dieu de Dieu »xvii
Plus proche de nous, Heidegger analyse l’abîme dans lequel Rilke est censément « descendu ».
« Rainer Maria Rilke est-il un poète en temps de détresse ? Quel est le rapport de son dire poétique avec l’indigence de l’époque ? Jusqu’où descend-il dans l’abîme ? Jusqu’où le poète parvient-il, une fois posé qu’il va aussi loin qu’il le peut ? »xviii
Et Jankélévitch, dans son livre La Mort, reprend lui aussi cette métaphore inépuisable – et incomblable :
« Dieu est une sorte de rien abyssal, et pourtant la vérité ne s’abîme pas dans cet abîme, ni ne s’écroule dans ce précipice »xix.
Après ce court développement, et peut-être mieux pénétré de la puissance métaphorique de l’abîme, on lira sous une autre lumière ce que « cette personne » dit avoir vu à Avila :
« Elle voit clairement (…) qu’elles sont dans l’intérieur de son âme, dans l’endroit le plus intérieur, et comme dans un abîme très profond ; cette personne, étrangère à la science, ne saurait dire ce qu’est cet abîme si profond, mais c’est là qu’elle sent en elle-même cette divine compagnie. »xx
Que voit-elle exactement ?
« Elle n’avait jamais vu le divin maître se montrer ainsi dans l’intérieur de son âme. Il faut savoir que les visions des demeures précédentes diffèrent beaucoup de cette dernière demeure ; de plus, entre les fiançailles et le mariage spirituel, il y a la même différence qu’ici-bas entre de simples fiancés et de vrais époux (…) Il n’est plus question ici du corps que si l’âme en était séparée, et que l’esprit fût seul. Cela est surtout vrai dans le mariage spirituel parce que cette mystérieuse union se fait au centre le plus intérieur de l’âme, qui doit être l’endroit où Dieu lui-même habite. Aucune porte là, dont il ait besoin pour entrer. »xxi
L’image du mariage, par contraste avec celle de « simples » fiançailles, est puissamment évocatrice. Le Cantique des cantiques nous avait certes habitués à des métaphores d’une telle crudité, que l’on ne peut guère s’étonner d’en retrouver des échos, voilés, et nettement plus chastes, sous la plume d’une nonne du seizième siècle.
Le mariage mystique est entièrement consommé.
« L’âme, ou mieux l’esprit de l’âmexxii, devient une même chose avec Dieu. Afin de montrer combien il nous aime, Dieu, qui est esprit lui aussi, a voulu faire connaître à quelques âmes, jusqu’où va cet amour, (…) il daigne s’unir de telle sorte à une faible créature, qu’à l’exemple de ceux que le sacrement de mariage unit d’un lien indissoluble, il ne veut plus se séparer d’elle. Après les fiançailles spirituelles, il n’en est pas ainsi, plus d’une fois on se sépare. De même, après l’union, car bien que l’union consiste à réunir deux choses en une seule, et définitive, ces deux choses peuvent être disjointes et aller chacune de leur côté (…) Dans le mariage spirituel, au contraire, l’âme demeure toujours avec Dieu dans le centre dont j’ai déjà parlé. »xxiii
Dans la religion grecque, Zeus s’unit à Héra, et la métaphore poétique qui en rend compte est celle de la pluie qui féconde la terre.
Une métaphore analogue est employée par la mystique d’Avila. Mais la pluie s’unit non à la terre, mais à l’eau vive.
« L’union du mariage spirituel est plus intime : c’est comme l’eau qui, tombant du ciel dans une rivière, ou une fontaine, s’y confond tellement avec l’autre eau qu’on ne peut plus ni séparer ni distinguer l’eau de la terre et l’eau du ciel ; c’est encore comme un petit ruisseau qui entrerait dans la mer et s’y perdrait entièrement. »xxiv
Cette image de l’humble ru qui finit par se fondre à la mer, – avant de monter au ciel, appelé par le soleil, me fait penser à ce poème de Swinburne :
« From too much love of living From hope and fear set free, We thank with brief thanksgiving Whatever gods may be That no life lives for ever; That dead men rise up never; That even the weariest river Winds somewhere safe to sea. »xxv
Ce poème est dédié à Proserpine, déesse de la Mort.
L’eau qui se joint à l’eau, et le ru à la mer, – à Avila, c’est la Vie.
iThérèse d’Avila. Le château intérieur. Trad. de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Rivages Poche. 1998, p.261
xviJ. Böhme, De la signature des choses (De signatura rerum, oder Von der Geburt und Bezeichnung aller Wesen, 1622), VI, 8.
xvii Jacob Böhme 1623, repris dans König 2006, p. 52.
xviii « Ist R.M. Rilke ein Dichter in dürfitiger Zeit ? Wie verhält sich sein Dicthen zum Dürftigen der Zeit ? Wie eit reicht es in den Abgrund ? Wohin kommt der Dichter, gesetzt dass er dahin geht, wohin er es kann ? », Martin Heidegger, « Wozu Dichter ? », in Holzwege, Klostermann, Frankfurt a.M, 1963 (4), p. 252 ; « Pourquoi des poètes ? » in Chemins qui ne mènent nulle part, traduction Wolfgang Brokmeier, Gallimard, Paris, 1986, p. 329.
xixV. Jankélévitch, La mort, Paris, Flammarion, 1966.
xxThérèse d’Avila. Le château intérieur. Trad. de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Rivages Poche. 1998, p.341
xxii Une expression comparable se retrouve dans le Zohar,qui explique que la Sagesse ouḤokhmah, est symbolisée par la 1ère lettre du Tétragramme, c´est-à-dire la lettre Yodי , et qu’elle est aussi appelée le « souffle du souffle ». Voir mon article https://metaxu.org/2020/10/11/la-sagesse-et-י/
xxiiiThérèse d’Avila. Le château intérieur. Trad. de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Rivages Poche. 1998, p.347-348
Comme à Sumer, il y a six mille ans, j’aimerais chanter un lai divin, un hymne de joie en l’honneur d’Inanna, la ‘Dame du Ciel’, la Déesse suprême, la plus grande des divinités, la Souveraine des peuples, la Déesse de l’amour et de la guerre, de la fertilité et de la justice, de la sagesse et du sexe, du conseil et du réconfort, de la décision et du triomphe.
Pendant plus de quatre millénaires, à Sumer et ailleurs, des peuples ont prié et célébré Inanna, « joyeuse et revêtue d’amour », sous son nom d’Ishtar ou d’Astarté, de Vénus ou d’Aphrodite, dans toutes les langues d’alors, de l’Akkad à l’Hellade, de la Chaldée à la Phénicie, de l’Assyrie à la Phrygie, de Babylone à Rome…
Et longtemps, d’hymnes et de prières, on a aussi chanté sur la terre, dans l’allégresse, les noces, l’union sacréei d’Inanna et Dumuzi.
En témoigne ces vers sacrés, non dénués d’une forte charge d’érotisme :
« Le roi, tête droite, saisit le sein sacré,
Tête droite, il le saisit, ce sein sacré d’Inanna,
Ou encore, ce chant, non moins cru, et non moins sacré :
« Cette glèbe bien irriguée qui est à moi,
Ma propre vulve, celle d’une jeune fille,
Comme une motte ouverte et bien irriguée – qui en sera le laboureur ?
Ma vulve, celle d’une femme, terre humide et bien mouillée,
Qui viendra y placer un taureau ?
– ‘Ma Dame, le roi viendra la labourer pour toi.
Le roi Dumuzid viendra la labourer pour toi.’
‘Ô laboure mon sexe, homme de mon cœur !’ …
Elle baigna ses saintes hanches… son saint bassin… »iii
Le nom du dieu Dumuzi (ou Dumuzid) s’écrit 𒌉 𒍣 dans les anciens caractères cunéiformes de Babylone.
En sumérien, ces caractères se lisent Dû-zi , Dum-zi, Dumuzi ou Dumuzid, et en akkadien Tammuz, nom qui apparaît d’ailleurs dans la Bible, dans le livre d’Ézéchieliv.
Dû-zi ou Dumuzid signifie donc ‘Fils de la Vie’ — mais compte-tenu de l’ambivalence du signe zi, il pourrait aussi signifier ‘Fils du Souffle’, ‘Fils de l’Esprit’.
Cette interprétation du nom Dumuzi comme ‘Fils de la Vie’ est « confirmée, selon l’assyriologue François Lenormant, par le fragment d’hymne bilingue, en accadien avec traduction assyrienne, contenu dans la tablette K 4950 du Musée Britannique et qui commence ainsi : ‘Gouffre où descend le seigneur Fils de la vie, passion brûlante d’Ishtar, seigneur de la demeure des morts, seigneur de la colline du gouffre’. »v
Ainsi, de par l’étymologie et à en croire les chants qui les ont célébrées, les noces d’Inanna et de Dumuzi furent à la fois divinement érotiques et spirituelles, – elles furent, en essence, très crûment et très saintement, celles de la Déesse « Dame du Ciel » et du Dieu « Fils de la Vie ».
Mais l’amour, même mystique, de Dumuzi, ne suffit pas à combler la divine Inanna…
Elle désira un jour quitter les hauteurs du Ciel, et descendre en ce ‘Pays immuable’, nommé Kur, ou Irkalla, et qui est pour Sumer le monde d’En-bas, le monde des morts.
Pour ce faire, il lui fallait tout sacrifier.
Le texte sumérien original qui relate la descente aux Enfers d’Inanna est disponible sur le site de l’ETCSL géré par l’université d’Oxford. J’en traduis ici les premiers versets, qui ont une forme répétitive, insistante, hypnotique, et qui évoquent comme une litanie tous les éléments de la perte, et l’immensité du sacrifice consenti par la Déesse pour entreprendre sa katabase :
« Des hauteurs du Ciel, elle fixa son esprit sur le grand En-bas. Des hauteurs du Ciel, la Déesse fixa son esprit sur le grand En-bas. Des hauteurs du Ciel, Inanna fixa son esprit sur le grand En-bas. Ma Dame abandonna le Ciel, elle abandonna la Terre, elle descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le en [la prêtrise], elle abandonna le lagar [une autre fonction religieuse], et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-ana d’Unug [un temple, comme les autres lieux sacrés qui vont suivre], et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-muš-kalama de Bad-tibira, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le Giguna de Zabalam, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-šara d’Adab, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le Barag-dur-ĝara de Nibru,et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le Ḫursaĝ-kalama de Kiš, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-Ulmaš d’Agade, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’ Ibgal d’Umma, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-Dilmuna d’Urim,et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’Amaš-e-kug de Kisiga, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-ešdam-kug de Ĝirsu, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-šeg-meše-du de Isin, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’Anzagar d’Akšak, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le Niĝin-ĝar-kug de Šuruppag, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-šag-ḫula de Kazallu, et descendit dans le monde d’En-bas (…) »
Une autre version, akkadienne, et plus courte, de la descente d’Inanna / Ishtar dans ce Pays souterrain fut traduite en français pour la première fois par François Lenormantvi, au 19ème siècle.
Les Babyloniens et les Assyriens se représentaient le monde d’En-bas divisé en sept cercles successifs, à l’instar, et comme par symétrie, des sept sphères célestesvii [révélées par les trajectoires des sept planètes], que leur science astronomique, multiséculaire et fort avancée, avait pu observer avec acuité.
Inanna franchit donc une à une les portes des sept cercles de l’Enfer, et à chacune de ces portes le gardien infernal la dépouilla, les unes après les autres, des parures précieuses dont elle était embellie. Finalement, à la septième porte, elle fut aussi dépouillée de sa grande robe de cérémonie, la pala, si bien qu’elle était entièrement nue lorsqu’elle fut enfin mise en présence de la reine du royaume funèbre et chthonien, – qui était aussi sa sœur aînée, nommée Ereshkigal en sumérien, et Belit en akkadien, ‘la Dame de la Terre’.
Lenormant note qu’à ce nom de Belit, une tablette mythologique fait correspondre le nom sémitique d’Allat, que l’on retrouve plus tard dans le paganisme arabe. Il souligne qu’Hérodote cite aussi les formes Alilat et Alitta du nom Allat. Il en déduit que ce nom a servi de principale appellation de la divinité du ‘principe féminin’, – ou plutôt, pourrais-je ajouter, de désignation du principe féminin de la Divinité –, et cela dans plusieurs régions de la Mésopotamie et de l’Asie mineure.viii
Le mot allat est en effet la forme féminine du mot arabe ilah, ‘dieu, divinité’, qui donnera ultérieurement le nom du Dieu du monothéisme, Allah, littéralement « le Dieu ».
Mais revenons au fond de l’Enfer.
Ereshkigal, ou encore Belit/Allat, en voyant arriver Inanna/Ishtar, se révéla à la fois fort jalouse et immédiatement méfiante. S’enflammant de colère, elle la frappa de maux et de lèpres qui affectèrent gravement toutes les parties de son corps. Selon une autre narration, sumérienne, Ereshkigal condamna Inanna à mort, et la tua par une triple imprécation, en lui jetant un « regard de mort », en prononçant une « parole de fureur» et en proférant un « cri de damnation » :
Elle porta sur Inanna un regard : un regard meurtrier! Elle prononça contre elle une parole ; une parole furibonde! Elle jeta contre elle un cri : un cri de damnation !ix
La mort d’Inanna s’ensuivit. Son cadavre fut pendu à un clou.
Mais pendant ce temps-là, An, le Dieu du Ciel, et les dieux de l’air et de l’eau, Enlil et Enki, s’inquiétaient de l’absence d’Inanna.
Ils intervinrent et envoyèrent au fond de l’Enfer deux êtres ambigus, Kalatur et Kurgara, pour la sauver de la mort. En répandant sur Inanna une ‘nourriture de vie’ et en lui versant une ‘eau de vie’, ceux-ci opérèrent sa résurrection, et la firent sortir du royaume des morts, remontant à rebours par les sept portes infernales.
Mais il y a une règle inflexible, immuable, du « Pays immuable » : toute résurrection doit être payée de la vie d’un vivant.
Les démons qui poursuivaient Inanna essayèrent donc de s’emparer, pour le prix de sa vie, de plusieurs personnes de la suite d’Inanna, d’abord sa fidèle servante Ninšubur, puis Šara, son musicien et psalmiste, et enfin Lulal, son garde du corps.
Mais Inanna refusa absolument de laisser les démons se saisir d’eux.
Alors les êtres infernaux allèrent avec elle jusqu’à la plaine de Kul’aba, où se trouvait son mari, le Roi-berger et Dieu Dumuzi.
Ils l’escortèrent donc jusqu’au grand Pommier Du plat-pays de Kul’aba. Dumuzi s’y trouvait confortablement installé Sur un trône majestueux! Les démons se saisirent de lui par les jambes, Sept d’entre eux renversèrent le lait de la baratte, Cependant que certains hochaient la tête, Comme la mère d’un malade, Et que les bergers, non loin de là, Continuaient de jouer de la flûte et du pipeau! Inanna porta sur lui un regard : un regard meurtrier Elle prononça contre lui une parole ; une parole furibonde Elle jeta contre lui un cri : un cri de damnation! « C’est lui! Emmenez-le » Ainsi leur livra-t-elle le [roi] berger Dumuzi.x
Comme Ershkigal l’avait fait pour elle, Inanna porta un regard de mort sur Dumuzi, elle prononça contre lui une parole de fureur, elle lança contre lui un cri de damnation, mais avec un résultat différent. Alors qu’elle-même avait été « changée en cadavre » par les imprécations d’Ereshkigal, Dumuzi ne fut pas « changé en cadavre », mais il fut seulement emmené à son tour, bien vivant, dans l’Enfer de Kur, par les juges infernaux.
Quelle interprétation donner au fait qu’Inanna livre son amour Dumuzi aux démons infernaux, en échange de sa propre vie ?
Pourquoi ce regard de mort, ces paroles de fureur, ces cris de damnation à son encontre ?
Je propose trois hypothèses :
1. Pendant le séjour d’Inanna en Enfer, et doutant qu’elle revienne jamais, Dumuzi a trahi Inanna avec d’autres femmes ou avec d’autres déesses, ou bien encore, il a renoncé à la vie ‘spirituelle’ pour une vie ‘matérielle’ symbolisée par le ‘trône majestueux et confortable’… Inanna, le voyant se prélasser, écoutant la flûte et le pipeau, semblant indifférent à son sort, se met donc en colère et le livre aux démons pour lui faire connaître ce qu’elle a vécu, dans l’En-bas. Après tout n’est ce pas digne d’un Roi-dieu, nommé « Fils de la Vie », que de faire lui aussi l’apprentissage de la mort ?
2. Inanna se croyait jusqu’alors ‘déesse immortelle’, et divinement amoureuse du ‘Fils de la Vie’. Or après son expérience dans l’enfer d’Irkalla, elle s’est découverte ‘déesse mortelle’, et elle a constaté que son amour est mort aussi : Dumuzi n’a rien fait pour elle, il l’a décue par son indifférence… C’est en effet le Dieu de l’Eau, Ea (ou Enki), qui l’a sauvée, et non Dumuzi.
Comment ne pas être furieuse contre un dieu « Fils de la Vie » qui l’a aimée, certes, mais d’un amour moins fort que sa propre mort, puisqu’il ne lui a pas résisté ?
Elle découvre aussi que « l’amour est « violent comme la mort »xi. Sinon celui de Dumuzi, du moins le sien propre.
Et envoyer Dumuzi au Royaume des morts lui servira peut-être de leçon ?
3. Inanna représente ici une figure de l’âme déchue. Sa révolte est celle de l’âme qui se sait mortelle, qui est tombée dans l’Enfer, et qui se révolte contre le dieu Dumuzi. Elle se révolte contre un Dieu véritablement sauveur , car il s’appelle le Dieu « de la Vie », mais elle a perdu toute confiance en lui, parce qu’elle a cru qu’il n’avait apparemment pas su vaincre la mort, ou du moins qu’il s’était « reposé » pendant que un autre Dieu (Enki) s’employait à envoyer à Inanna « eau et nourriture de vie ».
Dans sa révolte, Inanna le livre aux juges infernaux et le condamne à une mort certaine, pensant sans doute : « Sauve toi toi-même si tu es un dieu sauveur! », mimant avec 3000 ans d’avance sur la passion du Christ, ceux qui se moquaient du Dieu en croix, au Golgotha.
Inanna révèle par là, sans le savoir, la véritable nature et le destin divin de Dumuzi, – celui d’être un dieu incompris, trahi, raillé, « livré » pour être mis à mort et enfermé dans l’enfer d’Irkalla, dans l’attente d’une hypothétique résurrection…
Le Dieu ‘Fils de la Vie’, ce Dieu qui est ‘Fils unique’xii, ‘enlevé avant le terme de ses jours’ et sur lequel on prononce des lamentations funèbres, n’est autre que le dieu lumineux, moissonné dans la fleur de sa jeunesse, qu’on appelait Adonis à Byblos et à Chypre, et Tammuz à Babylone.
Dumuzi à Sumer, Tammuz, à Akkad et en Babylonie, Osiris en Égypte, Attis en Syrie, Adonis en Phénicie, Dionysos en Grèce, sont des figures du même archétype, celui du Dieu mort, descendu aux enfers et ressuscité.
Il y a manifestement un aspect christique dans cet archétype.
Hippolyte de Rome (170-235), auteur chrétien, propose une interprétation allant effectivement dans ce sens.
Pour lui, la figure païenne de Dumuzi, ce Dieu sacrifié, connu aussi sous les noms d’Adonis, Endymion ou Attis, peut être interprétée comme un principe abstrait, et par ailleurs universel, celui de « l’aspiration à la vie », ou de « l’aspiration à l’âme ».
« Tous les êtres qui sont au ciel, sur la terre et dans les enfers soupirent après une âme. Cette aspiration universelle, les Assyriens l’appellent Adonis, ou Endymion, ou Attis. Quand on l’appelle Adonis, c’est pour l’âme en réalité que, sous ce nom, Aphrodite [c’est-à-dire originellement Inanna] brûle d’amour. Pour eux, Aphrodite, c’est la génération. Perséphone ou Coré [c’est-à-dire dans le mythe sumérien, Ereshkigal] est-elle éprise d’Adonis : c’est, dit-il, l’âme exposée à la mort, parce qu’elle est séparée d’Aphrodite, c’est-à-dire privée de la génération. La Lune devient-elle amoureuse d’Endymion et de sa beauté : c’est, dit-il, que les êtres supérieurs (à la terre) ont aussi besoin de l’âme. La mère des dieux [Cybèle] a-t-elle mutilé Attis, bien qu’elle l’eût pour amant, c’est que là-haut, la bienheureuse nature des êtres supérieurs au monde et éternels veut faire monter vers elle la vertu masculine de l’âme, car l’homme, dit-il est androgyne. »xiii
Inanna (ou Aphrodite) représente symboliquement le principe même de la « génération », ou de la « création », qui anime toute matière, et qui traverse tout être et toute chose, – au ciel, sur la terre et en enfer.
Dumuzi (ou Adonis) est en revanche la figure de la « spiration de l’esprit », la spiration du divin, qui est présente dans les « aspirations de l’âme », ou dans « l’aspiration à l’âme », et qu’on peut appeler aussi le « désir d’amour ».
i Samuel Noah Kramer, The Sacred Marriage: Aspects of Faith, Myth and Ritual in Ancient Sumer. Bloomington, Indiana: Indiana University. 1969, p.49
ii Selon la traduction que je propose en français du chant rapporté en anglais par Yitschak Sefati: « The king goes with lifted head to the holy lap, Goes with lifted head to the holy lap of Inanna, [Dumuzi] beds with her, He delights in her pure lap. » (Yitschak Sefati, Love Songs in Sumerian Literature: Critical Edition of the Dumuzi-Inanna Songs. Ramat Gan, Israel, Bar-Ilan University. 1998, p.105, cité par Johanna Stuckey inInanna and the Sacred Marriage.)
iii Selon ma traduction de la version anglaise du chant d’Inanna collationné par l’université d’Oxford :
« Inana praises … her genitals in song: « These genitals, …, like a horn, … a great waggon, this moored Boat of Heaven … of mine, clothed in beauty like the new crescent moon, this waste land abandoned in the desert …, this field of ducks where my ducks sit, this high well-watered field of mine: my own genitals, the maiden’s, a well-watered opened-up mound — who will be their ploughman? My genitals, the lady’s, the moist and well-watered ground — who will put an ox there? » « Lady, the king shall plough them for you; Dumuzid the king shall plough them for you. » « Plough in my genitals, man of my heart! »…bathed her holy hips, …holy …, the holy basin ».
iv « Et il me conduisit à l’entrée de la porte de la maison de l’Éternel, du côté du septentrion. Et voici, il y avait là des femmes assises, qui pleuraient Tammuz. » Éz 8,14
v François Lenormant. Les premières civilisations. Tome II. Chaldée, Assyrie, Phénicie. Paris. Ed. Maisonneuve, 1874, pp. 93-95
vi François Lenormant. Textes cunéiformes inédits n°30, traduction de la tablette K 162 du British Museum, citée in François Lenormant. Les premières civilisations. Tome II. Chaldée, Assyrie, Phénicie. Paris. Ed. Maisonneuve, 1874, pp. 84-93
vii Hippolyte de Rome, dans son libre Philosophumena, écrit qu’Isis, lorsqu’elle mène le deuil d’Osiris, ou Astarté/Vénus, lorsqu’elle pleure Adonis, « est vêtue de sept robes noires … [tout comme] la nature est revêtue de sept robes éthérées (il s’agit des orbites des planètes auxquelles les Assyriens donnent le nom allégorique de robes éthérées). Cette nature est est représentée par eux comme la génération changeante et la création transformée par l’être inexprimable, sans forme, qu’on ne peut représenter par aucune image, ni concevoir par l’entendement. » Hippolyte de Rome. Philosophumena, Ou Réfutation de toutes les hérésies. Trad. A. Siouville. Editions Rieder. Paris, 1928, p.132-133
viii Cf. François Lenormant. Les premières civilisations. Tome II. Chaldée, Assyrie, Phénicie. Paris. Ed. Maisonneuve, 1874, p.84
ixTraduction (légèrement modifiée) de Jean Bottéro, Samuel, Noah Kramer. Lorsque les dieux faisaient l’homme. Éditions Gallimard, Paris, 1989, p. 276-290.
xTraduction (légèrement modifiée) de Jean Bottéro, Samuel, Noah Kramer. Lorsque les dieux faisaient l’homme. Éditions Gallimard, Paris, 1989, p. 276-290.
xiJe cite ici intentionnellement un verset fameux du Cantique des cantiques : כִּי-עַזָּה כַמָּוֶת אַהֲבָה ‘azzah ka-mavet ahabah (Ct 6,8).
xiiC’est là un des épithètes caractéristiques d’Adonis ‘monogène’
xiiiHippolyte de Rome. Philosophumena, Ou Réfutation de toutes les hérésies. Trad. A. Siouville. Editions Rieder. Paris, 1928, p.129-130
Le mot français ‘sacré’ vient du latin sacer (fém. sacra, neut. sacrum). Il forme un couple d’opposés avec le ‘profane’. « Ce qui est sacrum s’oppose à ce qui est profānum »i. Ces deux catégories sont bien tranchées et antagonistes. Il y a là, fondamentalement, une idée de séparation, d’opposition, entre deux sphères de réalité, – la divine et l’humaine. Ce qui est sacrum appartient au monde du ‘divin’ et diffère essentiellement de ce qui relève du monde des hommes. La notion de sacer ne recouvre pas celles de « bon » ou de « mauvais », mais les englobe et les dépasse. Le sens de sacer diffère de religiōsus.iiSacer désigne la personne ou la chose qui ne peut être touchée sans être souillée, ou au contraire, sans souiller celui qui la touche. D’où l’ambiguïté de ce mot, avec son double sens de « sacré », mais aussi de « maudit » ou d’« exécré » (emprunté au latin classique ex(s)ecrari, « charger d’imprécations, vouer à l’exécration »).
Le neutre sacrum désigne toute chose sacrée : sacrum facere « accomplir une cérémonie sacrée », d’où sacrificium, « sacrifice » ou sacerdōs, ancienne forme de nom d’agent. Mais un coupable que l’on consacre aux dieux infernaux est aussi sacer.
Pour éviter, peut-être, une certaine contamination par un rapprochement avec les notions païennes associées au sacer et aux sacra (« les cérémonies du culte »), l’Église a préféré privilégier l’usage latin du mot sanctus, qui lui est apparenté, mais avec une nuance différente. Sānctus est le participe passé du verbe sanciō, « rendre sacré ou inviolable », terme de la langue religieuse et politique. De même que sacer peut signifier parfois « voué aux dieux de l’Enfer, exécrable », sanciō a le sens de « proclamer comme exécrable », d’où « interdire solennellement », puis « punir », « sanctionner ». De là sānctus, « rendu sacré ou inviolable, sanctionné ».
Il y a donc une certaine parenté initiale entre sacer et sānctus. Mais sacer indique un état, sānctus résulte d’un acte, d’un rite à caractère religieux (un rite de sanctification).
Arrivé plus tardivement, sānctus areçu après coup les sens attachés au mot grec ἃγιος (hagios) qui lui-même, tant chez les juifs que chez les chrétiens, a hérité des sens de l’hébreu קָדַשׁ (qadacha) « sortir de l’ordinaire, de ce qui est commun ; être pur, saint ; être sanctifié, glorifié ; sanctifier, consacrer, purifier ».
En hébreu, la même idée de séparation stricte entre le profane et le sacré est présente, mais s’y ajoute l’idée essentielle de ‘sainteté’. Ainsi, dit la Thora, « quiconque touchera l’autel doit être saint » (Ex 29,37), ou, dans un hébraïsme du redoublement : « Ils sanctifieront le saint de Jacob », vé-iqdichou êt-qedoch Ia’qov, (Is. 29,23).
Le substantif קֹדֶשׁ (qodech) cumule le sens abstrait de « sainteté » (« Dieu a parlé par sa sainteté », Ps 60,8), et des sens concrets : « une personne ou une chose sainte », « le tabernacle, le temple, le Saint des saints (qodesh ha-qadachim) ».
Mais la famille de mots bâtie autour de la racine verbale קָדַשׁ retient elle aussi la mémoire d’une ambiguïté originelle. Par exemple, le mot קָדֵשׁ qadech (fem. קְדֵשָׁה, qdéchah) signifie « un garçon ou une femme qui se voue aux idoles en leur sacrifiant son innocence, qui s’adonne à la fornication »iii.
Cette brève introduction étymologique était nécessaire pour souligner que les expressions françaises ‘union sacrée’ ou ‘mariage sacré’ contiennent objectivement une sorte de contradiction, et même une profonde antinomie.
Si le « sacré » est par essence « séparé » (du commun, du quotidien, de la norme), comment l’homme peut-il penser pouvoir « s’unir » à ce «sacré séparé » ?
Il est frappant que l’histoire des religions regorge précisément de récits d’« unions sacrées » entre l’humain et le divin, ou même, dans une veine plus anthropomorphique encore, de « mariages sacrés » ou d’« épousailles spirituelles » entre le croyant et la divinité.
Ces récits, ces mythes, dénotent l’aspiration constante de l’homme, dans la suite des millénaires, au sein de traditions spirituelles fort différentes, à désirer s’unir à ce dont il est, par essence, fondamentalement ‘séparé’…
Derrière l’apparente contradiction, on voit poindre une autre forme de logique, non rationnelle mais transcendantale… Si le sacré est par essence « séparé », il invite l’âme par là-même à désirer « l’union » avec ce « Tout Autre ». Il donne de plus à tous les désirs d’union spirituelle une forme de sacralité. Si, linguistiquement, l’union est une antinomie de la séparation, le fait de désirer l’union avec le sacré, l’entrée dans le mystère, induit aussi une forme de sacralité.
Tout désir d’union conjure la séparation du sacré, et par là se sacralise en quelque sorte, par métonymie.
Rudolf Otto, dans son fameux ouvrage publié en 1917, Das Heilige, a dû inventer un néologisme, le mot ‘numineux’iv tiré du numen latinv, pour tenter de traduire au plus près en allemand ce que les langues anciennes des religions sémitiques et bibliques véhiculaient avec les mots qadoch, hagios, sacer. Mais le mot ne suffisait pas. Restait à lui donner chair et sens. Il proposa de qualifier l’idée du ‘numineux’ à l’aide d’une fameuse expression latine, le mysterium tremendum, le « mystère qui fait trembler». Tout un spectre de sentiments pouvant s’emparer de l’âme y est associé, l’excitation, l’ivresse, les transports, l’extase, le sublime, ou au contraire, des formes sauvages, démoniaques, de possession, entraînant le saisissement, l’horreur, la terreur, l’effroi.
Le numineux, pour Otto, est avant tout porteur de l’idée d’une « inaccessibilité absolue », devant laquelle l’homme est plongé, – dans l’étonnement ou la stupeur. Le numineux, c’est ce qu’il découvre alors être le « tout autre »vi, lequel se révèle à la fois insaisissable, incompréhensible, et se dérobe à la raison, transcendant toutes ses catégories. Non seulement il les dépasse, mais il les rend impuissantes, obsolètes, inopérantes, et il paraît même s’opposer à elles, impliquant leur radicale caducité, leur inanité foncière.
Si le sacré, ou le numineux, voisine avec l’altérité extrême et la transcendance absolue, comment s’accommode-t-il de métaphores apparemment paisibles, quotidiennes, humaines, comme celles de l’union ou du mariage ?
Une possible explication est que le mariage évoque lui-même, dans son principe, une sorte de préfiguration et de métaphore de l’union ‘sacrée’. Il est d’ailleurs significatif qu’il soit rituellement ‘consacré’, depuis des âges antiques. Il est possible, conséquemment, que toute « union » (réelle ou fantasmée) avec le divin appelle naturellement, anthropologiquement, à mobiliser la métaphore du ‘mariage sacré’ pour la caractériser.
L’une (l’union avec le divin) est la métaphore de l’autre (le mariage, ou l’amour humain), – et réciproquement, en quelque sorte.
Du point de vue de la psychologie des profondeurs, l’amour incarne dans sa finalité ontologique la régénération des générations, et donc il représente pour le genre humain dans son ensemble une victoire a priori sur la mort à venir des individus, et sur l’évanescence de leurs destins transitoires.
Mais l’amour et la mort sont aussi intrinsèquement, transcendalement, « unis » par la complémentarité structurelle de leurs rôles antagonistes.
La mort est, d’un point de vue anthropologique, la séparation par excellence. Symétriquement, on peut sans doute poser que l’amour représente l’union par excellence, et que le mariage d’amour est le sacrement par excellence (« Le sacrement nuptial, le grand sacrement, le sacrement par excellence », écrit Paul Claudelvii).
C’est pourquoi il convient de souligner que, dans la plupart des ‘descentes aux Enfers’ léguées par les civilisations passées, la ‘réunion’ finale du couple est rarissime. Je ne connais que l’exemple, chanté par Euripide, des retrouvailles d’Admète (bien vivant et désespéré) et d’Alceste (qui était morte) grâce à Héraclès, étant allé tirer Alceste des griffes du Cerbère infernal.
La règle générale est plutôt la séparation inéluctable des couples (Inanna, sauvée de la mort, envoie son mari Dumuzi en Enfer, à sa place, Orphée perd à jamais Eurydice, juste avant d’atteindre le seuil de l’Enfer).
Avec le thème de la descente de Jésus aux Enfers, et sa victoire sur la mort par amour pour les hommes, apparaît en revanche un autre aspect : l’ambivalence de la mort.
La mort, dès lors, peut représenter à la fois la séparation (la mort sépare les vivants et les morts pour toujours) et la promesse de la ‘ré-union’ future et éternelle, – après la résurrection.
L’amour de Jésus, le Sauveur, garantit à l’âme la victoire sur la mort.
Quatre siècles auparavant, le Cantique des cantiques (attribué traditionnellement à Salomon, mais écrit sans doute au 4ème siècle av. J.-C.) préfigure lui aussi, d’une certaine manière, cette lutte de l’amour et de la mort, lorsqu’il proclame : « l’amour est fort comme la mort, la passion terrible comme le Chéol » (Ct 8,6).
Ces quelques exemples font pressentir l’intérêt de la comparaison anthropologique des principales traditions léguées par les civilisations de Sumer, d’Akkad, de l’Égypte ancienne, de la Babylonie, de la Phénicie, de la Grèce et de Rome, et en partie reprises dans le judaïsme et le christianisme, — et plus particulièrement celles qui touchent aux thèmes, récurrents dans toutes ces traditions, de la « descente aux Enfers » et des « épousailles sacrées ». On est invité à constater un certain nombre de structures psychiques analogues, quoique dotées aussi de variations fort significatives.
En parcourant les 6000 ans d’histoire qui couvrent Sumer, Akkad, l’Égypte ancienne, l’Israël post-exilique, la Grèce des mystères d’Éleusis, et qui se prolongent dans l’Europe de la modernité, il me semble que l’on peut relever six paradigmes de ‘l’union sacrée’ ou du ‘mariage mystique’:
1 L’amour libre. 2 L’épouse fidèle. 3 La prostitution sacrée. 4 L’érotisme mystique. 5 Le mariage éternel. 6 La divinisation de l’âme.
1- L’amour libre. Après sa mort et sa résurrection en Enfer, Inanna, déesse de l’Amour, de la Guerre et du Pouvoir, revient sur terre libre de tous ses désirs et de ses amours, et elle sacrifie son époux Dumuzi, en échange de sa propre vie.
2- L’épouse fidèle. La fidélité absolue de l’amour, dans la mort et dans la résurrection, d’Isis pour Osiris, dieu sauveur.
3- La prostitution sacrée (« hiérogamie ») célébrée pendant les mystères d’Éleusis, mime les étreintes de Zeus et de Déméter, et par là, la régénération de la nature, mais aussi la vie éternelle promise aux mystes initiés.
4- L’érotisme mystique de la Sulamite et du Roi Salomon a fait du Cantique des cantiques l’un des textes les plus beaux de la littérature mondiale, mais aussi l’un des plus controversés, quant à son interprétation ultime.
5- Le « mariage éternel » de l’âme et de Dieu, se consomme éternellement au plus profond du « Château intérieur » de Thérèse d’Avila.
6- La « vive flamme d’amour » projette l’âme de Jean de la Croix au « sommet » le plus élevé du divin, et la « transforme » en Dieu Lui-même.
Je me propose d’étudier ces six paradigmes dans une série d’articles à venir.
iAlfred Ernout et Antoine Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine. Ed. Klincksieck, Paris 2001, p.586
ii« Sacrae [res] sunt quae dis superis consecratae sunt ; religiosas quae dis manibus relictae sunt ». Gaïus, Inst. 2,3
iiiDictionnaire Hébreu-français de Sander et Trenel.
ivRudolf Otto. Le sacré. L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel. Payot. 2015, p.26-27
vNumen est un terme religieux signifiant « puissance divine », d’où le sens concret de « divinité » que le mot prend à l’époque impériale selon Ernout et Meillet. Étymologiquement il dérive de nuō, nuere, « faire un signe de tête » (comme manifestation d’un ordre ou d’une volonté).
viRudolf Otto. Le sacré. L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel. Payot. 2015, p. 63
viiPaul Claudel. Commentaires et exégèses. Le Cantique des cantiques.Tome 22 des Œuvres complètes. Gallimard. 1963, p.10.
Au 4ème millénaire av. J.-C., à Sumer, Inanna incarnait la vie, la fertilité, l’amour, le sexe, la guerre, la justice et la puissance royale, – mais aussi l’essence de la féminité, la subversion des interdits, et la conjugaison des opposés.
Divinité locale d’Uruk à l’origine, elle finit par s’imposer progressivement dans toute la Mésopotamie, et jusqu’en Assyrie et en Phénicie, comme la Divinité suprême, la Déesse par excellence. Au cours des millénaires son importance ne cessa de s’accroître par rapport aux autres divinités, transcendant leurs spécificités, leurs particularités.
Au 1er millénaire av. J.-C., à partir du règne d’Assurbanipal, la suprématie d’ Inanna, sous son nom akkadien Ishtar, était telle qu’elle prit même la prééminence sur le dieu national Assur.
L’origine étymologique du nom Inanna peut s’expliquer phonétiquement par les mots sumériens nin, ‘dame’, et an ‘ciel’, – « la Dame du Ciel ».
Pourtant, le nom d’Inanna n’est jamais écrit au moyen des signes cunéiformes qui représentent les mots nin, 𒊩𒌆 (SAL.TUG2), et an, 𒀭(AN). Le nom d’Inanna s’écrit à l’aide du seul idéogramme 𒈹, précédé du signe générique 𒀭qui était toujours accolé à Sumer aux noms des divinités pour désigner leur statut divin.
Le signe cunéiforme 𒈹 est en réalité la transposition, plus tardive, et ‘horizontale’, du symbole vertical de la déesse, qui figure une sorte de mât totémique dans les plus anciennes représentations de son nom :
Ce symbole représente de façon stylisée un mât décoré à son sommet d’une couronne tissée de roseaux, et enrubanné de banderoles. Ces mâts étaient placés de chaque côté de l’entrée des temples dédiés à Inanna, et marquaient la limite entre le profane et le sacré.
Chose curieuse, à peu près à la même époque, l’Égypte ancienne utilisait le hiéroglyphe nṯr pour signifier le mot ‘Dieu’, et ce hiéroglyphe symbolise graphiquement, lui aussi, un étendard de temple :
Ce hiéroglyphe dérive à l’évidence des diverses formes de mâts totémiques employés à proximité de l’entrée des temples égyptiens :
On peut supputer que le symbole sumérien d’Inanna et le hiéroglyphe égyptien nṯr proviennent de sources bien plus anciennes, non sans rapport avec le symbolisme immémorial des mâts chamaniques flottant des tissus, des feuillages ou des plumes, et dont on observe d’ailleurs encore l’usage de nos jours, de par le monde, en Asie, en Amérique, en Europe et en Afrique…
Il y a, me semble-t-il, dans cette convergence des symboles du divin, à Sumer, dans l’Égypte ancienne et jusque dans les chamanismes contemporains, la trace vivace d’un mode de représentation du divin, dont l’origine se confond avec les premières confrontations de HomoSapiens avec le ‘mystère’, dès les profondeurs du Paléolithique.
Les mâts arborant des couronnes de roseaux, des guirlandes ou des banderoles, ont symbolisé depuis des temps antiques la perception subliminale du Divin, dont ils révélaient la ‘présence’ par les souffles aériens dont ils étaient animés.
En akkadien, Inanna prit le nom sémitique d’Ishtar, dont on retrouve déjà la trace en Akkad, en Babylonie et en Assyrie, avant même le règne de Sargon d’Akkad, dit « Sargon le Grand » (-2300 av. J.-C.). Des spécialistes ont fait le lien entre le nom Ishtar et le nom d’un autre dieu sémitique, Attar, mentionné dans des inscriptions plus tardives à Ougarit, en Syrie, et dans le sud de l’Arabie.
Le fameux vase de la civilisation d’Uruk ( -4000 à -3100 av. J.C.), qui a été retrouvé parmi d’autres objets de culte de la période d’Uruk III, représente une colonne d’hommes nus, apportant des paniers, des vases et diverses vaisselles, ainsi qu’un bélier et des chèvres, à une figure féminine faisant face à un homme tenant une boite et une pile de bols, qui représentent aussi le signe cunéiforme EN, signifiant ‘grand prêtre’. La figure féminine, pour sa part, se tient à côté de deux symboles d’Inanna, deux mâts dotés de couronnes de roseaux.
Le centre principal du culte d’Inanna était le temple d’E-anna, à Uruk. E-anna signifie ‘la Maison du Ciel’, E- An, 𒂍𒀭.
Le culte d’Inanna fut observé sur une période de plus de quatre millénaires, d’abord à Uruk et à Sumer, puis à Babylone, à Akkad et en Assyrie, en tant que Ishtar, et en Phénicie, sous le nom d’Astarté, et enfin plus tard en Grèce, sous le nom d’Aphrodite, et à Rome, sous celui de Vénus…
Son influence déclina irrémédiablement entre les 1er et 5ème siècles de notre ère, suite à la progression du christianisme, mais elle était encore vénérée dans les communautés assyriennes de haute Mésopotamie jusqu’au 18ème siècle…
Dans de nombreux récits mythiques, Inanna est encline à s’attribuer les domaines de compétence des autres divinités, dérobant par exemple à Enki, le Dieu de la Sagesse, les ‘me’, c’est-à-dire l’ensemble des inventions et tous les acquis, abstraits et concrets, de la ‘civilisation’, comme on va le voir dans un instant, ou encore, délogeant le Dieu du Ciel, An, pour prendre sa place dans le temple d’E-anna, ou même exerçant une forme supérieure de justice divine, en détruisant le mont Ebih, pour n’avoir pas voulu, dans son arrogance de montagne sûre de sa force et de de sa pérennité, se prosterner à ses pieds…
Inanna n’était certes pas ressentie par les Mésopotamiens comme étant une déesse « Mère », une figure divine censée incarner la femme maternelle ou l’idée de maternité.
Alors qui était-elle ?
Pour en donner une première idée, il n’est pas inintéressant de revenir aux textes originaux.
Le texte Inanna et Enki publié dans le corpus des textes de la littérature sumérienne (ETCSL) collationné par l’université d’Oxfordi commence à décrire la personnalité d’Inanna par une allusion à la beauté de ses parties génitales:
« She put the šu-gura, the desert crown, on her head. …… when she went out to the shepherd, to the sheepfold, …… her genitals were remarkable. …… her genitals were remarkable. She praised herself, full of delight at her genitals, she praised herself, full of delight at her genitals »ii .
Ma traduction :
« Elle plaça la šu-gura, la couronne du désert sur sa tête … quand elle alla vers le berger, vers la bergerie … son sexe était remarquable… son sexe était remarquable. Elle se loua elle-même, remplie d’allégresse à la vue de son sexe, elle se loua, remplie d’allégresse à la vue de son sexe. »
Inanna n’a aucun complexe par rapport à son sexe. Elle l’exhibe fièrement et elle en revendique les désirs et les besoins de façon explicite :
« Inanna loue son sexe dans un chant : ‘Ce sexe, … comme une corne, … un grand char, un Bateau du Ciel amarré…, à moi, vêtu de beauté comme la lune nouvelle, cette terre à l’abandon dans le désert…, ce champ où se tiennent les canards, ce champ bien irrigué qui est à moi, mon propre sexe, celui d’une jeune fille, comme une colline ouverte et bien irriguée – qui en sera le laboureur ? Mon sexe, celui d’une femme, terre humide et bien irriguée, – Qui viendra y placer un taureau ?’ Madame, le roi viendra le labourer pour toi. Dumuzid le roi viendra le labourer pour toi. ‘Ô laboure mon sexe, homme de mon coeur !’ … elle baigna ses saintes hanches… son saint bassin… »iii
Un autre fragment du texte Inanna et Enki de l’ETCSL d’Oxford précise les intentions et les sentiments ambigus d’Inanna par rapport à Enki, qui se trouve être aussi son ‘père’:
« Moi, Inanna, j’entends aller en personne dans l’abzu [le grand abysse aquifère, souterrain, de Sumer, et domaine du Dieu Enki, Dieu de l’eau], et je plaiderai devant le Seigneur Enki. Comme l’huile douce du cèdre, qui parfumera (?) mon saint … Jamais je n’oublierai que j’ai été négligée par lui, lui qui a fait l’amour. »iv
Enki la reçoit d’ailleurs fort bien, et l’invite à boire de la bière. S’ensuit une partie improvisée de beuverie souterraine, entre le Dieu et la Déesse.
« Ainsi il advint que Enki et Inanna buvaient de la bière ensemble, dans l’abzu, prenant plaisir au goût de cette douce boisson. Des coupes de bronze aga furent remplies à ras bord, et les deux commencèrent une compétition, buvant des coupes de bronze de l’ Uraš. »v
Le but réel d’Inanna était de gagner cette compétition, de rendre Enki ivre et de le voir s’effondrer dans le sommeil éthylique, pour qu’elle puisse tout à loisir lui dérober les biens les plus précieux de la civilisation, les ‘me’. Les ‘me’, dont le signe cunéiforme 𒈨 allie la verticalité du don divin et l’horizontalité de son partage parmi les hommes, ces me sont fort nombreux. Le texte en donne un échantillon détaillé :
« La sainte Inanna reçut en partage l’héroïsme, la puissance, la méchanceté, le pillage des cités, l’expression des lamentations et des réjouissances, l’art du charpentier, celui du ferronnier, du scribe, du forgeron, du tanneur, du tisserand (…) et l a sainte Inanna reçut la sagesse, l’attention, les saints rites de purification, la maison du berger, les charbons ardents, les respect, l’admiration, le silence plein de vénération (…) l’allumage du feu et son extinction, le dur travail, l’assemblée familiale, les descendants (…) le conflit, le triomphe, le conseil, le réconfort, le jugement, la décision. »vi
Inanna récite à son tour en la récapitulant la liste entière de ces attributs obtenus par la ruse, et elle ajoute, pour faire bonne mesure :
« Il m’a donné la tromperie. Il m’a donné les territoires de la rébellion. Il m’a donné la bonté. Il m’a donné le nomadisme. Il m’a donné la sédentarité. »vii
Riche corbeille, conquise de haute lutte, après force gorgées de bière, pour une déesse ambitieuse, plongée dans les ténèbres de l’abzu…
A lire ces textes imprégnés d’une force jubilatoire, auxquels s’ajoute l’étonnante variété des matériaux archéologiques et documentaires concernant Inanna, on ne peut guère s’étonner de la multitude des interprétations que les chercheurs contemporains font à son propos.
Le grand spécialiste de Sumer, Samuel Noah Kramer, décrit Inanna, assez sobrement, comme « la Divinité de l’amour, – ambitieuse, agressive et exigeante »viii.
Thorkild Jacobsen, spécialiste des religions de la Mésopotamie, écrit : « On la trouve représentée dans tous les rôles qu’une femme peut remplir, excepté ceux qui nécessitent de la maturité et un sens des responsabilités : jamais elle n’est décrite comme une épouse et une aide, encore moins comme une mère »ix.
Sylvia Brinton-Perera précise : « Bien qu’elle ait deux fils et que les rois et le peuple de Sumer soient appelés sa progéniture, ce n’est pas une figure maternelle au sens où nous l’entendons. Comme la déesse Artémis, elle appartient à cette « région intermédiaire, à mi-chemin entre l’état de mère et celui de vierge, région pleine de joie de vivre et d’appétit pour le meurtre, la fécondité et l’animalité ». Elle représente la quintessence de la jeune fille dans ce qu’elle a de positif, vierge-putain sensuelle, féroce, dynamique, éternellement jeune (…). Elle n’est jamais ni une paisible femme au foyer ni une mère soumise à la loi du père. Elle garde son indépendance et son magnétisme, qu’elle soit amoureuse, jeune mariée ou veuve »x.
Tikva Frymer-Kensky adopte un point de vue aux perspectives résolument féministes et ‘genrées’, – sans craindre l’anachronisme, à plus de cinq millénaires de distance : « Inanna représente la femme non-domestiquée, elle incarne toute la crainte et la fascination qu’une telle femme suscite (…) Inanna est une femme dans une vie d’homme, ce qui la rend fondamentalement différente des autres femmes, et qui la place à la frontière qui marque les différences entre hommes et femmes. Inanna transcende les polarités de genre, on dit d’elle qu’elle transforme les hommes en femme et réciproquement. Le culte d’Inanna atteste du rôle qui était le sien en tant que celle qui brouille la frontière du genre (et qui, par conséquent, la protège).»xi
Johanna Stuckey. spécialiste des sciences religieuses et des « women’s studies », reprend ce point de vue et utilise comme Tikva Frymer-Kensky le même mot de ‘frontière’ pour décrire son ambivalence : « Inanna se trouve à la frontière de la pleine féminité (…) Inanna était une femme qui se comportait comme un homme et vivait, fondamentalement, la même existence que les jeunes hommes, exultant dans le combat et constamment à la recherche de nouvelles expériences sexuellesxii. Par ailleurs, les textes mésopotamiens se rapportent habituellement à elle comme étant ‘la femme’, et même quand elle ‘guerrière’ elle reste toujours ‘la femme’.»xiii
De tout cela se dégage une curieuse image, riche, complexe, transcendant toutes les normes, tous les clichés.
Inanna est unique et incomparable, elle est la « merveille de Sumer », elle est « la » Déesse par excellence, – l’un de ses symboles est la fameuse étoile à huit branchesxiv 𒀭, qui est censée figurer à l’origine l’étoile du matin et celle du soir, Vénus, mais qui finira par représenter dans la langue sumérienne le concept même de ‘divinité’.
Inanna est à la fois la fille du Dieu du Ciel, An, ou, selon d’autres traditions, celle du Dieu Lune, Nanna (ou Sin, en akkadien), la sœur du Dieu Soleil, Utu (ou Shamash en akkadien), et l’épouse fort ambiguë du Dieu ‘Fils de la Vie’ (Dumuzi, en akkadien Tammuz) qu’elle enverra à la mort à sa place, mais elle est surtout totalement libre, amoureuse et volage, agressive et sage, guerrière et bienfaitrice, provocante et cherchant la justice, prenant tous les risques, y compris celui de s’affronter à son père, le Dieu suprême, le Dieu du Ciel, An, pour prendre sa place. Elle est une Divinité féminine et inclassable, allant bien au-delà des schémas des sociétés patriarcales d’alors et d’aujourd’hui.
Elle est à la fois la déesse des prostituées et la déesse de la sexualité maritale, mais elle incarne surtout l’essence (divine) du désir à l’état pur, elle est la déesse de la passion qui entraîne sans frein à l’union sexuelle et à l’extase, détachée de tout lien avec quelque valeur socialement reconnue que ce soit.
Assez tardivement, au 17ème siècle av. J.-C., le roi babylonien Ammi-ditana composa un hymne célébrant Inanna/Ishtar, qui est l’un des plus beaux de toute la littérature de l’ancienne Mésopotamie :
« Célébrez la Déesse, la plus auguste des Déesses ! Honorée soit la Dame des peuples, la plus grande des dieux ! Célébrez Ishtar, la plus auguste des déesses, Honorée soit la Souveraine des femmes, la plus grande des dieux ! – Elle est joyeuse et revêtue d’amour. Pleine de séduction, de vénusté, de volupté ! Ishtar-joyeuse revêtue d’amour, Pleine de séduction, de vénusté, de volupté ! – Ses lèvres sont tout miel ! Sa bouche est vivante ! À Son aspect, la joie éclate ! Elle est majestueuse, tête couverte de joyaux : Splendides sont Ses formes ; Ses yeux, perçants et vigilants ! – C’est la déesse à qui l’on peut demander conseil Le sort de toutes choses, Elle le tient en mains ! De Sa contemplation naît l’allégresse, La joie de vivre, la gloire, la chance, le succès ! – Elle aime la bonne entente, l’amour mutuel, le bonheur, Elle détient la bienveillance ! La jeune fille qu’Elle appelle a trouvé en Elle une mère : Elle la désigne dans la foule, Elle articule son nom ! – Qui ? Qui donc peut égaler Sa grandeur ?xv
Le mythe le plus fameux qui a assis la réputation d’Inanna, jadis et aujourd’hui encore, est sans doute l’histoire de sa descente à Kur xvi, le domaine souterrain et ténébreux, le monde d’En-bas, pour tenter de prendre possession de ce royaume d’outre-tombe aux dépens de sa sœur aînée Ereshkigal. Nous en possédons deux versions, l’une sumérienne, l’autre akkadienne.
Voici le début de la version sumérienne :
« Un jour, du haut du ciel, elle voulut partir pour l’Enfer,
Du haut du ciel, la déesse voulut [partir] pour l’Enfer,
Du haut du ciel, Inanna voulut [partir pour l’Enfer].
Ma Dame quitta ciel et terre pour descendre au monde d’En-bas,
Inanna quitta ciel et terre pour descendre au monde d’En-bas.
Elle abandonna ses avantages pour descendre au monde d’En-bas !
Pour descendre au monde d’En-bas, elle quitta l’E-Anna d’Uruk (…)
Elle s’équipa des Sept Pouvoirs,
Après les avoir rassemblés et tenus en main
Et les avoir tous pris, au complet, pour partir !
Elle coiffa donc le Turban, Couronne-de-la-steppe ;
Se fixa au front les Accroche-cœur ;
Empoigna le Module de lazulite ;
S’ajusta au cou le Collier de lazulite ;
Disposa élégamment sur sa gorge les Perles-couplées ;
Se passa aux mains les Bracelets d’or ;
Tendit sur sa poitrine le Cache-seins [appelé] ‘Homme ! viens ! viens !’ ;
S’enveloppa le corps du pala, le Manteau royal,
Et maquilla ses yeux du Fard [appelé] ‘Qu’il vienne ! Qu’il vienne’. »xvii
La version akkadienne est beaucoup plus sombre, et Ishtar, bien moins coquette qu’Inanna…
« Au Pays-sans-retour, le domaine d’Ereshkigal,
Ishtar, la fille de Sin, décida de se rendre !
Elle décida de se rendre, la fille de Sin,
En la Demeure obscure, la résidence d’Irkalla,
En la Demeure d’où ne ressortent jamais ceux qui y sont entrés,
Par le chemin à l’aller sans retour,
En la Demeure où les arrivants sont privés de lumière,
Ne subsistant plus que d’humus, alimentés de terre,
Affalés dans les ténèbres, sans jamais voir le jour,
Revêtus, comme des oiseaux, d’un accoutrement de plumage,
Tandis que la poussière s’entasse sur verrous et vantaux.
Chez la divinité souveraine de l’Immense Terre, la déesse qui siège en l’Irkalla,
Chez Ereshkigal, souveraine de l’Immense Terre,
La déesse qui réside en l’Irkalla, en cette propre demeure d’Irkalla
D’où ne reviennent plus ceux qui s’y rendent,
Ce lieu où il n’y a de lumière pour personne,
Cet endroit où les morts sont couverts de poussière,
Cette demeure ténébreuse où les astres ne se lèvent jamais. »xviii
L’affaire tourna au désastre pour Inanna/Ishtar (au sens propre du mot désastre, la ‘chute de l’étoile’…). Ereshkigal prit fort mal l’initiative de sa sœur venue usurper son royaume.
« Lorsque Ereshkigal eut ouï cette adresse,
Son visage blêmit comme un rameau coupé de tamaris,
Et, tel un éclat de roseau, ses lèvres s’assombrirent !
Que me veut-elle ? Qu’a-t-elle encore imaginé ?
‘Je veux banqueter en personne en compagnie des Annunaki (Doit-elle se dire) ;
Suivant les injonctions d’Ereshkigal, Inanna/Ishatar est condamnée à mort par les sept dieux chthoniens, les Anunnaki. Elle est exécutée, et Ereshkigal fit pendre son cadavre à un clou.
Mais le Dieu Enki, Dieu de l’Eau, (en akkadien, Ea), se mobilise, et envoie à sa rescousse deux créatures présentées explicitement comme ‘inverties’, qui iront la chercher et la ressusciteront avec l’eau de la vie.
D’aucuns y ont vu l’occasion de faire une interprétation christique.
« L’âme, représentée par Inanna, paya son arrogance à prétendre conquérir le Monde-d’en-bas. Elle ‘mourut’ dans le monde matériel, représenté par le Monde d’En-Bas, mais fut purifiée et naquit à nouveau. Le kurgarra et le galaturra (…) correspondent à l’‛adjuvant’ (helper) gnostique, ou à l’‛appel’ envoyé par le Père (…) pour réveiller l’âme ‘endormie’. Ces adjuvants consolent Ereshkigal en pleine souffrance, laquelle, en réalité, est la face coupable d’Ishtar (= l’âme déchue) qui, à ce moment, gémit ‘comme une femme sur le point d’accoucher’. Un des adjuvants répand sur le corps « la plante qui donne la vie », et l’autre fait de même avec « l’eau qui donne la vie ». Le fait de répandre sur le corps d’Inanna l’eau de vie correspond au baptême qui, dans l’Exégèse de l’Âme, qui traite de l’Âme, est indispensable pour la renaissance et la purification de l’âme. (…) Inanna, l’âme impure, fut sauvée, et put retrouver son état originel, montrant ainsi aux autres la voie vers le salut. En d’autres mots, après avoir été « éveillée » par les « sauveteurs » (helpers), elle put commencer sa remontée graduelle de la mort vers la vie, de l’impureté à la pureté. Et cependant, son sauvetage et sa résurrection n’auraient pu avoir lieu sans un sauveur, quelqu’un qui puisse prendre sa place. C’est le devoir du bon berger/roi Dumuzi, le mari d’Inanna, de jouer le rôle de ce sauveur. D’après Parpola, le sacrifice de Dumuzi explique pourquoi le roi, le fils d’un dieu et donc dieu lui-même, devait mourir. Il fut envoyé sur terre pour être l’homme parfait, le berger, pour donner l’exemple à son peuple et le guider sur le droit chemin. Le roi, comme Dumuzi, mourut pour la rédemption des âmes innocentes, représentées par Inanna. Mais comme Inanna/Ishtar elle-même fut ressuscitée de la mort, son sauveur lui aussi, Dumuzi le roi et l’homme parfait, fut promis à la résurrection. »xx
Dans un prochain article, je me propose d’étudier plus à loisir la relation d’Inanna et de Dumuzi en développant cette allégorie, – élaborée à Sumer il y a plus de six mille ans, cette allégorie de l’âme déchue, voulant sortir de la mort et aspirant à la résurrection, en suppliant le Dieu sauveur, Dumuzi, 𒌉𒍣, le Dieu « fils de la Vie » (𒌉 du ou dumu, ‘fils’ et 𒍣 zi, ‘vie’ ou ‘esprit’) de se sacrifier pour elle…
iii « Inana praises … her genitals in song: « These genitals, …, like a horn, … a great waggon, this moored Boat of Heaven … of mine, clothed in beauty like the new crescent moon, this waste land abandoned in the desert …, this field of ducks where my ducks sit, this high well-watered field of mine: my own genitals, the maiden’s, a well-watered opened-up mound — who will be their ploughman? My genitals, the lady’s, the moist and well-watered ground — who will put an ox there? » « Lady, the king shall plough them for you; Dumuzid the king shall plough them for you. » « Plough in my genitals, man of my heart! »…bathed her holy hips, …holy …, the holy basin ».
iv« I, Inana, personally intend to go to the abzu, I shall utter a plea to Lord Enki. Like the sweet oil of the cedar, who will … for my holy … perfume? It shall never escape me that I have been neglected by him who has had sex. » Inanna and Enki. Segment B 1-5, http://etcsl.orinst.ox.ac.uk/cgi-bin/etcsl.cgi?text=t.1.3.1#
v« So it came about that Enki and Inana were drinking beer together in the abzu, and enjoying the taste of sweet wine. The bronze aga vessels were filled to the brim, and the two of them started a competition, drinking from the bronze vessels of Uraš. » Inanna and Enki. Segment C 27-30, http://etcsl.orinst.ox.ac.uk/cgi-bin/etcsl.cgi?text=t.1.3.1#
« I will give them to holy Inana, my daughter; may …not … » Holy Inana received heroism, power, wickedness, righteousness, the plundering of cities, making lamentations, rejoicing. « In the name of my power, in the name of my abzu, I will give them to holy Inana, my daughter; may …not … »
Holy Inana received deceit, the rebel lands, kindness, being on the move, being sedentary. « In the name of my power, in the name of my abzu, I will give them to holy Inana, my daughter; may …not … »
Holy Inana received the craft of the carpenter, the craft of the coppersmith, the craft of the scribe, the craft of the smith, the craft of the leather-worker, the craft of the fuller, the craft of the builder, the craft of the reed-worker. « In the name of my power, in the name of my abzu, I will give them to holy Inana, my daughter; may …… not ……. »
Holy Inana received wisdom, attentiveness, holy purification rites, the shepherd’s hut, piling up glowing charcoals, the sheepfold, respect, awe, reverent silence. « In the name of my power, in the name of my abzu, I will give them to holy Inana, my daughter; may …… not ……. »
Holy Inana received the bitter-toothed (?) ……, the kindling of fire, the extinguishing of fire, hard work, ……, the assembled family, descendants. « In the name of my power, in the name of my abzu, I will give them to holy Inana, my daughter; may …… not ……. »
Holy Inana received strife, triumph, counselling, comforting, judging, decision-making. « In the name of my power, in the name of my abzu, I will give them to holy Inana, my daughter; may …… not ……. » Holy Inana received ……, »
viiInanna and Enki. Segment E 5-9, http://etcsl.orinst.ox.ac.uk/cgi-bin/etcsl.cgi?text=t.1.3.1# « He has given me deceit. He has given me the rebel lands. He has given me kindness. He has given me being on the move. He has given me being sedentary. »
viii Kramer, Samuel N. The Sumerians: Their History, Culture, and Character. University of Chicago, 1963, p.153
ixThorkild Jacobsen.The Treasures of Darkness: A History of Mesopotamian Religion, 1976, p.141 , cité par F. Vandendorpe, Inanna : analyse de l’efficacité symbolique du mythe, Univ. de Louvain 2010
xSylvia Brinton Perera,Retour vers la déesse, Ed.Séveyrat, 1990, p. 30, cité par F. Vandendorpe, Inanna : analyse de l’efficacité symbolique du mythe. Univ. de Louvain 2010
xiFrymer-Kensky,Tikva. In the Wake of the Goddesses: Women, Culture and the Biblical Transformation of Pagan Myth. NY, Free Press, 1992, p.25
xiiFrymer-Kensky,Tikva. In the Wake of the Goddesses: Women, Culture and the Biblical Transformation of Pagan Myth. NY, Free Press, 1992, p.29
xiii Johanna Stuckey, Inanna, Goddess of Infinite Variety, Samhain, 2004, Vol 4-1
xivNotons que cette étoile d’Inanna est parfois représentée avec seulement six branches, préfigurant ainsi, de plus deux millénaires, le symbole juif, le ‘Magen David’ ou ‘étoile de David’ qui s’est imposé tardivement comme symbole du mouvement sioniste à la fin du 19ème siècle de notre ère.
xvHymne d’Ammi-ditana de Babylone à Ishtar, traduction de J. Bottéro, La plus vieille religion du monde , en Mésopotamie, Paris, 1998, p.282-285
xviLe monde d’En-bas mésopotamien avait plusieurs noms sumériens : Kur, Irkalla, Kukku, Arali, Kigal et en akkadien, Erṣetu.
xvii Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer. Lorsque les dieux faisaient l’homme: mythologie mésopotamienne. Gallimard, 1989, p.276-277
xviii Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer. Lorsque les dieux faisaient l’homme: mythologie mésopotamienne. Gallimard, 1989, p.319-325
xix Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer. Lorsque les dieux faisaient l’homme: mythologie mésopotamienne. Gallimard, 1989, p.320
xx Pirjo Lapinkivi, The Sumerian Sacred Marriage in the Light of Comparative Evidence, State Archives of Assyria Studies XV, Helsinki, University Press, 2004, p.192. Texte cité par F. Vandendorpe, Inanna : analyse de l’efficacité symbolique du mythe. Univ. de Louvain 2010
Le mot hébreu נִיצוֹץ, nitsots, « étincelle », n’est employé qu’une seule fois dans la Bible hébraïque, par le prophète Isaïe, – avec un sens figuré d’évanescence, de fugacité.
« L’homme puissant deviendra de l’étoupe, son œuvre une étincelle, et tous deux brûleront ensemble, sans que personne vienne éteindre. »i
Sous une autre forme, verbale, (נֹצְצִם, notstsim, « ils étincelaient »), le verbe-racine natsats est aussi employé une seule fois par le prophète Ézéchiel ii
Deux hapax, l’un pour le nom « étincelle » et l’autre pour le verbe « étinceler ».
Mots rares, donc.
Cependant, dans la version grecque de la Bible hébraïque, appelée la ‘Septante’, parce qu’elle fut traduite par soixante dix rabbins à Alexandrie au 3ème siècle av. J.-C., le mot σπινθὴρ, spinther, « étincelle » en grec, est employé trois fois dans le Livre de la Sagesse (dite « de Salomon »), et trois fois dans l’Ecclésiastique (attribué au ‘Siracide’).
Mais ces deux Livres sont considérés aujourd’hui comme apocryphes par les Juifs, et donc non canoniques. En revanche ils sont conservés canoniquement par les Catholiques et les Orthodoxes.
Cela n’enlève rien à leur valeur intrinsèque, à leur souffle poétique, non dénué de pessimisme.
« Nous sommes nés du hasard, après quoi nous serons comme si nous n’avions pas existé. C’est une fumée que le souffle de nos narines, et la pensée, une étincelle qui jaillit au battement de notre cœuriii; qu’elle s’éteigne, le corps s’en ira en cendre et l’esprit se dispersera comme l’air inconsistant. »iv
Le logos n’est ici qu’une « étincelle ». Là encore apparaît l’idée de fugacité, de brièveté impalpable.
Les autres emplois du mot étincelle dans la Sagesse et dans l’Ecclésiastique se partagent entre acceptions au sens propre et au sens figuré v.
Significativement, un verset de l’Ecclésiastique semble inviter, précisément, à la contemplation de la fugacité étincelante, vite noyée dans le néant : « Comme une étincelle qu’on pourrait contempler »vi.
Le mot grec spinther, « étincelle », est utilisé par Homère dans une acception proche de celle employée par Ézéchiel, puisque elle est associée à la représentation de la Divinité : « La déesse est semblable à un astre brillant qui (…) fait jaillir autour de lui mille étincelles (πολλοὶ σπινθῆρες) »vii.
Du mot spinther dérive le mot spintharis, qui est un nom d’oiseau (similaire au mot latin spinturnix). Pierre Chantraine suggère que c’est « peut-être à cause de ses yeux »viii.
Les yeux de certains oiseaux (de proie) ne font-ils pas des étincelles dans la nuit ?
De façon analogue, le mot hébreu nitsots, « étincelle », est aussi un nom d’oiseau désignant un rapace, le faucon ou l’aigle.
L’analogie se justifie peut-être à cause du scintillement des yeux dans la nuit, mais on peut opter aussi pour l’analogie de l’envol des étincelles et des oiseaux…
La racine verbale de nitsots est נָצַץ, natsats, « briller, étinceler ». Natsats est employé par Ezéchiel pour décrire l’aspect de quatre « apparitions divines » (מַרְאוֹת אֱלֹהִים , mar’ot Elohim) qu’Ezéchiel appelle les quatre « Vivants » ( חַיּוֹת , Ḥaïot). Les quatre Vivants avaient chacun quatre visages (panim), «et ils étincelaient (notstsim) comme l’apparence de l’étain poli ».ix
La racine verbale נָצַץ natsats est fort proche étymologiquement d’une autre racine verbale, נוּץ, nouts, « fleurir, pousser », et de נָצָה, natsah, « s’envoler , s’enfuir». D’ailleurs un même substantif, נֵץ, nets, signifie à la fois « fleur » et « épervier », comme si ce groupe sémantique rapprochait les notions d’étincelle, de floraison, de pousse, d’envol. S’y ajoutent les notions de dispersion, de dévastation, et métaphoriquement, de fuite et d’exil, portées par le champ lexical du verbe natsah, par exemple dans les versets « tes villes seront dévastées » (Jr 4,7) et « ils se sont enfuis, ils se sont dispersés en exil » (Lam 4,15) .
L’étincelle est donc associée à des idées de brillance, de floraison, mais aussi de jaillissement, d’envol, de fuite, de dispersion, de dévastation et même d’exil.
Métaphoriquement, les valeurs associées vont du négatif (fugacité, inanité de l’étincelle) au très positif (les apparitions divines « étincelantes »).
C’est peut-être cette richesse et cette ambivalence des mots nitsots,natsats et natsah qui a incité Isaac Louria à choisir l’étincelle comme métaphore de l’âme humaine.
Ainsi que l’explique Marc-Alain Ouaknin, « Rabbi Isaac Louria enseigne que l’âme [d’Adam] est composée de 613 parties : chacune de ces parties est composée à son tour de 613 parties ou ‘racines’ (chorech) ; chacune de ces ‘racines’ dites majeures se subdivise en un certain nombre de ‘racines’ mineures ou ‘étincelles’ (nitsotsot). Chacune de ces ‘étincelles’ est une âme individuelle sainte. »x
Mais le processus de subdivision et d’individuation dont on vient d’énoncer trois étapes ne s’arrête pas là.
« Chaque ‘étincelle individuelle’ est divisée en trois niveaux : nefech, rouah, nechama, et chaque niveau comprend 613 parties. (…) La tâche de l’homme est d’atteindre la perfection de son ‘étincelle individuelle’ à tous les niveaux. »xi
De plus, Isaac Louria met en scène une vaste perspective eschatologique, où le lien entre l’étincelle et l’exil, dont on a déjà souligné la parenté étymologique, est particulièrement mis en avant, du point de vue de la cabale lourianique.
« Louria propose en effet un système explicatif – une thèse philosophico-mystique du processus historique (…) L’homme responsable de l’Histoire est encore à entendre dans son son sens collectif. Le peuple d’Israël tout entier est revêtu d’une fonction propre. Il doit préparer le monde du Tiqoun, ramener chaque chose à sa place ; il a le devoir de rassembler, de recueillir les étincelles dispersées aux quatre coins du monde.
Par conséquent, il doit lui-même, le peuple, être en exil aux quatre extrémités de la terre. L’Exil n’est pas seulement un hasard, mais une mission qui a pour but la réparation et le ‘tri’ (…) Les enfants d’Israël sont complètement engagés dans le processus de l’ ‘élévation des étincelles’. »xii
On aimerait imaginer que non seulement Israël, mais aussi tous les autres « vivants », tous ceux qui possèdent une ‘âme’, une ‘étincelle’ divine, ont vocation à s’élever, à s’envoler, et à se rassembler au sein de l’immense soleil divin, qui en représente l’origine et la fin, et surtout aussi la brûlure lumineuse, – la fleur éternelle et fugace.
v « Ils brilleront comme des étincelles qui courent à travers les roseaux. » (Sag 3,7). « Lançant de leurs yeux de terribles étincelles » (Sag 11,18). « Une étincelle allume un grand brasier » (Sir 11,32). « Souffle sur une braise, elle s’enflamme, crache dessus, elle s’éteint ; l’un comme l’autre vient de ta bouche ». (Sir 28,12) « Comme une étincelle qu’on pourrait contempler » (Sir 42,22)
xMarc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum. Introduction à la méditation hébraïque. Albin Michel. Paris, 1992, p.37
xiIbid. p. 39. Il est à noter que la récurrence du nombre 613 dans ces processus de division n’est sans doute pas sans rapport avec les 613 commandements (négatifs et positifs) contenus dans la Torah.
Il fut un temps où l’idée d’un Dieu suprême finit par impliquer logiquement son unicité, parmi les nations diverses. C’est ainsi que le Dieu suprême de l’Égypte, Amon, fusionna dans la conscience des peuples d’Europe et d’Asie mineure avec le Dieu grec Zeus. Les Grecs lui donnèrent le nom syncrétiste de Zeus-Ammon (Άμμωνα Δία / Ámmôna Día).
Des écrits anciens rapportent qu’un petit peuple de prêtres (de cet Ammon) s’établit, bien avant les temps historiques, sur les rives du Pont-Euxin (Mer Noire), et y fonda une colonie portant fièrement le nom de « Nome d’Ammon ». Hérodote et Pline les localisent assez précisément dans le Palus Méotide, dans les zones marécageuses à proximité de la Mer d’Azov, et sur les bords du fleuve Kouban, lequel prend sa source dans le Caucase, au pied du mont Elbrouz, le plus haut sommet d’Europe.
Hellanicus dit aussi qu’ils habitaient au-delà des monts Riphées, c’est-à-dire dans le Caucase, et qu’ils étaient une nation pieuse.
A.C. Moreau de Jonnèsi rapporte que Pline y a fait allusion en en parlant comme d’un peuple ‘céleste’, Ætheria gens, appelé aussi Atlantes. Orphée les a évoqués quand il cite la sagesse des Macrobes, qui habitent près des Cimmériens. Selon Onomacrite, ils étaient vertueux, se nourrissaient de plantes, et vivaient d’une fort longue vie, pouvant atteindre mille ans. Leur mort subvenait dans un sommeil tranquille.
Les peuples vivant aux alentours, et jusqu’en Grèce, les appelèrent les Hyperboréens, nom qui devait connaître une grande fortune. Hérodote, qui emploie ce nom, souligne que les Hyperboréens sont pacifiques, isolés au milieu d’une multitude de nations belliqueusesii.
De la Grèce jusqu’au Pont-Euxin, de nombreux peuples entretenaient des rapports religieux (et philosophiques) avec les Hyperboréens. Ils leur devaient le nom de leurs divinités, la science des oracles et des mystères. « Tout ce qu’il y eut de sacré en Grèce venait de ce peuple qui se disait issu de la race des vieux Titansiii, et qui existait encore du temps d’Hécatée. »iv
Moreau de Jonnès déduit de ces indices que « ce n’est donc point en Égypte que les Grecs avaient appris à connaître les dieux des Égyptiens, et on peut en conclure que ces premiers princes à qui les Athéniens durent leur éducation sociale et religieuse, Cécrops, Erichthon, Erechthée, s’étaient détachés du nome sacré pour venir s’établir sur le littoral sud de la Tauride. »v
La réputation des Hyperboréens était immense dans l’Antiquité, pour leur magistère moral. « Ce peuple est savant, il possède la sagesse et sait prédire l’avenir. L’on reconnaît les principaux caractères du druidisme dans cette science des choses futures, dans le droit d’asile et l’habitation au fond des forêts.»vi
Les Hyperboréens envoyaient des offrandes au Dieu en les faisant passer de peuples en peuples, qui les transmettaient fidèlement jusqu’au temple de Délos …
« Les Déliens racontent que les offrandes des Hyperboréens leur venaient enveloppées dans de la paille de froment. Elles passaient chez les Scythes : transmises ensuite de peuple en peuple, elles étaient portées le plus loin possible vers l’occident, jusqu’à la mer Adriatique. De là, on les envoyait du côté du midi. Les Dodonéens étaient les premiers Grecs qui les recevaient. Elles descendaient de Dodone jusqu’au golfe Maliaque, d’où elles passaient en Eubée, et, de ville en ville, jusqu’à Caryste. De là, sans toucher à Andros, les Carystiens les portaient à Ténos, et les Téniens à Délos. Si l’on en croit les Déliens, ces offrandes parviennent de cette manière dans leur île. »vii
De cette estime, de cette réputation et de cette reconnaissance universelle, Alexandre César Moreau de Jonnès va jusqu’à supputer que « les mythes fondamentaux du druidisme émanèrent jadis des enseignements que les Scythes, pères des Kimris et des Germains, avaient reçu du nome égyptien aux bords de la Mer Noire »viii.
Quelle sacrée effusion du sacré, du Caucase à l’Europe du Nord !
Ce qui est certain c’est que le nom même du « nome » d’Ammon, le nom noum, a bénéficié d’une diffusion quasi-universelle. Noum a signifié la ‘loi’ (divine), et cela sur un territoire immense, allant de l’Europe du Nord à la Sibérie, de la Mongolie à la Perse, de la Chaldée à l’Arabie…
« Dans tout le nord de l’Asie, en Chine et dans la Tartarie, namoun signifie loi. Noum chez les Chaldéens, nomos parmi les Grecs a le même sens ; les Sibériens, dit Klaproth, adorent un dieu Noum. Les Parses, selon l’Avesta, durent leur civilisation à Anhouma. Les Romains personnifient de même la loi dans Numa, le second de leurs rois mythiques, et chez eux, de ce même vocable, se sont formés les termes exprimant les premières notions nécessaires à toute société policée : numen, nomen, numerus. »ix
Si l’on partage la première partie de l’opinion de Moreau de Jonnès à propos de la diffusion du concept de noum, en revanche sur son dernier point (le rapprochement de noum avec numen, nomen, et numerus), il se peut qu’il ait ici commis une catachrèse malencontreuse, bien qu’on partage aussi son enthousiasme pour les allitérations, les polyptotes ou les homéotéleutes…
Certes, l’adage romain ‘nomen est numen’ est dans toutes les têtes.
Mais ce célèbre jeu de mots n’est pas une preuve de parenté étymologique. Il témoigne plutôt du contraire, puisqu’il ne pouvait certes pas passer pour une simple tautologie pour les locuteurs latins, faute de perdre tout son sel…
Quelques recherches étymologiques peuvent éclairer ce point délicat.
Nomen vient d’une très ancienne racine indo-européenne, attestée en sanskrit, नामन् nāman, ‘nom, appellation’.
Numen vient du verbe latin nuo, ‘faire un signe de tête’, lui-même dérivé de la racine sanskrite नम् nam-, ‘pencher, incliner, courber ; saluer, honorer, rendre hommage’. Il existe sans doute un rapport entre ces deux racines sanskrites nam– et nāman, mais rien qui atteste un rapport avec noum…
Numerus vient du grec νέμω, nemo, ‘attribuer, répartir, distribuer’ selon le dictionnaire étymologique d’Arnout/Meillet. Des trois mots cités, c’est le seul qui semble avoir un réel rapport avec noum et nomos, ‘loi’.
Le mot nemo est particulièrement riche de résonancesx. Nemo peut décrire l’action de ‘faire paître’ (utiliser la part attribuée à la pâture), mais il peut aussi signifier ‘croire, reconnaître pour vrai’ (c’est-à-dire conforme à la vérité reconnue de tous). Parmi les nombreux mots qui en sont dérivés, on peut citer nomeus ‘pâtre’, nomas (gén. nomados), ‘bergers, nomades’, nomos ‘usage, loi’, nemesis ‘distribution, partage’, nomisma, ‘monnaie, nomizo ‘reconnaître pour vrai, croire’. Comme nom propre il désigne les Numides.
Emile Benveniste note pour sa part que la racine *nem– trouve un correspondant avec le gotique niman, ‘prendre’, au sens de ‘recevoir légalement’xi, et l’allemand nehmen. Il conclut à l’existence d’une racine germanique nem– qui rejoint le groupe abondant des formes indo-européennes de *nem-.
Cependant, fort malheureusement pour la thèse noum/nomen/numen/numerus de Moreau de Jonnès que nous citions plus haut, Chantaine remet en cause le lien étymologique entre numerus et nemo. « On est tenté de faire entrer dans la famille de nemo le latin numerus, ce qui reste douteux. xii»
On conclura ici que ni le ‘nom’ (nomen), ni le ‘numineux’ (numen), ni le ‘nombre’ (numerus), n’ont quelque lien avec noum et le nomos.
Il y a de fortes raisons de supposer, en revanche, que noum se rattache, ainsi que nomos, à un groupe très riche de formes indo-européennes venant de la racine *nem-.
De fait, il est même permis de supposer un usage bien plus universel de ces mots, touchant à des sphères linguistiques plus larges encore, si l’on tient compte des remarques de Jean-Pierre Abel-Rémusat, qui fut le premier titulaire de la chaire de langues et littératures chinoises et tartares-mandchoues du Collège de France:
« Nomoun, mot récemment adopté pour rendre le 經 jīng des Chinois, terme qui signifie ‘doctrine certaine, constante, livre classique’, est dérivé du mot Mongol et Ouïgour noum, qui a le même sens. Le grec νόμος, nomos, d’où s’est formé en chaldéen נמסא, en arabe ناموس (namous) et en syriaque ܢܰܡܳܘܣܰ (namous) paroît être la racine de ces mots Tartares qui ont gardé la signification primitive. Il y a sûrement quelque confusion dans le récit que fait Aboulfaradjexiii d’une controverse ordonnée par Tchinggis-Khan, entre les prêtres idolâtres des Ouïgours nommés Kami, et ceux du Khatai qui, dit-il, avoient apporté avec eux le livre de leur loi qu’ils nommoient Noum. Suivant toute apparence, l’auteur Syrien attribue aux Khitayens ou Chinois ce qui appartenoit aux Ouïgours. De tels mots sont de ceux qu’il est naturel qu’une nation emprunte de celle dont elle reçoit son écriture et ses livres.»xiv
Revenons aux Hyperboréens, inventeurs du noum, et sans doute, par là même, les penseurs et les philosophes de la religion les plus anciens dont on ait aujourd’hui la trace en Europe et en Asie mineure…
Leur réputation morale et philosophique fut telle que leur nom d’hyperboréen fut emprunté et revendiqué, beaucoup plus tard, par un groupe de penseurs, de mages et de chamans eux-mêmes bien antérieurs à Socrate et même au premier des présocratiques (Thalès) : Aristée de Proconnèse (vers 600 av. J.-C.), Épiménide de Crète (vers 595 av. J.-C.), Phérécyde de Syros (vers 550 av. J.-C.), Abaris le Scythe (vers 540 av. J.-C.), Hermotime de Clazomènes (vers 500 av. J.-C.). Ils formaient une école « hyperboréenne » ou « apollinienne », qui anticipait le pythagorisme.
Selon Wikipedia, Apollonios Dyscole (vers 130) a écrit « À Épiménide, Aristée, Hermotime, Abaris et Phérécyde a succédé Pythagore (…) qui ne voulut jamais renoncer à l’art de faiseur de miracles. »xv
Nicomaque de Gérase (vers 180) déclare : « Marchant sur les traces de Pythagore, Empédocle d’Agrigente, Épiménide le Crétois et Abaris l’Hyperboréen accomplirent souvent des miracles semblables. »
Walter Burkert énumère comme « faiseurs de miracles » : Aristée, Abaris, Épiménide, Hermotime, Phormio, Léonymos, Stésichore, Empédocle, Zalmoxis.xviii
Ces nouveaux ‘hyperboréens’ étaient à la fois des chamans, des penseurs et des philosophes.
Selon Giorgio Colli, cité par Wikipédia, Abaris et Aristée, c’est « le délire d’Apollon à l’ouvrage. L’extase apollinienne est un sortir hors de soi : l’âme abandonne le corps et, libérée, elle se transporte au dehors. Cela est attesté par Aristée, et on dit de son âme qu’elle ‘volait’xix . À Abaris, en revanche, on attribue la flèche, symbole transparent d’Apollon, et Platon fait allusion à ses sortilèges. Il est permis de conjecturer qu’ils ont réellement vécu. (…) Ce que relate Hérodote à propos de la transformation d’Aristée en corbeau est aussi digne d’intérêt : le vol est un symbole apollinien. (…) D’autres renseignements sur Épiménide en donnent une représentation chamanique qui est à mettre en relation avec Apollon Hyperborée. Dans ce cadre prennent place sa vie ascétique, sa diète végétarienne, voire son fabuleux détachement vis-à-vis de la nécessité de se nourrir. (…) C’est chez Épiménide que l’on peut saisir pour la première fois les deux aspects de la sagesse individuelle archaïque de source apollinienne : l’extase divinatoire et l’interprétation directe de la parole oraculaire du dieuxx. Le premier aspect est déjà repérable chez Abaris et Aristée. (…) Phérécyde de Syros se présente à première vue comme un personnage apollinien. En effet, de Phérécyde est attestée l’excellence dans la divination, et Aristote lui-mêmexxi lui attribue une pratique miraculeuse de la magie, qualité récurrente dans le chamanisme hyperboréen. »xxii
Aristote classe Phérécyde de Syros comme proches des Magesxxiii.
Selon Élien, vers 530 av. J.-C., « les habitants de Crotone ont appelé Pythagore Apollon Hyperboréenxxiv. »
Enfin, beaucoup plus proche de nous, et combien inactuelle, l’idée hyperboréenne revient dans la modernité avec Nietzsche :
« Regardons-nous en face. Nous sommes des hyperboréens, — nous savons assez combien nous vivons à l’écart. ‘Ni par terre, ni par mer, tu ne trouveras le chemin qui mène chez les Hyperboréens’ : Pindare l’a déjà dit de nous. Par delà le Nord, les glaces et la mort — notre vie, notre bonheur… Nous avons découvert le bonheur, nous en savons le chemin, nous avons trouvé l’issue à travers des milliers d’années de labyrinthe. Qui donc d’autre l’aurait trouvé ? — L’homme moderne peut-être ? — ‘Je ne sais ni entrer ni sortir ; je suis tout ce qui ne sait ni entrer ni sortir’ — soupire l’homme moderne… Nous sommes malades de cette modernité malades de cette paix malsaine, de cette lâche compromission, de toute cette vertueuse malpropreté du moderne oui et non. Cette tolérance et cette largeurdu cœur, (…) est pour nous quelque chose comme un sirocco. Plutôt vivre parmi les glaces.»xxv
Vivre parmi les glaces, dans la chaleur des Hyperboréens…
iAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.134
iiHérodote note la nature pacifique des Hyperboréens : « Aristée de Proconnèse, fils de Caystrobius, écrit dans son poème épique qu’inspiré par Phébus, il alla jusque chez les Issédons ; qu’au-dessus de ces peuples on trouve les Arimaspes, qui n’ont qu’un œil ; qu’au delà sont les Gryplions, qui gardent l’or ; que plus loin encore demeurent les Hyperboréens, qui s’étendent vers la mer; que toutes ces nations, excepté les Hyperboréens, font continuellement la guerre à leurs voisins, à commencer par les Arimaspes ; que les Issédons ont été chassés de leur pays par les Arimaspes, les Scythes par les Issédons; et les Cimmériens, qui habitaient les côtes de la mer au midi, l’ont été par les Scythes. Ainsi Aristée ne s’accorde pas même avec les Scythes sur cette contrée. » Hérodote, Histoire, Trad. du grec par Larcher avec des notes de Bochard, Wesseling, Scaliger.. [et al.] Paris. Charpentier, 1850. Livre IV, XIII
iiiPindare, Olymp., schol. III, 28 cité par Alexandre César Moreau de Jonnès, in op. cit.
ivAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.135
xxiAristote, Sur les Pythagoriciens, fragment 1, trad. an. : The Complete Works of Aristotle, J. Barnes édi., Princeton University Press, 1984, p. 2441-2446.
xxiiGiorgio Colli, La sagesse grecque (1977-1978), trad., Éditions de l’Éclat, t. I : Dionysos. Apollon. Éleusis. Musée. Hyperboréens. Énigme, 1990, p. 46, 427 ; t. II : Épiménide. Phérécyde. Thalès. Anaximandre. Anaximène. Onomacrite, 1991, p. 15, 264, 19.
En bordure du Fayoum, la pyramide de Hawara passe pour le chef d’œuvre architectural du Moyen Empire. Bâtie de briques recouvertes d’un parement de calcaire, elle forme aujourd’hui encore un monceau massif, célant en son sein un imposant caveau funéraire composé d’énormes blocs de quartzite blanc. Elle était côtoyée jadis par un immense temple funéraire, plus vaste que la pyramide elle-même, mais aujourd’hui presque entièrement disparu. Célèbre dans l’antiquité, décrit avec admiration par Hérodote et Strabon, ce complexe unique en son genre comprenait douze cours entourées de nombreuses salles, servies par des galeries et des déambulatoires. Bien avant l’époque d’Hérodote (5ème siècle av. J.-C.), ce lieu était déjà réputé être « le Labyrinthe » de l’Égypte. Les visiteurs grecs voyaient en effet dans sa complexité architecturale une ressemblance supposée avec un autre « Labyrinthe » célèbre, celui de Knossos en Crète, qui possédait indubitablement la précellence temporelle sur celui de Hawarai.
Compte tenu des nombreux échanges avérés entre l’Égypte et la Crète, depuis une haute époque, il est possible d’avancer que l’idée d’un complexe architectural ‘labyrinthique’ ayant une fonction religieuse ou cultuelle a pu être importée en l’occurrence de Crète en Égypte, pour faire un magnifique pendant au non moins magnifique tombeau pyramidal de Hawara.
Quoi qu’il en soit, ce qui est sûr, c’est que l’idée ‘labyrinthique’ a été mise en scène avec grandeur, à la fois à Knossos et à Hawara, dans un contexte fortement marqué par la pratique respective des religions minoenne-mycénienne d’une part et égyptienne d’autre part.
Il est également sûr, mais aussi particulièrement excitant par les perspectives ainsi ouvertes, que le mot ‘labyrinthe’, λαϐύρινθος, n’est certes pas un mot égyptien, mais n’est absolument pas non plus un mot grec. Le mot ‘labyrinthe’ a en réalité une origine pré-hellénique, puisqu’il est avéré que ce mot signifie en carien, langue indo-européenne d’Asie mineure, ‘le lieu de la double hache’.
Puisque c’est le nom de la ‘double hache’ qui désigne nommément le ‘labyrinthe’, il est permis de se demander ce que représente réellement cette ‘double hache’, laquelle a donné son nom (carien) à deux des plus prestigieuses constructions architecturales des brillantes civilisations minoennes et égyptiennes.
La double hache était en fait un symbole du divin, répandu dans toute l’Asie mineure, depuis une époque reculée. Plutarque nous apprend que le Dieu suprême, Zeus, était représenté emblématiquement, en Anatolie, sous la forme de la ‘double hache’, et qu’il y était appelé Zeus Labradeus (Ζεύς λαϐραδευς), nom formé à partir du mot carien λάϐρυς, ‘hache’.
Cette opinion a depuis été confirmée par la science moderne :
« Presque tous les savants adoptent l’opinion que la double hache est le fétiche ou le symbole d’une divinité (…) La double hache est considérée comme représentant le Dieu-Ciel (the Sky-God), (…) le Zeus Stratios de Labranda en Carie, le dieu Sandan à Tarse, et d’autres dieux plus tardifs. Et pendant la période de l’apogée de la civilisation minoenne, le dieu Teshub des Hittites portait la double hache dans une main et l’éclair dans l’autre. Il pourrait bien être le prototype des dieux que l’on vient de citer. On touche ici la question importante de la connexion entre la religion minoenne et celle d’Asie mineure.»ii
On l’a déjà dit, le mot λάϐρυς n’est pas grec, et le mot labyrinthe qui en découle n’est pas grec non plus, mais bien carien. Le fil d’Ariane étymologique nous emmène donc hors des labyrinthes d’Égypte et de Crète et nous fait prendre pied en Asie mineure…
« Le philologue allemand Kretschmer a montré que le groupe de langues ‘asiatiques’, non-aryennes, auquel appartiennent certainement le lycien et le carien, s’est étendu vers la Grèce et l’Italie avant que les Grecs aryens ne pénètrent l’Hellas. Ces langues ont laissé des traces dans les noms de lieux et dans la langue grecque elle-même. Avant que les ‘vrais’ Hellènes atteignent la Crète, un dialecte asiatique devait y être parlé, et c’est à cette langue que le mot ‘labyrinthe’ devait originellement appartenir. Le labyrinthe originel fut bâti dans le territoire de Knossos. Le palais de Knossos était indubitablement le siège d’une religion célébrant un Dieu dont l’emblème était la double hache. C’était le ‘Lieu de la Double Hache’ de Knossos, le ‘Labyrinthe’ de Crète. »iii
Le mot labyrinthe ne dénote donc rien d’objectivement architectural mais renvoie seulement à l’idée de la ‘double hache’, qui est elle-même l’emblème cultuel de la Divinité suprême. Pourquoi cette arme a-t-elle reçu l’honneur de symboliser la Déité suprême, non seulement dans la Crète minoenne, mais dans d’autres régions d’Anatolie et d’Asie mineure, dont la Carie et la Lycie ?
Est-ce pour son symbolisme guerrier, qui pourrait convenir à un Dieu Tout-Puissant, Seigneur des armées célestes, ou est-ce encore pour un éventuel symbolisme renvoyant à la foudre d’un dieu de l’atmosphère ?
Selon l’avis des spécialistes, il est beaucoup plus vraisemblable que la double hache doit son élévation emblématique à son rôle sacrificiel. La double hache est le symbole du pouvoir de tuer la victime destinée au Dieu. Il est en effet avéré que la double hache servait à l’immolation des taureaux ou des boeufs, lors des sacrifices considérés comme les plus importants, les plus ‘nobles’.
Walter Burkert donne une description saisissante de tels sacrifices :
« La représentation la plus détaillée d’un sacrifice provient du sarcophage d’Ayia Triada. Une double hache, sur laquelle s’est posé un oiseau, est dressée près d’un sanctuaire à l’arbre. Face à la hache s’élève un autel qu’une prêtresse, rituellement revêtue d’une peau d’animal, touche des deux mains, comme pour le bénir. Un peu plus haut, on voit un vase à libations et un panier rempli de fruits ou de pains, à savoir des offrandes préparatoires qu’on apporte à l’autel. Derrière la prêtresse, sur une table de bois, gît un bœuf à peine sacrifié, dont le sang s’écoule de la gorge dans un vase. Un joueur de flûte accompagne la scène de son instrument aigu. A sa suite approche une procession formée de cinq femmes affectant une attitude rituelle. Presque tous les éléments du sacrifice grec semblent ici déjà présents : procession (pompê), autel, offrandes préparatoires, accompagnement de flûte, collecte du sang. Seul le feu sur l’autel manque à l’appel. »iv
Le sacrifice était un acte cultuel d’une très grande importance. Il se trouve que deux de ses sous-produits (si l’on peut dire), à savoir les cornes de la bête sacrifiée et la hache qui sert au sacrifice, ont acquis avec le temps une importance considérable, se reflétant sous une multitude de formes (architecturales, graphiques, symboliques).
« Le sacrifice du taureau, le plus noble des sacrifices en temps normal, est associé aux deux symboles du sacré les plus connus et les plus répétitifs du culte minoen et mycénien : la paire de cornes et la double hache. Tous deux, néanmoins, sont déjà des symboles fixés, au-delà de leur usage pratique, quand, après une longue préhistoire, qui débute en Anatolie, ils finissent par atteindre les rivages crétois. Les fouilles de la ville néolithique de Çatal Hüyük ne permettent plus aujourd’hui de douter que le symbole des cornes, qu’Evans nomma ‘cornes de consécration’, tirait son origine de véritables cornes de taureau. (…) On retrouve là, en arrière-fond, la coutume d’une restauration partielle, observée par les chasseurs, d’une compensation symbolique pour l’animal tué. (…) La hache était utilisée pour le sacrifice des bœufs, cela ne souffre aucune discussion. Dans sa forme, la double hache joint à l’efficacité pratique un puissant aspect ornemental qui s’est sûrement chargé d’une fonction symbolique à très haute époque. (…) Pour le IVème millénaire on détecte la première double hache, encore sous forme lithique, à Arpachiyah en haute Mésopotamie. Au IIIème millénaire, elle est connue en Élam et à Sumer, de même qu’à Troie II. Elle parvient en Crète au début de l’époque minoenne, où elle devance l’arrivée du symbole des cornes. »v
De la scène du sacrifice minoen rapportée par Burkert, je retiens une idée : la ‘compensation’ due à l’animal tué en sacrifice, au travers de ses cornes, élevées au rang de symbole divin, – et une très belle image : ‘Une double hache, sur laquelle s’est posé un oiseau’, sur laquelle je vais revenir dans un instant.
Les deux symboles, celui de la paire de cornes de bovidés (taureaux, bucranes, ou bœufs), ainsi que celui de la double hache servant à les immoler, ont fini par transcender leurs origines respectives, celle (métonymique) de la victime animale, et celle (tout aussi métonymique) du sacrificateur humain. Ils ont fini par désigner enfin le Divin Lui-même, tel que saisi figurativement et symboliquement dans sa plus haute essence…
Cette essence se pressent peut-être dans son rôle ornemental, ubiquitaire, et elle se révèle parfois, dans une plus grande lumière, par une autre métonymie encore, celle de l’oiseau qui vient se poser au sommet de la double hache.
Pour nous aider à en comprendre la portée, il faut rappeler que « le trait le plus spécifique et distinctif de l’expérience minoenne du divin réside dans l’épiphanie de la Déesse qui, durant la transe, arrive ‘d’en haut’. Sur une bague en or d’Isopata, au beau milieu d’une explosion de fleurs, quatre femmes en tenue de fête mènent une danse aux figures variées, elles se penchent vers l’avant ou lèvent les mains au ciel. Juste au-dessus de leurs bras étendus apparaît une figure beaucoup plus petite et différemment vêtue, qu’on dirait flotter dans les airs. L’interprétation fait l’unanimité : au milieu des danses tourbillonnantes des fidèles, c’est la Déesse qui se manifeste. De petites figures flottantes , analogues, apparaissent en d’autres scènes qui, chaque fois, forcent l’interprétation d’une épiphanie divine (…) On ignore comment l’épiphanie pouvait être arrangée lors du culte lui-même, mais il est possible que les femmes aient poussé leur danse jusqu’à la transe. Selon une interprétation courante, les oiseaux seraient eux aussi à considérer comme une épiphanie des dieux. »vi
En effet, dans son fameux ouvrage sur la religion minoenne-mycénienne, Martin Nilsson consacre tout un chapitre aux épiphanies divines qui empruntent des formes d’oiseaux :
« Le fait qu’un oiseau soit perché sur la tête d’une grande ‘idole’ en forme de cloche dans le Temple des Doubles Haches à Knossos, doit être interprété comme une preuve qu’il est un objet du culte, c’est-à-dire une image de la Déesse. Car l’oiseau est une forme de l’épiphanie des dieux. (…) L’explication évidente est que les oiseaux sont des signes de la présence de la divinité.»vii
Nilsson donne un autre exemple beaucoup plus ancien encore, remontant à la période du Minoen Moyen II, celui du Sanctuaire de la Déesse-Colombe (Dove-Goddess) de Knossos, dans lequel les oiseaux symbolisent l’incarnation de la Divinité venant visiter le lieu sacré.
Il cite aussi l’exemple de deux feuilles d’or trouvées dans la IIIème tombe à Mycène représentant une femme nue, son bras posé sur ses seins. Dans l’une des feuilles, un oiseau semble tournoyer au-dessus de sa tête, et dans l’autre un oiseau paraît toucher ses coudes par le bout de ses ailesviii.
Je reproduis ici ces figures étonnantes:
Se pose crucialement la question de l’interprétation de ces « épiphanies divines » empruntant des formes d’oiseaux…
Dans le contexte du culte des morts impliqué par le sarcophage de Hagia Triada, Nilsson évoque brièvement l’hypothèse d’y voir des ‘âmes-oiseaux’ (soul-birds), des représentations de l’âme des personnes décédées, mais pour aussitôt la rejeter. En accord avec le reste de la communauté scientifique, il souligne que la double hache sur laquelle les oiseaux sont perchés est assignée au culte de la Divinité suprême et ne peut donc être associée à des âmes humaines.
Il propose alors de suivre plutôt l’interprétation de Miss Harrisonix, qui exploite une veine résolument syncrétiste : « L’oiseau est perché sur une colonne. Cette colonne, comme le Dr Evans l’a clairement montré, et comme cela est rendu évident par le sarcophage de Hagia Triada, représente un arbre sacré. Cette colonne, cet arbre, prennent une forme humaine comme déesse, et cette déesse est la Grande Mère, qui, prenant différentes formes comme Mère ou Jeune Fille, se développe plus tard en Gaïa, Rhéa, Déméter, Dictynna, Héra, Artémis, Aphrodite, Athéna. En tant que Mère Terre, elle est aussi Pontia Thèron [le ‘Pont’ des Animaux], avec ses lions, ses cerfs, ses serpents. Et l’oiseau ? Si l’arbre est de la terre, l’oiseau sûrement est du ciel. Dans l’oiseau perché sur la colonne, nous avons, je pense, la forme primitive du mariage d’Ouranos et de Gaïa, du Ciel-Père avec la Terre-Mère. Et de ce mariage a surgi, comme Hésiode nous l’a dit, non seulement l’homme mortel, mais toute la gloire divine. »x
L’oiseau est donc clairement associé à la représentation de « l’épiphanie » de la Divinité Suprême des Minoens-Mycéniens.
C’est déjà là un résultat fort intéressant. Mais il y a encore plus à dire à ce sujet…
En examinant attentivement les nombreuses représentations de la Double Hache, et leurs curieuses variations présentées dans l’ouvrage de Nilssonxi, on peut avancer avec une forte probabilité que la Double Hache a pu aussi prendre progressivement la ‘forme’ d’êtres ailés, dans une vaste gamme allant de la figuration abstraite de ‘papillons’ à d’étranges représentations d’oiseaux anthropomorphes, ou même de personnage féminins et ailés, que l’on pourrait aisément assimiler à des figures d’« anges », si l’on ne risquait pas là l’anachronisme, les « anges » bibliques apparaissant (dans la Bible juive) quelque mille années plus tard…
En voici un exemple tiré du livre de Nilsson :
J’ai bien conscience, ce faisant, de proposer une certaine transgression, en mêlant aux représentations minoennes et mycéniennes des concepts et des représentations appartenant à des traditions assyriennes, mésopotamiennes et même juives et hébraïques.
Mais il est difficile de résister en l’occurrence aux glissements métaphoriques et métonymiques que les images minoennes et mycéniennes autorisent et encouragent, en particulier celles qui vont dans le sens d’une abstraction de plus en plus épurée.
La représentation de la double hache en tant que forme abstraite de ‘papillons’, est citée par Nilsson lui-même, comme découlant des travaux de Seagerxii et de Evansxiii : « Some scholars recognize a double axe in the so-called ‘butterfly’ pattern, two cross-hatched triangles touching each other at only one angle, the bases being parallel (…) The earliest example is an Early Minoan II saucer from Mochlos »xiv, — dont nous présentons la reproduction ci-après :
Pour ce qui concerne l’évocation de formes anthropomorphes ailées, qu’on en juge ! Voici une image de double hache peinte sur une poterie choisie pour illustrer l’ouvrage de Joseph Joûbert, Les fouilles archéologiques de Knossosxv :
Il s’agit a priori d’une double hache stylisée, mais l’allure générale fait penser à une sorte d’ange. Cette idée d’un être ailé se renforce quand on se rappelle qu’un oiseau censé incarner la Divinité vient se percher au sommet de la Double Hache, établissant ainsi une sorte de jumelage entre les ailes déployées de l’oiseau et les doubles lames de la hache.
Dans le chapitre intitulé « Epiphanies of the Gods in human shape » (Épiphanies des Dieux sous forme humaine) de son ouvrage, The Minoan-Mycenaean Religion and its Survival in Greek religion, Martin Nilsson cite enfin une fort intéressante opinion du professeur Blinkenberg selon laquelle les noms utilisée pour désigner la Grande Déesse minoenne, comme Fanassa, Athenaia, Lindia, Paphia, suggère que les Minoens-Mycéniens appelaient leur Divinité suprême simplement ‘la Dame’ (ou ‘Notre Dame’), sans lui donner donc de nom particulier.xvi
Nilsson approuve sans réserve l’opinion du professeur Blinkenberg. Je l’adopterai donc à mon tour, et j’en ferai la matière de la conclusion de cet article.
D’une part, le labyrinthe et la double hache nous ont permis d’établir l’existence de véritables courants d’échanges religieux, architecturaux et artistiques entre l’Égypte, la Crète, l’Anatolie.
Par ailleurs, de nombreux travaux ont montré que la double hache était en réalité l’emblème de la Divinité suprême (divinité unique, impliquant donc l’émergence d’un ‘monothéisme minoen’ à caractère matriarcal) adorée en Crète par les Minoens et les Mycéniens dès la fin du 3ème millénaire av. J.-C.
Ce culte s’est prolongé pendant le 2ème millénaire av. J.-C., donc bien avant l’apparition du ‘monothéisme abrahamique’ (à caractère patriarcal) ainsi que l’attestent les nombreux restes archéologiques en Crète.
Enfin, nous avons accumulé des indices tendant à prouver que la force imaginative des représentations figuratives de la ‘double hache’ avait permis de laisser libre cours aux associations d’idées, et avait encouragé la création de formes complètement abstraites ou bien singulièrement anthropomorphiques, pouvant aller jusqu’à représenter l’incarnation de la Divinité abstraitement, sous forme de doubles triangles hachurés, ou au contraire, sous forme figurative, par des oiseaux, ou même des figures d’ « anges ».
Ce dernier résultat est d’autant plus étonnant que ces figurations précèdent d’au moins un millénaire les représentations d’anges ailés dont parle la Torah juive (les anges de l’Arche d’alliance dont les ailes se touchent par leurs extrémités, ainsi que décrit dans le Livre de l’Exode) :
« Ces chérubins auront les ailes étendues en avant et dominant le propitiatoire et leurs visages, tournés l’un vers l’autre, seront dirigés vers le propitiatoire. »xvii
iLe complexe funéraire de Hawara (la pyramide et le temple-labyrinthe) a été construit par Amenemhat III ( (-1843 à -1797) , 6ème roi de la XIIème dynastie. Selon certains, le complexe de Hawara introduisit le prototype du ‘labyrinthe’. Cependant, le site de Knossos en Crète, peuplé depuis le 8ème millénaire av. J.- C., possédait déjà un grand palais en -2200, construit plusieurs siècles avant le complexe de Hawara, pendant la phase du Minoen Ancien (MA III), et suivi, pendant la phase du Minoen Moyen (MM IA) dite ‘archéopalatiale’, datant de -2100 à -2000, de la construction d’un Vieux Palais organisé autour d’une cour centrale. Il est possible que des influences réciproques entre les civilisations égyptiennes et minoennes aient eu lieu dès le 3ème millénaire av. J.- C., ou même auparavant. Quoi qu’il en soit, le nom même de ‘labyrinthe’ n’a certes rien d’égyptien, ni de grec d’ailleurs, mais est d’origine carienne, et donc provient d’Asie mineure.
iiMartin P. Nilsson. The Minoan-Mycenaean Religion and its Survival in Greek religion. Copenhagen, London, 1927, p.186-188
iiiL.W. King, H.R. Hall. History of Egypt, Chaldea, Syria, Babylonia and Assyria. The Grolier Society. London, 1907, p.125-126
ivWalter Burkert. La religion grecque à l’époque archaïque et classique. Traduction Pierre Bonnechere. Ed. Picard. 2011, p. 60
vWalter Burkert. La religion grecque à l’époque archaïque et classique. Traduction Pierre Bonnechere. Ed. Picard. 2011, p. 61-62
viWalter Burkert. La religion grecque à l’époque archaïque et classique. Traduction Pierre Bonnechere. Ed. Picard. 2011, p. 65
viiMartin P. Nilsson. The Minoan-Mycenaean Religion and its Survival in Greek religion. Copenhagen, London, 1927, p.285
viiiHeinrich Schliemann. Mycenae : A Narrative of Researches and Discoveries at Mycenae and Tiryns, Ed. Scribner, Armstrong and Co., New York, 1878, p. 180, Fig. 267 et 268.
ixDans sa conférence Bird and Pillar. Worship in connexion with Ouranian Divinities. Transactions of the 3rd Congress for the History of Religions at Oxford, II, p.156.
xCité par Martin P. Nilsson. The Minoan-Mycenaean Religion and its Survival in Greek religion. Copenhagen, London, 1927, p.292-293
xiMartin P. Nilsson. The Minoan-Mycenaean Religion and its Survival in Greek religion. Copenhagen, London, 1927, Ch. VI « The Double-Axe », p.162-200
xivMartin P. Nilsson. The Minoan-Mycenaean Religion and its Survival in Greek religion. Copenhagen, London, 1927, p.180
xvJospheh Joûbert, Les fouilles archéologiques de Knossos, Edition Germain et G. Grassin, Angers, 1905
xviBlinkenberg. Le temple de Paphos. Det. Kgl. Danske Videnskabernes Selskab,Hist-filol. Medd, IX:2, 1924, p.29 cité par Martin Nilsson. In Op.cit., p.338
Les langues offrent bien des surprises. Leurs mots, leurs origines et leurs dérivations, pour peu qu’on entreprenne de les suivre dans leur genèse, et leurs gésines, montrent le chemin du ciel, – ou de l’Enfer.
En hébreu, le mot signifiant ‘arabe’ ערב (‘RB) est l’exact anagramme du mot signifiant ‘hébreu’ עבר (‘BR).
Mais ce mot, ערב , qui dénote en hébreu l’« arabe », possède en réalité une riche gamme de sens qui va bien au-delà de cette seule désignation ethnique. En tirant le fil de la pelote, c’est tout un monde ancien qui se dessine, couvrant un très vaste territoire, géographique et sémantique, allant de l’Europe à l’Inde en passant par Akkad et la Mésopotamie, et mijotant une magie de rapports subtils, brillants et sombres.
Le mot עָרַב (‘arab) est aussi un verbe qui signifie fondamentalement ‘se coucher’ (en parlant du soleil ou de la lune)i.
Ce mot hébreu s’apparente étymologiquement à l’ancien akkadien erēbu, ‘entrer, descendre’, comme dans l’expression erēb shamshi, le ‘coucher de soleil’ii.
Le grand dictionnaire étymologique d’Ernest Klein relève les parentés du mot hébreu עָרַב (‘arab) avec l’arabe gharb, غرب (‘l’ouest, le lieu du coucher du soleil’), avec l’éthiopien ‘areba (‘il descendit’), et note aussi que le mot grec ‘Europe’ dérive de cette même base étymologique. Le mot grec ‘Érèbe’, qui personnifie l’Enfer dans la mythologie, vient aussi de la même base.
Nous avons donc l’équation étymologique suivante :
Érèbe = Arabe = Europe
Érèbe est assurément un très ancien mot, et son origine profonde révèle d’autres surprises, comme on va voir.
Le dieu Érèbe (Ἔρεϐοϛ) est né du Chaos primordial, il est le frère et l’époux de Nyx, la Nuit, avec qui il a engendré Éther (le Ciel) et Héméra (le Jour), mais aussi Éléos (la Pitiè), Épiphron (la Prudence) et Charon, le Passeur des Enfers.
Hésiode raconte : « Puis du vide naquirent l’Érèbe et la Nuit noiraude. De la Nuit naquirent l’Éther et le Jour, deux frère et sœur qu’elle avait conçus en s’unissant à l’Érèbe »iii.
Homère raconte pour sa part la descente d’Ulysse aux Enfers et sa rencontre avec les ombres :
« Après avoir adressé mes prières et mes vœux à la foule des morts, je prends les victimes, les égorge dans la fosse, où coule un sang noir ; soudain les âmes des mânes s’échappent de l’Érèbe ».iv Ulysse observa attentivement les âmes des morts dans l’Érèbe : « Je parlais ainsi ; mais Ajax ne me répondit point et s’enfuit dans l’Érèbe avec la foule des ombres. Là, sans doute, malgré sa colère il m’aurait parlé si je l’avais pressé ; mais tout mon désir alors était d’observer les âmes des autres mortsv ».
Un bon connaisseur des mythes grecs, Moreau de Jonnès explique : « La « 3ème région des Enfers était l’Érèbe. Ce terme a le sens de couchant dans la Genèse comme dans Homère et dut s’appliquer à l’ensemble de la région infernale située en effet à l’Occident de l’Asie. Selon la mythologie grecque, on appelait ainsi la partie de l’Hadès la plus proche du monde des vivants. C’est là que les mânes attendaient leur tour pour passer devant le tribunal. L’Érèbe, voisin du Caucase, fut probablement l’île de Temrouk, où étaient déposés d’abord les cercueils contenant les morts embaumés. »vi
Le vieux mot grec érèbe (Ἔρεϐοϛ) désigne les ‘ténèbres’, ‘l’obscurité du monde souterrain’ selon le dictionnaire étymologique de Pierre Chantrainevii, qui observe que ce mot a aussi été conservé en sanskrit, en arménien et en germanique. L’équivalent d’érèbe en sanskrit est रजस्, rájas, ‘région obscure de l’air, vapeur, poussière’. En arménien, c’est erek, ‘soir’, en gotique, riquiz et en norrois rekkr, ‘obscurité, crépuscule’.
Les dictionnaires de sanskrit donnent la gamme des sens de rájas : ‘atmosphère, nuée’ mais aussi ‘passion, instinct, désir’, et ce mot permet de dénoter l’abstraction de la ‘Passion’, de l’essence active du pouvoir et du désir.
Si l’on creuse plus profondément encore l’origine du mot rájas on trouve qu’il vient du mot rajanī, ce qui veut dire littéralement ‘la colorée’, du verbe rañj रञ्ज् ‘être coloré, se colorer’. Le mot rajanī dénote la couleur indigo, un bleu foncé puissant. Mais le verbe racine rañj signifie aussi ‘rougir, flamber’, comme le soleil couchant, ou comme le sang du sacrifice, ce qui d’ailleurs se retrouve dans les mots grecs anciens ῥῆγοϛ et de ῥἐζω, qui en dérivent et qui portent l’idée de ‘faire un sacrifice’ et de ‘teindre’.
On voit ainsi que le mot hébreu ‘arab vient en fait d’un ancien mot sanskrit par l’intermédiaire de l’akkadien, et qu’il a un certain rapport avec le bleu de la nuit (qui s’approfondit) et le rouge du sacrifice (que l’on fait rituellement au coucher du soleil, – ce que les hébreux appelaient d’ailleurs ‘l’holocauste du soir’.
En effet, le mot hébreu ערב vocalisé עֶרֶב, ‘érèb, signifie ‘soir’ comme dans le verset ‘depuis le matin jusqu’au soir’ (Ex 18,14). C’est aussi le mot ‘soir’ du célèbre verset ‘Il y eut un soir, il y eut un matin’ (Gn 1,5).
Employé idiomatiquement au duel, il signifie ‘entre les deux soirs’, c’est-à-dire entre le jour qui finit et le soir qui commence, dans ce temps très particulier de la journée où l’on ne distingue plus les limites, dans cet entre-deux où l’on offre le sacrifice du soir.viii
Mais ce mot a aussi, peut-être par une sorte de métaphore basée sur l’indistinction du crépuscule et du soir, les sens de ‘mélange’, ‘association’ et ‘alliance’. D’où cette expression du 1er Livre des Rois, kol-malkhéi ha-’érèbix, qui peut se traduire mot-à-mot par ‘tous les rois alliés’, ou ‘tous les rois de l’Arabie’, ou encore ‘tous les rois de l’Occident’, – au choix, tant le mot ‘érèb est ambigu.
Le verbe hébreu עָרַב (‘arab) possède par ailleurs une série de significations, les unes liées aux idées de mélange ou d’association, les autres liées à la tombée du jour, à l’assombrissement. Soit : ‘échanger des marchandises, trafiquer ; être garant ; donner une caution ; être doux, agréable, de bonne compagnie ; se mêler à’ mais aussi ‘faire soir, faire sombre’, comme dans ‘Le jour baisse et le soir approche’ (Jg 19,9). Cette dernière acception peut avoir un sens moral : ‘Toute joie s’est évanouie’ (Is 24,11).
L’idée du ‘mélange’, dont on a supputé qu’elle tire son intuition originelle de la rencontre du jour et de la nuit, se retrouve dans d’autres mots attachés à la même racine עָרַב (‘arab), comme עָרֹב , ‘arob, ‘mélange d’insectes malfaisants ; espèces de mouches’ et qui est le mot employé pour désigner la quatrième plaie d’Égypte. Il y a aussi עֵרֶב , ‘érèb: ‘liens de la trame et de la chaîne d’un tissu ; mélange de gens de toutes sortes, association d’étrangers’, comme dans le verset qui oppose les gens ‘mélangés’ et les Israélites : ‘on élimina d’Israël tous les mélangés’, kol-’érèb x…
Dans la vocalisation עֹרֵב, ‘oreb, la même racine donne le mot ‘corbeau’, cet oiseau noir, de mauvais augure, qui s’envole à la tombée du soir, ou bien le nom d’Oreb, un prince de Madian exécuté sur la rive du Jourdain par les gens d’Ephraïmxi.
Féminisée en עֲרָבָה, ‘arabah, le mot signifie ‘désert, lieu aride’, ‘pays sauvage’, mais au pluriel (‘arabot) il signifie les cieux.
Masculinisé en עֲרָבִי, ‘arabi, il signifie ‘Arabe’…
Le mot érèbe que l’on trouve donc en hébreu, en arabe, en grec, en akkadien, et dans bien d’autres langues, vient originairement du sanskrit. Originellement, il porte l’idée essentielle du ‘mélange’, et plus particulièrement du mélange symbolique de deux ‘couleurs’ (le bleu nuit et le rouge sang).
A partir de cette intuition originelle il fait irradier, en hébreu et en arabe, tout un ensemble de sèmes, alliant les idées de soir, d’Occident, de désert, de ciel et d’Enfer.
Par extension, en hébreu, il s’applique à dénoter l’Arabe, le tissu, l’échange marchand, les insectes nuisibles et l’oiseau de malheur, le corbeau.
Ajoutons qu’en arabe, assez curieusement, la graphie du mot عرب, transcrit ‘arab, est très proche visuellement de celle du mot غرب , transcrit gharb ou ġarb, suivant les dictionnaires, comme dans maghreb ou maġreb.
Le premier a pour initiale la fricative laryngale sonore ع (‘aïn) et le second a pour initiale la fricative vélaire sonore غ (ġaïn).
Les deux lettres sont presque identiques visuellement, et les nuages sémantiques des mots عرب et غرب ont peut-être pu subir une contamination réciproque, ou en tout cas ont favorisé des déplacements métaphoriques ou métonymiques.
Le mot عرب signifie ‘arabe’, mais étymologiquement le verbe-racine عَرَب, ‘araba, a pour sens ‘manger’, ce qui semble n’avoir aucun rapport évident avec l’arabité. Dans une autre vocalisation عَرِب, ‘ariba, le mot signifie ‘être gai, vif, agile’. Dans une autre vocalisation encore, عَرُب ,‘arouba, on a le sens ‘être essentiellement arabe, être un arabe de bon aloi, s’assimiler aux arabes du désert, aller vivre dans le désert’xii. Enfin, dans une vocalisation enrichie de quelques lettres supplétives (عُرُوباءَ, ‘ouroûbâ’a) le mot signifie ‘le 7ème ciel’.
La graphie غرب est si proche de عرب, que l’hébreu biblique semble les confondre phonétiquement toutes deux, quand il transcrit ou adapte en hébreu ces deux mots arabes. Du point de vue sémantique, c’est la seconde graphie qui porte le sens fondamental que l’on trouvait déjà dans l’hébreu ‘arab, et qui est associé aux idées de ‘couchant’ et de ‘soir’.
Le verbe غرب gharaba signifie ‘s’en aller, partir, s’éloigner ; se coucher (soleil, lune)’ mais aussi ‘arriver de l’étranger’ ou ‘partir vers l’occident’. C’est avec ce verbe qu’est formé le nom du Maroc, ma-ghrib, littéralement ‘le lieu du couchant’. Toutes une série de verbes et de mots basés sur cette racine dénotent pêle-mêle les idées de couchant, d’obscurité, d’ouest, d’occident, d’occidental, de voyage, d’étranger, d’étrangeté, d’extraordinaire, d’émigration, de terme, de pointe, de fin.
Pour les hébreux, c’est ‘arab qui est l’étranger, le mélangé. Pour les arabes, leur propre nom les assimile étymologiquement à la ‘pure langue arabe’. Le nom ‘arabe’ signifie donc essentiellement en arabe, soit l’homme du désert, soit (assez tautologiquement) ‘celui qui sait parfaitement manier la langue arabe’. Mais avec une légère variation, par le passage de عرب à غرب, le même mot un peu modifié signifie non plus ‘arabe’, mais ‘étranger’, ou même ‘occidental’. Ce qui invite à la méditation.
De tout ceci, il ressort comme on l’a déjà dit que l’Érèbe, l’Europe, l’Arabe sont de même origine. L’Enfer, l’Ouest, l’Occident aussi.
Cette ‘même origine’, cette plus profonde racine, celle qui rend toutes ces acceptions possibles, c’est dans le sanskrit qu’on trouve encore sa trace, dans le mot rañj रञ्ज्, qui signifie le ‘mélange’ des couleurs, le mélange de la nuit et du jour, de l’ombre et de la lumière, de l’indigo et de la pourpre.
Cette idée fondamentale du ‘mélange’ se transcende, et se célèbre, tant dans la religion védique que dans l’ancienne religion hébraïque, par le ‘sacrifice du soir’.
Le sacrifice se fait à l’heure du ‘mélange’.
iErnest Klein. A Comprehensive Etymological Dictionary of the Hebrew Language. The University of Haifa. 1987
iiErnest Klein. A Comprehensive Etymological Dictionary of the Hebrew Language. The University of Haifa. 1987
iiiHésiode. Théogonie. 123-125. Traduction de Ph. Brunet, Le Livre de poche, 1999.
Lorsque, jouant avec les mots, Jacques Prévert célébra la lune ‘une’, et le soleil ‘autre’, il n’avait peut-être pas entièrement à l’esprit le fait qu’il effleurait ainsi le souvenir de l’un des mythes premiers de la Mésopotamie ancienne, et qu’il rendait (involontairement) hommage à la prééminence de la lune sur le soleil, conformément aux croyances des peuples d’Assyrie, de Babylonie, et bien avant eux, d’Akkad.
Dans les récits épiques assyriens, le Soleil, Šamaš (Shamash), nom dont la trace se lit encore dans les appellations du soleil en arabe et en hébreu, est aussi nommé rituellement ‘Fils de Sîn’. Le père de Šamaš est Sîn, le Dieu Lune. En sumérien, le Dieu Lune porte des noms plus anciens encore, Nanna ou Su’en, d’où vient d’ailleurs le nom Sîn. Le Dieu Lune est le fils du Dieu suprême, le Seigneur, le Créateur unique, le roi des mondes, dont le nom est Enlil, en sumérien,ʿĒllil ou ʿĪlue, en akkadien.
Le nom sumérien Enlil est constitué des termes ‘en’, « seigneur », et ‘líl’, «air, vent, souffle ».
Le terme líl dénote aussi l’atmosphère, l’espace entre le ciel et la terre, dans la cosmologie sumérienne.
Les plus anciennes attestations du nom Enlil écrit en cunéiforme ne se lisent pas ‘en-líl’, mais ‘en-é’, ce qui pourrait signifier littéralement « Maître de la maison ». Le nom courant du Dieu suprême en pays sémitique est Ellil, qui donnera plus tard l’hébreu El et l’arabe Ilah, et pourrait avoir été formé par un dédoublement de majesté du terme signifiant ‘dieu’ (ilu, donnant illilu) impliquant par là l’idée d’un Dieu suprême et universel, d’un Dieu des dieux. Il semble assuré que le nom originel, Enlil, est sumérien, et la forme ‘Ellil’ est une forme tardive, sémitisée par assimilation du n au l.
L’Hymne à Enlil affirme qu’il est la Divinité suprême, le Seigneur des mondes, le Juge et le Roi des dieux et des hommes.
« Tu es, ô Enlil, un seigneur, un dieu, un roi. Tu es le juge qui prend les décisions pour le ciel et la terre. Ta parole élevée est lourde comme le ciel, et il n’y a personne qui puisse la soulever. »i « Enlil ! son autorité porte loin, sa parole est sublime et sainte ! Ce qu’il décide est imprescriptible : il assigne à jamais les destinées des êtres ! Ses yeux scrutent la terre entière, et son éclat pénètre au fin fond du pays ! Lorsque le vénérable Enlil s’installe en majesté sur son trône sacré et sublime, lorsqu’il exerce à la perfection ses pouvoirs de Seigneur et de Roi, spontanément les autres dieux se prosternent devant lui et obéissent sans discuter à ses ordre ! Il est le grand et puissant souverain, qui domine le Ciel et la Terre, qui sait tout et comprend tout ! » — Hymne à Enlil, l. 1-12.ii
Un autre hymne évoque le Dieu Lune sous son nom sumérien, Nanna.
« Puis il (Marduk) fit apparaître Nanna À qui il confia la Nuit. Il lui assigna le Joyau nocturne Pour définir les jours : Chaque mois, sans interruption, Mets-toi en marche avec ton Disque. Au premier du mois, Allume-toi au-dessus de la Terre ; Puis garde tes cornes brillantes Pour marquer les six premiers jours ; Au septième jour, Ton Disque devra être à moitié ; Au quinzième, chaque mi-mois, Mets-toi en conjonction avec Shamash (le Soleil). Et quand Shamash, de l’horizon, Se dirigera vers toi, À convenance Diminue et décrois. Au jour de l’Obscurcissement, Rapproche-toi de la trajectoire de Shamash, Pour qu’au trentième, derechef, Tu te trouves en conjonction avec lui. En suivant ce chemin, Définis les Présages : Conjoignez-vous Pour rendre les sentences divinatoires. »iii
Ce que nous apprennent les nombreux textes cunéiformes qui ont commencé d’être déchiffrés au 19ème siècle, c’est que les nations sémitiques de la Babylonie et d’Assyrie ont reçu de fortes influences culturelles et religieuses des anciens peuples touraniens de Chaldée, et cela plus de trois millénaires av. J.-C., et donc plus de deux millénaire avant qu’Abraham quitte la ville d’Ur (en Chaldée). Cette influence touranienne, akkadienne et chaldéenne, s’est ensuite disséminée vers le sud, la Phénicie et la Palestine, et vers l’ouest, l’Asie mineure, l’Ionie et la Grèce ancienne.
Le peuple akkadien, « né le premier à la civilisation »iv, n’était ni ‘chamitique’, ni ‘sémitique’, ni ‘aryen’, mais ‘touranien’, et venait des profondeurs de la Haute Asie, s’apparentant aux peuples tartaro-finnois et ouralo-altaïques.
La civilisation akkadienne forme donc le substrat de civilisations plus tard venues, tant celles des indo-aryens que celles des divers peuples sémitiques.
Suite aux travaux pionniers du baron d’Eckstein, on pouvait affirmer dès le 19ème siècle, ce fait capital : « Une Asie kouschite et touranienne était parvenue à un haut degré de progrès matériel et scientifique, bien avant qu’il ne fut question des Sémites et des Aryens. »v
Ces peuples disposaient déjà de l’écriture, de la numération, ils pratiquaient des cultes chamaniques et mystico-religieux, et leurs mythes fécondèrent la mythologie chaldéo-babylonienne qui leur succéda, et influença sa poésie lyrique.
Huit siècles avant notre ère, les bibliothèques de Chaldée conservaient encore des hymnes aux divinités, des incantations théurgiques, et des rites magico-religieux, traduits en assyrien à partir de l’akkadien, et dont l’origine remontait au 3ème millénaire av. J.-C. Or l’akkadien était déjà une langue morte au 18ème siècle avant notre ère. Mais Sargon d’Akkad (22ème siècle av. J.-C.), roi d’Assur, qui régnait sur la Babylonie et la Chaldée, avait ordonné la traduction des textes akkadiens en assyrien. On sait aussi que Sargon II (8ème siècle av. J.-C.) fit copier des livres pour son palais de Calach par Nabou-Zouqoub-Kinou, chef des bibliothécaires.vi Un siècle plus tard, à Ninive, Assurbanipal créa deux bibliothèques dans laquelle il fit conserver plus de 20 000 tablettes et documents en cunéiformes. Le même Assurbanipal, connu aussi en français sous le nom sulfureux de ‘Sardanapale’, transforma la religion assyrienne de son temps en l’émancipant des antiques traditions chaldéennes.
L’assyriologue français du 19ème siècle, François Lenormant, estime avoir découvert dans ces textes « un véritable Atharva Veda chaldéen »vii, ce qui n’est certes pas une comparaison anachronique, puisque les plus anciens textes du Veda remontent eux aussi au moins au 3ème millénaire av. J.-C.
Lenormant cite en exemple les formules d’un hiératique hymne au Dieu Lune, conservé au Bristish Museumviii. Le nom assyrien du Dieu Lune est Sîn, on l’a dit. En akkadien, son nom est Hour-Ki, que l’on peut traduire par : « Qui illumine (hour) la terre (ki). »ix
Il est le Dieu tutélaire d’Our (ou Ur), la plus ancienne capitale d’Akkad, la ville sacrée par excellence, fondée en 3800 ans av. J.-C., nommée Mougheir au début du 20ème siècle, et aujourd’hui Nassiriya, située au sud de l’Irak, sur la rive droite de l’Euphrate.
L’Hymne au Dieu Lune, texte surprenant, possède des accents qui rappellent certains versets de la Genèse, des Psaumes, du Livre de Job, – tout en ayant plus de deux millénaires d’antériorité sur ces textes bibliques…
« Seigneur, prince des dieux du ciel, et de la terre, dont le commandement est sublime,
Père, Dieu qui illumine la terre,
Seigneur, Dieu bonx, prince des dieux, Seigneur d’Our,
Père, Dieu qui illumine la terre, qui dans l’abaissement des puissants se dilate, prince des dieux,
Croissant périodiquement, aux cornes puissantesxi, qui distribue la justice, splendide quand il remplit son orbe,
Rejetonxii qui s’engendre de lui-même, sortant de sa demeure, propice, n’interrompant pas les gouttières par lesquelles il verse l’abondancexiii,
Très-Haut, qui engendre tout, qui par le développement de la vie exalte les demeures d’En-haut,
Père qui renouvelle les générations, qui fait circuler la vie dans tous les pays,
Seigneur Dieu, comme les cieux étendus et la vaste mer tu répands une terreur respectueuse,
Père, générateur des dieux et des hommes,
Prophète du commencement, rémunérateur, qui fixe les destinées pour des jours lointains,
Chef inébranlable qui ne garde pas de longues rancunes, (…)
De qui le flux de ses bénédictions ne se repose pas, qui ouvre le chemin aux dieux ses compagnons,
Qui, du plus profond au plus haut des cieux, pénètre brillant, qui ouvre la porte du ciel.
Père qui m’a engendré, qui produit et favorise la vie.
Seigneur, qui étend sa puissance sur le ciel et la terre, (…)
Dans le ciel, qui est sublime ? Toi. Ta Loi est sublime.
Toi ! Ta volonté dans le ciel, tu la manifestes. Les Esprits célestes s’élèvent.
Toi ! Ta volonté sur la terre, tu la manifestes. Tu fais s’y conformer les Esprits de la terre.
Toi ! Ta volonté dans la magnificence, dans l’espérance et dans l’admiration, étend largement le développement de la vie.
Toi ! Ta volonté fait exister les pactes et la justice, établissant les alliances pour les hommes.
Toi ! Dans ta volonté tu répands le bonheur parmi les cieux étendus et la vate mer, tu ne gardes rancune à personne.
Toi ! Ta volonté, qui la connaît ? Qui peut l’égaler ?
Rois des Rois, qui (…), Divinité, Dieu incomparable. »xiv
Dans un autre hymne, à propos de la déesse Anounitxv, on trouve un lyrisme de l’humilité volontaire du croyant :
« Je ne m’attache pas à ma volonté.
Je ne me glorifie pas moi-même.
Comme une fleur des eaux, jour et nuit, je me flétris.
Je suis ton serviteur, je m’attache à toi.
Le rebelle puissant, comme un simple roseau tu le ploies. »xvi
Un autre hymne s’adresse à Mardouk, Dieu suprême du panthéon sumérien et babylonien :
« Devant la grêle, qui se soustrait ?
Ta volonté est un décret sublime que tu établis dans le ciel et sur la terre.
Vers la mer je me suis tourné et la mer s’est aplanie,
Vers la plante je me suis tourné et la plante s’est flétrie ;
Vers la ceinture de l’Euphrate, je me suis tourné et la volonté de Mardouk a bouleversé son lit.
Mardouk, par mille dieux, prophète de toute gloire (…) Seigneur des batailles
Devant son froid, qui peut résister ?
Il envoie sa parole et fait fondre les glacesxvii.
Il fait souffler son vent et les eaux coulent. »xviii
De ces quelques citations, on pourra retenir que les idées des hommes ne tombent pas du ciel comme la grêle ou le froid, mais qu’elles surgissent ici ou là, indépendamment les unes des autres jusqu’à un certain point, ou bien se ressemblant étrangement selon d’autres points de vue. Les idées sont aussi comme un vent qui souffle, ou une parole qui parle, et qui fait fondre les cœurs, s’épancher les âmes.
Le Dieu suprême Enlil, Dieu des dieux, le Dieu suprême Mardouk, créateur des mondes, ou le Dieu suprême YHVH, Dieu unique régnant sur de multiples « Elohim », dont leur pluralité finira par s’identifier à son unicité, peuvent envoyer leurs paroles dans différentes parties du monde, à différentes périodes de l’histoire. L’archéologie et l’histoire enseignent la variété des traditions et la similitude des attitudes.
On en tire la leçon qu’aucun peuple n’a par essence le monopole d’une ‘révélation’ qui peut prend des formes variées, dépendant des contextes culturels et cultuels, et du génie propre de nations plus ou moins sensibles à la présence du mystère, et cela depuis des âges extrêmement reculés, il y a des centaines de milliers d’années, depuis que l’homme cultive le feu, et contemple la nuit étoilée.
Que le Dieu Enlil ait pu être une source d’inspiration pour l’intuition divine de l’hébraïque El est sans doute une question qui mérite considération.
Il est fort possible qu’Abraham, après avoir quitté Ur en Chaldée, et rencontré Melchisedech, à qui il demanda sa bénédiction, et à qui il rendit tribut, ait été tout-à-fait insensible aux influences culturelles et cultuelles de la fort ancienne civilisation chaldéenne.
Il est possible que le Dieu qui s’est présenté à Abraham, sous une forme trine, près du chêne de Mambré, ait été dans son esprit, malgré l’évidence de la trinité des anges, un Dieu absolument unique.
Mais il est aussi possible que des formes et des idées aient transité pendant des millénaires, entre cultures, et entre religions.
Il est aussi possible que le Zoroastre de l’ancienne tradition avestique ait pu influencer le Juif hellénisé et néoplatonicien, Philon d’Alexandrie, presque un millénaire plus tard.
Il est aussi possible que Philon ait trouvé toute sa philosophie du logos par lui-même, plus ou moins aidé de ses connaissances de la philosophie néo-platonicienne et des ressources de sa propre culture juive.
Tout est possible.
En l’occurrence il a même été possible à un savant orientaliste du 19ème siècle d’oser établir avec conviction le lien entre les idées de Zoroastre et celles du philosophe juif alexandrin, Philon.
« I do not hesitate to assert that, beyond all question, it was the Zarathustrian which was the source of the Philonian ideas. »xix
Il est aussi possible de remarquer des coïncidences formelles et des analogies remarquables entre le concept de ṛta et de vāc dans le Veda, celui d’asha, d’amesha-spenta et de vohu manah et dans l’Avesta de Zoroastre/Zarathoustra, l’idée du Logos et de νοῦς d’abord présentées par Héraclite et Anaxagore puis développées par Platon.
Le Logos est une force ‘raisonnable’ qui est immanente à la substance-matière du monde cosmique. Rien de ce qui est matériel ne pourrait subsister sans elle. Sextus Empiricus l’appelle ‘Divin Logos’.
Mais c’est dans l’Avesta, et non dans la Bible, dont l’élaboration fut initiée un millénaire plus tard, que l’on trouve la plus ancienne mention, conservée par la tradition, de l’auto-mouvement moral de l’âme, et de sa volonté de progression spirituelle « en pensée, en parole et en acte ».
Héraclite d’Éphèse vivait au confluent de l’Asie mineure et de l’Europe. Nul doute qu’il ait pu être sensible à des influences perses, et ait eu connaissance des principaux traits philosophiques du mazdéisme. Nul doute, non plus, qu’il ait pu être frappé par les idées de lutte et de conflit entre deux formidables armées antagonistes, sous l’égide de deux Esprits originels, le Bien et le Mal.
Les antithèses abondent chez Zoroastre : Ahura Mazda (Seigneur de la Sagesse) et Aṅgra Mainyu (Esprit du Mal), Asha (Vérité) et Drūj (Fausseté), Vohu Manah (Bonne Pensée) et Aka Manah (Mauvaise Pensée), Garô-dmān (ciel) et Drūjô- dmān (enfer) sont autant de dualismes qui influencèrent Anaxagore, Héraclite, Platon, Philon.
Mais il est possible enfin, qu’indo-aryens et perses, védiques et avestiques, sumériens et akkadiens, babyloniens et assyriens, juifs et phéniciens, grecs et alexandrins, ont pu contempler « le » Lune et « la » Soleil, et qu’ils ont commencé à percevoir dans les jeux sidéraux qui les mystifiaient, les premières intuitions d’une philosophie dualiste de l’opposition, ou au contraire, d’une théologie de l’unité cosmique, du divin et de l’humain.
i Hymne à Enlil, l. 139-149 . J. Bottéro, Mésopotamie, L’écriture, la raison et les dieux, Paris, 1997, p. 377-378
ii J. Bottéro, Mésopotamie, L’écriture, la raison et les dieux, Paris, 1997, p. 377-378
iiiÉpopée de la Création, traduction de J. Bottéro. In J. Bottéro et S. N. Kramer, Lorsque les Dieux faisaient l’Homme, Paris, 1989, p. 632
ivFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 147.
vFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 148.
ixEn akkadien, An-hur-ki signifie « Dieu qui illumine la terre, ce qui se traduit en assyrien par nannur (le « Dieu lumineux »). Cf. F. Lenormant, op.cit. p. 164
xL’expression « Dieu bon » s’écrit avec des signes qui servent aussi à écrire le nom du Dieu Assur.
xiAllusion aux croissants de la lune montante et descendante.
xiiiOn retrouve une formule comparable dans Job 38,25-27 : « Qui a creusé des rigoles à l’averse, une route à l’éclair sonore, pour arroser des régions inhabitées, le désert où il n’y a pas d’hommes, pour abreuver les terres incultes et sauvages et faire pousser l’herbe nouvelle des prairies? »
xivFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 168
xvTablette conservée au British Museum, référence K 4608
xviFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 159-162
xvii Deux mille ans plus tard, le Psalmiste a écrit ces versets d’une ressemblance troublante avec l’original akkadien:
« Il lance des glaçons par morceaux: qui peut tenir devant ses frimas?
Il émet un ordre, et le dégel s’opère; il fait souffler le vent: les eaux reprennent leur cours. » (Ps 147, 17-18)
xviii Tablette du British Museum K 3132. Trad. François Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 168
xix« Je n’hésite pas à affirmer que, au-delà de tout doute, ce sont les idées zarathoustriennes qui ont été la source des idées philoniennes. » Lawrence H. Mills. Zoroaster, Philo, the Achaemenids and Israel. The Open Court Publishing. Chicago, 1906, p. 84.
xxIgnaz Goldziher. Mythology among the Hebrews. Trad. Russell Martineau (de l’allemand vers l’anglais). Ed. Longmans, Green and co. London, 1877, p. 28
Longtemps chamaniste, l’ancienne Russie, dont on ne peut certes pas dire qu’elle n’avait pas le sens du mystère, devint « monothéiste » (et conséquemment « sainte ») vers le 9ème siècle, grâce à Cyrille et Méthode. Ces deux moines apportèrent l’écriture (cyrillique), et ils étendirent significativement le nombre des « croyants », moins d’un millénaire après les premières conversions opérées en Crimée, selon la légende, par saint André, le frère de saint Pierre.
Il vaut la peine de noter qu’en Russie, jusqu’au début du 20ème siècle, d’étranges coutumes faisaient toujours se côtoyer, à l’amiable pour ainsi dire, les niveaux de compréhension mutuelle entre plusieurs interprétations de l’idée du divin.
En 1911, dans le gouvernement de Kazan, chez les Votiaks, l’on fêtait encore, une fois l’an, le dieu Kérémet, sous la forme d’une poupée installée sur le clocher de l’église du village. Pendant la journée de cette célébration païenne et polythéiste, tous les représentants du clergé Orthodoxe (diacre, sacristain et marguillier) s’enfermaient dans une cabane, comme en une prison symbolique, pendant que la vieille divinité païenne sortait de sa geôle chrétienne et était fêtée par le peuple Votiak en liesse…i
Les Russes n’en avaient pas encore fini avec les dieux multiples.
On n’en finira pas non plus, avant longtemps, avec l’Un.
Un ou multiple, on propose ici de s’initier sans tarder à l’Infini. Et de s’affranchir un temps de la clôture des monologues, des soliloques des religions établies.
Mis en rapport sincère avec l’Infini, en balance avec la puissance des possibles, l’Un paraît, dans sa radicale simplicité, n’être jamais que l’ombre d’une amorce, le songe d’un commencement, l’inachèvement d’une idée.
Dans l’Infini toujours ouvert, sommeille, lointaine, la vision, jamais finale, – la révélation, l’‘apocalypse’ qui ‘dévoile’ non la vérité ou une fin, mais l’infinité de tout ce qui reste (toujours encore) à découvrir.
La route du voyage est longue, infiniment longue. Les carrefours perplexes et les impasses déçues y foisonnent, nécessairement. Mais les sentes adventices, les déviations inopinées, les voies invisibles, les échelles au ciel, les passerelles d’étoiles, quant à elles, prolifèrent, bien plus nombreuses encore.
Elle fatigue et scandalise l’esprit, la sempiternelle opposition, la mise en scène exacerbée du combat millénaire entre les « monothéistes », prétendant monopoliser l’évidence, et les « polythéistes », méprisés, dont on humilie l’imagination, l’intuition et le paganisme.
Le « paganisme » et les « païens » tirent leur nom du latin pāgus, ‘borne fichée en terre’, et par extension, ‘territoire rural délimitée par des bornes’. Pāgus est lié au verbe pango, pangere, ‘ficher, enfoncer, planter’, et, par métonymie, au mot pax, ‘paix’… De pāgus dérive pāgānus, ‘habitant du pāgus’, ‘paysan’. Dans la langue militaire, pāgānus prend le sens de ‘civil’ par opposition au soldat. Chez les chrétiens, pāgānus a désigné le ‘païen’.
Certes, tous les paysans ne sont pas polythéistes, et tous les polythéistes ne sont pas des païens. Mais l’arbre des mots offre à l’encan des grappes de sens, où la borne, le champ, la racine, le ‘pays’ et le ‘païen’ voisinent. Ces catégories se mêlaient jadis durablement dans l’imaginaire collectif.
Peut-être qu’elles continuent d’ailleurs de se mêler et de s’emmêler, à notre époque de repli local, de refus de l’unité et de haine de l’universel.
Les intuitions premières ne s’évanouissent pas facilement, après quelques millénaires. Il y a longtemps déjà que s’opposent Abel et Caïn, les éleveurs et les agriculteurs, la transhumance et le bornage, l’exode et l’agora, le tribal et le local.
Dans cette litanie de pugnacités irréductibles, les paradigmes, si nets, de l’Un et du Tout prennent par contraste l’apparence de hautes figures, épurées, abstraites, prêtes à s’entre-égorger à mort.
Face aux myriades éparses des divinité locales et confuses, l’intuition originelle de « l’Un », illuminant le cerveau de quelques prophètes ou de chamanes visionnaires, pourrait aisément passer pour la source profonde, anthropologique, du monothéisme.
Complémentaire, la considération (poétique et matérialiste) de la plénitude absolue du « Tout » pourrait sembler être, pour sa part, l’une des justifications des premières sensibilités « polythéistes ».
Les mots ici portent déjà, dans leur construction, leurs anathèmes implicites. De même que ce sont les chrétiens qui ont inventé le mot ‘païen’, ce sont les monothéistes qui ont fabriqué, pour les dénigrer, le néologisme stigmatisant les ‘polythéistes’.
Il est fort possible que les dits ‘polythéistes’ ne se reconnaissent pourtant aucunement dans ces épithètes importées et mal pensées.
Il est fort possible aussi, qu’excédé de stériles querelles, on préfère changer d’axe et de point de vue.
Plutôt que de se complaire dans l’opposition gréco-mécanique du mono– et du poly-, ne vaut-il pas mieux considérer comme plus opératoire, plus stimulant, le jeu de la transcendance et de l’immanence, qui met en regard l’au-delà et l’en-deçà, deux figures radicalement anthropologiques, plus anciennes que les travaux et les jours.
Surtout, l’au-delà et l’en-deçà (ou l’au-dehors et l’en-dedans) ne s’opposent frontalement mais ils se complémentent.
Il n’est pas a priori nécessaire que l’Un s’oppose irréductiblement au Tout, ni la transcendance à l’immanence.
Si l’Un est vraiment un, alors il est aussi le Tout… et le Tout n’est-il pas aussi, en quelque manière, en tant que tel, la principale figure de l’Un ?
L’Un et le Tout sont deux images, deux épiclèses d’une autre figure, bien plus haute, bien plus secrète, et dont le mystère se cache encore, au-delà de l’Un et en-deçà du Tout.
Les « monothéistes » et les « polythéistes », comme des grues et des mille-pattes dans un zoo, apportent seulement, à leur manière, quelques éléments aux myriades de niveaux de vue, aux multitudes de plans, aux innombrables béances. Ces vues, ces niveaux, ces plans de compréhension (relative), ces béances accumulent inévitablement de graves lacunes d’intellection, – amassent sans cesse les biais.
Depuis toujours, l’humain a été limité par nombre de biais, – la nature, le monde, le temps, l’étroitesse, l’existence même.
Et depuis toujours aussi, paradoxalement, l’humain a été saisi (élargi, élevé) par le divin, – dont la nature, la hauteur, la profondeur et l’infinité lui échappent absolument, essentiellement.
Il y a un million d’années, et sûrement bien avant, des hommes et des femmes, peu différents de nous, recueillis dans la profondeur suintante des grottes, réunis autour de feux clairs et dansants, ont médité sur l’au-delà des étoiles et sur l’origine du sombre, ils ont pensé à l’ailleurs et à l’après, à l’avant et à l’en-dedans.
Qui dira le nombre de leurs dieux, alors ? Étaient-ils un ou des monceaux ? Leurs figures divines étaient-elles solaire, lunaire, stellaires, ou chthoniennes ? Comptaient-ils dans le secret de leur âme le nombre des gouttes de la pluie et la lente infinité des sables ?
Le mono-, le poly– !
L’un et le milliard ne se soustraient pas l’un de l’autre, dira l’homme de calcul, mais ils s’ajoutent.
L’un et l’infini ne se combattent pas, dira le politique, mais ils s’allient.
L’un et le multiple ne se divisent pas, dira le philosophe, mais ils se multiplient.
Tout cela bourgeonne, vibrionne, fermente, prolifère.
Comment nommer d’un nom toutes ces multiplicités ?
Comment donner à l’Un tous les visages du monde ?
Le plus ancien des noms de Dieu archivés dans la mémoire de l’humanité n’est pas le nom hébreu, commun et éminemment pluriel, Elohim, ni le nom propre, יהוה, parfaitement singulier et indicible (sauf une fois l’an).
Le plus ancien des noms de Dieu est le mot sanskrit देव, deva, apparu deux millénaires avant qu’Abraham ait songé à payer un tribut à Melchisédech pour obtenir sa bénédiction. Le mot deva, ‘divin’, vient de div, ‘ciel’, ce qui dénote l’intuition première de l’au-delà de la lumière, pour dire le divin.
Après être apparu dans le Veda, deva fit belle carrière et engendra Dyaus, Zeus, Deus et Dieu.
Il y a bien d’autres noms de Dieu dans la tradition védique. Et certains ne sont ni communs ni propres, mais abstraits, comme le nom pūrṇam, ‘plein, infini’, qui s’applique à la divinité absolument suprême :
« Cela est infini ; ceci est infini. L’infini procède de l’infini. On retire l’infini de l’infini, il reste l’infini. »ii
Cette phrase est au cœur de la plus ancienne des Upaniṣad.
‘Cela’ y désigne le principe suprême, le brahman.
‘Ceci’ pointe vers le réel même, le monde visible et invisible, l’ordre et le cosmos tout entier.
L’Upaniṣad n’oppose par le mono– et le poly-, mais les unit.
C’est là l’une des plus antiques intuitions de l’humanité. La Dispersion appelle à la Réunion.
Juste avant de boire la ciguë, Socrate s’est souvenu d’une ‘antique parole’ (παλαιὸς λόγος) : « J’ai bon espoir qu’après la mort, il y a quelque chose, et que cela, ainsi du reste que le dit une antique parole, vaut beaucoup mieux pour les bons que pour les méchants. »iii
Il précise un peu plus loin ce que ce palaios logos enseigne:
« Mettre le plus possible l’âme à part du corps, l’habituer à se ramener, à se ramasser sur elle-même en partant de tous les points du corps, à vivre autant qu’elle peut, aussi bien dans le présent actuel que dans la suite, isolée et par elle-même, entièrement détachée du corps, comme si elle l’était de ses liens ? »iv
L’âme doit revenir à son unité, se ramasser sur elle-même, se détacher de tout ce qui n’est pas son essence.
Cette idée du recueil, du ramassement sur soi, est frappante. Elle évoque la nécessité pour l’âme de cheminer à rebours, de remonter la ‘descente’ que fit le Dieu créateur de l’humanité, lors de son sacrifice.
Dans la culture de la Grèce ancienne, c’est le démembrement de Dionysos qui illustre l’acte de démesure qui fut à l’origine de l’humanité.
Les Titans, ennemis des Olympiens, tuent l’enfant-Dieu Dionysos, fils de Zeus (et de Perséphone). Ils le dépècent, puis en font rôtir les membres pour les dévorer, à l’exception du cœur. En châtiment, Zeus les foudroie de ses éclairs et les consume de sa foudre. L’Homme naît de la cendre et de la suie qui résultent des restes calcinés des Titans. Les Titans ont voulu détruire l’enfant-Dieu, l’immortel Dionysos. Résultat : Dionysos est sacrifié à leur folie. Mais ce sacrifice divin sera la cause de la naissance de l’Humanité. Une fine suie est tout ce qui reste des Titans (consumés par le feu divin) et de l’enfant-Dieu (dont les Titans ont consommé la chair et le sang). Cette fine suie, cette cendre, cette poussière, d’origine indiscernablement divine et titanique, disperse l’immortalité divine en l’incarnant en autant d’« âmes », attribuées aux vivants.
La croyance orphique reprend en essence la vérité fondamentale déjà proclamée par le Veda il y a plus de quatre mille ans (le sacrifice originel de Prajāpati, Dieu suprême et Seigneur des créatures) et elle préfigure aussi, symboliquement, la foi chrétienne en un Dieu en croix, sauveur de l’humanité par Son sacrifice.
La croyance orphique pose surtout, et c’est là un sujet fascinant, la question du rôle de l’homme vis-à-vis du divin :
« L’homme n’a pas été ‘créé’ pour sacrifier ; il est né d’un sacrifice primordial (celui de Dionysos), synonyme de l’éparpillement de l’immortalité, et à ce titre, l’homme a la charge de sa recomposition. La séparation humain-divin est tromperie et imposture. De plus, à la distanciation (moteur du sacrifice sanglant rendu par la cité), les orphiques opposent l’assimilation avec le divin, et s’abstenir de viande c’est être comme les dieux. C’est refuser de définir l’homme en opposition à la divinité (postulat fondamental du règne de Zeus). L’unique sacrifice (…) c’est celui de Dionysos. Il doit précisément rester pour toujours unique. »v
Un sacrifice « unique », – dans la religion orphique, « polythéiste ».
La communion de la chair et du sang du Christ par tous les croyants, sacrifice infiniment répété, dans la suite des générations, – dans une religion « monothéiste ».
Il est temps de s’ouvrir à l’Infini des possibles.
iVassili Rozanov. Esseulement. Trad. Jacques Michaut. Editions L’âge d’homme. Lausanne, 1980, p. 32
Après deux articles consacrés à la Métaphysique du vêtementet à la question du voile, Le nom du voile (ḥijâb), je voudrais approfondir ici les métaphoresde la nudité, du vêtement, et de la lumière, dans le contexte du judaïsme et du christianisme.
Après la Chute, Adam et Eve, privés de leur ‘vêtement de gloire’, découvrirent qu’ils étaient nus.
Auparavant, ils étaient non seulement dansla lumière de la gloire divine, mais ils en étaient aussi revêtus.
Double lumière, double splendeur, celle de l’homme dans la gloire, et celle de la gloire en l’homme.
C’est pourquoi, plus tard, Job et la justice purent se « revêtir » l’un l’autre:
« Je me revêtais de la justice et je lui servais de vêtement »i.
צֶדֶק לָבַשְׁתִּי, וַיִּלְבָּשֵׁנִי
Mot à mot : tsédèq lavachti va-yilbach-ni, ‘la justice, je la revêtais et elle se vêtait de moi’.
Isaïe évoque quant à lui, non un ‘vêtement’ qui couvre ou cache, – mais un vêtement et un manteau qui découvrent, délient et délivrent: « Car Il m’a revêtu d’un vêtement de salut, et enveloppé du manteau de la délivrance.»ii
On les appelle des noms de ‘gloire’, ‘justice’, ‘salut’, ‘délivrance’, – mais en essence, ces vêtements, ces manteaux, quels sont-ils ?
La cabale juive du Moyen Âge, assez tardive donc, a associé l’idée de ‘vêtements’ à la Chekinah et à la Torah.
« La Torah de la Création (torah da beria) est le vêtement de la Présence (chekinah). Et si l’homme n’avait pas été créé, la Présence aurait été sans habit, comme un pauvre. Aussi, quiconque commet une faute, c’est comme s’il déshabillait la Présence de sa parure, or c’est ce en quoi consista le châtiment d’Adam ».iii
La Torah se déploie comme un voile, elle se couvre d’obscurité noire, et elle se vêt de lumière blanche.
« Voyez : l’obscurité c’est le noir de la Torah [les lignes écrites] et la lumière c’est le blanc de la Torah [ce qui est entre les lignes]. »iv
Plus que par ce qu’elle cache, c’est par la splendeur de sa lumière, par ce qui se laisse lire entre les lignes, qu’elle se vêt.
Mais si la Torah se laisse lire, dans l’obscurité ou dans la lumière, la Présence, elle, ne se révèle pas, ni ne se dévoile. Nue, elle serait la figure de l’exil même.
« Car c’est cela l’exil (galout), c’est le dévoilement de la nudité de la Présence, c’est ce qu’exprime un verset ‘A cause de vos emportements, votre mère a été répudiée.’ (Is 50,1) A cause du dévoilement des nudités [inceste] Israël a été exilé et la Présence aussi est exilée : la Présence est nue. »v
Le christianisme a, lui aussi, considéré l’idée d’un double vêtement – de salut et de gloire.
Lorsqu’on est « baptisés en Christ », on « revêt le Christ »vi.
Réciproquement, le Christ a revêtu l’humanité comme un vêtement (« induere hominem »), pour reprendre une formule de S. Augustinvii. Le Christ était revêtu de la forme divine (forma dei), et il s’est anéanti « en prenant la forme du serviteur (forma servi) viii», afin de « revêtir l’homme ». « As-tu oublié qu’il a été écrit au sujet du Christ Jésus, qu’avant d’être revêtu de l’humanité (‘hominem fuisset indutus’), il était in forma dei »ix ?
La mort est une seconde nudité, après la nudité résultant de la chute adamique. Le baptême est un nouveau vêtement, qui annonce et prépare « le vêtement d’immortalité ». « Le baptême a effacé la mort de la chair ; ce qui est mortel s’est dissipé dans le vêtement d’immortalité. »x
De ceci ressort une idée profonde. La nature humaine est « nue », mais cette nudité même, elle en est dépouillée par la mort. Le seul habit qu’elle possède, un habit de peau, la mort l’en dénude.
Et avant la mort, dans la vie même, on court encore le risque (mortel) de « dévoiler sa nudité », – simplement en montant vers l’autel du sacrificexi…
Pour les Grecs en revanche, que la nudité n’effrayait guère, et dont ils valorisaient, ô combien, la beauté, le corps est ‘le vêtement de l’âme’.
Contrairement aux penseurs juifs et chrétiens, les philosophes grecs « attendent avec impatience l’instant où l’âme dépose ce vêtement pour se montrer dans sa nudité »xii.
Erik Peterson a proposé de comparer les conceptions grecques avec celles de S. Paul.xiii
Pour Paul, la nudité symbolise la mort. « Lorsque la mort nous dépouille, nous devenons nus dans la justice, dans ce dépouillement par la mort s’accomplit la déposition du vêtement commencée au baptême ».xiv
Mais la mort est alors l’occasion de revêtir un nouveau « vêtement », une nouvelle « tente », une « demeure céleste »xv.
C’est ce vêtement même qui représente la vraie ‘vie’, par delà la ‘mort’. Qu’est-il, ce vêtement ? C’est l’esprit.
Cependant, nous ne pourrons le revêtir, ce ‘vêtement’, cette ‘tente’, cet ‘esprit’, que si nous sommes trouvés, à la mort, non pas « nus », mais déjà « vêtus »xvi.
« Paul ne cherche pas la mort, il veut la vie ; il ne cherche pas une âme liée à un corps mortel, mais souhaite posséder quelque chose de plus élevé que l’âme – et c’est pour lui l’esprit, le pneuma. (…) En ce sens, le vêtement est chez Paul un dépassement du dualisme primitif entre corps et âme, entre être couvert et être nu ; il devient ainsi expression du surnaturel, de la révélation d’une réalité divine qui transcende les conditions et les expériences de la vie (…) Et si le corps humain est déjà un vêtement par rapport à l’âme, alors le corps céleste devient nécessairement une enveloppe, un manteau pour le corps et l’âme. »xvii
L’eau du baptême était déjà un premier vêtement, de salut, pour le corps et pour l’âme.
Et la résurrection accomplit ce que le baptême préfigure, en permettant de revêtir un second vêtement, – de gloire.
« Le vêtement de résurrection qui nous est donné symboliquement dans le vêtement baptismal est plus magnifique que le vêtement des anges et plus rayonnant que celui porté par Adam et Eve dans le paradis. Car il est plus que la gloire qui recouvrait le premier Adam : c’est la gloire du deuxième Adam, qui unit à Sa divine Personne la nature humaine qui était dépouillée, et donc qui a fait disparaître l’élément mortel dans le vêtement d’immortalité. »xviii
Ce ‘vêtement’, non pas cache et couvre, mais révèle, illumine, resplendit. Il est gloire, lumière, splendeur.
Déjà, au commencement, lorsque la Présence parût, vêtue de sa splendeur, alors parole, pensée et création vinrent sur la grande scène du monde. « Il s’enveloppa d’un enveloppement de splendeur – droite suprême de la pensée – pour créer les cieux. C’est dans cette splendeur, prémice de toute lumière, qu’Il créa les cieux. »xix
Un passage du Midrach Rabba évoque ce moment de splendeur créatrice, ‘prémice de toute lumière’, et de toute pensée:
« Dis-moi où fut créée la lumière ? Il répondit : ‘Le Saint, béni-soit-Il, s’en enveloppa comme d’un vêtement, et Il illumina de toute sa gloire le monde entier, d’une extrémité à l’autre. Puis il ajouta dans un soupir : ‘Il y a un verset qui le dit explicitement : ‘Tu es vêtu de splendeur et de majesté. Tu t’enveloppes de lumière’xx. »xxi
Dans le premier chapitre de la Genèse qui raconte les premiers moments de la création, le mot ‘lumière’, אוֹר, ’or, est cité cinq fois dans trois des versets initiaux (Gn 1, 3-5).
Ces cinq citations évoquent symboliquement les cinq livres de la Torah selon l’interprétation du Midrach Rabbaxxii. « Dieu dit : ‘Que la lumière soit !’ »xxiii correspond à la Genèse. « Et la lumière fut »xxiv renvoie à l’Exode. « Dieu vit que la lumière était bonne »xxvs’accorde avec le Lévitique. « Et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres »xxvi pointe vers les Nombres. « Dieu appela la lumière jour »xxvii évoque le Deutéronome.
Mais curieusement, au premier chapitre de son Évangile, S. Jean mime cette répétition, en la multipliant par trois, pour un total de quinze évocations de la ‘lumière’.
Il emploie d’abord à sept reprises le mot ‘lumière’, phôs (ϕῶς), dans les premiers versets.
« La vie était la lumière des hommes. » (Jn 1,4)
« La lumière luit dans les ténèbres. » (Jn 1,5)
« Il vint pour servir de témoin, pour rendre témoignage à la lumière. » (Jn 1,7)
« Il n’était pas la lumière, mais il parut pour rendre témoignage à la lumière. » (Jn 1,8)
« Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme. » (Jn 1,9)
Puis, huit fois encore, Jean évoque à nouveau la ‘lumière’ sous une forme pronominale, personnelle ou possessive (en grec αύτόν), ou comme sujet implicite de verbes actifs.
« Elle était(ἦν) dans le monde, et le monde a été fait par elle (αύτοῦ), et le monde ne l’a (αύτόν) point connue. » (Jn 1,10)
« Elle est venue chez les siens, et les siens ne l’ont (αύτόν) point reçue. » (Jn 1,11)
« Mais à tous ceux qui l’ont (αύτόν) reçue, à ceux qui croient en son (αύτοῦ) nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. » (Jn 1,12)
Que signifient de telles accumulations de répétitions ?
La lumière est une, uniquement une, mais ses miroitements, ses chatoiements, ses diaprures, sont légions.
Ou encore, la lumière n’a qu’un nom, mais son véritable sens est toujours en puissance.
Un passage du Zohar éclaire la question, en remplaçant le mot ‘lumière’ par une autre question:
« Quand la lumière abyssale se déploya, sa clarté donna prise au questionnement, bien qu’elle fût encore hors de portée de tout ce qui est dans l’En-bas. C’est pourquoi on la désigne d’une manière interrogative, on l’appela Qui ? »xxviii
On lit en effet dans Isaïe:
« Levez les yeux vers les hauteurs, et voyez Qui a créé cela. »xxix
מִי–בָרָא אֵלֶּה
Mi bara’ éllèh. Qui a créé cela.
‘Qui’ et ‘cela’, mots encore vides, nus, quémandant leur sens.
« Les paroles se dérobaient, car il était impossible de questionner vers l’ultime.
La Sagesse était composée de néant (ichtaclal bé-ayin), elle était si fermée et si profonde qu’elle ne résistait pas au questionnement, nul ne pouvait rien en saisir. »xxx
Tout virus transporte de l’ARN. En infectant un être vivant, il lui transmet un peu de cet ARN, par exemple sous forme de plasmides.
Ceci a deux effets majeurs, l’un horizontal, l’autre vertical.
L’effet horizontal, c’est qu’une pandémie mondiale, virale, infecte un énorme pourcentage de l’humanité entière, qui désormais partagera de nouveaux fragments de ‘patrimoine génétique’, ainsi mis en commun.
L’effet vertical, c’est que ces fragments de patrimoine génétique mis en commun initient une nouvelle phase dans la fort longue histoire de l’humanité, – laquelle n’est, somme toute, qu’un court instant dans la bien plus longue histoire du vivant.
Les conséquences à court terme en sont assez prévisibles. Les médias les ressassent.
Les conséquences à moyen et à long terme sont totalement au-dessus des capacités actuelles de compréhension humaine.
Sur un plan métaphorique, on peut comparer une pandémie mondiale à une phase supplémentaire de la plongée ‘au fond du gouffre’ (que chantait déjà Baudelaire). Serait-ce là l’occasion d’y ‘trouver du nouveau’ ? Je le pense.
Sur le plan métaphysique, on pourrait comparer la pandémie à une forme d’incarnation (étymologiquement, une ‘pénétration dans la chair’).
Une incarnation de quoi ? D’un peu de patrimoine génétique ? Oui, mais bien plus encore… Ce qui se passe sous nos yeux, c’est la preuve en temps réel que l’humanité tout entière peut rapidement ‘muter’, aujourd’hui seulement sous une forme fort limitée, quoique en l’occurrence assez dangereuse, puisque le taux de mortalité est loin d’être négligeable.
Ce ne sont pas les plasmides que nous pourrions hériter du virus 2019 n-CoV qui font question ici, mais plutôt la métaphore qu’ils ‘incarnent’, et tout ce qu’ils ouvrent en conséquence comme portes à la réflexion métaphysique.
En utilisant le mot ‘incarnation’, une phrase de C.G. Jung m’est revenue en mémoire.
« La vraie histoire du monde semble être celle de la progressive incarnation de la divinité »i.
Loin de moi l’idée de comparer le virus à la divinité.
En revanche, l’idée de comparer la marche de la divinité dans le monde à une forme d’infection (ou d’affection) lentement virale, me séduit assez.
Pourquoi ? Parce qu’elle relie en une une seule ligne métaphorique de l’inanimé-inconscient (le virus), de l’animé-conscient (l’humain), et de l’animé-inconscient (le divin).
Pourquoi Jung parle-t-il d’une incarnation ‘progressive’ ?
Parce qu’elle prend son propre temps, et qu’elle n’apparaît pas à tous, tout le temps. Pourquoi ces délais, ces absences, ces voilements, ces diversions ?
A chacun selon sa mesure, sans doute. Le nourrisson boit à la tendre mamelle, et non, d’une ferme cuillère, la soupe brûlante.
Il y a une autre explication, qui tient à la nature de la Divinité, à la nature de l’Humanité et à la nature de la ‘matière’. Malgré les promesses bien réelles de l’immanence, l’infini en acte, l’infini totaliséne peut loger à l’aise dans le moustique, et l’Esprit absolu, à la Hegel, se sent un peu à l’étroit dans le virus. Le plérôme divin ne tiendrait pas en place dans un boson, et dans uncosmos même entièrement composés de photons,on verraitmoins encore luire la lumière de la Sagesse, née avant le monde...
Pourquoi Jung parle-t-il d’‘incarnation’ ?
Parce que, sans doute, de toute éternité, la Divinité a dû se résoudre à sortir de Soi,à se livrer à la loi d’un Exode hors d’Elle-même.
Sacrifice divin ? C’est là l’hypothèse brillamment suivie par le Véda.
Ou bien, autre hypothèse, le ‘confinement’ du Divin ne Lui convenait-il plus ? Sa perfection ronde, absolue, compacte, totale, Lui sembla-t-elle encore inachevée, incomplète, dans son apparente complétude ? Il fallait en sortir, briser la tautologie de l’être-même, l’être-le-même, la répétition du sublime et la circularité du suprême.
Avant que le monde fut créé, que faisait donc la Divinité ? Elle baignait dans sa sainte, infinie, in-conscience. Car ce qu’on appelle ‘conscience’, et dont l’Homme est si fier, est vraiment un terme qui n’est (au fond) pas digne de la Divinité suprême.
La Divinité est si infinie qu’elle ne peut, reconnaissons-le, se connaître absolument et totalement elle-même, comme ‘conscience’. Car si Elle se connaissait, alors Elle serait en quelque sorte limitée par ce ‘savoir’ sur Elle-même, par cette ‘conscience’ de Soi. Ce qui ne se peut.
Pour le dire autrement, avant que le monde ou le temps ‘soient’, la Divinité ne connaissait pas alors Sa propre Sagesse, et moins encore le son de Sa Parole, qui n’avait jamais été prononcée (puisque longtemps, il n’y eut réellement aucune oreille pour entendre).
C’est ce qu’exprime l’image de la Sagesse se tenant ‘auprès’ de la Divinité. Il n’y a pas identité, mais écart. Clinamen.
Dans l’inconscience (de Sa propre Sagesse), la Divinité se tenait dans un état d’absolue intemporalité, de totale a-spatialité.
Cette ignorance Lui cachait le visage (ou le mystère) de Son inconscience.
Et cette Lumière Lui cachait la nuit de Son inconscience.
Nous nous sommes provisoirement éloigné du virus. Revenons-y. Virus, mot latin, du genre neutre, n’a pas de pluriel. Ce mot signifie « suc des plantes » mais aussi « sperme », « humeur», « venin » (des animaux). Par suite : « poison » et « âcreté, amertume ». Le mot grec pour virus est ῑός, « venin, rouille ». L’étymologie de ces deux motsii remonte au sanskrit विष viṣa, quisignifie, au genre neutre : « poison, venin ». Mais la racine de ce mot sanskrit, viṣ-, n’a aucune connotation négative… La racine verbale viṣ-signifie fondamentalement « être actif, agir, faire, accomplir»iii.
Originairement, donc, pas de négativité attachée à la racine sanskrite viṣ-, mais il y a une idée fondamentale d’action, d’efficacité, d’accomplissement. D’ailleurs, le mot विष viṣa,lorsqu’il est au genre masculin, signifie « serviteur » (sous-entendu ‘actif, zélé’).
Une leçon politique et une leçon métaphysique en découlent, me semble-t-il.
Ce nouveau virus, qui est en train de nous faire muter (génétiquement), nous oblige aussià faire muter (politiquement) la race humaine vers un niveau d’efficacité(politique) supérieur à l’efficacité (génétique) du virus lui-même.
Mais ce virus, considéré comme révélant aussi un aspect (redoutable) de l’inconscient cosmique, nous incite, également, à viser un niveau d’accomplissement (métaphysique) dont nous commençons lentement d’apercevoir l’infinie portée…
iC.G. Jung. Le Divin dans l’homme. Albin Michel. 1999, p.134
iiCf. Alfred Ernout et Antoine Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine. Klincksieck, Paris, 2001, p.740, et cf.Pierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Klincksieck, Paris, 1977, p.466
iiiGérard Huet. Dictionnaire sanskrit-français. 2013. p. 559
La philosophie Védanta dit que le bráhman ( ब्रह्मन्, nom au genre neutre), c’est-à-dire le Principe Suprême (abstrait, infini, inconnaissable) est ‘omniscient’. Mais la philosophie Sāṃkhya (सांख्य), fondée par Kapila, a contesté ce qualificatif comme étant trop anthropomorphique. La Sāṃkhya argumente ainsi: « Si l’on attribue l’omniscience, c’est-à-dire la connaissance nécessaire de toutes choses, au bráhman, on le rend dépendant des objets, quant à l’acte de connaître. Il ne pourrait dès lors s’empêcher de ‘savoir’, de même que nous ne pouvons nous empêcher de ‘voir’, même si cela ne nous plaît pas. Cela serait indigne du bráhman».i
Le Védanta rétorque en disant: « Le soleil aussi, quoique sa chaleur et sa lumière soient permanentes [affectant nécessairement toutes choses], est néanmoins désigné comme indépendant quand nous disons : il brille, il chauffe ».
La Sāṃkhya réplique : « Le soleil doit avoir des objets à éclairer et à chauffer, tandis qu’avant la création du monde, il ne pouvait y avoir d’objets sur lesquels bráhman put briller, qu’il put voir ou connaître ».
Le Védanta conclut alors la controverse en prenant une indéniable hauteur: « D’abord, le soleil brillerait même s’il n’avait rien à éclairer. D’autre part, le bráhman était avant la création du monde et il a eu toujours quelque chose à connaître et à penser ».ii
Qu’est-ce que le bráhman pouvait donc bien ‘penser’ ou chercher à ‘connaître’, avant la création du monde, alors qu’Il était (en principe) dans sa solitude absolue, éternelle, originaire?
Le Védanta répond : Il pensait la nāmarūpa.
Miracle des mots sanskrits ! Ils semblent toujours recéler quelque trésor enfoui depuis des millénaires… Et c’est souvent vrai, pour peu que l’on creuse un peu.
Nāmarūpa… Miroitement des syllabes ! Étirement lascif des voyelles longues… ā…ū…
Nāmaest la forme préfixée du mot sanskritnāman,lequelsignifie « marque caractéristique, forme, nature ; appellation, nom ; substance, essence »iii et, par extension, « esprit ».
Rūpa signifie « figure, forme, signe, apparence, image » et par extension « corps ».
On remarquera que les deux mots peuvent avoir le sens de « forme », mais pour nāman il s’agit de la forme dans son sens abstrait, idéel, ‘aristotélicien’, dirions-nous, alors que rūpasignifie la forme concrète, matérielle.
Traditionnellement on traduit nāmarūpa par « nom et forme ». Mais en tirant parti du riche éventail de sens de ces deux mots, on pourrait tout aussi bien traduire nāmarūpa par «l’esprit et le corps», ou « les noms et les signes», ou « l’essence et l’apparence».
Dans le Bouddhisme, cette expression désigne l’illusion d’exister comme individu. Dans l’Hindouisme, nāmarūpaest le terme qui dénote l’illusion, la maya, qui est à l’opposé de la Vérité, à l’opposé dubráhman.
Si le bráhman pense à la nāmarūpa, c’est donc qu’il pense à son opposé, à son contraire, – dans une perspective hindouiste.Dans une perspective bouddhiste, le bráhmanqui penseà la nāmarūpa pense sans doute à toutes les illusions qui viendraient à se manifester, s’Ilse séparait de sa propre totalité, et notamment s’Il se divisait pour engendrer quelque nouvelle individualité, fût-elle d’essence divine. Vu l’essence infiniment supérieure du Principe Suprême, il ne s’agirait certes pas des illusions qu’Il se ferait alors sur Lui-même, bien entendu, mais de l’innombrable multitude des illusions qui seraient soudain projetées dans l’existence, en vînt-Il à décider de procéder à la création des Mondes…
Pour sa part, Max Müller estime que cette doctrine du Védanta à propos du bráhman présente « une extraordinaire ressemblance avec la théorie platonicienne des idées et plus encore avec la théorie stoïcienne du Logos, langage et pensée. »iv
Le mot grec λόγος logos signifie précisément à la fois ‘langage’ et ‘pensée’. Il est évident pour le génie grec que la pensée parle, et que le langage pense.
Langage et pensée ont un caractère divin, de par leur pouvoir créateur. Le stoïcisme et le platonisme ont toujours lié le pouvoir (politique ou philosophique) des mots et les idées qu’ils pouvaient incarner et faire vivre. La Divinité elle-même était censée user des mots pour créer et maintenir en vie les mondes.
Nonobstant l’idée souvent caressée, selon laquelle de multiples influences ont pu se développer au long des siècles, suivant les nombreuses routes commerciales entre l’Inde et l’Europe, il n’est pas très étonnant au fond que les philosophes hindous aient partagé cette même intution, celle de l’identité (divine) de la parole et de la pensée. Leurs propres pensées leur étaient aussi des mondes, et ils en inférèrent bien d’autres mondes encore, et une intelligence des manifestations du Divin même.
L’essentiel, ici, est de reconnaître que c’était franchir une étape cruciale que d’affirmer que le langage et la pensée ne font qu’un.
L’idée, si grecque, que les pensées créatrices de l’Être suprême sont des logoi, des « verbes », des entités ou des essences vivant d’une vie divine, amène insensiblement à l’idée que, considérées dans leur totalité, dans leur unité, ces pensées toutes ensembles constituent le Logos vivant de Dieu. « Ce fut ce Logos qui fut appelé par Philon et d’autres, longtemps avant saint Jean, υἱὸς μονογενής (Théosophie, p. 412), c’est-à-dire le fils unique de Dieu, dans le sens de la première création idéale ou manifestation de la Divinité. »v
Poussant la comparaison à son terme, Max Müller propose l’identité formelle du logos grec et de la nāmarūpa sanskrite.
« Ainsi nous trouvons dans le Rig-Véda un hymne placé dans la bouche de Vâk, la « Parole », qui est inintelligible à moins d’admettre un long développement antérieur de pensée, pendant lequel la parole était devenue non-seulement l’une des nombreuses divinités, mais une sorte de puissance supérieure aux Dieux mêmes, une sorte de Logos ou de Sagesse primitive. La Parole y dit d’elle-même : ‘Je me meus avec Roudra, le dieu de l’orage et du tonnerre, avec les Vasous, les Adilyas, et les Visve Dévas, je soutiens Mitra et Varouna, les deux Asvins, Indra et Agni.’ »
Elle ajoute plus loin : ‘Je suis la Reine, celle qui recueille des trésors, je suis intelligente, la première de ceux à qui sont dus des sacrifices ; les dieux m’ont faite multiple, placée en divers endroits, entrant en maintes choses. Je tends l’arc pour Roudra afin de tuer l’ennemi, celui qui hait Brahman, je suis la cause de la guerre entre les hommes, je m’étends sur le ciel et sur la terre. Je souffle comme le vent, je m’attache à toutes choses ; au-delà du ciel, au-delà de cette terre ; telle je suis, par mon pouvoir.»vi
Il est dit que वाच् Vâk, la Parole, est plus grande que le ciel et la terre, et va bien au-delà de toutes choses terrestres et de toutes choses célestes.
Plus que le logos grec, qui n’est pas encore le Logos johannique, ces expressions védiques expriment une vision de la Parole comme puissance divine, qui incite irrésistiblement à un rapprochement avec la Sagesse juive, חָכְמָה(ḥokhmah), qui dit :
« L’Éternel (יְהוָה) m’a possédée dès le commencement de ses voies, avant ses œuvres anciennes.
Je suis établie de toute éternité, depuis le commencement, avant que la terre fût. Avant l’existence des montagnes et des collines, j’étais née. »vii
« Quand il disposa les cieux, j’étais là. Lorsqu’il traça un cercle à la surface de l’abîme, lorsqu’il fixa les nuages en haut, et que les sources de l’abîme jaillirent avec force (…) Alors j’étais à l’oeuvre auprès de lui, et je faisais tous les jours ses délices, jouant sans cesse en sa présence.»viii
Max Muller a trouvé des expressions étrangement semblables dans le Pankavisma Brahmaṇa: «Prajāpati, le Créateur, était tout cela. Il avait la Parole (Vāk) comme son bien, comme sa compagne. Il pensa : ‘Envoyons au dehors cette Parole, elle traversera et pénétrera tout cela. Il l’envoya et elle traversa et pénétra tout cela.»ix
Dans d’autres passages Vāk est appelée la ‘fille’, ou encore la ‘femme’ du Créateur, Prajāpati, (comme elle est appelée ‘ses délices de tous les jours’ dans les Proverbes de l’Ancien Testament).
Dans les deux traditions, védique et hébraïque, Vāk et Ḥokhmahsont toujours le principal agent dans l’œuvre de création. « Tout fut fait par Vāk, et de même tout ce qui fut fait était Vāk »x, tout comme Ḥokhmah dit : « Alors j’étais à l’oeuvre auprès de lui ». Saint Jean dit de même : « Toutes les choses furent créées par le Verbe (Logos), et rien de ce qui fut créé ne fut créé sans le Verbe. »xi
Joie du comparatiste ! Pareille équation ne se trouve pas tous les jours !
Vāk = Ḥokhmah = Logos = Verbum = Parole
वाच् = חָכְמָה = Λόγος = VERBVM = « Le Verbe »
C’est donc à cela que pensait le bráhman, avant même la création du monde ! Il pensait aux ‘jeux’ sans fin de sa Parole, aux ‘délices’ continus (יוֹם יוֹם , yom yom) de sa Sagesse…
iF. Max Müller. Introduction à la philosophie Védanta. Trois conférences faites à l’Institut Royal en mars 1894. Trad. De l’anglais par Léon Sorg. Ed. Ernest Leroux, Paris 1899. Troisième conférence, p.46
iiF. Max Müller. Introduction à la philosophie Védanta. Trois conférences faites à l’Institut Royal en mars 1894. Trad. De l’anglais par Léon Sorg. Ed. Ernest Leroux, Paris 1899. Troisième conférence, p.47
iiiCf. Monier Monier-Williams, A Sanskrit-English Dictionary, Oxford, The Clarendon Press, 1965, p.536
ivF. Max Müller. Introduction à la philosophie Védanta. Trois conférences faites à l’Institut Royal en mars 1894. Trad. De l’anglais par Léon Sorg. Ed. Ernest Leroux, Paris 1899. Troisième conférence, p.48
vF. Max Müller. Introduction à la philosophie Védanta. Trois conférences faites à l’Institut Royal en mars 1894. Trad. De l’anglais par Léon Sorg. Ed. Ernest Leroux, Paris 1899. Troisième conférence, p.51
viF. Max Müller. Introduction à la philosophie Védanta. Trois conférences faites à l’Institut Royal en mars 1894. Trad. De l’anglais par Léon Sorg. Ed. Ernest Leroux, Paris 1899. Troisième conférence, p.54-56
Chaque culture, chaque tradition, se pense toujours (a posteriori) comme un ‘commencement’… Mais, pour qui possède un peu de recul anthropologique, il est clair qu’il n’y a jamais de pur commencement. Ou plus exactement, il semble qu’il y ait eu sans cesse de multiples commencements… et qu’il y en aura d’autres à l’avenir.
On peut généraliser, et avancer même qu’il n’y a peut-être pas eu non plus de ‘commencement absolu’, cosmologique ou théologique, par exemple du genre Big bang. Le Big bang que la science prétend mettre ‘au commencement’ n’est à l’évidence qu’un voile qui ne fait qu’épaissir la nuit du mystère.
Car avant que quelque commencement fût, voilé ou non, ne fallait-il pas qu’il y eût nécessairement, déjà là, sous une forme ou sous une autre, de l’être et du non-être, de l’acte et de la puissance, et aussi de la ‘cause’ et de l’ ‘effet’ ?
L’anthropologie du ‘commencement’ est riche. Tentons une rapide revue de trois traditions, la chrétienne, la juive et la védique, ici citées dans l’ordre inversé de leur arrivée historique sur la scène mondiale, pour comparer leurs mythes respectifs du ‘commencement’. Ce faisant, nous nourrissons l’espoir de remonter peut-être au-delà de tous les commencements particuliers que ces traditions invoquent, et au-delà même de l’idée de ‘commencement’, – nous invitant enfin à comprendre que le commencement n’a sans doute pas eu de début et n’aura peut-être pas de fin.
1. L’Évangile de Jean introduit ‘au commencement’ l’idée très grecque du logos.
‘Au commencement était la Parole, et la Parole était avec le Dieu, et la Parole était Dieu’. (Jn 1,1 dans la traduction de Louis Segond)
‘Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu’. (Traduction de l’Association Épiscopale Liturgique pour les pays Francophones)
Dans la traduction anglaise dite du King James : ‘In the beginning was the Word, and the Word was with God, and the Word was God.’
Vu leur importance, il vaut certainement la peine de creuser un peu le sens des deux mots ἀρχῇ (arkhè) et λόγος (logos).
Ἐν ἀρχῇ. Én arkhè.
Quel est le sens profond de cette expression ? ‘Au commencement’ ? ‘Dans le Principe’ ? Ou autre chose encore ?
Le sens originel du verbe arkho, arkhein, usuel depuis Homère, est ‘marcher le premier, prendre l’initiative de, commencer’. À l’actif, le mot signifie ‘commander’.i Avec le préverbe én-, én-arkhomai signifie ‘commencer le sacrifice’, puis, plus tardivement, ‘exercer une magistrature’. La notion de sacrifice est très présente dans le nuage des sens associés à ce mot. Kat-arkho : ‘commencer un sacrifice’. Pros-arkho, ‘offrir un présent’. Ex-arkho signifie ‘commencer, entonner (un chant)’. Hup-arkho, ‘commencer, être au commencement’, d’où ‘être fondamental, exister’, et enfin ‘être’.
De nombreux composés emploient comme premier terme arkhè, signifiant alors soit ‘qui commence’, soit ‘qui commande’. Le sens le plus ancien est ‘qui prend l’initiative de’. Il y a le sens homérique de arkhé–kakos, ‘qui est à l’origine des maux’. Arkhos a donné lieu à la formation d’un très grand nombre de composés (plus de 150 ont été relevésii), dont Chantraine note qu’ils se rapportent tous à la notion de chef, de commandement, et non à celle de commencement.
Le féminin arkhè, qui est le mot employé dans l’Évangile de Jean, peut signifier ‘commencement’, mais les philosophes usent de ce mot pour désigner les ‘principes’, les ‘premiers éléments’ (Anaximandre est le premier à l’utiliser dans ce sens), ou encore pour signifier ‘pouvoir, souveraineté’.
Chantraine conclut que les emplois liés aux notions de ‘prendre l’initiative, commencer’ sont les plus anciens, mais que les emplois qui expriment l’idée de ‘commander’, fort anciens aussi, apparaissent déjà chez Homère. Dans toutes les dérivations et les compositions subséquentes, c’est la notion de ‘commander’ qui domine, y compris dans un sens religieux : ‘faire le premier geste, prendre l’initiative (du sacrifice)’.
On en déduit que l’expression johannique Én arkhè n’a pas pour sens profond, originaire, l’idée d’un ‘commencement absolu’. Elle renvoie plutôt à l’idée d’une initiative sacrificielle (divine) ou d’une inauguration (du ‘sacrifice’ divin), – ce qui présuppose non un commencement absolu, temporel, mais une décision divine, et la pré-existence de tout un arrière-plan nécessaire à la conception et à l’exécution de ce ‘sacrifice’ divin, inaugural.
Le Logos, ὁ λόγος ? Comment traduire ? Verbe ? Parole ? Raison ? ‘Word’ ?
Le mot logos vient de légo, dont le sens originel est ‘rassembler, cueillir, choisir’, du moins dans les emplois qu’en fait Homère dans l’Iliade. Cette valeur est conservée avec les composés à préverbes dia– ou ek– ‘trier, choisir’, épi– ‘choisir, faire attention à, sul– ‘rassembler’. Légo signifie parfois ‘énumérer’ dans l’Odyssée, et ‘débiter des injures’, ou ‘bavarder, discourir’ dans l’Iliade. C’est ainsi qu’est né l’emploi au sens de ‘raconter, dire’, emploi qui entre en concurrence avec d’autres verbes grecs qui ont aussi le sens de ‘dire’ : agoreuo, phèmi. Le mot logos est ancien et se trouve dans l’Iliade et l’Odyssée avec le sens de ‘propos, paroles’, puis en ionique et en attique avec des sens comme ‘récit, compte, considération, explication, raisonnement, raison’, – par opposition à ‘réalité’ (ergon). Le mot a fini par désigner la ‘raison immanente’, et dans la théologie chrétienne, soit la seconde personne de la Trinité, soit Dieu.iii
Habituellement on traduit Jn 1,1 : ‘Au commencement était le Verbe’. Mais si l’on veut rester fidèle au sens le plus originaire porté anciennement par énarkhè et logos, il vaudrait mieux traduire :
‘Au principe [du Sacrifice] il y eut un choix’.
Explication : L’entité divine qui a procédé, ‘au commencement’, n’a pas elle-même commencé à être lors de ce ‘commencement’. Elle était nécessairement déjà là pour initier ce ‘commencement’. Le ‘commencement’ n’est donc que relatif, puisque l’entité divine était et est toujours hors du temps, avant tout temps, et hors de tout commencement.
L’expression ‘énarkhè’ dans Jn 1,1 fait plutôt référence à l’idée et à l’initiative d’un ‘sacrificeprimordial’ ou ‘initiatique’ (dont la langue grecque garde la mémoire profonde dans le verbe arkhein employé avec le préverbe én- : én-arkhomai, ‘initier le sacrifice’, composition très proche de la formule johannique én arkhè.
Quant au choix du mot ‘choix’ pour traduire logos, il vient, là encore, de la mémoire longue des mots. Le mot logos n’a signifié ‘parole’ que fort tardivement, et cela en concurrence avec d’autres mots grecs portant le sens de ‘dire’, ou ‘parler’, comme phèmi, ou agoreuo, lié au mot agora (‘place publique’).
En réalité le sens originaire du verbe légo n’est pas ‘parler’ ou ‘dire’, mais tourne autour des idées de ‘rassembler’ et de ‘choisir’, qui sont des opérations mentales préalables à toute parole. L’idée de ‘parole’ n’est au fond que seconde, elle n’intervient qu’après le ‘choix’ fait par l’esprit de ‘rassembler’ [ses idées] et de les ‘distinguer’ ou de les ‘élire’ [pour ensuite les exprimer].
2. Mille ans environ avant l’Évangile de Jean, la tradition hébraïque rapporte une autre histoire de ‘commencement’, non pas celle du commencement d’une ‘Parole’ ou d’un ‘Verbe’, mais celle d’une unité faisant couple avec une multiplicité pour initier une ‘création’.
Bé-réchit bara Elohim èt ha-chamaïm v-ét ha-arets.
Un article de ce blog a déjà été consacré à la délicate traduction de ce verset initial…
Habituellement, on traduit Gn 1,1 par :
‘Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre.’
Or Elohim est un pluriel (‘les Dieux’), de même que ha-chamaïm (les cieux). Le fait que le verbe bara (créa) soit au singulier n’est pas une difficulté, de ce point de vue. Dans la grammaire des langues sémitiques anciennes (dont la grammaire de l’arabe classique témoigne encore aujourd’hui, car elle a conservé, plus que l’hébreu, ces règles grammaticales anciennes) les pluriels d’être animés non-humains qui sont sujets de verbes, mettent ceux-ci à la 3ème personne du singulier. Elohim est un pluriel d’être animés non-humains, car divins. Donc le verbe dont il est le sujet doit se mettre au singulier (bara).
Quant à la particule initiale, bé, dans l’expression bé-réchit, elle a de nombreux sens, dont ‘avec’, ‘par’, ‘au moyen de’.
En accord avec plusieurs interprétations midrachiques que l’on trouve dans le Béréchit Rabba, j’ai proposé de traduire bé-réchit non pas par ‘au commencement’ mais en donnant à la particule bé– le sens de ‘avec’ ou ‘par’. Je suggère aussi de rendre à réchit son sens originaire de ‘prémisse’ ou de ‘prémices’ (d’une récolte), et même de lui donner dans ce contexte non un sens temporel mais qualitatif et superlatif: ‘le plus précieux’.
Notons, en passant, que ces sens rencontrent bien l’idée de ‘sacrifice’ que le mot grec arkhé de l’Évangile johannique contient, comme on vient de le voir.
D’où la traduction proposée de Gn 1,1 :
« Par [ou avec] le Plus Précieux, les Dieux [ou Dieu] créèrent [ou créa] etc…»
Notons enfin que, dans ce premier verset de la Bible hébraïque, il n’est pas question de ‘parole’, de ‘parler’, ou de ‘dire’.
Ce n’est qu’au 3ème verset de la Genèse, que Dieu (Elohim) ‘dit’ (yomer) quelque chose…
וַיֹּאמֶר אֱלֹהִים, יְהִי אוֹר; וַיְהִי-אוֹר
Va-yomer Elohim yéhi ’or vé yéhi ’or.
Elohim dit ‘que la lumière soit’, et la lumière est (et sera).
Puis au 5ème verset, Dieu (Elohim) ‘appelle’ (yqra’), c’est-à-dire ‘nomme’.
וַיִּקְרָא אֱלֹהִים לָאוֹר יוֹם
Va-yqra’ Elohim la-’or yom
Et Elohim appela la lumière ‘jour’
La « parole » proprement dite de Dieu ne viendra que beaucoup plus tard. Le verbe דָּבַר davar ‘parler’ ou le mot דָּבָר davar ‘parole’ (appliqués à YHVH) n’apparaissent que bien après le ‘commencement’:
« Tout ce que YHVH a dit » (Ex 24,7 )
« YHVH a accompli sa parole » (1 Rois 8,20)
« Car YHVH a parlé » (Is 1,2)
3. Passons maintenant à la tradition védique, qui remonte (sous sa forme oralement transmise) à un ou deux millénaires avant la tradition hébraïque.
Dans le Véda, par contraste avec la Genèse ou l’Évangile de Jean, l’on constate non pas ‘un’ commencement, mais plusieurs commencements, opérant à différents niveaux, et mettant en scène divers acteurs …
Voici quelques exemples:
« Ô Seigneur de la Parole (‘Bṛhaspati’) ! Ce fut là le commencement de la Parole. » (RV X, 71,1)
« Au commencement, cet univers n’était ni Être ni Non-Être. Au commencement, en effet, cet univers existait et n’existait pas : seul l’Esprit était là.
L’Esprit était, pour ainsi dire, ni existant ni non-existant.
L’Esprit, une fois créé, désira se manifester.
Cet Esprit alors créa la Parole. » (SB X 5, 3, 1-2)
« Rien n’existait ici-bas au commencement ; c’était recouvert par la mort (mṛtyu), par la faim, car la faim est la mort. Elle se fit mental [elle se fit ‘pensante’] : ‘Que j’aie une âme (ātman)’. » (BU 1,2,1)
Le plus frappant, peut-être, c’est que plus de deux ou trois millénaires avant l’Évangile de Jean, le Véda employait déjà des formules ou des métaphores telles que : le ‘Seigneur de la Parole’ ou ‘le commencement de la Parole’.
En sanskrit, la parole se dit वाच् Vāc. Dans le Véda on l’appelle aussi, métaphoriquement, ‘la Grande’ (bṛhatī), mais elle reçoit également bien d’autres métaphores ou noms divins.
La Parole du Véda, Vāc,‘était’ avant toute création, elle pré-existait avant que quelque être vienne à être.
La Parole est engendrée par et dans l’Absolu, – elle n’est donc pas ‘créée’.
L’Absolu pour sa part n’a pas de nom, parce qu’Il est avant la parole. Ou bien, parce qu’Il est Parole. Il est la Parole même, ou encore ‘toute la Parole’.
Comment dès lors pourrait-on Le nommer d’un nom, – de quelque nom que ce soit ? Un nom n’est jamais qu’une parole : il ne peut dire toute la Parole, – tout ce qui aété, est et sera Parole.
L’Absolu n’est pas nommé. Mais on peut nommer le Créateur suprême, le Seigneur de toutes les créatures, qui en est l’une des manifestations, – comme la Parole, d’ailleurs.
Le Ṛg Veda lui donne le nom de प्रजापति Prajāpati, mot-à-mot ‘Seigneur (pati) de la Création (prajā)’, ou encore le nom de ब्र्हस्पति Bṛhaspati, ce qui signifie ‘Seigneur de la Parole’iv , ou mot-à-mot ‘Seigneur (pati) de la Grande (bṛhatī )’.
Car Vāc est la ‘grandeur’ de Prajāpati : « Alors Agni se tourna vers Lui, la bouche ouverte ; et Il (Prajāpati) prit peur, et sa propre grandeur se sépara de Lui. Maintenant sa grandeur même c’est sa Parole, et cette grandeur s’est séparée de Lui. »v
Le mot sanskrit bṛhat, बृहत् signifie ‘grand, élevé ; vaste, abondant ; fort, puissant; principal’. Il a pour racine ब्र्ह bṛha ‘augmenter, grossir; croître, grandir ; devenir fort ; s’étendre’. Les trois mots français ‘brigand’, ‘Brigitte’ et ‘Bourgogne’ viennent aussi de cette racine…
La Bṛhadāraṇyaka-upaniṣad commente à ce sujet : « Il est aussi Bṛhaspati. Bṛhatī [‘la grande’] est en vérité la parole et il en est le seigneur (pati).»vi
La Parole est donc aussi au commencement dans le Véda, mais elle le précède, et le rend possible, parce qu’elle est intimement liée au Sacrifice (divin).
Le Ṛg Veda explicite le lien entre le Créateur suprême, la Parole, l’Esprit, et le Sacrifice, lien qui se dénoue et se délie ‘au commencement’ :
« Ô Seigneur de la Parole ! Ce fut là le commencement de la Parole,
– quand les Voyants se mirent à nommer chaque chose.
L’excellence, la plus pure, la profondément cachée
dans leurs cœurs, ils l’ont révélée par leur amour.
Les Voyants façonnèrent la Parole par l’Esprit,
la passant au tamis, comme du blé que l’on tamise.
Les amis reconnurent l’amitié qu’ils avaient les uns pour les autres,
et un signe de bon augure scella leur parole.
Par le sacrifice, ils ont suivi la voie de la Parole,
et cette Parole qu’ils ont trouvée en eux, parmi eux,
– ils l’ont proclamée et communiquée à la multitude.
Dans le Śatapatha brāhmaṇa qui est un commentaire savant, plus tardif, la Parole est présentée comme l’entité divine qui crée le « Souffle de Vie » :
«La Parole, quand elle fut créée, désira se manifester, et devenir plus explicite, plus incarnée. Elle désira un Soi. Elle se concentra avec ferveur. Elle acquit une substance. Ce furent les 36 000 feux de son propre Soi, faits de Parole, et émergeant de la Parole. (…) Avec la Parole ils chantèrent et avec la Parole ils récitèrent. Quel que soit le rite pratiqué au Sacrifice, le rite sacrificiel existe par la Parole seulement, comme émission de voix, comme feux composés de Parole, engendrés par la Parole (…) La Parole créa le Souffle de Vie. »viii
Dans la Bṛhadāraṇyaka-upaniṣad , une upaniṣad parmi les plus anciennes, est mise en scène la Parole védique, naissant de la mort, ou plutôt de l’âme de la mort (ātman).
Cette Parole est la prière ou l’hymne (ṛc), ou encore la récitation rituelle (arc), de même racine. Par le jeu des assonances, des homophonies et des métaphores, elle est associée à arca, le ‘feu’ et à ka, l’‘eau’ (éléments essentiels du sacrifice), et aussi à ka, la ‘joie’ qu’il procure.
« Rien n’existait ici-bas au commencement ; c’était recouvert par la mort (mṛtyu), par la faim, car la faim est la mortix. Elle se fit mental [pensant] : ‘Que j’aie une âme (ātman)’. Elle s’engagea dans une récitation rituelle [arc, une prière]. Alors qu’elle était dans la récitation rituelle les eaux naquirentx. [Elle pensa] ‘En vérité, tout en étant engagée dans cette récitation rituelle (arc), l’eau [ou joie] (ka) advint’. C’est le nom et l’être (arkatva) de la récitation rituelle [ou du feu] (arka)xi. L’eau [ou joie] (ka) advient vraiment à celui qui connaît le nom et l’être de la récitation virtuelle [ou du feu]. »xii
Concluons.
Dans les traditions que nous venons d’évoquer, la Parole n’est pas « au commencement », mais elle est commencement, initiation. Commencement et initiation de quoi ? Du Sacrifice.
La Parole ‘commence’ à révéler, elle ‘initie’, mais elle cache aussi tout ce qu’elle ne révèle pas, tout la profondeur du Sacrifice.
La Parole est un ‘lieu’ de rencontre entre un peu de clarté, de lumière, de brillance (de joie) et l’Homme; et par ailleurs, elle fait aussi entendre, par ses silences, toute l’immensité de l’obscur. L’in-fini des commencements.
iCf. Le Dictionnaire étymologique grec de Chantraine
vi Cf. BU,1,3,30. L’Upaniṣad explique encore que la Parole s’incarne dans les Védas dans l’ hymne védique (Ṛc), dans la formule du sacrifice (yajus) et dans la mélodie sacrée (sāman). Bṛhatī est aussi le nom donné au vers védique (ṛc) et le nom du brahman (au neutre) est donné à la formule sacrificielle (yajus). Quant à la mélodie (sāman) elle est ‘Souffle-Parole’ : « C’est pourquoi il est aussi Bṛhaspati (Ṛc). Il est aussi Bhrahmaṇaspati. Le brahman est en vérité la parole et il est le seigneur (pati) de la [parole]. C’est pourquoi il est aussi Bhrahmaṇaspati (Yajus). Il est aussi la mélodie (sāman). La mélodie est en vérité la parole : ‘Il est elle, Sā (la parole) et lui, Ama (le souffle). C’est pour le nom et la nature même de la mélodie (sāman). Ou parce qu’il est égal (sama) à un moucheron, égal à un moustique, égal à un éléphant, égal aux trois mondes, égal à ce tout, pour cette raison il est sāman, mélodie. Il obtient l’union avec le sāman , la résidence dans le même monde, celui qui connaît ainsi le sāman. » (BU 1,3,20-22)
viiRV X, 71, 1-3. Traduction par Ph. Quéau, à partir de la version anglaise de R. Panikkar, The Vedic Experience. Mantramañjarī. London, 1977 :
O Lord of the Holy Word ! (Bṛhaspati,That was the first
beginning of the Word when the Seers fell to naming each object.
That which was best and purest, deeply hidden
within their hearts, they revealed by the power of their love.
The Seers fashioned the Word by means of their mind,
sifting it as with sieves the corn is sifted.
Thus friends may recognize each other’s friendship.
And auspicious seal upon their word is set.
They followed by sacrifice the path of the Word
and found her entered in among the Seers.
They led her forth and distributed her among many.
ixAlyette Degrâces commente : « La question de la cause est ici posée. Si rien n’est perçu, rien n’existe. Śaṅkara s’appuie sur les concepts de couvrir et être couvert : ‘Ce qui est couvert par la cause c’est l’effet, or les deux existent avant la création… Mais la cause, en détruisant l’effet précédent, ne se détruit pas elle-même. Et le fait qu’un effet se produit en détruisant un autre ne s’oppose pas au fait que la cause existe avant l’effet qui est produit…La manifestation signifie parvenir au domaine de la perception… Ne pas être perçu ne veut pas dire ne pas exister… Il y a deux formes de recouvrement ou d’occultation par rapport à l’effet… Ce qui est détruit, produit, existant et non-existant dépend du rapport à la manifestation ou à l’occultation… L’effort consiste à ôter ce qui recouvre… La mort est l’embryon d’or dans la condition de l’intelligence, la faim est l’attribut de ce qu’est l’inteligence’. » (BAUB 1.2) Alyette Degrâces. Les upaniṣad. Fayard, 2014, p.222, note n° 974
xLes eaux sont les éléments essentiels du sacrifice
Le sens inné du ‘mystère’ a toujours été l’un des traits constitutifs de la condition humaine. L’apparition de ce trait, il y a bien longtemps, coïncide avec l’émergence obscure de la conscience du ‘Soi’, – la conscience de l’inconscient.
Ces deux phénomènes, l’intuition du mystère et l’intuition de l’inconscient, ouvrent la voie au jaillissement progressif de la conscience du Moi.
L’apparition de la conscience du ‘Soi’ a sans doute été favorisée par la répétition (encouragée par les rites) d’expériences individuelles, ‘proto-mystiques’, aiguës, inouïes, aux implications littéralement indicibles, dont l’essence est de révéler inopinément au moi les profondeurs du Soi.
Leur accumulation, par d’innombrables générations successives, non seulement par les individus mais aussi lors de transes collectives, suggère que ces états de conscience extatique ont été traduits et partagés selon des formes socialisées (proto-religions, rites cultuels, cérémonies d’initatiation).
L’expérience progressive de la conscience du soi et l’expérience proto-mystique sont en fait indissolublement liées, et elles se renforcent l’une l’autre. Elles doivent toutes deux avoir été rendues possibles et encouragées par des faisceaux de conditions favorables (milieu, environnement, climat, faune, flore). Par effet d’épigenèse, elles ont eu un impact sur l’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, du cerveau (chez les hominidés, puis chez les humains), produisant un terrain organique et psychique de plus en plus adapté à une augmentation continue des ‘niveaux de conscience’.
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Pendant d’innombrables générations, et lors de multiples expériences de transe, voulues ou hasardeuses, préparées ou subies, provoquées lors de rites cultuels, ou fondant comme l’éclair à la suite de découvertes personnelles, le terrain mental des cerveaux du genre Homo ne cesse de s’ensemencer, puis de bourgeonner, comme sous l’action d’une levure psychique intimement mêlée à la pâte neuronale.
De puissantes expériences proto-mystiques accélèrent l’adaptation neurochimique et neuro-synaptique des cerveaux des hommes du Paléolithique, et leur dévoilent par là-même l’immensité incalculable et l’indicibilité radicale de ‘mystères’ sous-jacents, immanents, et qui régnent dans les profondeurs.
Ces mystères habitent non seulement dans le cerveau lui-même, et dans sa conscience semblant encore à peine éveillée, mais encore tout autour, dans la Nature, dans le vaste monde, mais aussi au-delà du cosmos lui-même, dans la Nuit des origines, – donc non seulement dans le Soi, mais aussi dans l’Autre et dans l’Ailleurs.
L’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, est évidemment la condition essentielle d’une évolution mentale, psychique, spirituelle. On peut penser que cette évolution est accélérée par des boucles de rétroaction de plus en plus puissantes et complexes, entre les modifications physiologiques soudain disponibles, et les effets ‘neuro-systémiques’, culturels et psychiques, qu’elles peuvent entraîner chez les individus, puis par propagation génétique dans des groupes humains, catalysant toujours plus l’appropriation de voies nouvelles d’exploration d’un vaste ensemble de résistants et insondables mystères.
On peut sans crainte postuler l’existence d’un lien immanent et sans cesse évolutif, épigénétique, entre l’évolution de la structure du cerveau, du réseau de ses neurones, de ses synapses et de ses neurotransmetteurs, de leurs facteurs inhibiteurs et agoniques, avec sa capacité croissante à être le support d’expériences ‘proto-mystiques’, spirituelles et religieuses.
Qu’est-ce qu’une expérience proto-mystique ?
Il en est sans doute de nombreuses… Mais pour fixer les idées, on peut évoquer l’expérience rapportée par de nombreux chamanes d’une sortie du corps (‘extase’), suivie de la perception d’un grand éclair, puis accompagnée de visions sur-réelles, doublées d’un développement aigu de la conscience du Soi, et du spectacle intérieur créé par l’excitation simultanée de toutes les parties du cerveau.
Imaginons un Homo, chasseur-cueilleur dans quelque région d’Eurasie, qui consomme, par hasard ou par tradition, tel ou tel un champignon, parmi les dizaines d’espèces possédant des propriétés psychotropes, dans son milieu de vie. Soudain un ‘grand éclair de conscience’ l’envahit et l’abasourdit, à la suite de la stimulation simultanée d’une quantité massive de neurotransmetteurs affectant le fonctionnement de ses neurones et de ses synapses cérébraux. Se produit alors, en quelques instants, un écart radical entre son état de ‘conscience’ (ou de ‘subconscience’) habituel et l’état de ‘sur-conscience’ brutalement survenu. La nouveauté et la vigueur inouïe de l’expérience le marquera à vie.
Il aura désormais la certitude d’avoir vécu un moment de conscience double, un moment où sa conscience habituelle a été comme transcendée par une sur-conscience. En lui s’est révélé avec puissance un véritable ‘dimorphisme’ de la conscience, qui n’est pas sans comparaison avec le dimorphisme journalier de la veille et du sommeil, et le dimorphisme ontologique de la vie et de la mort, deux catégories sans doute parfaitement perceptibles par le cerveau de Homo.
Ajoutons que, depuis des temps fort anciens, remontant sans doute aux débuts du Paléolithique, il y a plus de trois millions d’années, les chasseurs-cueilleurs du genre Homo devaient déjà connaître l’usage de plantes psycho-actives, et les consommer régulièrement. Bien avant l’apparition d’Homo d’ailleurs, nombre d’espèces animales (comme les rennes, les singes, les éléphants, les mouflons ou les félins…) en connaissaient elles-mêmes les effetsi.
Leur exemple quotidien devait intriguer et troubler les humains vivant en symbiose étroite avec eux, et, ne serait-ce que pour accroître leurs performances de chasse, les inciter à imiter le comportement si étrange d’animaux se mettant en danger en se livrant à l’emprise de substances psycho-actives, – par ailleurs (et cela est en soi un mystère supplémentaire) fort répandues dans la nature environnante, et dans le monde entier…
On dénombre, aujourd’hui encore, une centaine d’espèces de champignons psychoactifs en Amérique du Nord, et les vastes territoires de l’Eurasie devaient en posséder au moins autant au Paléolithique, – bien que de nos jours on n’y recense plus qu’une dizaine d’espèces de champignons aux propriétés hallucinogènes.
L’Homo du Paléolithique a été donc quotidiennement confronté au témoignage d’animaux subissant l’effet de substances psycho-actives, renouvelant régulièrement l’expérience de leur ingestion, affectant leur comportement ‘normal’, et se mettant ainsi en danger d’être tués par des chasseurs à l’affût, prompts à saisir leur avantage.
Nul doute que l’Homo a imité ces animaux ‘ravis’, ‘drogués’, ‘assommés’ par des substances puissantes, et ‘errants’ dans leurs rêves propres. Voulant comprendre leur indifférence au danger, l’Homo a ingéré les mêmes baies ou les mêmes champignons, ne serait-ce que pour ‘ressentir’ à son tour ce que pouvaient ‘ressentir’ ces proies si familières, qui, contre toute attente, s’offraient alors s’y facilement à leurs silex et à leurs flèches…
On observe aujourd’hui encore, dans des régions allant du nord de l’Europe à la Sibérie extrême-orientale, que les rennes font une forte consommation d’amanites tue-mouches lors de leurs migrations, – tout comme d’ailleurs les chamans qui vivent sur les mêmes territoires.
Ce n’est certes pas une coïncidence.
En Sibérie, le renne et le chasseur-éleveur vivent tous deux, pourrait-on dire, en symbiose étroite avec le champignon Amanita muscaria.
Les mêmes molécules de l’Amanita muscaria (muscimoleii, acide iboténoque) qui affectent de façon si intense hommes et bêtes, comment peuvent-elles se trouver produites par des formes de vie apparemment si élémentaires, par de ‘simples’ champignons ? Et d’ailleurs pourquoi ces champignons produisent-ils ces molécules, à quelles fins propres?
Il y a là un mystère digne de considération, car c’est un phénomène qui relie objectivement – et mystiquement, le champignon et le cerveau, l’éclair et la lumière, l’animal et l’humain, le ciel et la terre, par le biais de quelques molécules, communes et actives, quoique appartenant à des règnes différents…
C’est un fait avéré, et largement documenté, que dans tous les continents du monde, en Eurasie, en Amérique, en Afrique, en Océanie, et depuis des temps immémoriaux, des chamanes consomment des substances psycho-actives facilitant l’entrée en transe, – une transe accompagnée d’effets psychologiques profonds, comme l’expérience de ‘visions divines’.
Comment concevoir que ces expériences inouïes peuvent être aussi mystérieusement ‘partagées’, ne serait-ce que par analogie, avec des animaux ? Comment expliquer que ces puissants effets, si universels, aient pour simple cause la consommation d’humbles champignons, et que les principes actifs se résument à un ou deux types de molécules agissant sur les neurotransmetteurs ?
R. Gordon Wasson, dans son livre Divine Mushroom of Immortalityiii, a savamment documenté l’universalité de ces phénomènes, et il n’a pas hésité à établir un lien entre ces pratiques ‘originelles’, chamaniques, et la consommation du Soma védique (dès le 3ème millénaire avant notre ère), dont les anciens hymnes du Ṛg Veda décrivent avec précision les rites, et célèbrent l’essence divine, – occupant le cœur du sacrifice védique.iv
Lors de l’exode continu, et plusieurs fois millénaire, des peuples qui ont migré du Nord de l’Eurasie vers le « Sud », le chamanisme a naturellement continué de faire partie des rites sacrés et des cérémonies d’initiation de ces peuples en errance.
Au cours des temps, l’Amanita muscaria a sans doute dû être remplacée par d’autres plantes, disponibles endémiquement dans les divers milieux géographiques traversés, mais possédant des effets psychotropes analogues.
Ces peuples migrateurs se désignaient eux-mêmes comme āryas, mot signifiant ‘nobles’ ou ‘seigneurs’. Ce terme sanskrit fort ancien, utilisé dès le 3ème millénaire avant notre ère, est aujourd’hui devenu sulfureux, depuis le détournement qui en a été fait par les idéologues nazis.
Ces peuples parlaient des langues indo-européennes, et se déplaçaient lentement mais sûrement de l’Europe du Nord vers l’Inde et l’Iran, mais aussi vers le Proche et le Moyen-Orient, en passant par le sud de la Russie. Une partie d’entre eux passa par les alentours de la mer Caspienne et de la mer d’Aral, par la Bactriane et la Margiane (comme l’attestent les restes de la ‘civilisation de l’Oxus’), par l’Afghanistan, pour finir par s’établir durablement dans la vallée de l’Indus ou sur les hauts plateaux iraniens.
D’autres se dirigèrent vers la mer Noire, la Thrace, la Macédoine, la Grèce actuelle et vers la Phrygie, l’Ionie (Turquie actuelle) et le Proche-Orient.
Arrivée en Grèce, la branche hellénique de ces peuples indo-européens n’oublia pas les anciennes croyances chamaniques. Les mystères d’Éleusis et les autres religions à mystères de la Grèce antique peuvent être interprétés comme d’anciennes cérémonies chamaniques hellénisées, pendant lesquelles l’ingestion de breuvages aux propriétés psychotropesv induisaient des visions mystiques.
Lors des Grands Mystères d’Éleusis, ce breuvage, le cycéôn, à base de lait de chèvre, de menthe et d’épices, comportait aussi vraisemblablement comme principe actif un champignon parasite, l’ergot de seigle, ou encore un champignon endophyte vivant en symbiose avec des herbes comme Lolium temulentum, plus connue en français sous le nom d’‘ivraie’ ou de ‘zizanie’. L’ergot de seigle produit naturellement un alcaloïde psychoactif, l’acide lysergique dont est dérivé le LSD.vi
Albert Hofmann, célèbre pour avoir synthétisé le LSD, écrit dansThe Road to Eleusis que les prêtres d’Éleusis devaient traiter l’ergot de seigle Claviceps purpurea par simple dissolution dans l’eau, ce qui permettait d’extraire les alcaloïdes actifs, l’ergonovine et la méthylergonovine. Hofmann suggéra une autre hypothèse, à savoir que le cycéôn pouvait être préparé à l’aide d’une autre espèce d’ergot, Claviceps paspali, qui pousse sur des herbes sauvages comme Paspalum distichum, et dont les effets ‘psychédéliques’ sont plus intenses encore, et d’ailleurs similaires à ceux de la plante ololiuhqui des Aztèques, endémique dans l’hémisphère occidental.
Notre esprit, à l’état d’éveil, est constamment tiraillé entre deux formes très différentes (et complémentaires) de conscience, l’une tournée vers le monde extérieur, celui des sensations physiques et de l’action, et l’autre tournée vers le monde intérieur, la réflexion et les ressentis inconscients.
Il y a bien entendu divers degrés d’intensité pour ces deux types de ‘conscience’, extérieure et intérieure. Rêver les yeux ouverts n’est pas du même ordre que les ‘rêves’ vécus sous l’emprise de l’Amanite tue-mouches, du Peyotl ou de quelque autre des nombreuses plantes hallucinogènes contenant de la psilocybine.
Lors de l’ingestion de ces puissants principes psychoactifs, ces deux formes de consciences semblent simultanément être excitées au dernier degré, et peuvent même alterner très rapidement. Elles ‘fusionnent’ et entrent en ‘résonance’, tout à la fois.
D’un côté, les sensations ressenties par le corps sont portées à l’extrême, parce qu’elles sont, non pas relayées par le système nerveux, mais produites directement au centre même du cerveau.
D’un autre côté, les effets mentaux, psychiques, ou intellectifs, sont eux aussi extrêmement puissants, parce que d’innombrables neurones peuvent être stimulés ou inhibés simultanément. Sous l’effet soudain des molécules psychoactives, l’action de neurotransmetteurs inhibiteurs (comme le GABA) est massivement accrue. Le potentiel d’action des neurones post-synaptiques ou des cellules gliales est tout aussi soudainement, et fortement, diminué.
Cette inhibition massive des neurones post-synaptiques se traduit, subjectivement, par une sorte de découplage radical entre le niveau habituel de conscience, celui de la conscience de la réalité extérieure, et un niveau de conscience tout autre, ‘intérieur’, complètement détaché de la réalité environnante, mais par ce fait même, également plus aisément aspiré par un univers psychique, indépendant, que C.G. Jung nomme le ‘Soi’, et auquel d’innombrables traditions font référence sous diverses appellations.
L’ensemble des processus neurochimiques complexes qui interviennent dans le cerveau dans ces moments peut être résumé ainsi.
Les molécules psycho-actives (comme la psilocybine) sont très proches structurellement de composés organiques (indolesvii) présents naturellement dans le cerveau. Elles mettent soudainement tout le cerveau dans un état d’isolation quasi-absolue par rapport au monde immédiatement proche, le monde fait de sensations extérieures.
La conscience habituelle est soudainement privée de tout accès à son monde propre, et le cerveau se voit presque instantanément plongé dans un univers infiniment riche de formes, de mouvements, et surtout de ‘niveaux de conscience’ absolument sans équivalents avec ceux de la conscience quotidienne.
Mais il y a encore plus surprenant…
Selon des recherches effectuées par le Dr Joel Elkes, à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore, la conscience subjective d’un sujet sous l’influence de la psilocybine peut ‘alterner’ entre deux états, – un état de conscience ‘externe’ et un état de conscience ‘interne’.
L’alternance des deux états de conscience s’observe couramment, et elle peut même être provoquée simplement lorsque le sujet ouvre et ferme les yeux…
On peut donc faire l’hypothèse que l’émergence originaire de la conscience, chez les hominidés et développée plus encore chez les hommes du Paléolithique, a pu résulter d’un phénomène analogue de ‘résonance’ entre ces deux types de conscience, résonance elle-même fortement accentuée à l’occasion de l’ingestion de substances psycho-actives.
L’aller-retour entre une conscience ‘extérieure’ (s’appuyant sur le monde des perceptions et de l’action) et une conscience ‘intérieure’, ‘inhibée’ par rapport au monde extérieur, mais par conséquent ‘désinhibée’ par rapport au monde ‘sur-réel’ ou ‘méta-physique’, renforce également l’hypothèse d’un ‘cerveau-antenne’, proposée par William James.
La psilocybine, en l’occurrence, ferait ‘clignoter’ la conscience entre deux états fondamentaux, totalement différents, et par là-même, elle ferait apparaître comme en surplomb le sujet même capable de ces deux sortes de conscience, un sujet capable de naviguer entre plusieurs mondes, et plusieurs états de conscience…
Dans l’ivraie se cache l’ergot de l’ivresse (divine)…
Concluons par deux paraboles. Celle de l’ivraie et celle du levain..
« Comme les gens dormaient, son ennemi vint et sema de l’ivraie au milieu du blé, et s’en alla. Quand l’herbe eut poussé et fait du fruit, alors parut aussi l’ivraie. »viii
Faut-il la déraciner ? Non! « De peur que, ramassant l’ivraie, vous ne déraciniez avec elle le blé. Laissez les deux grandir ensemble jusqu’à la moisson. Et au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : ‘Ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour la consumer ; mais le blé recueillez-le dans mon grenier’. »ix
L’interprétation est claire. L’ivraie doit rester dans le blé jusqu’à la ‘moisson’. Elle est aussi obscure, car l’ivraie doit être brûlée, comme elle est un feu qui consume l’esprit, et qui lui ouvre le monde des visions.
Et il y a la parabole du levainx, qui est ‘caché’ dans la farine, mais dont une infime quantité fait fermenter toute la pâte…
Le levain fermente et fait ‘lever’ la pâte. De même l’ergot, l’ivraie, fait fermenter l’esprit, et l’élève dans les mondes supérieurs…
Les esprits peuvent brûler dans la voie de l’ivraie, se rendre infiniment ivres de divin. Ils peuvent comprendre en eux-mêmes comment la conscience advint, grâce à l’humble et éclatant pouvoir des plantes, le pouvoir de l’herbe et du ciel, par la profondeur secrète des racines et par la hauteur de l’au-delà de la nature…
i David Linden, The Compass of Pleasure: How Our Brains Make Fatty Foods, Orgasm, Exercise, Marijuana, Generosity, Vodka, Learning, and Gambling Feel So Good. Penguin Books, 2011
iiLe muscimole est structurellement proche d’un neurotransmetteur majeur du système nerveux central : le GABA (acide gamma-aminobutyrique), dont il mime les effets. Le muscimole est un puissant agoniste des récepteurs GABA de type A . Le muscimole est hallucinogène à des doses de 10 à 15 mg.
iiiRichard Gordon Wasson, Soma : Divine Mushroom of Immortality, Harcourt, Brace, Jovanovich Inc, 1968
iv Wikipédia rapporte dans l’article Amanite tue-mouches que l’enquête Hallucinogens and Culture, (1976) de l’anthropologue Peter T. Furst, a analysé les éléments pouvant ou non identifier l’amanite tue-mouches comme le Soma védique, et qu’elle a (prudemment) conclu en faveur de cette hypothèse.
viDans leur livre The Road to Eleusis, R. Gordon Wasson, Albert Hofmann et Carl A. P. Ruck estiment que les prêtres hiérophantes utilisaient l’ergot de seigle Claviceps purpurea, disponible en abondance aux alentours Éleusis.
Des milliards de soleils brasillent dans la Nuit, – et tous les dieux se taisent et luisent.
La Nuit, – l’abîme immense l’aspire ; l’abîme respire ce gouffre sombre, ce suaire de sang, ce linceul d’ombre.
Une voix de breton défroqué crie dans le noir : « Ô Abîme tu es le Dieu unique. »i
Une autre voix lui répond, en un ironique écho : « Ô Dieu unique, tu es Abîme ! »
Tous les soleils que je connais débordent d’ombres, béent d’énigmes, percent la nuit d’irruptions, de fureurs intestines, pulvérisent et volatilisent les mystères.
Leurs délires, leurs brûlures, leurs lueurs, leurs élans, emplissent et comblent de vieux vides divins, longtemps déjà-là, trouent des matières noires, strient de sombres brouillards.
Voyez la divine Athéna, sage, simple, sûre, solaire aussi, – on vient de loin prier sous l’éclat de son égide, et se recueillir (relegere) sur le seuil de son autel, sur son calme Acropole.
Mais sa raison même n’est que d’ombre, si l’Intelligence est lumière.
On dit que les songes des sages, les haines des peuples, les larmes, les amours et les dieux passent.
Je n’en crois rien.
Ils glissent éternellement, dans un oubli sans nom, une dérive sans fin, mais non, ils ne passeront point. Ils croissent au contraire, et se multiplient toujours. Comme Dieu même.
Ce Dieu que, par foi ou par effroi, de farouches monothéistes disent vouloir « unifier » (en paroles seulement). Ils Lui assignent avec véhémence un unique attribut, l’« un », seulement l’« un », – non le « deux », ou le « trois », ou encore le « π », le plérôme ou l’infini.
Ceux-là mêmes qui prononcent son nom de pluriel intangible, Élohim, y lisent encore l’« Un », unique, seul, singulier.
D’autres Lui assignent l’article. L’article défini :le. הָאֱלֹהִים. Ha-Élohimii. « Le » Dieu. «Al »Lah.
Deux tentations grammaticales. ‘Unifier’ Dieu (par l’« un »)… ‘Définir’ Dieu (par l’article)…
Et la mort est promise, assurément, à tous les autres, à ceux qui, disent-ils, « Le » multiplient, – en paroles ou en pensées, par action ou par omission…
Un saint crucifié, au début du 10ème siècle de notre ère, a dit : – qui prétend L’unifier, Le multiplie.iii
Il paya de sa vie cette vérité profonde et malaisée.
Le Dieu, immensément infini, a-t-il tant besoin de ce vacarme autour d’une ‘unité’ certes ressassée, mais par là menacée, – atomisée de clameurs (d’orgueil et de conquête), émiettée de cris (de haine et de souffrance), dilacérée de harangues (d’excommunications et de fatwas).
L’« Un », – image, ou idole même, d’une abstraction pure, s’adorant elle-même, dans sa solitude.
Le. Un. L’Un. Le défini et l’indéfini, unis en une commune étreinte, contre la grammaire, la logique et le sens, – car s’Il est « Un », s’Il est seulement « Un », comment peut-on dire « l’ » Un, qui suppose « un » Autre, tapi dans son ombre ?
Seule, peut-être, vaut ici la voie de la théologie négative, que l’on rappelle :
Dieu n’est ni un, ni multiple, ni l’Un, ni l’Autre, ni défini, ni indéfini.
Seul est sûr ceci : Il n’est rien de ce que l’on dit qu’Il est. Rien. Nada.
Penser pouvoir Lui attribuer un attribut, fût-ce l’unité ? Quelle cécité! Quelle dérision ! Quel orgueil !
Ils ne savent pas ce qu’ils font. Ils ne savent pas ce qu’ils disent. Ils ne pensent pas ce qu’ils pensent.
Mais s’Il n’estpas l’Un, grammatical et ontologique, qu’en penser et qu’en dire ?
L’idée même de l’Un n’est pas assez élevée, ni assez large, ni assez profonde, – pour qu’y demeurent sa Présence et ses Puissances, et ses infinies armées d’ombres (Tsebaoth).
Pour avancer, réfléchissons sur le ‘reflet’.
Le soleil, cet unique, par ses images infinies, par ses rayons incessants, se ‘reflète’ en la moindre des ombres portées. Quelques-unes d’entre elles dansent même en nous.
La tradition du Véda aide à comprendre la leçon, ajoutant un autre angle de vue.
Le DieuSurya, qu’on nomme ‘Soleil’, dit-elle, a un visage dont la brillance est extrême, – si extrême que s’enfuit devant elle son ‘épouse’, la Déesse Saranyu, qui ne peut plus Lui faire face.
Pour tenir sa fuite secrète, pour cacher son absence, elle crée une ombre, – une copie fidèle d’elle-mêmeiv, – nommée Chāyā, qu’elle laisse derrière elle, à sa place.
Il faut préciser qu’en sanskrit Chāyā, छाया, signifie ‘ombre’. La racine de ce mot est chād, छाद्, ‘couvrir, envelopper ; cacher, tenir secret’.
Le mot chāyā est aussi donné par le Dictionnaire d’étymologie grecque de Chantraine comme ayant « une parenté certaine » avec le mot grec σκιά skia, ‘ombre’, ‘obscurité, lieu caché’ et aussi ‘fantôme’ (qualificatif désignant la faiblesse de l’homme). L’avestique et le persan ont également un mot très proche, sāya, ‘ombre’. On trouve le mot skia dans l’Évangile, à plusieurs reprises, par exemple :
« Ce peuple, assis dans les ténèbres, a vu une grande lumière. Et sur ceux qui étaient assis dans la région et l’ombre (skia) de la mort, la lumière s’est levée. »v
Mais revenons à Chāyā.
Le Dieu est trompé par cette ombre fidèle, qui est (en apparence) Son ombre. Il s’unit à elle, à Chāyā, ombre non divine, seulement humaine. Et Il engendre avec elle Manu.vi
Manu, – l’ancêtre de l’humanité.
Manu, – l’Adam du Véda, donc !
Selon la Genèse, texte apparu au moins un millénaire après que furent composés les hymnes du Ṛg Veda (et donc disposant, peut-on penser, de quelque recul par rapport aux intuitions védiques les plus anciennes), le Dieu (nommé Élohim) dit :
נַעֲשֶׂה אָדָם בְּצַלְמֵנוּ כִּדְמוּתֵנוּ
Na‘oçéh adam bi-tsalmé-nou ki-dimouté-nou
« Faisons Adam à notre image (bi-tsalmé-nou) et selon notre ressemblance (ki-demouté-nou) »vii.
Le texte insiste, et répète le mot ‘image’ deux fois encore.
Vé-bara Élohim ét-ha-adam bi-tsalmou, bi-tsélém Elohim bara otou.
Traduit littéralement : « Et Élohim créa l’Adam à son image (bi-tsalmou), à l’image (bi-tsélém) Élohim le créa. »viii
Notons que la troisième fois, cette ‘image’ que Élohim crée n’est image de personne, elle est seulement ‘image’ tout court, et non ‘Son image’. Peut-être n’est-elle pas image, alors ? Mais seulement ombre ?
Ceci vaut la peine d’y réfléchir.
Le mot hébreu צֶלֶם tsélém, ‘image’, a en effet pour sens premier : ‘ombres, ténèbres’, comme en témoigne le verset : « Oui, l’homme marche dans les ténèbres (bé-tsélém) » (Ps. 39,7), et comme le confirme le mot צֵל tsel, qui signifie ‘ombre’.
Le Dieu védique engendre « Manu », l’Homme, avec une Ombre.
Le Dieu biblique crée « l’Adam » comme une « ombre ».
Y a-t-il eu une influence du mythe védique sur le mythe biblique de la création de l’homme ? On ne saurait dire. En revanche, il est patent que perdurent, par-delà les temps et les cultures, quelques archétypes fondamentaux, proprement humains, issus sans doute des profondeurs obscures, où l’ombre règne.
Il n’est pas si surprenant, au fond, que l’un des plus profonds archétypes attache justement l’idée d’ombre à la nature la plus profonde de l’homme.
L’homme, ombre frêle, – et image aussi, ou voile, d’un abîme en lui, sans fond.
i Ernest Renan. Souvenirs d’enfance et de jeunesse. Prière sur l’Acropole. Calmann-Lévy, Paris, 1883, p.72
ii Voir Gn 6,2 ; Ex 1, 17 : Ex 20,16 ; 1Rois 17,18 ; Job 1,6 et de très nombreux autres exemples.
iii Hallâj. Le Livre de la parole. Trad. Chawki Abdelamir et Philippe Delarbre. Ed. du Rocher, 1996. p.58
iv Doniger, Wendy(1998). « Saranyu/Samjna ». In John Stratton Hawley, Donna Marie Wulff (ed.). Devī: goddesses of India. Motilal Banarsidas. pp. 158–60.
Depuis un million d’années au moins, l’homme use de la parole, plus moins habilement. Depuis des temps reculés, infinis en ont été les usages, des plus vains aux plus élevés, – et les modes d’expression. L’enfant balbutiant, le poète mobile, le sage sûr, le prophète inspiré, tous tentent à leur manière leurs voies/voix propres.
D’un même souffle d’air expulsé, ils génèrent des gutturales de la glotte, des fricatives du pharynx, des chuintantes sur la langue, des sifflantes et des labiales par les lèvres.
De ces sons incessants, quel sens sort-il ?
Héraclite, maître en ces matières obscures, grand seigneur du sens, porte ce jugement aigu:
« L’homme est tenu pour un petit garçon par la divinité, comme l’enfant par l’homme. »i
Fragment à la fois pessimiste et optimiste, proposant un rapport de proportion : ce que l’enfant est à l’homme, l’homme l’est à la divinité. Le constat d’une impuissance de l’homme par rapport au divin n’y est pas dissocié de la perspective, naturelle et attendue, d’un passage de l’enfance à l’âge adulte.
Dans sa traduction de ce fragment, Marcel Conche met curieusement l’accent sur la parole, bien que le mot logos soit clairement absent du texte héraclitéen:
« Un marmot qui n’a pas la parole ! L’homme s’entend ainsi appeler par l’être divin (δαίμων), comme l’enfant par l’homme. »ii
La périphrase ‘un marmot qui n’a pas la parole’ est le choix (audacieux et bavard) fait par Marcel Conche pour rendre le sens du simple mot grec νήπιος, mis en apposition par Héraclite au mot ‘homme’ (ἀνὴρ).
Homère emploie le mot νήπιος en divers sens, comme l’indique le Bailly : ‘qui est en bas âge’, ‘jeune enfant’, mais aussi ‘naïf’, ‘sot’, ‘dénué de raison’.
Conche évoque ces diverses acceptions, et justifie sa propre traduction, périphrastique, donc peu fidèle, de la manière suivante :
« Traduire par ‘enfant dénué de raison’ paraît juste, quoique non suffisamment précis : si νήπιος s’applique à l’enfant ‘en bas âge’, il faut songer au tout petit enfant, qui ne parle pas encore. De là la traduction par ‘marmot’, qui vient probablement de ‘marmotter’, lequel a pour origine une onomatopée exprimant le murmure, l’absence de parole distincte. »iii
S’ensuit une glose sur le sens supposé du fragment :
« Il s’agit de devenir un autre être, qui juge en raison, et non plus comme le veulent l’habitude et la tradition. Cette transformation de l’être se traduit par la capacité de parler un nouveau langage : non plus langage particulier – langage du désir et de la tradition –, mais discours qui développe des raisons renvoyant à d’autres raisons (…) Or, de ce discours logique ou philosophique, de ce logos, les hommes n’ont pas l’intelligence, et, par rapport à l’être démonique – au philosophe –, qui le parle, ils sont comme des marmots n’ayant pas la parole (…) Parler comme ils parlent, c’est parler comme s’ils étaient dénués de raison (de la puissance de dire le vrai). »iv
Bien que ce fragment d’Héraclite ne comporte aucune allusion au logos, la principale leçon qu’en retire Conche est celle-ci : « l’homme est incapable du logos pour l’être démonique ».
Dans un second départ d’avec le sens communément reçu pour ce fragment, Marcel Conche considère que la divinité ou l’être démonique (δαίμων) évoquée par Héraclite est en réalité le ‘philosophe’. Pour Conche, c’est le philosophe qui est l’être démonique par excellence, et c’est lui justement qui est en mesure de déterminer pour cette raison que « l’homme est incapable du logos ».
Contre Conche, constatons qu’Héraclite n’a pas dit : « l’homme est incapable du logos. »
Le marmot marmotte, l’homme marmonne. Mais il parle aussi. Et il a même, en lui, le logos.
En effet, si le mot logos est absent du fragment D.K. 79, on le trouve en revanche dans dix autres fragments d’Héraclite, avec des sens variés : ‘mot’, ‘parole’, ‘discours’, ‘mesure’, ‘raison’…
Parmi ces dix fragments, il y en a cinq qui emploient le mot logos dans un sens si original, si difficilement traduisible, que la solution courante consiste à ne le traduire pas…
Voici ces cinq fragments :
« Le Logos, ce qui est, toujours les hommes sont incapables de le comprendre, aussi bien avant de l’entendre qu’après l’avoir entendu pour la première fois, car bien que toutes choses naissent et meurent selon ce Logos-ci, les hommes sont inexpérimentés quand ils s’essaient à des paroles ou à des actes. »v
« Si ce n’est moi, mais le Logos, que vous avez écouté, il est sage de convenir qu’est l’Un-Tout ».vi
« A Priène vivait Bias, fils de Teutamès, davantage pourvu de Logos que les autres. »vii
Dans ces trois fragments, le Logos semble doté d’une essence autonome, d’une puissance de croître, et d’une capacité à dire la naissance, la vie, la mort, l’Être, l’Un et le Tout.
Dans les deux fragments suivants, le Logos est intimement associé à la substance de l’âme même.
« Il appartient à l’âme un Logos qui s’accroît lui-même. »viii
« Limites de l’âme, tu ne saurais les trouver en poursuivant ton chemin, si longue que soit toute la route, tant est profond le Logos qu’elle renferme. »ix
Pour mémoire, voici le texte original de ce dernier fragment :
Bizarrement, Conche, qui a ajouté l’idée de parole dans un fragment ne comprenant pas le mot logos, évite ici d’employer le mot logos, dans un fragment qui le contient pourtant explicitement :
« Tu ne trouverais pas les limites de l’âme, même parcourant toutes les routes, tant elle a un discours profond. »x
Faut-il traduire ici le mot logos ? Et, si oui, comment ?
Aucune des acceptions suivantes n’est satisfaisante : cause, raison, essence, fondement, sens, mesure, rapport. La moins mauvaise des acceptions envisageables reste ‘parole, discours’xi, selon Conche, qui opte on l’a vu pour ce dernier mot.
Or Héraclite emploie ici une expression étrange : ‘un logos profond’, – un logos si ‘profond’ qu’on n’en atteint pas la ‘limite’.
Qu’est-ce qu’un logos dont on n’atteint jamais ni la profondeur ni la limite ?
Pour sa part, Clémence Ramnoux décide ne pas traduire le mot logos, et propose même de le mettre entre parenthèses, c’est-à-dire de le considérer comme une interpolation, un ajout tardif ou une glose étrangère:
« Tu ne trouverais pas de limite à l’âme, même en voyageant sur toutes les routes, (tant elle a un logos profond). »xii
Elle commente ainsi sa réticence :
« L’expression mise entre parenthèses pourrait avoir été glosée. Si elle a été glosée, elle l’a été par quelqu’un qui connaissait l’expression logos de la psyché. Mais elle ne fournirait pas un témoignage pour sa formation à l’âge d’Héraclite. »xiii
En note, elle présente l’état de la discussion savante à ce sujet :
« ‘Tant elle a un logos profond’. Est-ce rajouté de la main de Diogène Laërce (IX,7) ?
Argument pour : texte d’Hippolyte référant probablement à celui-ci (V,7) : l’âme est difficile à trouver et difficile à comprendre. Difficile à trouver parce qu’elle n’a pas de frontières. Dans l’esprit d’Hippolyte elle n’est pas spatiale. Difficile à comprendre parce que son logos est trop profond.
Argument contre : un texte de Tertullien semble traduire celui-ci : « terminos anime nequaquam invenies omnem vitam ingrediens » (De Anima 2). Il ne comporte pas la phrase du logos.
Parmi les modernes, Bywater l’a supprimée – Kranz l’a retenue – Fränkel l’a retenue et interprétée avec le fragment 3. »xiv
De son côté, Marcel Conche dont on a vu qu’il a opté pour la traduction de logos par ‘discours’, se justifie ainsi : « Nous pensons, avec Diano, que logos doit être traduit, ici comme ailleurs, par ‘discours’. L’âme est limitée puisqu’elle est mortelle. Les peirata sont les ‘limites jusqu’où va l’âme’ dit Zeller avec raison. Mais il ajoute : ‘les limites de son être’. »xv
L’âme serait donc limitée dans son être ? Plutôt que limitée dans son parcours, ou dans son discours? Ou dans son Logos ?
Conche développe : « Si précisément il n’y a pas de telles limites, c’est que l’âme est ‘cette partie infinie de l’être humain’. »
Et il ajoute : « Snell comprend βαθὺς [bathus] comme la Grenzenlosigkeit, l’infinité de l’âme. On objectera que ce qui est ‘profond’ ce n’est pas l’âme mais le logos (βαθὺν λόγον). (…) En quel sens l’âme est-elle ‘infinie’ ? Son pouvoir est sans limites. Il s’agit du pouvoir de connaissance. Le pouvoir de connaître de la ψυχὴ [psyché] est sans limites en tant qu’elle est capable du logos, du discours vrai. Pourquoi cela ? Le logos ne peut dire la réalité de manière seulement partielle, comme s’il y avait quelque part du réel qui soit hors de la vérité. Son objet est nécessairement la réalité dans son ensemble, le Tout de la réalité. Or le Tout est sans limites, étant tout le réel, et le réel ne pouvant être limité par l’irréel. Par la connaissance, l’âme s’égale au Tout, c’est-à-dire au monde. »xvi
Selon cette interprétation, la réalité est entièrement offerte au pouvoir de la raison, au pouvoir de l’âme. Elle n’a aucun ‘fond’ qui reste potentiellement obscur, pour l’âme.
« La ‘profondeur’ du logos est la vastité, la capacité, par laquelle il s’égale au monde et établit en droit la profondeur (l’immensité) de la réalité. Βαθὺς : le discours s’étend tellement en profondeur vers le haut ou le bas qu’il peut tout accueillir en lui, comme un abîme dans lequel toute la réalité peut trouver place. De quelque côté que l’âme aille sur le chemin de connaissance vers le dedans ou le dehors, le haut ou le bas, elle ne rencontre pas de limite à sa capacité de faire la lumière. Tout est clair en droit. Le rationalisme de Héraclite est un rationalisme absolu. »xvii
Est surtout absolue, ici, l’incapacité à comprendre le logos dans sa profondeur infinie, dans sa si profonde infinité.
On commence à le voir. Le Logos ne peut être pour Héraclite ni la raison, ni la mesure, ni le discours.
L’âme (psyché) n’a pas de ‘limites’, parce qu’elle a un ‘logos profond’ (βαθὺν λόγον).
L’âme est illimitée, elle est infinie, parce qu’elle est si vaste, si profonde, si large et si élevée que le Logos lui-même peut y demeurer toujours, sans y trouver jamais sa fin, – quel que soit le nombre des parcours ou des discours qu’il peut y tenir…
Pas étonnant que le Logos soit ‘intraduisible’. Il faudrait en théorie, et en bonne logique, pour le ‘traduire’, une périphrase comportant un nombre infini de mots, faits de lettres infinies, et infiniment profondes…
iHéraclite. Fragment D.K. 79. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 164
iiFragment D.K. 79. Traduction de Marcel Conche, in Héraclite PUF, 1986, p.77.
Je sens et je sais que je suis un étant. Dirais-je que je ‘suis’ un ‘étant’, ou plutôt que je ‘suis’ un ‘étant-là’ ? Sur ce sujet, difficile d’ignorer l’expression de Heidegger, le Da-sein, qui met délibérément l’accent sur le là.
La langue allemande impose ici sa forme. On ne peut dire sein-da, comme en français être-là. En allemand, le da précède le verbe sein, il s’y accole comme un préfixe et le détermine à sa manière. Ce là-là est un là philosophique, lourd de sens. Il est censé incarner le monde dans lequel l’étant est, et peut-être même qu’il est chargé d’évoquer aussi l’instant, toujours là, l’instant indissociable de l’étant-là, l’instant qui est le moment singulier du déploiement, toujours répété, toujours à l’œuvre, de l’être-là dans le temps.
Que je sois étant ou étant-là, l’idée d’étant implique qu’il y a déjà de l’être. Grammaticalement, l’étant est un participe présent du verbe être. Je pourrais même dire qu’il n’est qu’un participe présent de être.
L’étant, participe (grammatical) de être, donne envie de penser qu’il en participe aussi philosophiquement. C’est d’ailleurs une fort ancienne idée philosophique, platonicienne, que cette idée de participation.
C’est l’intuition que s’il y a des étants, c’est qu’il y a nécessairement de l’être, qui leur préexiste.
Il y a de l’être, – et cet être (substantif) se laisse quelque peu saisir par le verbe être. Par le biais de ce verbe, l’être peut se conjuguer grammaticalement de toutes sortes de façons.
‘Sois’ ! Je ‘suis’. Ils ‘seront’. Nous ‘fûmes’. Elle a ‘été’. Tu ‘serais’, ou tu ‘seras‘. Ou encore, à l’impératif passé : ‘Aie été’.
Toutes ces formes grammaticales ouvrent aussi des perspectives philosophiques, qui n’ont peut-être pas la même portée que celles associées à l’‘étant’, mais qui n’en sont pas moins dignes de considération.
Autrement dit, l’étant (qu’il soit là ou pas là) n’est que l’une des modalités (grammaticales) du verbe être, et sans doute aussi n’est-il donc que l’une des modalités philosophiques de l’être.
Comme toutes les formes grammaticales qui en découlent, l’étant s’appuie originairement sur l’être qui est son paradigme.
De l’être, participent tous les étants qui ont en commun le fait d’être.
Mais qu’est-ce que l’être ? Une substance ? Une nature ?
L’être est ce dont on peut dire qu’il est, quelle que doit la modalité qui le fait paraître, qui le fait exister comme tel ou tel autre étant.
De là l’idée qu’il y a plusieurs variétés d’étants, qui ont en commun le fait d’être.
Allons plus loin : y a-t-il aussi plusieurs manières d’être ?
Cette question a son importance, si l’on tient à entrer dans les mystères les plus profonds de l’être, et notamment les mystères de ce que pourrait être (en théorie) l’‘être divin’.
Par exemple, peut-on dire du Dieu, ou de tout autre ‘être divin’, qu’il est un étant ? A l’évidence, non. Ce serait alors le rendre inférieur en dignité à l’être (abstrait) dont il tiendrait son ‘étance’.
Alors, peut-on dire qu’il est l’être ? Non plus. Ce serait là encore le réduire a priori, philosophiquement, en l’incarnant dans un ‘verbe’, — le verbe être, aussi noble soit-il.
Considérons un Dieu dans toute sa puissance, dans tout son mystère. Tout cela peut-il se résumer en un verbe, fût-ce le verbe être ?
Comment ne pas imaginer la possibilité (théorique) d’autres modalités de la présence divine que celles de l’être ?
La célèbre auto-définition de ‘l’Être divin’, révélée à Moïse, אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה , ‘éhyéh asher éhyéh’ (Gen 3,14) défie la traduction. La forme verbale éhyeh est la première personne de l’inaccompli du verbe hayah, être. On doit donc la traduire par « je serai » plutôt que par « je suis ».
D’ailleurs, ce verbe hayah a d’autres acceptions, plus fluentes que ‘être’, comme ‘devenir’, ‘naître’, ‘arriver’.
On pourrait donc traduire Ex 3,14, avec autant de justification : ‘Je deviendrai ce que (ou qui) je deviendrai’.
Mais, dira-t-on, ce futur devenir qui reste encore à advenir, sera encore de l’être. En un sens oui. Mais ce futur être, répliquera-t-on, sera lui-même à son tour en devenir, en puissance. Et c’est là l’essence du mystère, qui ne cesse de s’approfondir, à mesure qu’il semble se révéler.
On voit que l’affaire ne se résoudra pas avec des mots, fussent-ils aussi chargés de sens que être, – ou הָיָה.
Le verbe être se conjugue, mais l’idée d’être n’est peut-être uniquement que notre façon bien humaine de verbaliser et de comprendre un mystère dont nous ne percevons que quelques fragments, et dont les idées d’essence ou d’existence approchent faiblement.
Bien des jeux de mots peuvent tenter de pointer vers ce qui reste encore à découvrir. Heidegger, par exemple, a proposé le mot ek-sistenz, qui tente d’exprimer une modalité d’être ‘hors-de’, d’être en ek-stase (hinaus-stehen).
Ce sont des tentatives louables, bien entendu. Mais l’on ne peut s’en contenter. Le mystère, sans doute, est bien plus profondément caché, celé, scellé, que ce que peuvent en révéler les mots humains, ou les idées que ces derniers véhiculent.
Mais puisque je m’exprime ici avec des mots, et des idées, comment surmonter cette contradiction? On ne la surmontera pas. On approfondira l’intuition de la profondeur de l’abîme, en faisant varier les angles d’approche, en utilisant d’autres ressources, plus indirectes, plus poïétiques (du grec poïein, faire), comme celles du ‘jeu’, – par exemple en mettant du jeu entre les mots, ou dans les mots… Autrement dit, en tentant par tous les moyens de faire émerger de la dif–férence.
Un commentateur de Heidegger a écrit : « L’homme opère la différence ontologique en dégageant l’être de l’étant (τὸ ὄν), comme son fondement (λόγος). Autrement dit, dans l’homme, l’être devient manifeste. Il est le lieu où l’être surgit dans le monde et par conséquent le là de l’être, ou l’être-là (Da-sein). »i
On trouve ici l’idée que dans le mot même d’ontologie s’introduit une dif-férence entre l’ôn et le logos. Une dif-férence, c’est-à-dire que le poids du sens porte (fero) différemment sur ce qu’est l’être et ce qui le fonde.
On rappelle que le mot ontologie vient du latin scolastique ontologia, lui-même composé à l’aide d’onto-, tiré du grec ancien ὤν (ôn, ontos) « étant, ce qui est » et de -logia, tiré du grec ancien λόγος (logos) « discours, traité ».
On voit que le logos ne devrait pas être ici compris, étymologiquement, comme un ‘fondement’ (de l’être), mais seulement comme un ‘discours’ sur ‘l’étant’.
Il s’agit de reformuler ou de clarifier la pensée de Heidegger, qui intrique et imbrique la question de l’être et celle de son ‘fondement’.
Cette intrication ou imbrication est-elle justifiée ?
Elle pourrait l’être, si l’on pouvait être assuré de la réalité d’un tel fondement.
Mais elle paraît être moins justifiée, si l’on considère qu’il s’agit là, chez Heidegger, d’une pétition de principe, qui considère « l’être comme fondement de l’étant, ou comme le fondement de la manifesteté de l’étant ».ii
Le néologisme manifesteté (dont il faut s’efforcer de comprendre la nuance par rapport à un mot comme manifestation) est sans doute nécessaire pour traduire l’idée heideggerienne, si fortement liée aux ressources de la langue allemande, du fait (pour l’étant) d’être en soi le manifeste de l’être …
L’idée centrale de Heidegger est que la métaphysique traditionnelle a pu penser ‘à partir de l’être’, mais qu’elle n’a jamais réussi à ‘penser l’être comme fondement’. Et lui, Heidegger, va relever le gant. Il va penser « l’être comme fondement qui jette, par lequel l’homme est au monde comme être-là. »iii
Un « fondement qui jette », l’idée est originale. Ou bien pas du tout, si l’on considère qu’elle n’est qu’une façon de décrire avec des mots un peu drus n’importe quelle naissance. Naître, c’est toujours, d’une certain façon, être ‘jeté’ au monde.
Mais l’intention philosophique de Heidegger est plus générale que celle de viser cet instant d’exode, de ‘sortie hors’, et elle mérite attention. L’homme et l’être semble être faits l’un pour l’autre, ou même l’un par l’autre. « L’homme est ‘par l’être et pour l’être’ ; la communication de l’être lui donne ek-sistence et in-sistence, lui vaut émergence vers l’être et inscription dans l’être (…) L’être est un projet de l’homme, mais un projet qui remonte au jet de l’être, donc un ‘projet jeté’ (ein geworfener Entwurf). »iv
On pourrait traduire Entwurf simplement par ‘ébauche’, mais manquerait alors la dynamique du jet, du projet, et de la projection.
Ce qui importe c’est que l’homme serve l’être dans son ‘projet’, tout autant que l’être lui sert de ‘fondement’. Et que les deux soient liés.
Ce qui importe c’est de voir que l’homme et l’être sont inséparables l’un de l’autre.
Une formule de Heidegger l’exprime ainsi : « L’homme est l’être sont dévolus l’un à l’autre. »
Cette double ‘dévolution’ (Übereignung) implique une réciprocité, et donc un besoin mutuel.
« L’être a ‘besoin’ de l’homme, ce qui exclut la soi-disant ‘subsistance’ de l’être. L’être, en tant que fondement, est si relatif à l’homme qu’il n’en est jamais séparé, ni ne subsiste comme absolu en soi. »v
Si l’être ne peut être séparé de l’homme, il ne peut donc pas être posé comme absolu, et on ne peut l’isoler, ou le définir en tant que tel, indépendamment de l’homme. L’être et l’homme s’interpellent l’un l’autre. Plus exactement, l’être et l’homme sont liés par le langage. Le fondement du langage est l’interpellation de l’être (An-spruch des Seins) ou encore son ‘adresse’ (Zu-spruch) vis-à-vis de l’homme, et l’homme se doit d’apporter réponse ou correspondance à cette interpellation, à cette adresse. Ce faisant, l’homme et l’être se réunissent.
« Pour autant que cette correspondance ait lieu, l’être qui fonde et l’homme fondé y sont un, ce qui ‘n’hominise pas l’être’ mais accueille l’homme dans l’être. »vi
L’être est lui-même compris comme un abîme, un abîme sans fond, in-fondé.
Mais comment ce qui est ‘sans fond’, ce qui est abyssal, peut-il fonder quoi que ce soit ?
A vrai dire, le fondement dont il s’agit ici n’est que relatif. L’être ne fonde que ce qui est manifeste en l’homme, c’est-à-dire son étant. Il ne fonde que la manifestation de son étant. Mais cette manifestation est-elle la ‘réalité’ elle-même, la réalité finale ?
« L’être fonde, au sens de rendre manifeste, ou est le fondement de la manifesteté de l’homme et de tous les étants ; quant à savoir s’il est aussi le fondement de leur réalité, cela demeure une question ouverte, ou est passé sous silence. »vii
On doit interpréter ce silence comme l’indice d’un problème encore plus profond.
L’être est immanent à l’homme, et non séparable de celui-ci. Mais il possède aussi une dose de transcendance, puisqu’il fonde son apparence, sa manifestation.
S’il y a une réalité, à ce stade, c’est une réalité composée d’immanence et de transcendance. Mais la nature profonde de cette composition reste un mystère.
« Dès l’instant où nous regardons vers l’être, la transcendance est déjà devenue immanence, et il n’y a pas d’être complètement séparé de l’homme. Quant à savoir si la transcendance, en vertu de sa nature la plus intime, est toujours déjà et nécessairement retombée en immanence, voilà qui est écrit sous d’autres cieux. »viii
Qui peut rêver comprendre la nature la plus intime de la transcendance ?
Sur ce sujet, Heidegger se tait. Il ne prend pas position. Il rejette expressément l’athéisme, mais il veut aussi dépasser le théisme de la métaphysique traditionnelle, le métaphysique de la causa sui.
Il lie l’homme et l’être par le langage, et par l’immanence. Mais pour ce qui est de la transcendance de l’être, il n’y a guère que le silence qui vaille à son sujet, apparemment.
« On ne peut dire si finalement Heidegger va comprendre Dieu comme un fondement, car dans la situation actuelle il juge préférable de faire silence de pensée sur Dieu. »ix
Heidegger fait silence. Un silence assourdissant.
iJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.50
iiJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.50
iiiJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.51
ivJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.51-52
vJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.52
viJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.55
viiJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.55
viiiJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.56
ixJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.59
Socrate présente une figure difficilement surpassable, celle d’un héros éternel de la pensée philosophique. Mais dans sa vie même, il trouva pourtant son maître, – ou plutôt sa maîtresse, de son propre aveu.
Dans le Banquet, Socrate rapporte qu’une femme « étrangère », la dorienne Diotime, n’avait pas caché son doute pour les capacités limitées de Socrate quant aux questions réellement supérieures. Diotime lui avait affirmé, sans précaution oratoire excessive, qu’il ne savait rien des ‘plus grands mystères’, et qu’il n’était peut-être même pas capable de les comprendre…
Diotime avait commencé par inviter Socrate à « méditer sur l’étrange état où met l’amour de la renommée, et le désir de se ménager pour l’éternité du temps une gloire immortelle. »i
Parlant des « hommes féconds selon l’âme », que sont les poètes ou les inventeurs, comme Homère et Hésiode qui possèdent « l’immortalité de la gloire », ou encore Lycurgue, « sauvegarde de la Grèce », elle avait souligné leur soif de gloire, et leur désir d’immortalité. « C’est pour que leur mérite ne meure pas, c’est pour un tel glorieux renom, que tous les hommes font tout ce qu’ils font, et cela d’autant plus que meilleurs ils sont. C’est que l’immortalité est l’objet de leur amour ! »ii
Certes, l’amour de l’immortalité, c’est quelque chose que Socrate est encore en mesure de comprendre. Mais il y a des mystères bien plus élevés, et au-delà même, la ‘révélation’ dernière, la plus sublime qui soit…
« Or, les mystères d’amour, Socrate, ce sont ceux auxquels, sans doute, tu pourrais être toi-même initié. Quant aux derniers mystères et à la révélation, qui, à condition qu’on en suive droitement les degrés, sont le but de ces dernières démarches, je ne sais si tu es capable de les recevoir. Je te les expliquerai néanmoins, dit-elle. : pour ce qui est de moi, je ne ménagerai rien de mon zèle ; essaie, toi, de me suivre, si tu en es capable ! »iii.
L’ironie est patente. Non moindre est l’ironie sur soi-même dont témoigne Socrate, puisque c’est lui-même qui rapporte ces paroles provocantes de Diotime à son égard.
Diotime tient parole, et commence son explication. Pour quiconque s’efforce (s’il en est capable) d’atteindre la ‘révélation’, il faut commencer par dépasser « l’océan immense du beau » et même « l’amour sans bornes pour la sagesse ».
Il s’agit d’aller bien plus haut encore, pour enfin « apercevoir une certaine connaissance unique, dont la nature est d’être la connaissance de cette beauté dont je vais maintenant te parler »iv.
Et à nouveau l’ironie se fait cinglante.
« Efforce-toi, reprit-elle, de me prêter ton attention le plus que tu en seras capable. »v
Qu’est-ce qui est donc si difficile à apercevoir, et quelle est cette connaissance apparemment hors d’atteinte pour Socrate lui-même ?
Il s’agit de découvrir « la soudaine vision d’une beauté dont la nature est merveilleuse », une « beauté dont, premièrement l’existence est éternelle, étrangère à la génération comme à la corruption, à l’accroissement comme au décroissement ; qui, en second lieu, n’est pas belle à ce point de vue et laide à cet autre, pas davantage à tel moment et non à tel autre, ni non plus belle en comparaison avec ceci, laide en comparaison avec cela (…) mais bien plutôt elle se montrera à lui en elle-même et par elle-même, éternellement unie à elle-même dans l’unicité de sa nature formelle »vi.
Avec, pour but, cette « beauté surnaturelle », il faut « s’élever sans arrêt, comme au moyen d’échelons (…) jusqu’à cette science sublime, qui n’est science de rien d’autre que de ce beau surnaturel tout seul, et qu’ainsi, à la fin, on connaisse, isolément, l’essence même du beau. »vii
Diotime résume cette longue quête ainsi:
« C’est à ce point de l’existence, mon cher Socrate, dit l’étrangère de Mantinée, que, plus que partout ailleurs, la vie pour un homme vaut d’être vécue, quand il contemple le beau en lui-même ! Qu’il t’arrive un jour de le voir ! »viii
Il s’agit de « réussir à voir le beau en lui-même, dans son intégrité, dans sa pureté, sans mélange (…) et d’apercevoir, en lui-même, le beau divin dans l’unicité de sa nature formelle »ix .
C’est cela le but ultime, suprême : réussir à voir en soi-même le beau en lui-même, dans l’unicité de sa nature…
D’ailleurs, il ne s’agit pas de contempler seulement le Beau. Il faut encore s’unir à lui, de façon à « enfanter », et à devenir soi-même immortel…
Diotime dévoile enfin son idée la plus profonde :
« Conçois-tu que ce serait une vie misérable, celle de l’homme dont le regard se porte vers ce but sublime ; qui, au moyen de ce qu’il fautx, contemple ce sublime objet et s’unit à lui ? Ne réfléchis-tu pas, ajouta-t-elle, qu’en voyant le beau au moyen de ce par quoi il est visible, c’est là seulement qu’il réussira à enfanter, non pas des simulacres de vertu, car ce n’est pas avec un simulacre qu’il est en contact, mais une vertu authentique, puisque ce contact existe avec le réel authentique ? Or, à qui a enfanté, à qui a nourri une authentique vertu, n’appartient-il pas de devenir cher à la Divinité ? Et n’est-ce à celui-là, plus qu’à personne au monde, qu’il appartient de se rendre immortel ? »xi
Est-ce cela dont Socrate lui-même est « incapable » ? D’enfanter la vertu ?
xPour ce faire, il faut « user de la pensée toute seule sans recourir ni à la vue, ni à aucune autre sensation, sans en traîner aucune à la remorque du raisonnement » et « se séparer de la totalité de son corps puisque celui-ci est ce qui trouble l’âme et qui l’empêche d’acquérir vérité et pensée, et de toucher au réel. » Phédon 65 e-66a
« Au-dedans de son âme chacun possède la puissance du savoir (…) et est capable , dirigé vers le réel, de soutenir la contemplation de ce qu’il y a dans le réel de plus lumineux. Or c’est cela, déclarons-nous le Bien » La République VII 518 c. « Le talent de penser a vraisemblablement part à quelque chose qui est beaucoup plus divin que n’importe quoi. » Ibid. 518 e
« La sagesse est séparée de touti » a dit Héraclite, dans son style bref.
J’adopte ici la traduction de G.S. Kirk, pour introduire le sujetii. Mais l’original greciii, ‘Sophon esti pantôn kekhorismenon’, conservé dans l’anthologie de Stobée, autorise plusieurs variations significatives, suivant la manière dont on comprend le mot sophon, – qui est grammaticalement un adjectif, au neutre, signifiant ‘sage’.
Voici deux exemples représentatifs de traductions alternatives:
« Ce qui est sage est séparé de toutes choses. »
« Être sage est être séparé de toutes choses. »
Dans ces deux interprétations, on perd l’idée abstraite de ‘sagesse’, et on personnalise le mot sophon, de manière plus concrète, en l’attribuant à une entité (‘ce qui est sage’), ‘séparée de tout’, et donc extérieure à ce monde-ci. Une autre manière de personnaliser est de l’attribuer à un ‘être’ (sage), qui pourrait éventuellement appartenir à ce monde-ci, donc non séparé, – et dont le fait d’être sage le séparerait, en quelque sorte virtuellement.
Clémence Ramnoux propose: « Chose sage est séparée de tout.»
Le spectre des sens de sophon est donc fort large :
La sagesse, – ou la Sagesse . Ce qui est sage. L’Être sage. La Chose Sage.
Le mot sophon n’a pas d’article (défini) dans ce fragment, mais il l’a dans d’autres fragments d’Héraclite. Or si l’on ajoute l’article défini à l’adjectif sophon, il acquiert un sens abstrait, et l’on débouche sur d’autres interprétations allant jusqu’à l’idée de ‘Transcendance’, et l’idée d’un ‘Unique’ :
« Que l’on replace devant chose sage l’article, en l’identifiant à l’Un-la-Chose-Sage, alors la formule touche le but de connaître… une Transcendance ! Qu’on l’entende seulement au sens d’une sagesse humaine, alors la formule dit que : pour les hommes, la manière d’être sage consiste à se tenir séparés de tous ou de tout. Il serait sage de vivre à l’écart des foules et de leur folie. Il serait sage de vivre en écartant la vaine science de beaucoup de choses. Les deux ne sont sûrement pas incompatibles. Mis ensemble, ils reformeraient le sens idéal d’une vita contemplativa : retraite et méditation de l’Unique. »iv
Pour justifier ces interprétations, Clémence Ramnoux étudie les autres occurrences du mot sophon, dans les fragments 32, 50 et 41 d’Héraclite.
De ces rapprochements, elle tire l’assurance qu’avec sophon, on a voulu « désigner le divin avec les mots du fragment 32 », et « sinon le divin, mieux que lui, quelque Chose en dignité d’en refuser le nom. »v
Le Fragment 32 emploie l’expression to sophon (‘le Sage’, ou ‘l’Être sage’, que C. Ramnoux rend par ‘la Chose Sage’) :
« La Chose sage (to sophon) seule est une : elle veut et ne veut pas être dite avec le nom de Zeus. »vi
Ouk émou, alla tou logou akousantas homologein sophon estin hen panta einai.
Mot-à-mot : « Non moi, mais le Logos, en écoutant, dire le même, sage est un, tout, être. »
Cinq mots se suivent ici : sophon estin hen panta einai. Sage, est, un, tout, être. Il y a de nombreuses façons de les lier.
S’il n’en tenait qu’à moi, je proposerais la manière la plus directe de traduire, qui serait :
« Sage est Un, Tout, Être ».
L’édition allemande de W. Kranz et l’édition anglaise de G.S. Kirk traduisent :
« En écoutant, non pas moi, mais le Logos, il est sage (sophon estin) de tomber d’accord pour dire (homologeïn)vii: tout est Un (hen panta eïnaï). »
Dans une autre interprétation (celle de H. Gomperz) :
« En écoutant non pas moi, mais le Logos, il est juste de tomber d’accord que l’Un-le-Sage sait tout. »
Clémence Ramnoux suggère une autre interprétation encore:
« En écoutant non pas moi, mais le Logos, tomber d’accord pour confesser la même leçon (tout est un?), c’est la Chose Sage. »viii
Elle ajoute cependant un point d’interrogation à l’expression ‘tout est un’, ce qui montre qu’un doute certain est à l’œuvre ici.
Malgré les différences sensibles d’interprétation que l’on vient de voir, ce qui ressort c’est l’idée que to sophon possède indéniablement un statut magnifié, et qu’il peut être qualifié d’ ‘unique’ et même, implicitement, de ‘divin’.
Le Fragment 41 renforce l’hypothèse d’associer l’idée d’unité à to sophon: « La chose Sage est une seule chose (hen to sophon) : posséder le sens (epistasthaï gnômèn), en vertu duquel tout est conduit à travers tout. »
En reliant les champs sémantiques des quatre fragments, 32, 41, 50, 108, C. Ramnoux tire deux interprétations possibles du message essentiel que Héraclite est censé transmettre : « un sens simple s’énoncerait : Chose Sage est Une, et elle seulement. Un autre : Chose Sage est séparée de tout. »ix
Ces fragments, mis ensemble, portent une vision, visant à saisir la ‘Chose Sage’, sous différents angles.
« Que l’on rassemble les fragments ainsi, et l’on croira reconstituer un récitatif sur le thème de la Chose Sage. Voilà bien ce qu’il faudrait réciter tous ensemble en apprenant la même leçon ! »x
La véritable difficulté est d’éviter de lire Héraclite avec des représentations du monde bien plus tardives, à commencer par celles de Platon et d’Aristote.
Malgré les chausse-trapes, il faut tenter de reconstituer l’esprit de la communauté philosophique à l’époque pré-socratique, la nature de sa recherche :
« Il est permis [d’en] conjecturer la manière d’être : elle consisterait à se séparer et se réunir . Se séparer de qui ? Probablement : la foule et ses mauvais maîtres. Se réunir à qui ? Probablement : les meilleurs et le maître de la meilleure leçon. Se séparer de quoi ? La vaine science de beaucoup de choses. Retrouver quoi ? La bonne façon de dire les choses. C’est une lecture à double sens ! L’éthos héraclitéen n’aliène pas l’homme à la chose présente : au contraire, il le rend mieux présent, et comme en conversation ou en cohabitation avec la chose. (…) Un maître du discours met en mots le sens des choses (…) Mais le mode de penser authentiquement archaïque était probablement encore différent. Pour un bon maître, (…) il convient que le discours se montre avec un visage ambigu, des sens cachés, et des effets à double sens.»xi
Selon Ramnoux, l’intention fondamentale d’Héraclite est d’apprendre à l’homme « à se tenir lointain et prochain à la fois : assez près des hommes et des choses pour ne pas s’aliéner au présent, assez loin pour ne pas être roulé et ballotté dans la circulation. Avec la parole comme une arme pour se défendre contre la fascination des choses, et les choses comme une référence pour mieux tâter le plein des mots. Tel un être entre deux, visant par la fente quelque chose d’introuvable, dont la quête garantit, sans qu’il le sache, sa liberté ! »xii
Ambiguïté ? Obscurité ? Double sens ? Sens caché ?
Sans doute, mais pour ma part je voudrais mettre un coup de projecteur sur le seul mot non-ambigu du fragment 108 : kekhorismenon, ‘séparé’, s’appliquant à une entité mystérieuse, nommée « Sage », et dont les attributs sont l’unité, l’être et la totalité.
Comment peut-on être ‘séparé’ si l’on a pour attribut l’unité, ou la totalité ?
Qu’implique réellement l’idée de séparation dans une pensée qui se veut ‘originelle’ ?
C’est avec ces questions en tête que j’ai entrepris de chercher les occurrence du mot ‘séparer’ dans un corpus très différent, celui du texte biblique.
L’idée de ‘séparer’ est rendue en hébreu biblique par trois verbes, aux connotations très différentes : בָּדַל badal, חָלַק ḥalaq, et פָּרַד pharad
בָּדַל badal s’emploie sous deux formes verbales niphal et hiphil.
La forme niphal s’emploie avec une nuance passive ou réfléchie : 1° ‘se séparer, s’éloigner’ : « séparez-vous des peuples du pays » ( Esdr 10,11)
2° ‘être séparé, distingué, choisi’ : « Aaron fut choisi » (1 Chr. 23,13) ; ‘être exclu’ : « il sera exclu de l’assemblée de ceux qui revenaient de captivité » (« Esdr 10,8 ).
La forme hiphil a une nuance causative, active :
1° ‘séparer, arracher’ : « le voile vous séparera » (Ex 26,33 ) ; « qu’il serve de séparation entre les eaux et les eaux » (Gen 1,6 ).
2° ‘savoir, distinguer, discerner’ : « pouvoir distinguer entre ce qui est impur et ce qui est pur » (Lév 11,47)
3° ‘séparer, choisir ; exclure’ : « Je vous ai séparés des autres peuples » (Lév 20,26 ) ; « L’Éternel a choisi la tribu de Lévi. » (Deut 10,8) ; « L’Éternel m’exclut de son peuple » (Is 56,3).
Dans cette acception, ‘séparer’, c’est ‘choisir’, ‘distinguer’, ‘discerner’, ‘élire’ (ou ‘exclure’).
חָלַק ḥalaq apporte une autre gamme de sens, autour des notions de ‘partage’, de ‘division’ :
1° ‘partager, accorder, donner’ : « Ils partagèrent le pays » (Jos 14,5 ) ; ‘être divisé ‘: « Leur cœur est divisé, ou s’est séparé de Dieu » (Osée 10,2)
2° ‘partager, distribuer’ : « Et le soir il partagea la proie » ( Gen 49,27) ; « Et il distribua à tout le peuple » (2 Sam 6,19) ; ‘disperser’: « Je les diviserai dans Jacob » (Gen 49,7 ), « La face de YHVH les a dispersés » (Lam 4,16)
Quant au verbe פָּרַד pharad, il s’emploie dans un sens intensif ou réflexif.
1° (Niphal) ‘se séparer’ : « sépare-toi, je te prie, d’avec moi » (Gen 13,9), « Celui qui se sépare (de Dieu) cherche ses désirs » (Prov 18,1)
2° ‘se répandre , être dispersé’ : « Ceux-ci se répandirent dans les îles » (Gen 10,5)
3° ’séparer’ avec des nuances intensives ou causatives (piel) : « Ils se séparent de leurs femmes » (Osée 4,14), « Un peuple qui reste séparé entre les nations » (Est 3,8) ; (hiphil) « Jacob sépara les agneaux » (Gen 30,40) ; et (hithpaël) : « tous mes os se sont séparés » (Ps 22,15).
Les sens bibliques attachés au verbe ‘séparer’ incluent les nuances suivantes : ‘éloigner, choisir, exclure’ mais aussi ‘savoir, distinguer, discerner’, ou encore ‘partager, distribuer’ , et encore ‘être dispersé’ ou ‘se répandre’.
On peut assez aisément appliquer toutes ces nuances à une entité qui serait la Sagesse (divine).
La Sagesse, en effet, distingue, discerne, sait; elle peut être partagée, répandue, distribuée ;
elle peut s’éloigner, élire ou exclure.
Mais quel est le sens véritablement originaire qui s’applique à la Sagesse?
Pour tenter de répondre, j’ai consulté tous les versets bibliques qui comportent le mot ‘sagesse’ (ḥokhma). Il y en a plusieurs centaines.
J’ai sélectionné ceux d’entre eux dont le sens est le plus ‘ouvert’ – contenant une invitation implicite à approfondir la recherche, et je les ai regroupés en quatre catégories :
La Sagesse comme ‘mystère’ et ‘secret’ ; la Sagesse comme ‘compagne du Créateur’ ; la Sagesse comme ‘personne avec qui dialoguer’ ; et la sagesse comme ‘faculté de l’esprit’
Voici par exemple quelques versets assimilant la Sagesse au mystère ou au secret :
« S’il te dévoilait les secrets de la Sagesse » (Job 11,6)
« Mais la Sagesse, d’où provient-elle ? » (Job 28,12)
« Ne dites donc pas : nous avons trouvé la sagesse » (Job 32,13)
« Fais silence et je t’enseignerai la sagesse » (Job 33,33)
« Dans le secret tu m’enseignes la sagesse » (Ps 51,8)
« Puis je me mis à réfléchir sur la sagesse » (Qo 2,12)
Il y a par ailleurs des versets où la Sagesse semble accompagner le Créateur dans sa tâche :
« Il fit les cieux avec sagesse » (Ps 136,6)
« Esprit de sagesse et d’intelligence » (Is 11,2)
« Établi le monde par sa sagesse » (Jér 10,12)
« C’est que tu abandonnas la Source de la Sagesse ! » (Bar 3,12)
« YHVH par la sagesse a fondé la terre » (Pr 3,19)
Il y a aussi des versets où la Sagesse est présentée comme une personne, capable d’interaction avec les hommes :
« Dis à la sagesse : tu es ma sœur ! » (Pr 7,4)
« La Sagesse crie par les rues » (Pr 1,20)
« La Sagesse n’appelle-t-elle pas ? » (Pr 8,1)
Il y a enfin les versets où la sagesse est considérée comme une faculté de l’esprit :
« Donne-moi donc à présent sagesse et savoir » (2 Chr 1,10)
« Qui donne aux sages la sagesse » (Dan 2,21)
« Intelligence et sagesse pareille à la sagesse des dieux » (Dan 5,11)
Pour faire bonne mesure j’ajoute ici quelques versets de textes bibliques, qui ne sont pas reconnus par les Massorètes comme faisant partie du Canon des Écritures du judaïsme, mais qui appartiennent aux textes reconnus par le catholicisme – en l’occurrence le Livre de la Sagesse et le texte du Siracide (Ben Sirach) :
« La Sagesse est un esprit ami des hommes » (Sg 1,6) [Personne]
« Ce qu’est la Sagesse et comment elle est née, je vais l’exposer; je ne vous cacherai pas les mystères, mais je suivrai ses traces depuis le début de son origine, je mettrai sa connaissance en pleine lumière, sans m’écarter de la vérité. » (Sg 6,22) [Mystère, Secret]
« Car plus que tout mouvement la sagesse est mobile » (Sg 7,24) [Mystère, Secret]
« Avec toi est la Sagesse qui connaît tes œuvres » (Sg 9,9) [Compagne du Créateur]
« Mais avant toutes choses fut créée la sagesse » (Sir 1,4) [Compagne du Créateur]
« La racine de la sagesse à qui fut-elle révélée ? » (Sir 1,6) [Mystère, Secret]
« La Sagesse élève ses enfants » (Sir 4,11) [Personne]
Et enfin, voici quelques extraits du Nouveau Testament, – surtout des textes de Paul:
« Et la Sagesse a été justifiée par tous ses enfants » (Luc 7,35) [Compagne du Créateur]
« C’est d’une sagesse de Dieu, mystérieuse, demeurée cachée » (1 Co 2,7) [Mystère, Secret]
« Vous donner un esprit de sagesse et de révélations » (Eph 1,17) [Faculté de l’esprit]
« Tous les trésors de la sagesse et de la connaissance » (Col 2,3) [Faculté de l’esprit]
« Remplis de l’Esprit et de sagesse » (Act 6,3) [Faculté de l’esprit]
Si l’on revient à l’intuition de la « sagesse séparée » telle qu’imaginée par Héraclite, on voit qu’elle est parfaitement compatible avec les représentations de la Sagesse comme relevant du [Mystère], comme [Compagne du Créateur] et comme [Personne].
Mais là où le judaïsme joue avec l’idée d’une sorte de dédoublement du divin entre la fonction du Créateur et le rôle de la Sagesse (qui est, rappelons-le, l’une des Sefiroth de la Cabale juive), la mystique métaphysique d’Héraclite ne voit qu’Unité et Totalité divines.
Ce n’est pas le moindre résultat de cette recherche, que de trouver chez l’un des plus éminents penseurs grecs pré-socratiques, une intuition aussi extrême de la transcendance de la Sagesse, et de son Unité avec le Divin.
La Sagesse, qui est par excellence ‘séparée’, est aussi ce qui est le plus ‘un’…
Lorsque je pense à la façon dont je pense, je pense à cette nuit, à cette profondeur, à la brume et à la nature (illimitée) de ce qui pense en moi, ce principe vivant, cette ombre active qu’on appelle ‘âme’ (ou ‘esprit’).
Je pense aussi au fait que des âmes (ou les ‘esprits’) apparaissent dans un monde qui leur est étranger (parce que matériel), – et qu’elles y viennent déjà dotées d’une puissance de conscience, en mesure de s’interroger sur sa propre essence.
Les âmes et les esprits se révèlent capables de saisir des idées immatérielles (par exemple le principe de non-contradiction ou l’idée de l’attraction universelle). Cela suffit-il à en induire leur propre immatérialité ?
Si les âmes ne sont pas immatérielles, ne sont-elles que des émanations matérielles de corps eux-mêmes matériels ? Mais alors comment expliquer que ces entités matérielles soient capables de concevoir des abstractions pures, des essences, sans aucun lien avec le monde matériel ?
Autre question: comment les âmes se lient-elles ou interagissent-elles avec les diverses natures qui composent le monde, et avec les différents êtres qui les entourent ?
Quelle est la nature de leurs liaisons avec ces natures, avec ces êtres, si différents d’elles?
En particulier, comment les âmes interagissent-elles avec d’autres âmes, d’autres esprits ? Et peut-on concevoir qu’elles puissent se lier même avec d’autres’ êtres intelligibles’, existant en acte ou en puissance de par le monde?
Ces questions délicates ont été traitées par Kant dans un petit ouvrage, au style enlevé, Rêves d’un homme qui voit des esprits.ii
Il y affirme que l’âme est immatérielle, – tout comme d’ailleurs est immatériel ce qu’il appelle le ‘monde intelligible’ (mundus intelligibilis), le monde des idées et des pensées, – ce monde qui est comme le ‘lieu’ propre du moi pensant, parce que celui-ci peut s’y rendre à volonté, en se détachant du monde matériel, sensible.
Il y affirme aussi que l’âme de l’homme, bien qu’immatérielle, est liée à un corps, le corps du moi, un corps dont elle reçoit les impressions et les sensations matérielles des organes qui le composent.
L’âme participe donc de deux mondes, le monde matériel (sensible) et le monde immatériel (intelligible), le monde du visible et celui de l’invisible.
Il décrit ainsi cette double appartenance :
« Car la représentation que l’âme de l’homme a d’elle-même, comme d’un esprit (Geist), par une intuition immatérielle, lorsqu’elle se considère dans ses rapports avec les êtres de même nature qu’elle, est toute différente de celle qui a lieu par la conscience lorsqu’elle se représente comme homme à l’aide d’une image qui tire son origine de l’impression des organes corporels, image qui est représentée comme un rapport avec les choses matérielles seulement. C’est sans doute le même sujet qui appartient en même temps, comme membre de l’un et de l’autre, au monde sensible et au monde intelligible ; mais ce n’est pas la même personne, parce que les représentations de l’un de ces mondes, par suite de leur nature, n’ont rien de commun avec les idées qui accompagnent les représentations de l’autre monde, et qu’ainsi ce que je pense de moi, comme esprit, ne me revient pas en mémoire comme homme, et que réciproquement mon état d’homme n’est pour rien dans la représentation de moi-même comme esprit. Du reste, les représentations du monde spirituel, si claires et si intuitives qu’elles puissent êtreiii, ne suffisent pas pour en avoir conscience comme homme. D’un autre côté, la représentation de soi-même (c’est-à-dire de l’âme) comme esprit, est bien acquise par le raisonnement, mais elle n’est pour personne une notion intuitive et d’expérience »iv.
Il y a bien « un sujet », à la fois membre du « monde sensible » et du « monde intelligible », mais ce n’est pas « la même personne » qui se représente « comme esprit » ou « comme homme ».
Dans une note complétant ce texte, Kant introduit explicitement l’expression « dualité de la personne » (ou « dualité de l’âme par rapport au corps »):
« On peut expliquer par une certaine espèce de dualité personnelle, celle de l’âme même par rapport au corps. Certains philosophes croient, sans appréhender la moindre opposition, pouvoir s’en rapporter à l’état de profond sommeil quand ils veulent prouver la réalité de représentations obscures, quoiqu’on ne puisse rien affirmer à cet égard, sinon qu’au réveil nous ne nous rappelons aucune de celles que nous avons peut-être pu avoir dans le sommeil le plus profond, d’où il suit seulement qu’elles ne sont pas représentées clairement au réveil, mais non qu’elles fussent obscures quand nous dormions. Je croirais plus volontiers qu’elles ont été plus claires et plus étendues que les plus claires mêmes de l’état de veille ; c’est ce qui peut s’attendre, dans le repos parfait des sens extérieurs, d’un être aussi actif qu’est l’âme. »
Hannah Arendt qualifie cette note de « bizarre »v, sans expliciter ce jugement.
Pourquoi « bizarre » ?
Plusieurs conjectures sont possibles.
Peut-être est-il « bizarre » de présenter l’âme comme pensant de façon plus claire et plus étendue dans le sommeil profond, se révélant dans cet état plus ‘active’ qu’à l’état de veille ?
Ou bien il peut sembler « bizarre » de présenter l’âme non comme ‘une’, mais comme ‘duelle’, cette dualité impliquant une contradiction dans l’idée qu’elle se fait de sa propre nature ?
D’un côté, en effet, l’âme sent l’unité intrinsèque qu’elle possède comme ‘sujet’, et de l’autre elle se ressent en tant que ‘personne’, dotée d’une double perspective. Il pourrait paraître « bizarre » que l’âme se pense à la fois une et duelle, – ‘une’ (comme sujet) et ‘duelle’ (comme personne).
Cette dualité intrinsèque introduit une distance par devers soi, un écart intérieur dans l’âme même, – une béance entre l’état de ‘veille’ (où se révèle la dualité) et l’état de ‘sommeil profond’ (où le sentiment de la dualité s’évapore, en révélant alors (peut-être) la véritable nature de l’âme ?
Hannah Arendt propose cette paraphrase de la note de Kant :
« Kant compare l’état du moi pensant à un sommeil profond où les sens sont au repos complet. Il lui semble que, pendant le sommeil les idées ‘ont pu être plus claires et plus étendues que les plus claires de l’état de veille’, justement parce que ‘la sensation du corps de l’homme n’y a pas été englobée’. Et au réveil, il ne nous reste rien de ces idées. »vi
Ce qui semble « bizarre », comprend-on peut-être, c’est qu’après avoir été exposée à des idées « claires et étendues », rien de tout cela ne reste, et que le réveil efface toutes traces de l’activité de l’âme dans le sommeil profond du corps.
Mais s’il ne reste rien, il reste au moins le souvenir d’une activité immatérielle, qui, à la différence des activités dans le monde matériel, ne se heurte à aucune résistance, à aucune inertie. Il reste aussi le souvenir obscur de ce qui furent des idées claires et intenses… Il reste le souvenir d’avoir éprouvé un sentiment de liberté totale de la pensée, délivrée de toutes contingences.
Tout cela ne s’oublie pas, même si les idées, elles, semblent nous échapper.
Il est possible aussi que l’accumulation de ce genre de souvenirs, de ces sortes d’expériences, finisse par renforcer l’idée même de l’existence d’une âme indépendante (du corps). Par extension, et par analogie, tout cela constitue une expérience de ‘spiritualité’ en tant que telle, et renforce l’idée d’un monde des esprits, d’un monde « intelligible », séparé du monde matériel.
L’âme (ou l’esprit) qui prend conscience de son pouvoir de penser ‘clairement’ (pendant le sommeil obscur du corps) commence à se penser à distance du monde qui l’entoure, et de la matière qui le constitue. Mais ce pouvoir de penser ‘clairement’ ne lui permet pas cependant de sortir de ce monde, ni de le transcender (puisque toujours le réveil advient, – et l’oubli des pensées ‘claires’).
Que faire de cette distance de l’âme vis-à-vis du monde ?
L’âme voit bien que la réalité est tissée d’apparences. Malgré la profusion même de ces apparences (de ces ‘illusions’), la réalité reste stable, elle se prolonge sans cesse, elle dure en tout cas assez longtemps pour que nous soyons amenés à la reconnaître non comme illusion, mais comme un objet, l’objet par excellence, offert à notre regard de sujets.
Si l’on ne se sent pas en mesure de considérer la réalité comme objet, on peut du moins être inclinés à la considérer comme un état, durable, imposant son évidence, à la différence de l’autre monde, le ‘monde intelligible’, toujours nimbé de doute, d’improbabilité (puisque son royaume ne s’atteint que dans la nuit du sommeil profond).
Et, comme sujets, nous exigeons en face de nous de véritables objets, non des chimères, ou des conjectures, – d’où l’insigne avantage donné au monde sensible.
La phénoménologie (de Husserl), en effet, enseigne que l’existence d’un sujet implique nécessairement celle d’un objet. Les deux sont liés. L’objet est ce dans quoi s’incarne l’intention, la volonté et la conscience du sujet.
L’objet (de l’intention) nourrit la conscience, plus que la conscience ne peut se nourrir elle-même, – l’objet constitue en fin de compte la subjectivité même du sujet, se présentant à son attention, s’instituant comme son intention.
Sans sujet, pas de projet et pas d’objet. Sans objet, pas de sujet.
Tout sujet (toute conscience) porte des intentions qui se fixent sur des objets ; de même les objets (ou les ‘phénomènes’) qui apparaissent dans le monde révèlent de ce fait l’existence de sujets dotés d’intentionnalités, par et pour lesquels les objets prennent sens.
De cela on tire une conséquence profonde.
Nous sommes des sujets, et nous ‘apparaissons’, dès le commencement de notre vie, dans un monde de phénomènes. Certains de ces phénomènes se trouvent être aussi des sujets. Nous apprenons à distinguer les phénomènes qui ne sont que des phénomènes (exigeant des sujets pour apparaître), et les phénomènes qui finissent par se révéler à nous comme étant non pas seulement des phénomènes, dont nous serions les spectateurs, mais comme d’autres sujets, et même des sujets ‘autres’.
La réalité du monde de phénomènes est donc liée à la subjectivité de multiples sujets, et d’innombrables formes de consciences, qui sont à la fois des phénomènes et des sujets.
Le monde total est lui-même un ‘phénomène’, dont l’existence exige au moins un Sujet, ou une Conscience, qui ne soient pas eux-mêmes seulement des phénomènes.
Dit autrement, – si l’on pouvait établir absolument (ou en théorie) l’absence de toute conscience, l’inexistence de tout sujet, lors d’états originaires du monde, devrait-on nécessairement conclure alors, en de telles circonstances, à l’inexistence du monde ‘phénoménal’?
Le monde ‘phénoménal’ n’existerait pas alors, en tant que phénomène, puisque aucun sujet ne serait en mesure de le recevoir.
Mais une autre hypothèse serait encore possible. Peut-être existerait-il des sujets faisant partie d’un autre monde, un monde non phénoménal, mais nouménal, le « monde intelligible », évoqué par Kant ?
Comme l’on ne peut douter que le monde et la réalité commencèrent d’exister bien avant que tout sujet humain n’apparaisse, il faut en conclure que d’autres sortes de consciences, d’autres genres de ‘sujets’ existaient aussi alors, pour qui le monde à l’état de phénomène inchoatif constituait déjà un ‘objet’ et une ‘intention’.
Suivant cette logique, il faut penser que le monde a toujours déjà été un objet de subjectivité, d’‘intentionnalité’, de ‘désir’.
Il ne peut pas en être autrement. Il reste maintenant à tenter de savoir pour quels sujets, pour quelles consciences, ce monde naissant pouvait se dévoiler comme objet, et comme phénomène.
On peut même faire l’hypothèse que cette subjectivité, cette intentionnalité, ce désir, cette pensée, ont pré-existé à l’apparition du monde des phénomènes, sous la forme d’une ‘aptitude à vouloir, à désirer, à penser’, autrement dit, d’une ‘pensée en puissance’.
« Pour le philosophe, qui s’exprime sur l’expérience du moi pensant, l’homme est, tout naturellement, non seulement le verbe, mais la pensée faite chair ; l’incarnation toujours mystérieuse, jamais pleinement élucidée, de l’aptitude à penser. »vii
Pourquoi mystérieuse ? Parce que personne ne sait d’où vient la pensée, et encore moins ne devine seulement l’étendue de toutes les formes que la pensée peut prendre, dans l’univers, depuis l’origine.
Puisque nous n’avons d’autre guide dans toute cette recherche que la pensée elle-même, il faut y revenir encore.
Toute pensée est singulière parce qu’elle recrée (à sa façon) les conditions de la liberté originelle de l’esprit, avant même de ‘devenir chair’.
« Pendant qu’un homme se laisse aller à simplement penser, à n’importe quoi d’ailleurs, il vit totalement dans le singulier, c’est-à-dire dans une solitude complète, comme si la Terre était peuplée d’un Homme et non pas d’hommes. »viii
Le penseur isolé recrée à sa façon la solitude absolue du premier Penseur.
Quel était ce premier Penseur, ce premier Homme ? L’Adam mythique ?
Ou bien un Esprit qui pensa originellement, et par ce fait même, créa l’objet de Sa pensée ?
Parmi les ‘premiers penseurs’ dont nous avons encore la trace, Parménide et Platon ont évoqué et mis au pinacle le petit nombre de ceux qui vivent de « la vie de l’intelligence et de la sagesse », qui vivent de cette vie que tous ne connaissent pas, mais que tous peuvent désirer vouloir connaître.
« La vie de l’intelligence et de la sagesse », c’est la vie de l’esprit (noos), la vie de la pensée même, dans sa plus haute liberté, dans son infinie puissance. Comme l’Intelligence, elle fut dès l’origine la « reine du ciel et de la terre »ix.
iDi, quibus imperium est animarum, umbraeque silentes
et Chaos et Phlegethon, loca nocte tacentia late,
Sit mihi fas audita loqui, sit numine vestro,
pandere res alta terra et caligine mersas.
Enéide VI, 264-7
iiKant. Rêves d’un homme qui voit des esprits, – expliqués par des rêves de la métaphysique. (1766). Trad. J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863
iiiLe texte comporte ici cette note de la main de Kant : « On peut expliquer par une certaine espèce de dualité personnelle, celle de l’âme même par rapport au corps. Certains philosophes croient, sans appréhender la moindre opposition, pouvoir s’en rapporter à l’état de profond sommeil quand ils veulent prouver la réalité de représentations obscures, quoiqu’on ne puisse rien affirmer à cet égard, sinon qu’au réveil nous ne nous rappelons aucune de celles que nous avons peut-être pu avoir dans le sommeil le plus profond, d’où il suit seulement qu’elles ne sont pas représentées clairement au réveil, mais non qu’elles fussent obscures quand nous dormions. Je croirais plus volontiers qu’elles ont été plus claires et plus étendues que les plus claires mêmes de l’état de veille ; c’est ce qui peut s’attendre, dans le repos parfait des sens extérieurs, d’un être aussi actif qu’est l’âme, quoique, par le fait que le corps de l’homme n’est pas senti en même temps, l’idée de ce corps dans l’état de veille (qui accompagne l’état précédent des pensées et qui peut aider à former la conscience d’une seule et même personne) fasse défaut. Les opérations de quelques somnambules, qui indiquent parfois plus d’intelligence dans cet état qu’autrement, bien qu’ils ne s’en rappellent rien au réveil, confirment la possibilité de ma conjecture sur le sommeil profond. Les rêves, au contraire, c’est-à-dire les représentations du sommeil qu’on se rappelle au réveil, ne sont pas dans ce cas. Alors, en effet, l’homme ne dort pas complètement ; il sent à un certain degré clairement, et entremêle ses opérations intellectuelles aux impressions des sens extérieurs. Il se les rappelle donc en partie, mais il n’y trouve aussi que d’informes et absurdes chimères, comme c’est inévitable, puisque les idées de la fantaisie et celles de la sensation extérieure s’y trouvent confondues. »
ivKant. Rêves d’un homme qui voit des esprits, – expliqués par des rêves de la métaphysique. (1766). Trad. J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863, p.27
vH. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.68-69
viH. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.68-69
viiH. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.72
viiiH. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.72
L’idéaliste raisonne de cette façon : « Si l’on prend le monde comme apparence, il démontre l’existence de quelque chose qui n’est pas apparence. »i
Mais c’est là faire un saut discutable (et fragile) dans le raisonnement. On ne voit pas bien pourquoi l’existence des apparences démontrerait « l’existence de quelque chose qui n’est pas apparence ». Elle peut la suggérer, l’évoquer, la supputer, mais non pas la démontrer. Et s’il n’y a pas démonstration, nous ne sommes guère avancés. Nous avons seulement gagné l’idée que le concept d’apparence met en relief l’intérêt tout théorique et philosophique du concept de vérité (sans d’ailleurs établir l’existence de cette dernière, l’existence de la Vérité). Il se peut aussi que l’idée même de vérité se retourne en fait contre ceux qui pensent que la vérité c’est ce qui correspond simplement à leur représentation du monde, ou à l’apparence qu’il possède à leurs yeux.
Il se peut que la vérité (supputée et comme ‘prédite’) de l’idéaliste ne soit pas la vérité, et que la vérité vraie c’est qu’il n’y a pas de vérité en dehors des apparences.
En effet, pour sa part, le matérialiste voit aussi le monde comme apparence. Mais c’est une apparence qui, lorsqu’on l’examine de plus près, ne recouvre jamais que d’autres apparences, dont l’empilement indéfini forme la ‘réalité’, la seule réalité qui soit, puisqu’il n’en est pas d’autre (en dehors des apparences). Il n’y a pas une autre réalité, une réalité qui ne soit pas apparence, puisque l’apparence est la seule réalité.
Le matérialiste a donc l’avantage d’être entièrement fidèle à sa vérité. Il n’y a que des apparences, et donc tout est apparence.
Mais alors un autre problème émerge, plus fondamental encore.
Le fond du problème (posé par le matérialisme) c’est que l’être de l’homme n’a alors pas de ‘fond’, il n’a pas de fondement sûr, de fondation assurée. Tout ‘fond’ de l’être, si l’on y pense assez intensément, finit pas révéler à son tour sa nature fondamentale, qui est de n’être qu’apparence.
En dernière analyse, le fond de l’être est d’être essentiellement apparence (sur ce point se rejoignent en quelque sorte l’idéaliste et le matérialiste, mais pour en tirer des conclusions différentes).
Ceci étant acquis, la question peut alors se poser autrement. La pensée se déplace sur un autre objet, elle-même. Elle en vient à s’attaquer à l’essence même de la pensée, à la vérité de l’acte de penser. Si tout est apparence, la pensée elle-même n’est qu’apparence, elle est une apparence de pensée, et les vérités ‘partielles’ ou ‘absolues’ qu’elle exhume ou produit ne sont aussi que des apparences de vérités.
Cette conclusion (malgré sa logique interne) est en général difficile à accepter pour des penseurs ou des philosophes qui investissent tant dans la fondation de leur logique, de leur pensée, de leur philosophie, et en font une raison de vie.
Il faut se demander ensuite si, en toute bonne foi, la pensée peut accepter, – au nom de sa propre transparence (supposée) à elle-même, de n’être qu’apparence.
Si elle va sur cette voie-là, elle n’aura désormais plus aucune certitude quant à la validité de ses jugements, quant à l’ordonnancement de ses raisonnements, quant à la qualité de son ‘intelligence’ du monde ou d’elle-même. Ceci est un inconvénient majeur, pour ceux qui se targuent de penser, comme d’autres font des pots, du pain ou des enfants. Car le pot, le pain ou l’enfant sont, apparemment et réellement, bien plus ‘réels’ que des ‘pensées’ sur l’essence de l’apparence…
Doit-on penser à la pensée, désormais, comme un simple artefact, dont il faut douter de la texture même, et dont il faut remettre en question le statut de ‘juge’ (en dernière analyse) de l’état des choses ?
Ou bien, si l’on veut garder à la pensée sa force essentielle, son génie spécial, sa puissance singulière, qui est de prétendre posséder en soi sa propre vérité, ne faut-il pas à nouveau changer d’angle ?
Ne faut-il pas désormais sortir de ces questions, sortir de ces jeux de miroir (apparaître/être), et sortir de l’idée même d’une vérité qui appartiendrait à ce monde ?
Peut-être faut-il alors, – sous la pression même de la pensée, qui ne veut pas mourir à elle-même, qui ne veut pas se vêtir des oripeaux mités des apparences, – peut-être faut-il se résoudre à considérer que dans ses plus hautes exigences, dans ses plus hauts désirs, la pensée ne pourra jamais trouver dans ce monde-ci la demeure qui lui convienne.
Il lui faut donc, à nouveau, se résoudre à l’exil, à l’exode.
iKant. Opus Posthumum. 1920, p.44 cité par H. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p. 43
Dieu est un, – mais ses forces et ses puissances (elohim et sefirot) sont plus que multiples. Cette idée (de la Cabale juive) conjoint sans contradictions les intuitions monothéistes et polythéistes.
Par contraste, on ne peut dire que l’homme soit réellement un, – ni le monde d’ailleurs. Mais de leurs abondantes multiplicités, on ne peut dire non plus qu’elles leur tiennent lieu d’unité.
L’un et l’autre sont assurément divers, divisés, mélangés, mixtes, indéfinis et indéfinissables.
Mais cette division, ce mélange, cette mixité, cette indéfinition, sont relatives. Elles trouvent leurs limites, ne serait-ce que dans le temps et l’espace. L’homme, comme le monde, sont indéfinis, mais certes pas infinis.
Dans l’apparente profusion des innombrables étants et des instants qui les composent, des formes de singularités émergent, pour un temps. Ici et là : des quarks étranges, des amas galactiques, des personnes et des consciences…
Mais ces singularités sont-elles des unités ? Pour le dire autrement, ces singularités sont-elles aussi ‘unes’ que Dieu est dit ‘un’ ?
Des foules affairées, inconscientes et composites (moléculaires, chromosomiques, microbiennes, neuronales, synaptiques, parasitaires) fourmillent à tout moment en tout homme. Qu’en subsistera-t-il au soir des temps ?
Si l’homme pense être jamais un, la mort se charge toujours, à la fin, de mettre à l’épreuve ce sentiment douteux de puissance unitive.
A l’inverse, si l’homme n’est pas un, s’il est autre qu’un, qu’est-il en réalité?
Plusieurs hypothèses valent d’être considérées.
L’homme, – un étant diachronique.
La multiplicité immanente se révèle, sur les temps longs, par le cumul du bigarré. Ce que nous étions fœtus, le perdrons-nous mourants, ou ne le résumerons-nous pas plutôt ? La fleur de la jeunesse perd-elle seulement ses pétales et ses éclats dans les ombres de la maturité, ou dans la nuit de l’agonie, ou n’en révèle-t-elle pas plutôt alors ses subtils, invisibles et irradiants parfums?
Changeons de métaphores. Si l’homme était une sorte de vaste bibliothèque, quel ouvrage le résumerait-il le mieux ? Ou ne pourrait-on retenir pour le désigner que quelques ‘bonnes feuilles’ éparses ? Ou, même, ne devrait-on pas se contenter d’une seule ligne élue, au coin d’un paragraphe oublié, ou d’un mot halluciné, pour en exprimer enfin l’unité supposée, le sens essentiel ?
L’homme, – un étant synchronique.
De même qu’une courbe mathématique (infinie) peut se résumer en chacun de ses points par l’ensemble (lui-même infini) de ses dérivées, de même on pourrait supposer qu’à tout instant de sa vie, l’être de l’homme pourrait contenir l’ensemble (apparemment infini) de ses virtualités en devenir. Toujours en épigenèse, l’homme n’est ni son sexe ni son cerveau, ni sa rate ni son pancréas, ni son cœur ni son sang, ni son âme même ni sa défaillante mémoire, mais tout cela simultanément.
La raison est route, ruse et rouage, et le sang, lieu et sens. L’âme anime, et l’esprit élève, il voisine l’ivresse, mais dort souvent dans l’obscurité des souvenirs. Dans la lymphe baigne la lumière de l’espoir. La salive noie les soleils du goût, le souffle tempère les crépuscules de la conscience.
L’homme, – un étant distribué.
Une hypothèse plus fantastique travaille parfois le ‘moi’ qui doute de lui-même. C’est l’idée que n’importe quel ‘moi’ pourrait se définir par l’ensemble des ‘tu’ rencontrés au long de la vie, ainsi que par la somme de tous les ‘nous’ ressentis, ou même la foule anonyme des ‘ils’ assumés ou conçus. Le ‘moi’ humain est seul, mais fait de pluralités indissolubles, de singularités silencieuses, de multitudes extérieures, de sociétés entières, et d’histoires immémoriales.
Qu’il soit diachronique, synchronique ou distribué, ou tout cela tour à tour, ou tout cela simultanément, revient au même. C’est la mort qui révèle au ‘moi’ ce qu’il est en réalité : soit ‘rien’, vraiment ‘rien de rien’, ou bien quelque entité admise à continuer son ‘étant’ sous une forme inconnue, sublimée.
Il ne sert à rien d’argumenter en cette matière, personne ne connaît le fin mot de l’histoire, mais tous nous le connaîtrons le soir venu, ce fin mot-là.
Pour conclure sur une ouverture, je voudrais citer ce fragment du philosophe présocratique Gorgias :
« Être n’a rien de manifeste puisque cela n’apparaît pas [aux hommes : dokein]. Paraître [aux hommes] est faible, puisque cela ne réussit pas à être. »i
Pour le dire autrement, de manière plus nette peut-être, et pour mettre cette pensée ancienne et vive en perspective longue, « la façon dont on a pensé Dieu pendant des siècles ne convainc plus personne ; si quelque chose est mort, ce ne peut être que la façon traditionnelle de le penser. Ce qui est bien mort, c’est la distinction fondamentale entre le domaine sensoriel et le domaine supra-sensoriel ».ii
On devrait revenir à une intuition fondamentale de Nietzsche, que Martin Heidegger (cité par Hannah Arendt) formule ainsi: « la destruction du supra-sensible supprime également le purement sensible, et par là, la différence entre les deux. »iii
iDie Fragmente des Vorsokratiker. Vol. II, B 26. Hermann Diels et Walther Kranz, 1959. Cité par Hannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.45
iiHannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.28
iiiMartin Heidegger. Chemins qui ne mènent nulle part. Trad. W. Brokmeier. Paris 1962, p.173. Cité par Hannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.29
La pluralité surgit
et grouille, dès
l’origine. Les Dieux (Elohim)
sont au pluriel,
même si leur Esprit
(ruaḥ)
est au
singulier.
Les
eaux (maïm)
sont
plurielles ainsi
que leurs faces (pnéï),
dont l’incessante multiplicité fait « face » à
l’Esprit.
La
ténèbre (ḥoshekh)
est
au singulier ainsi
que l’abîme (tehom),
mais
ténèbre et abîme sont aussi
en
« face » l’une
de l’autre (‘al-pnéï),
et
cette
« face » est encore un pluriel, puisque le mot pnéï
est la forme construite du pluriel
panim,
« visages,
faces », mot
qui
ne connaît pas
la forme du singulier.
Dès
le tout
début du
récit de
la Genèse, la
répétition du mot pnéï
et la
symétrie appuyée
d’un
double face-à-face
nous crient :
« explique-nous! ».
La
scène se
présente
ainsi.
Ténèbre
et Esprit font respectivement
face
à deux pluralités
de «faces»,
celles
de l’abîme et celles
des eaux.
Le
mot panim,
« visages,
faces »,
dénote
une réalité particulièrement
anthropomorphe, à la fois ambiguë
et proche,
apparente
et
profonde,
manifeste
et
mobile.
Regardons-nous
dans le miroir.
Qu’on
découvre
ce
mot panim
si
tôt dans le processus de création, dès
le deuxième
verset de la Genèse,
semble quelque peu anachronique, puisqu’il apparaît
bien six
« jours » avant
que l’homme fût créé, et
qu’un souffle de vie lui eût
été
insufflé dans les
« narines » de
son « visage ».
Que
les eaux ou l’abîme aient plusieurs
« faces »,
et que ces
«faces»
puissent
faire « face » à
l’Esprit (des Dieux) ou à
la Ténèbre, est un mystère digne d’interrogation, d’étonnement.
Quel
est le sens profond, originaire, du
mot panim ?
Sa
racine
est
le verbe פָּנָה
panah
« tourner,
se
détourner, se retourner (pour
voir, pour examiner) »
et
aussi,
dans
la forme
piel :
« écarter, enlever d’un endroit, vider ». Le
sens premier de panim
est
donc, non
ce qui fait face, mais ce qui « se tourne » (en face ou
de côté), c’est-à-dire
la partie mobile
du
corps qui peut
se
tourner
en
tous sens… et
peut-être même ce qui peut « se vider »…
Par
exemple :
« Tourne-toi
vers moi », demande le Psalmiste à Dieu. (Ps 69,17) :פְּנֵה
אֵלָי pnéh
élaï
« Je
me suis tourné pour contempler la sagesse, la folie et la sottise »
(Eccl 2,12)
Le
sens de « visage » donné
à panim
dérive de la
mobilité essentielle du
verbe panah:
« Je
tournai mon visage vers Dieu » (Dan
9,3) :
vé-etnah êt pnéï èl-adonaï
Mobilité
intégrale qui peut prendre
aussi, par
métonymie,
le
sens de
la
« personne »
elle-même:
« Ma
personne [Ma
face] vous guidera » (Ex
33,14) :
פָּנַי
יֵלֵכוּpanaï
yélékhou.
Par
extension plus concrète, « la face, la surface, la superficie
des choses » : « la surface de la terre » (Gn
2,6), « la face de l’abîme » (Job 38,30).
Au
construit et avec une préposition, panim signifie « en
présence de, en face de, vis-à-vis » :
« Devant
l’Éternel » (Gen 19,13)êt-pnéï YHVH
Ou,
avec un jeu de mots, répétant le mot pnéï :
«Devant
le Seigneur, avant
de mourir » (Gen
27,7)
לִפְנֵי
יְהוָה,
לִפְנֵי
מוֹתִי li-pnéï
YHVH, li-pnéï moti
Il
faut
enfin
citer
le substantif féminin pnimah
פְּנִימָה,
qui
dérive de
panim,
et
qui signifie
« intérieur ».
L’origine de cette acception plutôt
paradoxale s’explique
ainsi :
«l’intérieur »
est
ce
vers
quoi
est
« tourné » le
« visage » de ceux qui sont
à l’extérieur, et qui veulent entrer à l’intérieur… Si
l’on voulait jouer en
français avec
cette
acception,
on pourrait dire que l’« intériorité »
est
l’« envisagée »
par
le « visage » de
ceux qui se
tournent vers elle, depuis
quelque
extérieur.
La
notion d’« intériorité » s’ajoute ainsi à
la gamme des acceptions du
mot panim,
dont a vu surtout,
jusqu’à
présent, celles
mettant
l’accent sur
la
« face », la
mise en « avant », – formes
d’extériorités.
« Toute
resplendissante est la fille du roi, à
l’intérieur ».
Il
y a là un possible jeu de mot. On
peut comprendre : La
fille du roi est resplendissante à l’intérieur
[du
palais].
Ou bien,
plus vraisemblablement: La
fille du roi est resplendissante
à l’intérieur [d’elle-même],
dans
le sens métaphorique qu’invite à considérer le Psalmiste. La
princesse, en l’occurrence, n’est-elle pas une
figure de l’âme ?
« Le
d’bir [le Saint des Saints] au milieu du temple, dans
l’intérieur », – ou plus exactement « dans
l’en-visagement ».
L’intériorité
(celle de la fille du roi comme celle du Saint des saints) est
l’« en-visagée ».
En
hébreu, on le voit, le visage, toujours au pluriel est
essentiellement multiple. Et il présente deux côtés, deux faces,
celle qui se tourne, et celle vers laquelle on se tourne, qui est à
l’intérieur, envisagée,
envisageable…
Par
contraste, révélateur, la
grande tradition grecque offre d’autres pistes avec le symbole du
masque. Le masque est « pure surface », écrit
Walter F. Otto. « C’est pourquoi il agit comme le plus fort
symbole de la présence. Ses yeux qui regardent droit devant eux ne
peuvent être évités, son visage d’une immobilité inexorable est
très différent des autres représentations, qui semblent prêtes à
bouger, à se retourner, à se retirer. Ici, il n’y a que
rencontre, sans échappatoire possible ; la fixité d’un
en-face qui vous envoûte. Cela doit être notre point de départ
pour comprendre que le masque, qui était toujours un objet sacré,
pouvait aussi être appliqué sur un visage, pour figurer le dieu ou
l’esprit apparaissant.
Et
pourtant cela n’éclaire qu’à moitié le phénomène du masque.
Le masque est tout entier rencontre, rien que rencontre, pur en-face.
Il n’a pas d’envers – les esprits n’ont pas d’envers dit le
peuple. Il n’a rien qui puisse transcender le puissant moment de la
rencontre – donc il n’a pas une existence pleine. Il est le
symbole et la manifestation de ce qui est simultanément présent et
absent ; présence la plus immédiate, absence absolue :
deux en un. »i
Le
grec voit la fixité du masque comme le symbole de la rencontre, le
« pur en-face » que consent la divinité.
Dans
une autre rencontre,
fameuse,
celle
de Moïse et de Dieu, ce
n’est pas un « pur en-face » qui
s’exprime dans la
formule de
l’Exode, mais le face à face de deux hommes :
« Face
à face, comme un homme s’entretient avec un autre »ii.
Un
« face
à face », c’est-à-dire dans l’hébreu original :
פָּנִים
אֶל-פָּנִים
panim
êl-panim,
c’est-à-dire
un «‘visages’-contre-‘visages’ ».
Une
multiplicité qui se tourne ‘vers’ une autre multiplicité.
Et
derrière ces deux
(multiples) visages,
qui ne sont certes pas des ‘masques’, infiniment mobiles, deux
infinies
intériorités.
iWalter
F. Otto. Dionysos, le mythe et le culte. Trad. Patrick Lévy.
Mercure de France, 1969. Coll. Tel, Gallimard, p. 97-98
– S’il y a une
chose à retenir de tous les livres prophétiques, c’est que rien
ne peut être dit de ce qui transcende le dire. S’il y a une chose
que nous font comprendre les paroles et les visions des prophètes,
c’est que l’on ne peut rien savoir de l’Inconnaissable.
– Soit. Mais alors
de quoi parlera-t-on, si l’on s’intéresse au mystère, au
numineux ?
– On peut parler
de l’inconscient, – tout en sachant qu’on n’en viendra jamais
à bout. Par définition, l’inconscient c’est ce qui échappe à
la conscience, sauf peut-être aux marges…
– Quel rapport
entre les prophètes et l’inconscient ?
– L’inconscient
est une des figures de l’inconnaissable, et donc, peut-être est-ce
aussi une bonne métaphore de ce que nous ne pouvons pas savoir à
propos du divin.
– Ah ! C’est
une référence à Jung, et à tout ce qui s’agite dans notre
inconscient? « La religion est une relation vivante aux
événements de l’âme qui ne relèvent pas de la conscience, mais
qui se produisent en-deçà d’elle, dans le fond obscur de
l’âme. »i
Facile de se cacher dans l’obscur, de revendiquer l’épaisseur de
la nuit pour faire aisément luire de fausses clartés !
– A beau mentir
qui revient du fond de l’abîme, ou supposé tel…
– Jung ne ment
pas. Il propose des pistes. L’idée est puissante, d’un Dieu qui
serait (pour nous du moins) comme un « contenu psychique
autonome »ii.
– C’est presque
du panthéisme ! Dieu ne serait ni être ni essence, mais
seulement un « contenu psychique » ? Quelle infini
ratatinement !
– Ce qui importe
n’est pas de prétendre donner le fin mot sur ce qu’est Dieu en
« réalité », ou ce qu’il est censé être, en
« théorie ». D’ailleurs, le doute à son sujet est et
sera toujours là. Tout le monde n’est pas Moïse ou Élie, ou Paul
de Tarse… Pour nous, pauvres mortels, le « vrai Dieu »
n’intervient jamais dans notre vie, directement du moins. Donc, en
pratique, tout se passe comme s’il n’existait pas concrètement…
Ce qui importe, c’est de reconnaître l’existence d’une
relation intime, active, et même interactive, réciproque,
réfléchie, entre l’homme et son propre inconscient, relation dont
il ne peut jamais imaginer les limites, parce que tout simplement il
n’y en a pas. Après, qu’il appelle son inconscient un ça,
ou un signe, ou une parole venue d’ailleurs,
qu’importe !
– Oui, mais Jung
va plus loin ! D’après lui il faut à la fois considérer
l’homme comme une « fonction psychologique de Dieu »,
et Dieu comme une « fonction psychologique de l’homme ».iii
C’est pousser l’immanence un peu trop loin…
– Oui, c’est une
idée bizarre, en effet. Dieu aurait donc une « psyché »
et une « psychologie » ? Cette position choquait
beaucoup des « vrais croyants » comme Martin Buberiv.
Mais il y a une autre manière de voir la chose. Jung cherche surtout
à s’opposer à la conception orthodoxe selon laquelle ‘Dieu est
Dieu’, et n’existe qu’en et pour Lui-même, en son propre
« Soi » donc. Ce que Jung essaye de dire, c’est qu’il
y a vraisemblablement une analogie possible entre le processus divin
et notre propre intérioritév.
– Une
« analogie » ! Mais c’est là le fond du problème.
D’un côté Dieu, par essence, est l’Autre, l’absolument Autre.
Et d’un autre côté (précisément!), Dieu se laisserait saisir
par des « analogies » ? Et comment parler d’un
« processus divin », pour un Dieu, « moteur
immobile » ?
– Bonnes
questions… D’abord, sur la question du processus, Thomas d’Aquin
a écrit de fort belles pages à ce sujet sur la « procession
des personnes divines ».vi
Le judaïsme aussi a des formules fort étranges, qui donnent à
réfléchir : « Je veux proclamer ce qui est une loi
immuable : ‘L’Éternel m’a dit, c’est moi qui,
aujourd’hui, t’ai engendré’. » (Ps 2,7). L’engendrement,
la génération, c’est bien un « processus », en même
temps qu’une « loi immuable », n’est-ce pas ?
Quant à la question
de l’analogie, je dirais que fondamentalement, l’Autre et
l’Analogie font bon ménage, c’est un couple qui marche !
Mais cela ne va pas sans conséquences dérangeantes… Jung va
jusqu’à affirmer que « le croyant doit situer l’origine de
Dieu dans son âme propre »vii,
et, sans doute pour se donner une caution de poids, du moins dans le
monde germanophone, il dit même partager cette opinion avec Kant.
Martin Buber, évidemment, si on le prend comme type du « vrai
croyant » (une espèce rare de nos jours…) ne peut d’aucune
manière accepter ce point de vue, qui consiste à dire que « Dieu
n’existe pas de façon ‘absolue’, indépendamment du sujet
humain. »viii
– Oui, Buber est
bien le représentant de l’orthodoxie. Jung en revanche est
iconoclaste, panthéiste, ou comme il le dit lui-même, «gnostique »,
c’est-à-dire hérésiarque, du point de vue orthodoxe…
– Buber est fidèle
à la foi de ses pères. Il ne faut pas compter sur lui pour plonger
sans filet dans les gouffres et se jeter aveuglément dans les
abîmes, les tohu et bohu de telles ou telles
spéculations dévoyées…
– Buber est
fidèle, c’est sûr. Il est toujours fidèle au mystère. Il dit
que l’âme individuelle ne peut en aucun cas être saisie par la
métaphysique.
– Oui, Buber est
un mystique… Il fuit les pseudo-lumières de la raison, mais c’est
pour s’avancer, un peu à l’aveugle semble-t-il, au milieu des
lueurs vacillantes de l’imagination… Ces lueurs, d’ailleurs, ne
seraient-elles pas autant de vessies qu’il prend pour des
lanternes ? Ne dit-il pas que l’essentiel de la vie de l’âme
tient « dans ses rencontres réelles avec d’autres réalités,
qu’il s’agisse d’autres âmes réelles ou des choses, qui sont
semblables aux ‘monades’ de Leibniz. »ix
Il prodigue vraiment trop facilement l’adjectif « réel »
et le substantif « réalité » à ce qu’il s’agit
précisément de « réaliser » ! L’âme !
L’âme ! Pour tant d’autres penseurs, depuis que le monde
est monde, l’âme ne reste jamais qu’une ombre fugace. Buber a la
foi certes, mais ce n’est pas une raison pour décerner à sa
propre âme un diplôme de réalité, et a fortiori, de
divinité !
– Au moins sur ce
point, il y a ‘réelle’ convergence entre Jung et Buber. Cela
vaut d’être noté ! Jung est un homme du XXe siècle, et
ayant vécu en Suisse allemande, pas très loin de la frontière avec
l’État nazi, un témoin effaré des horreurs qu’il a engendrées.
Aussi se croit-il en mesure de proclamer la nécessité d’une aube
nouvelle : « A l’inverse du XIXe siècle, la conscience
moderne se tourne dans ses attentes les plus intimes et les plus
fortes, vers l’âme. »x
– L’âme,
invention de la conscience moderne ? Vous voulez rire ?
– Non. C’est
très sérieux. C’est exactement ce que pense Jung. Il ajoute
même : « La conscience [moderne] repousse avec horreur la
foi et par conséquent les religions qui se fondent sur elle. »xi
– Repousser avec
horreur la foi ? C’est assez bien vu, sauf pour les tenants du
Jihad, naturellement.
– Ah ! C’est là une tout autre histoire. Il ne faut pas confondre ! Sur ce sujet Luther, et avant lui Paul et Augustin, nous avaient prévenus : la foi dans la grâce doit supplanter la foi dans les œuvres, — même si l’on peut douter de pouvoir appeler « œuvre » l’assassinat ou la guerre « sainte »…
– Ne pas se fier aux œuvres, je veux bien. Mais ‘foi dans la grâce’ ? De quoi parle-t-on ? Qu’est-ce que cela veut dire ? D’ailleurs, d’après ceux qui peuvent en témoigner, la foi même est une grâce ! C’est donc vraiment une formule pléonastique…
– Peut-être. Mais
là n’est pas la question. Foi ou grâce renvoient au Tout Autre.
Or Jung est dans l’immanence, l’immanence psychologique… Il
nomme « Soi » ce centre de l’âme, ce Tout interne qui
symbolise le Divin. Il ne va pas cependant jusqu’à affirmer que le
Soi a pris la place de la divinité dans l’inconscient de l’homme
moderne. Comment cela serait-il seulement possible ? L’homme
moderne ne nie ni ne renie un Dieu transcendant. Il n’en a tout
simplement pas cure ! Il n’en a rien à faire ! Il l’a
abandonné tout simplement quelque part, il ne sait d’ailleurs plus
où, à la cave ? ou au fond d’un grenier ? – comme une
poupée disloquée, un mannequin éventré.
– Le « Soi »,
temple moderne du divin, version 3.0 ?
– Vois ironisez ?
Vous préféreriez voir reconstruit au XXIe siècle, et pour la 3ème
fois, le « Temple » qu’un certain Oint de Galilée
pouvait déjà se dire capable de reconstruire pour sa part en trois
jours, et cela il y a vingt siècles ? Vous voulez vraiment
créer les conditions d’un nouvel Armageddon ? Au moins l’idée
de Jung, l’idée d’un Soi divin, me semble-t-il, n’est pas si
potentiellement sanglante. Du moins en première analyse… Car si
l’on suit Jung, il faut aussi revendiquer l’épanouissement des
instincts, de tous les instincts, de toutes ambitions, de toutes
passions, justement afin de s’en libérer. Car « celui qui
vit ses instincts est en mesure de s’en détacher », dit-il.
– Se détacher de
ses instincts? Est-ce possible ? Qu’en sait-il ? C’est
son expérience de psychologue célèbre, disposant d’une clientèle
huppée, suisse et bien élevée, qui l’a conduit à ce genre
d’optimisme ?
– Oui, sans doute.
La Suisse est un pays qui sait se délivrer sans trop de douleurs de
ses passions les plus infâmes…La bonne conscience y efface
jusqu’au souvenir de l’inconscient…
– Trop facile.
Tout le monde est suisse, si l’on va par là. Regardez l’Europe.
L’Europe qui a récemment déversé sur le monde les pires horreurs
est devenue une grosse Suisse, replète, grassouillette, édentée…
– Peut-être. Mais
rien n’est moins sûr. Tous les démons peuvent se réveiller très
rapidement. Il ne faudrait pas beaucoup de « bonnes »
raisons pour que la barbarie, à nouveau, viennent habiter les villes
et les campagnes européennes.
– On s’est
clairement éloigné du sujet.
– En apparence.
Mais tout y ramène. Prenez Heidegger, dont tout le monde aujourd’hui
a bien compris qu’il a adhéré à l’idéologie « nazie »,
et même dès la première heure. Son « Discours de rectorat »
est manifestement une infamie… Mais dans ses « Cahiers
noirs », il change assez vite de ton, il a compris dans quelle
satanée aventure il s’est laissé embarquer… Eh bien ! Cet
Heidegger-là est aussi celui qui a écrit :« Jamais
l’être humain ne pourra se mettre à la place de Dieu, parce que
l’être de l’homme n’atteint jamais le domaine de Dieu. A la
mesure de cette impossibilité, quelque chose de beaucoup plus
important et dont nous avons à peine commencé de penser l’être,
peut se produire. »xii
– Qu’est-ce donc
que ce « quelque chose qui peut se produire » ?
– Le remplissement
d’un vide ? Ou l’évidement d’un trop-plein ?
L’apparition de quelque chose à la place de Dieu ? Ou tout
cela à la fois ? Heidegger continue : « La place que
la métaphysique attribue à Dieu est le lieu où s’exerce l’action
originelle et où subsiste l’étant en tant qu’être créé. Ce
lieu de Dieu peut rester vide. On peut inaugurer à sa place un autre
lieu, de nature également métaphysique, qui n’est ni identique au
domaine propre de l’être de Dieu ni à celui de l’homme, mais
avec lequel l’homme entre d’emblée dans une relation
remarquable. Le Sur-Humain ne prend pas et ne prendra jamais la
place de Dieu. Mais la place que prend le désir du Sur-Humain est un
autre domaine où l’étant se fonde autrement, dans un autre
être. »xiii
– C’est donc
ça ? Ni lard, ni cochon, mais entre les deux ? Ni Dieu, ni
homme, mais une resucée du surhomme nietzschéen ? Pour un
penseur ex-nazi, la ficelle est un peu grosse…
– Je comprends votre réaction. Mais il y a bien autre chose, me semble-t-il dans cette idée de désir de dépassement, maladroitement exprimée par la notion de Sur-Humain. En réalité c’est une idée extrêmement ancienne, formulée il y a plus de 4000 ans par les penseurs védiques, et reprise par les penseurs pré-socratiques. C’est l’idée que les Dieux et les hommes forment une société, et un ordre unique, l’ordre de la ‘justice’. Tout est lié dans cet ordre.
Anaximandre de Milet
disait pour sa part que tous les êtres doivent faire pénitence,
pour toutes les injustices commisesxiv.
Plus techniquement, Simplicius développe : « Anaximandre
a dit que l’Illimité est le principe des choses qui sont
(…) Ce dont la génération procède pour les choses qui sont, est
aussi ce vers quoi elles retournent sous l’effet de la corruption,
selon la nécessité; car elles se rendent mutuellement justice et
réparent leurs injustices selon l’ordre du temps, dit-il
lui-même en termes poétiques. »xv
– Tout le monde
est coupable ? Hommes et Dieux ?
– Coupables ? En un sens, peut-être. Mais qu’ils soient tous mutuellement reliés, assurément ! Héraclite a dit : « Nous vivons leur mort et celles-ci vivent notre mort. » xvi. Et, plus loin vers l’Orient, Confucius : « Est homme celui qui se reconnaît une responsabilité par rapport au Tao, qui unit le ciel et la terre. »
iC.G.
Jung. Introduction à l’essence de la mythologie. Trad. H.
del Medico. Payot. 1968.
iiCf.
C.G. Jung. Dialectique du moi et de l’inconscient.
Gallimard. 1964
iiiCf.
C.G. Jung, Types psychologiques. Trad. Y. Lelay.
Buchet-Chastel. 1958
ivMartin
Buber. Eclipse de Dieu. Ed. Nouvelle Cité. Paris, 1987, p.
82
vC.G.
Jung, Types psychologiques. Trad. Y. Lelay. Buchet-Chastel.
1958,
viS.
Thomas d’Aquin. Somme théologique. I. Questions 27 à 43
viiMartin
Buber. Eclipse de Dieu. Ed. Nouvelle Cité. Paris, 1987, p.
83
L’intuition
de la
puissance
théurgique
des
hommes s’est
toujours manifestée à
travers les âges.
L’anthropologie
religieuse en témoigne. E.
Durkheim explique:
« Il y a des
rites sans dieux, et même il y a des rites d’où dérivent des
dieux ».i
Il
fut l’un des premiers à montrer que
le
sacrifice
védique est
le
rite qui fut à
l’origine de la création des dieux,
étant de surcroît la caractéristique fondamentale, l’essence
même du Dieu suprême, le Créateur des mondes, Prajāpati.
L’idée
est simple, mais profondément révolutionnaire, déstabilisante, par
sa portée ultime, et ses conséquences lointaines, si l’on veut
bien y réfléchir un instant : Dieu a besoin des hommes, plus
même que ceux-ci n’ont besoin de Dieu.
« Sans
doute, sans les dieux, les hommes ne pourraient vivre. Mais d’un
autre côté, les dieux mourraient si le culte ne leur était pas
rendu (…) Ce que le fidèle donne réellement à son dieu, ce ne
sont pas les aliments qu’il dépose sur l’autel, ni le sang qu’il
fait couler de ses veines : c’est sa pensée. Il n’en reste
pas moins qu’entre la divinité et ses adorateurs il y a un
échange de bons offices qui se conditionnent mutuellement. »ii
Nombreuses
les religions dites « païennes » qui donnèrent une vie
profonde à ces idées si contraires au martèlement idéologique des
monothéismes traditionnels.
C’est
pourquoi est
à la fois originale et bienvenue la
belle étude
de Charles Mopsik sur
la cabale juive, sous-titrée
Les
rites qui font Dieu,
et
qui
affirme posément
la
« similitude flagrante » de ces
anciennes
croyances
théurgiques avec
le motif juif de la puissance créatrice du rite, qui
rejoint celle de
l’œuvre humaine en général si elle est religieusement orientée.
Elle
est aussi courageuse, prenant à revers nombre d’idées arrêtées,
de dogmes durement inamovibles. Mopsik
admet volontiers
que
« l’existence d’une thématique du judaïsme selon laquelle
l’homme doit ‘faire Dieu’ peut paraître incroyable. »iii
Mais
c’est un fait. Les
exemples de théurgie cabalistique abondent, impliquant
par
exemple le
‘façonnage’ de Dieu par
l’homme,
ou
sa participation à la ‘création’ du
Nom ou du Sabbat.
Mopsik évoque un midrach
cité par R. Bahya ben Acher, selon lequel « l’homme qui
garde le sabbat d’en bas, ‘c’est comme s’il le faisait en
haut’, autrement dit ‘donnait existence’, ‘façonnait le
sabbat d’en-haut. »iv
L’expression
‘faire Dieu’, que
Charles Mopsik utilise dans le sous-titre de son livre,
peut
être comparée à l’expression
‘faire le sabbat’ (au
sens de ‘créer le sabbat’) telle
qu’elle
est curieusement exprimée
dans la Torah (« Les fils d’Israël garderont le sabbat pour
faire le sabbat » (Ex 31,16)), ainsi
que
dans
les Homélies
clémentines,
texte
judéo-chrétien qui
présente
Dieu comme étant le Sabbat par excellencev,
ce
qui implique que ‘faire le sabbat’, c’est ‘faire Dieu’…
Depuis ses très anciennes origines ‘magiques’, la théurgie implique un rapport direct entre ‘dire’ et ‘faire’. La cabale reprend cette idée, et la développe :
« Tu
dois savoir que le commandement est une lumière, et celui qui le
fait en bas affirme (ma’amid)
et fait (‘osseh)
ce qui est en haut. C’est pourquoi lorsque l’homme pratique un
commandement, ce commandement est lumière. »vi
Dans
cette citation, le mot ‘lumière’ doit être compris comme un
manière allusive de dire ‘Dieu’, commente Mopsik, qui ajoute :
« Les observances ont une efficacité sui
generis
et façonnent le Dieu de l’homme qui les met en pratique. »
Bien
d’autres rabbins, comme Moïse de Léon (l’auteur du Zohar),
Joseph Gikatila, Joseph de Hamadan, Méir ibn Gabbay, ou
Joseph
Caro, affirment la
puissance de « l’action
théurgique instauratrice » ou « théo-poïétique ».
Le
Zohar
explique :
« ‘Si
vous suivez mes ordonnances, si vous gardez mes commandements, quand
vous les ferez,
etc.’ (Lev 26,3) Que signifie ‘Quand
vous les ferez’ ?
Puisqu’il est dit déjà ‘Si
vous suivez et si vous gardez’,
quel est le sens de ‘Quand
vous les ferez’ ?
En vérité, qui fait les commandements de la Torah et marche dans
ses voies, si l’on peut dire, c’est comme s’il Le fait en haut
(‘avyd
leyh le’ila),
le Saint béni soit-il dit : ‘C’est
comme s’il Me faisait’
(‘assany).
A ce sujet Rabbi Siméon dit : ‘David
fit le Nom’ ».vii
« Faire
le Nom » ! Voilà encore une expression théurgique, et
non des moindres, tant le Nom, le Saint Nom, est
en réalité l’Éternel, – Dieu Lui-même !
‘Faire
Dieu’, ‘Faire le Sabbat’, ‘Faire le Nom’, toutes ces
expressions théurgiques
sont
équivalentes,
et
les auteurs de la
cabale
les
adoptent alternativement.
D’un
point de vue critique, il reste à voir si
les
interprétations
cabalistiques
de ces théurgies sont
dans
tous les cas sémantiquement
et grammaticalement acceptables.
Il reste aussi
à
s’assurer qu’elles
ne
sont
pas plutôt le résultat de
lectures
délibérément tendancieuses,
détournant
à dessein le sens obvie des
Textes.
Mais
même si c’était justement le cas, il resterait alors le fait
têtu, incontournable, que les cabalistes juifs ont voulu
trouver l’idée théurgique dans la Torah…
Vu
l’importance de l’enjeu, il
vaut la peine d’approfondir le
sens de l’expression
« Faire
le Nom », et la manière dont les cabalistes l’ont comprise,
– puis
commentée sans cesse à
travers les siècles…
L’occurrence
originaire de
cette expression si
particulière se
trouve dans le
2ème livre de Samuel (II
Sam 8,13).
Il
s’agit d’un verset particulièrement guerrier,
dont
la traduction habituelle donne une interprétation
factuelle, neutre, fort
loin en vérité de l’interprétation théurgique
:
« Quand
il revint de battre la Syrie, David
se
fit encore un nom
en battant dix
huit mille hommes dans la vallée du Sel. »
David
« se fit un nom », c’est-à-dire une « réputation »,
une « gloire », selon l’acception habituelle du mot
שֵׁם,
chem.
Le
texte massorétique de
ce verset donne :
וַיַּעַשׂ
דָּוִד,
שֵׁם
Va
ya’ass
Daoud shem
« Se
faire un nom, une réputation » semble à
l’évidence la
traduction correcte, dans un contexte de victoire glorieuse d’un
chef de guerre. Les
dictionnaires de l’hébreu biblique confirment que cette acception
est fort répandue.
Pourtant
ce
ne
fut
pas l’interprétation
choisie par les cabalistes.
Ils
préfèrent
lire:
« David fit le Nom », c’est-à-dire : « il
fit Dieu », comme
le dit Rabbi Siméon, cité par le Zohar.
Dans
ce contexte, Charles
Mopsik propose une interprétation parfaitement extraordinaire de
l’expression « faire Dieu ». Cette interprétation
(tirée
du Zohar)
est
que « faire
Dieu » équivaut au fait que Dieu
constitue sa plénitude divine en conjuguant
(au sens originel du mot!) « ses dimensions masculine et
féminine ».
Quoi ?
« Faire Dieu » pour le Zohar
serait donc l’équivalent de « faire l’amour » pour
les
deux
parts,
masculine et féminine, de Dieu ? Plus
précisément, comme on va le voir, ce
serait
l’idée de la rencontre amoureuse de YHVH avec (son
alter
ego)
Adonaï ?…
Idée
géniale, ou scandale absolu (du point de vue du ‘monothéisme’
juif) ?
Voici
comment Charles
Mopsik
présente la chose :
« Le
‘Nom Saint’ est défini comme l’union étroite des deux
puissances polaires du plérôme divin, masculine et féminine :
la sefira Tiferet
(Beauté) et
la sefira Malkhout
(Royauté), auxquels renvoient les mots Loi et Droit (…) L’action
théo-poïétique s’accomplit à travers l’action unificatrice de
la pratique des commandements qui provoquent la jonction des sefirot
Tiferet
et Malkhout,
le Mâle et la Femelle d’En-Haut. Ceux-ci étant ainsi réunis
‘l’un à l’autre’, le ‘Nom Saint’ qui représente
l’intégrité du plérôme divin dans ses deux grands pôles YHVH
(la sefira Tiferet)
et Adonay (la sefira Malkhout).
’Faire Dieu’ signifie donc, pour le Zohar, constituer la
plénitude divine en réunissant ses dimensions masculine et
féminine. »viii
Dans
un autre passage du Zohar, c’est la conjonction (amoureuse) de Dieu
avec la Chekhina,
qui est proposée comme équivalence
ou
‘explication’ des expressions
« faire Dieu » ou « faire le Nom » :
« Rabbi
Juda rapporte un verset : ‘Il est temps d’agir pour YHVH, on
a violé la Torah’ (Ps.119,126). Que signifie ‘le temps d’agir
pour YHVH’ ? (…) Le ‘Temps’ désigne la Communauté
d’Israël (la Chekhina),
comme il est dit : ‘Il n’entre pas en tout temps dans le
sanctuaire’ (Lév 16,2). Pourquoi [est-elle appelée] ‘temps’ ?
Parce qu’il y a pour Elle un ‘temps’ et un moment pour toutes
choses, pour s’approcher, pour s’illuminer, pour s’unir comme
il faut, ainsi qu’il est marqué : ‘Et moi, ma prière va
vers Toi, YHVH, temps favorable’ (Ps 69,14), ‘d’agir
pour YHVH’ [‘de faire YHVH] comme il est écrit : ‘David
fit le Nom’ (II Sam 8,13), car quiconque s’adonne à la Torah,
c’est comme s’il faisait
et réparait le ‘Temps [la Chekhina],
pour le conjoindre au Saint béni soit-Il. »ix
Après
« faire Dieu », « faire YHVH »,
« faire le Nom », voici une autre forme théurgique :
« faire le Temps », c’est-à-dire « faire se
rapprocher, faire se
conjoindre »
le Saint béni soit-Il et la Chekhina…
Un
midrach cité par R. Abraham ben Ḥananel
de Esquira enseigne cette parole attribuée
à
Dieu Lui-même: « Qui accomplit mes commandements, Je le lui
compte comme s’ils M’avaient fait. »x
Mopsik
note ici que le sens du mot ‘théurgie’ comme ‘production du
divin’, tel que donné par exemple dans le Littré, peut donc
vouloir dire ‘procréation’, comme modèle pour toutes les œuvres
censées ‘faire Dieu’.xi
Cette
idée est confirmée par le célèbre rabbin Menahem Recanati :
« Le Nom a ordonné à chacun de nous d’écrire un livre de
la Torah pour lui-même ; le secret caché en est le suivant :
c’est comme s’il faisait le Nom, béni soit-il, de plus toute la
Torah est les noms du saint, béni soit-il. »xii
Dans
un autre texte, le rabbin Recanati rapproche les deux formulations
‘faire YHVH’ et ‘Me faire’ : « Nos maîtres ont
dit : Qui accomplit mes commandements, Je le lui compterai pour
mérite
comme s’il Me faisait, ainsi qu’il est marqué : ‘Il est
temps de faire YHVH’ (Ps 119,126) »xiii.
On
le voit, inlassablement, siècles après siècles, les rabbins
rapportent et
répètent le
même verset des psaumes, interprété
de façon très spécifique,
s’appuyant aveuglément
sur
son ‘autorité’ pour oser la
formulation de
spéculations vertigineuses… comme
l’idée de la
‘procréation’
de la divinité, ou de
son
‘engendrement’, en
elle-même et par elle-même…
L’image
cabalistique de la ‘procréation’ est effectivement utilisée par
le Zohar pour traduire
les rapports de la Chekhina
avec le plérôme divin :
« ‘Noé
construisit un autel’ (Gen 8,20). Que signifie ‘Noé
construisit’ ? En vérité, Noé c’est l’homme juste. Il
‘construisit un autel’, c’est la Chekhina.
Son édification (binyam)
est un fils (ben)
qui est la Colonne centrale. »xiv
Mopsik
précise que le ‘juste’ est « l’équivalent de la sefira
Yessod
(le Fondement) représentée par l’organe sexuel masculin. Agissant
comme ‘juste’, l’homme assume une fonction en sympathie avec
celle de cette émanation divine, qui relie les dimensions masculines
et féminines des sefirot, ce qui lui permet d’ ‘édifier’ la
Chekhina
identifiée à l’autel. »xv
Dans
ce verset de la Genèse, on voit donc que le Zohar lit la présence
de
la Chekhina,
représentée par l’autel du sacrifice, et
incarnant
la part féminine du divin, et on
voit qu’il y lit aussi l’acte
de
« l’édifier »,
symbolisé par la Colonne centrale, c’est-à-dire par
le
‘Fondement’, ou
le
Yessod,
qui dans la cabale a pour image l’organe sexuel masculin, et
qui
incarne donc
la
part masculine du divin, et porte le nom de ‘fils’ [de Dieu]…
Comment
peut-on comprendre ces images allusives ? Pour le dire sans
voile, la cabale n’hésite pas à représenter ici
(de manière cryptique) une
scène quasi-conjugale où Dieu se ‘rapproche’ de sa Reine pour
l’aimer d’amour…
Et
c’est à ‘Israël’ que revient la responsabilité d’assurer
le bon déroulement de cette
rencontre amoureuse,
comme l’indique le passage suivant :
« ‘Ils
me feront un sanctuaire et je résiderai parmi vous’ (Ex 25,8) (…)
Le Saint béni soit-il demanda à Israël de rapprocher de Lui la
Reine appelée ‘Sanctuaire’ (…) Car il est écrit : ‘Vous
approcherez un ‘feu’ (ichêh,
un feu
= ichah,
une femme) de YHVH (Lév 23,8). C’est pourquoi il est écrit :
‘Ils me feront un sanctuaire et je résiderai parmi vous.’ »xvi
Jetons
un œil intéressé sur le verset : « Vous
approcherez un feu de YHVH » (Lév 33,8)
Le
texte hébreu donne :
וְהִקְרַבְתֶּם
אִשֶּׁה לַיהוָה
V-iqrabttêm
ichêh la-YHVH
Le
mot אִשֶּׁה
signifie
ichêh
‘feu’,
mais dans une vocalisation très
légèrement
différente, ichah,
ce
même mot
signifie ‘femme’. Quant au verbe ‘approcher’ il a pour racine
קרב,
qaraba,
« être près, approcher, s’avancer vers » et dans la
forme hiph,
« présenter, offrir, sacrifier ». Fait intéressant, et
même troublant, le substantif qorban,
« sacrifice, oblation,
don »
qui en dérive, est presque identique au substantif qerben
qui signifie « ventre, entrailles, sein » (de
la femme).
On
pourrait proposer les équations (ou analogies) suivantes, que la
langue hébraïque laisse transparaître ou laisse entendre
allusivement:
Feu
= Femme
Approcher
= Sacrifice
= Entrailles (de la femme)
‘S’approcher
de l’autel’ = ‘S’approcher de la femme’
L’imagination
des cabalistes n’hésite pas évoquer ensemble (de façon
quasi-subliminale) le ‘sacrifice’, les ‘entrailles’, le ‘feu’
et la ‘femme’ et à les ‘rapprocher’ formellement du Nom très
Saint : YHVH.
On
se rappelle aussi que, souvent dans la Bible hébraïque,
‘s’approcher de la femme’ est un euphémisme pour ‘faire
l’amour’.
Soulignons
cependant que l’audace des cabalistes n’est ici
que
relative, puisque le Cantique
des cantiques
avait, bien longtemps avant la cabale, osé des images bien plus
brûlantes encore.
On
arrive à ce résultat puissant : dans la pensée des
cabalistes, l’expression ‘faire Dieu’ est comprise comme le
résultat d’une ‘union’ [conjugale] des dimensions masculine et
féminine du divin.
Dans
cette allégorie, la sefira Yessod
relie Dieu et la Communauté des croyants tout comme l’organe
masculin relie le corps de l’homme à celui de la femme.xvii
Le
rabbin Matthias Délacroute (Pologne, 16ème siècle) commente:
« ‘Temps
de faire YHVH’ (Ps 119,126). Explication : La Chekhina appelée
‘Temps’, il faut la faire en la conjoignant à YHVH après
qu’elle en a été séparée parce qu’on a violé les règles et
transgressé la Loi. »xviii
Pour
sa part, le rabbin Joseph Caro (1488-1575) comprend ce même verset
ainsi : « Conjoindre le plérôme supérieur, masculin et
divin, avec le plérôme inférieur, féminin et archangélique, doit
être la visée de ceux qui pratiquent les commandements (…) Le
plérôme inférieur est la Chekhina,
appelée aussi Communauté d’Israël.»xix
Il
s’agit de magnifier le rôle de la Communauté d’Israël, ou
celui de chaque croyant individuel, dans ‘l’œuvre divine’,
dans sa ‘réparation’, dans son accroissement de ‘puissance’
ou même dans son ‘engendrement’…
Le
rabbin Hayim Vital, contemporain de Joseph Caro, commente à
ce propos un
verset d’Isaïe et
le met
en relation avec un autre
verset
des Psaumes,
d’une façon qui a été jugée « extravagante » par
les exégètes littéralistesxx.
Le
verset d’Isaïe (Is 49,4) se lit, selon Hayim Vital : « Mon
œuvre, c’est mon Dieu », et
il le met
en regard avec le Psaume 68 : « Donnez de la puissance à
Dieu » (Ps 68,35), dont
il donne le commentaire suivant : « Mon œuvre était mon
Dieu Lui-même, Dieu que j’ai œuvré, que j’ai fait, que j’ai
réparé ».
Notons
que, habituellement, on traduit ce
verset Is 49,4 ainsi :
« Ma récompense est auprès de mon Dieu » (ou-féoulati
êt Adonaï).
Mopsik
commente : « Ce n’est pas ‘Dieu’ qui est l’objet
de l’œuvre, ou de l’action du croyant, mais ‘mon Dieu’, ce
Dieu qui est ‘mien’, avec lequel j’ai un rapport personnel, et
en qui j’ai foi, et qui est ‘mon’ œuvre. »
Il
conclut : ce ‘Dieu qui est fait’, qui est ‘œuvré’, est
en réalité « l’aspect féminin de la divinité ».
Le
Gaon Élie de Vilna a proposé une autre manière de comprendre et
de désigner les
deux aspects ‘masculin’ et ‘féminin’ de la divinité, en les
appelant respectivement ‘aspect expansif’ et ‘aspect
récepteur’ :
« L’aspect
expansif est appelé havayah
(être) [soit HVYH, anagramme de YHVH…], l’aspect récepteur de
la glorification venant de notre part est appelé ‘Son Nom’. A la
mesure de l’attachement d’Israël se liant à Dieu, le louant et
le glorifiant, la Chekhina
reçoit le Bien de l’aspect d’expansion. (…) La Totalité
des offices, des louanges et des glorifications, c’est cela qui est
appelé Chekhina,
qui est son Nom. En effet, ‘nom’ signifie ‘renom’ et
‘célébration’ publiques de Sa Gloire,
perception de Sa Grandeur.
(…) C’est le secret de ‘YHVH est un, et Son Nom est un’
(Zac 14,9). ‘YHVH’
est un’ désigne l’expansion de Sa volonté. ‘Son Nom est un’
désigne l’aspect récepteur de sa louange et de l’attachement.
Telle est l’unification de la récitation du Chéma.»xxi
Selon
le Gaon de Vilna, la dimension féminine de Dieu, la Chekhina, est la
dimension passive du Dieu manifesté, dimension qui se nourrit de la
Totalité des louanges et des glorifications des croyants. La
dimension masculine de Dieu, c’est Havayah,
l’Être.
L’exposé
de Charles Mopsik sur les interprétations théurgiques de la cabale
juive (‘Faire Dieu’) ne néglige pas de reconnaître que
celles-ci
s’inscrivent en réalité dans une histoire universelle du fait
religieux, particulièrement riche en expériences comparables,
notamment dans le monde divers
du « paganisme ».
C’est
ainsi qu’il faut reconnaître l’existence
« d’homologies difficilement contestables entre les
conceptions théurgiques de l’hermétisme égyptien hellénisé, du
néoplatonisme gréco-romain tardif,
de la théologie soufie, du néoplatonisme érigénien et de la
mystagogie juive. »xxii
Dit
en termes directs, cela revient à constater que depuis l’aube des
temps, il y a eu parmi tous les peuples cette idée que l’existence
de Dieu dépend des hommes, au
moins à un certain degré.
Il
est aussi frappant que des idées apparemment fort étrangères à la
religion juive, comme l’idée d’une conception trinitaire de Dieu
(notoirement associée au christianisme) a en fait été énoncée
d’une manière analogue par certains cabalistes de haut vol.
Ainsi
le fameux rabbin Moïse Hayim Luzzatto a eu cette formule étonnamment
comparable (ou si l’on préfère : ‘isomorphe’) à la
formule trinitaire chrétienne :
« Le
Saint béni soit-il, la Torah et Israël sont un. »
La
formule trinitaire chrétienne proclame
l’unité du Père, du Fils et de l’Esprit Saint.
L’isomorphie
est flagrante : le Saint est le ‘Père’, la Torah est le
‘Fils’, et Israël est l’‘Esprit’.
Mais
il faut aussi immédiatement
rappeler
que
ce genre de conceptions
‘cabalistiques’
a
attiré de virulentes critiques au
sein du judaïsme conservateur,
– critiques
s’étendant
d’ailleurs à l’intégralité de la cabale juive. Mopsik
cite à ce propos les réactions outrées
de
personnalités comme le rabbin Elie del Medigo (c. 1460- p.1493) ou
le rabbin Juda Arié de Modène (17ème siècle), et
celles de contemporains tout aussi critiques, comme Gershom Scholem
ou Martin Buber…
Nous
n’entrerons pas dans ce débat interne au judaïsme. Nous préférons
ici essayer de percevoir dans les conceptions théurgiques que nous
venons d’exposer l’indice d’une constante anthropologique,
d’une sorte d’intuition universelle propre à la nature profonde
de l’esprit humain.
Il
faut rendre hommage à l’effort révolutionnaire des cabalistes,
qui ont secoué de toutes leurs forces les cadres étroits de
conceptions anciennes et figées, pour tenter de répondre à des
questions sans cesse renouvelées sur l’essence des rapports entre
la divinité, le monde et l’humanité, le theos,
le cosmos
et l’anthropos.
Cet
effort intellectuel, titanesque, de
la cabale juive est d’ailleurs
comparable en
intensité, me
semble-t-il, à
des efforts analogues réalisés
dans
d’autres religions (comme
ceux
d’un Thomas d’Aquin dans le cadre du christianisme, à peu près
à la même période, ou
comme ceux
des grands penseurs védiques, dont
témoignent les très profondes
Brahmanas,
deux
millénaires
avant
notre ère).
De
l’effort
puissant de
la cabale ressort
une idée spécifiquement juive, à valeur universelle :
« Le
Dieu révélé est le résultat de la Loi, plutôt que l’origine de
la Loi. Ce Dieu n’est pas posé au Commencement, mais procède
d’une d’une interaction entre le flux surabondant émanant de
l’Infini et la présence active de l’Homme. »xxiii
D’une
manière très ramassée, et
peut-être plus pertinente : « on ne peut vraiment
connaître Dieu sans agir sur Lui », dit
Mopsik.
A
la différence de Gershom Scholem ou de Martin Buber qui ont rangé
la cabale dans le domaine de la « magie », pour
la dédaigner au fond, Charles
Mopsik perçoit clairement qu’elle
est l’un des signes de l’infinie
richesse du potentiel humain, dans ses rapports avec le divin. Il
faut
lui
rendre
hommage pour sa vision anthropologique très large des phénomènes
liés à la révélation divine, dans toutes les époques, et par
toute la terre.
L’esprit
souffle où il veut. Depuis l’aube des temps, c’est-à-dire
depuis des dizaines de milliers d’années (les grottes de Lascaux
ou Chauvet en témoignent), bien des esprits humains ont tenté
l’exploration de l’indicible, sans idées reçues, et contre
toute contrainte a priori.
Plus
proche de nous, au
9ème siècle de notre ère, en Irlande, Jean Scot Erigène
écrivait :
« Parce
qu’en tout ce qui est, la nature divine apparaît, alors que par
elle-même elle est invisible, il n’est pas incongru de dire
qu’elle est faite. »xxiv
Deux
siècles plus tard,
le soufi Ibn Arabi, né
à Murcie, mort à Damas,
s’écriait :
« S’Il nous a donné la vie et l’existence par son être,
je Lui donne aussi la vie, moi, en le connaissant dans mon cœur. »xxv
La
théurgie est une idée intemporelle, aux implications inimaginables,
et aujourd’hui, malheureusement, cette
profonde idée est presque
totalement incompréhensible, dans un monde intégralement
dé-divinisé, et partant déshumanisé.
iE.
Durckheim. Les formes élémentaires de la vie religieuse.
PUF, 1990, p.49
iiE.
Durckheim. Les formes élémentaires de la vie religieuse.
PUF, 1990, p.494-495
iiiCharles
Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.551
vHomélies
Clémentines, cf. Homélie XVII. Verdier 1991, p.324
viR.
Ezra de Gérone. Liqouté Chikhehah ou-féah. Ferrare, 1556,
fol 17b-18a, cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la
cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993,
p.558
viiiCharles
Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.561-563
ixZohar,
I, 116b, cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale.
Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.568
xR.
Abraham ben Ḥananel de Esquira. Sefer Yessod ‘Olam. Ms
Moscou-Günzburg 607 Fol 69b, cité in Charles Mopsik. Les grands
textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier.
Lagrasse, 1993, p.589
xiCf.
Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui
font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.591
xiiR.
Menahem Recanati. Perouch ‘al ha-Torah. Jerusalem, 1971, fol
23b-c, cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale.
Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.591
xiiiR.
Menahem Recanati. Sefer Ta’amé ha-Mitsvot. Londres 1962 p.47,
cité in
Charles Mopsik. Les
grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.591
xivZohar
Hadach, Tiqounim Hadachim. Ed. Margaliot. Jérusalem, 1978, fol
117c cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les
rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.591
xvCharles
Mopsik. Les grands
textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.593
xviR.
Joseph de Hamadan. Sefer Tashak. Ed J. Zwelling U.M.I. 1975,
p.454-455, cité in Charles
Mopsik. Les grands
textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.593
xviiCf.
Charles Mopsik. Les
grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.604
xviiiR.
Matthias Délacroute. Commentaire sur la Cha’aré Orah. Fol
19b note 3. Cité in Charles
Mopsik. Les grands
textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.604
xixCharles
Mopsik. Les grands
textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.604
xxiGaon
Élie de Vilna. Liqouté ha-Gra. Tefilat Chaharit, Sidour ha-Gra,
Jérusalem 1971 p.89, cité in Charles
Mopsik. Les grands
textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.610
xxiiCharles
Mopsik. Les grands
textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.630
xxiiiCharles
Mopsik. Les grands
textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.639
xxivJean
Scot Erigène. De Divisione Naturae. I,453-454B, cité par
Ch. Mopsik, Ibid. p.627
Les hommes ne doutent de rien. Mais les mots sont retors. Le langage est traître, et les grammaires vicieuses. Marins ignorants de la langue, ils naviguent depuis des millénaires, dérivant au-dessus des abysses, munis de compas fallacieux, de sextants faussés, sous les étoiles fugaces.
L’on ne peut se
fier ni aux mots, ni à la grammaire qui les ordonne. Comment, alors,
lire un Livre de mots ? Comment comprendre la « révélation »,
divine dit-on, mais, de ce fait même, vêtue de profondeurs
insondables, d’abîmes ambigus ?
L’étude ne finit
jamais. L’erreur guette les sages. Qui sait le sens ? Mais on
trouve toujours du nouveau. Personne n’a jamais eu le dernier
mot…
Un seul verset ouvre
des mondes. Une théorie nombreuse, studieuse, de rabbins cabalistes
commenta jadis, pendant des siècles, celui-ci :
« Il est temps
de faire YHVH » (Ps. 119,126)
« Faire
YHVH » ? « Faire Dieu » ? Vraiment ?
A lire le texte aujourd’hui, dans les meilleures versions, celle du Rabbinat français, ou celle de la Bible de Jérusalem, on ne trouve pas trace de cet assemblage improbable, opaque, obscur.
Pourquoi des rabbins
médiévaux, la plupart cabalistes, ont-ils choisi de s’écarter du
sens obvie, traditionnel, porté par le texte massorétique ?
Pourquoi ont-ils choisi de fleurter avec le scandale ?N’avaient-ils
pas conscience de choquer la foi juive, ou le simple bon sens ?
D’un autre côté,
avaient-ils tort d’oser ? Bien des siècles avant que la
cabale juive ne s’y attaque à son tour, les manuscrits (et les
interprétations) divergeaient déjà fortement à propos de ce
verset.
La plupart du temps,
on lisait simplement : « Il est temps pour Dieu d’agir ».
D’autres
comprenaient qu’il était temps d’«agir pour Dieu »,
que les hommes fassent enfin pour Dieu ce qu’ils devaient faire.
Délaissant ces deux
lectures classiques (et d’ailleurs antagonistes), les rabbins
cabalistes, dans l’Espagne du plein Moyen Âge, décidèrent de
lire : « Il est temps [pour les hommes] de faire
Dieu ».i
Pourquoi cette
audace, côtoyant le blasphème, rasant l’abîme?
La bible hébraïque,
dans la version massorétique qui fut mise au point après la
destruction du second Temple, et qui date donc des premiers siècles
de notre ère, propose le texte suivant:
עֵת,
לַעֲשׂוֹת
לַיהוָה
‘êt la’assot
la-YHVH
Ce qui peut se
traduire ainsi: « Il est temps d’agir pour Dieu »,
si l’on comprend לַיהוָה
=
pour
YHVH
Mais les rabbins
cabalistes refusèrent cette solution. Ils semblent qu’ils
n’utilisèrent donc pas le texte massorétique de la Bible, mais
d’autres manuscrits, beaucoup plus anciens, qui omettent la
préposition pour (לַ),
le
mot ‘Dieu’ (ou
‘YHVH’)
devenant de
ce fait
le complément d’objet direct du verbe ‘faire, agir’:
« Il est temps de faire
Dieu ».
La
Bible du Rabbinat français utilise aujourd’hui la version
massorétique et traduit :
« Le
temps est venu d’agir pour l’Éternel ».
Mais
cette
traduction ne lève pas toutes les ambiguïtés. Veut-elle
dire que le temps est venu (pour l’Éternel) d’agir, ou bien que
le temps est venu (pour les hommes) d’agir pour l’Éternel ?
Les
deux interprétations sont possibles, et d’ailleurs
sont
données respectivement
dans
telles ou telles traductions.
La
Bible de Jérusalem (Ed.
Cerf, 1973) traduit quant à elle:
« Il est temps d’agir, Yahvé ».
Dans cette interprétation, c’est le Psalmiste qui admoneste en quelque sorte YHVH et lui intime une demande pressante « d’agir ». Les traducteurs de la Bible de Jérusalem rappellent en note que le texte massorétique indique « pour Yahvé », ce qui impliquerait que c’est à l’homme d’agir pour Lui. Mais ils ne retiennent pas cette leçon, et ils mentionnent une autre source manuscrite (non précisée), qui paraît avoir été adoptée par S. Jérôme, source qui diffère du texte massorétique par l’élision de la préposition לַ. D’où la traduction adoptée : « Il est temps d’agir, Yahvé », sans le mot pour.
Mais,
là
encore, les leçons varient, suivant la manière de comprendre le
rôle grammatical du mot ‘Yahvé’…
La
version de S. Jérôme (la
Vulgate)
donne :
Tempus
est ut facias Domine.
Le
mot ‘Seigneur’ est au vocatif (‘Domine!’) : le
Psalmiste interpelle le Seigneur pour lui demander d’agir. « Il
est temps que tu agisses, Seigneur ! »
Cependant,
dans le texte de la Vulgate
Clémentine,
finalisée
au
16ème siècle par
le
pape Clément VIII,
et
qui
est
à
la
base de
la ‘Nouvelle Vulgate’ (Nova
Vulgata)
disponible en
ligne sur
le site internet
du
Vatican,
on lit :
Tempus
faciendi Domino
Le
mot ‘Seigneur’ est au datif
(‘Domino’),
et
joue donc le rôle d’un
complément
d’attribution. « Il
est temps d’agir
pour le Seigneur ».
La
Septante (c’est-à-dire
la version
de la Bible
traduite
en grec par
septante-deux
savants juifs réunis
à
Alexandrie, vers 270 av. notre
ère)
propose,
quant à elle:
καιρὸς
τοῦ ποιῆσαι τῷ κυρίῳ·
Kairos
tou poïêsai tô kyriô
Là
aussi le mot ‘Seigneur’ est au datif, non au vocatif. « [Il
est] temps d’agir pour le Seigneur »
La
leçon ancienne de la Septante (bien
antérieure
au texte massorétique) ne résout
pas,
cependant,
une
ambiguïté résiduelle.
On
peut en
effet choisir
de mettre
l’accent sur
la
nécessité d’agir, impartie
au
Seigneur Lui-même:
« Pour
le Seigneur, le
temps d’agir est venu ».
Mais
on peut
tout aussi bien choisir
de mettre
l’accent sur la nécessité imputée
aux hommes d’agir pour
le
Seigneur :
« Le
temps est venu d’agir pour le Seigneur ».
Par
rapport à ces différentes
nuances,
ce
qu’il importe ici de souligner, c’est que la
leçon retenue et commentée à
de nombreuses reprises par
les
rabbins cabalistes,
dans l’Espagne du Moyen Âge, est radicalement
autre :
« Il
est temps de faire
Dieu ».
Le
Rabbin
Méir Ibn Gabbay écrit :
« Celui
qui accomplit tous les commandements, son image et sa figure sont
parfaites, et il est semblable à l’Homme supérieur assis sur le
Trône (Ez. 1,26), il est à son image, et la Chekhina s’établit
auprès de lui parce qu’il a rendu parfaits tous ses organes :
son corps devient un trône et une demeure pour la figure qui lui
correspond. De là tu comprendras le secret du verset : « Il
est temps de faire YHVH » (Ps. 119,126). Tu comprendras
également que la Torah possède une âme vivante (…) Elle possède
une matière et une forme, un corps et une âme (…) Et sache que
l’âme de la Torah est la Chekhina, secret du dernier hé
[ה
],
la Torah est son vêtement (…) La Torah est donc un corps pour la
Chekhina, et celle-ci est comme une âme pour elle. »ii
Charles
Mopsik note à propos de « faire Dieu » que « cette
expression, énoncée brutalement, peut surprendre et même
scandaliser ». C’est
là
l’occasion
de s’interroger
sur les pratiques et
les conception de la cabale juive en matière
de ‘théurgie’.
Le
mot ‘théurgie’ vient du latin
theurgia,
«
théurgie, opération magique, évocation des esprits », lui-même
emprunté
par Augustin au grec
θεουργία
, « acte de la puissance divine », « miracle », «opération
magique ». E.
des Places définit la théurgie comme « une
sorte d’action contraignante sur les dieux ». Dans
le néoplatonisme, ‘théurgie’
signifie
« le fait de faire agir Dieu en soi » indique
le Littré.
E.R. Dodds consacre un appendiceiii de son ouvrage Les Grecs et l’irrationnel à la théurgie, qu’il introduit ainsi : « Les theologoi ‘parlaient des dieux’, mais [le théourgos] ‘agissait sur eux’, ou peut-être même les ‘créait-il’ », cette dernière formule étant une allusion à un texte du célèbre savant byzantin Michel Psellus (11ème siècle) : « Celui qui possède la vertu théurgique est appelé ‘père des dieux’, car il transforme les hommes en dieux (theous tous anthropous ergazetaï). »iv
Le texte de E.R. Dodds est assez ironique et parfois sacarstique (« Porphyre avait un faible incurable pour les oracles »). Dodds cite le traité De mysteriis de Jamblique, qu’il juge ‘irrationnel’ et considère comme le témoignage d’une ‘culture en déclin’: « Le De mysteriis est un manifeste de l’irrationalisme, une affirmation que la voie du salut n’est pas dans la raison humaine mais dans le rite. ‘Ce n’est pas la pensée qui relie les théurgistes aux dieux : sinon qu’y aurait-il qui empêchât les philosophes théoriciens de jouir de l’union théurgique ? Or tel n’est pas le cas. L’union théurgique n’est atteint que par l’efficacité d’actes ineffables accomplis de la façon qui convient, actes qui dépassent l’entendement, et par la puissance de symboles ineffables qui ne sont compris que des dieux… Sans effort intellectuel de notre part, les signes (sunthêmata) par leur propre vertu accomplissent leur œuvre propre’ (De myst. 96.13 Parthey). A l’esprit découragé des païens du IVème siècle un tel message apportait un séduisant réconfort. »v
Mais le résultat de ces attitudes, privilégiant le ‘rite’ sur ‘l’effort intellectuel’, était « une culture en déclin, et la lente poussée de cet athéotês chrétien qui trop évidemment sapait la vie même de l’hellénisme. Tout comme la magie vulgaire est communément le dernier recours de l’individu désespéré, de ceux à qui l’homme et Dieu ont fait défaut, ainsi la théurgie devint le refuge d’une ‘intelligentsia’ désespérée qui ressentait déjà la fascination de l’abîme. »vi
Les modes opératoires de la théurgie varient notoirement, couvrant un vaste domaine, allant des rites magiques ou des rites de divination aux transes chamaniques ou aux phénomènes de ‘possession’ démonique ou spirituelle.
E.R. Dodds propose de les regrouper en deux types principaux : ceux qui dépendant de l’emploi de symboles (symbola) ou de signes (sunthêmata), et ceux qui nécessitent le recours à un ‘médium’, en extase. Le premier type était connu sous le nom de telestikê, et était surtout employé pour la consécration et l’animation de statues magiques afin d’en obtenir des oracles.vii La fabrication de statuettes magiques de dieux n’était pas un « monopole des théurgistes ». Elle s’appuyait sur la croyance ancienne et très répandue d’une sympathéia universelle, reliant les images à leur modèle original. Le centre originaire de ces pratiques était l’Égypte.
Dodds
cite le dialogue d’Hermès
Trismégiste avec
Asclépius
(ou
Esculape), qui
évoque des « statues animées, remplies de sens et d’esprit »
(statuas
animatas sensu et spiritu plenas),
qui
peuvent prédire l’avenir, infliger ou guérir des maladies, et
emprisonner les âmes de daimones
ou d’anges, toutes actions théurgiques résumées par la formule
d’Hermès Trismégiste :
sic
deorum fictor est homo,
(« voilà comment l’homme fait des dieux »)viii.
« Faire
des dieux » : c’était
là préfigurer, avec plus de mille ans d’antériorité, la formule
mise plus tard en exergue par R. Méir ibn Gabbay et les autres
cabalistes : « faire YHVH », – quoique sans doute
avec une
intention
différente.
Nous
allons y revenir.
Dans
son livre La
Cité de Dieu,
S.
Augustinix
avait
cité
de larges extraits de
ce
célèbre dialogue
de
Hermès Trismégiste avec
Asclépius,
dont
ces phrases :
« Comme
le Seigneur et le Père, Dieu en un mot, est l’auteur des dieux
célestes, l’homme est l’auteur de ces dieux qui résident dans
les temples, et se plaisent au voisinage des mortels. Ainsi,
l’humanité, fidèle au souvenir de sa nature et de son origine,
persévère dans cette imitation de sa divinité. Le Père et le
Seigneur a fait à sa ressemblance les dieux éternels, et l’humanité
a fait ses dieux à la ressemblance de l’homme. »x
Et
Hermès d’ajouter: « C’est une merveille au-dessus de toute
merveille et de toute admiration que l’homme ait pu inventer et
créer une divinité. L’incrédulité de nos ancêtres s’égarait
en de profondes erreurs sur l’existence et la condition des dieux,
délaissant le culte et les honneurs du Dieu véritable ; c’est
ainsi qu’ils ont trouvé l’art de faire
des dieux. »
La
colère de S. Augustin éclate alors, à
cet endroit précis, contre
Hermès. « Je ne sais si les démons eux-mêmes conjurés en
confesseraient autant que cet homme ! »
Après
une
longue déconstruction du
discours hermétique, Augustin conclut en citant une
phrase définitive du
prophète Jérémie :
« L’homme
se fait des dieux (elohim)?
Non,
certes, ce ne sont pas des dieux (elohim)! »xi
Un siècle avant Augustin, et tentant encore de lutter contre les « sarcasmes » de la critique chrétienne, Jamblique s’est efforcé de prouver que « les idoles sont divines et remplies de la divine présence. »xii Cet art de fabriquer des statues divines devait, note Dodds, survivre à la fin du « monde païen mourant » et se retrouver dans « le répertoire des magiciens médiévaux »xiii.
On
pourrait ajouter, sans y voir malice, que l’idée a aussi été
reprise par la cabale juive espagnole au
Moyen Âge,
et plus
tard encore, par les
rabbins faiseurs de Golem, comme
le Maharal de Prague, surnommé Yehudah-Leib,
ou le rabbin Loew…
E.R. Dodds propose une autre piste encore : « La telestikê théurgique suggéra-t-elle aux alchimistes médiévaux leurs tentatives de créer des êtres humains artificiels (« homunculi ») ? (…) De curieux indices de quelque relation historique ont récemment été mis en avant par l’arabisant Paul Kraus. (…) Il fait remarquer que le vaste corpus alchimique attribué à Jâbir b. Hayyan (Gebir) non seulement fait allusion à ce sujet à un ouvrage (apocryphe?) de Porphyre intitulé Le Livre de la Génération, mais utilise aussi les spéculations néo-platoniciennes au sujet des images. »xiv
L’autre
mode opérationnel de la théurgie est la transe ou la possession
médiumnique, dont Dodds note « l’analogie évidente avec le
spiritisme moderne ».xv
Je
ne sais pas si le « spiritisme moderne » dont parlait
Dodds dans
les années 1950, n’est
pas aujourd’hui
un
peu dépassé, mais il est certain que les rites de transes et de
possession, qu’ils se pratiquent au Maroc (les Gnaouas), en Haïti
(le
Vaudou),
au Népal, en Mongolie, au Mexique, et partout
ailleurs
dans le monde… font toujours couler des flots d’encre. On pourra
consulter à cet égard la
belle étude
de Bertrand Hell, Possession
et chamanismexvi,
dont
la page de garde cite la superbe réponse du Grand Moghol Khan Güyük
au pape Innocent IV en 1246 : « Car si l’homme n’est
pas lui-même la force de Dieu, que pourrait-il faire en ce monde ? »
Nombreux sont les sceptiques, qui doutent de la réalité même de la transe. Le célèbre philosophe soufi al-Ghazâlî, dans son Livre du bon usage de l’audition et de l’extase (12ème siècle) admet la possibilité d’ « extases feintes », mais il ajoute que le fait provoquer de façon délibérée son « ravissement » lors de la participation à un culte de possession (dikhr) peut malgré tout conduire l’initié à une véritable rencontre avec le divin.xvii
Bertrand
Hell soutient que les simulations et les duperies en matière
d’extase peuvent ouvrir un champ fécond de réflexion, dont
témoignent les concepts de « para-sincérité » (Jean
Poirier), de « théâtre vécu » (Michel Leiris) ou
d’ « hallucination vraie » (Jean Duvignaud).xviii
Dans
les définitions et les exemples de théurgies que nous venons de
survoler,
il s’agit de « faire agir » la divinité en soi, ou
bien « d’agir » sur la divinité, et beaucoup plus
exceptionnellement de la « créer ». Les
seuls
exemples
d’une théurgie
« créatrice
de dieux »
sont
ceux évoqués
par Hermès Trismégiste qui parle de l’homme « fabricant de
dieux » (fictor
deorum)
et
par Michel Psellus, avec
le sens quelque peu allégorique d’une théurgie qui
s’exerce sur des hommes pour les « transformer en dieux ».
C’est
pourquoi le projet de Charles
Mopsik
d’étudier
la notion de théurgie
telle
qu’elle a été développée dans
la cabale juive présente un caractère particulièrement original.
Dans ce cas, en
effet,
la théurgie ne
signifie pas seulement « faire
agir le dieu sur l’homme », ou « agir
sur le
dieu »
ou encore
« rendre
l’homme
divin »,
mais elle
prend
le sens beaucoup
plus absolu, beaucoup
plus radical, et presque blasphématoire du point de vue juif même,
de
« créer
Dieu »,
de
« faire Dieu »xix.
Il
y a là un saut sémantique et
symbolique certain.
Mopsik n’hésite pas à proposer
ce saut dans la compréhension de la théurgie,
parce que ce fut précisément
le
choix radical de
la
cabale juive espagnole, pendant plusieurs siècles…
Nous
y reviendrons dans notre prochain article…
iCf.
la longue et savante étude consacrée à cette dernière
interprétation par Charles Mopsik. Les grands textes de la
cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993
iiR.
Méir Ibn Gabbay. Derekh Emounah. Jérusalem, 1967, p.30-31,
cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les
rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p. 371-372
iiiE.R.
Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Flammarion, 1977,
p.279-299
ivMichel
Psellus. Patrologie grecque. 122, 721D, « Theurgicam virtutem
qui habet pater divinus appellatur, quoniam enim ex hominibus facit
deos, illo venit nomine. »
vE.R.
Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Flammarion, 1977, p.284
viE.R.
Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Flammarion, 1977, p.284
viiE.R.
Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Flammarion, 1977, p.289
viiiAsclépius
III, 24a, 37a-38a. Corpus Hermeticum. Trad. A.J. Festugière.
t. II. Les Belles Lettres. Paris, 1973, p.349, cité par E.R. Dodds.
Les Grecs et l’irrationnel. Flammarion, 1977, p.291
C’est une idée
fort ancienne que l’idée d’un vêtement tissé de trous, – non
de trous dans la trame, mais de béances immenses, de gouffres,
d’abysses. On rêve d’une peau alors vêtue d’une infinie
nudité, celle des ténèbres d’origine.
Cette idée, David
l’a exprimée: « De l’abîme tu la couvres comme d’un
vêtement »i.
Le psalmiste a
multiplié avec art et acharnement la métaphore du vêtement, pour
qui tout vêt, – l’éclat, l’odeur, l’infamie, la justice, la
violence, la honte et la puissance…
« Vêtu de
faste et d’éclat »ii.
« Ton vêtement n’est plus que myrrhe et aloès »iii.
« Qu’ils soient vêtus d’infamie ceux qui m’accusent »iv.
« Tes prêtres se vêtent de justice »v.
« La violence, le vêtement qui les couvre »vi.
« Ses ennemis je les vêtirai de honte »vii.
« YHVH règne, il est vêtu de majesté. Il est vêtu,
enveloppé de puissance »viii.
Le ‘vêtement’,
depuis l’aube des temps, ouvre des perspectives bien plus profondes
que ce qu’il donne à voir, et par son voile, il révèle bien plus
que ce qu’il prétend seulement cacher.
Dès le commencement
du monde, le vêtement apparaît, tissé par le Créateur lui-même,
selon Job : « Quand je mis sur elle une nuée pour
vêtement »ix.
C’était une autre
manière d’évoquer la Genèse : « Les ténèbres
couvraient l’abîme »x.
La profondeur du
vêtement s’approfondit de sa récurrence, de son voile répété :
les ténèbres couvrent l’abîme, et l’abîme couvre la terre.
Mais la terre, que vêt-elle, quant à elle? Elle vête le corps
d’Adam, – mot dont le sens est ‘terre’ en hébreu ?
Pour les Grecs, en
revanche, c’est le corps qui est le vêtement de l’âme. A la
mort, l’âme dépose son vêtement de chair, et se révèle enfin
nue.
Mais pour le
christianisme, c’est le contraire. La mort ne nous met pas nus,
mais nous revêt d’un nouveau vêtement encore, un vêtement de
‘vie’.
Saint Paul
explique : « Car tant que nous somme dans cette tente,
nous gémissons accablés, parce que nous voulons, non pas ôter
notre vêtement, mais revêtir l’autre par-dessus, afin que ce
qu’il y a de mortel soit englouti par la vie. »xi
Brève anthropologie
comparée du vêtement : le Psalmiste voit les idées comme des
vêtements. L’idéal des Grecs semble être la nudité. L’idéal
chrétien est d’ajouter vêtement sur vêtement.
Paradoxal, ce
vêtement neuf, ce vêtement vivant, nous ne le vêtirons que si la
mort nous trouve déjà vêtus et non pas nus. Nous gémissons pour
le moment dans notre ‘tente’, «ardemment désireux de revêtir
par-dessus l’autre notre habitation céleste, si toutefois nous
devons être trouvés vêtus, et non pas nus. »xii
Paul ne veut pas
l’âme nue, mais l’âme vêtue, l’âme vêtue de l’Esprit
(Pneuma).
Les Grecs voient la
mort comme la dénudation de l’âme, les Chrétiens comme son
habillement, par l’Esprit, la Vie, la Gloire.
D’où l’idée
inattendue, dans ce contexte, de la résurrection, comme vêtement
ultime.
Le corps est un
premier vêtement (terrestre) pour l’âme, et à la mort, c’est
un second vêtement, le ‘corps céleste’, qui vient recouvrir et
envelopper comme un manteau non seulement l’âme mais le corps
aussi.
Le corps terrestre
peut sembler mourir, et revenir à sa poussière originelle. Mais
cela n’est qu’apparence. La vision paulinienne l’affirme :
corps et âme seront à la fin enveloppés par leur corps céleste…
On peut s’efforcer
de comprendre cette idée (si peu moderne) de résurrection, et lui
donner une justification, si l’on considère le caractère
originairement divin du corps terrestre. Nous apprenons cela de la
manière dont ce corps fut créé.
La Bible juive dit
que pour créer l’univers et ce qu’il contient, une simple
‘parole’ de Dieu a suffi.
En revanche, ce
n’est pas avec une parole que Dieu a créé l’Homme. Il l’a
‘modelé’, Il l’a ‘façonné’ de ses propres mains.
« L’Éternel-Dieu modela l’homme avec la glaise du sol »xiii.
Mieux encore, Dieu
lui a insufflé dans les narines son propre souffle de vie.
Dieu avec l’Homme,
par les caresses de Ses mains sur son corps, par le baiser de Sa
bouche sur ses narines, par le soupir de Son souffle sur sa ‘vie’,
a eu des relations éminemment ‘charnelles’.
Un tel corps façonné
de main divine peut-il se corrompre ?
Saint Paul refuse
d’admettre, contre l’évidence de la pourriture et de la mort,
que le corps terrestre de l’Homme ait in fine un destin
(métaphysique) aussi vil, ce corps modelé par les mains de Dieu et
animé par Son souffle.
Ce refus le conduit
à la seule solution logique, celle d’un méta-corps, un corps
céleste, une nouvelle ‘tente’, un nouveau ‘vêtement’, qui
viendra envelopper de sa chaude caresse à la fois le corps et l’âme.
Non seulement l’œuvre des mains mêmes et du souffle de Dieu n’est pas condamnée au néant, mes les mains divines lui préparent une autre demeure.
« Nous savons
en effet que, si cette tente, notre demeure terrestre, vient à être
détruite, nous avons une maison qui est l’ouvrage de Dieu, une
demeure éternelle qui n’est pas faite de main d’homme, dans le
ciel. »xiv
Une tente, une
demeure, un vêtement, « non faits de main d’homme »,
mais « modelés », « façonnés », de la main
de Dieu.
Le vêtement est une
métaphore hautement métaphysique, et il faut en ‘tirer’ toutes
les conséquences, comme un fil, pour tenter de la détricoter.
« The thing
Visible, nay the thing Imagined, the thing in any way conceived as
Visible, what is it but a Garment, a Clothing of the higher,
celestial Invisible. »xv
« La chose
visible, non la chose imaginée, la chose conçue de toutes les
manières comme visible, qu’est-ce donc sinon un habillement, un
vêtement du plus haut et du plus céleste Invisible ?»
Jonathan
Swift dansA Tale of a Tub (écrit en 1696-7,
publié en 1704) fait du vêtement de la pensée son symbole
fondamental, reprenant la métaphore évangélique de la robe de
Christ comme image de la religion. Il met en scène une secte
religieuse adorant le dieu créateur d’un univers composé d’une
suite de vêtements :
« They held the Universe to be a large Suit of Cloaths which invests every Thing : That the Earth is invested by the Air ; The Air is invested by the Stars ; and the Stars are invested by the Primum Mobile. (…)»xvi
« Ils soutiennent que l’Univers est une immense série de vêtements qui vêtent toutes choses, que la Terre est revêtue de l’Air, que l’Air est revêtu par le ciel étoilé, et que le Ciel est revêtu par le Premier Mobile. »
Et il ajoute: « Qu’est-ce que l’Homme lui-même sinon un micro-manteau ? (…) Quant à son corps, c’est l’évidence; mais qu’on examine même les acquisitions de son esprit. (…) La Religion n’est-elle pas un pardessus ? »
Trois mille ans
avant Swift, le Véda avait décliné cette même idée, bien
entendu sans l’ironie de l’auteur anglais.
Le mot sanskrit kośa
incarne toute une métaphysique de la puissance créatrice de la
‘clôture’. Il signifie « étui, fourreau ; vase,
réceptacle, boîte » mais
par dérivation « bourgeon ; cocon ; membrane,
scrotum, testicule ».
Par
d’autres
dérivations,
ses sens s’élargissent
considérablement : « trésor ; lexique », et
surtout, dans
le contexte de la philosophie des Vedānta,
le mot kośa renvoie
enfin
aux
cinq « enveloppes » de l’âme.
Celles-ci
sont, successivement : l’enveloppe matérielle [« qui
se nourrit »] annamayakośa ;
l’enveloppe
des souffles vitaux, formant le corps grossier, prāṇamayakośa ;
l’enveloppe
de pensée, manomayakośa;
l’enveloppe de discernement, formant le corps subtil ou
intellectuel, vijñānamayakośa;
et enfin l’enveloppe spirituelle ou extatique, ānandamayakośa,formant
le corps « originel ».xvii
Nous
portons ces cinq vêtements ici-bas. Après la mort, si l’on en
croit Paul, il faudra endosser par-dessus cette bigarrure, d’autres
vêtements encore, dont l’Esprit et la Vie même.
Toutes
ces vêtures, non pas
pour nous habiller et
nous opacifier, mais pour
nous plonger toujours plus profondément dans l’abîme nu du
mystère.
xvCarlyle,
Sartor Resartus, I.x cité in Marie-Madeleine Martinet Pensée
et vêtement : une métaphore réflexive du XVIIème siècle,
source d’un symbolisme moderne. XVII-XVIII. Revue de la
Société d’études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe
siècles. 1981, 12, p. 57
xvicité
in Marie-Madeleine Martinet (op.cit. p.56)
xviiDictionnaire
sanskrit-français. Gérard Huet. p.183