Ce qui est le plus manifeste


« Faille » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

C’est une question qui peut, au premier abord, sembler naïve, ou obsessive, ou inadéquate, ou controuvée. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est purement spéculative, mais ses implications ultimes pourraient se révéler très concrètes, s’enlaçant comme des hyphes avides au sein de la vie même, pénétrant finement le terreau des mondes les plus matérialistes, pulvérisant les paradigmes du réel et du naturel, métamorphosant la nature de l’être, et l’essence de l’étant. Cette question, la voici : un Dieu, quel qu’il soiti, pense-t-Il ? Si la réponse est négative, doit-on penser que l’homme est seul à penser, dans cet univers ? Si la réponse est positive, ou du moins ouvre la possibilité d’une probabilité supérieure à zéro, la pensée de ce Dieu vit-elle en silence d’un mouvement sans fin, sous l’impulsion d’une sagesse immobile, contemplant les entrelacs de ses jeux intérieurs, et se dévoilant en Soi toute la puissance de ses possibles ? Ou bien, se satisfait-elle, paisible, de la jouissance d’un savoir absolu, sans limite et sans mélange ? Ou encore, s’enivre-t-elle de plongées continuelles dans les abîmes de sa lumière, et se glorifie-t-elle d’innombrables sauts de l’ange, en l’abysse de sa quantique obscurité ? Quoique purement spéculatives, il n’est peut-être pas absolument impossible de répondre à ces questions – s’il est donné à l’âme humaine, un jour, non de commencer de penser cette pensée, mais, beaucoup plus modestement, de seulement la simuler, ou encore de la mimerii, en quelque sorte, comme le rêve d’une ombre peut mimer l’éclat du soleil. Platon dit, dans le Phèdre, que toute âme a déjà contemplé les réalités absoluesiii, lorsqu’elle a appartenu à la compagnie du Dieu, et elle a alors vu quelques-unes des essences véritables. Elle a pu porter, par exemple, ses regards sur la Justice, sur la Sagesse ; elle a pu considérer quelle était l’essence de la vie des Dieuxiv, et elle a compris la réalité des Idées qui participent à la nature de leur divinité. C’est en se ressouvenant (de ces Idées) qu’un homme, en quelque sorte déjà initié, peut chercher à s’initier toujours davantage, et visant une parfaite initiation, peut devenir réellement parfaitv. Mais, pour ce faire, il lui faut s’écarter des préoccupations habituelles des hommes, il lui faut s’en extraire, s’en exfiltrer, et s’appliquer seulement à ce qui, en lui, relève du divin. Alors il pourrait paraître « possédé » du Dieu, si d’aventure il attirait l’attention. Mais en général, la foule affairée n’en soupçonne rien. Cependant, cette « ressouvenance » n’est jamais aisée. Les visions de jadis tendent à s’effacer. En réalité, fort peu nombreux sont ceux qui possèdent une capacité suffisante de se ressouvenir. S’il arrive à des âmes rares, point trop oublieuses, de voir dans cette vie-ci quelque image, ou de rencontrer quelque idée qui ressemblent à ces objets ou ces idées de là-bas, elles tombent en extase, elles ne s’appartiennent plus, elles se mettent hors d’elles-mêmes. Et ce qu’elles éprouvent alors, elles sont loin de le comprendre, car les images de la ressouvenance ne leur sont jamais assez distinctesvi. La Justice et de la Sagesse divines, qu’ont-elles de commun, d’ailleurs, avec la justice ou la sagesse d’ici-bas ? Celles-ci ne peuvent donc que les induire en erreur, à moins de s’efforcer de les concevoir dans leur essence même.

La ressouvenance du mystère, à nous qui vivons exilés sur cette terre de passage, n’est pas cependant si brumeuse que nous n’en percevions quelques précieux éclats : la simplicité, l’unité, la félicité, la totalité, l’universalité, baignées dans la massive, intégrale et pure lumière. Nous sommes enchaînés à nos corps éphémères, « comme l’huître l’est à sa coquillevii ». Et comment l’huître, même libérée de son sépulcre nacré, verrait-elle l’étendue de la mer, et la profondeur océane ? Par la vue, nous les humains, à la différence des huîtres, nous voyons le monde et tout ce qui l’emplit. Mais, dit Platon, « par la vue nous ne voyons pas la Penséeviii ».

À quoi l’on peut ajouter qu’on ne peut voir la vue par la pensée. On peut moins encore voir, en un même regard, le Voyant, Tout Cela qui serait à voir, et la Vision. On ne peut pas non plus voir, rassemblés en une même image, le Penseur, le Pensé et la Pensée. Mais peut-être, dira-t-on, peut-on penser, sinon simultanément du moins successivement, le Penseur (l’ego qui cogite), le Pensé (ce que l’on pense quand on pense), et la Pensée (ce qui relève, par exemple, de la conscience du Penseur pensant à l’essence de sa conscience pensante) ? Oui, sans doute peut-on le penser. L’homme qui se met à penser ainsi peut aller plus loin encore. Il peut n’avoir point trop de peine à découvrir dans sa propre conscience un peu de la nature du Dieu qu’il a un jour vu, comme dit Platon, considérant l’effort constant pour regarder dans la direction de cette vision ancienne, et bénéficiant de la ressouvenance à elle attachée. De cette ressouvenance même, il atteint alors l’essence, et ce faisant, si peu que ce soit, il atteint aussi une certaine idée de Son essence. Quelle est cette essence ? Platon répond que le Divin est « ce qui est beau, savant, bonix ». De ces trois adjectifs, seul le premier peut être vu, directement, sans intermédiaire. La vue est entre tous les sens celui qui a le plus de « clarté ». « Seule, la Beauté a eu cette prérogative, d’être à la fois la chose la plus manifeste, et ce qui le plus attire l’amourx. » L’expression « la chose la plus manifeste » traduit approximativement le mot grec ἐκφανέστατον, ekphanéstaton, qui signifie littéralement « ce qui sort (ek-) de ce qui se montre ». La monstration n’est jamais une démonstration, mais la manifestation se révèle comme ex-monstration. Heidegger, relevant le mot ἐκφανέστατον, affirma dans ses Carnets noirs qu’il représentait chez Platon « la dernière lueur de la φύσις dont la braise couve encore sous la cendre. Toute ardeur est sombre ardeur. Et si l’apparaissant renonce à sa part d’ombre, il perd son fond, et il lui faut dès lors, pour demeurer constant, s’en tenir aux causes et aux moyens de ce qui l’a provoquéxi. » La φύσις (phusis), la « nature » en grec, s’interprète chez Heidegger comme étant fondamentalement « ce qui apparaît », « ce qui se montre ». Par contraste, et en complète opposition avec l’interprétation de Heidegger, j’aimerais affirmer que « ce qui se montre » n’est jamais ce qui se dit dans le mot de Platon, ἐκφανέστατον. Ce qui se montre vraiment alors sort (ek-) de ce qui se montre. L’ἐκφανέστατον désigne en réalité la première aube d’un matin divin, une aube non issue de la nature mais d’une surnature. C’est l’aube d’une nature surréelle, dont le brasier immense ne se donne qu’à pressentir, de loin, d’immensément loin. Son incendie insensé y consume tous les sens, il annihile toutes les ténèbres, néantise tous les êtres, et rend humbles leurs ardeurs. Il est si éloigné de notre vue, et de notre pensée, qu’il ne nous apparaît que par son ombre, et ne se montre que par son absence. Serait-il un peu plus proche que nos yeux flamberaient instantanément, rendant notre cécité totale. Mais cet incendie est si loin que plusieurs abîmes nous en séparent. De ces abîmes nous ne voyons pas le fond. Mais il faut savoir que nous sommes tissés de leurs fonds mêmes. Et de ces fonds, il nous faut faire fond, pour monter toujours.

_____________________

iJe me place ici à un point de vue résolument philosophique et même métaphysique, et non théologique. Il ne s’agit pas de discuter de l’existence d’un Dieu (qui serait « inconnu »), ou du Dieu (des monothéismes). Il s’agit de réfléchir à la question de la cohérence systémique entre l’existence putative d’un Dieu hypothétique et l’existence de certaines qualités ou attributs anthropomorphiques, comme celles de la « pensée ». Si l’homme « est » parce qu’il « pense » (Descartes), le Dieu « pense-t-il », parce qu’il « est » ?

iiOn pourrait, en théorie, imaginer d’innombrables « expériences de pensée » par lesquelles on s’efforcerait de distinguer des types de pensées « divines » qui seraient philosophiquement compatibles avec les types recensés de pensées « humaines ». Dans un futur proche, on pourra utiliser les ressources de l’IA pour décliner toutes les manières imaginables de penser, et s’aider ensuite de programmes d’IA plus avancés encore, pour distinguer alors parmi toutes ces « manières de penser », celles qui sont décidément « non-humaines » (c’est-à-dire « non-humainement concevables » a priori) et les pensées décidément « humaines », « trop humaines ».

iii«Toute âme d’homme a, en vertu de sa nature, contemplé les réalités absolues : autrement, elle ne serait pas venu en lui animer sa vie. » Platon. Phèdre, 249e

ivPlaton. Phèdre, 247d-248a

vIbid. 249c

viIbid. 250a

viiIbid. 250c

viiiIbid. 250d

ix« Le Divin, c’est ce qui est beau, savant, bon. » Platon. Phèdre, 246d

xνῦν δὲ κάλλος μόνον ταύτην ἔσχε μοῖραν, ὥστ᾽ ἐκφανέστατον εἶναι καὶ ἐρασμιώτατον. Ibid. 250d

xiMarin Heidegger. Réfexions VII. § 48. Trad. Pascal David. Gallimard. 2018. p.59

Le rêve d’une ombre, voilà l’homme


« Rêve doux et dur » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

À traduire, Pindare est dur. Il peint son dire en vers nets, secs, drus, et, sans transition, le voilà qui délie soudain sa langue, lui donne des tons doux et melliflus, en y mêlant les mortels et les immortels, qu’il inonde d’une lumière crue, tamisée d’éternité. Force du grec ancien. Souple rhétorique, leçons antiques. Prenez ce vers célèbre de la 8e Pythique :

Ἐπάμεροι· τί δέ τις ; τί δ᾿ οὔ τις ; σκιᾶς ὄναρ / ἄνθρωπος […]

Epaméroï ! Ti dé tis ? Ti d’ou tis ? Skias onar / anthropos […]

(« Éphémères ! Qu’est-on ? Que n’est-on pas ? Un rêve d’ombre – l’homme […] » )

Difficile de faire plus ramassé. Les derniers vers de cette Pythique ajoutent en densité et en mystère. Je donne ici les vers 94-96 dans leur saveur authentique et originale :

« Ἐν δ’ ὀλίγῳ βροτῶν
Τὸ τερπνὸν αὔξεται· οὕτω δὲ καὶ πίτνει χαμαί,
Ἀποτρόπῳ γνώμᾳ σεσεισμένον.
Ἐπάμεροι· τί δέ τις ; τί δ’ οὔ τις ; σκιᾶς ὄναρ
Ἄνθρωπος. ἀλλ’ ὅταν αἴγλα διόσδοτος ἔλθῃ,
Λαμπρὸν φέγγος ἔπεστιν ἀνδρῶν καὶ μείλιχος αἰώνi. »

Nombre de savants lettrés ont exercé leurs talents à en rendre les nuances… Les traductions en français de ces vers, forgés il y a plus de vingt-cinq siècles, pullulent. Chacune a son charme discret, mais souvent datéii. J’ai donc pris un certain plaisir à ajouter une proposition de plus à la longue cohorte des essais anciens. J’ai eu grande joie à reprendre le Bailly de mes années de lycée, et j’ai tenté de donner un ton convenant mieux à mon attente…

Voici :

« En un instant, croît la joie des mortels. Ou alors, elle chute à terre, écrasée par des volontés contraires. Tous éphémères ! Que sommes-nous? Mais, que ne sommes-nous pas ? Le rêve d’une ombre, voilà l’homme. Quand survient l’éclat donné par Dieu (diosdotos), une lumière brillante et une tendre éternité enveloppent l’homme. »

________________

iPindare. Pythique VIII. 94-96.

iiPour donner quelque idée des variations possibles de traduction, voici deux des meilleures, parmi les plus classiques :

« En un moment s’élève le bonheur de l’homme. Il croule de même dans la poudre, ébranlé par une volonté ennemie. Nous vivons un jour. Que sommes-nous ? Que ne sommes-nous pas ? Le rêve d’une ombre, voilà l’homme. Mais quand survient la gloire, présent de Dieu, les hommes sont entourés d’une vive lumière et d’une douce existence. » (Traduction de Faustin Colin)

« La fortune des mortels grandit en un instant; un instant suffit pour qu’elle tombe à terre, renversée par le destin inflexible. Êtres éphémères ! Qu’est chacun de nous, que n’est-il pas ? L’homme est le rêve d’une ombre. Mais quand les dieux dirigent sur lui un rayon, un éclat brillant l’environne, et son existence est douce » (Traduction d’Aimé Puech)

L’origine de l’oubli


« Les Neuf Muses »

La mère des Muses s’appelle Mémoire. Le Dieu Créateur, Zeus « père des dieux et des hommesi », est le Dieu suprême dont l’Intelligence est le premier des attributs. Il s’est uni à Mémoire pendant neuf nuits pour procréer leurs neuf filles – les neuf Musesii. Celles-ci vivent ensemble sur l’un des sommets de l’Olympe, non loin de la demeure des Dieu ; elles en sont proches, mais en restent séparées, vivant en l’absence de tout souci, ce qui favorise leur art et leurs chants. Les Muses, « à qui la musique plaisait, et qui, dans leur sein, avaient un cœur tranquille », « réjouissent la grande âme » du Père Zeus par leurs chants, et elles lui « rappellent les choses passées, présentes et futuresiii. » Mais leur rôle ne s’arrête pas là. Par la musique et le chant, ces Déesses, filles de Zeus et de Mémoire (en grec : Μνημοσύνη, Mnémosyne) apportent aussi l’oubli (λησμοσύνη, lêsmosunê), aux hommes qu’elles aiment, quand ils ont l’âme emplie de douleur. «  Et il est heureux celui que les Muses aiment ! Une douce voix coule de sa bouche. Si quelqu’un, l’âme blessée d’une récente douleur, s’attriste, gémissant dans son cœur, ou un Aoidếiv, nourri par les Muses, célèbre la gloire des anciens hommes et loue les Dieux heureux qui habitent l’Olympe, aussitôt il oublie ses maux, et de ses douleurs il ne se souvient plus, car les dons des Déesses l’ont guériv. » Par l’entremise des Muses, les hommes se laissent entraîner dans un ailleurs, un lieu (divin ?) où la musique a le pouvoir de faire oublier le malheur qui les accable. Pour sa part, l’Aède Hésiode n’hésite pas à leur demander la grâce de l’inspiration: « Salut, filles de Zeus ! Donnez-moi votre chant qui ravit ! Célébrez la race sacrée des Immortels qui vivent toujours, et qui sont nés de Gaïa et d’Ouranos étoilé, et de la ténébreuse Nyx et de l’amer Pontosvi. »

Les filles de Mémoire donnent l’inspiration aux poètes et l’oubli aux malheureux. Hésiode associe de façon très remarquable mémoire et oubli dans le même passage de la Théogonie. Mémoire donne la vie aux Muses, et ces Déesses donnent l’oubli… aux hommes. Le mythe enseigne que la mémoire engendre l’oubli, et que l’oubli reste, en puissance, tapi dans la mémoire. Le mot lêsmosunê (« oubli ») vient du verbe lanthanô « être caché » , qui au moyenvii (lanthanomaï) signifie : « oublier ; passer sous silence, omettre ; être inconnu, être ignoré ». L’oubli n’est donc pas un effacement pur et simple, une destruction d’information. C’est un acte fait par le sujet pour lui-même – l’acte de cacher, d’omettre, d’ignorer volontairement quelque chose et de la garder en quelque sorte le plus profondément possible, en soi et pour soi. Cet acte entretient une relation active, quoique celée (inconsciente), avec la mémoire vive. Il possède une puissance d’éloignement (des malheurs, des souffrances) et il vise à permettre à l’homme de se rapprocher d’un état plus originel, sans malheur et sans souffrance. L’oubli (lêsmosunê) procure un soulagement, un dépassement de la triste réalité – non son anéantissement, mais son enfouissement dans les profondeurs de la mémoire (mnémosunê).

Le mot français oubli vient du latin oblīviō, qui ouvre des pistes un peu différentes, mais non sans analogie avec l’idée grecque. « Oblīviō est une métaphore empruntée à l’écriture qu’on efface. C’est un mot de même famille que oblinere ‘effacer, raturer’viii. » L’oubli et la mémoire forment une sorte de palimpseste. Penser à une chose particulière, c’est oblitérer le reste, les autres choses, devenues un instant secondaires. Penser à une chose implique de se concentrer, et de ne pas penser à autre chose que l’objet actuellement privilégié de la pensée. Mais que deviennent les autres choses, pendant que l’on pense à une chose? Elles continuent de vivre dans l’épaisseur du palimpseste.

Le mot allemand Vergessen (« oublier ») exprime, comme l’anglais forget, « un échec ou un manqueix ». Quand on « oublie », on a échoué, on a perdu. Plus qu’une perte momentanée, l’oubli est un flot continu, un déversement vers l’ailleurs ou dans le néant. Ich vergass, « j’ai oublié » ; ich vergoss, « j’ai répandu ». Répandu quoi ? La matière même de la mémoire est jetée aux vents de l’abîme.

Il y a une autre interprétation, plus philosophique, moins absolument terminale, plus axée sur la méprise, l’erreur ou un mauvais choix de la volonté : « vergessen (ou forget), c’est plutôt le fait de prendre quelque chose à la place d’autre chose, se méprendre – ou pour le dire métaphoriquement : le fait de lâcher la proie pour l’ombre. Die Seinsvergessenheit [l’« oubli de l’être », théorisé par Heidegger], ce serait aussi (comme aimait à dire Jean Beaufret) le quiproquo fondamental de la pensée philosophique, qui prend l’être de l’étant pour l’être mêmex. »

Que conclure ? L’oubli – don gracieux, palimpseste mental ou quiproquo philosophique ? Je tends à revenir à Hésiode, lui-même inspiré des Muses. Si l’oubli peut naître et vivre dans l’esprit des hommes malheureux, parce qu’il leur a été donné par les filles aimantes de Zeus, alors l’oubli est, génétiquement, un petit-enfant de Zeus et de Mémoire. Cette image est inspirante. Il y a un intérêt proprement philosophique, et même métaphysique, à trouver dans l’oubli une trace vivante de divinité. On est invité à imaginer que le Dieu suprême, le Dieu uni à Mémoire, avait en lui un profond désir de celle-ci. Sans doute ce Dieu, dans toute sa Puissance créatrice, avait en lui comme un manque, ou une aspiration, que Mémoire put combler et satisfaire. Ce manque était une forme première, archétypique, d’un oubli divin, tapi en Dieu lui-même, dont témoigne aussi le fait que ses filles, les Muses, « lui rappellent les choses passées, présentes et futures ». Que ses filles, les Muses, puissent aussi donner l’oubli aux hommes qu’elles aiment, nous donnent à penser que cet oubli, tout comme la mémoire dont elles sont les filles, sont, pour nous les hommes, un vrai don divin.

_____________

iHésiode. Théogonie

ii« Les neuf filles engendrées par le grand Zeus : Kléiô, et Euterpè, et Thaléia, et Melpomènè, et Terpsikhorè, et Ératô, et Polymnia, et Ouraniè, et Kalliopè qui excelle entre toutes les autres, car elle accompagne les Rois vénérables. » Hésiode. Théogonie

iiiIbid.

ivUn aède

vHésiode. Théogonie, v. 55

viIbid.

viiLe grec compte trois voix, la voix active, quand le sujet fait l’action exprimée par le verbe : λύω je délie ; la voix moyenne, quand le sujet est directement intéressé à l’action : λύομαι je délie pour moi, je fais délier, je me délie ; la voix passive, quand le sujet subit l’action : λύομαι je suis délié.

viiiAlfred Ernout et Antoine Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine, Klincksieck,2001, p. 455

ixJean Bollack. Article « Mémoire », in Vocabulaire européen des philosophies. Seuil, Paris, 2004, p. 774

xFrançois Fédier, dans l’Avant-propos de sa traduction de Réflexions II-VI . Cahiers noirs (1931-1938) de Martin Heidegger, Gallimard, 2018, p. 13

Une Brève Théorie de l’Être Ξ


« Être et Anaximandre »  ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Les anciens philosophes n’étaient pas vraiment sûrs de leur fait quant à la question de l’être. Fallait-il le considérer comme une unique substance, ou en décliner les variations, suivant un certain nombre d’« êtres », d’« éléments » ou de « principes » ? Ainsi, Anaxagore a affirmé que les êtres forment une multitude illimitéei. Pour certains des pythagoriciens, ils étaient au nombre de dixii. Empédocle, lui, les a limités à quatre, et ces quatre êtres sont les quatre « éléments »iii, auxquels il ajoute la Haine et l’Amitié, pour les unir ou les séparer. Pour Ion de Chio, ils sont troisiv, mais pour Alcméon, deux seulement. Pour Parménide, Xénophane et Mélissos, il n’y en a qu’unv. Quant à Gorgias, il a eu l’audace d’affirmer qu’aucun des êtres n’existe, et donc qu’il n’y a absolument aucun êtrevi.

Si l’on se tourne vers les modernes, on voit que certains ont ajouté d’autres méthodes dans l’arsenal des moyens sophistiques. Par exemple, Heidegger a modifié la graphie du verbe « être », en allemand Sein, pour la transformer en Seyn. Une simple modification orthographique suffit alors à charger d’un immense et nouveau poids métaphysique cet « estrevii » à la fois fort ancien et, en somme, neuf.

Méditant à mon tour sur cette intéressante question, j’en suis arrivé à considérer qu’ils avaient tous raison, et tous tort. Ils ont tous raison, car chaque philosophe, comme chacun sait, est en mesure de faire valoir son point de vue avec finesse et persuasion. Et tout le monde n’est pas Socrate pour démasquer leurs éventuels sophismes, s’ils s’en rendent coupables. Ils peuvent donc, au moins un moment, sembler avoir raison pour l’auditeur un peu crédule, ou simplement bon public. Ils ont aussi tous tort, car il ne paraît pas si difficile de contredire chaque thèse énoncée, ou plutôt chaque « sophistiquerie ». A chaque fois, on peut sans doute concevoir une sophistiquerie plus sophistiquée encore, qui réfutera donc, par le fait même, la sophistiquerie précédente. Ces considérations ne résolvent cependant pas la question de l’être, et la brouillent d’ailleurs, bien plus qu’elles ne l’éclairent.

Si l’on adopte une attitude méta-philosophique, c’est-à-dire non pas surréaliste mais sub-idéaliste, et donc située quelque part dans un lieu de pensée intermédiaire, à la fois « entre » le réalisme et l’idéalisme, et au-delà de l’un et de l’autre, on pourrait évoquer d’autres pistes encore. Par exemple, l’être pourrait à la fois : être, n’être pas, être et n’être pas, ni être ni ne pas être viii, mais il pourrait aussi être la racine de lui-même (si l’être est noté par la lettre grecque Ξ (xi), l’on posera : Ξ=√Ξ), ou encore, l’être pourrait être une sorte de transcendance de lui-même. Le nombre π, par exemple, est dit « transcendant » parce que ce nombre n’est solution d’aucune équation algébrique à coefficients rationnels. Si x est un nombre algébrique différent de 0 et de 1 et si y est un nombre algébrique irrationnel, alors le nombre xy est dit « transcendant ». On en déduit aisément que Ξ=ΞΞ, serait alors une équation convaincante, traduisant la transcendance de l’être Ξ, par rapport à lui-même. Ou bien si l’on ne désire pas utiliser la lettre grecque Ξ, pourtant bien pratique pour des notations hautement métaphysiques, écrivons :

Être = ÊtreÊtre

Soit : l’Être est l’être à la puissance « être » de lui-même.

Cette piste de recherche est par nature, non pas surréaliste mais « sub-idéaliste », terme dont je revendique absolument la paternité. Il va falloir maintenant l’explorer dans ses lointains prolongements. Par exemple, on pourrait poser les variations suivantes :

Être= DevenirDevenir

Soit : l’Être est un « devenir » à la puissance « devenir » autre que lui-même.

Je n’ose maintenant imaginer les myriades de variations que l’on peut tirer de cette méthode… La mise en position « transcendante » de différents concepts classiques de la philosophie, ainsi que leurs variations et leurs négations peuvent être testées « transcendantalement ». Par exemple :

Être= LimiteIllimité

ou encore :

Être= NéantYHVH

On comprend l’idée : il faut comprendre une « idée » comme n’étant que le symbole de sa propre transcendance, de son propre dépassement par une autre idée d’elle-même qui la dépasse, tout comme la galaxie naine du Grand Chien dépasse le chien qui aboie sur terre, et qui défèque sur les trottoirs.

Dans le dernier exemple proposé, et si l’on avait quelque réticence à employer un concept non-philosophique comme « YHVH », il n’y a pas de souci (pas de « souci de l’être », c’est le cas de le dire). Le sub-idéalisme vient à la rescousse et offre une nouvelle méthode, sûre et efficace, pour effectuer de véritables « sauts » dans l’histoire longue de la philosophie, et emporter la réflexion vers des horizons encore impensés.

Par exemple, si l’on se rappelle que le très célèbre philosophe de Milet, Anaximandre, n’a laissé en héritage qu’un seul « principe » : « L’Illimité est immortel et impérissableix », on pourra déployer cette idée de la manière « transcendante » suivante :

Être = IllimitéImmortel

Ce qui peut aussi être traduit en langue philosophique de la manière suivante :

Être = ImmanenceTranscendance

Je conclurai cette brève introduction à la philosophie sub-idéaliste par une note d’espoir : nous sommes à l’aube d’une explosion de la vie des idées sur terre, en un sens analogue à celle des formes de vies biologiques dans la période pré-cambrienne.

C’est une bonne nouvelle, me semble-t-il, ou plutôt : C’estUne Bonne Nouvelle.

___________________________

iAnaxagore a laissé ce fragment : « Toutes les choses étaient ensemble, illimitées en nombre et en petitesse.  Car le petit était illimité et, toutes choses étant ensemble, nulle n’était perceptible du fait de sa petitesse. » Cité par Simplicius, Commentaires sur la Physique d’Aristote, 155,23. Cf. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p.670

iiAristote dit que les pythagoriciens fixaient le nombre des « principes » à dix, selon deux séries parallèles : « limité/illimité, impair/pair, un/multiple, droite/gauche, mâle/femelle, immobile/en mouvement, droit/courbe, lumière/ténèbres, bon/mauvais, carré/oblong. (Métaphysique A,V, 986 a22)

iiiEmpédocle considère qu’il y a quatre éléments, le feu, l’eau, la terre et l’air. Les éléments échappent au devenir, sont éternels et ne connaissent que l’augmentation et la diminution. (Cf. Aristote, Métaphysique A, III, 984 a8). Selon Simplicius, Empédocle ajoutait les deux principes par lesquels les éléments sont mus : Amour et Haine (Commentaire sur la physique d’Aristote, 25,21). Pour Aétius, Empédocle pensait encore que les quatre éléments sont des Dieux, ce que Sextus Empiricus confirme d’un point de vue plus poétique, en rapportant ces propos d’Empédocle :

« Connais premièrement la quadruple racine

De toutes choses : Zeus aux feux lumineux

Héra mère de vie, et puis Aidônéus,

Nestis enfin, aux pleurs dont les mortels s’abreuvent. »

(Contre les mathématiciens, X, 315) Cité in Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p.376

ivPour Ion de Chio les éléments étaient le feu, la terre et l’air. Cf. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p.451

v« Xénophane a affirmé dogmatiquement que tout est un et que cet Un est Dieu, limité, raisonnable, immuable. » Pseudo-Gallien, Histoire de la philosophie, 7. Cité in Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p. 107

viCf. Isocrate. Sur l’échange, 268. In Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p. 1022

viiSelon la graphie adoptée pour la traduction de Seyn par François Fédier, traducteur des Réflexions II-VI (Cahiers noirs) de Martin Heidegger.

viiiJe reprends ici la solution proposée par certaines Upaniads de la tradition védique.

ixCité par Aristote, Physique, III, IV, 203 b13

De l’Un, de l’Être et des autres choses


« L’un et l’être » ©Philippe Quéau 2023 ©Art Κέω 2023

L’Un est qualifié d’« illimité » dans le Parménide de Platon. Mais dans le Philèbe, Platon dit que tout ce qui existe possède « limite et illimitation ». Si l’Un est, il est donc à la fois limité et illimité. Est-ce contradictoire ? Avec Platon, les contradictions apparentes se résolvent toujours, car elles ne sont jamais que des métaphores, des tournure de langage dévoilant d’autres perspectives, révélant de nouvelles profondeurs. Platon voyage en esprit à travers ses propres apories, ou ses abîmes, et il en vient toujours à s’exiler de sa pensée première, pour aller au-delà, plus loin, plus haut. L’Un, par exemple, est le premier des nombres, mais porte aussi l’idée d’unité, il est une image de l’Intelligence ou encore un symbole du Dieu. Si l’on nie l’Un, on ruine d’un coup les mathématiques, la philosophie et le monothéisme. Que resterait-il alors ? L’air, la terre, l’eau, le feu ? Mais le matérialisme des matérialistes paraît toujours un peu myope, étroit intellectuellement. La matière, prise dans son ensemble, comprise dans sa totalité, ne laisse pas de posséder une sorte d’unité. La substance dont elle est faite est intrinsèquement une. Si elle ne l’était pas, il faudrait dire « les matières », et il faudrait surtout tâcher de distinguer en quoi, conceptuellement, telle matière diffère de telle autre, alors qu’elles sont faites de la même énergie pure : M= E/C2, dixit Einstein.

Parménide, quant à lui, dit : « Illimité sera l’Un, s’il n’a ni commencement ni fini. » De cette première assertion, dérivent nombre de conséquences. « [L’Un] ne saurait être nulle part ; ce n’est en effet ni en autre chose, ni en soi-même qu’il pourrait êtreii. » De plus, il n’est ni en repos ni en mouvement. S’il avait un mouvement, ce serait un déplacement ou une altération. Mais s’il s’altérait, l’Un ne serait plus un. Et il ne peut se déplacer, car il n’est jamais quelque part, il n’est pas non plus en quelque choseiii. Il ne sera jamais différent de lui-même, ou d’autre chose. « Par le fait qu’il est un, il ne sera pas différentiv ». L’Un n’est pas non plus identique à lui-même, car « s’il veut être identique à soi-même, il ne sera pas un soi-même ; et ainsi, tout en étant l’Un, il ne sera pas unv. » Il n’est ni semblable, ni dissemblable, ni égal, ni inégal, pas plus à soi-même qu’à autre chosevi. Il n’est pas non plus dans le temps. En conséquence, on ne peut dire de lui : « il était », il « a été » ou il « vint à l’être », ni qu’il « sera », ou qu’il « viendra à être », ou, même au présent, qu’il « est » ou qu’il « vient à être »vii. Et si, de nulle façon, il n’a part au temps, alors il n’a part à l’Être de nulle façon, et donc en nulle façon peut-on dire que l’Un « est »viii. De plus, s’il n’est pas, il ne peut donc être nommé, ni désigné, ni connuix. Il ressort de tout cela que s’il y a l’Un et seulement l’Un, il ne saurait y avoir d’Être. C’est là une conclusion fort gênante, et même inacceptable pour un philosophe, ce qui semble indiquer soit une faute de rationalité dans la logique employée, soit des prémisses incorrectes.

Le reconnaissant, Parménide reprend son raisonnement, selon un autre angle. « L’Un, s’il est, y a-t-il moyen que lui, il soit, et qu’à l’Être il n’ait point part ? » Non, ce n’est pas possible : il faut bien admettre que l’Un, s’il est, a part à l’être. « Par suite, l’Être de l’Un sera, sans être identique à l’Un ; sans quoi, celui-ci [l’Être] ne serait pas l’Être de celui-là [l’Un], ni celui-là, l’Un, n’aurait point part à celui-ci, et il serait équivalent de dire que l’Un ‘il est’ ou de dire que l’Un, ‘c’est l’Un’.x » Il y a nécessairement une autre signification dans l’expression « il est » que celle attachée au seul mot « un ». Qu’en résulte-t-il ? Il en résulte que l’Un est une sorte de Tout, qui se démultiplie en une infinité de parties. Ce qui est « un » en lui contient toujours quelque chose « qui est », et ce « qui est » contient de l’« un », et ainsi de suite, l’Un se dédouble à l’infini, entre un et être… Mais alors, « à devenir deux indéfiniment, jamais l’Un ne sera unxi », et l’Un doit être donc une infinie pluralité. Cette nouvelle conclusion paraît tout aussi insatisfaisante pour l’esprit. Jusqu’où Parménide errera-t-il dans ses pensées ? Platon tente-t-il d’exercer sa célèbre ironie à l’encontre de son illustre devancier ? Ou les deux à la fois ? En fait, Parménide n’erre pas, il spécule, il cherche. Il propose de tester d’autres hypothèses. Sa troisième tentative pourrait se formuler ainsi : l’Un est, et il n’est pas ; il change. « L’Un étant un et plusieurs, autant que ni un ni plusieurs, et ayant part au Temps, n’est-ce pas une nécessité pour lui, pour autant qu’il ‘est’ un, d’avoir tantôt part à l’Être, et, pour autant qu’il ‘ne l’est pas’, de n’avoir point tantôt part à l’Êtrexii ? » S’il a tantôt part à l’Être, et tantôt n’y a pas part, alors cela signifie qu’il change. Il change son état: se trouvant en repos, il se met en mouvement, et, se trouvant en mouvement, il se met au repos. Quand se feront ces changements d’état ? Il n’est point de temps où il lui serait possible d’être tout à la fois en mouvement et en repos, ou bien ni en mouvement ni en repos. A quel moment pourrait-il donc ‘changer’ ? Réponse de Parménide : dans l’instantané. « L’instantané, cette nature d’étrange sorte, a sa situation dans l’entre-deux du mouvement et du reposxiii. » Selon cette vue, l’Un n’est ni un, ni plusieurs, mais il passe sans cesse (et instantanément) d’un à plusieurs, et de plusieurs à un. Dans ces conditions, il ne se sépare pas de lui-même, il ne se réunit pas à lui-même, il n’est pas non plus semblable à lui-même, ni dissemblable.

On a beaucoup parlé de l’Un, jusqu’à présent, et il faut maintenant considérer la situation des autres choses que l’Un. Si l’Un est, que dire de l’existence de toutes les autres choses ? Du moment que les autres choses sont autres que l’Un, ce n’est certes pas l’Un qu’elles sont. Mais on ne peut non plus dire qu’elles soient absolument privés de l’Un. Elles y ont part de quelque façonxiv. Et comme parties, elles font partie d’un tout. Un tout, c’est l’unité d’une pluralité. Ce tout, cette unité, forme une réalité une et idéale, un objet ‘un’ que nous appelons ‘tout’, et qui est réalisé à partir d’une totalité de multiplicités. Toutes les autres choses [que l’Un] seront donc des parties de cette unité, laquelle forme un tout parfait. Mais cette unité du tout est ‘une’, elle aussi. Or, ce fait d’être un, il n’est que l’Un lui-même à qui ce soit possiblexv. Il est donc nécessaire, aussi bien pour le ‘tout’ que pour les parties de ce ‘tout’ d’avoir part à l’Un. Or, c’est en étant différentes de l’Un que les choses, qui y ont part, auront part à l’Un. Si elles sont différentes de l’Un, elles sont donc ‘plusieurs’. Car si elles n’étaient pas ‘plusieurs’, et qu’elles ne sont déjà pas l’Un, alors elles ne seraient rienxvi. Or, si elles sont plusieurs, alors elles sont infinies. Pourquoi infinies ? Parce que si l’on prélevait par la pensée quelque partie de leur pluralité, et que l’on répétait cette soustraction indéfiniment, il faudrait bien que cette pluralité reste toujours une pluralité, sans que cette pluralité puisse être jamais réduite à l’un, ou au néant. Il faut donc que cette pluralité soit bien infinie. Ce résultat amène à considérer d’autres développements. On sera conduit à distinguer, d’un côté, l’Un, d’un autre côté les autres choses que l’Un, en tant que ces choses sont cependant des parties singulières de l’Un, même après leur communion avec l’Un ; et d’un autre côté encore, il faudra distinguer une troisième modalité d’être – le ‘tout’ infini, illimité, constitué par la pluralité de toutes les choses qui sont autres que l’Un. Les autres choses que l’Un sont donc à la fois limitées, comme étant, en soi, unes et singulières, et illimitées, lorsqu’elles sont envisagées comme des toutsxvii, et comme participant à la totalité des pluralités. Ces pluralités incluent d’ailleurs l’ensemble des multiples et mutuels rapports de toutes les choses autres que l’Unxviii.

À ce point du raisonnement, une cinquième hypothèse peut être envisagée : l’Un est, absolument, mais les autres choses n’en sont point des parties [de l’Un], et elles ne sont donc elles-mêmes ni ‘un’, ni ‘plusieurs’. L’Un reste absolument à part, vis-à-vis de toutes les autres choses [qui ne sont pas l’Un]. Il y a seulement l’Un et les autres choses. Il n’y a pas de troisième terme, comme le ‘tout’ de ces autres choses. Mais alors, il n’y a plus moyen non plus d’imaginer une troisième entité, qui permettrait à l’Un de venir au contact avec les autres choses. Il n’y aurait aucun moyen, non plus, pour les autres choses de prendre part à l’Un . L’Un serait absolument séparé. Dans cette hypothèse, sous aucun rapport, les autres choses ne sont ‘unes’, et elles n’ont en elles-mêmes rien qui soit un. Elles ne sont pas non plus ‘plusieurs’, car alors, elles seraient parties de cette pluralité, comme autant d’unités, dont on vient de dire qu’elles ne peuvent être. Elles ne seraient non plus ni semblables ni dissemblables : une similitude impliquerait une forme d’unité, et une dissemblance une forme de différence, donc une dualité, laquelle induirait l’existence de deux unités. Ainsi, si l’Un est ‘absolument’, cela implique que l’Un est aussi toutes les choses, et qu’il est aussi toutes les choses qu’il n’est pas. Mais alors comment l’Un peut-il encore être un s’il est aussi toutes les choses, celles qu’il est et celles qu’il n’est pas ?

Nous sommes bien obligés d’envisager une sixième hypothèse, une hypothèse négative, cette fois : « l’Un n’est pas ». Si l’on peut dire que l’Un n’est pas, il en résulte au moins ceci que l’on formule un certain savoir à son égard. L’Un n’est pas, mais il reste au moins un objet de pensée. Et cette pensée est celle d’une altérité. Si l’Un ‘n’est pas’, c’est qu’il n’a aucune part à l’Être. Mais, en théorie, il pourrait encore avoir part à bien d’autres choses. Cet Un n’est pas, certes, mais il ‘n’est pas’ d’une manière qui n’appartient qu’à lui. D’autres choses peuvent aussi ‘n’être pas’, mais leurs façons de ‘n’être pas’ peuvent différer du ‘n’être pas’ de l’Un. Sinon, cela reviendrait à dire qu’elles seraient la même chose que lui, l’Un – ce qui ne peut être, par définition. Les autres choses, étant différentes de lui, sont aussi d’une sorte différente. Et être d’une ‘sorte différente’, c’est être d’une autre sortexix. L’Un est d’une sorte différente des autres choses, mais, à l’égard de lui-même, il doit rester semblable. Bien plus, c’est à l’Être même qu’il faut que l’Un ait part, en quelque façonxx, puisque loin de différer de lui-même il doit ‘être’ sembable à lui-même.

L’Un qui n’est pas, « est » donc, d’une certaine manière, à ce qu’il semble. « Supposons, en effet, qu’il ne soit point un ‘qui n’est pas’ ; que, au contraire, il se relâche d’être cela un tant soit peu pour ne pas l’être ; tout de suite, il ‘sera’ un ‘qui est’ […] Il lui faut, s’il doit ‘ne pas être’, posséder cette propriété, pour relier à soi le Non-être, d’ ‘être’ un qui n’est pasxxi. » Tout pareillement, à tout ce qui est, il faut cette propriété de n’ ‘être pas’ un ‘qui n’est pas’, pour avoir l’être. Tout ce qui est doit avoir part à l’essence d’être ‘qui est’, et avoir part à la non-essence d’être ‘qui n’est pas’. En revanche, ce qui n’est pas doit avoir part, non pas à la non-essence de n’être pas un ‘qui n’est pas’, mais à l’essence d’être un ‘qui n’est pas’xxii.

Dans ces conditions, on voit que revient une part de « ne pas être » à ce qui est, et une part d’« être » à ce qui n’est pas. De cela, on infère qu’à l’Un, lui aussi, revient une part d’« être » dès lors qu’il n’est pas. L’Un est, d’une certaine manière, au moins rhétorique, en vue de son « n’être pas ». Dans l’hypothèse où l’Un n’est pas, une forme de l’Être apparaît donc quand même et s’attache à lui, comme une ombre. Et, comme il n’est pas, le Non-Être apparaît aussi en lui, comme l’ombre d’une ombre. Une telle configuration, mêlant être et non-être, ne peut rester statique. Elle implique un changement, un mouvement. L’Un, qui ‘n’est pas’, est nécessairement en mouvement – entre être et non-êtrexxiii. Mais, puisqu’‘il n’est pas’, il ne peut ‘être’ en mouvement. Il est donc en repos. Tout cela paraît un peu contradictoire.

Il faut donc envisager une septième hypothèse. L’Un n’est pas, absolument. Il n’est sujet d’aucune détermination, et ne peut donc être objet de pensée. Si l’on entend ‘il n’est pas’ dans un sens absolu, l’Un n’a maintenant plus aucune part à l’être. En particulier, il ne naît, ni ne périt. Il n’a aucune part à ce qui est. Il ne peut recevoir aucune détermination, aucun attribut, aucune désignation. On ne peut se faire de lui aucune opinion, ou idée, sous aucun rapport que ce soitxxiv.

Il reste cependant à régler, toujours dans l’hypothèse ou l’Un n’est pas, le cas des autres choses [que l’Un]. Quelle est leur essence ? Ou leur non-essence ? Elles ont au moins l’essence de leur altérité réciproque. L’Un n’étant pas, toutes ces choses ne peuvent être ‘unes’, et singulières. Leurs singularités, une fois totalisée, revient à postuler une infinie pluralitéxxv. Il y a une pluralité de choses, dont chacune est ‘une’ en apparence, mais non réellement, du moment qu’il n’y a pas d’Un. À l’égard les unes des autres, chacune a l’air d’avoir une limite, mais à l’égard d’elle-même, elle n’a ni commencement, ni limite externe, ni unité interne. En conséquence, toutes ces choses se brisent, s’émiettent, sans qu’on arrive à les saisir même par la pensée. Elles ressemblent à des peintures en trompe-l’oeilxxvi, qui de plus, infiniment évanescentes, se dissoudraient sans cesse.

On peut enfin imaginer une neuvième hypothèse : l’Un n’est pas, et les autres choses non plus ne sont pas, elles n’ont ni l’être ni aucune détermination. Elles ne peuvent être ni paraître ‘unes’, ou ‘plusieurs’. Car n’étant pas, elles ne peuvent avoir aucun rapport, en aucune façon, ni aucune communauté avec d’autres choses, qui d’ailleurs ne sont pas non plus. S’il n’y a pas d’Un, on ne peut se faire de toutes les autres choses quelque opinion que ce soit, qu’elles soient ‘unes’ ou ‘plusieurs’.

Que retenir de tout cela ? On ne sait toujours pas si l’Un est ou s’il n’est pas. Mais, qu’il y ait de l’Un ou qu’il n’y en ait pas, il est fort vraisemblable que cet Un, qu’il soit réel ou virtuel, ainsi que toutes les autres choses, participent à la fois de l’être et du non-être. L’Un ainsi que toutes les autres choses présentent une sorte d’apparence. Mais ils ont aussi quelque chose de caché, de non apparent. Cette apparence et cette ‘non apparence’ se retrouvent dans tous leurs rapports, dans leurs infinis rapports, tous ceux qu’ils ont avec eux-mêmes, comme ceux qu’ils entretiennent avec tous les autres êtres.

__________

iPlaton. Parménide. 137d

iiIbid. 138a

iiiIbid. 138d

ivIbid. 139c

vIbid. 139e

viIbid. 140b

viiIbid. 141d-e

viiiIbid. 141e

ixIbid. 142a

xIbid. 142b-c

xiIbid. 142e

xiiIbid. 155e

xiiiIbid. 156d

xivIbid. 157c

xvIbid. 158a

xviIbid. 158b

xviiIbid. 158d

xviiiIbid. 159a

xixIbid. 161a

xxIbid. 161e

xxiIbid. 162a

xxiiIbid. 162b

xxiiiIbid. 162c

xxivIbid. 164b

xxvIbid. 164d

xxviIbid. 165c

Cendres et poussière


« Cendres et poussière » ©Philippe Quéau 2023 ©Art Κέω 2023

La plupart des humains se considèrent comme destinés à retourner à la poussière et au néant. Comment les en blâmer ? N’en sont-ils pas originairement issus ? La mort, qui vient toujours les rejoindre à grands pas, ne les condamne-t-elle pas à disparaître sans retour de la surface de la terre ? Tout porte à croire que les hommes ne sont jamais qu’humus, que leur existence est en effet éphémère, que leur âme, si elle existe, n’est qu’une sorte de vent, une espèce de souffle. Ceux d’entre eux qui sont matérialistes doutent absolument de l’existence de tout ce qui n’est pas matière, et bien entendu, ils nient toute réalité au divin. Ils en rient même. Ils en voient trop l’absurdité, l’incohérence, l’inanité. La matière, dont on sait maintenant qu’elle n’est qu’une sorte de vide, leur paraît tangible et cela leur suffit.

Quant à ceux qui croient un tant soit peu qu’existe ‘quelque chose’, que croient-ils réellement ? Selon les époques et les modes, ils disent croire en un monde des esprits, un royaume des morts, un univers celé des idées et des intelligibles, un abîme du mystère, un système des sphères, un commencement d’avant les origines, un fond abyssal de l’être, un au-delà des ciels. Mais de tout cela, ils s’en sentent cependant séparés, et à tout le moins infiniment éloignés, à l’exception d’une poignée de chamanes, de cabalistes ou de visionnaires. Les hommes n’ont certes pas l’idée que leur propre nature ait au fond un véritable rapport avec la divinité. Comment s’en douteraient-ils seulement ? Ils ne savent presque rien de ce que cette nature tient en réserve, ils ne se connaissent déjà pas eux-mêmes. Ils n’ont jamais eu l’idée de tourner leur regard vers l’essence de leur être. La profondeur de leur nature, la capacité de leur esprit, la puissance de leur intelligence, la splendeur de leur âme, leur restent fondamentalement cachées. « Comment cela se fait-ce ? – me demanderez-vous. Si l’homme est aussi divin que vous le dites, comment n’est-il pas davantage conscient ce qu’il est ? Qu’est-ce qu’une divinité faite de poussière, et condamnée à retourner à la poussière ? Qu’est-ce qu’une divinité qui s’ignore tellement elle-même qu’elle ne croit même pas à elle-même ? »

En général, les hommes pensent peu à qui ils sont réellement. Ils pensent encore moins à l’essence de ce qu’ils sont. La vie leur prend tout leur temps, et il faut bien vivre avant d’en venir un jour à mourir. Ils se tournent quotidiennement vers la brume des images, le brouillard des sens, ils optent sans hésiter pour des représentations fallacieuses qui leur facilitent la vie, des théories creuses qui l’embellissent en apparence. Ils se satisfont trop facilement de quelques pépites découvertes (l’art, la science, les techniques), et les plus exigeants d’entre eux se contentent trop vite des éclats de quelques perles (qu’ils nomment avec fatuité « perles de sagesse »)…

Rares les hommes qui méditent sans cesse sur la mort, comme le conseille Platon. « De deux choses l’une : ou bien d’aucune manière il ne nous est possible d’acquérir la connaissance, ou bien ce l’est pour nous une fois trépassési. » Platon dit en somme que le moyen de s’approcher le plus près de la connaissance, c’est d’avoir le moins possible commerce avec le corps. Passant à la limite, on peut en déduire que seule la mort est le royaume de la vraie connaissance. C’est là qu’on peut espérer la trouver, cette connaissance véritable. Sereinement, et même joyeusement, Socrate a fait d’ailleurs part de cet « immense espoir » à ses amis affligés, peu avant de boire la ciguë. Sur quoi cet espoir repose-t-il ? Il s’appuie sur une idée folle : « Nous sommes des êtres divins », dit Socrate. Qu’est-ce qui justifie une telle assertion ? Un homme de la Renaissance italienne livre cette explication, dans le genre néo-platonicien : « Précisément parce que, privés momentanément de notre demeure et de notre patrie céleste, c’est-à-dire aussi longtemps que nous sommes sur la terre les suppléants de Dieu, nous sommes sans cesse tourmentés par le désir de cette patrie céleste, et que nul plaisir terrestre ne peut consoler dans le présent exil l’intelligence humaine désireuse d’une condition meilleureii. » Cet espoir immense, fou, déraisonnable, se base assez paradoxalement sur la seule activité de la raison. Marsile Ficin l’explique : « L’espoir de l’immortalité résulte d’un élan de la raison, puisque l’âme espère non seulement sans le concours des sens, mais malgré leur opposition. C’est pourquoi je ne trouve rien de plus admirable que cette espérance, parce que, tout en vivant sans cesse parmi des êtres éphémères, nous ne cessons pas d’espéreriii. » Cette idée « folle » a cependant été partagée au long des âges par des sages de haut vol et des philosophes sortant de l’ordinaire: Zoroastre, Hermès Trismégiste, Orphée, Pythagore, Platon… Ils ont fait école. Leurs élèves, Xénocrate, Arcésilas, Carnéade, Ammonius, Plotin, Proclus, ont repris le flambeau, pendant quelques siècles. Mais aujourd’hui, les gazettes et les journaux télévisés ne traitent plus guère de ce qui fut matière à tant de réflexion. Que reste-t-il de ce passé qui semble avoir passé. Des livres peu lus? De cette ère de croyances, témoignent encore, cependant, et souvent fort malencontreusement, les éructations et les anathèmes, pleins de haine, de fondamentalistes « religieux ». De ceux-là, il vaut mieux surtout ne jamais les approcher. et s’efforcer de les fuir absolument.

Si l’on reste sur le plan philosophique, l’argument de Socrate paraît avoir une certaine portée. Selon lui, il n’y a que deux hypothèses  à considérer: soit la connaissance n’est pas possible du tout, soit elle n’est possible qu’après la mort.

Un prophète hébreu a parlé jadis de la mort. C’est assez rare pour être noté. La Bible hébraïque ne traite pour ainsi dire jamais de ce qui se passe après la mort. Ce prophète, Daniel, a dit de sa voix de voyant: « Un grand nombre de ceux qui dorment au pays de la poussière s’éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour l’opprobre, pour l’horreur éternelle. Les savants brilleront comme la splendeur du firmament, et ceux qui ont enseigné la justice à un grand nombre, brilleront comme les étoiles pour toute l’éternité iv. »

La prophétie de Daniel a une certaine saveur gnostique, avec sa référence aux « savants », aux « doctes ». Mais ce n’est pas d’un savoir cognitif dont il est ici question. Il s’agit essentiellement de savoir ce qu’est la justice, et comment on peut l’enseigner à « un grand nombre ». Apparemment, les humains de nos jours ne semblent guère s’y connaître en matière de justice. Il suffit de suivre l’actualité et d’observer le déferlement des injustices les plus criantes dans le monde. Aucune force, politique ou morale, ne paraît aujourd’hui capable de « rendre » la justice dans ce bas monde, semble-t-il. Il est vrai que la justice est d’une essence moins humaine que divine. Mais quand les dieux sont morts, la justice doit-elle aussi agoniser? Y a-t-il aujourd’hui un lieu dans le monde où règne la justice ? Je ne sais. Mais à l’évidence, il y a des lieux où la plus effroyable injustice se donne libre cours. Dans l’indifférence divine? La justice des hommes n’est que cendres et poussière. Elle porte la mort en elle. Et nous voulons la vie.

______________

iPlaton, Phédon, 66 e

iiMarsile Ficin, Théologie Platonicienne,Livre XVI

iiiIbid.

ivDan 12,3

« Shem » et « Shemen », ou : Quatre discours sur l’Un


« Shem et shemen » ©Philippe Quéau 2023 ©Art Κέω 2023

Sur la question de l’Un, on trouve de par le monde, à travers les époques, de bien multiples opinions. L’Un, apparemment, ne se laisse pas dire tout uniment, ni saisir de façon univoque. Contradiction ? Ou bien incitation à la recherche ? Il y a quelque chose de stimulant à observer la tension entre l’idée de l’Un, en tant que telle, et les innombrables manières dont elle se laisse décliner. Notons aussi que, d’emblée, l’idée de l’existence de l’Un revient à poser une deuxième idée, celle de l’Être. En effet si l’Un est, cela revient à dire que l’Un participe de l’Être. L’Un n’est donc pas seulement et purement « un », puisqu’il se définit aussi comme un « être un ». Cela implique que de son unité essentielle dérive une certaine dualité, celle de l’un et de l’être. La compacité de l’Un se fissure dès lors, pour se faire créatrice, pour engendrer de l’Autre. L’Un, dès l’origine, se voit ajouter l’Être, pour « être » en effet, mais au prix de n’être plus seulement « un » alors, puisque l’Un doit être aussi, pour être Un. Avec cette première fissure, la pensée peut maintenant continuer de s’ouvrir et de penser. Par exemple, s’il y a de l’Être avec l’Un, et si l’Être est, lui aussi, alors peut-on aller jusqu’à penser que le non-Être n’est pas ? On sait qu’il existe certaines écoles de pensée (grecques, mais aussi bouddhistes) qui n’hésitent pas à proclamer l’existence du non-Être, et l’illusion de l’Être. Quant aux tenants de la théologie négative, comme le Pseudo-Denys l’aréopagite, ils expriment un doute radical quant à la possibilité même d’utiliser des concepts comme l’un ou l’être pour définir cette ‘Cause transcendante’ qui échappe absolument à tout raisonnement, à tout discours. « On ne peut la saisir intelligiblement ; elle n’est ni science, ni vérité, ni royauté, ni sagesse, ni un, ni unité, ni déité, ni bien, ni esprit au sens où nous pouvons l’entendre ; ni filiation, ni paternité, ni rien de ce qui est accessible à notre connaissance, ni à la connaissance d’aucun être, mais rien non plus de ce qui appartient à l’être ; que personne ne la connaît telle qu’elle est, mais qu’elle-même ne connaît personne en tant qu’êtrei. »

Mais on peut aussi décider de mettre entre parenthèses ces objections, et admettre (au moins provisoirement) que l’Être est, ce qui permet de concevoir (au moins en principe) que l’Un peut donc être, lui aussi. On tire de l’idée de l’Un une deuxième idée, celle de l’Être. Au cœur même de l’Un, il y a, au moins conceptuellement, du Deux : l’Un et l’Être. Certes, les Vieux Croyants diront que cet Un et cet Être sont bien le même. Sans doute. Mais enfin, il reste que ce sont bien là deux concepts distincts, n’est-ce pas ? Et de là s’ouvrent d’autres questions, que l’on vient d’effleurer. Si l’Être est, est-ce que le non-Être est, ou bien n’est-il pas ? Idem pour l’Un et le non-Un… Et si le non-Un est, qu’est-ce sinon le multiple ? La pensée qui se met à penser, ne peut longtemps se suffire de l’Un, ou de l’Être. Elle demande à se multiplier elle-même, à se développer, à bourgeonner, à vivre sa vie, à se dépasser… Même si l’on reconnaît que l’Un est, a été et sera toujours Un, peut-on penser que l’Un laissera un peu de place à l’Autre ? Être ou Autre, that is the question. Une question, mais pas la seule. Une autre question surgit en effet immédiatement. Pourquoi l’Un n’est-il pas resté seulement Un ? Pourquoi un Commencement est-il advenu, interrompant l’éternelle unicité de l’Un ? Pourquoi, en ce Commencement, a-t-il été créé de l’Autre que l’Un, et donc du non-Un ? Pourquoi, en dehors de l’Un, cette émergence, cette existence effective du Multiple, du Divers, du non-Un, dont le Cosmos tout entier, mais aussi la multiplicité du Vivant sont partie prenante. Comme on voit, les possibilités d’autres discours sur l’Un prolifèrent sans mesure, dès que s’ouvrent les perspectives du non-Un.

Mais pour sa part, et peut-être par besoin de simplification, le philosophe Alain Badiou a déterminé l’existence de seulement quatre discours possibles sur la question de l’Un. Pourquoi quatre ? Comme on vient de voir, on pourrait d’emblée en énumérer bien davantage, tant l’Un a créé du multiple, du divers, du varié, du nombreux, et même de l’innombrable, pendant tous les éons et les kalpas du passé, sans parler de ceux de l’avenir. Il est vrai que Badiou a décidé de se concentrer sur un assez petit espace géographique, en gros la Grèce et le Levant, et pendant une période de temps spécifique – le 1er siècle de notre ère. Il recense donc dans cette étroite fenêtre spatio-temporelle quatre discours sur l’Un : le discours du Juif, le discours du Grec, le discours chrétien, et enfin un quatrième discours, « qu’on pourrait appeler mystiqueii », comme il dit.

Qu’est-ce que le discours du Juif ? C’est, dit Badiou, celui du prophète, celui qui met en scène les « signes ». C’est « un discours de l’exception, car le signe prophétique, le miracle, l’élection, désignent la transcendance comme au-delà de la totalité naturelleiii ».

Qui incarne le discours du Grec ? C’est le « sage », le « philosophe », celui qui lie l’être au logos, et le logos au cosmos, « l’ordre fixe du monde ». Le logos est un « discours cosmique » qui dispose le sujet dans « la raison d’une totalité naturelleiv », pose Badiou.

Il ne faut pas se le cacher, ces deux positions, celle du Juif et celle du Grec, s’opposent nettement, du moins en apparence. « Le discours grec argue de l’ordre cosmique pour s’y ajuster, tandis que le discours juif argue de l’exception à cet ordre pour faire signe de la transcendance divinev . » Mais en réalité, ce sont « les deux faces d’une même figure de maîtrise ». Et c’est en cela que réside « l’idée profonde » de Paul, ajoute Badiou. « Aux yeux du juif Paul, la faiblesse du discours juif est que sa logique du signe exceptionnel ne vaut que pour la totalité cosmique grecque. Le Juif est en exception du Grec. Il en résulte premièrement qu’aucun des deux discours ne peut être universel, puisque chacun suppose la persistance de l’autre. Et deuxièmement, que les deux discours ont en commun de supposer que nous est donnée dans l’univers la clé du salut, soit par la maîtrise directe de la totalité (sagesse grecque), soit par la maîtrise de la tradition littérale et du déchiffrement des signes (ritualisme et prophétisme juifs)vi. »

Si l’on suit Badiou, on en conclut que ni le discours grec, ni le discours juif ne sont « universels ». L’un n’est dévolu qu’aux « sages », et l’autre n’est réservé qu’aux « élus ». Par contraste, argumente Badiou, le projet de Paul est de « montrer qu’une logique universelle du salut ne peut s’accommoder d’aucune loi, ni celle qui lie la pensée au cosmos, ni celle qui règle les effets d’une exceptionnelle élection. Il est impossible que le point de départ soit le Tout, mais tout aussi impossible qu’il soit une exception au Tout. Ni la totalité ni le signe ne peuvent convenir. Il faut partir de l’événement comme tel, lequel est a-cosmique et illégal, ne s’intégrant à aucune totalité et n’étant signe de rienvii. »

Paul considère seulement cet unique événement, improbable, inouï, incroyable, jamais vu, mais qui a bien eu lieu, dans l’Histoire. C’est un événement qui a pris une place unique dans l’histoire du monde, un événement qui n’a aucun rapport avec la Loi, et qui n’a non plus aucun rapport avec la sagesse. Il a introduit dans le monde quelque chose d’absolument et radicalement nouveau. Paul voit qu’il a renversé toutes les traditions, pluriséculaires, et même millénaires. Et Paul sait qu’il lui faut maintenant parler au nom de Celui qui est capable de tout détruire, de tout anéantir. « Aussi est-il écrit : ‘Je détruirai la sagesse des sages, et j’anéantirai l’intelligence des intelligents.’ Où est le sage ? Où est le scribe ? Où est le disputeur du siècle ? […] Mais Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages ; Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes ; Dieu a choisi les choses viles du monde et les plus méprisées, celles qui ne sont point, pour réduire à néant celles qui sontviii. » On ne peut nier que ces paroles incisives soient proprement révolutionnaires. L’ordre établi, l’ordre de la Loi comme l’ordre cosmique, n’aime pas être remis en cause. Paul sait que ces paroles sont « scandaleuses » pour les Juifs, et « folles » pour les Grecs. Qu’importe ! Elles sont surtout radicalement « nouvelles ».

Après les trois discours, celui du Juif, celui du Grec et celui du chrétien, il y a encore un autre discours, celui du « mystique ». Mais de celui-ci, on peut à peine parler, tant il est allusif, voilé. Paul l’évoque d’une manière brève, lapidaire, pour en souligner le caractère indicible : « Je connais un homme […] qui entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme d’exprimerix. » Lui-même, qui en sait plus long qu’il n’en dit, ne peut révéler tout ce qui serait à entendre, mais que l’on ne peut entendre. Il serait inaudible. L’ineffable se conjoint intimement ici à l’inaudiblex.

À la question de l’Un, on vient de voir que deux discours sur quatre nient son lien avec l’« universel » et choisissent de ne s’adresser qu’aux « élus » ou aux « sages ». Le troisième discours revendique sans doute l’« universel », mais pour aussitôt être rejeté par ceux qui le considèrent comme un « scandale » ou une « folie », ce qui en diminue en quelque sorte l’universalité. Quant au quatrième discours on a vu qu’on ne peut rien en dire, au sens propre, puisqu’il relève précisément de l’ineffable. En somme, on voit à tout le moins qu’aucun des quatre discours sur la question de l’Un ne l’ont résolue unanimement.

Il y a sans doute bien d’autres pensées pensables, et d’autre réponses encore à la question de l’Un, que celles que Badiou a choisi de sélectionner. On pourrait même imaginer, dans l’idéal, qu’il existe un point de vue spécial qui conjoigne les quatre propositions précitées, selon une sagesse qui ne serait ni juive, ni grecque, ni chrétienne, ni mystique, mais beaucoup plus profonde encore. Cette sagesse-là, si elle existait, pourrait représenter une image plus juste du point de vue de l’Un même.

Jadis, les prêtres égyptiens employaient pour leurs cérémonies sacrées un parfum appelé Kyphi. Il était composé de seize substances : miel, vin, raisins secs, souchet, résine, myrrhe, bois de rose, séséli, lentisque, bitume, jonc odorant, patience, petit et grand genévrier, cardamone, calamexi. Le Kyphi, à l’arôme unique et complexe, se compose de multiples essences, et l’on pourrait oser dire que son parfum est une métaphore de l’Un.

Baudelaire n’a-t-il chanté l’ivresse issue de la puissance de

« Ce grain d’encens qui remplit une église,
Ou d’un sachet le musc invétéré » ?

Résonnent aussi, plus anciennes, les paroles qui ont chanté jadis,

« Le nard et le safran,

le roseau odorant et le cinnamome,

avec tous les arbres à encens ;

la myrrhe et l’aloès,

avec les plus fins arômesxii. »

Exquises et multiples, ces senteurs, ces flagrances, ces essences s’unissent en une seule huile (שֶׁמֶן shemen). Celle-ci s’épanchant figure le Nom unique (שֵׁם‎ shem)xiii.

_____________________

iPseudo-Denys l’Aréopagite. La Théologie mystique. Ch. V, 1048 A. Trad. Maurice de Gandillac. Aubier, 1943, p. 183.

iiAlain Badiou. Saint Paul. La fondation de l’universalisme. PUF, 2015

iiiIbid.

ivIbid.

vIbid.

viIbid.

viiIbid.

viii1 Cor. 1, 17sq.

ix2 Cor. 12, 1-6

xL’idée de l’ineffable inaudible n’était pas en soi entièrement nouvelle. Plutarque a rapporté par exemple qu’il y avait en Crète une statue de Zeus qui le représentait sans oreilles, et il en livrait cette explication : « Il ne sied point en effet au souverain Seigneur de toutes choses d’apprendre quoi que ce soit d’aucun homme ». Mais Paul était un rabbin versé dans les Écritures. Il savait qu’Abraham, Moïse ou Job avait eu la possibilité de se faire entendre de Celui qui avait manifestement des oreilles pour entendre leurs prières ou leurs plaintes…

xi D’autres recettes de ce parfum ont été données par Galien, Dioscoride, et d’autres encore dans des textes trouvés dans les temples d’Edfou ou celui de Philae.

xiiCt 4,14

xiiiCt 1,3

La vérité (si ténue) et l’hypoténuse


« La vérité ténue de l’hypoténuse » ©Philippe Quéau 2023 ©Art Κέω 2023

Le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux côtés de l’angle droit… Le théorème de Pythagore, l’un des tout premiers jamais conçus par l’homme, cache un secret bien gardé. Celui de son origine effective. Fut-ce une invention seulement humaine ? Ou le dut-on à une inspiration réellement divine ? La question mérite d’être considérée, pour tout ce qu’elle implique, potentiellement… Apollodore dit qu’après l’avoir découvert, Pythagore sacrifia une « hécatombe », c’est-à-dire, qu’il immola littéralement cent bœufsi. Pourquoi cette dépense considérable ? Pythagore voulait-il rendre un juste tribut au Dieu pour lui avoir inspiré cette géniale trouvaille ? Avait-il décidé alors de prendre exemple sur Thalès, son lointain prédécesseur, mais avec cette différence qu’il centupla l’importance de son hommage à la Divinité ? Thalès n’avait en effet sacrifié qu’un seul bœuf, pour la découverte de son propre théorèmeii. Pythagore, cent. Pour ma part, je pense que, pour avoir payé ce prix, Pythagore savait bien tout ce dont il était redevable à l’Esprit. Son nom même, Pythagore, nous met sur la voie d’une confirmation de cette explication, peut-être. Aristippe de Cyrène dit, dans ses Discours physiques, que ce nom lui vint de ce qu’il disait la vérité, comme s’il était l’Apollon Pythien en personneiii. D’ailleurs, Pythagore était d’une si extrême beauté, que ses disciples pensaient qu’il était en effet Apollon lui-même, lequel serait descendu parmi les hommes en venant des régions hyperboréennes. Aristote reprend aussi cette allégation dans son livre Des Pythagoriciens. Jamblique, dans sa Vie de Pythagore, dit également qu’il était réputé être l’Apollon Hyperboréen, ou l’Apollon Pythien.

Quoi qu’il en soit, Pythagore fut indéniablement un personnage extrêmement complexe, et d’une personnalité emplie de mystère, pour ses contemporains déjà, et pour nous aussi. Il quitta jeune l’île de Samos, sa patrie, et entreprit de longs séjours à l’étranger. Il alla en Égypte, où il vécut vingt deux ans, selon Jamblique. Il y apprit la langue du pays, en fréquenta les prêtres, et fut initié à plusieurs secrets concernant les Dieux. Il alla aussi à Babylone, en Chaldée et en Perse, chez les Mages, où il rencontra d’autres sages qui n’en savaient pas moins que ceux d’Égypte, et peut-être même plus. De toutes ces rencontres, la tradition veut que, le premier parmi les Grecs, il en ait inféré l’idée de la migration de l’âme. Je dis « parmi les Grecs », parce que cette idée était en fait déjà connue depuis longtemps en Égypte ancienne, en Chaldée ou chez les Mages persans.

Héraclide du Pont rapporte que, dans une vie antérieure, Pythagore avait été engendré par le Dieu Hermès et une femme, nommée Eupolémie (« le bon combat »). Il avait reçu le nom d’Aethalide, nom qui signifie « le fils de la lutte ». Bon sang ne saurait mentir. Son père, Hermès, lui avait dit qu’il pouvait lui demander tout ce qu’il désirait, sauf l’immortalité. Le prenant au mot, il demanda que, vivant ou mort, il eût le souvenir de tout ce qui lui arriverait. Ainsi, pendant sa vie, ou plutôt ce qui devait être « ses vies », il n’oublia jamais rien, et après sa (ses) mort(s), il conserva toujours toute sa mémoire. Peu de temps après avoir été Aethalide, il naquit de nouveau sous le nom d’Euphorbe. Quand Euphorbe mourut, son âme émigra dans le corps d’Hermotime. Après la mort d’Hermotime, il fut Pyrrhos, un pêcheur à Délos. Et à sa mort, il devient enfin Pythagore, et se rappelait de toutes ses vies antérieures. Selon Hiéronyme, Pythagore descendit de son vivant aux Enfers, et il y vit l’âme d’Hésiode attachée à une colonne de bronze et hurlant, et aussi celle d’Homère suspendue à un arbre, assaillie de serpents. Il apprit alors que tous ces supplices venaient de tous les contes et toutes les inventions que ces deux poètes avaient faites sur les dieuxiv. Pythagore a écrit dans un de ses livres qu’il avait séjourné deux cent sept ans aux Enfers avant de venir chez les hommesv. Il n’y a aucune raison de ne pas croire un homme qui fut un génial géomètre, et aussi un sage certain…

A part son fameux théorème et l’idée de la transmigration des âmes, qu’a-t-il laissé comme enseignement aux hommes ? Pythagore affirma que le principe de toutes choses était la monade (l’unité), laquelle est la cause première. De la monade est sortie la dyade, c’est-à-dire la matière indéterminée. « De la monade parfaite et de la dyade indéterminée, sont sortis les nombres ; des nombres, les points ; des points, les lignes ; des lignes, les surfaces ; des surfaces les volumes ; et des volumes tous les corps qui tombent sous les sensvi. »

Tout est nombre, donc. Et en essence, le nombre lui-même est une sorte de créature intermédiaire issue de l’Un (qui est déterminant), et du Deux (ou l’indéterminé). Belle perspective de réflexion philosophique, et même métaphysique, ce me semble, à une époque qui semble s’engouffrer absolument (et aveuglément) dans l’ère du « tout numérique ».

Pour faire écho à une certaine actualité, Pythagore comparait la vie sur cette Terre aux Jeux (olympiques). Parmi ceux qui y participent, de près ou de loin, il distinguait ceux qui viennent pour lutter, ceux qui en font du commerce pour en tirer profit, et enfin ceux qui se contentent de regarder. Ces derniers seuls sont les « sages », selon Pythagore, parce qu’ils visent la vérité.

Personnellement, je doute fort que les spectateurs des Jeux Olympiques qui auront bientôt lieu en France seront tous des chercheurs de « vérité ». Quoi qu’il en soit, il reste que cette « vérité », sans doute fort élusive, mérite, plus que jamais peut-être, d’être toujours l’objet de l’attention de tous les « sages », aujourd’hui, s’il en est encore, tant parmi ceux qui se targuent de l’être, ou parmi ceux qui aspirent à le devenir.

__________________

iCf. Diogène Laërce. Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres. Tome 2. Trad. R. Genaille. GF Flammarion, 1965, p. 129

iiThalès de Milet est réputé avoir été le premier géomètre et le premier astronome grec. Il fut le premier à avoir dessiné la course du soleil d’un solstice à l’autre. Il a prédit une éclipse totale du soleil qui survint en 585 av. J.-C., en Asie Mineure. Selon Pamphile, il apprit des Égyptiens la géométrie. Hiéronyme rapporte qu’il mesura la hauteur des pyramides en calculant le rapport entre leur ombre portée et celle du corps humain. C’était là une application pratique du théorème dit « de Thalès » : « Toute parallèle à l’un des côtés d’un triangle détermine un triangle semblable a premier ». Il découvrit aussi que l’on peut inscrire un triangle rectangle dans un cercle, et pour cette découverte il immola un bœuf, selon Diogène Laërce. (Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres. Tome 1. Trad. R. Genaille. GF Flammarion, 1965, p. 52)

iiiLe nom Pythagore signifierait : « Qui parle comme le Pythien ». Cf. Diogène Laërce. Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres. Tome 1. Trad. R. Genaille. GF Flammarion, 1965, p. 132

ivCf. Diogène Laërce. Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres. Tome 1. Trad. R. Genaille. GF Flammarion, 1965, p. 132

vDiogène Laërce. Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres. Tome 1. Trad. R. Genaille. GF Flammarion, 1965, p. 130

viDiogène Laërce. Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres. Tome 1. Trad. R. Genaille. GF Flammarion, 1965, p. 133

Ātman, Brahman, YHVH, Zeus, Al-Lah…


« L’Un et le Multiple »  ©Philippe Quéau 2023 ©Art Kéo 2023

Pour le comparatiste, il apparaît que les monothéismes, malgré qu’ils en aient, ont aussi des tendances panthéistes. Ils mettent volontiers en scène des représentations plurielles du divin. On trouve par exemple, dans les textes sacrés du judaïsme, des « anges », dont on ne distingue pas clairement, comme lors de leur apparition dans les plaines de Mamré, s’ils sont de simples messagers de Dieu, distincts de Lui, ou s’ils représentent divers aspects de Son essence même. On multiplie dans ces mêmes textes les « noms de Dieu », dont on trouve plus d’une dizaine de variations dans la Torah. Comment expliquer un Dieu essentiellement « un », dont la pure unicité s’accommode si aisément d’une multiplicité de ses « noms » ? De même, dans le christianisme, des théologiens arborant des tendances néo-platoniciennes aiment à considérer les nombreuses « émanations » de l’essence du Dieu « un ». Quant au concept de Trinité, qui donne lieu à de nombreuses incompréhensions de la part des autres monothéismes, se mêle-t-il à l’idée de l’Un, pour mieux en glorifier l’essence même, et la transcender – ou pour en compliquer et obscurcir la notion?

Réciproquement, les religions censées être polythéistes, à commencer par la védique ou l’hindouiste, mais aussi la religion de l’Égypte ancienne ou encore les religions grecques et romaines, possèdent généralement une réelle intuition de l’Un. Elles portent haut le sentiment d’une Divinité suprême, et en cela « unique », dont l’essence est suréminente, et bien au-delà des autres « dieux ». Ceux-ci ont d’ailleurs été considérés, par exemple dans les Mystères, comme autant d’avatars de la Divinité, des symboles de ses attributs, des images de son intelligence ou de sa sagesse, de sa puissance ou de sa justice.

L’Hymne de Cléanthe à Zeus, écrit au 3ème siècle avant J.-C., me semble parfaitement illustrer les relations possibles entre un panthéisme de façade et un monothéisme immanent, sous-jacent. Aucun adorateur du Dieu des monothéismes ne pourra nier, me semble-t-il, que le Dieu de Cléanthe ne possède une essentielle ressemblance avec le « Zeus », le « Jupiter », le « Roi suprême de l’univers », appelé « Père » par ceux qui le louent :

« Salut à toi, ô le plus glorieux des immortels, être qu’on adore sous mille noms, Jupiter éternellement puissant ; à toi, maître de la nature ; à toi, qui gouvernes avec loi toutes choses ! C’est le devoir de tout mortel de t’adresser sa prière ; car c’est de toi que nous sommes nés, et c’est toi qui nous as doués du don de la parole, seuls entre tous les êtres qui vivent et rampent sur la terre. À toi donc mes louanges, à toi l’éternel hommage de mes chants ! Ce monde immense qui roule autour de la terre conforme à ton gré ses mouvements, et obéit sans murmure à tes ordres… Roi suprême de l’univers, ton empire s’étend sur toutes choses. Rien sur la terre, Dieu bienfaisant, rien ne s’accomplit sans toi, rien dans le ciel éthéré et divin, rien dans la mer ; hormis les crimes que commettent les méchants par leur folie… Jupiter, auteur de tous les biens, Dieu que cachent les sombres nuages, maître du tonnerre, retire les hommes de leur funeste ignorance ; dissipe les ténèbres de leur âme, ô notre père, et donne-leur de comprendre la pensée qui te sert à gouverner le monde avec justice. Alors nous te rendrons en hommages le prix de tes bienfaits, célébrant sans cesse tes œuvres ; car il n’est pas de plus noble prérogative, et pour les mortels et pour les dieux, que de chanter éternellement, par de dignes accents, la loi commune de tous les êtresi. »

La démarche comparatiste invite à considérer les analogies et les ressemblances. Plutôt que de se cantonner à ressasser les chiasmes et les différences, elle encourage à chercher des synthèses supérieures, à explorer des voies de compréhension plus larges, plus universelles. À tout le moins, une opposition irréconciliable entre le monothéisme, d’une part, et les polythéismes ou les panthéismes, d’autre part, ne lui paraît pas si pertinente, ni adéquate à la progression dans la compréhension d’un mystère, qui dépasse l’intelligence humaine.

La démarche comparatiste permet de rapprocher les cultures, de comprendre leurs liens cachés, profonds, et de révéler par là même l’existence de constantes anthropologiques. Le fait religieux est l’un des phénomènes les plus anciens qui soit apparu avec Homo Sapiens, sur cette Terre. Et ce fait a pris de multiples formes. Il serait vain de vouloir ramener cette miroitante diversité à des idées (trop) simples, et arbitrairement exclusives. Il vaut la peine de rechercher patiemment les points communs entre des religions qui ont traversé les millénaires. D’autres niveaux de compréhension apparaissent alors.

Il y a des religions qui continuent de vivre aujourd’hui, et qui témoignent encore (un peu) de ce qu’elles furent jadis, sans toutefois indiquer toujours clairement ce qu’elles pourraient être appelées à devenir, dans les prochains chapitres de l’histoire (que nous espérons longue) de l’espèce humaine. Il y a aussi des religions fort anciennes, maintenant disparues, mais qui continuent de vivre virtuellement, du moins si on fait l’effort de recréer par la pensée, par l’imagination, la nature essentielle de leurs intuitions, la beauté sombre de leurs cultes, et si on voit en elles, pour les magnifier, des symboles de passions et de pulsions humaines, peut-être oubliées, mais immanentes, et sans doute toujours à l’œuvre dans la psyché humaine. Sous d’autres formes, sous d’autres noms, elles ne cesseront de vivre, dans une éternité qui dépasse l’humain, et le divin lui-même.

_______________

iHymne de Cléanthe. Traduction d’ Alfred Fouillée

Le Dieu mis à nu


« Apollon »

De Numénius, poète et philosophe originaire d’Apamée en Syrie, et actif au 2e siècle ap. J.-C., sous Marc-Aurèle, il ne nous reste que quelques fragments. On y trouve une nette distinction faite entre le Démiurge, créateur du monde, « dressé sur la matière », et le Dieu d’en-haut, vers lequel le Démiurge tourne son regard, pour nourrir son « désir » et entretenir ainsi son « élan ». « Un pilote qui vogue en pleine mer, juché au-dessus du gouvernail, dirige à la barre le navire, mais ses yeux comme son esprit sont tendus droit vers les hauteurs, et sa route vient d’en haut à travers le ciel, alors qu’il navigue sur mer. De même le Démiurge, qui a noué des liens d’harmonie autour de la matière, de peur qu’elle ne rompe ses amarres, et ne s’en aille à la dérive, reste lui-même dressé sur elle, comme sur un navire en mer; il en règle l’harmonie en la gouvernant par les Idées, regarde au lieu du ciel, le Dieu d’en haut qui attire ses yeux; et s’il reçoit de la contemplation son jugement, il tient son élan du désiri. »

Le Dieu d’en-haut s’appelle aussi le Dieu Premier, ou encore Celui qui est. Le Démiurge reçoit pour sa part le nom de Législateur. Une métaphore empruntée à l’agriculture apporte une autre nuance. Le Dieu d’en-haut se distingue du Démiurge, comme le semeur du cultivateur. « Celui qui est sème la semence de toute âme dans l’ensemble des êtres qui participent de lui ; le Législateur, lui, plante, distribue, transplante en chacun de nous les semences qui ont été semées d’abord par le Premier Dieuii. »

Le Dieu Premier n’est donc pas seul. Il y a une sorte de dédoublement de l’entité divine. Pour faciliter l’analyse de la divinité, Numénius propose même un double dédoublement. « Quatre noms correspondent à quatre entités: a) le Premier Dieu, le Bien en soi ; b) son imitateur, le Démiurge, qui est bon ; c) l’essence, qui se dédouble en essence du Premier et essence du Second ; d) la copie de celle-ci, le bel Univers, embelli par sa participation au Beauiii. »

Divers couples conceptuels sont cités dans ce court fragment. Ils sont complémentaires et non antagonistes : le Bien et le Bon, l’être et l’essence, le Premier et le Second, l’original et la copie, le Beau et l’Univers.

La Divinité « première », et donc « une » dans cette primauté, ne reste pas seule, puisque, au-dessous d’elle, un Démiurge se charge de faire exister l’Univers et tous les êtres. La question principale, du point de vue philosophique, est celle-ci : comment penser le lien entre ce qui « est en soi », et donc ce qui est au-delà de toute pensée, et ce qui « existe », ce qui se présente dans le monde. Peut-on concevoir que ce qui existe participe aux essences que sont « en soi » le Bien, le Bon, le Beau ? Autre question : Quelles sont les relations entre le Premier Dieu et le Second Dieu, ou le Démiurge?

Numénius explique que le Premier Dieu correspond à « ce qui est le vivant ». Il dit aussi que le Premier Dieu « pense », ou plutôt qu’il « intellige », c’est-à-dire que son esprit pense ce qui est, ce qui vit, ainsi que lui-même. Dans cette « intellection », ou cette pensée, il « utilise » l’existence du Second Dieu, qui est d’ailleurs assimilé par Numénius à l’« Esprit ». Le Second Dieu, pour sa part, « crée » en « utilisant » à son tour un troisième Dieu, que Numénius appelle « l’Intelligence discursive » (τόν διανούμενον)iv. Grammaticalement, ce nom est un participe présent du verbe dianoein qui semble évoquer la Pensée (Noos), se mouvant à travers (δια)… À travers quoi ? L’Esprit lui-même ? Le Cosmos ? Dans les deux cas, cette notion paraît se rapprocher de celle de Verbe (Logos). Il est aussi fort tentant de voir dans cette distinction tripartite une analogie avec la manière dont les théologiens chrétiens concevront plus tard le concept de Trinité.

Numénius n’était pas chrétien, mais ses conceptions théologiques dénotaient a priori des compatibilités avec une théologie de la Trinité qui restait encore à formuler. Poète, il avait lu Homère, et en tirait de curieuses analogies, quant aux voies de migration des âmes humaines. « Les deux portes d’Homère sont devenues chez les théologiens le Cancer et le Capricorne ; pour Platon c’étaient deux bouches : le Cancer est celle par où descendent les âmes ; le Capricorne, celle par où elles remontentv. » Mais le sujet portait à controverses. Bien d’autres interprétations fleurissaientvi

Numénius s’est aussi livré à une interprétation eschatologique du mythe d’Ulysse, en y voyant une figure de l’homme, destiné à s’éloigner un jour, et à jamais, de la mer et de ses rivages, métaphores du monde d’ici-bas. « L’Ulysse de l’Odyssée représentait pour Homère l’homme qui passe par les générations successives et ainsi reprend place parmi ceux qui vivent loin de tout remous, sans expérience de la mer : ‘Jusqu’à ce que tu sois arrivé chez des gens qui ne connaissent pas la mer et ne mangent pas d’aliment mêlé de sel marinvii’.viii »

Comme Platon avant lui, dans le Cratyle, Numénius aimait explorer le sens caché des mots, révélant leur profondeur latente. Macrobe, dans ses Saturnales, évoque l’opinion de Numénius quant à l’étymologie du nom de l’Apollon Delphien: « On appelle Apollon Delphien parce qu’il montre en pleine lumière ce qui est obscur (‘il fait voir l’invisible’) », ou, selon l’opinion de Numénius, comme étant seul et unique. En effet, la vieille langue grecque dit delphos pour « un ». Par suite, dit-il encore, frère se dit a-delphos, du fait que désormais il est ‘non un’ix.» Pour comprendre l’allusion, il faut se rappeler qu’il y a là un usage de l’a- privatif en grec. Édouard des Places a promu ce passage des Saturnales de Macrobe au statut de « fragmentx » de Numénius, et il le commente fort techniquement: « Cette étymologie suppose un ἀ- privatif. La seule valable unit un ἀ- copulatif avec psilose par dissimulation d’aspirés et un terme qui désigne le sein de la mère (δελφύς, matrice) ; le mot signifie donc ‘issu du même sein’. Cf. Chantraine. Mais l’étymologie de Numénius est celle de l’époquexi. » C’est précisément cet esprit de l’époque qui nous importe ici. Si l’Apollon Delphien signifiait précisément l’Apollon Un, comme l’atteste Numénius, cela invalide la réputation généralement attachée à la religion grecque, soi-disant incapable de concevoir un Dieu essentiellement Un, parce que fondamentalement ‘polythéiste’. Sous le miroitement des apparences polythéistes, luit en réalité une seule lumière, celle de l’Apollon Un.

Numénius, peut-être de par son origine syrienne, jetait un pont intellectuel et philosophique entre l’Orient iranien et l’Occident grec. « Les Perses, dans leurs cérémonies d’initiation, représentent les mystères de la descente des âmes et leur sortie d’ici-bas, après avoir donné à leur lieu d’exil le nom de caverne. La caverne offrait à Zoroastre une image du monde, dont Mithra est le démiurgexii. » Dans la tradition védique, plus ancienne, on retrouve cette métaphore de la caverne, ou de la cavité secrète (guha), employée pour désigner la place du brahman : « Le brahman est réalité, connaissance, infini. Celui qui le sait placé dans la cavité secrète, dans le plus haut ciel, atteint tous les désirsxiii. »

Mais il ne faut pas trop en dire sur ces sujets. Des risques existent, en effet. « Numénius, lui qui parmi les philosophes témoignait trop de curiosité pour les mystères (occultorum curiori), apprit par des songes, quand il eut divulgué en les interprétant les cérémonies d’Eleusis, le ressentiment de la divinité : il crut voir les déesses d’Eleusis elles-mêmes, vêtues en courtisanes, exposées devant un lupanar public. Comme il s’en étonnait et demandait les raisons d’une honte si peu convenable à des divinités, elles lui répondirent en colère, que c’était lui qui les avait arrachées de force au sanctuaire de leur pudeur et les avait prostituées à tout venantxiv. »

Il va falloir oser braver la colère des dieux, à nouveau. Dans le monde d’aujourd’hui, indifférent, cruel et fanatique, il me semble urgent de dénuder la Divinité. Il faut lui enlever ses voiles, et montrer dans toute la mesure possible sa nudité ontologique, essentielle. Le songe de Numénius, se référant à ces divinités nues, exposées publiquement comme des courtisanes, ne visait pas à provoquer vainement ceux qui voudraient les garder obscures. Numénius pensait, et comment ne pas être d’accord?, que cette nudité divine, toute d’apparence, ne cesse jamais, en réalité, de s’approfondir, au fur et à mesure que l’on croit la mettre davantage en pleine lumière.

_________________

iNuménius. Fragments, 18. Trad. Édouard des Places.Les Belles Lettres, 1973

iiIbid., Fragment 18

iiiIbid., Fragment 16

ivIbid., Fragment 22

vIbid., Fragment 31

vi« Cornificius rapporte cette autre opinion dans ses Étymologies. Les deux signes appelés portes du soleil ont reçu le nom de Cancer (écrevisse) et de Capricorne (chèvre) : l’un, parce que le cancer est un animal qui marche obliquement et à reculons, et que le soleil commence dans ce signe sa course rétrograde et oblique; l’autre, parce que l’habitude des chèvres paraît être de gagner toujours les hauteurs en paissant, et que le soleil, dans le Capricorne, commence à remonter de haut en bas. » Macrobe, Saturnales, I, 17

viiOdyssée, 11,122

viiiNuménius. Fragments, 33. Trad. Édouard des Places.Les Belles Lettres, 1973

ixMacrobe, Saturnales, I, 17.65. « On appelle Apollon Delphien, parce que le soleil fait apparaître, par la clarté de sa lumière, les choses obscures: ce nom dérive de δηλοῦν ἀφανῆ (manifestant ce qui est obscur); ou bien ce nom signifie, ainsi que le veut Numénius, que le soleil est seul et unique. Car, dit cet auteur, en vieux grec, un se dit δέλφος : ‘c’est pourquoi frère se dit ἀδέλφος, c’est-à-dire qui n’est pas un’. » Macrobe s’étend par ailleurs en détail dans ses Saturnales sur les multiples interprétations du nom Apollon… « Différentes manières d’interpréter le nom d’Apollon le font rapporter au soleil. Je vais les dévoiler successivement. Platon dit que le soleil est surnommé Apollon, ἀπὸ τοῦ ἀποπάλλειν τάς ἀκτῖνας (lancer continuellement des rayons). Chrysippe dit qu’Apollon est ainsi nommé, ὡς οὐχὶ τῶν πολλῶν καὶ φαύλων οὐσιῶν τοῦ πυρὸς ὄντα, parce que le feu du soleil n’est pas de la substance commune des autres feux. En effet, la première lettre de ce nom (A) ayant en grec une signification, privative (ἢ ὅτι μόνος ἐστὶ καὶ οὐχὶ πολλοί), indique qu’il s’agit d’une qualité unique, et que d’autres ne partagent point avec le soleil. Ainsi il a été appelé, en latin, sol (seul), à cause du grand éclat qui lui est exclusivement propre.Speusippe dit que le nom d’Apollon signifie que c’est par la diversité et la quantité de ses feux qu’est produite sa force (ὡς ἀπὸ πολλῶν οὐσιῶν πυρὸς αὐτοῦ συνεστῶτος). Cléanthe dit que ce nom signifie que le point du lever du soleil est variable (ὡς ἀπ᾽ ἄλλων καὶ ἄλλων τόπων τὰς ἀνατολὰς ποιουμένου,). Cornificius pense que le nom d’Apollon vient d’anapolein; c’est-à-dire que le soleil, lancé par son mouvement naturel dans les limites du cercle du monde, que les Grecs appellent pôles, est toujours ramené au point d’où il est parti. D’autres croient que le nom d’Apollon vient ἀπὸ τοῦ ἀναπολεῖν, faisant périr les êtres vivants. Il fait périr en effet les êtres animés, lorsque, par une chaleur excessive, il produit la peste. »

xFragment 54. In op. cit.

xiCommentaire du Fragment 54, Ibid.

xiiFragment 60. In op. cit.

xiiiTaitttirīyā Upaniad, 2,1

xivFragment 55. In op. cit. Tiré de Macrobe, Comm. In Somn. Scipionis I,2,19

De la mort et de l’immortalité


« Cicéron »

Mis à part un fameux théorème, Pythagore a laissé à la postérité l’idée que les âmes sont immortelles. Mais, pour Cicéron, c’est en réalité Phérécyde de Syrosi, le précepteur de Pythagore, qui fut le premier philosophe à avoir affirmé que l’âme des hommes est éternelle. Il avait notamment écrit, à propos d’un héros mort : « Son âme fût tantôt dans l’Hadès et tantôt au contraire, dans les lieux au-dessus de la terre »ii. En fait, l’idée était rien moins que nouvelle. Elle était répandue depuis bien longtemps dans de nombreuses cultures et diverses religions, sous toutes les latitudes. Phérécyde de Syros vivait au 6e siècle avant J.-C., mais, plus de trois millénaires auparavant, les rituels funéraires de l’ancienne Égypte étaient déjà basés sur la croyance en l’éternité de l’âme, et les textes qui nous sont parvenus attestaient même de sa vocation à être « divinisée », c’est-à-dire réellement transformée en « Osiris N. », la lettre N. symbolisant l’anonymat, et pouvant désigner tout un chacun. Promesse à tous d’une divinisation (presque) assurée ! Rien de moins calviniste ! Plus anciennement encore, de nombreuses pratiques chamaniques, de par le vaste monde, attestaient aussi que les « peuples premiers » savaient bien que, dans certaines conditions, les âmes humaines peuvent voyager au-delà du monde des vivants, pour explorer le monde des morts, échanger avec ceux-ci, avant de revenir ici-bas.

Ni Pythagore, ni Phérécyde, n’avaient donc guère innové. Mais pouvait-on au moins supposer qu’ils avaient eu, personnellement, une expérience de première main, quant à l’éternité de leur propre âme et à ses capacités de migration ou d’extase ? Ou alors ne faisaient-ils en somme que répéter des histoires venues d’ailleurs, d’un Orient plus proche qu’extrême, et fertile en production de « mystères » ?

La Suidas affirme que Phérécyde avait subi l’influence des cultes secrets de la Phénicie. Bien d’autres Grecs tombèrent pour leur part sous le charme des rites chaldéens, comme le rapporte Diodore de Sicile, ou bien sous ceux de l’Éthiopie, décrits par Diogène Laërce. D’autres encore furent fascinés par la profondeur des traditions antiques de l’Égypte, ainsi que le narre Hérodote avec force détails. Bien des peuples ont cultivé des religions à « mystères ». Les Mages de la Perse affectionnaient les grottes obscures pour leurs célébrations sacrées. Plus proches de nous, les croyances des Druides ont été décrites par César, dans sa Guerre des Gaules. « Une croyance que [les Druides] cherchent surtout à établir, c’est que les âmes ne périssent point, et qu’après la mort, elles passent d’un corps dans un autre, croyance qui leur paraît singulièrement propre à inspirer le courage, en éloignant la crainte de la mortiii. » Pour Timagène et Valère-Maxime également, les Druides affirmaient que « les âmes sont immortellesiv ». Diodore, pour sa part, fait le lien entre cette doctrine des Druides et ce que professait Pythagore, lequel pensait qu’après la mort, au bout de quelque temps, l’âme s’enveloppe d’un nouveau corpsv. Jamblique n’hésita pas à y voir un avantage guerrier : comme les Gaulois pensaient que l’âme ne meurt pas, ils enseignaient à leurs fils qu’il ne fallait donc pas craindre le péril du combatvi.

L’idée de l’immortalité de l’âme a donc une longue histoire, de profondes racines. C’est elle, précisément, qui semble fonder et justifier la pratique transnationale, pluriculturelle, et plusieurs fois millénaire, des « Mystères ». Benjamin Constant lui a consacré une partie de son livre, De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements. « Les mystères d’Éleusis furent apportés par Eumolpe, d’Égypte ou de Thrace. Ceux de Samothrace qui servirent de modèle à presque tous ceux de la Grèce furent fondés par une amazone égyptienne (Diodore de Sicile 3.55). Les filles de Danaüs établirent les Thesmophories (Hérodote 2,171 ; 4,172) et les Dionysiaques furent enseignées aux Grecs par des Phéniciens (Hérodote 2,49) ou des Lydiens (Euripide, Les Bacchantes, 460-490). Les mystères d’Adonis pénétrèrent de l’Assyrie par l’île de Chypre dans le Péloponnèse. La danse des femmes athéniennes aux Thesmophories n’était pas une danse grecque (Pollux, Onomast. 4) et le nom des rites Sabariens nous reporte en Phrygievii. »

Constant note que les noms de Cérès et Proserpine dans la langue des Cabires sont identiques à ceux de la Reine des enfers et de sa fille, en Inde. Le nom de Cérés dérive de Axieros et Asyoruca, et celui de Proserpine vient de Axiocersa et Asyotursha. Il cite Creutzer, lequel affirme, dans ses Mithriaques (III,486), que les formules avec lesquelles on consacrait les initiés grecs (« Konx, Om, Pax ») se trouvent être en réalité des mots sanskrits. Konx (κονξ) vient de Kansha (l’objet du désir), Om est le célèbre monosyllabe védique, et Pax (παξ) vient de Pasha (la Fortune). D’autres similitudes encore valent d’être soulignées, comme le rôle de la représentation (stylisée) des organes sexuels dans le culte védique et dans les cultes grecs. Constant indique que les Pélasges à Samothrace adoraient le phallus, comme le rapporte Hérodoteviii, et qu’aux Thesmophories on mettait en scène une représentation du ctéisix. Les Canéphores Dionysiaques, jeunes filles vierges choisies parmi les meilleures familles, portaient sur la tête, dans des corbeilles, le phallus sacré qu’on approchait des lèvres des candidats à l’initiationx. « Ce fut par les mystères Lernéens qui se célébraient en Argolide en l’honneur de Bacchus, que s’introduisit l’usage de planter des phallus sur les tombeauxxi », symboles de la puissance génétique, mais aussi de l’immortalité de l’âme et de la métempsycose. Cicéron parle de l’infamie des mystères Sabariensxii, Ovide et Juvénal décrivent les cérémonies obscènes des fêtes d’Adonisxiii. Tertullien condamne : « Ce que les mystères d’Eleusis ont de plus saint, ce qui est soigneusement caché, ce qu’on n’est admis à connaître que fort tard, c’est le simulacre du Phallusxiv. »

Eusèbe de Césarée s’intéresse aussi à ces orgies antiques, et ne cachant pas son indignation, il cite Clément d’Alexandrie, source bien informée : « Veux-tu voir les orgies des Corybantes ? Tu n’y verras qu’assassinats, tombeaux, lamentations des prêtres, les parties naturelles de Bacchus égorgé, portées dans une caisse et présentées à l’adoration. Mais ne t’étonne pas si les Toscans barbares ont un culte si honteux. Que dirai-je des Athéniens et des autres Grecs, dans leurs mystères de Déméterxv ? »

Les deux sexes s’affublent publiquement dans les cultes sacrés des Dioscures à Samothrace et de Bacchus dans les Dionysies. C’est une « fête de la chair crue », dont l’interprétation peut varier sensiblement. On peut décider de n’y voir qu’une simple allusion aux vendanges vinicoles : le corps déchiré de Bacchus figure celui du raisin arraché de la vigne et écrasé sous le pressoir. Cérès est la Terre, les Titans sont les vendangeurs, Rhéa rassemblent les membres du Dieu mis en pièces, qui s’incarne dans le vin composé du jus des grappes. Mais on peut aussi renverser entièrement la métaphore, et y lire le profond message d’une théophanie de la mort et du sacrifice du Dieu, de son corps démembré et partagé en communion, dans une étrange préfiguration de la mort du Christ, puis de la communion de sa chair et son sang par ses fidèles, aujourd’hui encore, au moment crucial de la messe. Toujours par une sorte de préfiguration païenne des croyances chrétiennes, avec plus d’un demi-millénaire d’avance, on assiste à la mort et à la résurrection du Dieu : Attys, Adonis, Bacchus et Cadmille meurent et ressuscitent, à l’exemple d’Osiris et de Zagréus, avatar du Dionysos mystique. On voit par là que les religions à mystères des Grecs doivent presque tout à des cultes bien plus anciens, venus d’Égypte, de Phénicie, de Chaldée, de Mésopotamie, et de plus loin vers l’orient encore.

Il en ressort une question qui n’est pas sans mérite, me semble-t-il: dans quelle mesure le culte chrétien, qui parut quelques sept ou huit siècles plus tard, fut-il influencé par ces anciens cultes païens révérant un Dieu mort en sacrifice pour les hommes, et dont le corps et le sang sont partagés en communion par eux ? « Le Logos comme fils de Dieu et médiateur est bien clairement désigné dans tous les mystères. » affirme à cet égard Benjamin Constant.xvi

Les cérémonies d’initiation comportaient de nombreux degrés. Les initiés aux petits mystères restaient cantonnés aux vestibules des temples : ils étaient appelés μύσται, les « mystes ». Seuls les initiés aux grands mystères (ἐπόπται, les « époptes », nom qui s’appliqua par la suite aux « évêques » chrétiens) pouvaient entrer dans le sanctuaire. Mais quelle était l’essence de cette initiation ? Quel était le grand secret des grands initiés ? Qu’est-ce qui justifiait de supporter stoïquement quatre-vingt degrés d’épreuves (faim, fouet, séjour dans la fange, dans l’eau glacée, et autres supplices…) pour être initié, par exemple, aux mystères de Mithra ? Avant de tenter de répondre, il importe de noter que tous les systèmes d’initiation avaient un point commun : ils étaient profondément subversifs, ils ruinaient les bases de l’ordre établi, des religions publiques, faisant proliférer des dieux trop nombreux, trop visibles. Une part de cette révélation dernière, qu’il fallait se battre si longtemps pour découvrir, était l’idée de l’inexistence même de toute la foule des dieux populaires, les dieux décrits par Hésiode ou Homère, ces dieux innombrables couvrant les péristyles des villes, et dont le culte était encouragé (et financés) par ceux qui gouvernaient la plèbe. Une partie de l’initiation, enseignée à un très petit nombre d’élus seulement, consistait en l’affirmation du néant de tous les dieux adorés par le peuple. « Le secret ne résidait ni dans les traditions, ni dans les fables, ni dans les allégories, ni dans les opinions, ni dans la substitution d’une doctrine plus pure : toutes ces choses étaient connues. Ce qu’il y avait de secret n’était point donc les choses qu’on révélait, c’était que ces choses fussent ainsi révélées, qu’elles le fussent comme dogmes et pratiques d’une religion occulte, qu’elles le fussent progressivementxvii. »

L’initiation était donc, bien avant l’heure des Lumières modernes, une mise en condition, un entraînement de l’esprit, une ascèse de l’âme, un exercice au doute radical, une mise absolue en abîme. C’était une révélation de l’inanité de toute révélation. Il n’y avait plus, au bout de ce long parcours, d’autres doctrines établies que l’absence de toute doctrine, qu’une négation absolue de toutes les affirmations connues, celles dont on abreuvait le peuple inéduqué. Il n’avait plus de dogmes, mais seulement des signes de reconnaissance, des symboles, des mots de ralliement qui permettaient aux initiés de partager allusivement le sentiment de leur élection à pénétrer les fins dernières. Mais celles-ci, quelles étaient-elles ? S’il fallait se libérer de tous les dieux connus et de tous les dogmes, que restait-il à croire ?

Il fallait croire, par exemple, que les hommes vont au ciel, et que les Dieux sont allés sur la terre. Cicéron en témoigne, dans un échange avec un initié : « En un mot,  et pour éviter un plus long détail,  n’est-ce pas les hommes qui ont peuplé le ciel? Si je fouillais dans l’antiquité,  et que je prisse à tâche d’approfondir les histoires des Grecs, nous trouverions que ceux même d’entre les Dieux, à qui l’on donne le premier rang, ont vécu sur la terre,  avant que d’aller au ciel. Informez-vous quels sont ceux de ces Dieux,  dont les tombeaux se montrent en Grèce. Puisque vous êtes initié aux mystères,  rappelez-vous en les traditionsxviii. » Cicéron nous encourage à reconnaître que le plus grand des mystères est celui de notre âme, et que le sanctuaire le plus sacré n’est donc pas si inaccessible, puisqu’il est si proche, quoique enfoui au plus profond de notre intimité, au centre de notre âme même. « Et véritablement il n’y a rien de si grand,  que de voir avec les yeux de l’âme,  l’âme elle-même. Aussi est-ce là le sens de l’oracle,  qui veut que chacun se connaisse. Sans doute qu’Apollon n’a point prétendu par là nous dire de connaître notre corps,  notre taille,  notre figure. Car qui dit nous,  ne dit pas notre corps; et quand je parle à vous,  ce n’est pas à votre corps que je parle. Quand donc l’oracle nous dit: Connais-toi,  il entend,  Connais ton âme. Votre corps n’est,  pour ainsi dire,  que le vaisseau,  que le domicile de votre âmexix. » 

Cicéron, dans le sommet de son art, reste modeste. Il sait qu’il doit tout ce qu’il croit à Platon. Cela se résume à quelques phrases incisives, à la logique précise, chirurgicale : « L’âme sent qu’elle se meut : elle sent que ce n’est pas dépendamment d’une cause étrangère, mais que c’est par elle-même, et par sa propre vertu; il ne peut jamais arriver qu’elle se manque à elle-même, la voilà donc immortelle. Auriez-vous quelque objection à me faire là-contrexx ? »

Si l’on trouve le raisonnement elliptique, on peut en lire la version plus élaborée, telle que développée par Platon dans le Phèdre , et citée par Cicéron dans ses Tusculanes : «Un être qui se meut toujours,  existera toujours. Mais celui qui donne le mouvement à un autre,  et qui le reçoit lui-même d’un autre,  cesse nécessairement d’exister,  lorsqu’il perd son mouvement. Il n’y a donc que l’être mû par sa propre vertu,  qui ne perde jamais son mouvement,  parce qu’il ne se manque jamais à lui-même. Et de plus il est pour toutes les autres choses qui ont du mouvement,  la source et le principe du mouvement qu’elles ont. Or,  qui dit principe,  dit ce qui n’a point d’origine. Car c’est du principe que tout vient,  et le principe ne saurait venir de nulle autre chose. Il ne serait pas principe,  s’il venait d’ailleurs. Et n’ayant point d’origine,  il n’aura par conséquent point de fin. Car il ne pourrait,  étant détruit,  ni être lui-même reproduit par un autre principe,  ni en produire un autre,  puisqu’un principe ne suppose rien d’antérieur. Ainsi le principe du mouvement est dans l’être mû par sa propre vertu. Principe qui ne saurait être ni produit ni détruit. Autrement il faut que le ciel et la terre soient bouleversés,  et,  qu’ils tombent dans un éternel repos,  sans pouvoir jamais recouvrer une force,  qui,  comme auparavant,  les fasse mouvoir. Il est donc évident,  que ce qui se meut par sa propre vertu,  existera toujours. Et peut-on nier que la faculté de se mouvoir ainsi ne soit un attribut de l’âme? Car tout ce qui n’est mû que par une cause étrangère,  est inanimé. Mais ce qui est animé,  est mû par sa propre vertu, par son action intérieure. Telle est la nature de l’âme, telle est sa propriété. Donc l’âme étant, de tout ce qui existe, la seule chose qui se meuve toujours elle-même, concluons de là qu’elle n’est point née, et qu’elle ne mourra jamaisxxi. »  Est-on satisfait ? Veut-on en savoir davantage ? Nous sommes encore loin des Dieux – ou peut-être beaucoup plus proches qu’on ne le suppose. C’est Euripide qui osa la formule la plus audacieuse en cette matière : « Immortalité, sagesse, intelligence, mémoire. Puisque notre âme rassemble ces perfections, elle est par conséquent divine, comme je le dis. Ou même elle est un Dieu, comme Euripide a osé le direxxii. »

L’âme est une sorte de soleil, dont l’éclat ne se dévoile que dans la mort. Les dernières paroles de Socrate, quelques instants avant de boire la ciguë, furent : « Toute la vie des philosophes est une continuelle méditation de la mort ». C’était son chant du cygne. Le cygne est un animal consacré à Apollon, parce qu’il semble tenir de ce Dieu la connaissance de ce qui doit advenir après la mort. C’est pourquoi les cygnes meurent avec volupté, en chantant. Socrate prit le temps, juste avant de mourir, de rappeler cette métaphore à ses disciples assemblés. Il chanta lui-même alors un chant philosophique, inoubliable. Il affronta sa mort imminente, avec le sourire du sage: « Quand on regarde trop fixement le soleil couchant, on en vient à ne voir plus. Et de même, quand notre âme se regarde, son intelligence vient quelquefois à s’émousser; en sorte que nos pensées se brouillent. On ne sait plus à quoi se fixer, on retombe d’un doute dans un autre, et nos raisonnements ont aussi peu de consistance qu’un navire battu par les flotsxxiii. »

Ce doute même, cet aveuglement ultime, quand on s’apprête à franchir la barrière de la mort, vient seulement de la trop grande force du soleil de l’âme, que les yeux faibles de l’esprit ne peuvent supporter.

C’est pourquoi il faut apprendre sans cesse à détacher son esprit du corps, pour apprendre à mourir. Tout au long de la vie, il faut s’entraîner à se séparer du corps par la puissance de l’âme, et s’accoutumer ainsi à mourir. Par ce moyen, notre vie tient déjà d’une vie céleste. Et quand nos chaînes se briseront, nous serons plus aptes à prendre notre véritable essor.

____________

i« À ce qu’attestent les documents écrits, Phérécyde de Syros a été le premier à avoir dit que les âmes des hommes sont éternelles. » Cicéron, Tusculanes, I, 16, 38. Phérécyde de Syros est aussi connu pour avoir été le précepteur de Pythagore, qui était son neveu.

iiPhérécyde de Syros, fragment B 22, trad. G. Colli, La sagesse grecque, t. 2, p. 103 : scholies d’Apollonios de Rhodes, I, 643-648.

iiiJules César. La Guerre des Gaules, VI, 14, 5

ivAmmien XV, 19. Valère-Maxime II, 6, 10. Cité par Albert Bayet, in Totémisme, religion et morale en Gaule. Annuaire de l’École pratique des hautes études, 1923, p.6

vV, 28. Cité Ibid. p. 7

viJamblique, Vie de Pythagore, XXX

viiBenjamin Constant. De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements. 1831. Livre 13, ch.12

viiiHérodote, Histoire 2,51 :  « Les Hellènes tiennent donc des Égyptiens ces rites usités parmi eux, ainsi que plusieurs autres dont je parlerai dans la suite ; mais ce n’est point d’après ces peuples qu’ils donnent aux statues de Mercure une attitude indécente. Les Athéniens ont pris les premiers cet usage des Pélasges ; le reste de la Grèce a suivi leur exemple. Les Pélasges demeuraient en effet dans le même canton que les Athéniens, qui, dès ce temps-là, étaient au nombre des Hellènes ; et c’est pour cela qu’ils commencèrent alors à être réputés Hellènes eux-mêmes. Quiconque est initié dans les mystères des Cabires, que célèbrent les Samothraces, comprend ce que je dis ; car ces Pélasges qui vinrent demeurer avec les Athéniens habitaient auparavant la Samothrace, et c’est d’eux que les peuples de cette île ont pris leurs mystères. Les Athéniens sont donc les premiers d’entre les Hellènes qui aient appris des Pélasges à faire des statues de Mercure dans l’état que nous venons de représenter. Les Pélasges en donnent une raison sacrée, que l’on trouve expliquée dans les mystères de Samothrace. » Trad. Pierre-Henri Larcher. Paris, Lefèvre et Charpentier 1842.

ixCf. Théodoret, Serm. 7 et 12. Le ctéis est un mot grec qui signifie littéralement « peigne à dents » mais qui désigne aussi de façon figurée le pubis de la femme, et signifie également « coupe, calice ».

xThéodoret, Therapeut. Disput. 1, cité par B. Constant in op.cit. Livre 13, ch.2

xiB. Constant in op.cit. Livre 13, ch.2

xiiCicéron, De Nat. Deo III,13

xiiiOvide, De Art. Amand. I, 75. Juvénal Sat. VI. In op.cit

xivTertullien. Ad. Valent.

xvCité par B. Constant in op.cit. Livre 13, ch.2

xviB. Constant in op.cit. Livre 13, ch.6

xviiB. Constant in op.cit. Livre 13, ch.8

xviiiCicéron. Tusculanes I, 12-13

xixCicéron. Tusculanes I, 22

xxCicéron. Tusculanes I, 23

xxiCicéron. Tusculanes I, 23

xxiiCicéron. Tusculanes I, 26

xxiiiCicéron. Tusculanes I, 30

De l’amour à l’extase


« Pseudo-Denys l’Aréopagite »

Net, Denys le dit : « L’Éros divin est extatique  » (ekstatikos ho theios éros)i. En Dieu, l’Éros est « extatique », parce qu’il produit l’extase. Il la produit en qui ? En Dieu Lui-même ? Ou en ceux qui L’aiment ? L’emploi du mot grec éros est ici chargé d’allusions parfaitement assumées. Que Dieu soit « amour » (éros) n’était certes pas, au 6e siècle, une idée inconnue en théologie. Mais que Dieu soit capable d’« extase » et que cette « extase » divine puisse être dite d’essence « érotique », parce qu’essentiellement « amoureuse », et même « passionnelle », cela n’allait pas forcément de soi. Tous ces mots, amour, extase, éros, passion, doivent être pris au sens le plus élevé que l’on puisse concevoir, naturellement. Il reste qu’ils sont marqués par leur orientation. Il est intéressant que Denys lui-même discute de la nuance entre le mot éros (« amour, passion ») et le mot agapè (« amitié, affection »), et qu’il juge que ces termes peuvent tous deux s’appliquer dans le contexte divin, même si le premier terme semble le meilleur. « Il a même paru à certains de nos auteurs sacrés que ‘désir amoureux’ (éros) est un terme plus digne de Dieu qu’ ‘amour charitableii’ (agapè). Car le divin Ignace a écrit : ‘C’est l’objet de mon désir amoureux qu’ils ont mis en croix’. Et dans les livres préparatoires aux Écritures, tu trouveras cette parole appliquée à la Sagesse de Dieu : ‘J’ai désiré sa beautéiii’. Il ne faut donc pas que ce vocabulaire érotique nous effarouche, ni que les raisonneurs viennent nous en faire un épouvantailiv. » Mais, comme on verra, le terme agapè a ses mérites aussi, et selon une analyse plus fouillée (celle de Thomas d’Aquin), c’est l’agapè qui, en fait, produit l’extase réellement authentique.

Quoi qu’il en soit, puisque Dieu est Un, l’Éros divin, ou l’agapè en Lui, doivent constituer sa substance même, pour autant qu’on puisse utiliser un tel terme, ne serait-ce que métaphoriquement, dans le cas d’un Dieu dont la substance ou l’essence est précisément de n’en avoir point, puisqu’il est au-dessus de toute essence et qu’il est au-dessus de l’être – si l’on admet que c’est Lui qui a créé les essences particulières et l’être en général. Or, le fait que l’amour se révèle proprement « extatique » dans ce Dieu-Éros, implique que ce même Dieu puisse littéralement « sortir » de Lui-même, en tant que substance, et comme phénomène. Cette remarque est loin d’être anodine. Comme une source infiniment abondante, comme un dépassement continuel de la puissance divine par elle-même, Éros jaillit en Dieu, et Éros rejaillit aussi, extatiquement, hors de Dieu, Éros éclabousse toute sa création, et se répand sur tout le monde. Panspermie cosmique… Il faut en déduire qu’au moins en principe, l’extase amoureuse a valeur de paradigme universel. Certes, la notion d’extase ne doit se prendre que relativement à la capacité de chaque être singulier à sortir de soi, et à assumer la portée de cette ‘sortie’. Ce qui importe surtout, c’est l’idée même d’extase, dans toute son universalité. Elle s’applique à Dieu Lui-même, mais aussi à l’ensemble des créatures. Après avoir assimilé l’amour à l’extase (en Dieu même), Denys l’Aréopagite affirme aussi, à propos des créatures (humaines) : « Grâce à lui [l’ Éros], les amoureux ne s’appartiennent plus; ils appartiennent à ceux qu’ils aimentv ». L’idée de « la sortie hors de soi », qui est dénotée par le mot ‘extase’, a donc une portée absolument générale. Elle se vérifie par l’exemple des puissances les plus élevées, lorsqu’elles s’exercent en faveur des puissances inférieures (en descendant vers elles), ou lorsque des êtres de rang égal consentent à s’unir entre eux, ou encore lorsque des êtres de rang inférieur en appellent aux êtres du plus haut rang, et se tournent vers eux. Denys cite comme emblématique l’exemple de Paul, « possédé par l’amour divin et prenant part à sa puissance extatique », et disant alors : « Je ne vis plus, c’est le Christ qui vit en moivi». Cette phrase révélatrice peut s’interpréter comme une confirmation que Paul est en effet « sorti de soi » pour se laisser pénétrer par Dieu, pour ne plus vivre de sa vie propre, mais pour vivre de la vie du divin même.

Prenant conscience de la puissance du paradigme de la « sortie de soi », du paradigme de l’« extase », Denys va aller beaucoup plus loin. Il « ose », selon ses propres termes, affirmer que « Ce Dieu lui-même, qui est cause universelle et dont l’amoureux désir, à la fois beau et bon, s’étend à la totalité des êtres par la surabondance de son amoureuse bonté, sort aussi de lui-même lorsqu’il exerce ses Providences à l’égard de tous les êtresvii ». Ce Dieu est donc « extatique », au sens littéral, parce qu’« il sort de lui-même » lorsqu’il « condescend » à créer tous les êtres et à en prendre soin, « grâce à cette puissance extatique, sur-essentielle et indivisible qui lui appartientviii ». On peut alors dire que son « désir amoureux » s’étend, grâce à son « extase », à tous les êtres.

Mais pourquoi ce grand Dieu, si puissant, si élevé, si infini, aimerait-Il d’une telle passion des multitudes d’êtres, si infimes, si proches du néant ? Et comment pouvons-nous affirmer de telles choses au sujet de l’« extase » et de l’« amour » divins ? Sur quelles bases pouvons-nous « oser » faire de telles assertions ?

Quant à la première question, on peut supputer que la création même de l’univers et des créatures qui le peuplent fait partie intrinsèque de l’extase propre au divin et en constitue l’une de ses conséquences. En effet, comment ce Dieu n’aimerait-il pas (d’un amour réellement divin) l’existence même de sa propre extase (d’essence divine), ainsi que tous les contenus de cette extase et ses conséquences (engendrement, filiation, spiration) ? Pour prendre une comparaison, l’homme lui-même n’aime-t-il pas le contenu de ses propres extases, tout ce qui en découle, et tout ce qui peut en être engendré ?

Quant à la deuxième question (sur quelles bases pouvons-nous théoriser sur ces questions?), on peut s’appuyer pour y répondre sur quelques textes canoniques, au caractère inspiré, dont on peut penser qu’ils ouvrent des pistes roboratives, heuristiques. Des textes évoquent par exemple l’ardeur « jalouse » de Dieu à l’égard de sa création ; ainsi dans l’Exode, cette affirmation : «Moi, YHVH ton Dieu, je suis un Dieu jalouxix. » Ce Dieu est « jaloux », sans doute à cause de l’intensité de son désir amoureux. Mais on peut aussi dire qu’Il est « jaloux » parce qu’Il convertit en « ardeur jalouse », de façon communicative donc, le désir amoureux de ceux qui se tournent vers Lui, pour L’écouter, de tout leur cœur, de toute leur âme et de toute leur forcex. Si ce Dieu manifeste un amour aussi « jaloux », c’est parce qu’il semble avoir conscience que les êtres créés qu’il « aime » (à sa façon divine) sont réellement dignes de cette ardeur amoureuse, pour des raisons qui nous échappent à vrai dire complètement, et contrairement à toute apparence de bon sens (vu l’insignifiance et même le néant de ces créatures); cette dignité des créatures, de toutes les créatures, aux yeux du Dieu « jaloux » n’est pas moindre, d’ailleurs, que la dignité apparemment plus élevée des êtres qui tendent volontairement vers Lui. Bref, de ce Dieu-là, on peut dire qu’Il est (en soi) absolument Éros. Ce mot implique qu’Il est en soi « Amour », mais aussi qu’Il tend à aller « hors de Lui » (Denys dit qu’Il est « extatique », – c’est-à-dire qu’Il est aussi, essentiellement, « Extase »). Ce Dieu est à la fois « un » et amour de l’autre, Il est « un » et désir d’amour de cet Autre qu’Il n’est pas, ou pas encore. Il est à la fois « un » – le sujet extatique de Son amour, et Il est aussi Celui qui se donne à l’Autre comme objet d’amour – qui reste à consommer, comme on dit. C’est donc l’amour qui essentiellement Le meut, et Il meut aussi en essence tout ce qu’Il aime. De l’amour, Il est la cause essentielle, universelle ; Il en est le créateur et l’engendreur, – le Père en quelque sorte, mais aussi, la Mère. Il est la puissance créatrice et amoureuse qui se meut ; et Il est le Séducteur qui entraîne le monde avec Lui, et qu’Il attire à Lui. Il est le mouvement même du désir qui se meut, en soi, pour soi et hors de soi, et qui, ainsi, poursuit ses propres fins. Il ne cesse de progresser sans fin dans Son extase (ek-stasis), mais sans jamais cesser d’être qui Il est en soi.

On dira : « Tout ceci est bel et bon. Mais alors, pourquoi le Mal existe-t-il, si Dieu est amour, et qu’Il baigne Tout de son amour ? » Question archi-rebattue, depuis des millénaires. Elle a été notamment abordée avec quelque profondeur par Denys dans son Traité des Noms divinsxi, et fut aussi abondamment commentée par Thomas d’Aquin. Je ne la traiterai pas, car c’est un autre sujet que celui de l’extase. Je me contenterai ici d’une seule indication. Le Mal peut faire beaucoup de mal, et il cause d’innombrables souffrances ; il a donc (malheureusement) une réelle existence ; malgré tout, on peut aussi penser (philosophiquement) qu’il n’existe pas en soi. Le Mal existe, certes, mais pas en soi, car il n’a pas d’essence. Le Mal n’a d’ailleurs pour existence réelle que celle que certains êtres veulent et peuvent lui donner, et que d’autres êtres doivent en conséquence subir à leurs dépens. Mais, à la fin des fins, il est possible de penser que le Mal lui-même disparaîtra (en quelque sorte à la fin des Temps), non sans avoir contribué, contre toute raison, et fort paradoxalement, au Bon, au Bien, et à l’Amour (divin). Pourquoi un tel dispositif, d’ampleur cosmique ? Je n’en sais rien. Mais voilà ce qu’en dit Denys : « Pour tout résumer, le bien procède d’une cause unique et totale, le mal d’une multiplicité de défaillances partielles. Dieu connaît le mal en tant qu’il est bon, et en lui les causes du mal sont des puissances productrices de bienxii. »

En vue d’appuyer certaines de ses assertions quelque peu ébouriffantes, Denys cite les Hymnes érotiques de Hiérothée. Lorsqu’on emploie l’expression de « désir amoureux » (éros) en parlant de Dieu, mais aussi lorsque ce désir est éprouvé par des intelligences, des âmes ou diverses natures, Hiérothée affirme qu’il faut comprendre cette notion comme étant « une puissance d’unification et de connexion, qui pousse les êtres supérieurs à exercer leur providence à l’égard des inférieurs, ceux de rang égal à entretenir de mutuelles relations, ceux qui sont en bas de l’échelle à se tourner vers ceux qui ont plus de force et qui se situent au dessus d’euxxiii ». Selon Hiérothée, donc, de l’Amour qui est dans l’Un, et de l’« Extase » qui en émane, dépendent toute une série de désirs amoureux à travers tous les temps et tous les mondes. Conceptuellement, il est possible de ramener tous ces désirs amoureux à l’Amour qui les contient tous en son unité. « Ramenons toutes ces puissances à l’unité et disons qu’il n’existe qu’une Puissance simple, productrice d’union et de cohésion, qui est le principe spontané de son propre mouvement, et qui du Bien jusqu’au dernier des êtres, puis de nouveau de cet être même jusqu’au Bien, parcourt sa révolution cyclique à travers tous les échelons, à partir de soi, à travers soi et jusqu’à soi, sans que cesse jamais, identique à soi-même, cette révolution sur soi-mêmexiv. » Tout se résume donc à ce concept d’union et de cohésion, certes en accord avec l’idée du Dieu Un.

Par contraste, dans la partie du Commentaire du Traité des Noms divins qu’il consacre aux passages que nous venons d’évoquer, Thomas d’Aquin fait état d’une différence fondamentale quant à la manière dont, chez l’homme, les puissances ‘cognitives’ et les puissances ‘appétitives’ interagissent avec leurs objets pour s’y ‘unir’. Pour les premières, le sujet qui veut connaître tend à faire ‘sien’ ce qu’il veut connaître. Connaître quelque chose, revient à se l’incorporer, à se l’assimiler. Alors, ce qui est ‘connu’ existe désormais, en quelque sorte, dans le sujet qui ‘connaît’. En revanche, pour les secondes, les puissances appétitives, le sujet tend naturellement à aller vers la chose qu’il désire, il veut sortir de lui-même, se projeter à l’extérieur de lui-même, vers cet autre qu’il désire, afin de s’en approcher autant que possible, espérant enfin y pénétrer, s’y mêler et s’y fusionner. Dans les deux cas, il y a ‘union’, mais c’est la direction du mouvement d’union qui diffère.

Thomas d’Aquin souligne aussi la différence de nature entre agapè et éros (en latin, dilectio et amor), c’est-à-dire entre amitié/affection et amour/passion. Il distingue « les deux manières dont l’amour tend vers son objet. La première, comme vers un bien substantiel, ce qui se produit lorsque nous aimons une réalité de telle sorte que nous lui voulons du bien, comme quand nous aimons un homme en lui voulant du bien ; la deuxième, lorsque l’amour tend vers une chose comme vers un bien accidentel, par exemple nous aimons la vertu non pas certes pour cette raison que nous voulons qu’elle soit bonne, mais plutôt pour que grâce à elle nous soyons bons. La première sorte d’amour, certains la nomment amour d’amitié [agapè] tandis qu’ils réservent pour la seconde le nom d’amour de concupiscence, de convoitise [éros]xv. »

Dans l’amour/passion, c’est-à-dire dans l’amour de concupiscence, on n’aime pas une personne réellement pour elle-même, et seulement pour elle-même, mais on « l’aime » surtout pour ce qu’elle peut donner d’elle-même, ce qu’elle offre de plaisir ou de jouissance. Le désir de l’amant est excité par l’être aimé, mais à cause de cette excitation même, de ce désir de jouissance, de cette volonté d’obtenir satisfaction, le désir, une fois qu’il a été satisfait, s’efface ; alors la volonté repue s’évanouit dans le sommeil, et la conscience revient à elle-même. La personne ‘désirée’ (plutôt qu’aimée) ne l’était que comme un moyen (pour l’amant), et non comme une fin en soi (une fin pour elle-même). Thomas d’Aquin en conclut : « C’est pourquoi une telle sorte d’amour, à cause de la finalité visée par cet amour, ne place pas l’amant en dehors de lui-mêmexvi. » Il n’y a donc pas, dans l’amour/passion, de véritable « extase » (au sens propre de ce mot, qui est, redisons-le, la « sortie en dehors de soi-même »).

En revanche, lorsqu’on aime quelqu’un d’un amour d’amitié, on est porté vers cette personne sans arrière-pensée, sans mouvement d’égoïsme, sans chercher a priori notre intérêt. On lui veut seulement du bien, simplement pour elle-même, pour ce qu’elle est, et cela de façon désintéressée. Loin de nous, alors, l’idée de lier cette amitié à quelque avantage que l’on pourrait en tirer, en quelque sorte par-dessus le marché. La personne ainsi aimée n’est pas instrumentalisée. Elle est considérée seulement en elle-même et pour elle-même, et non pour la satisfaction du désir ‘égoïste’ de l’amant. Thomas d’Aquin affirme : « C’est cette dernière sorte d’amour qui produit l’extase car c’est elle qui place l’amant en-dehors de lui-mêmexvii. » Et en tant que l’amant est placé en dehors de lui-même, c’est alors qu’il connaît à proprement parler, l’« extase ».

Le plus intéressant, c’est que l’on peut généraliser cette analyse et l’appliquer à l’Être divin et à la manière dont l’amour se manifeste en Lui ou autour de Lui. Ainsi, « l’amour divin » peut s’entendre de deux façons : premièrement, on peut le comprendre comme l’amour par lequel Dieu est aimé. C’est ainsi que l’on peut expliquer la phrase de Denys selon laquelle l’amour divin produit, ou « fait » l’extasexviii. Cet amour place l’amant (humain) « hors de lui », c’est-à-dire qu’il sort de lui-même pour être extatiquement lié à Dieu. On peut interpréter cette extase comme une façon pour l’amant de ne plus exister pour lui-même, et de se perdre dans les réalités divines. Il ne reste rien en lui qui ne soit désormais lié à Dieu. Deuxièmement, « l’amour divin » peut aussi s’entendre comme l’amour qui est en Dieu, puis qui en émane, qui vient de Lui, et qui est donc dans le monde, et dans tous les autres êtres, par quelque immanence. Alors là, il y a cette audace (du propre aveu de Denys), qui consiste à « affirmer hardiment comme une vérité » que cette extase d’amour (divin) s’opère donc aussi en Dieu. Dieu « s’extasie » hors de Lui-même quand Il condescend à octroyer sa Providence à ses créatures (par exemple en leur donnant, selon les cas, et à proportions variées, l’être, la vie, et l’intelligence). Dieu, qui est la cause de toute chose, « sort de Lui-même » en tant qu’Il pourvoit aux besoins de tout ce qui existe. Il agit ainsi par bonté et par amour, peut-on conjecturer. Et, d’une certaine manière, comme le souligne Thomas d’Aquin dans son Commentaire, en reprenant les termes mêmes du Pseudo-Denys l’Aréopagite : « Il se prolonge et s’abandonne dans l’existence de tous les êtres, selon une certaine extasexix. » Il faut donc prendre ici le mot ‘extase’ comme signifiant littéralement: Dieu « sort de Lui-même » et « Il s’abandonne ». Ajoutons que cette « sortie » et cet « abandon » restent toujours conformes à l’essence (divine). Dieu demeure au-dessus et séparé de tout ce vers quoi « Il sort », et en quoi « Il s’abandonne ». « Il comble toutes les choses sans que sa puissance s’anéantisse dans aucune d’elles. C’est ce que Denys ajoute, certes pour montrer que par le mot ‘s’abandonne’, il ne faut pas comprendre que Dieu soit diminué, mais seulement qu’il se communique aux créatures qui participent de sa bontéxx. »

L’Extase. Voilà donc un paradigme essentiellement divin, que toutes les sortes d’extases humaines (érotiques, amoureuses, mystiques, etc.) ne font sans doute que mimer, sans toutefois que les « extatiques » abandonnent jamais l’espoir d’y participer en quelque mesure.

____________

iἜστι δὲ καὶ ἐκστατικὸς ὁ θεῖος ἔρως. Le mot ἔρως, éros, a le sens de « passion, amour ; désir violent », selon le dictionnaire Bailly. Mais c’est aussi le nom du Dieu Éros, qui, selon Hésiode, est « le plus beau d’entre les Dieux Immortels », et le premier Dieu à être venu « avant toutes choses », en compagnie de Chaos et de Gaïa. Éros est aussi le Dieu qui « rompt les forces, et qui dompte l’intelligence et la sagesse de tous les Dieux et de tous les hommes dans leur poitrine » (Hésiode, Théogonie). Sa force est donc supérieure à toute intelligence et toute sagesse, fussent-elles divines… Maurice de Gandillac traduit ici éros par « désir amoureux » : « Mais en Dieu le désir amoureux est extatique ». Pseudo-Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch. 4 § 13. Aubier, Paris, 1941, p. 107.

iiMaurice de Gandillac traduit ἀγάπη, agapè par ‘amour charitable’, qui en est l’acception chrétienne. Le mot agapè est tiré du verbe ἀγαπάω, agapaô, que l’on trouve chez Homère, et qui signifie « accueillir avec amitié, traiter avec affection ; aimer, chérir ». Dans la Septante et le Nouveau Testament, il se dit de l’amour de Dieu pour l’homme et de l’homme pour Dieu.

iiiSag. 8,2

ivPseudo-Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch. 4 § 12. Traduction Maurice de Gandillac. Aubier, Paris, 1941, p. 106

vPseudo-Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch. 4 § 13. Traduction Maurice de Gandillac, Aubier, Paris, 1941, p. 107

viGal. 2,20

viiPseudo-Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch. 4 § 13. Traduction Maurice de Gandillac, Aubier, Paris, 1941, p. 107. Mots soulignés par moi.

viiiIbid. p.108

ixEx 20,4. « YHVH Êlohéi-kha, Êl-qanna ». יְהוָה אֱלֹהֶיךָ, אֵל קַנָּא

xCf. Dt 6,4

xiCf. Pseudo-Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch. 4 §§ 19 à 34. Traduction Maurice de Gandillac, Aubier, Paris, 1941, pp. 111-126

xiiPseudo-Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch. 4 § 30. Traduction Maurice de Gandillac, Aubier, Paris, 1941, p.123

xiiiExtrait des Hymnes érotiques de Hiérothée, cités par le Pseudo-Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch. 4, §15. Traduction Maurice de Gandillac, Aubier, Paris, 1941, p.109

xivExtrait des Hymnes érotiques de Hiérothée, cités par le Pseudo-Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch. 4, §17. Traduction Maurice de Gandillac, Aubier, Paris, 1941, p.110

xvThomas d’Aquin. Commentaire du Traité des Noms divins. Ch. 4. Leçon 10

xviIbid.

xviiIbid.

xviiiDans sa version latine, la phrase par laquelle Denys commence le §13 du chapitre 4 de son Traité des Noms divins est : « Est autem et faciens extasim divinus amor. » A la différence de l’original grec, déjà discuté (le théios éros y est qualifié par l’adjectif ekstatikos), la version latine, sur laquelle porte le commentaire de Thomas d’Aquin, contient le mot faciens : l’amour divin est donc dit « faisant l’extase » (faciens extasim).

xixThomas d’Aquin. Commentaire du Traité des Noms divins. Ch. 4. Leçon 10

xxIbid.

Possession et dédoublement


« Plotin »

Dans la 5e Ennéade, Plotin raconte en détail l’extase qui l’a amené devant le Dieu, et il analyse comment ce ravissement l’a obligé à prendre conscience de sa propre nature, en un sens divine, et en un autre sens, autre que divine.

Cette expérience commence par ce que les Anciens appelaient la « possession », laquelle n’est pas un transport en dehors du soi, mais une prise de conscience de la présence du Dieu en soi. Le mot même de « possession » n’est d’ailleurs pas sans ambiguïté. Qui possède qui ? Est-ce le Dieu qui possède Plotin, ou bien est-ce Plotin qui possède le Dieu ? Ou les deux se possèdent-ils mutuellement ? Ce que dit Plotin, c’est qu’il ne faut pas voir le Dieu comme étant en dehors de soi. Dans la possession, le Dieu est transporté en soi ; il est « comme un avec nous-mêmes », et il faut même le voir « comme étant nous-mêmes : ainsi le possédé d’un Dieu, de Phébus ou de quelque Muse, contemple son dieu en lui-même, dès qu’il a la force de voir le Dieu en lui. »i

Il existe en grec un adjectif qui décrit cet état de possession, φοιϐόληπτος, phoibolêptos, mot qui signifie littéralement « qui est pris, ou inspiré, par Phébus » . Le mot ληπτός, lêptos est l’adjectif verbal de λαμϐάνω, ‘prendre’, et signifie « qu’on peut prendre, ou saisir (en particulier par l’intelligence) ».

Mais que se passe-t-il au cours de cette prise de possession, qui d’ailleurs semble n’être qu’une première étape (dont on va voir qu’elle va être suivie de plusieurs autres) ? Une certaine qualité de conscience est nécessaire pour s’en rendre compte. Être «pris par le Dieu » n’a rien de passif. Cela implique une aptitude et une disponibilité particulières de la conscience. La possession par le Dieu peut mettre la conscience en grande difficulté, mais paradoxalement, nous permettre aussi de mieux nous ‘posséder’ nous-mêmes, de mieux nous voir nous-mêmes, dans un deuxième temps. Notre conscience était, jusqu’alors, en quelque sorte endormie ou léthargique. Mais la possession par le Dieu la réveille, et sa ‘vision’ l’éclaire, l’illumine, l’élève et « l’embellit » : «  Si nous sommes incapables de nous voir nous-mêmes, mais si, une fois possédé du Dieu, nous produisons en nous sa vision ; si alors nous nous représentons à nous-mêmes en voyant notre propre image embellie (…) »ii

Mais Plotin n’en reste pas là, à jouir de cette élévation et de cet embellissement. Il aspire à comprendre ce qui se passe, à explorer la « possession » dans toutes ses dimensions. Il en vient alors à vouloir se dédoubler pour observer la manière dont le Dieu l’a « pris », et par là tenter d’accéder à un nouveau niveau de conscience. Pour cela, il lui faut nécessairement se séparer de la vision divine, quitter ce sentiment de « possession », sans cependant le tenir complètement à distance. Le Dieu est toujours là, tout près. Il suffit de tourner les regards vers lui pour s’unir à nouveau à lui, pour plonger dans le sentiment béatifique de sa présence. « Mais si, quittant cette image si belle qu’elle soit, nous nous unissons à nous-mêmes, sans plus scinder cette unité qui est tout, unis au Dieu présent dans le silence, si nous sommes unis à lui autant que nous le pouvons et autant que nous y aspirons ; puis si, par un mouvement inverse, nous revenons à nous dédoubler, nous sommes alors assez purifiés pour rester près de lui, si bien qu’il nous est à nouveau présent, dès que nous nous tournons vers lui ; mais de ce retour au dédoublement, nous tirons l’avantage suivant : nous commençons à avoir conscience de nous-mêmes, tant que nous sommes différents du Dieu ; puis, revenant en nous-mêmes, nous possédons à nouveau le tout indivisible. »iii

Le dédoublement révèle à la conscience qu’elle est capable d’être « différente du Dieu » et qu’elle peut aussi « posséder le tout indivisible ». Ayant été « possédée » par le Dieu, « prise » par Phoebus (mot qui signifie « le Brillant »), la conscience devient ensuite consciente qu’elle est elle-même capable de « posséder » le Tout. Entre l’état d’union avec le Dieu, là-bas, et l’état de conscience du soi, ici-bas, Plotin note avec précision une série d’allers et de retours, de mises en présence et de prises de distance, de rapprochements et d’écartements, de fusions et de déhiscences. « Laissant la conscience, nous revenons en arrière parce que nous redoutons d’être différent du Dieu ; nous retournons là-bas où nous sommes un avec lui ; puis, si nous avons le désir de le voir comme une chose différente de soi, nous nous mettons à nouveau en dehors de lui. »iv

Mouvement double, incessant, montant et descendant, allant vers le Dieu, puis le quittant, l’un se nourrissant de l’autre.

Ces mouvements de va-et-vient font monter la tension, comme en une étreinte amoureuse, ou encore comme s’il s’agissait d’un corps à corps intellectuel avec un problème dépassant de loin notre intelligence. Il faut pourtant chercher à comprendre le Dieu, ne jamais faiblir dans l’effort, malgré les traces infimes qu’il laisse derrière lui. « Il faut donc, d’une part le comprendre, et insistant sur la trace qui reste de lui, le saisir par la raison en le cherchant ; mais d’autre part, sachant maintenant en quoi nous entrons, assuré que c’est dans une réalité bienheureuse, il faut que nous nous donnions jusque dans notre intimité (εἰς τὸ εἴσω).»v

Nous nous donner dans l’intimité… Le moment de vérité est venu, celui du sacrifice, le sacrifice du soi, du soi intime, qui est demandé. Ce sacrifice intime, ce don demandé, est total. Mais il n’est pas sanglant ni mortifère, ce n’est pas un holocauste du moi. C’est une mue, une métamorphose, une métanoïa. Il s’agit de transformer intimement le moi. Au lieu de n’être que ‘voyant’, le moi doit désormais être aussi digne d’être ‘vu’… Il faut qu’il soit désormais fait de la substance des ‘visions’. Il faut que le moi devienne un ‘spectacle’, d’essence divine. Aux yeux de qui ? Du Dieu lui-même ? Cela n’est pas exclu, mais Plotin dit surtout que ce ‘spectacle’ doit être offert à quiconque, à quel ‘autre’ que ce soit, qui serait resté ici-bas, et qui demanderait au moi son témoignage sur ce qu’il a ‘vu’ là-bas… « Il nous faut, au lieu d’être un ‘voyant’, devenir un spectacle pour un autre qui nous voit tels que nous sommes venus de là-bas, et il faut l’éclairer des pensées que nous en rapportons. »vi

Mais comment devenir un « spectacle pour un autre » ? Comment devenir « beau », comment être « dans le beau » alors que nous venons précisément de nous en séparer, en quittant ce lieu, ‘là-bas’, pour retourner ici-bas ? « – Comment donc sommes-nous dans le beau si nous ne le voyons pas ? Le voir comme une chose différente de soi, ce n’est pas encore être dans le Beau ; devenir le Beau voilà surtout ce qui est être dans le Beau. Si donc nous le voyons comme une chose extérieure à nous-mêmes, il ne faut point d’une pareille vision, à moins que nous ne sachions que nous sommes identiques à la chose vue ; il y a alors comme une intelligence et une conscience de nous-mêmes, si nous prenons bien garde de ne pas trop nous écarter de lui, sous prétexte d’augmenter cette conscience. »vii

Là est le hic. En s’écartant du Dieu, le moi augmente sa conscience, il accroît son intelligence quant à sa propre essence, et il y prend goût. Mais en s’écartant du Dieu, le moi a bien conscience de perdre le sentiment de son union. En prenant sa distance, le moi gagne en conscience de soi, mais il perd en conscience du Soi. Dilemme redoutable, difficile à résoudre. Mais le moi a besoin de renforcer son intelligence et sa conscience de lui-même. Il veut se « posséder » lui-même, après avoir été « possédé » par le Dieu, même si c’est au prix d’une « dépossession » du Dieu. Après avoir été dans l’union avec le Dieu, le moi veut s’unir à lui-même. « Or de ce qui est à nous nous n’avons pas nous-mêmes sensation : et c’est alors et surtout que nous avons l’intelligence de nous-mêmes, que nous possédons la science de nous-mêmes, que nous nous unissons à nous-mêmes (καὶ ἡμᾶς ἓν πεποιηκότες). »viii On a pu dire (fort paradoxalement, mais aussi fort justement) que toute « élévation » s’accompagne, chez Plotin, d’une diminution de conscience.ix Est-ce à dire que le ravissement par Phoebus se traduit pour la conscience humaine par une perte relative de la conscience ? Plotin est explicite à ce sujet : « Là-bas donc, c’est alors que notre savoir est au plus haut point conforme à l’Intelligence que nous croyons être dans l’ignorance. »x Lorsque le moi est arrivé au plus haut point de l’Intelligence, lorsqu’il a en effet accédé au summum de la vérité divine, c’est alors qu’il en perd toute conscience, et qu’il croit être dans l’ignorance. Paradoxe ? Non. En ce sommet, doit-on conjecturer, la conscience n’est plus essentielle. Ce qui importe alors c’est seulement d’être ce qu’on est et de vivre ce qu’on vit. La conscience devient subalterne. En ce moment, en ce lieu, le Savoir le plus divin ne semble être lui-même qu’une sorte d’ignorance, du moins en comparaison du fait d’être avec le Dieu, d’être en Dieu, de vivre seulement dans cette union, sans la médiation du « savoir » ou de la « conscience », devenue ancillaire.

Mais voilà, il faut aussi que vienne le temps du retour (ici-bas). Pourquoi ce retour est-il nécessaire ? Parce que c’est la conscience qui a permis au moi d’atteindre ces hauteurs, qui s’est laissée guider dans l’extase, et c’est elle qui, maintenant, réclame son dû. Il lui faut revenir ici-bas, pour qu’elle aussi puisse s’augmenter, pour qu’elle puisse s’élever à son tour, en se nourrissant de toutes les « traces » que le Dieu aura bien voulu lui laisser. Elle revient donc ici-bas, parce qu’elle veut s’augmenter elle-même. Mais en revenant de là-bas, en retombant ici, ne perd-elle pas infiniment plus que ce qu’elle vient de gagner ? Elle a connu la ‘possession’ et le ‘ravissement’. Revenant en arrière, elle s’est dédoublée, elle s’est scindée, et elle a renoncé volontairement à l’extase. En échange, elle redécouvre toute la puissance propre de sa nature, l’infini potentiel qui couve en elle. Mais elle découvre aussi en elle le doute, parce que la conscience se nourrit aussi de sensations… « Nous croyons être dans l’ignorance : c’est que nous attendons l’impression sensible, qui, elle, affirme ne rien voir de tout cela. Voilà donc ce qui doute de ces choses, c’est la sensation ; et c’est autre chose qu’elle qui est le voyant ; et, pour le voyant, douter de ces choses, ce serait douter de soi-même. »xi

En revenant ici-bas, le moi est certes beaucoup plus ‘conscient’ de lui-même, et il est aussi beaucoup plus conscient de la richesse et de la finesse des sensations qu’il reçoit dans ce monde-ci. Corrélativement, il est assailli de nouvelles questions: privé de tout ce qu’il éprouva, vit et vécut, pendant la possession, le moi se prend à douter du contenu de cette « possession », à douter de ce qui désormais ne se plus laisse saisir. Non seulement il est amené à douter de la nature du ravissement divin, dont le souvenir s’estompe, mais il doute aussi de lui-même, en se voyant écartelé entre des souvenirs évanescents et intangibles, d’une part, et une réalité sensorielle qui nie tout ce qui est supra-sensible, ou proprement intelligible, d’autre part. Il est à nouveau placé dans un état qui ne peut lui convenir, qui le place dans une situation de dissonance interne, et qui l’incite à se dédoubler encore, pour tenter de se retrouver à nouveau. « Car lui non plus, il n’est pas capable de se placer en dehors de lui-même, pour se voir comme un être sensible, avec les yeux du corps. »xii Il n’est pas capable de voir que, ni ici-bas, ni là-bas, il ne sera jamais en mesure de trouver un lieu où il pourrait revendiquer sa double nature, – ou plutôt sa nature unique, son unique essence, dont seule la puissance de dédoublement témoigne des infinies perspectives.

________________

iPlotin, Ennéades V, 8, 10. Trad. Émile Bréhier. Belles Lettres, 1947, p.148

iiPlotin, Ennéades V, 8, 11. Trad. Émile Bréhier. Belles Lettres, 1947, p.148

iiiPlotin, Ennéades V, 8, 11. Trad. Émile Bréhier. Belles Lettres, 1947, p.148

ivPlotin, Ennéades V, 8, 11. Trad. Émile Bréhier. Belles Lettres, 1947, p.148

vPlotin, Ennéades V, 8, 11. Trad. Émile Bréhier. Belles Lettres, 1947, p.149

viIbid.

viiIbid.

viiiIbid.

ixIbid. note 1, p.149

xPlotin, Ennéades V, 8, 11. Trad. Émile Bréhier. Belles Lettres, 1947, p.149

xiIbid.

xiiIbid.

Vivre et l’à-venir


« Plotin »

Aristote dit que Dieu est la ‘cause première’ ; Platon le désigne comme étant ‘l’Intelligible’ ; pour Descartes, il est ‘l’Infini’, et pour Hegel, il est ‘l’Absolu’. Plotin, pour sa part, dit qu’il faudrait ‘aller au-delà de l’être même’, pour exprimer qui il est, ou ce qu’il est. Cette formule, ‘aller au-delà de l’être même’, excite mon imagination. J’y trouve une immense incitation à penser, une puissante stimulation neuronale. Je la relie à cette idée de l’essence de la conscience humaine : ce qui a vocation à se dépasser sans cesse.

Ce qui est curieux, dans le cas de Plotin, c’est qu’il a des formules d’une force percutante, capable d’ébranler les mondes, mais qu’il ne sort pas de son monde, le néo-platonisme, monde brillant, excellent même, mais pas suffisant. Il habille toute sa pensée d’une sorte de voile un peu statique, de facture classique, empêtrée dans l’Antique. Dans ses Ennéades, par exemple, Plotin écrit, parlant de Dieu : « Rien n’est pour Lui dans le futur. Car dire qu’une chose est pour Lui dans le futur, c’est dire qu’elle Lui manque, donc qu’Il n’est pas le tout »i. Je diffère de Plotin sur ce point. Mon intuition inamovible est qu’Il est, bien au contraire, essentiellement dans le futur. Le Dieu des Hébreux n’a-t-il pas dit à Moïse : אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה , ehyeh acher ehyeh, « Je serai qui Je serai »ii. Le mot hébreu ehyeh est la première personne du verbe être, conjugué à l’inaccompli. Il s’agit donc d’un processus continuel, qui, grammaticalement, n’a pas de fin. Il n’est pas possible de traduire ehyeh par « je suis ». C’est un contresens grammatical.

Plotin affirme encore: « Il n’y a pour Lui ni futur, ni passé. » Donc, Il n’y aurait pour Lui que le ‘présent’ ? Mais, de nos jours du moins, ‘Il’ semble briller, non par sa ‘présence’, mais plutôt par son absence. On doit donc éviter dans ces difficiles matières le ton assertorique. La recherche n’est pas finie, elle ne fait que commencer. Tentons d’ajouter modestement, humblement, nous qui ne sommes que des fétus futiles, une petite et putative contribution aux pensées des géants qui nous ont précédés. Essayons, à notre tour, et avant de nous enfoncer dans l’ombre, de faire briller quelque étincelle dans l’obscurité profonde qui nous submerge…

Commençons par considérer notre être même, et comparons-le à toutes les formes possibles, ou concevables, de l’être, telles qu’elles pourraient exister dans ce monde, ou au-delà. « Si vous enleviez l’avenir aux choses engendrées, vous les priveriez immédiatement de leur être, puisqu’elles acquièrent à chaque instant un état nouveau ; mais si vous donniez un avenir aux choses non engendrées, vous les verriez déchoir de leur rang d’êtres véritables ; l’être ne leur était pas inhérent, c’est clair, puisque de l’être leur est advenu dans le passé et doit leur advenir plus tard. L’être des choses engendrées part du premier moment de leur génération et va jusqu’à leur dernier moment, où elles cessent d’être ; il y a donc pour elles un futur, et, si on le leur retranchait, leur vie, et par conséquent leur être en seraient amoindris. L’univers sensible a aussi un avenir vers lequel il se dirige. Il court vers cet avenir, sans vouloir s’arrêter ; il attire à lui sa propre existence, en faisant un acte, puis un autre, et en se mouvant d’un mouvement circulaire, parce qu’il aspire à l’être ; nous avons ainsi découvert la cause de ce mouvement qui tend, chez les êtres qui ont un avenir, à une existence sans cesse renouvelée. Mais les êtres premiers et bienheureux n’aspirent pas à l’avenir ; ils sont déjà la totalité de l’être, et ils possèdent la vie totale qui est due en quelque sorte à leur nature ; aussi ils ne recherchent rien parce qu’il n’y a pour eux ni avenir ni temps, dont l’avenir est une partie.»iii

Je propose de différer radicalement de Plotin, quant à son opinion sur « les êtres premiers et bienheureux ». D’abord, ces êtres ne sont pas « la totalité de l’être ». L’être n’a pas de fin, donc il ne peut jamais être « total », car il est sans cesse appelé à se totaliser toujours de nouvelle manière, par adjonction de nouvelles formes d’être, par fusion et perfusion de vies neuves, d’esprits vivants. Les « êtres premiers et bienheureux » ne possèdent pas non plus « la vie totale ». En effet, il n’y a pas de « vie totale », parce que vivre, pour les mortels comme pour les immortels, – vivre c’est sans cesse aller de l’avant, que ce soit dans le temps ou au-delà du temps. Vivre, c’est sans cesse créer de l’être. Vivre, c’est « attirer à soi sa propre existence », c’est arracher au néant cette existence, qui n’existe pas encore, et lui donner souffle, chair et sang. Enfin, dire comme Plotin que ces êtres (premiers et bienheureux) « ne recherchent rien parce qu’il n’y a pour eux ni avenir ni temps » est parfaitement discutable. En admettant même qu’il n’y ait pas d’avenir chez des êtres éternels (point sur lequel on va revenir dans un instant), qu’est-ce qui permet de dire que des êtres éternels « ne recherchent rien » ? Seraient-il complètement amorphes, tellement gavés de leur éternité qu’ils n’aient plus aucun désir, aucune pulsion, aucune aspiration ? Comme imaginer des « esprits » qui n’auraient aucune ‘spiration’ ou ‘inspiration’ ? Cela n’est pas crédible.

Plotin affirme encore que « l’être éternel ou l’être qui est toujours, c’est celui qui n’a absolument aucune tendance à changer de nature, celui qui possède en entier sa propre vie, sans y rien ajouter ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’avenir. Un tel être possède la perpétuité. »iv Cela ressemble furieusement à la prison. Ou à la mort. Là encore, Plotin fait fausse route, me semble-t-il. D’ailleurs, il donne un peu plus loin des signes de la nécessité pour l’être « éternel » de s’ouvrir à une véritable diversité interne, de s’ouvrir à sa propre multiplicité intérieure et intrinsèque. « L’éternité est Dieu lui-même se montrant et se manifestant tel qu’Il est ; elle est encore l’être, en tant qu’immuable, identique à lui-même, et ainsi doué d’une vie constante. Et si nous disions que cet être est pourtant fait de plusieurs, il ne faut pas s’en étonner, chaque être intelligible est multiple, parce qu’il a une puissance infinie ; infinie, dis-je, parce que rien ne lui manque ; et il est par excellence l’être à qui rien ne manque, parce qu’il ne perd rien de lui-même. On peut donc dire que l’Éternité est la vie infinie, ce qui veut dire qu’elle est une vie totale.»v

Il y a une espèce de contradiction, me semble-t-il, entre les expressions : « l’être est identique à lui-même » et « l’être intelligible est multiple ». Mais cette contradiction peut se lever assez facilement si l’on note que le mot ‘être’ s’entend à différents niveaux. L’être, au niveau ontologique, est égal à lui-même, c’est d’ailleurs là une tautologie ; mais on conçoit aussi que l’être, au niveau phénoménologique, pris dans la vaste puissance de tous ses possibles, est aussi infiniment infiniment divers, infiniment multiple. De cela on déduit qu’il n’y a pas de contradiction ici, mais seulement une intrication intime de niveaux de sens. Cependant, je n’accepte pas l’équation finale de Plotin : « l’Éternité est la vie infinie, ce qui veut dire qu’elle est une vie totale ». Il me paraît évident que le propre de l’Infini est précisément d’être « sans fin », et par conséquent de ne pouvoir jamais être « totalisé ». L’expression « vie totale » est intrinsèquement contradictoire, puisque l’essence de la vie est une aspiration infinie à vivre sans fin. Pour moi, la vie peut se comprendre comme un processus, un mouvement qui tend à ajouter de la vie à la vie, de l’existence à l’existence, et ce processus ne peut jamais être finalisé, totalisé, il est en soi sans cesse en devenir.

Mais quid des « êtres premiers et bienheureux » dont on peut penser qu’ils sont éternels et donc hors du temps ? Eh bien, justement, il faut distinguer, même dans les êtres « premiers », ce qui, en eux, ne change pas, et ce qui, en eux, se meut. Là encore, il faut se séparer de Plotin quand il dit : « Car ce qui est n’est pas différent de ce qui est toujours, non plus que le philosophe n’est différent du vrai philosophe ; mais comme on peut usurper l’habit du philosophe, on ajoute l’épithète vrai. Ainsi à ce qui est on ajoute toujours, et à toujours on ajoute ce qui est en disant ‘ce qui est toujours’. Ce qui est toujours doit se prendre dans le sens de : ce qui est véritablement. »vi Tout cela est bel et bon, mais le véritable point à éclaircir, c’est l’essence même de l’être « véritable ». J’ose affirmer qu’être « véritablement » ne peut pas équivaloir à « être de façon statique, immuable ». De même que l’esprit est un ‘vent’, et que l’âme est un ‘souffle’, l’être est essentiellement ‘un devenir’ et il est ‘en devenir’. Plotin lui-même le reconnaît implicitement, quoiqu’il emploie le mot ‘avenir’ plutôt que le mot ‘devenir’ : « Un être qui dure, même s’il est achevé, par exemple un corps qui se suffit parce qu’il est achevé par une âme, a encore besoin de l’avenir ; il a donc du défaut, puisqu’il a besoin du temps. Lié au temps et durant avec le temps, il est donc en réalité inachevé et ne peut être appelé ‘achevé’ que par une équivoque. »vii

Là où Plotin voit dans l’avenir quelque chose qu’il appelle « du défaut », un manque, ou un « besoin », je pense qu’il y faut voir du désir, et partant, une infinie richesse, une profuse puissance, une infinie aspiration à ‘être autre’, tout en restant ‘en’ l’être, en cet être même qui aspire à l’autre.

_______________

iPlotin. Ennéades III, 7,4. Trad. Émile Bréhier. Les Belles Lettres, 1989, p.131

iiEx. 3,14

iiiPlotin. Ennéades III, 7,4. Trad. Émile Bréhier. Les Belles Lettres, 1989, p.131

ivPlotin. Ennéades III, 7,5. Trad. Émile Bréhier. Les Belles Lettres, 1989, p.132

vPlotin. Ennéades III, 7,5. Trad. Émile Bréhier. Les Belles Lettres, 1989, p.132

viPlotin. Ennéades III, 7,6. Trad. Émile Bréhier. Les Belles Lettres, 1989, p.134

viiIbid.

Faire un enfant avec le Divin


« Diotime de Mantinée ».

Un jour, Diotime, une « dorienne », mit publiquement en doute les capacités de Socrate. Elle lui dit ouvertement qu’il ne savait rien des « plus grands mystères », et qu’il était même sans doute incapable de les comprendre… Quoi ? Le célèbre Socrate ! La gloire de la philosophie grecque ! Se faire ainsi tancer par une « étrangère » ? Et sur les questions les plus importantes qui soient ?

Diotime avait commencé sa discussion avec Socrate, en parlant de « l’amour de la renommée »i chez tous ceux qui peuvent y prétendre, et qui s’y complaisent. Diotime avait dit que des poètes, comme Homère et Hésiode, ou des hommes politiques comme Lycurgue, « sauvegarde de la Grèce », avaient recherché « l’immortalité de la gloire », et l’avait à l’évidence obtenue. Mais elle s’interrogeait sur cette soif de gloire, ce désir d’immortalité. « C’est pour que leur mérite ne meure pas, c’est pour un tel glorieux renom, que tous les hommes font tout ce qu’ils font, et cela d’autant plus que meilleurs ils sont. C’est que l’immortalité est l’objet de leur amour ! »ii

Ce grand amour pour l’immortalité, certainement Socrate pouvait le comprendre. On pouvait certainement faire crédit à Socrate, pour tout ce qui concerne l’amour, et ce qui touche à son initiation…

Mais, continua Diotime, au-delà de l’amour, il y a des mystères bien plus élevés encore, et derrière leur voile, il y a une ‘révélation’ supérieure. Cela, Socrate était-il capable de le comprendre ? Rien n’était moins sûr.

« Or, les mystères d’amour, Socrate, ce sont ceux auxquels, sans doute, tu pourrais être toi-même initié. Quant aux derniers mystères et à la révélation, qui, à condition qu’on en suive droitement les degrés, sont le but de ces dernières démarches, je ne sais si tu es capable de les recevoir. Je te les expliquerai néanmoins, dit-elle, pour ce qui est de moi, je ne ménagerai rien de mon zèle ; essaie, toi, de me suivre, si tu en es capable ! »iii.

Diotime maniait l’ironie avec finesse. On entendait les jeunes gens glousser sur les gradins de l’Académie, et l’on voyait les vieux sages figer leur sourire, dans l’attente de la réplique…

Qui ne vint pas.

Qu’on ne s’y méprenne pas ! Socrate n’était pour sa part ni moins doué de finesse, ni moins capable d’une féroce ironie. Sa puissance rhétorique était sans pareille.

Mais en l’occurrence, il se tint coi. Il retenait chaque mot de Diotime, pour se les graver dans la mémoire. C’est ainsi d’ailleurs qu’il les conserva pour la postérité. C’est lui-même qui, plus tard, rapporta fidèlement les paroles de Diotime, qui transmit la leçon qu’il nous est donné aujourd’hui de revivre…

Diotime continuait de parler. Elle s’attaquait sans tergiverser au problème le plus important qui soit, selon elle. Pour atteindre à la « révélation », dit-elle, il faut commencer par dépasser « l’océan immense du beau » et il faut dépasser aussi « l’amour sans bornes pour la sagesse ».

Il s’agit d’aller bien plus haut que la beauté ou la sagesse. Il faut aller aller à ce point extrême où l’on peut enfin « apercevoir une certaine connaissance unique ».

Quelle connaissance ? La connaissance d’une autre beauté, – « cette beauté dont je vais maintenant te parler »iv.

L’ironie de Diotime prit un tour cinglant.

« Efforce-toi, reprit-elle, de me prêter ton attention le plus que tu en seras capable. »v

Qu’est-ce qui, pour Socrate, était donc si difficile à apercevoir, selon Diotime ? Quelle était cette connaissance apparemment hors d’atteinte ? Quelle était cette beauté que Socrate paraissait « incapable » de connaître ?

Cette « beauté dont la nature est merveilleuse », on ne peut l’atteindre que par une « soudaine vision » dit alors Diotime. Comment la décrire plus précisément ? Diotime elle-même avait du mal à l’expliquer. Elle se contentait de formules allusives, ou bien seulement négatives.

C’est, dit-elle, « une beauté dont, premièrement l’existence est éternelle, étrangère à la génération comme à la corruption, à l’accroissement comme au décroissement ; qui, en second lieu, n’est pas belle à ce point de vue et laide à cet autre, pas davantage à tel moment et non à tel autre, ni non plus belle en comparaison avec ceci, laide en comparaison avec cela. »

Ces formules, que l’on pourrait qualifier d’apophatiques, étaient censées exciter l’imagination, mais pour émouvoir un Socrate il en fallait davantage.

Diotime ajouta avec une pointe de grandiloquence: « Cette beauté se montrera en elle-même et par elle-même, éternellement unie à elle-même dans l’unicité de sa nature formelle »vi.

Ah, d’accord. En effet, voilà qui semble prometteur. On vit passer sur le visage de Socrate l’ombre d’un sourire. Mais il ne semblait pas convaincu.

Diotime continua, sans se décourager.

Pour accéder à cette « beauté surnaturelle », il faut « s’élever sans arrêt, comme au moyen d’une échelle ». Il faut monter jusqu’à « cette science sublime, qui n’est science de rien d’autre que de ce beau surnaturel tout seul ». Et, c’est seulement à la fin de cette ascension que l’on peut connaître « l’essence même du beau »vii

Socrate accusa le coup. « L’essence même du beau » ! Diantre !

Donnant à son interlocuteur du « cher Socrate », Diotime poursuivit :

« C’est à ce point de l’existence, mon cher Socrate, dit l’étrangère de Mantinée, que, plus que partout ailleurs, la vie pour un homme vaut d’être vécue, quand il contemple le beau en lui-même ! Qu’il t’arrive un jour de le voir ! »viii

(« Bonne chance à toi Socrate ! Ce n’est pas que j’en doute, semblait-elle penser, mais il est temps, Socrate, que tu te mettes à t’élever si tu veux jamais y parvenir, à ce beau en lui-même, à le voir dans son intégrité, dans sa pureté sans mélange » …)

Il fallait en effet souhaiter à Socrate de réussir dans cette quête-là, d’autant qu’apercevoir le beau en lui-même n’était qu’une première étape. Il fallait ensuite réussir à voir dans ce Beau en lui-même, un autre Beau, plus élevé encore : « le Beau divin dans l’unicité de sa nature formelle »ix .

Et ce n’était pas fini, la quête n’était pas close.

Il ne s’agissait pas simplement de contempler le Beau, que ce soit le Beau en lui-même ou le Beau divin. Il fallait encore s’unir à lui, au sens propre. Il fallait s’unir au Divin pour « enfanter », et pour devenir soi-même immortel…

Diotime conclut alors, – cette fois, sans la moindre trace d’ironie.

La contemplation de la sublime Beauté n’est qu’un prélude. Doit suivre une union avec la Divinité, dont cette sublime Beauté n’est que le voile. Et cette union ne doit pas être stérile. Elle doit viser à enfanter. Enfanter qui ?

Le Divin n’est pas un simulacre, ce n’est pas une vision, une image ou une idée. Le Divin est le « réel authentique ». Il est la Réalité même.

Il s’agit pour qui arrive à ce point de faire un enfant avec la Réalité même.

Il s’agit donc pour Socrate, s’il en est « capable », dit Diotime, de faire réellement un enfant avec la Réalité elle-même…

C’est cela, se rendre immortel, Socrate ! Faire un enfant avec le Divin !x

_____________

iPlaton. Le Banquet. 208 c

iiPlaton. Le Banquet. 208 d,e

iiiPlaton. Le Banquet. 209 e, 210 a

ivPlaton. Le Banquet. 210 d

vPlaton. Le Banquet. 210 e

viPlaton. Le Banquet. 211 a,b

viiPlaton. Le Banquet. 211 c

viiiPlaton. Le Banquet. 211 d

ixPlaton. Le Banquet. 211 e

x« Conçois-tu que ce serait une vie misérable, celle de l’homme dont le regard se porte vers ce but sublime ; qui, au moyen de ce qu’il faut, contemple ce sublime objet et s’unit à lui ? Ne réfléchis-tu pas, ajouta-t-elle, qu’en voyant le beau au moyen de ce par quoi il est visible, c’est là seulement qu’il réussira à enfanter, non pas des simulacres de vertu, car ce n’est pas avec un simulacre qu’il est en contact, mais une vertu authentique, puisque ce contact existe avec le réel authentique ? Or, à qui a enfanté, à qui a nourri une authentique vertu, n’appartient-il pas de devenir cher à la Divinité ? Et n’est-ce à celui-là, plus qu’à personne au monde, qu’il appartient de se rendre immortel ? » Platon. Le Banquet. 212 a

La transe et Platon


« Platon » –

Une première définition philosophique de l’essence de la conscience pourrait mettre l’accent sur sa liberté d’être et de vouloir. La conscience se fonde sur le sentiment de son autonomie intime, singulière. L’exercice de cette autonomie, de cette liberté, lui donne la preuve subjective, immédiate, tangible, de son existence propre, unique. En tant qu’elle exerce librement son vouloir en elle-même, par elle-même et pour elle-même, la conscience a conscience qu’elle existe, et qu’elle vit.

Comme elle existe et vit par elle-même, et pour elle-même, elle prend aussi conscience d’être séparée, subjectivement et objectivement, de tout ce dont elle a conscience. Si la conscience est séparée de ce dont elle a conscience, de tout ce qui constitue le monde dans lequel elle est plongée, et notamment du corps auquel elle est associée, elle peut maintenant être amenée à penser qu’elle est incorporelle, distincte (car séparée) de toute la matière de son expérience.

Une seconde définition de l’essence de la conscience pourrait se fonder sur l’intuition du for intime. La conscience prend paradoxalement d’autant mieux conscience d’elle-même qu’elle mesure la profondeur de son ignorance à propos de sa véritable nature. En se cherchant toujours, elle se sent saisie par l’allant de son mouvement de recherche, et en induit que son essence pourrait être de se chercher toujours plus avant, et plus profondément. N’est-ce pas en se perdant dans sa recherche qu’elle se trouve davantage elle-même ? La conscience de se perdre en se cherchant lui donne une meilleure idée de sa vraie nature (ouverte, et a priori illimitée). Dans cette recherche incessante, il arrive en effet qu’elle se perde, sans le vouloir ou sans le savoir, qu’elle s’égare dans des profondeurs rarement atteintes, et dans lesquelles pourrait sembler même planer l’ombre des dieux. Elle découvre à cette occasion, dans ces abîmes, d’autres liens, d’autres enlacements, qui la relient à d’autres natures, d’autres essences, psychiques ou spirituelles. Dans ces conditions, il lui arrive de penser que « spontanée est l’étreinte multiforme qui l’a suspendue aux dieux ».i Est-elle alors dans l’illusion ou dans la réalité ?

La conscience se constitue progressivement dans la découverte de sa propre singularité, cette unique essence. Elle acquiert un premier aperçu de sa profondeur, qui se révèle toujours plus abyssale. Descartes et sa philosophie du sujet fondée sur le doute, la psychanalyse, la découverte de l’inconscient collectif, ont contribué à la compréhension philosophique et psychologique de l’essence de la conscience. On pourrait dire que, de ce point de vue, la conscience est une invention moderne. D’ailleurs le mot « conscience » est plus moderne que classique. Il ne faisait pas partie du vocabulaire philosophique des Anciensii. Ils employaient plutôt des mots comme « âme » ou « esprit ». Mais l’idée de l’âme telle que définie par Platon ou Aristote, par exemple, ou encore celle d’esprit, telle que comprise par les grandes religions du monde, ne sont pas réellement équivalentes à la notion de conscience telle qu’elle apparaît aujourd’hui. Le sentiment de la liberté de la conscience (et de son autonomie) et la découverte de la puissance psychique du for intime faisaient-ils partie du bagage philosophique et religieux des Anciens? On peut en douter. Tant Platon qu’Aristote ne définissaient par l’âme comme conscience, puisque le mot même de ‘conscience’ n’était pas dans leur vocabulaire.

Mais ils cherchaient à définir l’essence de l’âme, à en mesurer la puissance rationnelle, la faculté de désirer, et ils tentaient d’en percevoir la nature. Dans le mythe d’Eriii, les âmes peuvent choisir librement un « modèle de vie ». Elles sont responsables du sort qu’elles s’allouent à elles-mêmes. Ce choix étant fait, le destin se déroule alors inéluctablement.iv

Mais comment et pourquoi ce choix initial se fait-il ? L’âme a-t-elle toute conscience des implications futures de son choix ? Platon l’affirme. « Même pour celui qui arrive en dernier, il existe une vie satisfaisante plutôt qu’une vie médiocre, pour peu qu’il en fasse le choix de manière réfléchie et qu’il la vive en y mettant tous ses efforts. »v Comment s’assurer que l’âme choisit en toute connaissance de cause, et qu’elle n’est pas aveuglée par son ignorance, ou par ses antécédents ? L’âme peut-elle être pleinement consciente d’elle-même au moment précis où elle doit faire le choix qui déterminera et orientera la nature de sa vie? On pourrait légitimement douter de sa capacité de précognition totale à cet instant crucial. Lorsqu’une âme choisit une ‘vie’, elle sait que le fait de vivre cette vie-là édifiera et modifiera sa conscience, selon des voies qu’elle ignore encore ; elle sait qu’après ce choix initial elle affrontera une grande part d’inconnu. Le choix de la conscience se fonde donc sur une inconscience première, sur une inconnaissance structurelle. Du mythe d’Er, on retiendra qu’en dépit de cette inconscience fondatrice, de ce non-savoir premier, l’âme a entretenu un rapport initial avec le divin, qui lui a donné la liberté du choix. Liberté incomplètement informée, sans doute, mais liberté quand même, et surtout liberté d’essence divine.

D’ailleurs, dans Les Lois, Platon assimile explicitement les âmes à des Divinités : «  Nous affirmerons que ces âmes sont des Divinités. Et peu importe si, immanentes à des corps, elles sont, en leur qualité d’êtres animés, la parure du ciel, ou si les choses procèdent de quelque autre façon. Y a-t-il quelqu’un qui, accordant tout cela, s’obstinerait à ne pas croire que tout est plein de Dieux ? »vi Platon reprend ici la célèbre formule de Thalès (« Tout est plein de Dieux »), qu’il répétera dans l’Épinomis, en y ajoutant l’idée que les Dieux ne négligeront pas les âmes ( – sans doute parce qu’ils partagent avec elles quelque implicite complicité ) : « L’âme est quelque chose de plus ancien, et, à la fois, de plus divin que le corps… Tout est plein de Dieux, et jamais les puissances supérieures, soit manque de mémoire, soit indifférence, ne nous ont négligés !.. »vii

Son élève, Aristote, distinguait quant à lui dans l’âme deux entités, qui portent le même nom : νοῦς (noûs). L’un de ces deux noûs est périssable, et l’autre est immortel et éternel (et donc divin). On peut traduire noûs par « intelligence », «esprit » ou encore « intellect ». En revanche, même dans les traductions savantes, ce mot n’est jamais traduit par « conscience ». Ce terme et cette acception seraient anachroniques dans le contexte de la Grèce de Platon et d’Aristote. Cependant les deux noûs décelés par Aristote portent en eux quelque chose qui relève de la conscience et de sa lumière.

Aristote utilise la métaphore de la lumière à propos de celui des deux noûs qui est immortel, éternel, ‘séparé’ (de la matière) et capable de ‘produire toutes choses’ : « Il y a d’une part le noûs (l’esprit) capable de devenir toutes choses, d’autre part le noûs capable de les produire toutes, semblable à une sorte d’état comme la lumière : d’une certaine manière, en effet, la lumière elle aussi fait passer les couleurs de l’état de puissance à l’acte. Et ce noûs est séparé, sans mélange, et impassible, étant acte par essence. Toujours en effet, l’agent est supérieur au patient et le principe à la matière (…) Il ne faut pas croire que le noûs tantôt pense et tantôt ne pense pas. C’est lorsqu’il a été séparé qu’il est seulement ce qu’il est en propre, et cela seul est immortel et éternel. Mais nous ne nous en souvenons pas, car ce principe est impassible, tandis que le noûs passif est corruptible et que sans lui [le noûs éternel] il n’y a pas de pensée. »viii Un peu avant, Aristote définit l’âme par deux facultés principales, « le mouvement local » et « la pensée, l’intelligence et la sensibilité».ix Faut-il penser que les deux formes de noûs (le noûs périssable et le noûs éternel) possèdent l’un et l’autre pensée, intelligence, sensibilité ainsi que la capacité de mouvement local ? Le noûs périssable dispose de la pensée, de l’intelligence et de la sensibilité en tant qu’elles peuvent devenir toutes choses, c’est-à-dire en tant qu’elles peuvent se les assimiler perceptuellement puis conceptuellement. Par contraste, le noûs éternel utilise la pensée, l’intelligence et la sensibilité en tant que celles-ci peuvent créer toutes choses, – et notamment des choses tout autres.

Le premier des deux noûs est ‘périssable’ et ‘corruptible’, puisqu’il se mêle aux choses de ce monde en devenant semblables à elles. Le deuxième noûs est à l’évidence d’essence divine, puisqu’il est ‘créateur’, ‘séparé’, ‘immortel’ et ‘éternel’.Il est aussi ‘impassible’, pour pouvoir recevoir en lui toutes les formes intelligibles. Aristote appelle le deuxième noûs ‘l’intelligence de l’âme’ (littéralement, le ‘noûs de la psyché’, τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs). Ce noûs-là est « ce par quoi l’âme raisonne et conçoit »x. Le noûs de l’âme est capable de concevoir et de créer toutes choses. Le noûs corporel, périssable, a seulement pour tâche de mettre en acte ce que le noûs de l’âme a conçu, il a pour tâche d’actualiser les choses conçues et de les faire devenir. Les faire devenir quoi ? Ce pour quoi elles sont faites. Il faut que les choses accomplissent la fin pour laquelle elles ont été créées.

C’est là l’occasion de revenir sur le sens profond du mot un peu technique qu’Aristote utilise pour caractériser l’âme: ἐντελεχείᾳ, « entéléchie ». On peut décomposer ce mot en en-télos-ekheia, littéralement : « ce qui possède en soi sa fin ». Seules les âmes possèdent en elles-mêmes leur propre fin. Quant aux choses que l’âme crée, elles n’ont pas de fin en elles-mêmes, elles n’ont de fin que celle que l’âme qui les conçoit a bien voulu leur donner.

La connaissance, l’opinion, le désir sont des attributs du noûs, ils sont ce qui distingue l’âme humaine de l’âme des végétaux ou de l’âme des animaux.xi Pourtant, s’ils n’ont ni connaissances ni opinions, les plantes et les animaux ‘sentent’ et peut-être même ‘désirent’. Ce qui est crucial, c’est que, à la différence des âmes des plantes et des animaux, l’âme humaine est consciente de ses sensations ou de ses désirs. La sensation ou le désir n’est pas de même nature que la conscience de la sensation ou du désir. Pour reprendre le vocabulaire d’Aristote, la conscience relève du noûs, le noûs séparé, immortel et éternel de l’âme.

On l’a dit, ni Platon ni Aristote n’emploient le mot conscience, qui n’existait pas dans leur langue. Mais il y avait une façon d’aborder indirectement ce que la notion de conscience recouvre, sans la nommer comme telle, avec le concept de ‘sens commun’. Le ‘sens commun’ n’est pas un ‘sixième sens’, mais il perçoit le fait que des sensations sont perçues par les organes sensibles. Le ‘sens commun’ est une conscience de l’existence des sensations. Il est cet ‘autre sens’ qui, chez Aristote, ressemble le plus au sens interne de la conscience. « Puisque nous sentons que nous voyons et entendons, il faut que le sujet sente qu’il voit ou bien par la vue, ou bien par un autre sens. »xii

À propos de cette remarque d’Aristote, Jamblique note, dans son Traité de l’âme, que la sensation propre au ‘noûs de l’âme’ porte le même nom que la sensation irrationnelle qui est commune à l’âme et au corps. Il dit que le même mot s’applique à deux phénomènes complètement différents, et qu’il ne faut pas les confondre. Simplicius a lui-même commenté ce commentaire de Jamblique, et il en a profité pour offrir une définition de la conscience qui est plus proche de la conception moderne. Il pose que la conscience est « la faculté de se tourner vers soi-même », ce qui implique que la conscience peut aussi se percevoir elle-même. La conscience est consciente d’elle-même, elle se sait consciente.xiii

Lorsque l’âme s’unit au corps, le principe (divin) qui est en elle, et qui porte le nom de noûs, n’en souffre aucune diminution, aucune altération ; il n’y a aucune hybridation intime de sa nature avec la nature corporelle. Elle ne sort pas d’elle-même pour se mêler à la matière comme en une tourbe (qui serait alors sa tombe)… Mais alors comment le corps, qui « participe » de l’âme par cette union, est-il animé par elle, si celle-ci est séparée de lui ? Comment s’effectue la participation de la vie corporelle à la vie de l’âme et réciproquement? Comment l’âme éternelle et immortelle est-elle « accrochée » au corps corruptible et périssable ?

Aristote formule cette question ainsi : « Si l’intelligence (noûs) est simple (aploûs) et impassible (apathès) et si elle n’a rien de commun avec quoi que ce soit, au dire d’Anaxagore, comment pensera-t-elle, si penser, c’est subir une certaine passion ? Car c’est en tant qu’un élément est commun à deux termes que l’un, semble-t-il, agit et que l’autre pâtit. De plus, l’intelligence est-elle elle aussi intelligible ? »

On a déjà vu qu’Aristote a trouvé une solution à ce problème en distinguant deux sortes de noûs dans l’âme.xiv Jamblique commente succinctement la thèse de la simplicité du noûs ainsi : « L’Intelligence (noûs) est l’essence supérieure à l’âme; or Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable. »xv A son tour, Simplicius commente le commentaire de Jamblique : « Le divin Jamblique entend par Intelligence en puissance et Intelligence en acte l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence participée, soit l’Intelligence imparticipable».xvi

Qu’est-ce que le ‘divin Jamblique’ veut dire exactement ? Que sont cette ‘Intelligence participée’ et cette ‘Intelligence imparticipable’ ? Le sens de ces expressions a été expliqué par Proclus, qui y voit une sorte de hiérarchie descendante des niveaux de l’Intelligence: « L’Intelligence a une triple puissance : il y a l’Intelligence imparticipable, distincte de tous les genres particuliers; puis l’Intelligence participable, à laquelle participent les âmes des dieux et qui leur est supérieure ; enfin, l’Intelligence qui habite dans les âmes et leur donne leur perfection. »xvii Malgré l’épithète flatteur (le ‘divin Jamblique’), Simplicius ne soutient pas l’interprétation donnée par celui-ci du passage d’Aristote en question. Il propose sa propre explication, que je résume ici. L’Intelligence des âmes (noûs) est en réalité l’essence (ou l’entité) première, indivisible, et séparée. Elle est la vie suprême. Elle unit intimement la chose pensée, la chose pensante et la pensée. Elle est éternelle, permanente, parfaite. Elle détermine toutes choses et elle en est la cause. Bref, elle est ce qu’il y a de divin en l’âme. L’âme humaine peut s’élever de l’intelligence inférieure qui lui a été attribuée et atteindre à cette Intelligence première (noûs). Ainsi l’on peut dire que l’âme ‘change’ et ‘demeure’ tout à la fois. Elle ‘change’ parce qu’elle peut soit descendre vers les choses du second degré (la matière, les perceptions, les sensations), soit remonter à leur essence pure et séparée. Et elle ‘demeure’ parce qu’elle participe aussi de l’Intelligence (noûs), laquelle ‘demeure’ toujours ce qu’elle est, – ce qui rend possibles les divers états de l’âme humaine.

L’Intelligence première, ‘séparée’ et ‘participée’, représente en fait l’essence supérieure à l’âme. Elle ne considère pas les choses sensibles en tant que sensibles, mais elle contemple les formes des choses sensibles dans leur essence, elle s’élève par elles jusqu’aux formes intelligibles. Ce qu’on appelle la Raison (Logos) est précisément l’Intelligence en acte. C’est elle qui connaît les choses intelligibles, alors que l’Intelligence qui habite en l’âme humaine connaît les choses sensibles d’abord en tant que sensibles.xviii

Tous ces développements et commentaires (qui, j’espère, ne lassent pas trop le lecteur) sont nécessaires parce que le passage d’Aristote dont Simplicius discute longuement le sens est en réalité fort ambigu. Le fait est qu’il a donné lieu à de nombreuses interprétations, dont on trouve la liste chez Jean Philoponxix. Pour résumer les avis des commentateurs, l’opinion de Jamblique parait conforme à celle d’Alexandre d’Aphrodisie, et l’opinion de Simplicius se rapproche de celles de Plotin et de Plutarque d’Athènes… Mais revenons au ‘divin Jamblique’. Il dit que la vie du corps se nourrit de deux apports essentiels, venant de deux directions différentes. D’un côté, la vie corporelle est « enlacée » à la matière, qui la soutient et la supporte. D’un autre côté, il y a aussi un « enlacement » de la vie corporelle avec la vie de l’âme.xx Le mot « enlacement » est la métaphore choisie par Jamblique pour expliquer le paradoxe de l’union de deux essences si différentes, l’une divine, l’autre animale. L’« enlacement » est une sorte d’« embrassade » ou d’« étreinte ». Peut-il y avoir entre l’âme et le corps un tel contact intime, sans altération, un effleurement sans pénétration ?

Toute métaphore nous enferme dans son propre réseau de sens. Pour nous en libérer, il faut peut-être revenir aux théories initiales dont les néo-platoniciens se sont nourris. Dans le Timée, le ‘divin Platon’ décrit trois sortes d’âmes. « Il est en nous trois sortes d’âme, ayant leurs trois demeures distinctes, et chacune se trouve avoir ses mouvements. »xxi

Il y a d’abord l’âme qui est « le principe immortel du vivant mortel ».xxii Il y a ensuite « une autre espèce d’âme qui est mortelle » et qui « porte en elle des passions redoutables et inévitables. »xxiii Elle doit être séparée du principe divin (pour ne pas le souiller), et pour cela elle placée dans la poitrine, donc éloignée de la tête par une « frontière » qui est le cou. Cette âme contient elle-même deux parties, « une naturellement meilleure, une autre pire »,xxivune qui a part au courage et l’autre à l’emportement. Cette âme est située entre le diaphragme et le cou, et le cœur lui sert de « poste des gardes »xxv pour réguler les passions et les emportements. Enfin, il y a l’âme appétitive, « qui a l’appétit du manger, du boire et de toutes ces choses dont la nature du corps lui fait éprouver le besoin ».xxvi Elle est établie entre le diaphragme et le nombril, et elle y est « attachée comme une bête sauvage »xxvii.

Cette âme ne pourra jamais entendre raison. Cependant, comme ceux qui ont composé l’homme se souvenaient que « le Père leur avait recommandé de faire l’espèce humaine aussi parfaite que possible »xxviii, ils voulurent « redresser même le côté faible en nous, pour qu’il pût effleurer quelque peu la vérité ».xxix Ils installèrent donc dans le foie l’organe de la divination,xxx comme une sorte de compensation.

La divination relève de l’« enthousiasme », ἐνθουσιασμός (enthousiasmós), mot qui signifiait à l’origine inspiration par le divin ou possession par la présence du Dieu. C’est le propre de la transe de permettre l’accès à ces états spéciaux de l’esprit, qu’aujourd’hui encore, on tente de mettre en évidence avec l’aide des neurosciences et de leurs techniques d’imagerie.xxxi

Platon parle de l’état de ‘transe’xxxii, mais il distingue nettement la transe proprement dite du retour ultérieur à la raison, qui permettra l’analyse (rationnelle) de cette expérience de la transe et des visions associées. C’est à cette nécessaire analyse, à cette interprétation « en pleine raison », qu’il donne la primauté. « Nul homme, dans son bon sens, n’atteint à une divination inspirée et véridique, mais il faut que l’activité de son jugement soit entravée par le sommeil ou la maladie, ou déviée par quelque espèce d’enthousiasme. Au contraire, c’est à l’homme en pleine raison de rassembler dans son esprit, après se les être rappelées, les paroles prononcées dans le rêve ou dans la veille par la puissance divinatoire qui remplit d’enthousiasme, ainsi que les visions qu’elle a fait voir ; de les discuter toutes par le raisonnement pour en dégager ce qu’elles peuvent signifier, et pour qui, dans l’avenir, le passé ou le présent, de mauvais ou de bon. Quant à celui qui a été à l’état de ‘transe’ et qui y demeure encore, ce n’est pas son rôle de juger de ce qui lui est apparu ou a été proféré par lui ; mais il dit bien, le vieux dicton : ‘faire ce qui est de lui, et soi-même se connaître, au bien sensé seul il convient’.»xxxiii

Celui qui est en transe n’est pas en mesure de juger de ce qui lui apparaît. Il faut avoir sa pleine raison, être ‘bien sensé’, pour se connaître soi-même et faire ce qu’il revient de faire. Il y a là un indice précieux sur les capacités de l’homme à communiquer, en un sens, avec le divin. La transe fait partie des plus grands dons divins. « C’est un fait que, des biens qui nous échoient, les plus grands sont ceux qui nous viennent par le moyen d’un délire, dont assurément nous sommes dotés par un don divin. »xxxiv Mais le délire et la transe ne sont de grandes choses que s’ils sont bien d’origine divine.xxxv

L’âme raisonnable est un « daimon », elle est comme un génie protecteur que Dieu donne à chacun. Elle est un principe qui habite en nous, au sommet du corps, et qui nous élève vers le ciel, « car nous sommes une plante non pas terrestre mais céleste. Et nous avons bien raison de le dire : c’est là haut, en effet, d’où est venue notre âme à sa première naissance, que ce principe divin accroche notre tête, qui est comme notre racine, pour dresser tout notre corps »xxxvi.

Plus belle encore que la métaphore de l’« enlacement », il y a celle de la « conversation » que le Soi peut entretenir avec le Soi. « Dans leur unité, [les causes premières] embrassent en elles-mêmes l’ensemble des êtres. Littéralement, le Divin même s’entretient avec lui-même. »xxxvii Le Divin s’entretient avec lui-même, et il convie l’âme à participer à cet échange.

_________

i« Notre nature a de son fonds la connaissance innée des dieux, supérieure à toute critique et à toute option, et antérieure au raisonnement et à la démonstration. (…) A dire vrai, ce n’est pas même une connaissance que le contact avec la divinité. Car la connaissance est séparée [de son objet] par une sorte d’altérité. Or, antérieurement à celle qui connaît un autre comme étant elle-même autre, spontanée est l’étreinte multiforme qui nous a suspendus aux dieux. (…) car nous sommes plutôt enveloppés de la présence divine ; c’est elle qui fait notre plénitude et nous tenons notre être même de la science des dieux. » Jamblique. Les mystères d’Égypte. I, 3. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.5

iiCicéron a employé le mot conscientia pour définir le sentiment par lequel on juge de la moralité de ses actions. Mais il s’agit là d’un aspect spécifique de la conscience en acte – le sentiment moral, la « bonne ou la mauvaise conscience » –, et non de l’appréhension de la conscience en tant que telle, de son « ipséité », de son caractère absolument unique et singulier.

iiiPlaton, La République, livre X, 614 b – 621 d

iv« Parole de la vierge Lachésis, fille de Nécessité. Âmes éphémères, voici le commencement d’un nouveau cycle qui pour une race mortelle sera porteur de mort. Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort, mais c’est vous qui choisirez un démon. Que le premier à être tiré au sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. De la vertu, personne n’est le maître ; chacun, selon qu’il l’honorera ou la méprisera, en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à celui qui choisit. Le dieu, quant à lui, n’est pas coupable. » Platon, La République, livre X, 617d-e

vPlaton, La République, livre X, 619 b

viPlaton, Lois, X 899 b. Traduit du grec par Léon Robin. Éditions de la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 1026

viiPlaton, Epinomis, 991 d, Traduit du grec par Léon Robin. Éditions de la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 1162

viiiAristote, De l’âme III, 5, 430a

ixAristote, De l’âme III, 3, 427a

x« Il faut donc que le noûs soit impassible, mais qu’il soit capable de recevoir la forme des objets, et qu’il soit, en puissance, tel que la chose, sans être la chose elle-même; en un mot, il faut que ce que la sensibilité est à l’égard des choses sensibles, l’intelligence le soit à l’égard des choses intelligibles. Il est donc nécessaire, puisqu’il pense toutes choses, qu’il soit distinct des choses, ainsi que le dit Anaxagore, afin qu’il les domine, c’est-à-dire afin qu’il les connaisse. Car s’il manifeste sa forme propre auprès d’une forme étrangère, il fait obstacle à celle-ci et l’éclipsera. Aussi n’a-t-il en propre aucune nature si ce n’est d’être en puissance. Ainsi donc, ce qu’on appelle l’intelligence de l’âme (τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs), je veux dire ce par quoi l’âme raisonne et conçoit, n’est en acte aucune des choses du dehors, avant de penser. Voilà aussi pourquoi il est rationnel de croire que l’intelligence (le noûs) ne se mêle pas au corps ; car elle prendrait alors une qualité : elle deviendrait froide ou chaude, ou bien elle aurait quelque organe, comme en a la sensibilité. Mais maintenant elle n’a rien de pareil, et l’on a bien raison de prétendre que l’âme n’est que le lieu des formes ; encore faut-il entendre, non pas l’âme tout entière, mais simplement l’âme intelligente [ou le noûs de l’âme]; et non pas les formes en entéléchie, mais seulement les formes en puissance. » Aristote, De l’âme III, 3, 429a

xiAristote, De l’âme I, 5, 411a-b

xiiAristote, De l’Âme, III, 2, 425b

xiii « L’homme est complet sous le rapport de la sensibilité; cela lui est commun avec beaucoup d’autres animaux. Mais, sentir que nous sentons, c’est le privilège de notre nature : car c’est le propre de la faculté rationnelle de pouvoir se tourner vers soi-même. On voit que la raison s’étend ainsi jusqu’à la sensation, puisque la sensation qui est propre de l’homme se perçoit elle-même. En effet, le principe qui sent se connaît lui-même dans une certaine mesure quand il sait qu’il sent, et, sous ce rapport, il se tourne vers lui-même et s’applique à lui-même… La sensation qui est nôtre est donc rationnelle : car le corps lui-même est organisé rationnellement. Cependant, comme le dit Jamblique, la sensation qui est nôtre porte le même nom que la sensation irrationnelle, sensation qui est tout entière tournée vers le corps, tandis que la première se replie sur elle-même. Sans doute, elle ne se tourne pas vers elle-même comme l’intelligence ou la raison : car elle n’est point capable de connaître son essence ni sa puissance, et elle ne s’éveille pas d’elle-même ; elle connaît seulement son acte et elle sait quand elle agit; or, elle agit quand elle est mise en mouvement par l’objet sensible. » Simplicius. Commentaire sur le Traité de l’Âme, f. 52, éd. d’Alde.

xivAristote, De l’âme III, 5, 430a

xvFragment cité par Simplicius, Comm. sur le Traité de l’Âme, f. 62, éd. d’Alde.

xviSimplicius, ibid., f. 88.

xviiComm. sur l’Alcibiade, t. II, p. 178, éd. Cousin

xviii«Dans notre Commentaire sur le livre XII de la Métaphysique, en suivant les idées exposées sur ce point par Jamblique conformément à la pensée d’Aristote, nous avons longuement expliqué, comme c’en était le lieu, ce qu’est l’Intelligence séparée des âmes ; nous avons fait voir qu’elle est l’essence première et indivisible, la vie parfaite et l’acte suprême; qu’elle offre l’identité de la chose pensée, de la chose pensante et de la pensée; qu’elle possède la perpétuité, la permanence, la perfection ; qu’elle détermine toutes choses et en est la cause. Il nous reste donc maintenant à dire ce qu’est l’Intelligence participée par nos âmes : car il y a une Intelligence particulière participée par chaque âme raisonnable… Aristote parle donc ici de l’âme raisonnable, mais non de l’Intelligence participée par elle au premier degré. On peut, comme nous l’avons dit, s’élever de cette intelligence inférieure [l’âme humaine, raisonnable] à cette Intelligence participée, dont la condition diffère de celle de l’âme : car l’âme, ayant son essence et sa vie déterminées par l’Intelligence participée, change et demeure tout à la fois, descend vers les choses du second degré et remonte à l’essence pure et séparée de la matière, tandis que l’Intelligence participée, demeurant toujours ce qu’elle est, détermine les divers états de l’âme; c’est ainsi que la puissance de la Nature, qui détermine les choses engendrées, peut, tout en restant indivisible et en demeurant ce qu’elle est, déterminer les choses divisibles et changeantes. ‘Mais, dit-il [dit Jamblique], l’Intelligence est l’essence supérieure à l’âme; or, Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable.’ Comment admettre cependant qu’Aristote, dans son Traité de l’Âme, ne parle point de la Raison, qui est la plus haute faculté de l’âme ?… Aristote appelle proprement Intelligence la Raison qui appartient à l’âme, parce que la Raison est immédiatement déterminée par l’Intelligence; il la regarde comme une faculté précieuse, parce qu’elle ne considère pas les choses sensibles en tant que sensibles, mais qu’elle contemple, soit les formes des choses sensibles en tant qu’elles peuvent être connues dans leur essence, soit les formes qui subsistent dans l’essence rationnelle, ou bien s’élève par elles aux formes intelligibles. Alors la Raison devient l’Intelligence en acte : car elle connaît les choses intelligibles et non les choses sensibles en tant que sensibles, telles que les perçoit la sensation ; dans ce dernier cas, elle est seulement l’Intelligence en puissance… Considérons maintenant comment nous pourrons concilier notre opinion avec celle du divin Jamblique, qui par Intelligence en puissance et Intelligence en acte entend l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence qui détermine l’âme [l’Intelligence participée], soit l’Intelligence imparticipable, tandis que nous croyons que, dans la pensée d’Aristote, l’Intelligence en puissance et l’Intelligence en acte appartiennent à l’essence de l’âme, comme nous l’avons longuement expliqué ci-dessus en nous servant des termes mêmes d’Aristote. Nous ne voudrions pas contredire Jamblique : nous tâcherons donc de concilier, autant que nous le pourrons, son opinion avec la nôtre, etc. » Comm. du Traité de l’Âme, f. 61, 62, 88, éd. d’Alde.

xixComm. sur le Traité de l’Âme, III, s 50

xx« Lorsqu’enfin [l’âme] est arrivée dans le corps, ni elle-même ne pâtit, ni les concepts qu’elle donne au corps ; car ceux-ci également sont des formes simples et, d’une même espèce, n’admettant aucun trouble, aucune sortie d’elles-mêmes. (…) Ce qui participe de l’âme pâtit et n’a pas d’une façon absolue la vie et l’être, mais est enlacé à l’indéfini et à l’altérité de la matière… » Jamblique. Les mystères d’Égypte. I, 10. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.25

xxiTimée 89 e

xxiiTimée 42 e

xxiiiTimée 69 c

xxivTimée 69 e

xxvTimée 70 b

xxviTimée 70 d

xxviiTimée 70 e

xxviiiTimée 71 d

xxixTimée 71 d

xxxTimée 71 e

xxxiCf. les travaux de Steven Laureys au Coma Science Group du Centre Giga Consciousness (CHU et Université de Liège).

xxxiiLe mot ‘transe’ est utilisée par Léon Robin dans sa traduction. L’original grec emploie une périphrase : τοῦ δὲ μανέντος ἔτι τε ἐν τούτῳ μένοντος , « celui qui a été à l’état de ‘transe’ et qui y demeure encore » (Timée 72 a).

xxxiiiTimée 71e-72a

xxxivPhèdre 244 a

xxxv« Le délire est une belle chose toutes les fois qu’il est l’effet d’une dispensation divine. » Phèdre 244 c

xxxviTimée 90 a

xxxviiJamblique. Les mystères d’Égypte. I, 15. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.33

Le malheur de la Sibylle


« La Sibylle de Delphes par Michel-Ange ».

Il n’y avait pas de « prophètes », dans la Grèce archaïque et classique, du moins si l’on prend ce terme dans le sens singulier des nebîîm d’Israël. En revanche, on y trouvait une profusion de devins, de mages, de bacchantes, de pythies, de sibylles, et plus largement, une multitude d’enthousiastes et d’initiés aux Mystèresi… Auguste Bouché-Leclercq, auteur d’une Histoire de la divination dans l’antiquité, insiste sur l’unité sous-jacente des sensibilités qui s’exprimaient à travers ces diverses dénominations : « L’effervescence mystique qui, avec des éléments empruntés au culte des Nymphes, à la religion de Dionysos et à celle d’Apollon, avait créé l’enthousiasme prophétique, se propagea en tous sens : elle fit naître, partout où se rencontraient les cultes générateurs de l’intuition divinatoire, le désir d’inscrire dans les traditions locales, aussi loin que possible dans le passé et à l’abri de tout contrôle, des souvenirs analogues à ceux dont se paraît l’oracle de Pytho. Nous pouvons donc considérer ces trois instruments de la parole révélée, pythies, chresmologues et sibylles, comme créés en même temps et issus du même mouvement religieux. »ii

Cependant, il convient d’apprécier les différences notables qui s’observaient entre ces « trois instruments de la parole révélée ». Par exemple, contrairement à la Pythie de Delphes, les sibylles n’étaient pas liées à un sanctuaire particulier ou une population spécifique. C’étaient des errantes, des individualistes, des femmes libres. Le caractère qui définissait le mieux la sibylle par comparaison avec les prêtresses régulières, attitrées, c’était son tempérament « sombre, mélancolique, car dépossédée de sa nature humaine et féminine, alors qu’elle est possédée par le Dieu. »iii L’état de possession divine semblait faire constamment partie de sa nature, alors que la Pythie était visitée seulement de temps en temps par l’inspiration.

Héraclite fut le premier auteur classique à évoquer la Sibylle et les Bacchanales. Il a laissé quelques fragments nettement hostiles aux orgies dionysiaques. Il condamne l’exaltation et l’exultation de la démesure, parce que, en tant que philosophe de la balance des contraires, il sait qu’elles multiplient les effets délétères, et qu’elles entraînent à la fin la destruction et la mort. Cependant, deux de ses fragments exsudent une curieuse ambiguïté, une sorte de sympathie cachée, latente, pour la figure de la Sibylle. « La Sibylle, ni souriante, ni fardée, ni parfumée, de sa bouche délirante, se faisant entendre, franchit mille ans par sa voix, grâce au dieu ».iv La Sibylle ne sourit pas car elle subit sans cesse l’emprise du Dieu. Cette « possession » lui est un fardeau insupportable. Sa conscience intime est écrasée par la présence divine. Instrument totalement passif du Dieu qui la contrôle et la domine, elle n’a ni l’envie ni même la force de se farder ou de se parfumer. Par contraste, les prêtresses des temples et des sanctuaires officiels, tout à leur rôle et leur rang social, s’obligeaient à un effort de représentation et de mise en scène.

La Sibylle appartient toute au Dieu, même si elle s’en défend. Elle lui est livrée, dans la transe, corps et âme. Elle a rompu tout lien avec le monde, sinon celui de délivrer publiquement la parole divine. C’est parce qu’elle s’est abandonnée tout entière à l’esprit divin, que celui-ci peut commander à sa voix, à sa langue, et lui faire prononcer l’inouï, dire l’imprévisible, explorer les profondeurs du lointain avenir. Dans le temps d’un oracle, la Sibylle peut franchir en esprit une durée de mille ans, par la grâce du Dieu. Se révèle en elle toute la puissance divine, présente ou à venir. On sait, ou on pressent, que ses paroles se révéleront bien plus sages dans leur folle apparence que toutes les sagesses humaines, quoique peut-être seulement dans un lointain avenir.

La Pythie de Delphes était vouée à Apollon. Mais la Sibylle, dans sa farouche indépendance, n’a pas d’allégeance divine exclusive. Elle peut être en contact avec d’autres dieux, Dionysos, Hadès, ou Zeus lui-même. Selon Pausaniasv, la sibylle Hérophile prophétisait aux Delphiens pour leur révéler la « pensée de Zeus » sans se préoccuper d’Apollon, pourtant dieu tutélaire de Delphes, envers qui elle gardait une vieille rancune.

En réalité, on savait déjà que ces noms divers du Dieu recouvraient le même mystère. Dionysos, Hadès ou Zeus sont « le même », car tout ce qui est divin est « le même ». « Si ce n’était pas pour Dionysos qu’ils font la procession et chantent l’hymne aux parties honteuses, ils feraient les choses les plus éhontées. Mais c’est le même que Hadès et Dionysos, celui pour qui ils délirent et mènent la bacchanale. »vi

Héraclite sait et affirme que Hadès et Dionysos sont « le même » Dieu, parce que, dans leur convergence profonde, et malgré leur opposition apparente (Hadès, dieu de la mort, Dionysos, dieu de la vie), apparaissent leur unité intrinsèque et leur essence commune, et surgit leur véritable transcendance. Ceux qui vivent seulement dans l’enthousiasme dionysiaque, dans les bacchanales sanglantes, sont voués inéluctablement à la mort. En revanche, celui qui sait dominer et chevaucher l’extase, peut aller bien au-delà de la perte de la conscience de soi. Il peut dépasser même la conscience initiée des mystes, accéder à un niveau transcendant de la révélation, et enfin surpasser le Mystère.

Les bacchanales dionysiaques, enthousiastes et extatiques, ne se concluaient pas sans la mort des victimes, déchirées, dépecées, dévorées. Héraclite reconnaît en ‘Dionysos-Hadès’ une essence double, deux « contraires » qui sont aussi « le même », ce qui permet de dépasser la mort par une extase véritable, non pas corporelle ou sensuelle, mais intuitive et spirituelle. Héraclite refuse les excès de l’extase dionysiaque et la mort qui leur met fin. Il est fasciné par la Sibylle, car elle seule, singulièrement seule, se tient vivante et extatique au carrefour de la vie et de la mort.

Dans son vivant éveil, la Sibylle voit la mort toujours à l’œuvre : « Mort est tout ce que nous voyons, éveillés… »vii Faite sibylle par le Dieu, et possédée par lui contre sa volonté, elle est en quelque sorte morte à elle-même et à sa féminité. Elle se laisse passivement « prendre » par le Dieu, elle s’abandonne, pour laisser vivre en elle la vie du Dieu. Vivante dans le Dieu en mourant à soi, elle meurt aussi de cette vie divine, en donnant vie à ses paroles. Héraclite semble s’inspirer de la Sibylle dans ce fragment : « Immortels, mortels, mortels, immortels ; vivant de ceux-là la mort, mourant de ceux-là la vie. »viii Considérant sa position unique, intermédiaire, entre le vivant et la mort, entre le divin et l’humain, l’on a pu dire que le type sibyllin était « l’une des créations les plus originales et les plus nobles du sentiment religieux en Grèce. »ix Dans la Grèce antique, la Sibylle a certainement représenté un nouvel état de la conscience, qu’il importe de mettre en lumière.

Isidore de Séville rapporte que, selon les auteurs les mieux informés, il y eut historiquement dix sibylles. La première apparut en Perse, ou en Chaldéex, la seconde en Libye, la troisième à Delphes, la quatrième était Cimmérienne d’Italie. La cinquième, « la plus noble et la plus honorée de toutes », était Érythréenne et se nommait Hérophile, et elle serait en fait d’origine babylonienne. La sixième habitait l’île de Samos, la septième la ville de Cumes en Campanie. La huitième venait de la plaine de Troie et rayonnait sur l’Hellespont, la neuvième était Phrygienne et la dixième Tiburtine [c’est-à-dire opérant à Tivoli, l’ancien nom de Tibur, dans la province de Rome].xi Isidore précise aussi que, dans le dialecte éolien, Dieu se disait Σιός (Sios) et le mot βουλή signifiait ‘esprit’. Il en déduit que sibylle, en grec Σιϐυλλα, serait le nom grec d’une fonction, et non un nom propre, et équivaudrait à Διὸς βουλή ou θεοϐουλή («l’esprit de Dieu »). Cette étymologie était d’ailleurs aussi adoptée par plusieurs Anciens (Varron, Lactance,…). Mais ce n’était pas l’opinion de tous. Pausanias, notant que la prophétesse Hérophile, citée par Plutarquexii, et, on vient de le voir, par Isidore, était appelée ‘Sibylle’ par les Libyensxiii, laisse entendre que Σιϐυλλα, Sibylle, serait la métathèse ou l’anagramme de Λίϐυσσα, Libyssa, « la Libyenne », ce qui serait une indication de l’origine libyenne du mot sibylle. Ce nom se trouva ensuite altéré en Élyssa, qui devint le nom propre de la sibylle libyennexiv. Il y eut dans le passé bien d’autres étymologies encore, plus ou moins farfelues ou controuvées, qui préféraient se tourner vers des racines sémitiques, hébraïques ou arabes, sans emporter la conviction. Pour résumer, le problème de l’étymologie de sibylle est « pour le moment un problème désespéré »xv. L’histoire du nom de la sibylle, comme la variété des lieux de sa présence tout autour de la Méditerranée et dans le Moyen Orient témoigne de sa prégnance sur les esprits ; et de la force de sa personnalité.

Mais qui était-elle vraiment ?

La Sibylle était d’abord une voix de femme en transe, voix qui semblait émaner d’un être abstrait, invisible, paraissant d’origine divine. Des témoins à l’affût mettaient par écrit tout ce qui sortait de cette ‘bouche délirante’. Des recueils d’oracles sibyllins furent produits, en dehors de toute intervention sacerdotale, ou d’intérêts établis, politiques ou religieux, du moins à l’origine du phénomène sibyllin. Beaucoup plus tard, il sera ensuite, du fait même de son succès pluriséculaire, mis au service d’intérêts spécifiques ou apologétiquesxvi.

En essence, la Sibylle manifestait un pur esprit prophétique, faisant contraste avec les techniques de divination convenues et réglées, émanant de corporations sacerdotales dûment encadrées par les puissances du moment. Elle mettait en évidence l’antagonisme structurel entre une libre inspiration, exprimant sans médiation et sans apprêt les paroles du Dieu même, et les pratiques divinatoires, déductives, d’oracles cléricaux, tirant avantage des privilèges des prêtres attachés aux Temples. La mantique sibylline pouvait aussi s’interpréter comme une réaction contre le monopole du clergé apollinien, les privilèges lucratifs des devins professionnels, et la concurrence des autres « chresmologues », qu’ils soient dionysiaques ou orphiques.

L’hostilité latente entre la Sibylle et Apollon s’expliquait par le constant effort des sibylles pour enlever aux prêtres apolliniens le monopole de la divination intuitive et cérémonielle et lui substituer les témoignages d’une révélation directe.

Mais il y a une autre lecture, plus fondamentale, et plus psychologique. La Sibylle est une nymphe asservie, soumise au Dieu. Elle est, au sens propre, « possédée » dans son intelligence par Apollon, elle en est « furieuse » mais son cœur, lui, n’est pas prisxvii. La Sibylle est dominée, dans sa transe, par ce que j’appellerais sa « conscience malheureuse ». On sait que Hegel définit la conscience malheureuse comme une conscience qui est en même temps « unique, indivise » et « double »xviii.

La Sibylle est « malheureuse » parce qu’elle est consciente qu’une autre conscience que la sienne est présente en elle, en l’occurrence celle du Dieu. Fait aggravant, c’est un Dieu qu’elle n’aime pas, et qui a pris l’entière possession de sa conscience. Et sa conscience est aussi consciente qu’elle est ces deux consciences à la fois.

Si l’on estime qu’évoquer Hegel est trop anachronique, on peut s’appuyer sur des auteurs du 3e siècle av. J.-C. : Arctinos de Milet, Leschès de Lesbos, Stasinos ou Hégésinos de Chyprexix ont fait de Cassandra le type de sibylle malheureuse, triste, délaissée, et passant pour folle. Cassandra devint le modèle archétypal de la sibylle, à la fois la messagère et la victime d’Apollon. Selon le mythe, Cassandra (ou Alexandra, « celle qui écarte ou repousse les hommes »xx) avait reçu le don de la divination et de la prescience par la grâce d’Apollon, qui, amoureux d’elle, désirait la posséder. Cependant, après avoir accepté ce don, Cassandra ne voulut pas lui donner en retour sa virginité et le « repoussa ». Dépité par ce refus il lui cracha dans la bouche, ce qui la condamna à ne pouvoir s’exprimer de façon intelligible, et à n’être jamais crue. Lycophron, dans son poème Alexandra, présente Cassandra comme « l’interprète de la Sibylle », s’exprimant en « paroles confuses, embrouillées, inintelligibles »xxi. L’expression « l’interprète de la Sibylle » que l’on trouve dans plusieurs traductions françaises est elle-même une interprétation… Dans le texte original de Lycophron, on lit : ἢ Μελαγκραίρας κόπις, soit littéralement « le couteau de sacrifice (κόπις) de Melankraira (Μελαγκραίρα) ». Le couteau de sacrifice, en tant qu’instrument de la divination, peut s’interpréter métonymiquement comme étant de « l’interprétation » du message divin, ou bien comme « l’interprète » elle-même. Quant à Melankraira, c’est l’un des surnoms de la Sibylle. Il signifie littéralement « tête noire ». Ce surnom s’explique sans doute par l’obscurité de ses oracles ou l’inintelligibilité de ses paroles. A. Bouché-Leclercq fait l’hypothèse que Lycophron, en employant ce surnom, s’était souvenu de la doctrine d’Aristote associant la faculté prophétique à la « mélancolie », c’est-à-dire la « bile noire », la melancholikè krasisxxii dont on a déjà parlé du rôle qu’elle joue chez les visionnaires, les prophètes et autres « enthousiastes ».

On pourrait peut-être y voir aussi, avec plus de deux millénaires d’avance, une sorte d’anticipation de l’idée d’inconscient, la « tête noire » pouvant être associée par métonymie à l’idée de pensée « noire », c’est-à-dire de pensée « obscure », relevant de ce fait de la psychologie des profondeurs.

Quoi qu’il en soit, la confusion dans l’expression et l’incapacité à se faire comprendre de Cassandra étaient une conséquence de la vengeance d’Apollon, tout comme sa condamnation à ne pouvoir prédire de l’avenir que seulement le malheur, la mort et la ruine.xxiii

Cassandra, le « couteau » de la Melankraira, chantée par Lycophron (320 av. J.-C. – 280 av. J.-C.) était alors devenue la réincarnation poétique d’un archétype bien plus ancien. Quand le courant religieux de l’orphisme, apparu au 6ᵉ siècle av. J.-C., commença à prendre de l’ampleur au 5ᵉ siècle av. J.-C., les auteurs opposés aux orphiques disaient déjà que la Sibylle était « plus ancienne qu’Orphée » pour réfuter les prétentions de ce dernier.

Il était même possible de faire remonter la Sibylle avant la naissance de Zeus lui-même, et donc avant tous les dieux olympiens… «  La Sibylle fut identifiée avec Amalthéa, une nymphe qui, suivant les traditions crétoises et pélasgiques, avait été la nourrice de Zeus. Le choix d’Amalthéa était des plus heureux, car il donnait à la Sibylle un âge qui dépassait celui des dieux olympiens eux-mêmes, et, d’autre part, ce nom n’empêchait pas de reconnaître l’origine ionienne de la Sibylle, Amalthée se rattachant indirectement, par l’Ida crétois, à l’Ida troyen où habite aussi Rhéa, la mère de Zeus, autrement dit la Kybèle phrygienne ou Grande-Mère hellénisée. »xxiv De cette montée vers les origines, il me paraît essentiel de souligner qu’elle révèle que des Dieux aussi élevés qu’Apollon ou même Zeus, ont eu aussi une mère et une nourrice. Elles furent donc avant eux, et elles leur ont donné la viexxv. La prise de conscience d’une antériorité préexistant au divin (dans son aspect mythique) peut s’interpréter comme une avancée radicale de la conscience, et comme le symptôme d’un dépassement de la pensée mythologique par elle-même, comme un surpassement par la conscience humaine de la pensée sur l’essence des Dieux.

Ce dépassement met en lumière une caractéristique essentielle de la conscience, celle d’être une puissance sibylline, une puissance obscure, ou une puissance de l’Obscur, comme l’indique explicitement le nom Melankraira de la Sibylle. La conscience sibylline découvre qu’elle doit à la fois se confronter à la présence envahissante, dominante, du Dieu, mais aussi à sa propre profondeur, obscure, et à sa noire fureur.

Elle découvre qu’il lui est loisible de se délivrer de la première, pour pouvoir se tourner vers un état supérieur, un état de dépassement, ou de surpassement, qui exige une plus claire conscience de la nature de son obscurité.

________

iHéraclite, Fragment 14 : « Errants dans la nuit : mages, bacchants, bacchantes, initiés. Aux choses considérées chez les hommes comme des Mystères, ils sont initiés dans l’impiété. »

iiA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Ed. Ernest Leroux, Paris, 1880, p.142

iiiMarcel Conche, in Héraclite, Fragments, PUF, 1987, p. 154, note 1

ivHéraclite. Fragment 92

vPausanias, X,12,6

viHéraclite. Fragment 15

viiHéraclite. Fragment 21

viiiHéraclite. Fragment 62

ixA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Ed. Ernest Leroux, Paris, 1880, p.133

xIl est à remarquer que trois siècles après Isidore de Séville (~565-636), l’Encyclopédie Souda (Xe siècle), tout en reprenant le reste des informations fournies par Isidore, affirme cependant que la première Sibylle se trouvait chez les Hébreux et qu’elle portait le nom de Sambethe, selon certaines sources: « She is called Hebrew by some, also Persian, and she is called by the proper name Sambethe from the race of the most blessed Noah; she prophesied about those things said with regard to Alexander [sc. the Great] of Macedon; Nikanor, who wrote a Life of Alexander, mentions her;[1] she also prophesied countless things about the lord Christ and his advent. But the other [Sibyls] agree with her, except that there are 24 books of hers, covering every race and region. As for the fact that her verses are unfinished and unmetrical, the fault is not that of the prophetess but of the shorthand-writers, unable to keep up with the rush of her speech or else uneducated and illiterate; for her remembrance of what she had said faded along with the inspiration. And on account of this the verses appear incomplete and the train of thought clumsy — even if this happened by divine management, so that her oracles would not be understood by the unworthy masses.
[Note] that there were Sibyls in different places and times and they numbered ten.[2] First then was the Chaldaean Sibyl, also [known as] Persian, who was called Sambethe by name. Second was the Libyan. Third was the Delphian, the one born in Delphi. Fourth was the Italian, born in Italian Kimmeria. Fifth was the Erythraian, who prophesied about the Trojan war. Sixth was the Samian, whose proper name was Phyto; Eratosthenes wrote about her.[3] Seventh was the Cumaean, also [called] Amalthia and also Hierophile. Eighth was the Hellespontian, born in the village of Marmissos near the town of Gergition — which were once in the territory of the Troad — in the time of Solon and Cyrus. Ninth was the Phrygian. Tenth was the Tiburtine, Abounaia by name. They say that the Cumaean brought nine books of her own oracles to Tarquinus Priscus, then the king of the Romans; and when he did not approve, she burned two books. [Note] that Sibylla is a Roman word, interpreted as « prophetess », or rather « seer »; hence female seers were called by this one name. Sibyls, therefore, as many have written, were born in different times and places and numbered ten. »

xiIsidore de Séville. The Etymologies. VIII,viii. Cambridge University Press, 2006, p. 181

xiiPlutarque. « Pourquoi la Pythie ne rend plus ses oracles en vers ». Œuvres morales. Traduction du grec par Ricard. Tome II , Paris, 1844, p.268

xiiiPausanias, X, 12, 1

xivC’est aussi un autre nom de la reine Didon.

xvA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Editeur Ernest Leroux, Paris, 1880, p.139, Note 1.

xviL’article « sibylle » du Thesaurus de l’Encyclopaedia Universalis (Paris, 1985) indique par exemple, à la page 2048 : « La sibylle juive correspond à la littérature des Oracles sibyllins. Les Juifs hellénistiques, ainsi que les chrétiens, remanièrent les Livres sibyllins existants, puis ils en composèrent eux-mêmes. Dès le ~2ème siècle, les Juifs d’Alexandrie utilisaient le genre sibyllin comme moyen de propagande. On possède douze livres de ces collections d’oracles (…) Le IIIème livre des Oracles sibyllins est le plus important du recueil, dont il est la source et le modèle ; C’est aussi le plus typiquement juif. Pur pastiche homérique, il reflète des traditions, croyances et idées grecques (le mythe des races d’Hésiode) ou orientales (l’antique doctrine babylonienne de l’années cosmique. Malgré ce maque culturel, il demeure une œuvre juive d’apocalypse. Il s’apparente au Livre éthiopien d’Hénoch et au Livre des Jubilés. Le crédo monothéiste d’Israël y fonctionne tout au long. »

xviiPausanias, X,12,2-3 : «  [la sibylle] Hérophile florissait avant le siège de Troie, car elle annonça dans ses oracles qu’Hélène naîtrait et serait élevée à Sparte pour le malheur de l’Asie et de l’Europe, et que Troie serait à cause d’elle prise par les Grecs. Les Déliens rappellent un hymne de cette femme sur Apollon; elle se donne dans ses vers non seulement le nom d’Hérophile, mais encore celui de Diane ; elle se dit dans un endroit l’épouse légitime d’Apollon, dans un autre sa sœur et ensuite sa fille ; elle débite tout cela comme furieuse et possédée du dieu. Elle prétend dans un autre endroit de ses oracles, qu’elle est née d’une mère immortelle, l’une des nymphes du mont Ida, et d’un père mortel. Voici ses expressions : Je suis née d’une race moitié mortelle, moitié divine ; ma mère est immortelle, mon père vivait d’aliments grossiers. Par ma mère je suis originaire du mont Ida, ma patrie est la rouge Marpesse consacrée à la mère des dieux, et arrosée par le fleuve Aïdonéus. »

xviiiLa conscience malheureuse demeure « comme conscience indivisée, unique, et elle est en même temps une conscience doublée ; elle-même est l’acte d’une conscience de soi regardant dans une autre, et elle-même est les deux ; et l’unité des deux est aussi sa propre essence; mais pour soi elle n’est pas encore cette essence même, elle n’est pas encore l’unité des deux consciences de soi . » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.177

xixCités par A. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Éditeur Ernest Leroux, Paris, 1880, p.148

xxLe nom Alexandra (Alex-andra) peut s’interpréter comme signifiant « celle qui repousse ou écarte les hommes » du verbe άλεξω, écarter, repousser, et de ἀνήρ, homme (par opposition à femme). Cf. Paul Wathelet, Les Troyens de l’Iliade. Mythe et Histoire, Paris, les Belles lettres, 1989.

xxi« De l’intérieur de sa prison s’échappait encore un dernier chant de Sirène que, de son cœur gémissant, comme une ménade de Claros, comme l’interprète de la Sibylle, fille de Néso, comme un autre Sphinx elle exhalait en paroles confuses, embrouillées, inintelligibles. Et moi, je suis venu, ô mon roi, te répéter les paroles de la jeune prophétesse. » Lycophron. Alexandra. Traduction par F.D. Dehèque. Ed. A. Durand et F. Klincksieck. Paris, 1853

xxiiRobert Burton, L’Anatomie de la mélancolie, Oxford, 1621 (Titre original : The Anatomy of Melancholy, What it is: With all the Kinds, Causes, Symptomes, Prognostickes, and Several Cures of it. In Three Maine Partitions with their several Sections, Members, and Subsections. Philosophically, Medicinally, Historically, Opened and Cut Up)

xxiii« Chez Cassandra, prototype des sibylles, l’inspiration mantique, tout en dérivant d’Apollon, porte la trace d’une lutte aussi acharnée qu’inégale entre le dieu et son interprète. Il y a plus; non seulement Cassandra était poursuivie par la vengeance d’Apollon, mais elle ne pouvait annoncer que des malheurs. Elle ne voyait dans l’avenir que la ruine de sa patrie, le trépas sanglant des siens et, au bout de son horizon, la conclusion tragique de sa propre destinée. De là le caractère sombre et l’âpre dureté des prophéties sibyllines, qui n’annonçaient guère que des calamités, et qui durent, sans doute, à cet esprit pessimiste la foi dont les honora Héraclite. » A. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Éditeur Ernest Leroux, Paris, 1880, p.149

xxivA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Éditeur Ernest Leroux, Paris, 1880, p.160

xxvZeus est engendré par sa mère et nourri du lait de sa nourrice, ce que l’on peut représenter par ce schéma : (Cybèle) = Rhéa → Zeus ← Sibylle = (Almathéa)

Est-il temps de recommencer le commencement ?…


Imaginons un instant qu’il y ait déjà eu plusieurs « commencements »… et qu’il y en aura bien d’autres à l’avenir, dans le lointain avenir… Combien ? Le nombre des commencements importe peu. L’idée-clé est celle d’un flux sans fin, de jaillissements continus, d’efflorescences illimitées, de créations inépuisables, et de leurs liens réciproques, de leurs connexions cachées, de leurs intrications méta-spatiales et méta-temporelles. Cela ouvrirait la voie vers d’autres interprétations quant à la nature même de la « réalité », l’essence de cet « univers », son sens profond, et cela romprait en quelque sorte avec l’idée « biblique » qu’il n’y a eu qu’un seul « commencement », une source unique de la réalité, une seule flèche du temps, un seul « Big bang », du genre cosmologique ou théologique. Le Big bang que la cosmologie prétend mettre ‘au commencement’ pourrait bien n’être qu’un rideau de théâtre s’ouvrant sur une seule scène, assez étroite d’ailleurs, au fond, mais placée dans la lumière des projecteurs, pendant qu’est plongée au même moment dans l’obscurité une salle de spectateurs silencieux, et que, dans les coulisses, s’agite en silence une troupe d’acteurs encore inoccupés et de machinistes assez affairés, mais eux aussi silencieux, en attendant leur tour d’intervenir.

D’un point de vue strictement logique, on peut penser qu’avant que quelque commencement que ce soit ait eu lieu, voilé ou non, il fallait bien qu’il y eût nécessairement, déjà là, sous une forme ou sous une autre, quelque chose comme de la ‘cause’ et des ‘effets’, de l’acte et de la puissance, et de l’être et du non-être…

Du point de vue anthropologique, les traditions du ‘commencement’ sont nombreuses et variées. Pour simplifier, je ferai ici une revue rapide de trois traditions, la védique, la juive et la chrétienne, citées dans l’ordre de leur arrivée historique sur la scène mondiale, afin de comparer leurs mythes respectifs quant à la nature du ‘commencement’. Ce faisant, ne me quitte pas l’espoir de remonter peut-être au-delà de tous les commencements particuliers que ces traditions invoquent, et au-delà même de l’idée de ‘commencement’.

1. Le Véda précède d’au moins un millénaire l’élaboration de la Genèse de la Bible hébraïque, et d’au moins deux millénaires celle de l’Évangile de Jean. Point notable, le Véda révèle non pas ‘un’ commencement, mais ‘plusieurs’ commencements, opérant à différents niveaux, et mettant en scène divers acteurs. On peut en juger à travers des extraits du Ṛgveda, du Śatapatha brāhmaṇa ou de la Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad.

« Ô Seigneur de la Parole (‘Bṛhaspati’) ! Ce fut là le commencement de la Parole. » (RV X, 71,1)

« Au commencement, cet univers n’était ni Être ni Non-Être. Au commencement, en effet, cet univers existait et n’existait pas : seul l’Esprit était là.

L’Esprit était, pour ainsi dire, ni existant ni non-existant.

L’Esprit, une fois créé, désira se manifester.

Cet Esprit alors créa la Parole. » (SB X 5, 3, 1-2)

« Rien n’existait ici-bas au commencement ; c’était recouvert par la mort (mṛtyu), par la faim, car la faim est la mort. Elle se fit mental [elle se fit ‘pensante’] : ‘Que j’aie une âme (ātman)’. » (BU 1,2,1)

Il me semble frappant que plus de deux millénaires avant l’Évangile de Jean, qui commence par le célèbre « Au commencement était le Verbe (le Logos) », le Véda employait déjà des formules ou des métaphores telles que : le ‘Seigneur de la Parole’ ou ‘le commencement de la Parole’.

En sanskrit, ‘parole’ se dit वाच् Vāc. Dans le Véda on l’appelle parfois, métaphoriquement, ‘la Grande’ (bṛhatī), mais elle reçoit également plusieurs autres métaphores ou noms divins.

Selon le Véda, la ‘Parole’, Vāc, ‘était’ avant toute création, elle pré-existait avant que quelque être vienne à être. La Parole est engendrée par et dans l’Absolu, – elle n’est donc pas ‘créée’.

L’Absolu pour sa part n’a pas de nom. Il ne peut en avoir, parce qu’Il est avant que la Parole soit. On peut aussi comprendre qu’Il n’a pas de nom, parce qu’Il est la Parole même, c’est-à-dire ‘toute la Parole’ – et donc tout ce qui est dicible, et par conséquent, aussi, tout ce qui est indicible. Comment dès lors pourrait-on Le nommer d’un nom, – de quelque nom que ce soit ? Un seul nom ne peut dire toute la Parole, – tout ce qui a été, est et sera Parole.

L’Absolu n’est pas nommé. Mais on peut nommer le Créateur suprême, le Seigneur de toutes les créatures. Ce Seigneur en est l’une des manifestations, – comme la Parole, d’ailleurs, est aussi l’une de ses manifestations.

Le Ṛg Veda donne à ce Seigneur le nom de  प्रजापति Prajāpati, mot-à-mot Seigneur (pati) de la Création (prajā), ou encore le nom de ब्र्हस्पति Bṛhaspati, ce qui signifie ‘Seigneur de la Parolei, ou mot-à-mot Seigneur (pati) de la Grande (bṛhatī )’.

Car Vāc est la ‘grandeur’ de Prajāpati : « Alors Agni se tourna vers Lui, la bouche ouverte ; et Il (Prajāpati) prit peur, et sa propre grandeur se sépara de Lui. Maintenant sa grandeur même c’est sa Parole, et cette grandeur s’est séparée de Lui. »ii

Le mot sanskrit bṛhat, बृहत् signifie ‘grand, élevé ; vaste, abondant ; fort, puissant; principal’. Il a pour racine ब्र्ह bṛha ‘augmenter, grossir; croître, grandir ; devenir fort ; s’étendre’. Les trois mots français ‘brigand’, ‘Brigitte’ et ‘Bourgogne’ viennent aussi de cette racine…

La Bṛhadāraṇyaka-upaniṣad commente à ce sujet : « Il est aussi Bṛhaspati. Bṛhatī [‘la grande’] est en vérité la parole et il en est le seigneur (pati).»iii

La Parole est donc au commencement, dans le Véda, mais elle précède aussi le commencement, et elle le rend possible, – parce qu’elle est intimement liée au Sacrifice (divin).

Le Ṛg Veda explicite le lien entre le Créateur suprême, la Parole, l’Esprit, et le Sacrifice, lien qui se dénoue et se délie ‘au commencement’ :

« Ô Seigneur de la Parole ! Ce fut là le commencement de la Parole,

– quand les Voyants se mirent à nommer chaque chose.

L’excellence, la plus pure, la profondément cachée

dans leurs cœurs, ils l’ont révélée par leur amour.

Les Voyants façonnèrent la Parole par l’Esprit,

la passant au tamis, comme du blé que l’on tamise.

Les amis reconnurent l’amitié qu’ils avaient les uns pour les autres,

et un signe de bon augure scella leur parole.

Par le sacrifice, ils ont suivi la voie de la Parole,

et cette Parole qu’ils ont trouvée en eux, parmi eux,

– ils l’ont proclamée et communiquée à la multitude.

Ensemble, les sept Chanteurs la chantent. »iv

Dans le Śatapatha brāhmaṇa (qui est un commentaire plus savant, et plus tardif), la Parole est présentée comme l’entité divine qui crée le « Souffle de Vie » :

«La Parole, quand elle fut créée, désira se manifester, et devenir plus explicite, plus incarnée. Elle désira un Soi. Elle se concentra avec ferveur. Elle acquit une substance. Ce furent les 36 000 feux de son propre Soi, faits de Parole, et émergeant de la Parole. (…) Avec la Parole ils chantèrent et avec la Parole ils récitèrent. Quel que soit le rite pratiqué au Sacrifice, le rite sacrificiel existe par la Parole seulement, comme émission de voix, comme feux composés de Parole, engendrés par la Parole (…) La Parole créa le Souffle de Vie. »v

Dans la Bṛhadāraṇyaka-upaniṣad, qui est l’une upaniṣad les plus anciennes, est mise en scène la Parole védique, naissant de la mort, ou plutôt de l’âme de la mort (ātman).

Cette Parole est la ‘prière’ ou l’‘hymne’ (ṛc), ou encore la ‘récitation rituelle’ (arc), mot de même racine. Par le jeu des assonances, des homophonies et des métaphores, elle est associée à arca, le ‘feu’ et à ka, l’‘eau’ (éléments essentiels du sacrifice), et aussi à ka, la ‘joie’ qu’il procure.

« Rien n’existait ici-bas au commencement ; c’était recouvert par la mort (mṛtyu), par la faim, car la faim est la mortvi. Elle se fit mental [et pensa] : ‘Que j’aie une âme (ātman) !’. Elle s’engagea dans une récitation rituelle [arc]. Alors qu’elle était dans la récitation rituelle les eaux naquirentvii. [Elle pensa] ‘En vérité, tout en étant engagée dans cette récitation rituelle (arc), l’eau [ou joie] (ka) advint’. C’est le nom et l’être (arkatva) de la récitation rituelle [ou du feu] (arka)viii. L’eau [ou joie] (ka) advient vraiment à celui qui connaît le nom et l’être de la récitation virtuelle [ou du feu]. »ix

2. Environ mille ans plus tard, la tradition hébraïque rapporte une autre histoire de ‘commencement’, celle d’une Unité faisant couple avec une Multiplicité pour initier une ‘création’. (J’entends ici les mots ‘unité’, ‘couple’ et ‘multiplicité’ d’abord dans un sens grammatical, sans préjuger de leur impact en matière théologique).

Le premier verset de la Thora (Gn 1,1) se lit :

בְּרֵאשִׁית, בָּרָא אֱלֹהִים, אֵת הַשָּׁמַיִם, וְאֵת הָאָרֶץ. 

Bé-réchit bara Elohim èt ha-chamaïm v-ét ha-arets.

Habituellement, on traduit ce verset :‘Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre.’

Ce n’est là qu’une traduction possible parmi des dizaines d’autres… J’ai consacré un article de ce blog à la délicate traduction de ce verset initial. Pour faire court, il faut rappeler que, d’un point de vue grammatical, Elohim est un pluriel (‘les Dieux’), de même que ha-chamaïm (les cieux). Le fait que le verbe bara (créa) soit au singulier n’est pas du tout une difficulté, ou une bizarrerie, du point de vue grammatical. Dans la grammaire des langues sémitiques anciennes (dont la grammaire de l’arabe classique témoigne encore aujourd’hui, car elle a conservé, mieux que l’hébreu, ces règles grammaticales) quand des êtres animés non-humains sont au pluriel et sont sujets de verbes, la grammaire met ces verbes à la 3ème personne du singulier. Or elohim est un pluriel d’être animés ‘non-humains’, car ce sont des êtres ‘divins’. Donc ce pluriel doit régir nécessairement les verbes au singulier… Par ailleurs, une autre règle grammaticale des langues sémitiques anciennes stipule que si le verbe est placé au commencement de la phrase, il doit être conjugué au singulier, même si son sujet (placé après le verbe) est au pluriel. Pour ces deux raisons, il est donc parfaitement normal que le verbe ‘il créa’ (bara) doive se mettre ici au singulier, sans nécessairement impliquer par là que son sujet (ici ‘elohim’) doive être lu et compris comme un singulier… Autrement dit, grammaticalement parlant, la formule bara elohim n’est absolument pas une indication que le mot pluriel elohim (littéralement ‘les dieux’) équivaut à l’unicité et à la singularité putatives d’un Dieu unique.

Une autre discussion, fort intéressante, a été menée, pendant des siècles, à propos du sens exact de la particule initiale, , dans l’expression bé-réchit. Cette particule grammaticale a en effet de nombreux sens possibles, dont : ‘avec’, ‘par’, ‘au moyen de’…

Plusieurs interprétations midrachiques, que l’on trouve dans le Béréchit Rabba, proposent de traduire bé-réchit en donnant à la particule – le sens de ‘avec’ ou ‘par’ (plutôt que ‘au’ comme dans ‘au commencement’). On traduit alors: « Avec le commencement,… » ou « Par le commencement,… ». Le « commencement » (réchit) est donc ici assimilé à une aide, un intermédiaire ou un moyen, qui accompagnerait la Divinité dans son action créatrice…

Pour ajouter à la gamme des traductions possibles, je suggère aussi de rendre à réchit son sens originaire (étymologique) de ‘prémisse’ ou de ‘prémices’ (d’une récolte), connotant l’idée de grande valeur, le fait d’être ‘précieux’. Dans le contexte de la Genèse, je propose de comprendre réchit non dans un sens temporel, banal, mais bien dans un sens qualitatif et superlatif. Je suggère donc de traduire réchit par une expression comme ‘le plus précieux’.

Notons, en passant, que ces sens (prémisse, prémices, précieux) rencontrent bien l’idée de ‘sacrifice’ que l’on vient de voir dans le Véda, et que le mot grec arkhé (‘commencement, principe’) de l’Évangile johannique contient, comme on va le voir dans un instant.

Je propose donc ce ‘nuage’ de traductions possibles de Gn 1,1 :

« Par [ou avec] le Plus Précieux, les Dieux [ou Dieu] créèrent [ou créa] etc…»

Notons enfin que, dans ce premier verset de la Bible hébraïque, il n’est pas question de ‘parole’, de ‘parler’, ou de ‘dire’.

Ce n’est qu’au 3ème verset de la Genèse, que Dieu (Elohim) ‘dit’ (yomer) quelque chose…

 וַיֹּאמֶר אֱלֹהִים, יְהִי אוֹר; וַיְהִי-אוֹר

Va-yomer Elohim yéhi ’or vé yéhi ’or.

Elohim dit ‘que la lumière soit’, et la lumière est (et sera).

Puis au 5ème verset, Dieu (Elohim) ‘appelle’ (yqra’), c’est-à-dire ‘nomme’.

וַיִּקְרָא אֱלֹהִים לָאוֹר יוֹם

Va-yqra’ Elohim la-’or yom

Et Elohim appela la lumière ‘jour’

La « parole » proprement dite de Dieu ne viendra que beaucoup plus tard. Le verbe דָּבַר davar ‘parler’ ou le mot דָּבָר davar ‘parole’ (appliqués à YHVH) n’apparaissent que bien après le ‘commencement’:

« Tout ce que YHVH a dit » (Ex 24,7 )

« YHVH a accompli sa parole » (1 Rois 8,20)

« Car YHVH a parlé » (Is 1,2)

3. L’Évangile de Jean introduit ‘au commencement’ l’idée très grecque du logos.

Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος.

‘Au commencement était la Parole, et la Parole était avec le Dieu, et la Parole était Dieu’. (Jn 1,1 dans la traduction de Louis Segond)

‘Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu’. (Traduction de l’Association Épiscopale Liturgique pour les pays Francophones)

Dans la traduction anglaise dite du King James : ‘In the beginning was the Word, and the Word was with God, and the Word was God.’

Vu leur importance, il vaut certainement la peine de creuser un peu le sens des deux mots ἀρχῇ (arkhè) et λόγος (logos).

Ἐν ἀρχῇ. Én arkhè.

Quel est le sens profond de cette expression ? ‘Au commencement’ ? ‘Dans le Principe’ ? Ou autre chose encore ?

Le sens originel du verbe arkho, arkhein, usuel depuis Homère, est ‘marcher le premier, prendre l’initiative de, commencer’. À l’actif, le mot signifie ‘commander’x.Avec le préverbe én-, én-arkhomai signifie ‘commencer le sacrifice’, puis, plus tardivement, ‘exercer une magistrature’. La notion de sacrifice est très présente dans le nuage des sens associés à ce mot. Kat-arkho : ‘commencer un sacrifice’. Pros-arkho, ‘offrir un présent’. Ex-arkho signifie ‘commencer, entonner (un chant)’. Hup-arkho, ‘commencer, être au commencement’, d’où ‘être fondamental, exister’, et enfin ‘être’.

De nombreux composés emploient comme premier terme arkhè, signifiant alors soit ‘qui commence’, soit ‘qui commande’. Le sens le plus ancien est ‘qui prend l’initiative de’. Il y a le sens homérique de arkhékakos, ‘qui est à l’origine des maux’. Arkhos a donné lieu à la formation d’un très grand nombre de composés (plus de 150 ont été relevésxi), dont Chantraine note qu’ils se rapportent tous à la notion de chef, de commandement, et non à celle de commencement.

Le féminin arkhè, qui est le mot employé dans l’Évangile de Jean, peut signifier ‘commencement’, mais les philosophes usent de ce mot pour désigner les ‘principes’, les ‘premiers éléments’ (Anaximandre est le premier à l’utiliser dans ce sens), ou encore pour signifier ‘pouvoir, souveraineté’.

Chantraine conclut que les emplois liés aux notions de ‘prendre l’initiative, commencer’ sont les plus anciens, mais que les emplois qui expriment l’idée de ‘commander’, fort anciens aussi, apparaissent déjà chez Homère. Dans toutes les dérivations et les compositions subséquentes, c’est la notion de ‘commander’ qui domine, y compris dans un sens religieux : ‘faire le premier geste, prendre l’initiative (du sacrifice)’.

On en déduit que l’expression johannique Én arkhè n’a pas pour sens profond, originaire, l’idée d’un ‘commencement absolu’. Elle renvoie plutôt à l’idée d’une initiative sacrificielle (divine) ou d’une inauguration (du ‘sacrifice’ divin), – ce qui présuppose non un commencement absolu, temporel, mais une décision divine, et la pré-existence de tout un arrière-plan nécessaire à la conception et à l’exécution de ce ‘sacrifice’ divin, inaugural.

Le Logos, ὁ λόγος ? Comment traduire ? Verbe ? Parole ? Raison ? ‘Word’ ?

Le mot logos vient de légo, dont le sens originel est ‘rassembler, cueillir, choisir’, du moins dans les emplois qu’en fait Homère dans l’Iliade. Cette valeur est conservée avec les composés à préverbes dia– ou ek– ‘trier, choisir’, épi– ‘choisir, faire attention à, sul– ‘rassembler’. Légo signifie parfois ‘énumérer’ dans l’Odyssée, et ‘débiter des injures’, ou ‘bavarder, discourir’ dans l’Iliade. C’est ainsi qu’est né l’emploi au sens de ‘raconter, dire’, emploi qui entre en concurrence avec d’autres verbes grecs qui ont aussi le sens de ‘dire’ : agoreuo, phèmi. Le mot logos est ancien et se trouve dans l’Iliade et l’Odyssée avec le sens de ‘propos, paroles’, puis en ionique et en attique avec des sens comme ‘récit, compte, considération, explication, raisonnement, raison’, – par opposition à ‘réalité’ (ergon). Le mot a fini par désigner la ‘raison immanente’, et dans la théologie chrétienne, soit la seconde personne de la Trinité, soit Dieu.xii

Habituellement on traduit Jn 1,1 : ‘Au commencement était le Verbe’. Mais si l’on veut rester fidèle au sens le plus originaire porté anciennement par én arkhè et logos, il vaudrait mieux traduire :

‘Au principe [du Sacrifice] il y eut un choix’.

Explication : L’entité divine qui a procédé, ‘au commencement’, n’a pas elle-même commencé à être lors de ce ‘commencement’. Elle était nécessairement déjà là pour initier ce ‘commencement’. Le ‘commencement’ n’est donc que relatif, puisque l’entité divine était et est toujours hors du temps, avant tout temps, et hors de tout commencement.

L’expression ‘én arkhè’ dans Jn 1,1 fait plutôt référence à l’idée et à l’initiative d’un ‘sacrifice primordial’ ou ‘initiatique’ (dont la langue grecque garde la mémoire profonde dans le verbe arkhein employé avec le préverbe én- : én-arkhomai, ‘initier le sacrifice’, composition très proche de la formule johannique én arkhè.

Quant au choix du mot ‘choix’ pour traduire logos, il vient, là encore, de la mémoire longue des mots. Le mot logos n’a signifié ‘parole’ que fort tardivement, et cela en concurrence avec d’autres mots grecs portant le sens de ‘dire’, ou ‘parler’, comme phèmi, ou agoreuo, lié au mot agora (‘place publique’).

En réalité le sens originaire du verbe légo n’est pas ‘parler’ ou ‘dire’, mais tourne autour des idées de ‘rassembler’ et de ‘choisir’, qui sont des opérations mentales préalables à toute parole. L’idée de ‘parole’ n’est au fond que seconde, elle n’intervient qu’après le ‘choix’ fait par l’esprit de ‘rassembler’ [ses idées] et de les ‘distinguer’ ou de les ‘élire’ [pour ensuite les exprimer].

Concluons, provisoirement.

Dans les traditions que nous venons d’évoquer, la Parole n’est pas « au commencement », mais elle est commencement, initiation. Commencement et initiation de quoi ? Elle est commencement, ou initiation du Sacrifice.

La Parole ‘commence’ à révéler, elle ‘initie’, mais elle cache aussi tout ce qu’elle ne révèle pas encore, et notamment toute la profondeur du Sacrifice, celui qui vient d’être fait, et ceux qui restent à faire.

La Parole initiale, la Parole du commencement, est un ‘lieu de rencontre’ entre un peu de clarté, un peu de lumière, de brillance, le monde et toute la Création, dont l’Homme.

Mais le plus important, peut-être, est que cette Parole initiale, initiatrice, fait aussi entendre, par ses silences, et tous ses non-dits, l’immensité de l’obscur, l’in-fini de tous les commencements qui restent à venir.

_____________

iRV X,71

iiSB II, 2,4,4

iiiCf. BU,1,3,30. Cette Upaniṣad explique encore que la Parole s’incarne dans les Védas dans l’ hymne védique (Ṛc), dans la formule du sacrifice (yajus) et dans la mélodie sacrée (sāman). Bṛhatī est aussi le nom donné au vers védique (ṛc) et le nom du brahman (au neutre) est donné à la formule sacrificielle (yajus). Quant à la mélodie (sāman) elle est ‘Souffle-Parole’ : « C’est pourquoi il est aussi Bṛhaspati (Ṛc). Il est aussi Bhrahmaṇaspati. Le brahman est en vérité la parole et il est le seigneur (pati) de la [parole]. C’est pourquoi il est aussi Bhrahmaṇaspati (Yajus). Il est aussi la mélodie (sāman). La mélodie est en vérité la parole : ‘Il est elle, (la parole) et lui, Ama (le souffle). C’est pour le nom et la nature même de la mélodie (sāman). Ou parce qu’il est égal (sama) à un moucheron, égal à un moustique, égal à un éléphant, égal aux trois mondes, égal à ce tout, pour cette raison il est sāman, mélodie. Il obtient l’union avec le sāman , la résidence dans le même monde, celui qui connaît ainsi le sāman. » (BU 1,3,20-22)

ivRV X, 71, 1-3. Ma traduction, à partir de la version anglaise de R. Panikkar, The Vedic Experience. Mantramañjarī. London, 1977 :

O Lord of the Holy Word ! (Bṛhaspati,That was the first

beginning of the Word when the Seers fell to naming each object.

That which was best and purest, deeply hidden

within their hearts, they revealed by the power of their love.

The Seers fashioned the Word by means of their mind,

sifting it as with sieves the corn is sifted.

Thus friends may recognize each other’s friendship.

And auspicious seal upon their word is set.

They followed by sacrifice the path of the Word

and found her entered in among the Seers.

They led her forth and distributed her among many.

In unison the seven Singers chant her.

vSB X 5, 3, 1-5

viAlyette Degrâces commente : « La question de la cause est ici posée. Si rien n’est perçu, rien n’existe. Śaṅkara s’appuie sur les concepts de couvrir et être couvert : ‘Ce qui est couvert par la cause c’est l’effet, or les deux existent avant la création… Mais la cause, en détruisant l’effet précédent, ne se détruit pas elle-même. Et le fait qu’un effet se produit en détruisant un autre ne s’oppose pas au fait que la cause existe avant l’effet qui est produit…La manifestation signifie parvenir au domaine de la perception… Ne pas être perçu ne veut pas dire ne pas exister… Il y a deux formes de recouvrement ou d’occultation par rapport à l’effet… Ce qui est détruit, produit, existant et non-existant dépend du rapport à la manifestation ou à l’occultation… L’effort consiste à ôter ce qui recouvre… La mort est l’embryon d’or dans la condition de l’intelligence, la faim est l’attribut de ce qu’est l’inteligence’. » (BAUB 1.2) Alyette Degrâces. Les upaniṣad. Fayard, 2014, p.222, note n° 974

viiIl importe de noter que « les eaux » font référence aux éléments essentiels du sacrifice védique.

viiiLe mot arka signifie aussi « feu »

ixBU 1,2,1 . Traduction Alyette Degrâces. Les upaniṣad. Fayard, 2014, p.222

xCf. Le Dictionnaire étymologique grec de Chantraine

xiBuck-Petersen, Reverse index 686-687

xiiCf. Lampe, Lexicon, Kittel, Theologisches Wörter.

De la profondeur du Logos


Depuis un million d’années au moins, Homo erectus ou Homo habilis, bien avant Homo sapiens, usaient à leur façon de la ‘parole’, plus moins habilement. Cette ‘parole’ leur était possible, de par leur constitution même. D’un souffle d’air expulsé par des poumons profonds, ils généraient de leur pharynx des fricatives, de leur glotte des gutturales, de leur langue des chuintantes, et par leurs lèvres ils modulaient des sifflantes et des labiales.

Puis la ‘parole’ a gagné en finesse, en puissance. Mais aussi en usages, des plus vains aux plus élevés. Depuis Homo sapiens, dont nous sommes, l’enfant balbutiant, le poète mobile, le sage sûr, le prophète inspiré, ont tous inventé, à leur manière, des sons sincères ou non, et des voix propres.

De tous ces sons incessants, quel sens surgit-il ? Quelle différence entre l’enfant et le sage ? Héraclite, maître en ces matières obscures, grand seigneur de la double entente, porte ce jugement ironique: « L’homme est tenu pour un petit garçon par la divinité, comme l’enfant par l’homme. »i

Ce que l’enfant est à l’homme, l’homme l’est à la divinité. Ce constat d’inégalité n’est cependant pas dissocié d’une sorte de lien analogique. Il y a, latente, cette perspective, naturelle, attendue, d’un passage de l’enfance à l’âge adulte. L’homme peut-il donc espérer grandir en divinité ?

Une autre traduction de ce fragment (D.K. 79), due à Marcel Conche, donne ceci: « Un marmot qui n’a pas la parole ! L’homme s’entend ainsi appeler par l’être divin, comme l’enfant par l’homme. »ii On voit que le mot français parole apparaît curieusement sous la plume de Conche, bien qu’Héraclite, dans le grec original, n’emploie pas le mot logos.

Marcel Conche choisit de rendre par une périphrase un peu bavarde (‘un marmot qui n’a pas la parole’) le seul mot grec νήπιος, employé par Héraclite, et mis sobrement en apposition au mot ‘homme’ (ἀνὴρ).

Quelle est la nuance exacte de ce mot νήπιος, nêpios ? Pour s’en faire une idée, on peut citer les divers emplois du mot par Homère, avec ces sens : ‘enfant en bas âge’, ‘jeune enfant’, mais aussi, dans d’autres circonstances, ‘naïf’, ‘sot’, ‘dénué de raison’iii.

Dans son commentaire, Conche évoque ces diverses acceptions, mais il justifie le rendu de sa traduction, quelque peu périphrastique, assez alambiquée, et donc peu fidèle à la simplicité de l’original, de la manière suivante : « Traduire par ‘enfant dénué de raison’ paraît juste, quoique non suffisamment précis : si νήπιος s’applique à l’enfant ‘en bas âge’, il faut songer au tout petit enfant, qui ne parle pas encore. De là, la traduction par ‘marmot’, qui vient probablement de ‘marmotter’, lequel a pour origine une onomatopée exprimant le murmure, l’absence de parole distincte. »iv

S’ensuit une glose assez raisonneuse de Conche sur le sens supposé du fragment : « Il s’agit de devenir un autre être, qui juge en raison, et non plus comme le veulent l’habitude et la tradition. Cette transformation de l’être se traduit par la capacité de parler un nouveau langage : non plus langage particulier – langage du désir et de la tradition –, mais discours qui développe des raisons renvoyant à d’autres raisons (…) Or, de ce discours logique ou philosophique, de ce logos, les hommes n’ont pas l’intelligence, et, par rapport à l’être démonique – au philosophe –, qui le parle, ils sont comme des marmots n’ayant pas la parole (…) Parler comme ils parlent, c’est parler comme s’ils étaient dénués de raison (de la puissance de dire le vrai). »v

Or il se trouve que dans ce fragment d’Héraclite le mot logos brille par son absence. Malgré tout, Conche n’hésite pas à affirmer à propos de ce fragment : « l’homme n’a pas l’intelligence du logos selon l’être démonique », il en est incapable.

Dans un autre départ, assez net également, d’avec le sens communément reçu pour ce fragment, Marcel Conche considère que le daîmon ou l’être démonique (le δαίμων du fragment d’Héraclite) est en réalité le ‘philosophe’ et non, à proprement parler quelque ‘divinité’. Pour Conche, le daîmon est le philosophe, parce qu’il l’être démonique par excellence, celui qui est en mesure de déterminer justement qu’en effet, « l’homme est incapable du logos ».

Contre Conche, constatons simplement qu’Héraclite n’a absolument pas dit que « l’homme est incapable du logos. »

Le marmot marmotte, l’homme marmonne, certes. Mais, à tout âge, l’homme ‘parle’ aussi, peut-on alléguer. Et, plus fondamentalement, on peut même affirmer que l’homme a, en lui,en essence, le logos.

D’ailleurs, si le mot logos est bien absent du fragment D.K. 79, on le trouve en revanche cité dans dix autres fragments d’Héraclite, avec des sens variés : ‘mot’, ‘parole’, ‘discours’, ‘mesure’, ‘raison’…

Or, je remarque que, parmi ces dix fragments, il y en a cinq dans lesquels le mot logos est employé dans un sens si original, si inattendu, si intraduisible, que la solution courante des traducteurs a consisté précisément à ne pas le traduire…et à le rendre seulement par le mot logos…

Voici ces cinq fragments :

1. « Le Logos, ce qui est, toujours les hommes sont incapables de le comprendre, aussi bien avant de l’entendre qu’après l’avoir entendu pour la première fois, car bien que toutes choses naissent et meurent selon ce Logos-ci, les hommes sont inexpérimentés quand ils s’essaient à des paroles ou à des actes. »vi

2. « Si ce n’est moi, mais le Logos, que vous avez écouté, il est sage de convenir qu’est l’Un-Tout ».vii

3. « A Priène vivait Bias, fils de Teutamès, davantage pourvu de Logos que les autres. »viii

Dans ces trois fragments, le Logos semble doté d’une essence autonome, d’une puissance de croître, et d’une capacité à dire la naissance, la vie, la mort, l’Être, l’Un et le Tout.

Dans les deux fragments suivants, le Logos est intimement associé à la substance de l’âme même.

4. « Il appartient à l’âme un Logos qui s’accroît lui-même. »ix

5. « Limites de l’âme, tu ne saurais les trouver en poursuivant ton chemin, si longue que soit toute la route, tant est profond le Logos qu’elle renferme. »x

Fort bizarrement, Marcel Conche, qui avait ajouté l’idée de parole dans un fragment ne comprenant pas le mot logos, évite d’employer le mot logos, dans sa traduction de ce dernier fragment (D.K. 45), qui le contient pourtant explicitement : « Tu ne trouverais pas les limites de l’âme, même parcourant toutes les routes, tant elle a un discours profond. »xi Conche traduit le mot λόγον par « discours », plutôt que de garder le mot Logos. Pourquoi ?

Il est vrai que dans le contexte du fragment D.K. 45, aucune des acceptions suivantes n’est satisfaisante : cause, raison, essence, fondement, sens, mesure, rapport. Les moins mauvaises des acceptions possibles restent ‘parole’, ou ‘discours’xii. Conche opte pour ce mot, le discours.

Or Héraclite emploie ici une expression extrêmement étrange : βαθὺν λόγον, ‘un logos profond’, – un logos si ‘profond’ qu’on n’en atteint pas les ‘limites’ (πείρατα, peirata).

Qu’est-ce qu’un logos dont on n’atteint jamais ni la profondeur ni la limite ?

Pour sa part, Clémence Ramnoux a décidé ne pas traduire ici le mot logos, et propose même de le mettre entre parenthèses (sic), c’est-à-dire de le considérer comme une interpolation, un ajout tardif ou une glose étrangère: « Tu ne trouverais pas de limite à l’âme, même en voyageant sur toutes les routes, (tant elle a un logos profond). »xiii

Ramnoux commente ainsi sa réticence : « L’expression mise entre parenthèses pourrait avoir été glosée. Si elle a été glosée, elle l’a été par quelqu’un qui connaissait l’expression logos de la psyché. Mais elle ne fournirait pas un témoignage pour sa formation à l’âge d’Héraclite. »xiv

En note, elle présente l’état de la discussion savante à ce sujet :« ‘Tant elle a un logos profond’. Est-ce rajouté de la main de Diogène Laërce (IX,7) ? Argument pour : texte d’Hippolyte référant probablement à celui-ci (V,7) : l’âme est difficile à trouver et difficile à comprendre. Difficile à trouver parce qu’elle n’a pas de frontières. Dans l’esprit d’Hippolyte elle n’est pas spatiale. Difficile à comprendre parce que son logos est trop profond. Argument contre : un texte de Tertullien semble traduire celui-ci : « terminos anime nequaquam invenies omnem vitam ingrediens » (De Anima 2). Il ne comporte pas la phrase du logos. Parmi les modernes, Bywater l’a supprimée – Kranz l’a retenue – Fränkel l’a retenue et interprétée avec le fragment 3. »xv

De son côté, Marcel Conche, dont on a vu qu’il a opté pour la traduction de logos par ‘discours’, se justifie ainsi : « Nous pensons, avec Diano, que logos doit être traduit, ici comme ailleurs, par ‘discours’. L’âme est limitée puisqu’elle est mortelle. Les peirata sont les ‘limites jusqu’où va l’âme’ dit Zeller avec raison. Mais il ajoute : ‘les limites de son être’. »xvi

L’âme serait donc limitée dans son être ? Plutôt que limitée dans son parcours, ou dans son discours? Ou dans son Logos ?

Conche développe : « Si précisément il n’y a pas de telles limites, c’est que l’âme est ‘cette partie infinie de l’être humain’. »

Et il ajoute : «  Snell comprend βαθὺς [bathus] comme la Grenzenlosigkeit, l’infinité de l’âme. On objectera que ce qui est ‘profond’ ce n’est pas l’âme mais le logos (βαθὺν λόγον). (…) En quel sens l’âme est-elle ‘infinie’ ? Son pouvoir est sans limites. Il s’agit du pouvoir de connaissance. Le pouvoir de connaître de la ψυχὴ [psyché] est sans limites en tant qu’elle est capable du logos, du discours vrai. Pourquoi cela ? Le logos ne peut dire la réalité de manière seulement partielle, comme s’il y avait quelque part du réel qui soit hors de la vérité. Son objet est nécessairement la réalité dans son ensemble, le Tout de la réalité. Or le Tout est sans limites, étant tout le réel, et le réel ne pouvant être limité par l’irréel. Par la connaissance, l’âme s’égale au Tout, c’est-à-dire au monde. »xvii

Selon cette interprétation, la réalité est entièrement offerte au pouvoir de la raison, au pouvoir de l’âme. Elle n’a aucun ‘fond’ qui reste potentiellement obscur, pour l’âme.

« La ‘profondeur’ du logos est la vastité, la capacité, par laquelle il s’égale au monde et établit en droit la profondeur (l’immensité) de la réalité. Βαθὺς : le discours s’étend tellement en profondeur vers le haut ou le bas qu’il peut tout accueillir en lui, comme un abîme dans lequel toute la réalité peut trouver place. De quelque côté que l’âme aille sur le chemin de connaissance vers le dedans ou le dehors, le haut ou le bas, elle ne rencontre pas de limite à sa capacité de faire la lumière. Tout est clair en droit. Le rationalisme de Héraclite est un rationalisme absolu. »xviii

Est surtout absolue, ici, l’incapacité à comprendre le logos dans sa profondeur infinie, ou dans son infinité si profonde.

On commence à le voir. Le Logos n’a pas pu être pour Héraclite, ni la raison, ni la mesure, ni le discours.

L’âme (psyché) n’a pas de ‘limites’, parce qu’elle a un ‘logos profond’ (βαθὺν λόγον).

L’âme est illimitée, elle est infinie, parce qu’elle est si vaste, si profonde, si élevée, que le Logos lui-même peut y demeurer toujours, sans y trouver jamais sa fin, – quel que soit le nombre des parcours ou des discours qu’il peut y tenir…

Il n’est donc pas très étonnant que le Logos soit si ‘intraduisible’. Il faudrait en théorie, et en bonne logique, pour le ‘traduire’ fidèlement, une infinie périphrase comportant un nombre infini de mots, faits de lettres elles-mêmes constituées d’une profondeur infinie…

_________

iHéraclite. Fragment D.K. 79. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 164 : ἀνὴρ νήπιος ἤκουσε πρὸς δαίμονος ὅκωσπερ παῖς πρὸς ἀνδρός.

iiFragment D.K. 79. Traduction de Marcel Conche, in Héraclite PUF, 1986, p.77.

iiiCf. Le dictionnaire Bailly

ivMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.77.

vMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.80.

viHéraclite. Fragment D.K. 1. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 145

viiHéraclite. Fragment D.K. 50. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 157

viiiHéraclite. Fragment D.K. 39. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 155

ixHéraclite. Fragment D.K. 115. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 172.

xHéraclite. Fragment D.K. 45. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 156 : ψυχῇ πείρατα ἰὼν οὐκ ἂν ἐξεύροιο, πᾶσαν ἐπιπορευόμενος ὁδόν· οὕτω βαθὺν λόγον ἔχει.

xiMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.357

xiiMarcel Conche, in Héraclite PUF, 1986, p.357.

xiiiClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119

xivClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119

xvClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119, note 1.

xviMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.357.

xviiMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.357-359

xviiiMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.359-360

L’ivresse, l’ivraie – et le levain de la conscience


« Le blé et l’ivraie ».

Le sens du ‘mystère’ a dû apparaître, il y a bien longtemps, chez Homo sapiens, en parallèle avec une forme obscure de conscience du ‘Soi’, – une conscience latente d’une ‘présence’ inconsciente (du soi à soi).

Ces deux phénomènes, l’intuition du mystère et la pré-conscience du soi inconscient, sont sans doute liés ; ils ont ouvert la voie à la venue progressive du Moi au jour, la formation de la conscience subjective, la constitution du sujet.

La croissance de la conscience humaine, au long des millénaires, a pu être particulièrement favorisée chez quelques individus psychiquement pré-disposés, par exemple au cours d’expériences exceptionnelles, aiguës, inouïes, littéralement indicibles, telles que celles éprouvées face à une mort imminente, ou dans le ravissement de la transe.

Ces expériences sortant absolument de toutes normes furent autant d’occasions de révéler inopinément au ‘moi’ certains aspects des profondeurs insondables du Soi.

La répétition de ces expériences et leur assimilation individuelle mais aussi communautaire, par exemple lors de transes collectives, suggère que des états extatiques de conscience ont été partagés, très tôt dans l’histoire humaine, selon des formes socialisées (proto-religions, rites cultuels, cérémonies d’initiation).

Ces expériences, que l’on pourrait qualifier de ‘proto-mystiques’, ont pu être facilitées par des faisceaux de conditions favorables (milieu, environnement, climat, faune, flore). Par effet d’épigenèse, elles ont sans doute eu aussi un impact à long terme sur l’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, du cerveau, produisant un terrain organique et psychique de plus en plus adapté à l’accueil de ces phénomènes, et facilitant une augmentation corrélative des ‘niveaux de conscience’.

Pendant d’innombrables générations, lors de multiples expériences de transe, pouvant initialement être liées à des hasards, à des circonstances accidentelles, et alors fondant comme l’éclair sur des consciences vierges, ou bien spécifiquement désirées, longuement préparées, sciemment provoquées lors de rites cultuels, le terrain mental des cerveaux du genre Homo ne cessa plus de s’ensemencer, de bourgeonner, comme sous l’action d’une levure psychique intimement mêlée à la pâte neuronale.

Ces puissantes expériences mentales ont accéléré l’adaptation neurochimique et neuro-synaptique des cerveaux des hommes du Paléolithique.

Elles leur dévoilèrent, dans une certaine mesure, l’indicibilité du ‘mystère’ immanent, régnant dans les profondeurs de leur propre cerveau.

Le mystère se révéla présent, non seulement dans la conscience humaine à peine sortie de son sommeil, mais aussi tout autour d’elle, dans la Nature, dans le vaste monde, et, au-delà du cosmos même, dans la Nuit originelle, – non seulement dans le Soi, mais aussi en l’Autre.

L’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, fut la condition essentielle d’une transformation mentale, psychique, spirituelle. Accélérée par des boucles de rétroaction de plus en plus complexes, elle impliqua des modifications physiologiques, neurologiques, psychiques, culturelles, génétiques, catalysant l’exploration de voies nouvelles.

On peut postuler l’existence d’un lien immanent, sans cesse évolutif, épigénétique, entre l’évolution de la structure systémique du cerveau (neurones, synapses, neurotransmetteurs, facteurs inhibiteurs et agoniques), et sa capacité croissante à accueillir ces expériences spirituelles que j’appelle ‘proto-mystiques’.

Qu’est-ce qu’une expérience ‘proto-mystique’ ?

Le prototype en est l’expérience chamanique d’une sortie du corps (‘extase’), accompagnée de visions sur-réelles, et d’un développement aigu de la conscience du Soi (‘transe’).

Tel chasseur-cueilleur, vivant dans quelque région d’Eurasie, consomme par hasard tel ou tel champignon, parmi les dizaines d’espèces possédant des propriétés psychotropes. Soudain un ‘grand éclair de conscience’ l’envahit, l’abasourdit et le transporte, le ravit, l’extasie.

Les molécules psychotropes du champignon stimulent une quantité massive de neurotransmetteurs, bouleversent le fonctionnement des neurones et des synapses cérébraux. Se produit alors, en quelques instants, un écart radical entre l’état habituel de ‘conscience’ et l’état de ‘sur-conscience’ soudainement survenu. La nouveauté absolue et la vigueur inouïe de l’expérience le marqueront à vie.

Il aura désormais la certitude d’avoir vécu un moment de conscience double. Sa conscience habituelle, quotidienne, a été comme transcendée par une soudaine sur-conscience. S’est révélé en lui un puissant ‘dimorphisme’ de la conscience, d’une autre nature que le dimorphisme journalier de la veille et du sommeil, ou le dimorphisme ontologique de la vie et de la mort.

Loin d’être unique, cette expérience, pour singulière qu’elle soit, a été répétée pendant d’innombrables générations.

Depuis des temps fort anciens, remontant aux débuts du Paléolithique, il y a plus de trois millions d’années, les chasseurs-cueilleurs du genre Homo ont connu l’usage de plantes psycho-actives, et les ont consommées régulièrement. Bien avant l’apparition d’Homo d’ailleurs, un grand nombre d’espèces animales (comme les rennes, les singes, les éléphants, les mouflons ou les félins…) en faisaient aussi usage.i

Vivant en symbiose étroite avec ces animaux, les chasseurs-cueilleurs n’ont pas manqué de les observer. Ne serait-ce que par curiosité, ils ont été incités à imiter le comportement étrange de ces animaux se livrant (dangereusement pour eux) à l’emprise de substances psycho-actives, – substances présentes dans diverses espèces de plantes fort répandues dans la nature environnante, sur toute la surface de la Terre.

D’ailleurs, cette abondance dans la nature d’espèces de plantes psychotropes est en soi étonnante, et semble suggérer qu’est à l’œuvre quelque raison sous-jacente, systémique, – une forme d’adéquation entre les molécules psychotropes des plantes et les récepteurs synaptiques des cerveaux d’animaux.

On dénombre, aujourd’hui encore, une centaine d’espèces de champignons psychoactifs en Amérique du Nord. Les vastes territoires de l’Eurasie devaient en posséder au moins autant au Paléolithique, – bien que de nos jours on n’y recense plus qu’une dizaine d’espèces de champignons ayant des propriétés psychotropes.

L’Homo du Paléolithique put souvent observer des animaux ayant ingéré des plantes aux effets psycho-actifs, lesquels affectaient leur comportement ‘normal’, les mettant accessoirement en danger.

Nul doute que l’Homo a imité ces animaux ‘ravis’, ‘drogués’, ‘assommés’ par ces substances puissantes, et errants dans leurs rêveries. Voulant comprendre leur indifférence au danger, l’Homo a dû vouloir ingérer les mêmes baies ou les mêmes champignons, ne serait-ce que pour comprendre ce que pouvaient ‘ressentir’ ces proies si familières, qui, contre toute attente, s’offraient alors, indifférentes, à leurs silex et à leurs flèches…

Aujourd’hui encore, dans des régions allant du nord de l’Europe à la Sibérie extrême-orientale, on observe que les rennes font une forte consommation d’amanites tue-mouches lors de leurs migrations, – tout comme d’ailleurs les chamans qui vivent sur les mêmes territoires.

Ce n’est certes pas une coïncidence.

En Sibérie, le renne et le chasseur-éleveur vivent en symbiose étroite avec le champignon Amanita muscaria.

Les molécules de muscimoleii et d’acide iboténoque, venant de l’Amanita muscaria, affectent intensément le comportement des hommes et des bêtes. Comment expliquer que de telles molécules, puissamment psychotropes, soient produites par de simples champignons, formes de vie élémentaires en regard des animaux supérieurs ? Pourquoi, d’ailleurs, ces champignons produisent-ils ces molécules, et à quelles fins ?

Il y a là un problème digne de considération. C’est un phénomène qui relie objectivement le champignon et le cerveau, l’humble vie fongique et les fonctions supérieures de l’esprit, l’humus terrestre et l’éclair céleste, la tourbe et l’extase, par le biais de quelques molécules, d’alcaloïdes psycho-actifs, reliant ensemble des règnes différents…

C’est un fait avéré, largement documenté, que dans tous les continents du monde, en Eurasie, en Amérique, en Afrique, en Océanie, et depuis des temps immémoriaux, des chamanes consomment des substances psycho-actives facilitant leur entrée en transe, – une transe pouvant aller jusqu’à l’extase et à l’expérience de ‘visions divines’.

Comment concevoir que des expériences comparables puissent être aussi faites par des animaux, dans leur monde propre, certes, mais non sans analogie ? Comment expliquer que ces puissants effets aient pour simple cause immédiate la consommation de plantes alcaloïdes plutôt répandues, dont les principes actifs se résument à un ou deux types de molécules agissant sur les neurotransmetteurs ?

Lors des migrations continues des peuples du Nord de l’Eurasie vers le Sud, ils emportèrent avec eux le chamanisme, ses rites sacrés et ses cérémonies d’initiation, les adaptant à des environnements nouveaux.

Au cours des temps, l’Amanita muscaria, champignon du nord-sibérien, a dû être remplacée par d’autres plantes, disponibles endémiquement dans les milieux traversés, et possédant des effets psychotropes analogues.

R. Gordon Wasson, dans son livre Divine Mushroom of Immortalityiii, a savamment documenté l’universalité de leur consommation. Il n’a pas hésité à établir un lien entre les pratiques chamaniques d’ingestion de plantes psychotropes, et la consommation du Soma védique. Dès le 3e millénaire avant notre ère, les anciens hymnes du Ṛg Veda décrivaient avec précision les rites accompagnant la préparation et la consommation du Soma, au cours du sacrifice védique, et ils en célébraient l’essence divine.iv

Les peuples migrateurs et consommateurs du Soma, se désignaient eux-mêmes comme Ārya, mot signifiant ‘noble’, ‘seigneur’. Ce terme sanskrit est aujourd’hui devenu sulfureux, depuis le détournement qui en a été fait par les idéologues nazis.

Ces peuples parlaient des langues dites indo-européennes. Venant de l’Europe du Nord, ils allaient vers l’Inde et l’Iran, par la Bactriane et la Margiane (comme l’attestent les restes de la ‘civilisation de l’Oxus’), par l’Afghanistan, pour finir par s’établir durablement dans la vallée de l’Indus ou sur les hauts plateaux iraniens. Une partie d’entre eux passa par les alentours de la mer Caspienne et de la mer d’Aral. D’autres se dirigèrent vers la mer Noire, la Thrace, la Macédoine, la Grèce actuelle et vers la Phrygie, l’Ionie (Turquie actuelle) et le Proche-Orient.

Arrivée en Grèce, la branche hellénique de ces peuples indo-européens n’oublia pas les anciennes croyances chamaniques. Les mystères d’Éleusis et les autres religions à mystères de la Grèce antique ont pu être récemment interprétés comme étant d’anciennes cérémonies chamaniques hellénisées, pendant lesquelles l’ingestion de breuvages aux propriétés psychotropes induisaient des visions mystiques.v

Lors des Grands Mystères d’Éleusis, le cycéôn, breuvage à base de lait de chèvre, de menthe et d’épices, comportait aussi vraisemblablement comme principe actif un champignon parasite, l’ergot de seigle, ou encore un champignon endophyte vivant en symbiose avec des herbes comme Lolium temulentum, plus connue en français sous le nom d’‘ivraie’ ou de ‘zizanie’. L’ergot de seigle produit naturellement un alcaloïde psychoactif, l’acide lysergique dont est dérivé le LSD.vi

Albert Hofmann, célèbre pour avoir synthétisé le LSD, indique que les prêtres d’Éleusis devaient traiter l’ergot de seigle Claviceps purpurea par simple dissolution dans l’eau, ce qui permettait d’extraire les alcaloïdes actifs, l’ergonovine et la méthylergonovine. Hofmann suggére aussi que le cycéôn pouvait être préparé à l’aide d’une autre espèce d’ergot, Claviceps paspali, qui pousse sur des herbes sauvages comme Paspalum distichum, et dont les effets, qu’il appelait ‘psychédéliques’, sont plus intenses encore, et d’ailleurs similaires à ceux de la plante ololiuhqui des Aztèques, qui est endémique dans l’hémisphère occidental.

Lors de l’ingestion de ces puissants principes psychoactifs, l’esprit semble tiraillé entre deux formes exacerbées (et complémentaires) de conscience, l’une tournée vers le monde extérieur, le monde des sensations physiques et de l’action, et l’autre tournée vers le monde intérieur, le monde de la réflexion et des ressentis inconscients.

Ces deux formes de conscience semblent pouvoir être excitées au dernier degré, conjointement, ou bien en alternance rapide. Elles peuvent aussi ‘fusionner’ ou entrer en ‘résonance’ mutuelle.

D’un côté, les sensations ressenties par le corps sont portées à l’extrême, parce qu’elles sont produites directement au centre même du cerveau, et non pas perçues par les sens, puis relayées par le système nerveux.

D’un autre côté, les effets mentaux, psychiques, cognitifs, sont aussi extrêmement puissants, parce que de multiples neurones peuvent être stimulés ou inhibés simultanément. Par exemple, l’action de neurotransmetteurs inhibiteurs (comme le GABA) peut s’accroître massivement et s’étendre à l’ensemble du cerveau. Soudainement, et fortement, le potentiel d’action des neurones post-synaptiques ou des cellules gliales du cerveau diminue.

L’inhibition massive des neurones post-synaptiques se traduit, subjectivement, par un découplage radical entre le niveau habituel de conscience, la conscience en quelque sorte ‘externe’, dominée par la prégnance de la réalité extérieure, et un niveau de conscience ‘interne’, tournée vers l’‘intérieur’, un intérieur entièrement détaché de la réalité environnante, immédiate. Il s’ensuit que la conscience ‘interne’ se trouve brutalement aspirée par cet univers psychique, indépendant, que C.G. Jung nomme le ‘Soi’, et auquel d’innombrables traditions font référence sous diverses appellations.

L’ensemble des processus neurochimiques complexes qui interviennent dans le cerveau, au moment de l’extase chamanique, peut être résumé de la façon qui suit : les molécules psycho-actives (comme la psilocybine) sont très proches structurellement de composés organiques (indoles) présents naturellement dans le cerveau. Elles mettent soudainement tout le cerveau dans un état d’isolation quasi-absolue par rapport au monde extérieur, ce monde qui est perçu par le biais des cinq sens.

La conscience est soudainement privée de tout accès à son monde habituel, son monde quotidien : le cerveau se voit presque instantanément plongé dans un univers infiniment riche de formes, de mouvements, et surtout de ‘niveaux de conscience’ absolument séparés de ceux de la conscience quotidienne.

Il y a plus surprenant encore…

Selon des recherches effectuées par le Dr Joel Elkes, à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore, la conscience subjective d’un sujet sous l’influence de la psilocybine peut ‘alterner’ aisément entre les deux états que l’on vient de décrire – l’état de conscience ‘externe’ et l’état de conscience ‘interne’. L’alternance des deux états de conscience s’observe expérimentalement, et peut même être provoquée simplement lorsque le sujet ouvre et ferme les yeux.

On pourrait faire l’hypothèse que l’émergence originaire de la conscience, telle qu’elle s’est développée chez les hommes du Paléolithique, a pu résulter d’un phénomène analogue de ‘résonance’ entre ces deux types de conscience, résonance précisément accentuée à l’occasion de l’ingestion de substances psycho-actives.

Est ainsi établie la possibilité structurelle, systémique, des aller-retours entre la conscience ‘externe’, liée au monde des perceptions et de l’action, et la conscience ‘interne’, inhibée par rapport au monde extérieur, mais désinhibée par rapport au monde intérieur.

La psilocybine, par exemple, fait ‘clignoter’ la conscience entre ces deux états fondamentaux, totalement différents, et par là-même, elle fait apparaître comme en surplomb le sujet lui-même, en tant qu’il est capable de ces deux sortes de conscience, et en tant qu’il est capable de naviguer entre plusieurs états de conscience, entre plusieurs mondes…

Dans les muscimoles de l’Amanite, dans l’ergot de l’ivraie, se cachent la puissance de l’ivresse, et la voie du divin…

Ce symbole est ancien, et s’applique à l’âme et à la conscience, comme en témoignent plusieurs paraboles de l’Évangile.

« Comme les gens dormaient, son ennemi vint et sema de l’ivraie au milieu du blé, et s’en alla. Quand l’herbe eut poussé et fait du fruit, alors parut aussi l’ivraie. »vii

Faut-il la déraciner ? Non! Ramassant l’ivraie, on déracinerait avec elle le blé. « Laissez les deux grandir ensemble jusqu’à la moisson. Et au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : ‘Ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour la consumer ; mais le blé recueillez-le dans mon grenier’. »viii

L’ivraie doit rester mêlée au blé jusqu’à la ‘moisson’. Alors seulement l’ivraie peut être brûlée. Elle doit être mise au feu, parce qu’elle est elle-même un feu qui consume l’esprit, un feu qui l’illumine de ses éclairs, et qui l’ouvre à la vision.

La métaphore spirituelle de l’ivraie est analogue à celle du levain.

De même que l’ivraie rend ivre, le levain fait lever la pâte.

L’ergot de l’ivraie fait fermenter l’esprit, et l’élève vers les mondes invisibles… Le levain se cache dans la farine, et une infime quantité suffit à la faire fermenter touteix

___________

iCf. David Linden, The Compass of Pleasure: How Our Brains Make Fatty Foods, Orgasm, Exercise, Marijuana, Generosity, Vodka, Learning, and Gambling Feel So Good.  Penguin Books, 2011

iiLe muscimole est structurellement proche d’un neurotransmetteur majeur du système nerveux central : le GABA (acide gamma-aminobutyrique), dont il mime les effets. Le muscimole est un puissant agoniste des récepteurs GABA de type A . Le muscimole est hallucinogène à des doses de 10 à 15 mg.

iiiRichard Gordon Wasson, Soma : Divine Mushroom of Immortality, Harcourt, Brace, Jovanovich Inc, 1968

ivL’article Amanite tue-mouches de Wikipédia rapporte que l’enquête Hallucinogens and Culture (1976), par l’anthropologue Peter T. Furst, a analysé les éléments pouvant identifier l’amanite tue-mouches comme le Soma védique, et qu’elle a (prudemment) conclu en faveur de cette hypothèse.

vCf. Peter Webster, Daniel M. Perrine, Carl A. P. Ruck, « Mixing the Kykeon », 2000.

viDans leur livre The Road to Eleusis, R. Gordon Wasson, Albert Hofmann et Carl A. P. Ruck estiment que les prêtres hiérophantes utilisaient l’ergot de seigle Claviceps purpurea, disponible en abondance aux alentours d’Éleusis.

viiMt 13, 25-26

viiiMt 13, 29-30

ixCf. Mc 4, 33-34

Le Dieu ‘Quel qu’il soit’


« Eschyle »

Le Chœur des Anciens, dans l’Agamemnon d’Eschyle, pièce jouée pour la première fois lors des Grandes Dionysies d’Athènes, en l’an 458 av. J.-C., déclare :

« ‘Zeus’, quel qu’il soit,

si ce nom lui agrée,

je l’invoquerai ainsi.

Tout bien considéré,

il n’y a que ‘Dieu seul’ (πλὴν Διός)i

qui puisse vraiment me soulager

du poids de mes vaines pensées.

Celui qui fut grand jadis,

débordant d’audace et prêt à tous les combats,

ne passe même plus pour avoir existé.

Et celui qui s’éleva à sa suite a rencontré son vainqueur, et il a disparu.

Celui qui célébrera de toute son âme (προφρόνως) Zeus victorieux,

saisira le Tout (τὸ πᾶν) du cœur (φρενῶν), –

car Zeus a mis les mortels sur la voie de la sagesse (τὸν φρονεῖν),

Il a posé pour loi : ‘de la souffrance naît la connaissance’ (πάθει μάθος).»ii

Le Dieu « qui fut grand jadis » et qui est « prêt à tous les combats », était le Dieu du Ciel, Ouranos. Le Dieu qui « a trouvé son vainqueur et a disparu » était Chronos, Dieu du temps, père de Zeus, qui l’avait combattu et vaincu.

De ces deux Dieux, on pouvait déjà dire, selon le témoignage d’Eschyle, que le premier passait pour « n’avoir jamais existé », et que le deuxième avait « disparu »…

Seul le ‘Dieu seul’ (πλὴν Διός) régnait donc dans le cœur et dans l’esprit des Grecs…

De ce ‘Zeus’, « quel qu’il soit », de ce Zeus seul, ce Dieu suprême, ce Dieu de tous les dieux et de tous les hommes, on célébrait la ‘victoire’ avec des chants de joie, dans la Grèce du 5ème siècle av. J.-C.

Mais on s’interrogeait sur son essence – comme le révèle la formule ‘quel qu’il soit’ –, et on se demandait si ce nom même, ‘Zeus’, pouvait réellement lui convenir …

On se réjouissait aussi que Zeus ait ouvert aux mortels le chemin de la ‘sagesse’, et qu’il leur ait apporté cette consolation: ‘De la souffrance naît la connaissance’.

Martin Buber a proposé de comprendre ces vers d’Eschyle d’une manière qui peut être résumée ainsi: « Zeus est le Tout, et ce qui le dépasse ».iii

Cette interprétation est-elle fidèle à la pensée profonde d’Eschyle ?

Dans l’extrait cité du texte d’Agamemnon, on lit:

« Celui qui célèbre Zeus de toute son âme saisira le Tout du cœur» ;

et immédiatement après, on lit :

« [Zeus] a mis les mortels sur le chemin de la sagesse. »

Eschyle utilise à trois reprises, dans le même mouvement de phrase, des mots possédant la même racine : προφρόνως (prophronos), φρενῶν (phrénon) et φρονεῖν (phronein).

Pour rendre ces trois mots, j’ai utilisé volontairement trois mots français (de racine latine) très différents : âme, cœur, sagesse.

Je m’appuie à ce sujet sur Onians : « Dans le grec plus tardif, phronein a d’abord eu un sens intellectuel, ‘penser, avoir la compréhension de’, mais chez Homère le sens est plus large : il couvre une activité psychique indifférenciée, l’action des phrenes, qui comprend l’‘émotion’ et aussi le ‘désir’. »iv

Dans la traduction que je propose, la large gamme de sens que peut prendre le mot phrén est ainsi mobilisée: cœur, âme, intelligence, volonté ou encore siège des sentiments.

Il vaut aussi la peine de rappeler que le sens premier de phrén est de désigner toute membrane qui ‘enveloppe’ un organe, que ce soit le cœur, le foie ou les viscères.

Selon le Bailly, la racine première de tous les mots de cette famille est Φραγ, « enfermer, enclore », et selon le Liddell-Scott la racine première est Φρεν, « séparer ».

Chantraine estime pour sa part que « la vieille interprétation de φρήν comme « dia-phragme », sur phrassô « renfermer » est abandonnée depuis longtemps (…) Il reste à constater que φρήν appartient à une série ancienne de noms-racines où figurent plusieurs appellations de parties du corps.»v

Il est donc à souligner que Bailly, Liddell, Scott et Chantraine divergent sensiblement quant au sens premier de phrén…

Que le sens véritablement originaire de phrén soit « enclore » ou bien « séparer » n’importe guère au fond : Eschyle dit que, grâce à Zeus, l’homme mortel est appelé à ‘sortir’ de cet enclos fermé qu’est le phrén et à ‘cheminer’ sur le chemin de la sagesse…

Le mot « cœur » rend le sens homérique de φρενῶν (phrénôn), qui est le génitif du substantif φρήν (phrèn), « coeur, âme ».

Le mot « sagesse » » traduit l’expression verbale τὸν φρονεῖν (ton phronein), « le fait de penser, de réfléchir ». Les deux mots ont la même racine, mais la forme substantive a une nuance plus statique que le verbe, lequel implique la dynamique d’une action en train de se dérouler, nuance d’ailleurs renforcée dans le texte d’Eschyle par le verbe ὁδώσαντα (odôsanta), « il a mis sur le chemin ».

Autrement dit, l’homme qui célèbre Zeus « atteint le cœur » (teuxetaï phrénôn) « dans sa totalité » (to pan), mais c’est justement alors que Zeus le met « sur le chemin » du « penser » (ton phronein).

« Atteindre le cœur dans sa totalité » n’est donc qu’une première étape.

Il reste à cheminer dans le « penser »…

Peut-être est-ce là ce dont Buber a voulu rendre compte en traduisant :

« Zeus est le Tout, et ce qui le dépasse » ?

Il reste cependant à se demander ce qui « dépasse le Tout », dans cette optique.

D’après le développement de la phrase d’Eschyle, ce qui « dépasse » le Tout (ou plutôt ce qui « ouvre un nouveau chemin ») est précisément « le fait de penser » (ton phronein).

Le fait d’emprunter le chemin du « penser » et de s’aventurer sur cette voie (odôsanta), fait découvrit cette loi divine :

« De la souffrance naît la connaissance », πάθει μάθος (patheï mathos)…

Mais quelle est donc cette ‘connaissance’ (μάθος, mathos) dont parle Eschyle, et que la loi divine semble promettre à celui qui se met en marche ?

La philosophie grecque, d’une manière générale, reste évasive quant à la nature de la ‘connaissance’ divine. L’opinion qui semble prévaloir, c’est qu’on peut tout au plus parler d’une connaissance de sa ‘non-connaissance’…

Dans le Cratyle, Platon écrit :

« Par Zeus ! Hermogène, si seulement nous avions du bon sens, oui, il y aurait bien pour nous une méthode : dire que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux-mêmes, ni des noms dont ils peuvent personnellement se désigner, car eux, c’est clair, les noms qu’ils se donnent sont les vrais ! »vi

Léon Robin traduit ‘εἴπερ γε νοῦν ἔχοιμεν’ par « si nous avions du bon sens ». Mais νοῦς (ou νοός) signifie en réalité « esprit, intelligence, faculté de penser ». Le poids métaphysique de ce mot dépasse le simple ‘bon sens’.

Il vaudrait mieux donc traduire, dans ce contexte :

« Si nous avions de l’Esprit, nous dirions que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux, ni de leurs noms ».

Quant aux autres poètes grecs, ils semblent eux aussi fort réservés quant à la possibilité de percer le mystère du Divin.

Euripide, dans les Troyennes, fait dire à Hécube: 

« Ô toi qui supportes la terre et qui es supporté par elle,

qui que tu sois, impénétrable essence,

Zeus, inflexible loi des choses ou intelligence de l’homme,

je te révère, car ton cheminement secret

conduit vers la justice les actes des mortels. »vii

La traduction que donne ici la Bibliothèque de la Pléiade ne me satisfait pas. Consultant d’autres traductions disponibles en français et en anglais, et m’appuyant sur le dictionnaire Grec-Français de Bailly et sur le dictionnaire Grec-Anglais de Liddell et Scott, j’ai concocté une version plus conforme à mes attentes :

« Toi qui portes la terre, et qui l’a prise pour trône,

Qui que Tu sois, inaccessible à la connaissance,

Zeus, ou Loi de la nature, ou Esprit des mortels,

je T’offre mes prières, car cheminant d’un pas silencieux,

Tu conduis toutes les choses humaines vers la justice. »

La pensée grecque, qu’elle soit véhiculée par la fine ironie de Socrate, estimant qu’on ne peut rien dire des Dieux, surtout si l’on a de l’Esprit, ou bien qu’elle soit sublimée par Euripide, qui chante l’inaccessible connaissance du Dieu « Qui que Tu sois », aboutit au mystère du Dieu qui chemine en silence, et sans un bruit.

En revanche, avant Platon, et avant Euripide, il semble qu’Eschyle ait bien entrevu une ouverture, la possibilité d’un chemin.

Quel chemin ?

Celui qu’ouvre « le fait de penser » (ton phronein).

C’est le même chemin que celui qui commence avec la ‘souffrance’ (pathos), et qui aboutit à l’acte de la ‘connaissance’ (mathos).

C’est aussi le chemin du Dieu qui chemine « sans bruit ».

____________

iΖεύς (‘Zeus’) est au nominatif, et Διός (‘Dieu’)est au génitif.

iiEschyle. Agammemnon. Trad. Émile Chambry, librement adaptée et modifiée par moi (pour des raisons expliquées plus bas). Ed. GF. Flammarion. 1964, p.138

Ζεύς, ὅστις ποτ´ ἐστίν,

εἰ τόδ´ αὐτῷ φίλον κεκλημένῳ,
τοῦτό νιν προσεννέπω.
Οὐκ ἔχω προσεικάσαι
πάντ´ ἐπισταθμώμενος
πλὴν Διός, εἰ τὸ μάταν ἀπὸ φροντίδος ἄχθος
χρὴ βαλεῖν ἐτητύμως.
Οὐδ´ ὅστις πάροιθεν ἦν μέγας, 
παμμάχῳ θράσει βρύων,
οὐδὲ λέξεται πρὶν ὤν· 
ὃς δ´ ἔπειτ´ ἔφυ,

τριακτῆρος οἴχεται τυχών.

Ζῆνα δέ τις προφρόνως ἐπινίκια κλάζων

τεύξεται φρενῶν τὸ πᾶν,

τὸν φρονεῖν βροτοὺς ὁδώσαντα,

τὸν πάθει μάθος θέντα κυρίως ἔχειν.

iiiMartin Buber. Eclipse de Dieu. Ed. Nouvelle Cité, Paris, 1987, p.31

ivRichard Broxton Onians. Les origines de la pensée européenne. Seuil, 1999, p. 28-29

vPierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Ed. Klincksieck, Paris, 1968

vi« Ναὶ μὰ Δία ἡμεῖς γε, ὦ Ἑρμόγενες, εἴπερ γε νοῦν ἔχοιμεν, ἕνα μὲν τὸν κάλλιστον τρόπον, ὅτι περὶ θεῶν οὐδὲν ἴσμεν, οὔτε περὶ αὐτῶν οὔτε περὶ τῶν ὀνομάτων, ἅττα ποτὲ ἑαυτοὺς καλοῦσιν· δῆλον γὰρ ὅτι ἐκεῖνοί γε τἀληθῆ καλοῦσι. » Platon. Cratyle. 400 d. Traduction Léon Robin. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1950. p. 635-636

viiὮ γῆς ὄχημα κἀπὶ γῆς ἔχων ἕδραν,
ὅστις ποτ’ εἶ σύ, δυστόπαστος εἰδέναι,
Ζεύς, εἴτ’ ἀνάγκη φύσεος εἴτε νοῦς βροτῶν,
προσηυξάμην σε· πάντα γὰρ δι’ ἀψόφου
βαίνων κελεύθου κατὰ δίκην τὰ θνήτ’ ἄγεις.

Euripide. Les Troyennes. v. 884-888. Trad. Marie Delcourt-Curvers. La Pléiade. Gallimard. 1962. p. 747

Le Dieu « Qui ?» ( क ) et le Dieu « Qui !» ( אֲשֶׁר )


« Le Dieu Inconnu ».

Ne se contentant pas de douze dieux, les Grecs anciens adoraient également le « Dieu Inconnu » (Ἄγνωστος Θεός, Agnostos Theos ). Paul de Tarse s’avisa de la chose et décida d’en tirer parti, suivant ses propres fins. Il fit un discours sur l’agora d’Athènes :

« Athéniens, à tous égards vous êtes, je le vois, les plus religieux des hommes. Parcourant en effet votre ville et considérant vos monuments sacrés, j’ai trouvé jusqu’à un autel avec l’inscription : « Au Dieu inconnu ». Eh bien ! ce que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l’annoncer.»i

Paul faisait preuve d’audace, mais pas de présomption, en affirmant ainsi implicitement l’identité du « Dieu inconnu » des Grecs et du Dieu unique dont il se voulait l’apôtre.

La tradition du ‘Dieu inconnu’ n’était certes pas une invention grecque. Elle remonte sans doute à la nuit des temps, et fut célébrée par plusieurs religions anciennes. On la trouve ainsi dans le Véda, plus de deux mille ans avant que Paul ne l’ait croisée lui-même, par hasard, dans les rues d’Athènes, et plus d’un millénaire avant Abraham. A cette époque reculée, les prêtres védiques priaient déjà un Dieu unique et suprême, créateur des mondes, appelé Prajāpati, littéralement le « Seigneur (pati) des créatures (prajā)».

Dans le Rig Veda, ce Dieu unique est aussi évoqué sous le nom (Ka), dans l’hymne 121 du 10ème Mandala. En sanskrit, ka correspond aussi au pronom interrogatif « qui ? ».

Le Dieu Ka. Le Dieu « Qui ? ». Économie de moyens. Puissance d’évocation, subsumant tous les possibles, enveloppant les âges, les peuples, les cultures. C’était là peut-être une manière toute grammaticale de souligner l’ignorance des hommes quant à la nature du Dieu suprême, ou bien encore une subtile façon d’ouvrir grandes les portes des interprétations possibles à quiconque rencontrait subrepticement ce nom ambigu, – qui était aussi un pronom interrogatif.

En psalmodiant l’Hymne 121ii, les célébrants védiques reprenaient comme un refrain, à la fin des neuf premiers versets, cette mystérieuse formule:

कस्मै देवायहविषा विधेम

kasmai devāya haviṣā vidhema.

Mot-à-mot, on peut la décomposer ainsi :

kasmai = « à qui ? » (kasmai est le datif de ka, lorsque ce pronom est à la forme interrogative).

devāya = « à Dieu » (le mot deva, « brillant », « dieu », est aussi mis au datif).

haviṣā = « le sacrifice ».

vidhema = « nous offrirons ».

Une brève revue de traductions marquantes donnera une idée des problèmes rencontrés.

Dans sa traduction de ce verset, Alexandre Langlois, premier traducteur du Rig Veda en français, a décidé d’ajouter (entre parenthèses) un mot supplémentaire, le mot « autre », dont il a pensé qu’il permettait de clarifier l’intention de l’auteur de l’hymne:

« A quel (autre) Dieu offririons-nous l’holocauste ? »iii

John Muir propose simplement (et assez platement) : « To what god shall we offer our oblation? »iv (« A quel dieu offrirons-nous notre oblation? »)

Max Müller traduit en ajoutant également un mot, « who » (qui ?), redoublant « whom », (à qui ?): « Who is the God to whom we shall offer sacrifice? »v, soit : « Qui est le Dieu à qui nous offrirons le sacrifice ? »

Alfred Ludwig, l’un des premiers traducteurs du Rig Veda en allemand, n’ajoute pas de mot supplétif. En revanche il ne traduit pas le mot « k», ni d’ailleurs le mot havis (« sacrifice »). Il préfère laisser au nom Ka tout son mystère. La phrase prend alors une tournure affirmative :

« Ka, dem Gotte, möchten wir mit havis aufwarten. » Soit en français: « À Ka, au Dieu, nous souhaiterions présenter le sacrifice. »

Un autre traducteur allemand de la même époque, Hermann Grassmann, traduit quant à lui : « Wem sollen wir als Gott mit Opfer dienen ? »vi, soit : «À qui, comme Dieu, devons-nous offrir le sacrifice? ».

Une traduction allemande datant des années 1920, celle de Karl Friedrich Geldnervii, change la tournure de la phrase en tirant partie de la grammaire allemande, et en reléguant le datif dans une proposition relative, ce qui donne:

« Wer ist der Gott, dem wir mit Opfer dienen sollen? », soit : « Qui est le Dieu à qui nous devons offrir le sacrifice ? ».

Les nombreuses traductions de ce célèbre texte peuvent être regroupées en deux types, celles qui s’attachent au sens littéral, et s’efforcent de respecter les contraintes très précises de la grammaire sanskrite. Les secondes visent surtout à pénétrer la signification profonde des versets en s’appuyant sur des références plus larges, fournies par des textes ultérieurs, comme les Brahmaas.

Max Müller, quant à lui, reconnaît dans la question ‘Kasmai devâya havishâ vidhema’ l’expression d’un désir sincère de trouver le vrai Dieu. Aux yeux du poète védique, ce Dieu reste toujours inconnu, malgré tout ce qui a déjà pu être dit à son sujet. Müller note aussi que seul le dixième et dernier verset de l’Hymne X,121 donne au Dieu son nom Prajāpati. Ne révéler ce nom qu’à la fin de l’hymne en identifiant Ka à Prajāpati peut paraître un peu étrange. Cela peut sembler naturel d’un point de vue théologique, mais ce n’est pas du tout approprié poétiquement, souligne Müller (« To finish such a hymn with a statement that Pragâpati is the god who deserves our sacrifice, may be very natural theologically, but it is entirely uncalled for poetically. »viii)

Il pense aussi que cette phrase en forme de ritournelle devait être familière aux prêtres védiques, car une formulation analogue se trouve dans un hymne adressé au Vent, lequel se conclut ainsi : « On peut entendre son ‘son’, mais on ne le voit pas – à ce Vâta, offrons le sacrifice »ix.

Müller ajoute encore : « Les Brâhmans ont effectivement inventé le nom Ka de Dieu. Les auteurs des Brahmaas ont si complètement rompu avec le passé qu’oublieux du caractère poétique des hymnes, et du désir exprimé par les poètes envers le Dieu inconnu, ils ont promu un pronom interrogatif au rang de déité »x.

Dans la Taittirîya-samhitâxi, la Kaushîtaki-brâhmanaxii, la Tândya-brâhmanaxiii et la Satapatha-brâhmanaxiv, chaque fois qu’un verset se présente sous une forme interrogative, les auteurs disent que le Ka en question est Prajapati. D’ailleurs tous les hymnes dans lesquels se trouvait le pronom interrogatif Ka furent appelés Kadvat, c’est-à-dire ‘possédant le kad – ou le « quid »’. Les Brahmans formèrent même un nouvel adjectif s’appliquant à tout ce qui était associé au mot Ka. Non seulement les hymnes mais aussi les sacrifices offerts au Dieu Ka furent qualifiés de ‘Kâya’,xv ce qui revenait à former un adjectif à partir d’un pronom…

Au temps de Pāṇini, célèbre grammairien du sanskrit, le mot Kâya n’était plus depuis longtemps un néologisme et faisait l’objet d’une règle grammaticale expliquant sa formationxvi. Les commentateurs n’hésitaient pas alors à expliquer que Ka était Brahman. Mais cette période tardive (deux millénaires après les premiers hymnes transmis oralement) ne peut suffire à nous assurer du bien-fondé de ces extrapolations.

Remarquons encore que du point de vue strictement grammatical, ka ne se met à la forme dative (kasmai) que s’il s’agit d’un pronom interrogatif. Si Ka est considéré comme un nom propre, alors, il devrait prendre au datif la forme Kâya. Est-ce à dire que kasmai dans l’hymne X,121 serait un solécisme ? Ou est-ce à dire que kasmai, par son datif, prouve que Ka n’est pas le nom de Dieu, mais un simple pronom ? C’est une alternative embarrassante…

Trouve-t-on des questions de grammaire comparables dans d’autres religions ?

Le Dieu « Qui ? » du Véda n’est pas rapports avec le Dieu unique de l’Avesta qui déclare dans les Yashts : « Ahmi yat ahmi » (« Je suis qui je suis »)xvii. Max Müller explique que Zarathushtra s’adressa ainsi au Dieu suprême : « Révèle moi Ton Nom, ô Ahura Mazda !, Ton Nom le plus haut, le meilleur, le plus juste, le plus puissant (…) ». Et Ahura Mazda répondit : « Mon Nom est l’Un, qui est en question, ô saint Zarathushtra ! »xviii. Le texte avestique dit : « Frakhshtya nâma ahmi », ce qui signifie « One to be asked by name am I », selon la traduction de Max Müllerxix. Je propose cet équivalent : « Je suis l’Un, dont un des noms est ‘Qui’ »…

Ces étranges formulations, tant védiques qu’avestiques, font irrésistiblement penser au Dieu de l’Exode, qui répondit à la question de Moïse lui demandant son Nom : אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה , ehyeh asher ehyeh, « Je suis qui je suis ».

La grammaire hébraïque ne distingue pas entre le présent et le futur. On pourrait donc comprendre également : « Je serai qui je serai. » Mais la question principale n’est pas là.

Dieu prononce ici trois mots.

D’abord, אֶהְיֶה, ehyeh, « Je suis ».

Ensuite, אֲשֶׁר, asher, « Qui ».

Et enfin, אֶהְיֶה, ehyeh, « Je suis », prononcé une seconde fois.

Les commentateurs de cette célèbre formule mettent tous l’accent sur le verbe אֶהְיֶה, ehyeh.

Je propose de considérer que c’est en réalité le mot אֲשֶׁר, asher, qui est au ‘centre’ du « Nom de Dieu ». Il est accompagné, à sa droite et à sa gauche par les deux noms אֶהְיֶה ehyeh, comme deux ailes éblouissantes…

Autrement dit l’essence intérieure de Dieu est tout entière dans ce « Qui ». Les deux noms « Je suis » représentent un attribut divin, celui de l’« être ».

L’essence est cachée dans le « Qui », l’existence et l’être (« Je suis ») l’accompagnent, et sont en sa Présence…

Pourquoi cette hypothèse ? Parce qu’elle offre l’occasion d’une curieuse comparaison entre une religion ancienne qui n’hésite pas à nommer son Dieu « Ka », ou « Qui ? »,  et une religion un peu moins ancienne, qui nomme son Dieu « Asher », « Qui ».

Poussons encore un peu la pointe. Quand Dieu dit à Moïse : « Je suis Qui je suis », je pense qu’il faut ajouter à cette phrase mystérieuse un peu du « ton », de l’« intonation » avec lesquels Dieu s’exprime. Il faut à l’évidence, dans cette situation extraordinaire, comprendre cette phrase rare comme étant une phrase exclamative !

« Je suis Qui je suis! »

________________________

iActes des Apôtres 17.22-24

ii Rig Veda. Livre X. Hymne 121

« Au commencement paraît le germe doré de la lumière.

Seul il fut le souverain-né du monde.

Il remplit la terre et le ciel.

– A quel Dieu offrirons-nous l’holocauste ? 

Lui qui donne la vie et la force,

lui dont tous les dieux eux-mêmes invoquent la bénédiction,

l’immortalité et la mort ne sont que son ombre !

– A quel Dieu offrirons-nous l’holocauste ? 

(…)

Lui dont le regard puissant s’étendit sur ces eaux,

qui portent la force et engendrent le Salut,

lui qui, au-dessus des dieux, fut seul Dieu !

– A quel Dieu offrirons-nous l’holocauste ? »

iiiLanglois. Rig Veda. Section VIII, Lecture 7ème, Hymne II. Firmin-Didot, Paris, 1851, p.409

iv John Muir, History of Ancient Sanskrit Literature, 1859, p. 569

v Max Müller, Vedic Hymns, Part I (SBE32),1891

viHermann Grassmann, Rig Veda, Brockhaus, Leipzig, 1877

viiKarl Friedrich Geldner. Der Rig-Veda. Aus dem Sanskrit ins Deutsche übersetzt. Harvard Oriental Series, 33-36, Bd.1-3, 1951

viiiMax Müller, Vedic Hymns, Part I (SBE32),1891. Cf. http://www.sacred-texts.com/hin/sbe32/sbe3215.htm#fn_78

ixRigVeda X, 168, 4

xMax Müller. History of Ancient Sanskrit Literature. 1860, p. 433

xiI, 7, 6, 6

xiiXXIV, 4

xiiiXV, 10

xivhttp://www.sacred-texts.com/hin/sbe32/sbe3215.htm#fn_77

xvLe mot Kâya est utilisé dans la Taittirîya-samhitâ (I, 8, 3, 1) et la Vâgasaneyi-samhitâ (XXIV, 15).

xvin. IV, 2, 25

xviiCf. Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green. London, 1895, p. 52

xviii« My name is the One of whom questions are asked, O Holy Zarathushtra ! ». Cité par Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green & Co. London, 1895, p. 55

xixIbid. p.55

L’âme double et ses intrications


« Mani ».

Le prophète persan Mani affirma qu’il était le « sceau des prophètes », cinq siècles avant le prophète Muḥammad, qui reprit l’idée. Mani voulut fonder un nouveau syncrétisme, un mélange de zoroastrisme et de bouddhisme hellénisé. Le manichéisme eut son heure de gloire, et les idées manichéennes se répandirent jusqu’en Chine. Saint Augustin, qui fut manichéen pendant un temps, témoigna de son expansion géographique autour de la Méditerranée, et de son emprise sur les esprits. Aujourd’hui encore, le manichéisme et le combat sempiternel entre le Bien et le Mal, ont une influence certaine, théologique et politique, quoique sous d’autres appellations, comme la guerre contre « l’Axe du Mal ».

Les premiers Chrétiens ne se percevaient plus comme Juifs ou Gentils. Ils se voyaient, en théorie du moins, comme une « troisième sorte » d’hommes (« triton genos », « tertium genus »), des « trans-humains » en quelque sorte. Ils promouvaient une nouvelle sagesse, une « sagesse barbare », — scandaleuse pour les Juifs, folle pour les Grecs, allant bien au-delà de la Loi juive et de la philosophie grecque. On ne peut nier qu’il y avait là un souffle nouveau. Les Juifs se séparaient des Goyim. Les Grecs se distinguaient des Barbares. Pour la première fois dans l’histoire du monde, une assemblée d’hommes de toutes les nationalités se considérait comme « une nation issue des nations », ainsi que le formula Aphrahat, au 4ème siècle ; ils se voulaient une nation non terrestre mais spirituelle, une « âme » dans le corps du monde.

A la même époque, des mouvements religieux contraires, et même antagonistes au dernier degré, voyaient aussi le jour. Les Esséniens, par exemple, allaient dans un sens opposé à cette aspiration à l’universalisme religieux. Un texte trouvé à Qumran, près de la mer Morte, prône la haine contre tous ceux qui ne sont pas membres de la secte essénienne, insistant d’ailleurs sur l’importance de garder secrète cette « haine ». Le membre de la secte essénienne « doit cacher l’enseignement de la Loi aux hommes de fausseté (anshei ha-’arel), mais il doit annoncer la vraie connaissance et le jugement droit à ceux qui ont choisi la voie. (…) Haine éternelle dans un esprit de secret pour les hommes de perdition ! (sin’at ‘olam ‘im anshei shahat be-ruah hasher) »i .

G. Stroumsa commente : « La conduite pacifique des Esséniens vis-à-vis du monde environnant apparaît maintenant n’avoir été qu’un masque cachant une théologie belliqueuse. »ii

Cette attitude silencieusement aggressive est fort répandue dans le monde religieux. On la retrouve par exemple, dans la taqqiya des Shi’ites.

L’idée de « guerre sainte » faisait aussi partie de l’eschatologie essénienne, comme en témoigne le « rouleau de la guerre » (War Scroll, 1QM), conservé à Jérusalem, qui est aussi connu comme le rouleau de « la Guerre des Fils de la Lumière contre les Fils de l’Obscur ».

Philon d’Alexandrie, pétri de culture grecque, considérait déjà que les Esséniens avaient une « philosophie barbare », mais « qu’ils étaient en un sens, les Brahmanes des Juifs, une élite parmi l’élite. »

Cléarque de Soles, philosophe péripatéticien du 4ème siècle av. J.-C., disciple d’Aristote, avait aussi émis l’opinion que les Juifs descendaient des Brahmanes, et que leur sagesse était un « héritage légitime » de l’Inde. Cette idée se répandit largement, et fut apparemment acceptée par les Juifs de cette époque, ainsi qu’en témoigne le fait que Philon d’Alexandrieiii et Flavius Josèpheiv y font référence, comme une idée allant de soi.

Quoique différentes dans leur contenu, la « philosophie barbare » des Esséniens, et la « sagesse barbare » des premiers Chrétiens ont un point commun : elles signalent l’influence d’idées émanant de la Perse, de l’Oxus ou de l’Indus.

Parmi ces idées très « orientales », l’une est particulièrement puissante, celle de l’âme double.

Le texte de la Règle de la communauté, trouvé à Qumran, donne une indication : « Il a créé l’homme pour régner sur le monde, et lui a attribué deux esprits avec lesquels il doit marcher jusqu’au temps où Il reviendra : l’esprit de vérité et l’esprit de mensonge (ruah ha-emet ve ruah ha-avel). »v

Il y a un large accord parmi les chercheurs pour déceler dans cette vision anthropologique une influence iranienne. Shaul Shaked écrit à ce sujet: « On peut concevoir que des contacts entre Juifs et Iraniens ont permis de formuler une théologie juive, qui, tout en suivant des motifs traditionnels du judaïsme, en vint à ressembler de façon étroite à la vision iranienne du monde. »vi

G. Stroumsa note pour sa part que cette idée d’une dualité dans l’âme est fort similaire à l’idée rabbinique des deux instincts de base du bien et du mal présents dans l’âme humaine (yetser ha-ra’, yetser ha-tov)vii.

Cette conception dualiste semble avoir été, dès une haute époque, largement disséminée. Loin d’être réservée aux seuls gnostiques ou aux manichéens, qui ont sans doute trouvé dans l’ancienne Perse leurs sources les plus anciennes, elle avait, on le voit, pénétré par plusieurs voies la pensée juive.

En revanche, les premiers Chrétiens avaient une vue différente quant à la réalité de ce dualisme, ou de ce manichéisme.

Augustin, après avoir été un temps manichéen lui-même, comme on l’a dit, finit par affirmer qu’il ne peut y avoir un « esprit du mal », puisque toutes les âmes viennent de Dieu.viii Dans Contre Faustus, il argumente : « Comme ils disent que tout être vivant a deux âmes, l’une issue de la lumière, l’autre issue des ténèbres, n’est-il pas clair alors que l’âme bonne s’en va au moment de la mort, tandis que l’âme mauvaise reste ? »ix

Origène avait une autre interprétation. Toute âme est assistée par deux anges, un ange de justice et un ange d’iniquitéx. Il n’y a pas deux âmes opposées, mais plutôt une âme supérieure et une autre en position inférieure.

Le manichéisme lui-même variait sur cette question. Il présentait deux conceptions différentes du dualisme inhérent à l’âme. Une conception, en quelque sorte horizontale, mettait les deux âmes, l’une bonne, l’autre mauvaise, en conflit direct. L’autre conception, verticale, mettait en relation l’âme avec sa contrepartie céleste, son « ange gardien ». L’ange gardien de Mani, le Paraclet (« l’ange intercesseur »), le Saint Esprit sont autant de figures possibles de cette âme jumelle, d’essence divine.

La conception d’un Esprit céleste formant un « couple » avec chaque âme (en grec, συζυγία , suzugia, ou « syzygie ») , avait été théorisée par Tatien le Syrien, au 2ème siècle ap. J.-C..

Stroumsa fait remarquer que « cette conception, qui était déjà répandue en Iran, reflète clairement des formes de pensée chamanistes, selon lesquelles l’âme peut aller et venir en dehors de l’individu sous certaines conditions. »xi

Si elle est aussi chamaniste, il est tentant d’en inférer que l’idée d’âme « double », « couplée » avec le monde des esprits, fait partie du bagage anthropologique depuis l’aube de l’humanité.

L’âme d’Horus flottant au-dessus du corps du Dieu mort, les anges de la tradition juive, le « daimon » des Grecs, les âmes dédoublées des gnostiques, des manichéens, ou des Iraniens, ou, plus anciennement encore, les voyages en esprit des chamans pendant leur extase, témoignent d’ une profonde analogie, indépendamment des époques, des cultures, des religions.

Il ressort de toutes ces traditions, si diverses, une leçon similaire. L’âme n’est pas seulement un principe de vie, attaché à un corps terrestre, destiné à disparaître après la mort. Elle est aussi attachée à un principe supérieur, spirituel, dont on peut penser qu’il la garde et la guide.

La science moderne a fait récemment un pas dans cette direction de pensée, en postulant l’hypothèse que « l’esprit » de l’homme n’était pas localisé seulement dans le cerveau proprement dit, mais qu’il se diffusait largement dans l’affectif, le symbolique, l’imaginaire et le social, selon des modalités aussi diverses que difficiles à objectiver.

Il y a là un champ de recherche d’une fécondité inimaginable. L’on pourra peut-être un jour caractériser de manière tangible la variété des imprégnations de l’esprit dans le monde.

Deux autres métaphores encore en donneront peut-être une idée, celle de l’hologramme et celle de l’intrication quantique.

L’esprit pourrait être comparé à un hologramme. Il est lui-même un « tout » dont chacune des parties garde une image ou une ressemblance de ce « tout ». Et il est également une partie infime d’un Tout, dont il est à l’image et à la ressemblance.

Ces différentes sortes de parties, d’images, de ressemblances, et ces différentes sortes de totalités sont « intriquées » ensemble, à l’image des particules quantiques.

Il reste à comprendre le pourquoi de cette structure, qui pour le moment n’est qu’une métaphore.

_______________________

iQumran P. IX. I. Cité in Guy Stroumsa. Barbarian Philosophy.

iiQumran P. IX. I. Cité in Guy Stroumsa. Barbarian Philosophy.

iiiPhilon d’Alexandrie. Cf. Quod omnis probus liber sit. 72-94 et Vita Mosis 2. 19-20

ivFlavius Josèphe. Contre Apion. 1. 176-182

vQumran. Règle de la communauté. III, 18

viShaul Shaked. Qumran and Iran : Further considerations. 1972, in G. Stroumsa. op. cit

viiB.Yoma 69b, Baba Bathra 16a, Gen Rabba 9.9)

viiiAugustin. De duabus animabus.

ixAugustin. Contra faustum. 6,8

xOrigène. Homélies sur saint Luc.

xiGuy Stroumsa. Barbarian Philosophy.

La conscience, l’ordre et l’errance


« Zeus, Hadès et Perséphone, vus par Rubens. »

L’ensemble des mythologies inventées par l’homme est une sorte d’immense théâtre, où se donnent en spectacle des cas de consciences (divines ou non) face à leurs béances, leurs élévations, leurs abaissements, ou leurs métamorphoses.

Dans leur richesse profuse et leurs tours inattendus, les mythologies témoignent de l’évolution continue de la conscience, dans ses tentatives de représentation de ce qu’elle ne peut entièrement et clairement se figurer. Elle ne sait pas ce qu’elle cherche, mais ce qu’elle sait c’est qu’il lui faut chercher sans cesse. Une fois lancée, elle ne demande qu’à aller toujours plus loin.

Pour que la conscience puisse continuer de toujours se dépasser elle-même, jusqu’à atteindre ce qu’on pourrait appeler une ‘tout autre conscience’, il lui faut d’abord prendre conscience de ce désir, qui est dans sa nature, et de ce qu’implique cette volonté de dépassement, ce que requiert cette exigence d’envol. Il lui faut comprendre l’essence du dépassement, et les conditions qui le rendront possible.

La philosophie, tant ancienne que moderne, suppose en général, explicitement ou implicitement, que la condition actuelle de la conscience humaine est la seule valide, la seule envisageable, la seule raisonnable, qu’elle est la référence universelle, et qu’il n’en est point d’autre.

Dans ces conditions, il paraît clair que la philosophie est mal armée pour comprendre ce qui, en théorie ou en pratique, pourrait la dépasser entièrement. Il paraît évident qu’elle ne peut pas même imaginer la nature putative de quelque dépassement radical, qui transcenderait la condition actuelle de la conscience, ou plutôt la manière dont on la conçoit habituellement.

Cependant, la réflexion « philosophique » sur la naissance de la mythologie ancienne, la contemplation de son histoire, et l’observation de sa décadence, peut nous apprendre beaucoup sur ce dont furent capables d’autres consciences humaines, jadis. Et par inférence, elle peut indiquer d’autres voies pour l’avenir d’une philosophie de la conscience.

La mythologie, pour seulement exister, puis se transmettre, a nécessité dès les Temps antiques un retour de la conscience sur elle-même, sur l’origine de ses croyances, de ses aspirations et de ses terreurs. S’y plonger aujourd’hui peut nous aider à considérer non le pourquoi de la multiplicité des Dieux, ou les milliers de noms de l’Unique Divinité, mais la manière dont ils ont été inventés, et l’orientation de la conscience de leurs créateurs, les Poètes ou les Prophètes.

Hésiode et Homère n’ont pas seulement narré avec génie la genèse des Dieux, leurs batailles et leurs amours, ils ont surtout installé une distance critique, poétique, littéraire et littérale, entre leur objet et leur sujet.

Les Poètes ont créé de nouveaux Dieux, ils ont conceptualisé leur essence à partir du souvenir des Dieux anciens, longtemps gardés par la mémoire, jadis craints ou révérés, et qui continuaient peut-être de l’être, sans doute, mais avec d’autres nuances, que l’art poétique se réserva le soin de développer.

La création poétique de la mythologie ressortit à une tout autre conscience que la seule réflexion philosophique. L’invention soutenue, la critique libre, d’un Héraclite par exemple, ou d’un Platon, dépasse en un sens la poésie, mais ne s’en affranchit pas.

La vraie création crée des mondes vraiment vivants. Par cette vie vraiment vivante, l’imagination libère la pensée, elle la délivre de toute entrave, elle lui donne le mouvement, elle insuffle dans l’esprit une impulsion critique et laisse le champ ouvert à l’invention, poétique et philosophique.

Il y a toujours plusieurs niveaux ou strates (de conscience) qui sont à l’œuvre dans toute conscience s’interrogeant sur sa nature, s’efforçant d’aller de l’avant, ou de s’enfoncer dans sa nuit.

Quand on parle d’une ‘tout autre conscience’ , que veut-on dire exactement? S’agit-il d’une conscience subliminale, latente, sous-jacente ? S’agit-il d’une pré-conscience ou d’une proto-conscience de l’inconscient à l’œuvre? Ou d’une supra-conscience, d’une méta-noésis ?

S’agit-il d’une intuition d’autres états de la conscience, dont pour les définir on pourrait simplement dire qu’ils sont un peu trop ‘non humains’ dans leur état embryonnaire, loin de la condition actuelle de la conscience humaine ?

S’il fallait un terme classique pour fixer les idées, on pourrait qualifier ces états ‘non-humains’ de ‘démoniques’ (au sens du ‘daimon’, le Démon de Socrate)i.

On pourrait aussi, après Hésiode ou Homère, qualifier ces états de « divins », en donnant à ce terme le sens d’une projection de tout ce qui dans l’humain tend au supra-humain.

Les mythologies supposent comme acquis le fait qu’il existe d’autres types de consciences que simplement humaines. Elles montrent aussi que l’homme n’est pas en réalité seulement ce qu’il semble être. Il pourrait, en théorie du moins, être en puissance ‘tout autre’ qu’il n’est.

La mythologie a pour force principale de suggérer à la conscience humaine que la conscience (provisoire) qu’elle atteint d’elle-même et du monde en général n’est pas encore consciente de tout le potentiel qu’elle possède en réalité.

La conscience pose en elle et développe le destin d’entités ‘divines’ qui lui servent en quelque sorte d’avatars. Les Dieux imaginés sont des images de la conscience elle-même, dans ses états provisoires. Ces entités divines, imaginées, projettent la conscience dans un monde qui la dépasse, mais dont elle est, sinon l’autrice même (puisque c’est le Poète qui l’imagina), mais du moins la fervente spectatrice, — ou parfois, ce qui revient presque au même, la féroce critique.

La mythologie et ses fictions bariolées montrent à la conscience humaine qu’elle peut être entièrement autre que ce qu’elle est, qu’elle peut partir en voyage, et que, par la mobilisation de son intelligence et de sa volonté, elle pourra dépasser tous les lieux et tous les cieux, qui sont en elles en puissance, mais non encore en acte.

La conscience est, au commencement de l’histoire de la mythologie, puis tout au long de son déroulement, la proie consentante d’une puissance aveugle qui l’habite en secret, puissance qui lui est incompréhensible, mais dont les mythes lui exposent au fur et à mesure quelques-uns des secrets.

La conscience mythologique, c’est-à-dire la conscience que l’homme a de l’essence de la mythologie qu’il se construit, la conscience qu’il a de ce qu’elle peut lui apprendre sur la nature la plus profonde de sa propre conscience, la conscience qu’elle peut lui faire entrevoir l’abysse de ses origines et lui faire deviner quelques cimes inimaginables restant à atteindre, n’est pas, à propos des commencements, d’une grande limpidité. Elle est en fait intrinsèquement obscure, même sous les éclairages construits, violents, crus, des poètes (comme Hésiode ou Homère), ou sous le voile des tonitruants éclairs de textes inspirés (comme le Véda, la Genèse, ou les Prophètes).

La conscience mythologique se comprendra mieux elle-même à la fin de l’ère mythologique, quand les Dieux apparaîtront davantage comme des fictions littéraires ou spirituelles que des réalités de chair et de sang.

Elle se comprendra mieux quand la puissance aveugle qui l’aura longtemps inspirée dans des âmes singulières, des peuples divers, des cultures spécifiques, sera finalement elle-même surpassée par la conscience d’une nouvelle ère, d’une nouvelle « genèse », plus philosophique et plus critique que la Genèse.

Lorsque surviendra, inévitable, le moment de la mort des mythes et des Dieux qui les ont fait vivre, un feu nouveau et un souffle puissant pourront jaillir. Ce feu neuf, ce souffle frais, mettront en lumière dans la conscience tout ce que la mythologie recélait sous ses cendres tièdes, et les phénix nouveaux qui demandaient à naître.

La conscience n’est donc jamais seulement dans un état « originel ».

Elle ne cesse de se constituer elle-même comme son propre avenir, quelle que soit la durée de sa maturation.

L’essence originelle de la conscience de l’homme est de paraître maîtresse de soi, maîtresse du soi. Elle semble se posséder, régner sans partage sur le for intérieur. Elle règne sur elle-même. Elle est à la fois ce for intérieur (noté A) et la conscience (notée B) qu’elle a de cet A.

La conscience est ce B qui a cet A en soi, comme une sorte de matière propre, ouverte à toutes sortes de possibles, et en particulier aux possibilités d’être-autre, aux perspectives de ne pas ‘être-seulement-A’, mais ‘d’être-B-considérant-A’, ou même ‘d’être-B-considérant-ce-non-A’, ou encore ‘d’être-tout-autre-qu’A-ou-non-A’, et qu’on pourrait appeler C, ou X ou Z.

Il serait tentant de filer ici la métaphore du genre, pour faire image.

La conscience B du for intérieur A pourrait être comparée à la conscience détachée, contrôlée, contrôlant, de l’étant masculin, alors que la conscience de ‘pouvoir-être-autre’ (C, X ou Z) pourrait être comparée à cette intuition et cette puissance proprement féminine de désirer, de concevoir et de réellement porter en soi un être-autre, pendant un temps, avant de lui donner une vie propre.

Il est sans doute artificiel de distinguer nettement l’étant masculin de la conscience (la conscience B qui se dit et se voit consciente de A) et la conscience féminine de ‘pouvoir-être-autre’ (la possibilité féminine de concevoir et de porter en soi un être-autre). Le masculin et le féminin ne sont pas seulement séparables, ils sont également unis dans la conscience, qui est fondamentalement d’une nature androgyne, à la fois animus et anima, pour reprendre les termes de Jung.ii

Dans toute mythologie, il y a des points d’inflexion, des moments clés, des césures, où le sens s’ouvre, se déploie. Par exemple, l’apparition subite du personnage de Perséphone oblige Zeus lui-même à sortir de son Olympe et à forger un compromis entre Déméter, la mère éplorée, et le Dieu ravisseur, « l’avare Hadès ».

D’un autre point de vue, non mythologique, mais poétique, Perséphone symbolise l’âme légère, seulement séduite par la senteur du safran, de l’iris et des narcisses, dont le doux parfum fait sourire le ciel, la terre et la meriii

Selon l’interprétation, franchement métaphysique, du mythe de Perséphone par Simone Weil, « la beauté est le piège le plus fréquent dont se sert Dieu pour ouvrir l’âme au souffle d’en-haut. »iv

Mais comment expliquer le silence universel qui répondit aux appels de détresse de la vierge violée, enlevée ? Serait-ce qu’il est des « chutes » dont on ne revient pas, car elles sont de celles qui élèvent et unissent l’âme au « Dieu vivant » lui-même, et qui l’y lient, comme l’épouse à l’époux :

« Le parfum du narcisse faisait sourire le ciel tout entier là-haut, et la terre entière, et tout le gonflement de la mer. À peine la pauvre jeune fille eut-elle tendu la main qu’elle fut prise au piège. Elle était tombée aux mains du Dieu vivant. Quand elle en sortit, elle avait mangé le grain de grenade qui la liait pour toujours. Elle n’était plus vierge. Elle était l’épouse de Dieu »v.

Le monde souterrain où Perséphone a été entraînée symbolise, pour S. Weil, la souffrance, la douleur de l’âme, son expiation d’une faute incompréhensible. Le grain de grenade est la semence de sa vie renouvelée et la promesse de futures métamorphoses, selon quelque grâce invisible.

Pour Schelling, en revanche, Perséphone représente la puissance de la conscience originelle . Elle est la pure conscience, la conscience vierge, mais ravie, posée nue dans la Divinité, celée en lieu sûr. Elle est la conscience sur laquelle se repose Dieu, la conscience qui le fonde dans l’infra-monde des Enfers. Elle incarne l’intérieur souterrain, le for intime de la divinité, son creux premier, sa crypte antique, au-dessus de laquelle les cathédrales exultent, et les moissons germent.

Elle est la conscience envoyée au monde des morts. Elle s’y retire, s’y cache, s’y fonde et s’y marie non au ‘Dieu vivant’ invoqué par Weil, mais au Dieu des morts, au Dieu de l’Enfer, Hadès, le frère taciturne de Zeus.

Avec l’apparition de la vierge et pure Perséphone dans les Enfers, le grand récit de la mythologie prend soudain conscience des pulsions, obscures encore, de l’homme, de ses désirs inassouvis, de ses craintes inavouées.

Le poète qui chante les amours du Dieu de la mort et de la pure Perséphone prend conscience que la mythologie qu’il invente peut faire taire les terreurs, transporter les esprits.

Ce qui dominait avant lui dans la conscience pré-mythologique, c’était le règne du Dieu unique, jaloux, exclusif, — le Dieu qui, pour rester seul à être unique, refusait la divinité à toutes les autres puissances.

Toutes ces puissances, dont la Sagesse ou l’Intelligence, par exemple, ou d’autres Sefirot (pour employer un vocabulaire certes plus cabalistique qu’hellénique), ne sont pas le vrai Dieu, puisque seul le Dieu unique est le vrai Dieu. Mais, cependant, elles ne sont pas « rien », et elles ne sont pas non plus absolument « non-divines », puisqu’elles sont admises en sa présence, puisqu’elles constituent sa Présence même, sa Chekhina, comme l’allègue la cabale juive.

Réduites à leur essence la plus profonde, on peut identifier trois puissances élémentaires, originaires, en quelque sorte séfirotiques: la puissance du Fondement (la Matière), la puissance du Déchirement (l’Aspiration), la puissance de la suture (l’Esprit).

Le Dieu unique, uni-total, n’est donc pas seul, il est accompagné de sa propre Présence, mais aussi, bien avant que le monde fut créé, de la Sagesse, de l’Esprit ou de l’Intelligence.

Ces puissances-là, et d’autres encore peut-être, habitent depuis des millénaires la conscience des hommes, non pas d’emblée, mais progressivement, successivement, comme autant d’avatars ou d’apparitions du Dieu unique.

Ce qui domine à présent dans cette conscience de l’unique, ce n’est pas le Dieu Pan, que les Grecs conçurent à leur heure, ce Dieu qui n’exclut rien, qui englobe tout, et qui est Tout, qui est en essence le vrai πᾶν, philosophique et cosmologique.

La conscience du Dieu unique n’est consciente que d’un πᾶν partiel, un πᾶν de circonstances, un πᾶν divin, certes, mais un πᾶν exclusif, un πᾶν non-inclusif, qui est loin de contenir en lui tout ce qui n’est pas divin, et moins encore tout ce qui est anti-divin.

Dans l’exclusivité absolue du Dieu des origines, il n’y a pas beaucoup de place pour l’Autre, pour une vie vraiment autre, qui aurait une absolue liberté d’être, qui ne serait pas tissée de la substance même de l’origine.

Cette exclusive situation ne peut durer. Le Dieu des origines ne peut rester unique et seul dans l’origine. Il ne peut pas demeurer davantage unique et seul dans la conscience ou dans la nature. Tout comme il doit s’abandonner, se laisser surpasser par la création du Monde, il doit s’abandonner aussi dans les consciences qui en émergent, quelles qu’en soient les formes.

La question est de savoir ce que veut vraiment dire que le Dieu s’abandonne, se laisse surpasser.

Avant d’être effectivement surpassé, le Dieu Tout-Puissant doit s’être laissé rendre surpassable par quelque puissance, cachée en lui, ne demandant qu’à s’élever à la conscience. Il doit avoir été en puissance de son propre dépassement, avant d’être en présence de ce dépassement.

Quelle était cette puissance cachée?

Pour répondre, il faudrait inventer un mythe qui tente de montrer ce qui fut avant les mythes.

Voici ma proposition :

La vie de l’humanité avant le Mythe, avant l’Histoire, avant la Loi, était sans doute une vie fugace, vagabonde, nomade, éphémère. L’homme courait toujours, de proche en proche, en quête du large, dans les seules limites de l’illimité. L’absence de lieu en lui était son séjour. Étranger à soi, il ignorait d’où il venait et où il allait. Dans sa course, il était migrant sur la terre, se mouvant sans fin et sans conscience, étoile errante.

Quand la conscience en l’Homme enfin commença de faire sentir son mouvement, il conçut un rapport entre l’errance de sa course, et la course de sa pensée, la course de sa conscience.

Il conçut un lien entre le mouvement, le transport, l’errance, et la traversée, le dépassement, l’affranchissement. Autrement dit, il vit un lien de ressemblance entre le déplacement sur la terre et le mouvement dans l’esprit.

Cette image ne l’a plus quitté.

Les mythes que sa conscience commença d’inventer, se fondèrent dès lors, non sur le proche, mais le lointain, l’intangible, le Ciel.

Dans le Ciel immense, nocturne ou diurne, les mouvements semblent obéir à des lois déterminées.

Pour la conscience, agitée d’une mobilité constante, d’une inquiétude de tous les instants, le mouvement régulier des étoiles, faisait contraste aux errances apparemment irrégulières des planètes et à la chute aléatoire des météores.

La conscience médita longtemps cette double manière de mouvement, l’une selon la règle, l’autre s’en passant.

Ce double mouvement, la mythologie se l’appropria aussi.

L’un, ordonné, celui des étoiles et des constellations, était à l’image du Dieu Un.

L’autre, erratique, celui des planètes et des météores, était à la ressemblance de la puissance cachée qui habite le Dieu, et dont lui-même n’a pas conscience.

________________

iCf. Plutarque. « Du Démon de Socrate », Œuvres morales. Traduction du grec par Ricard. Tome III , Paris, 1844, p.73

ii « La conscience est nature en quelque sorte androgyne », affirme Schelling, qui avait donc, plus d’un siècle avant C.-G. Jung, préfiguré la double nature de la conscience, comme animus et comme anima. Cf. F.-W. Schelling. Philosophie de la mythologie. Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Jérôme Millon. Grenoble. 2018, Leçon IX, p.104.

iiiL‘Hymne homérique à Déméter en donne cette image :

« Je chanterai d’abord Déméter à la belle chevelure, déesse vénérable, et sa fille légère à la course, jadis enlevée par Hadès. Zeus, roi de la foudre, la lui accorda lorsque, loin de sa mère au glaive d’or, déesse des jaunes moissons, jouant avec les jeunes filles de l’Océan, vêtues de flottantes tuniques, elle cherchait des fleurs dans une molle prairie et cueillait la rose, le safran, les douces violettes, l’iris, l’hyacinthe et le narcisse. Par les conseils de Zeus, pour séduire cette aimable vierge, la terre, favorable à l’avare Hadès, fit naître le narcisse, cette plante charmante qu’admirent également les hommes et les immortels : de sa racine s’élèvent cent fleurs ; le vaste ciel, la terre féconde et les flots de la mer sourient à ses doux parfums. La Déesse enchantée arrache de ses deux mains ce précieux ornement ; aussitôt la terre s’entrouvre dans le champ nysien, et le fils de Cronos, le roi Hadès, s’élance porté par ses chevaux immortels. Le Dieu saisit la jeune vierge malgré ses gémissements et l’enlève dans un char étincelant d’or. Cependant elle pousse de grands cris en implorant son père, Zeus, le premier et le plus puissant des Dieux : aucun immortel, aucun homme, aucune de ses compagnes n’entendit sa voix. »

ivSimone Weil, Attente de Dieu, Fayard, 1977, p. 152-153.

vSimone Weil, Attente de Dieu, Fayard, 1977, p. 152-153.

    Des Vérités bonnes à dire


    « La Déesse Péithô tenant le Dieu Eros par la main. »

    Dans une époque dominée par les mensonges et les falsifications délibérées de la réalité, en particulier par les mensonges d’État, comme alors, ceux liés à l’Affaire Dreyfus, Charles Péguy avait fait de la vérité la règle de sa vie. Pour la défendre, il engloutit la petite fortune que son mariage lui avait apportée, en fondant en janvier 1900 ses Cahiers de la Quinzaine.

    Il avait cependant une façon curieuse et contre-intuitive de la présenter. «Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste. »i

    Sans doute y a-t-il des vérités bêtes, ennuyeuses et tristes, tout comme il y a des vérités intelligentes, passionnantes, et joyeuses. Serait-ce donc que la vérité n’est pas une, mais multiple, diverse, et donc difficile à définir, pour le moins, et délicate à saisir dans son essence.

    Et pourtant, ne savons-nous pas, intuitivement, la différence radicale entre le vrai et le faux ?

    « Qu’est-ce que la vérité ? »

    Cette célèbre question, jadis posée par Ponce Pilate, ne reçut, comme on sait, pas de réponse, sinon celle (implicite) d’une présence silencieuse, dont les générations suivantes, méditant sur ce silence crucial (c’est le cas de le dire), ont pu supposer qu’il était la réponse même, et qu’il l’incarnait en fait.

    Il fallait du moins se souvenir de ce qu’avait déclaré auparavant l’accusé, dans d’autres circonstances, en des paroles jugées déjà absolument scandaleuses, sinon absurdes, par les religieux ayant alors le haut du pavéii.

    Parmi les philosophes qui, bien plus tard, tentèrent de penser l’essence de la « vérité », l’essence du « vrai », il y eut Hegel, dont certaines de ses formules montrent l’ambition ultime.

    « Le vrai est le Tout. »iii

    « L’absolu seul est vrai ou le vrai seul est absolu. »iv

    Et dans une formule aux accents dionysiaques :

    « Le vrai est le délire bachique dont il n’y a aucun membre qui ne soit ivre. »v

    Hegel voit le « vrai » non seulement comme une « substance » mais aussi comme un « sujet ». « Tout dépend de ce point essentiel : saisir et exprimer le Vrai, non comme substance mais précisément aussi comme sujet. »vi

    Hegel fait même de la Vérité le Sujet par excellence, à savoir Dieu, ou l’Esprit absolu. La vie de Dieu et la vérité qui est en lui s’expriment comme un jeu de l’amour avec lui-même .vii

    L’idée que la Vérité est d’essence divine n’était pas si nouvelle, en fait.

    Dans la Grèce ancienne, la « vérité », alétheia (ἀλήθεια), avait, par-delà son sens obvie, abstrait et idéal en philosophie, aussi reçu, par le biais de la mythologie et de la poésie, une acception proprement divine.

    Ainsi, Parménide oppose radicalement la « vérité » aux « opinions des mortels » :

    « Apprends donc toutes choses,

    Et aussi bien le cœur exempt de tremblement

    Propre à la vérité bellement circulaire,

    Que les opinions des mortels, dans lesquelles

    Il n’est rien qui soit vrai ni digne de crédit. »viii

    Si rien dans les opinions des mortels n’est « vrai », alors qu’est-ce qui est « vrai » ? Quelle est cette « vérité bellement circulaire » qui ne peut être accueillie que par un « cœur exempt de tremblement » ?

    Dans un autre fragment, Parménide présente explicitement la Vérité comme une entité divine, cheminant en compagnie de la déesse Peïthô:

    « Allons, je vais te dire et tu vas entendre 
    quelles sont les seules voies de recherche ouvertes à l’intelligence; 
    l’une, que l’être est, que le non-être n’est pas, 
    voie de la Certitude (Peïthô), qui accompagne la Vérité (Alêthéïa) ».ix

    Dans le grec original de Parménidex, on lit :

    Πειθοῦς ἐστι κέλευθος, littéralement « c’est la voie de Peïthô ».

    Le mot Πειθώ, Peïthô, est doté d’une majuscule. C’est donc un nom de personne, en l’occurrence le nom de la déesse Peïthô, qui accompagne une autre déesse, Alêthéïa.

    Les traductions habituelles en français rendent le mot peïthô comme un simple substantif, avec les acceptions « persuasion », ou « certitude ». Mais Πειθώ (Peïthô) est ici le nom de la Déesse de l’éloquence et de la persuasion, la fille d’Okéanos et de Thétys. Et cette Déesse « accompagne » une autre déesse, Alêthéia, la déesse de la Vérité, la fille de Zeus, chantée par Pindare et évoquée par Ésope, Philostrate l’Ancien et Apulée.

    ὦ Μοῖσ’, ἀλλὰ σὺ καὶ θυγάτηρ
    ᾿Αλάθεια Διός, ὀρθᾷ χερὶ

    « Ô Muses, et toi, Vérité, fille de Zeus, aux mains pures… »xi

    Il faut comprendre que la principale voie de recherche ouverte à l’intelligence, selon Parménide, cette voie qui commence par la certitude que « l’être est » et que « le non-être n’est pas », est une voie qui a été ouverte, et qui est parcourue par deux déesses, Péithô et Alêthéïa, — Persuasion et Vérité.

    Pour les Grecs, la Vérité est fille de Zeus.

    Pour les chrétiens, la Vérité, et la Voie par la même occasion, sont incarnées par le fils de Dieu (« Je suis la voie, la vérité, et la vie. »)xii.

    Pour Hegel, le Vrai est Dieu, et réciproquement. Lorsqu’il conclut sa Phénoménologie de l’esprit, il évoque explicitement « le calvaire de l’esprit absolu » et « l’effectivité, la vérité et la certitude de son trône. » xiii Cela semble une allusion au « calvaire » de Celui qui se proclama être la « Vérité » même.

    Il est un autre cas historiquement attesté où le « calvaire », la « vérité » et Dieu ont été conjoints et incarnés, par un homme, c’est celui de la Passion de Hallâj.

    Le 26 mars 922, Husayn ibn Mansûr Hallâj fut exécuté à Bagdad.

    Du haut du gibet, Hallâj, extatique, clama ces mot :

    Anâ’l Haqq

    « Je suis la Vérité »

    Dans une autre interprétation, livrée par Louis Massignon, ces deux mots pourraient aussi signifier: « Mon ‘je’ c’est Dieu », car el Haqq est aussi l’un des noms de Dieu.

    Ce qui est certain c’est que cette simple phrase eut un immense retentissement dans tout le monde islamique.

    « Pour toute la tradition musulmane ultérieure, ce mot caractérise Hallâj, c’est le signe de sa vocation spirituelle, le motif de sa condamnation, la gloire de son martyre. »xiv

    Le mot aqq, حقًّ , traduit par « vérité » ou par Dieu, a des acceptions multiples : droit (qu’on a à quelque chose) ; devoir ; chose nécessaire ; chose vraie ; certitude ; vérité ; l’islam ; le Coran ; Dieu (الحقّ, la vérité absolue) ; mort ; le derrière de la tête (à l’endroit du creux de la nuque (selon le Kazimirski).

    La racine verbale qui est censée en livrer l’étymologie, ne semble pas avoir de rapport direct avec la vérité, mais évoque plutôt les idées d’irruption, de choc, de commotion, de révélation soudaine :

    ḥaqqa حَقَّ : venir chez quelqu’un ; l’emporter sur son adversaire par la validité de son droit ; rendre une chose nécessaire ; frapper quelqu’un au milieu du crâne, ou sur le creux de la nuque ; savoir une chose avec certitude ; frapper juste.

    Il reste à interpréter.

    Selon une tradition sûfie, Hallâj rencontra un jour Junayd et lui dit « je suis la Vérité ». — Non, lui répondit Junayd, c’est par la Vérité que tu es ! Quel gibet tu souilleras de ton sang ! »xv

    Quel était le sens réel du mot aqq dans la bouche de Hallâj ? L’un des noms de Dieu ? Ou Dieu Lui-même ?

    « En arabe, du temps de Hallâj, alḥaqq n’est qu’un des 99 noms de Dieu autorisés dans la litanie du chapelet par les hadîth (51ème dans la liste de Tirmidhî) ; et Qannâd fait dire à Shiblî que Hallâj fut puni pour avoir mésusé de ce Nom divin, dont la puissance lui avait été concédée, Nom qui, selon les partisans de la distinction réelle des attributs divins, n’avait nullement introduit Hallâj dans l’union avec les autres Noms divins, encore moins avec l’essence divine. Son cri n’a été qu’un essai d’usurpation, d’appropriation, comme celui d’un ascète qui croit que le rayonnement de son entraînement lui appartient. »xvi

    Louis Massignon pense que, dans sa très haute extase, Hallâj a surpris et compris un secret divin ésotérique. Quel secret ?

    Le secret de l’immanence (sirr wahdat al-shuhûd) et le secret du monisme de l’existence de toutes choses (sirr wahdat al-wujûd).

    Dans l’extase, et même en dehors de l’extase, « la beauté du monde atteste que Dieu transparaît à travers toute chose pour qui sait L’y apercevoir. Cette vérité se heurte à l’affirmation de la transcendance divine »xvii.

    Mais l’immanence de Dieu est-elle en contradiction avec sa transcendance ?

    Quant au secret du monisme de l’existence, il tient dans cette seule affirmation : « Rien n’existe que Dieu » .

    Lorsque Hallâj, dans son extase, est arrivé à la certitude de l’identité impersonnelle de tout ce qui est, et que tout était « Lui » (Huwa), il a osé proclamer Anâ’l Haqq.

    Il a pris conscience que l’Univers, pris comme un Tout, était un moyen par lequel Dieu pouvait Se manifester, non seulement vis-à-vis de Lui-même, mais aussi vis-à-vis de quiconque n’est pas Lui.

    Des traditions plus antérieures encore, la juive et la védique, par exemple, n’ont pas manqué d’associer l’idée de Dieu et l’idée de vérité.

    Le prophète Isaïe emploie l’expression de « Dieu de vérité »xviii, que le Psalmiste reprend avec une nuance : « YHVH Dieu de vérité »xix.

    Le même Psalmiste associe à plusieurs reprises la vérité et l’idée de marche.

    « Fais-moi marcher dans ta vérité »xx.

    « Je marche en vérité »xxi.

    « L’amour et la vérité marchent devant toi »xxii.

    Mais il crée surtout un lien entre la vérité comme essence de la parole de Dieu, et la vérité comme présence au tréfonds de l’homme (dans ses « reins »).

    « Le principe de ta parole : la vérité »xxiii .

    « Tu aimes la vérité dans les « reins » (touoth) »xxiv.

    Je terminerai en évoquant le mot sanskrit satya, सत्य, « vérité ». Sa racine est sat, सत्, qui a deux sens. Au neutre : l’Être, le réel ; le bien, la vertu. Au masculin : l’homme juste, bon ; l’homme de bien.

    La vérité est féminine en français, en grec, en hébreu, et en sanskrit. Mais en sanskrit, si l’homme bon est masculin, l’Être est neutre.

    Vaste spectre.

    ___________________

    iAlexandre Millerand écrit dans sa préface aux Œuvres complètes de Charles Péguy : « La règle de sa vie qui en fait la profonde unité il la formule aux premières pages du premier des Cahiers: ‘Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste: voilà ce que nous nous sommes proposé depuis plus de vingt mois et non pas seulement pour les questions de doctrine et de méthode, mais aussi, mais surtout pour l’action. Nous y avons à peu près réussi. Faut-il que nous y renoncions?’»

    ii« Je suis le chemin, la vérité et la vie ». Jn 14,6

    iiiHegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome I. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.17

    ivHegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome I. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.67

    vHegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome I. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.40

    viHegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome I. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.17

    vii« Le Vrai est le devenir de soi-même, le cercle qui présuppose et a au commencement sa propre fin comme son but, et qui est effectivement réel seulement moyennant son actualisation développée et moyennant sa fin. La vie de Dieu et la connaissance divine peuvent donc bien, si l’on veut, être exprimées comme un jeu de l’amour avec soi-même ; mais cette idée s’abaisse jusqu’à l’édification et même jusqu’à la fadeur quand y manquent le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif.» Hegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome I. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.18

    viiiParménide. De la nature. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard. 1988, p.256

    ixTraduction française (légèrement modifiée et adaptée par moi) de Paul Tannery. Pour l’histoire de la science hellène, de Thalès à Empédocle (1887).

    xΕἰ δ’ ἄγ’ ἐγὼν ἐρέω, κόμισαι δὲ σὺ μῦθον ἀκούσας, 
    αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσι νοῆσαι· 
    ἡ μὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι, 
    Πειθοῦς ἐστι κέλευθος – Ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ –

    xiPindare, Odes Olympiques, X, 5-6 (ma traduction)

    xiiJn 14,6

    xiiiHegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome II. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.313

    xivLouis Massignon, La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome 1. Gallimard Collection Tel, 1975, p.168

    xvLouis Massignon, La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome 1. Gallimard Collection Tel, 1975, p.168

    xviLouis Massignon, La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome 1. Gallimard Collection Tel, 1975, p.171

    xviiLouis Massignon, La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome 1. Gallimard Collection Tel, 1975, p.173

    xviiiIs 65,16 אלֹהֵי אָמֵן , Eloheï amen, « Dieu de vérité » ou « Dieu vrai ».

    xixPs 31, 6 יְהוָה–אֵל אֱמֶת , Adonaï El émêt, « YHVH Dieu de vérité ».

    xxPs 25,5

    xxiPs 26,3

    xxiiPs 89,15   חֶסֶד וֶאֱמֶת, יְקַדְּמוּ פָנֶיךָ

    xxiiiPs 119, 160   רֹאשׁ-דְּבָרְךָ אֱמֶת

    xxivPs 51,8

    Quelques oracles en Chaldée


    « Initiation chaldaïque »

    Les Oracles chaldaïques, attribués à Julien, datent du 2ème siècle ap. J.-C. C’est un ensemble de sentences courtes, obscures. On y trouve par exemple cette formule flottante, ambiguë: « L’esprit issu de l’esprit » (νοῦ γάρ νόος). Peut-être est-elle simplement une indication que l’esprit toujours renaît de lui-même, tel le Phénix? Mais il peut y avoir d’autres sens, plus cachés. L’esprit aurait lui-même une sorte d’« esprit » qui serait dans l’esprit sa partie la plus vive, la moins conservatrice, et qui animerait une sorte de « corps » spirituel qui serait la « matière » dont il émanerait. Si c’était le cas, il faudrait supposer que cet « esprit de l’esprit » pourrait lui-même avoir en lui une sorte d’« esprit », et ainsi de suite…

    Les Oracles chaldaïques ont excité la curiosité pendant deux millénaires.

    Michel Psellus (1018-1098) a écrit des Commentaires des Oracles chaldaïques, qui ont fait ressortir de multiples influences assyriennes et chaldéennes.

    Plus récemment, entre la fin du 19ème siècle et le début du siècle dernier, W. Kroll, E. Bréhier, F. Cumont, E.R. Dodds, H. Lewy, H. Jonas se sont penchés à nouveau sur ces textes. Ils étaient les derniers maillons d’une chaîne antique de commentateurs, qui avaient commencé avec Eusèbe, Origène, Proclus, Porphyre, Jamblique…

    Il ressort de ces études qu’il faut remonter à Babylone, et, plus avant encore, au zoroastrisme, pour tenter de comprendre le sens de ces poèmes magico-mystiques, qui avaient chez les néo-platoniciens le statut de révélation sacrée, et qui en avaient tiré des idées touchant au voyage de l’âme à travers les mondes, des mots comme Aïon, l’un des noms de l’éternité, ou encore le concept d’une « hypostase noétique de la Divinité »i.

    De ces pépites chaldéennes et oraculaires, je voudrais citer quelques extraits, que j’assortirai à mon tour d’un bref commentaire, petite pierre ajoutée au cairn des millénaires.

    « Le silence des pères, dont Dieu se nourrit. »ii

    Dieu se nourrit-il ? Serait-ce donc qu’il a faim ? De quoi Dieu peut-il avoir faim, s’il est un, immobile, éternellement le même? Aurait-il faim de silence ? Ou n’aurait-il pas plutôt faim de l’absence chez les « pères » de paroles fausses, de pensées doubles, de sophismes brillants ? Qui sont ces « pères » ? Peut-être sont-ils les pères de ceux qui se nomment Ben-Adam, dans les écritures hébraïques, c’est-à-dire les « Fils de l’Homme » ? Mais alors qui est cet Adam qui est un pluriel?

    « Vous qui connaissez, en le pensant, l’abîme paternel, au-delà du cosmos. »iii

    Que désigne ce « vous » ? Sans doute s’agit-il de ceux qui connaissent l’abîme qui est au-delà du Cosmos, et donc par extension, ceux qui connaissent ce qui est au-delà de la Création, ou en deçà. Comment connaissent-ils tout cela ? Ils connaissent simplement par le fait d’y penser, tant leur pensée est puissante, tant elle peut engendrer en elle-même la connaissance, qui est, comme on sait, la fille de la pensée. Et, d’ailleurs, quel est l’abîme dont parle l’oracle ? Sans doute est-ce Chaos, ce qui est apparu le premier dans la Cosmogonie d’Hésiode. Chaos a en effet pour sens, en grec : « abîme, vide ». Chaos est qualifié par l’oracle de « paternel ». Est-ce à dire que l’essence de la paternité est le « vide » ? Ce serait une piste intéressante, et il faudrait en induire que l’essence de la maternité est la « plénitude ».

    « Tout esprit pense ce Dieu. »iv

    Quel est ce Dieu ? Si l’on appuie sur l’oracle précédent, traitant de la pensée première et de son objet, ce Dieu est Chaos. Mais, pour Hésiode, Chaos n’était pas un Dieu. C’est Éros, Amour, qui fut le premier Dieu, bien qu’il soit arrivé seulement en troisième position après Chaos et Gaïa. Si Chaos n’est pas un Dieu, alors qu’est-il ou qui est-il? Sans doute une idée. Ou bien quelque chose de plus haut qu’un Dieu ou une idée ? Cela se peut-il ? Sans doute, oui, du moins si l’on en croit l’oracle.

    « L’Esprit ne subsiste pas indépendamment de l’Intelligible, et l’Intelligible ne subsiste pas à part de l’Esprit. »v

    Cet oracle suit immédiatement les deux précédents. Il y a peut-être là une continuité, qui peut nous éclairer sur son sens. L’esprit qui pense n’est pas quelque chose de différent de sa propre pensée. Du moins, lorsqu’il s’agit d’une pensée première, capable d’engendrer des dieux et des mondes. Cependant la « pensée », appelée ici l’« intelligible », semble être à la fois distincte et séparée de ce qui est appelé l’« esprit ». Esprit et Intelligible forment une dyade, celle de la pensée pensante et de la pensée pensée. Aucune hiérarchie entre les deux. La pensée « pensée », une fois qu’elle a été pensée, prend le relais de la pensée « pensante », et se met à penser elle-même, par elle-même. Et possiblement, elle se met à penser à la pensée pensante, la pensée qui vient de la penser, et qui est un peu comme sa mère, ou son père, ou les deux à la fois.

    « Artisan, ouvrier du monde en feu. »vi

    Le monde est en feu. Ce ne devrait pas être une surprise pour l’humanité, soumise à une succession de « feux » de diverses natures depuis quelques siècles. Mais dans ce « monde en feu », l’oracle insiste sur deux noms de métier, l’artisan et l’ouvrier. Cela semble indiquer que même dans un « monde en feu », il y a besoin de se mettre à l’œuvre, et de travailler avec art.

    « L’orage, s’élançant impétueux, atténue peu à peu la fleur de son feu en se jetant dans les cavités du monde. »vii

    L’antagoniste du feu, c’est l’eau, comme celui de la sécheresse est la pluie. Si le monde est en feu, il y a deux puissances qui peuvent se mobiliser. D’abord l’orage, qui est une métaphore de la rage, de la colère contre les incendiaires et les pyromanes. Et aussi les cavités, les grottes, les espaces secrets dont la terre-mère est riche. De ces caves souterraines, ces cuevas, qu’en d’autres temps on appelait des catacombes, viendront les richesses de l’eau vive, la puissance des sources neuves.

    « Pensées intelligentes, qui butinent en abondance, à la source, la fleur du feu, au plus haut point du temps, sans repos. »viii

    Sont présentes dans cet oracle les trois métaphores de la source, de la fleur et du feu. Une autre métaphore, implicite, est celle de l’abeille ou de l’insecte, qui butine, et qui sert à caractériser la « pensée intelligente ». La pensée (celle qui est intelligente, non celle qui ne l’est pas, la pensée inconsciente) a donc besoin d’une source et de feu pour pouvoir fleurir. Dans un sens moins métaphorique, la pensée a besoin d’une impulsion originaire, et d’une énergie qui l’entretienne. Cela peut sembler évident. Ce qui l’est moins, c’est qu’elle doit rester sans repos, alors même qu’elle a atteint le plus haut point du temps. Étrange formulation. Elle implique qu’au point culminant de la trajectoire temporelle, la pensée, loin de s’immobiliser, doit encore être en mouvement dans son feu propre.

    « Le feu du soleil, il le fixa à l’emplacement du cœur. »ix

    Qui est cet « il » ? Sans doute est-ce l’Artisan, ou l’Ouvrier du « monde en feu ». Le feu envahit, on l’a vu, le cosmos tout entier, mais il peut aussi être « fixé » dans le cœur. Quel cœur ? Celui de tout un chacun. La correspondance entre le macrocosme et le microcosme passe par des liens ignés. Le feu dissocie toute matière mais il unifie tout esprit.

    « Aux fulgurations intellectuelles du feu intellectuel, tout cède. »x

    Le feu est ici une métaphore, non pas cosmique, ou cosmogonique, mais intellectuelle. Il y a des feux qui couvent, d’autres qui brasillent ou grésillent, d’autres qui flamboient. Le feu de l’intelligence a cette particularité qu’il peut fulgurer. L’intelligence est une puissance qui foudroie, parce qu’elle est d’origine divine, comme la foudre qui n’appartient qu’à Zeus seul.

    « …Être asservis, mais d’une nuque indomptée subissent le servage… »xi

    Les nuques ça se brise aussi; il faut se rappeler qu’aux pharaons, aux moghols, aux tsars, aux führers, le corps des peuples serfs, esclaves, n’est rien. Mais l’esprit, le soumettront-ils jamais? Non, bien sûr que non.

    « N’éteins pas en ton esprit. »xii

    L’esprit est un feu sans fin. Il brûle tout ce qu’on jette pour le nourrir, ou pour le ternir, le couvrir, ou l’obscurcir. Ce n’est pas lui qu’on peut éteindre. Ce n’est pas ce que dit l’oracle, d’ailleurs. Il dit : « N’éteins pas – en ton esprit ». N’éteins pas quoi, alors ? C’est bien de toi qu’il s’agit. Il ne faut pas t’éteindre toi-même, dans le feu qu’est ton esprit.

    « Le mortel qui se sera approché du Feu tiendra de Dieu la lumière. »xiii

    Il y a une lumière que l’on tient du soleil, ou de la lune, ou des étoiles. Une autre sorte de lumière nous vient du jour que nous a donné le fait de naître et d’être. Il y a une lumière qui brille dans notre pensée, une autre qui est celle de la conscience, et une autre encore, dans le cœur. Ces lumières toutes assemblées font arc-en-ciel. Mais, un jour, vient la nuit, et toutes ces lumières, sans doute, s’éteignent. Ce sera alors le moment d’entrer dans le Feu. Il réchauffera le mortel de sa lumière à lui, qui est lumière de la lumière.

    « Ne pas se hâter non plus vers le monde, hostile à la lumière. »xiv

    Le monde est un lieu sombre, par nature étranger à toutes les sortes de lumières qu’il ne comprend pas, celles qui illuminent les illuminés, celles qui parcourent les confins du raisonnable, celles qui envahissent les découvreurs, celles qui ravissent les poètes et les Muses. Prométhée fit cadeau du feu et de sa lumière aux hommes, et paya ce feu de son foie. D’autres, en bas, pourraient être moins pressés de faire de même. D’autres encore, en haut, pourraient être moins hâtifs de descendre.

    « Tout est éclairé par la foudre. »xv

    Il faut prendre cet oracle non dans son sens extensif (la foudre tombe et « révèle » dans la nuit profonde les moindres détails du paysage), mais plutôt dans un sens intensif, et en inversant absolument la métaphore. La « révélation » foudroie. Et tout, alors, tout ce que l’on était, tout ce que l’on avait, tout ce que l’on savait, entre dans la nuit. C’est un éclair qui n’éclaire pas tout ce qui reste à venir, mais seulement la nuit qui est maintenant derrière nous.

    « Quand tu auras vu le feu saint, saint, briller sans formes, en bondissant, dans les abîmes du monde entier, écoute la voix du feu. »xvi

    Le feu brille et parle. Sa lumière immense n’est pourtant jamais qu’un voile, aveuglant. Sa voix est infiniment plus signifiante que sa brillance. Mais cette voix murmure, elle est aussi voilée, celée. Il faut aller dans l’Abîme, dans Chaos, pour enfin entendre son seul écho.

    « Ne change jamais les noms barbares. »xvii

    Il n’y a pas de langue divine. Toutes se valent, à cet égard. Il ne faut surtout pas mépriser ni les Barbares, ni leurs noms. Ils sont eux aussi pleins de la mémoire des origines, comme le moindre quark, comme la plus lointaine galaxie, et bien plus même que toutes les armées célestes qui ont ce nom, Tsébaot.

    « Ne te penche pas vers le bas. »xviii

    Le bas est infini comme le haut. Il ne faut pas s’y pencher. Il faut y plonger, en même temps, des deux côtés à la fois, vers le bas et vers le haut.

    « Et jamais, en oubli, nous ne coulions, en un flot misérable. »xix

    Et toujours, en souvenance, en conscience, nous roulions ensemble les vagues immenses et les cieux adoucis.

    « Les enclos inaccessibles de la pensée. »xx

    La pensée, a priori, c’est comme une steppe sans limite, c’est un océan sans fond, c’est un ciel sans bord. La pensée, par nature, ne peut être ni close, ni verrouillée, ni enfermée. Tout lui est, en puissance, ouvert. Tout, un jour, lui sera lumière, et tout lui sera mis au jour. Mais même alors, elle ne sera pas encore lumière à elle-même, tant son essence est impénétrable.

    « La fureur de la matière. »xxi

    La fureur de la matière est comme celle de la matrice. Qui suis-je pour en parler ?

    « Le vrai est dans le profond. »xxii

    Il est très vrai que le profond se compose d’une infinité de couches successives, elles-mêmes formées de très fines superficies, dont l’empilement total constitue, on le conçoit, au bout du compte, une opacité irrémédiable. C’est peut-être cela la première vérité de la profondeur. Mais il est en bien d’autres.

    « Temps du temps (χρόνου χρόνος). »xxiii

    Formule dense, énigmatique. Je pense qu’on peut l’interpréter ainsi : chacun des grains du temps, chacun de ses quanta, est lui-même le centre d’un infini univers temporel, dont les rayons émanent. Autrement dit, à chaque instant, pendant la moindre femtoseconde, se créent des buissons brûlants de nouvelles lignes temporelles, qui bifurquent, partent fouailler les frontières, cingler les synchronicités, et féconder les espaces nus.

    ________________

    iCf. Hans Lewy, Chaldean Oracles and Theurgy. Mysticism, Magic and Platonism in the later Roman Empire (Le Caire, 1956).

    ii Oracles Chaldaïques, 16 (numérotation de l’édition de Hans Lewy ; traduction par moi-même)

    iiiOracles Chaldaïques, 18

    ivOracles Chaldaïques, 19

    vOracles Chaldaïques, 20

    viOracles Chaldaïques, 33

    viiOracles Chaldaïques, 34

    viiiOracles Chaldaïques, 37

    ixOracles Chaldaïques, 58

    xOracles Chaldaïques, 81

    xiOracles Chaldaïques, 99

    xiiOracles Chaldaïques, 105

    xiiiOracles Chaldaïques, 121

    xivOracles Chaldaïques, 134

    xvOracles Chaldaïques, 147

    xviOracles Chaldaïques, 148

    xviiOracles Chaldaïques, 150

    xviiiOracles Chaldaïques, 164

    xixOracles Chaldaïques, 171

    xxOracles Chaldaïques, 178

    xxiOracles Chaldaïques, 180

    xxiiOracles Chaldaïques, 183

    xxiiiOracles Chaldaïques, 185

    Néantologie


    ‘Gorgias’

    Premièrement, rien n’existe.

    Deuxièmement, même s’il existe quelque chose, l’homme ne peut l’appréhender.

    Troisièmement, même si on peut l’appréhender, on ne peut ni le formuler ni l’expliquer aux autres.

    Ces propositions provocatrices furent énoncées par Gorgias, le fameux sophiste, dans son livre Du non-être, ou de la Nature.i

    Les réactions ne se firent pas attendre.

    Platon épingla l’art oratoire de Gorgias comme étant « une espèce particulière de flatterie ».ii

    Sextus Empiricus jugea que « Gorgias de Léontium appartient à cette catégorie de philosophes qui ont supprimé le critère de la vérité. »iii

    Du point de vue rhétorique, les trois thèses sur la non-existence de l’être ont été « démontrées » par Gorgias à l’aide d’une accumulation de sophismes, et de doubles négations.

    Un échantillon donnera une idée de la manière dont il brouille artificieusement les niveaux de sens du mot « être » pour en rendre difficilement décelables les glissements et les dérives :

    « Pour le fait que rien n’existe, son argumentation se développe de la manière suivante ; s’il existe quelque chose, c’est ou l’être, ou le non-être, ou à la fois l’être et le non-être. Or l’être n’est pas, ni le non-être, ni non plus à la fois l’être et le non-être. Ainsi donc rien n’existe. Pour le fait que le non-être n’existe pas, voici l’argumentation : si le non-être existe, il sera et à la fois il ne sera pas, car si on le pense comme n’étant pas, il ne sera pas ; mais en tant que non-être, en revanche, il existera. Or il est tout à fait absurde que quelque chose soit et ne soit pas à la fois. Donc le non-être n’est pas.»iv

    Sans aucune vergogne, Gorgias ose des contradictions flagrantes, à l’intérieur même d’une phrase, et d’une phrase à la phrase immédiatement suivante.

    Par exemple : « D’ailleurs, si le non-être est, l’être ne sera pas : car ces notions sont contradictoires : si l’être est attribué au non-être, le non-être sera attribué à l’être. En tout cas il ne peut pas être vrai que ce qui est ne soit pas. »

    Et, juste après : « Et, assurément, pas même l’être existe »v.

    Réfutons. « Si le non-être est, l’être ne sera pas » : mais si l’être n’est pas, alors le non-être ne peut pas « être », n’est-ce pas ? On est dans l’absurde absolu, un absurde purement verbal.

    Et s’« il ne peut pas être vrai que ce qui est ne soit pas », comment peut-on dire dans le même souffle que « pas même l’être existe » ? La première affirmation est l’exact contraire de la seconde.

    En réalité, il est clair que Gorgias aime jouer avec les mots. Il a pour but, mais à quelles fins ?, de seulement laisser croire qu’il y a une différence radicale entre « ce qui est » et l’« être », et une autre différence tout aussi radicale entre « ne pas être » et « ne pas exister »…

    Il est assez vain, en fait, de vouloir réfuter des sophismes par des arguments logiques. L’intention des sophistes n’est pas de chercher à dire le vrai, ou d’atteindre l’essence des choses. Elle est de gagner un combat verbal, de l’emporter dans une joute de mots. Leur intérêt est dans l’agonistique, le pouvoir pur du langage, avec ses roueries grammaticales, ses affirmations retorses et l’illusion de pseudo-démonstrations, pour une seule fin : la conquête d’un pouvoir sur les autres.

    D’un point de vue philosophique, Gorgias ne s’intéresse pas à la question de l’être ou du non-être. Son seul intérêt c’est le langage même.

    Il n’a que faire de l’ontologie, il veut seulement imposer sa « logologie ».

    Pour le sophiste, seul le langage existe. Tout le reste n’est qu’un effet ou une illusion du langage.

    La question de l’être et du non-être avait pourtant une ancienne tradition de recherche avec Parménide, Xénophane, Mélissos… Gorgias signale la fin de cette tradition, et l’arrivée d’un temps nouveau. Désormais, avec lui, « rien n’existe ».

    Sans doute frappé par cette rupture, et voulant la documenter, un auteur anonyme appartenant à l’école aristotélicienne a rédigé un traité intitulé M.X.G., ce qui semble être les initiales de Melissos, Xénophane et Gorgias. Ce traité reprend les positions de chacun de ces auteurs, quant au problème de l’être.

    Mais leur identité n’est pas assurée. C’est Karl Reinhardt qui a été l’un des premiers à vouloir reconnaître le nom de Xénophane sous la lettre X.vi

    Or les manuscrits de ce traité portent en réalité les initiales M.Z.G. Les lettres grecques ζ et ξ ou, en majuscules Ζ et Ξ, sont assez proches graphiquement, et peuvent avoir être prises l’une pour l’autre. Si le titre est bien M.Z.G. alors les trois auteurs visés seraient Mélissos, Zénon d’Élée et Gorgias.

    Quoi qu’il en soit de cette question d’attribution, il reste que le traité M.X.G. n’est pas sans résonances « modernes ». Il implique une sorte de fin de la métaphysique (initiée par Parménide, puis reprise par Platon), et son « grand remplacement » par le nihilisme et le nominalisme, dont nous avons d’ailleurs hérité.

    Cela explique peut-être pourquoi Mme Barbara Cassin a éprouvé le besoin, en 1980, de faire une édition critique de M.X.G. avec un commentaire philosophiquevii. Elle y privilégie les thèses de Gorgias, contre celles de Parménide, Mélissos et Xénophane, au grand dam d’hellénistes de renom, sans doute outrés de cette propagande pro-sophiste. Clémence Ramnoux réagit peu après la publication de Mme Cassin : « La philosophie propre à Mme Cassin l’intéresse préférentiellement à Gorgias, ou, plus justement dit, au renversement de la position de Parménide à Gorgias, de l’ontologie à la néantologie, de l’être au non-être, à travers les médiations de Mélissos et du dit-Xénophane. »viii

    Le fait qu’une helléniste aussi distinguée que Clémence Ramnoux ose, à l’issue d’une longue carrière, et à l’âge de 79 ans, fabriquer le barbarisme de « néantologie » pour désigner spécifiquement la thèse de Barbara Cassin est un symptôme de la distance irréconciliable qui les sépare.

    S’il faut en croire Mme Cassin, la puissance dialectique des sophistes a été mise avec succès au service de la grande dévaluation de la métaphysique de l’être, de la promotion du non-être, et de l’idée du « néant ».

    Et tout cela dans une atmosphère de célébration de la modernité des sophistes, dont Gorgias illustre la faconde, jadis moquée par Platon, et qui serait aujourd’hui réhabilitée par des néo-nominalistes acharnés, semble-t-il, à en finir une fois pour toutes avec la métaphysique, avec l’ontologie, et pour faire bonne mesure, avec le sacré.

    Ce qui ressort indéniablement de la lecture du traité M.X.G. c’est bien l’histoire d’une « déconstruction », où l’on passe en plusieurs étapes de la formule l’étant est, à (si) quelque chose est, ensuite à (si) le dieu est, et finalement à non-être ou rien n’est, comme le résume Clémence Ramnoux.ix Celle-ci, fidèle à sa manière, analyse comment les ressources grammaticales de la langue grecque ont pu favoriser ce retournement progressif. « Le participe du verbe être érigé en nom, τὸ ὂν = l’étant, se change en pronom neutre τί = quelque chose ; se change en nom du dieu, un théos d’ailleurs vide de sacralité, et même de sens ; et du dieu à la nomination du non-être. À travers le pronom neutre τί et la nomination d’un théos, d’ailleurs vidé de sens et même de substance, on opère le renversement de l’être au non-être. Faut-il ajouter qu’ainsi s’ouvre un vide, tout préparé pour la réception des éléments, les atomes ou les grains des futures physiques ? »x

    La déconstruction de l’ontologie et l’apothéose sophistique de Gorgias, sont-elles désormais avérées ?

    Si l’on crédite le traité M. X. G. d’avoir imposé sa conclusion obvie, on pourrait le penser. Mais, cette conclusion dépend de l’interprétation que l’on donne aux thèses attribuées à X dans le traité. Si elles apparaissent aller dans le sens du détricotage de l’ontologie de Parménide, Xénophane et Mélissos, elles confortent alors l’orientation générale de M. X. G., et assurent la victoire de Gorgias.

    Si X., en fin de compte, reste fidèle à la thèse de Parménide et de Xénophane l’Ancien (que l’on peut résumer ainsi : l’étant est, et cela peut aussi se dire du Dieu), cela enlève d’autant plus de légitimité à la position du sophiste Gorgias, en en faisant une exception d’école.

    Pour Clémence Ramnoux, il ne fait pas de doute que X., s’il s’agit bien du « vrai » Xénophane, « l’aède ancien », présente dans M. X. G. « une théologie de haute formalisation et même une théologie mono-théiste », puisque le Dieu y est expressément dit être unique. On peut s’en assurer en consultant les autres fragments de Xénophane qui nous restent.

    Mais c’est la manière particulière de citer X. dans le traité M.X.G. qui pose problème, et peut générer un doute.

    La raison de l’attribution du texte à Xénophane (plutôt qu’à Zénon par exemple) semble être la référence au dieu, le théos, qui est cité incidemment dans une formulation hypothétique : « …si quelque chose est (cela il le dit d’un dieu, d’un théos)… »xi. Cette incidence, cette mise entre parenthèses, semble minorer ou négliger a priori le sens profond du mot théos, et le vider de sa signification originaire.

    « Quel sens faut-il donner à ce théos ? Quel sens dans le contexte de sa présentation ? Qu’il soit exclu de le traduire avec une majuscule, Dieu, comme s’il s’agissait d’un nom propre, bien que le mot soit masculin. Qu’il soit choisi de le traduire par quelque divin. La thèse de Mme Cassin fait davantage. Théos n’y est plus qu’un mot : pur signe nominal à mettre à la place occupée dans l’hypothèse initiale par le pronom neutre τί, là où un moderne algébriste aurait mis une lettre, là où Gorgias va ne mettre rien ou mettre le rien. »xii

    Il peut être intéressant de comparer les textes du « vrai » Xénophane, l’Aède ancien de Colophon en Ionie, avec un autre fragment archaïque, celui d’un Grec de Ionie aussi, Héraclite d’Éphèse, ville proche de Colophon, lequel traite de l’Un, de l’Être et du Dieu :

    « Unique la chose sage seulement : (elle) accepte et refuse d’être dite du nom de Zeus »xiii.

    Dans une autre traduction, celle de Marcel Conche, ce fragment se lit :

    « L’Un, le Sage, ne veut pas et veut être appelé seulement du nom de Zeus. »xiv

    Le philosophe F. W. Schelling traduit pour sa part :

    Das Eine weise Wesen will nicht das alleinige genannt seyn, den Namen Zeus will es.

    « L’Être seul, sage, ne veut pas être appelé l’Unique, il veut le nom ‘Zeus’. »

    On voit que les interprétations diffèrent considérablement.

    On retiendra seulement ici le poids de sacralité associé au concept de l’Un, « le sage », qui a le nom de « Zeus », et qui incarne en grec l’essence de la Vie.

    Pour comprendre l’immense affront de Gorgias vis-à-vis de la tradition, son extrême défi lancé contre l’idée même de l’être, et, partant, contre l’idée du Dieu, il faut se souvenir du point théorique et sommital où en étaient arrivés Parménide et Xénophane l’Ancien.

    Avec Parménide culminait une longue évolution dans la pensée théologique des Grecs, depuis des temps qui remontaient avant même Hésiode ou Homère, et dont le contenu peut être résumé ainsi :

    Zeus est le Dieu souverain, supérieur en force et dignité à tous les autres Olympiens.

    Il est aussi le Théos par excellence, c’est-à-dire le Divin, en tant que tel, sans besoin de nom de personne. Il incarne en essence tous les attributs divins, dont celui de la sagesse et de l’intelligence. Il ne peut se comparer sous ce rapport à personne, ni même à l’ensemble de tous les dieux et de tous les hommes.

    Il est l’Unique (τὸ ἓν, l’Un), acquérant donc un niveau d’abstraction supplémentaire par rapport au nom même de « Dieu », et perdant ainsi toute tentation d’établir des liens anthropomorphiques. Le ‘nom de Zeus’, onoma Zénos, contient en effet, en puissance, des interprétations anthropomorphiques comme celles de « vie » ou de « vivant » : ὂνομα ζὴνος, « nom de Zeus » signifie aussi « nom de la Vie » , puisque zénos peut se lire comme le génitif du mot « vie » et le génitif du nom propre « Zeus ».

    Il est enfin, plus abstrait encore peut-être, ce que désigne le verbe être, quand on dit ou qu’on pense que le présent est, excluant de ce présent éternel toute idée de futur ou de passé.

    Il faut avoir bien pris conscience de ce sommet philosophique, théologique, et même ‘monothéiste’, atteint ainsi par Parménide lorsqu’il proclame sa vision de « l’être » (sommet exploré avant lui par Xénophane, qui fut son prédécesseur et son maître) :

    « Et jamais il ne fut, et jamais ne sera,

    Puisque au présent il est, tout entier à la fois,

    Un et un contenu. Car comment pourrait-on

    Origine quelconque assigner au « il est » ? »xv

    Ce sommet étant reconnu, il nous faut maintenant suivre étape par étape la déconstruction inexorable, la descente pluriséculaire de la pensée, qui mènera au nihilisme de Gorgias.

    1. D’abord, le nom substantivé de l’être (le participe présent) a été mis en position de sujet du verbe être : l’Étant est. Ceci représente une première transgression, d’un point de vue grammatical et sémantique, et c’est une transgression qui a été facilitée et même encouragée par la souplesse de la grammaire grecque.

    Parménide n’emploie que la formule verbale « il est », qui dit seulement ce qu’elle veut dire, et qui n’introduit aucun parasitage par de pseudo-entités verbales et des ‘entités nominales’, qui ouvrent inévitablement la voie à des ‘jeux de langage’, dont il mesure parfaitement les pièges :

    « Car rien d’autre jamais et n’est et ne sera

    A l’exception de l’être, en vertu du décret

    Dicté par le Destin de toujours demeurer

    Immobile en son tout. C’est pourquoi ne sera

    Qu’entité nominale et pur jeu de langage

    Tout ce que les mortels, croyant que c’était vrai,

    Ont d’un mot désigné : tel naître ou bien périr,

    Être et puis n’être pas. »xvi

    2. Puis, le pronom neutre τί (« quelque chose ») est lui aussi mis en position de sujet du verbe être, dans des propositions hypothétiques (si quelque chose est…), comme pour signifier que déjà le nom de l’être est de trop. Par exemple, dans le traité M.X.G, on lit : « Il est impossible, déclare [le pseudo-Xénophane], que si quelque chose est, il provienne. »xvii On met en scène un « quelque chose » qui pourrait éventuellement jouer un rôle central dans l’opposition bien connue de la langue philosophique grecque entre ‘être’ et ‘devenir’. Le verbe γίγνεσθαι qui signifie « provenir, devenir, changer, naître » contient par ailleurs son lot d’ambiguïtés et d’acceptions et contribue d’autant à brouiller l’idée pure de l’être…

    3. Dans le texte de Mélissos du traité M.X.G. on ajoute à ce quelque chose de non nommable, ou qui a perdu son nom, un qualificatif supplémentaire qui accentue son indétermination. Il y est qualifié d’apéiron : « sans limite » ou « sans définition ».

    4. Puis, dans le texte du pseudo-Xénophane du traité M.X.G., déjà cité, le mot τί (« quelque chose ») est associé au mot théos, mais seulement dans une incise, comme une simple parenthèse. Il n’y est plus rien qu’un mot vide de sens et de substance.

    Dans la traduction de Clémence Ramnoux : « … si quelque chose est, cela il le dit du dieu, ou d’un dieu, un théos. »xviii

    Dans la traduction de la Bibliothèque de la Pléiade, en revanche, est mise en relief l’idée du Dieu, avec sa majuscule.

    « Il est impossible, déclare [le pseudo-Xénophane], que si quelque chose est, il provienne, et ce, parlant de Dieu (Théos). »xix

    Quoiqu’il en soit, ce ‘quelque chose’ est mis en position de sujet d’une phrase à l’hypothétique, et il y est ensuite, de surcroît, rendu plus obscur, évanescent, par plusieurs doubles négations (« ni fini, ni infini, ni en mouvement, ni en repos »).

    5. Enfin, après toutes ces étapes visant à évider progressivement l’être de toute substance, advint le substantif « non-être ». Ce nouveau venu, qui n’avait d’existence que purement verbale, mais qui narguait l’être depuis le vide de sa propre notion, semblait sans doute être approprié pour « être » le sujet de doubles négations de contraires, ce qui lui donnait d’ailleurs une sorte d’aura substantielle, alors qu’en essence il réclamait n’en avoir aucune.

    Comme l’exprime superbement Clémence Ramnoux, « Ainsi sera venue au jour d’un jeu sans pensée la formule du nihilisme : non-être est, transformable en être n’est pas. À Gorgias et à la lignée de ses élèves sophistiques aura appartenu de lui donner un et même deux sens : ou bien le vide ouvert au jeu rien que physique des atomes, ou bien la pure ouverture vers un athéisme méta-physique, que d’aucuns oseront convertir (déjà?) vers la nuit de l’In-connaissable. »xx

    En nommant le nonêtre, cette abstraction philosophique qui fait penser à la géniale invention du zéro en mathématique, les sophistes innovaient assurément et se trouvaient propulsés au pinacle de leur savoir-faire. Ils pouvaient, grâce à cette entité essentiellement non-existante, mais existentiellement présente et affirmée dans le langage,  parler avec brio de choses qui n’existent pas, en leur donnant une existence qu’ils n’ont pas, et ils pouvaient aussi détruire par de purs ‘jeux de langage » toute idée qu’il existe réellement des êtres, dont le Dieu un, mais aussi une multitude d’êtres « conscients », dont ils pouvaient, comme en s’en jouant, nier à la fois l’essence et l’existence.

    Vingt-cinq siècles après Gorgias, les sophistes modernes, dont Jean-Paul Sartre représente un récent et parfait archétype, préfèrent jouir des mirages de la « mauvaise foi » et se complaire dans la « désagrégation » du moi, cet « en-soi que je ne suis pas »xxi, plutôt que de chercher à déterminer l’essence de leur existence…

    Or si « rien n’existe », je ne suis peut-être pas ce que je suis, mais je suis peut-être aussi, en revanche, ce que je ne suis pas encore.

    Vaste programme.

    _____________________

    iSextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 65. Cité in « Gorgias ». Les Présocratiques.Traduction Jean-Louis Poirier. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1022

    iiC’est-à-dire comme « une pratique qui, sans rien d’un art, est le propre d’une âme qui a de la perspicacité, à qui rien ne fait peur, qui, de sa nature, est supérieurement douée pour ce qui concerne les relations mutuelles des hommes. » Platon, Gorgias, 463 a

    iiiSextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 65. Cité in « Gorgias ». Les Présocratiques.Traduction Jean-Louis Poirier. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1022

    ivSextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 66-67. Cité in « Gorgias ». Les Présocratiques.Traduction Jean-Louis Poirier. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1023

    vSextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 68. Cité in « Gorgias ». Les Présocratiques.Traduction Jean-Louis Poirier. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1023

    viSelon Jean-Paul Dumont dans sa Notice sur Xénophane, dans Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1216

    viiBarbara Cassin. Si Parménide, le traité anomyme « De Melisso, Xenophane, Gorgia ». Édition critique et commentaire. Cahiers de Philologie. Université de Lille, 1980.

    viiiClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.683

    ixClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.683

    xClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.683

    xiClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.679

    xiiClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.683-684

    xiiiHéraclite. Fragment 32. Trad. Clémence Ramnoux.

    xivHéraclite. Fragments. Traduction Marcel Conche. PUF, 1986, p. 243

    xvParménide. Fragment B VIII, v.5-6, Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 261

    xviParménide. Fragment B VIII, v.36-40, Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 262

    xviiPseudo-Aristote. Mélissos, Xénocrate, Gorgias. III, 1, 977 a. Cité dans « Xénophane, A XXVIII », Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 98

    xviiiClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.679

    xixPseudo-Aristote. Mélissos, Xénocrate, Gorgias. III, 1, 977 a. Cité dans « Xénophane, A XXVIII », Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 98

    xxClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.688

    xxi« La mauvaise foi cherche à fuir l’en-soi dans la désagrégation intime de mon être. Mais cette désagrégation même, elle la nie comme elle nie d’elle-même qu’elle soit mauvaise foi. Fuyant par le « non-être-ce-qu’on-est » l’en-soi que je ne suis pas sur le mode d’être ce qu’on n’est pas, la mauvaise foi, qui se renie comme mauvaise foi, vise l’en-soi que je ne suis pas sur le mode du « n’être-pas-ce-qu’on-n’est-pas ». Si la mauvaise foi est possible, c’est qu’elle est la menace immédiate et permanente de tout projet de l’être humain, c’est que la conscience recèle en son être un risque permanent de mauvaise foi. Et l’origine de ce risque, c’est que la conscience, à la fois et dans son être, est ce qu’elle n’est pas et n’est pas ce qu’elle est. A la lumière de ces remarques, nous pouvons aborder à présent l’étude ontologique de la conscience, en tant qu’elle est non la totalité de l’être humain, mais le noyau instantané de cet être. » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. Gallimard, Paris, 1943, p.106

    Le spectacle de la conscience


    ‘Plotin’

    Les deux premiers Dieux souverains de la Théogonie, Ouranos et Cronos, rivalisèrent de cruauté envers leur propre descendance, dont ils soupçonnaient, à juste titre d’ailleurs, qu’elle leur serait fatale. Ouranos fut châtré par son fils, Cronos, qui prit sa place. Cronos dévora tous ses enfants, sauf le dernier, Zeus, qui le vainquit, et qui régna dès lors sans partage dans l’Olympe et dans le monde.

    Mais plus d’un millénaire après Hésiode, une tout autre interprétation du mythe théogonique émergea sous la plume de Plotin, un philosophe alexandrin et néoplatonicien, du 3ème siècle de notre ère.

    Loin de considérer les relations entre Ouranos, Cronos et Zeus, le grand-père, le père et le fils, comme haineuses et tragiques, Plotin y vit quant à lui une préfiguration heureuse et symbolique de l’union des trois hypostases du Dieu unique, le Dieu qui est Un, le Dieu qui est Intelligence et le Dieu qui est Âme.i

    Par exemple, la mutilation d’Ouranos par Cronos symbolise chez Plotin rien de moins que la transcendance de l’Un par rapport à l’Intelligence. En Cronos, enchaîné par Zeus, il faut comprendre l’Intelligence limitée par l’Âme du mondeii

    Aujourd’hui, un peu moins de deux millénaires après Plotin, tout cela ne semble plus que « puérilités allégoriques », du moins selon Émile Bréhier, ce savant helléniste qui traduisit pourtant les Ennéades avec science et soin. Bréhier nota même avec une pointe de commisération, et comme pour souligner son supposé égarement, que Plotin « n’a jamais cessé d’y croire »iii

    Le panorama des interprétations possibles, on le voit, est large. Le mythe hésiodique des générations divines, — est-il une tragédie sanglante, païenne mais fictive de Dieux en guerre entre eux ? Ou bien une vision pure, une intellection subtile, de réalités suprêmes, transcendantes, liées à l’essence du Dieu Un ? Ou seulement un pur amas d’affabulations, dont notre époque de civilisation si raffinée pourrait se gausser avant de changer de chaîne ?

    Je me propose ici d’examiner avec quelque sympathie les thèses de Plotin, selon un angle spécial, celui de la conscience (humaine) confrontée à la vision (divine), — situation dont l’extrême modernité, tout autant que l’ancienneté d’ailleurs, n’échappera pas aux fins observateurs.

    Pour Plotin, comme pour les initiés, les mystes ou les orphiques de Grèce, d’Égypte, ou d’Asie mineure, le visionnaire est un « possédé » du Dieu. Aux « âmes qui sont capables de cette contemplation »,iv Zeus apparaît, venu d’un lieu invisible. Le Dieu « se lève dans les hauteurs et répand sur tous sa lumière ; il remplit tout de sa clarté ; il éblouit les êtres d’en-bas, qui se détournent ; car il leur est aussi impossible de le regarder que le soleil : certains pourtant, grâce à lui, relèvent les yeux et le contemplent. (…) Les voyants, ceux qui sont capables de le voir, regardent vers lui et vers ce qui est à lui ; mais ce n’est jamais la même vision que chacun en rapporte. »v

    Les uns y voient « la source et la nature de la justice », les autres sont pénétrés d’une « vision de la sagesse ». D’autres encore sont « complètement enivrés et remplis de ce nectar »vi.

    Ces derniers ne sont plus seulement « de simples spectateurs ». « Il n’y a plus alors, extérieurs l’un à l’autre, un être qui voit et un objet qui est vu »vii. Le voyant voit l’objet (divin), mais il commence à voir aussi en lui, dans ses propres profondeurs, des choses dont il ignorait tout. « Qui a la vue perçante voit l’objet en lui-même ; mais il possède bien des choses sans savoir qu’il les possède ; et alors il les contemple comme si elles étaient en dehors de lui ; il aspire à les voir ; or tout ce qu’on regarde comme un objet à voir, on le voit en dehors de soi. Mais c’est en soi qu’il faut le transporter ; voyons-le comme un avec nous-mêmes ; voyons-le comme étant nous-mêmes ; ainsi le possédé d’un Dieu, de Phébus ou de quelque Muse, contemple son Dieu en lui-même, dès qu’il a la force de voir le Dieu en lui. »viii

    Le voyant doit « transporter » (μεταφέρειν) sa vision du Dieu au plus profond de lui-même. Et là il doit le « voir comme un » (βλέπειν ὡς ἓν), et aussi le « voir comme lui-même » (καὶ βλέπειν ὡς αὑτον), par conséquent comme un avec lui-même.

    Par ce transport intérieur, par ce déplacement intime, le possédé, le voyant, peut véritablement (et non figurativement, à travers une « vision ») contempler son Dieu en lui-même (ἐν αὑτῷ ἂν ποιοῖτο τοῦ θεοῦ τὴν θέαν), car c’est alors seulement qu’il acquiert la force nécessaire pour voir le Dieu en lui (δύναμιν ἐν αὑτῷ θεὸν βλέπειν).

    Commence alors une nouvelle étape, extraordinaire par ses conséquences lointaines, et ses implications théologiques, mais associant aussi, si j’ose dire, la neurologie et la théurgie…

    Lorsque nous nous représentons en nous la vision du Dieu, nous nous représentons aussi nous-mêmes, à travers une image de nous-mêmes singulièrement « embellie » (εἰκόνα αὑτοῦ καλλωπισθεῖσαν). Mais alors, il faut « quitter cette image si belle qu’elle soit », la laisser derrière soi, afin de nous unir toujours plus profondément à nous-mêmes, de nous unir à « cette unité qui est tout », de nous unir « à ce Dieu présent dans le silence » (μετʹ ἐκείνου τοῦ θεοῦ ἀψοφητὶ παρόντος).

    Arrivé à ce point, il nous faut encore, par un mouvement inverse, nous « dédoubler » (ἐπιστραφείν εἰς δύο)ix. C’est alors que par cet effort volontaire, nous sommes assez « purifiés » (καθαρὸς) pour rester auprès de lui. Il suffit alors de nous tourner à nouveau vers lui.

    Mais pourquoi ce « dédoublement », après avoir connu avec le Dieu l’unité la plus intime qui puisse être ?

    Ce dédoublement est nécessaire, car nous en tirons une leçon fondamentale sur la nature de la conscience confrontée au Dieu.

    « Nous commençons à avoir conscience de nous-mêmes, tant que nous sommes différents du Dieu ; puis revenant en nous-mêmes, nous possédons à nouveau le tout indivisible ; laissant la conscience, nous revenons en arrière, parce que nous redoutons d’être différent du Dieu ; nous retournons là-basx où nous sommes un avec lui ; puis, si nous avons le désir de le voir comme on voit une chose différente de soi, nous nous mettons à nouveau en dehors de lui. »xi

    De cela on apprend une chose essentielle. Plus on s’unit avec le Dieu, plus on renonce en quelque sorte à notre conscience propre. On apprend que l’on s’unit d’autant plus avec le Dieu que l’on est capable de se « dédoubler », c’est-à-dire de prendre le risque de se séparer de cette unité avec le Dieu afin de retrouver momentanément sa propre unité, singulière. Ce risque étant pris, on devient assez fort pour revenir en nous-mêmes au point auparavant atteint dans l’union avec le Dieu. Et pour continuer dans la progression contemplative. Rien n’est ici statique. Il y a sans cesse une dynamique extatique, une puissance propre à l’extase, faite d’allers et de retours, d’unions et d’abandons successifs (du Dieu ou de nous-mêmes).

    Il faut être capable de voir le Dieu à la fois en nous et hors de nous. C’est une clé essentielle pour le comprendre, et pour nous comprendre, par la même occasion. Car nous sommes aussi ignorants, en réalité, du Dieu que de nous-mêmes.

    « Il faut donc, d’une part, le comprendre, en insistant sur la trace (τύπῳ) qui reste de lui, le saisir par la raison en le cherchant ; mais, d’autre part, sachant maintenant en quoi nous entrons, assuré que c’est dans une réalité bienheureuse (χρῆμα μακαριστὸν), il faut que nous nous donnions jusque dans notre intimité (εἰς τὸ εἴσω). »xii

    Et que se passe-t-il après ce don total, ce sacrifice intime ? De « voyant », nous nous métamorphosons en « spectacle ».

    « Il nous faut, au lieu d’être un voyant (ὁρῶντος), devenir un spectacle (θέαμα) pour qui nous voit tels que nous sommes venus de là-bas, et il faut l’éclairer des pensées que nous en rapportons. »xiii

    Et que rapporte celui qui revient de « là-bas » ?

    De quelles pensées peut éclairer les autres celui qui a vu, qui a vraiment vu, qui a compris, et qui est devenu lui-même un « spectacle » ?

    Il peut rapporter que voir Dieu comme étant différent de soi, ce n’est pas encore être en Dieu.

    Il peut expliquer que pour être en Dieu, il faut devenir le Dieu. Si nous le voyons comme une chose extérieure à nous-mêmes, il faut renoncer à cette vision, s’en éloigner, à moins que nous ne sachions que nous sommes, en essence, identiques à elle, et qu’elle nous montre ce que nous sommes.

    Il peut témoigner que se manifeste à ce point un phénomène extraordinaire : « il y a alors comme une intelligence et une conscience de nous-mêmes (σύνεσις καὶ συναίσθησις αὑτοῦ), si nous prenons bien garde de ne pas trop nous écarter de lui, sous prétexte d’augmenter cette conscience. »xiv

    Plus on s’approche du Dieu, plus notre intelligence et notre conscience augmentent. Mais plus elles augmentent, moins nous pouvons nous permettre de « trop nous écarter » de lui. Nous pouvons seulement nous en écarter un petit peu, — pour vérifier que nous sommes libres d’aller et de venir, de monter ou de descendre, de nous approcher ou de nous éloigner.

    L’extase, on l’a dit n’est en rien statique. Et le mouvement extatique est d’une nature spéciale. Plus on se déplace « là-bas », plus on comprend, et plus on a conscience.

    On comprend toujours davantage que ce qui se passe « là-bas » ne ressemble en rien à ce qui se passe « ici ». Ici, nous avons une conscience aiguë de nous-mêmes, nous avons une certaine intelligence de nous-mêmes, et nous pensons être unis avec nous-mêmes, parce que nous nous appuyons sur nos sensations, qui viennent confirmer ou infirmer nos pensées.

    En revanche, « là-bas, c’est alors que notre savoir est au plus haut point conforme à l’Intelligence (νοῦς), que nous croyons être dans l’ignorance. »xv

    Heureux ceux qui, « là-bas », se croient dans l’ignorance, alors leur viendra la sagesse.

    __________________

    i« Il [le voyant] annonce qu’il voit un Dieu (Ouranos) qui engendre un fils d’une beauté suprême (Cronos) et qui engendre toutes choses en lui-même (Ouranos) ; il le met au jour sans douleur ; il se complaît en ce qu’il engendre, il aime ses propres enfants, il les garde tous en lui, dans la joie de sa splendeur et de leur splendeur; mais tandis que tous les autres restent auprès de lui, avec leur beauté, et plus beaux encore d’y rester, il est un fils qui, seul entre les autres, se manifeste au dehors (εἰς τὸ ἒξω) (Cronos). D’après ce fils, son dernier né, l’on peut voir, comme d’après une image, la grandeur de son père et de ses frères, restés auprès de leur père. (…) En toutes ses parties il imite son modèle : il possède la vie ; de l’être il a l’image ; et il a une beauté qui lui vient de là-bas ; il en a l’éternité, puisqu’il est son image.» Plotin. Ennéades V, 8, 12. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 150

    ii« Donc le Dieu [Cronos] est enchaîné, de manière à subsister toujours identique : il abandonne à son fils [Zeus] le gouvernement de cet univers ; c’est qu’il n’est pas conforme à son caractère de laisser là la souveraineté intelligible pour en rechercher une autre de date plus récente et au-dessous de lui, lui qui a plénitude de beauté ; quittant donc ce souci, il fixe son propre père [Ouranos] en ses limites, en s’étendant jusqu’à lui vers le haut ; et, dans l’autre sens, il fixe aussi ce qui commence après lui, à partir de son fils ; si bien qu’il est entre les deux, se distinguant de l’un grâce à la ‘mutilation’ qui sectionne sa réalité du côté supérieur, retenu de descendre parce qu’il est enchaîné par celui qui vient après lui vers le bas, entre son père, qui lui est supérieur, et son fils, qui lui est inférieur. Et comme son père est encore supérieur à la beauté, il est la beauté première (πρώτως καλός , prôtôs kalos) qui subsiste. L’âme aussi, sans doute, est belle ; mais il est bien plus beau qu’elle ; l’âme est son empreinte (sa trace) (ἴχνος) ; par cette empreinte, elle est naturellement belle, mais plus belle encore, quand elle porte là-bas ses regards. Si, pour parler plus clairement, l’âme de l’univers, qui est Aphrodité même, est belle, quelle beauté a-t-il donc ? Si elle tient sa beauté d’elle-même, combien sera-t-il beau ? Si elle la tient d’un autre, de qui donc a-t-elle acquis cette beauté et l’a-t-elle incorporée à son être ? Pour nous aussi être beau, c’est être à nous-même (τῷ αὑτῶν εἶναι) ; être laid c’est se changer en une nature qui n’est plus la nôtre ; se connaître soi-même, c’est être beau, être laid, c’est ignorer (γινώσκοντες μὲν ἑαυτοὺς καλοί, αἰσχροὶ δὲ ἀγνοοῦντες).» Plotin. Ennéades V, 8, 13. Traduction Émile Bréhier (modifiée). Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 150-151

    iiiPlotin. Ennéades V. Notice du traité VIII. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p.134

    ivPlotin. Ennéades V, 8, 10, 4. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 147

    vPlotin. Ennéades V, 8, 10, 5-13. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 147

    viPlotin. Ennéades V, 8, 10, 34-35. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

    viiPlotin. Ennéades V, 8, 10, 36-37. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

    viiiPlotin. Ennéades V, 8, 10, 37-45. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

    ixPlotin. Ennéades V, 8, 11, 7. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

    xDans notre propre profondeur.

    xiPlotin. Ennéades V, 8, 11, 10-13. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

    xiiPlotin. Ennéades V, 8, 11, 13-17. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 149

    xiiiPlotin. Ennéades V, 8, 11, 17-19. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 149

    xivPlotin. Ennéades V, 8, 11, 23-24. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 149

    xvPlotin. Ennéades V, 8, 11, 32-34. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 149

    La conscience, à l’origine


    ‘Hésiode’

    C’est une idée reçue que les mythologies de la Grèce ou de l’Égypte anciennes fondèrent leurs prémisses en se tournant vers les puissances divines censées être représentées par le ciel, le soleil, les planètes et les constellations. Les premières religions de l’antiquité furent donc qualifiées d’« astrales » par les modernes, pour cette raison.

    Mais il est fort possible que d’autres idées des origines, moins phénoménales, plus fondamentales et beaucoup plus abstraites, aient pu aussi germer dans les consciences premières. La Théogonie d’Hésiode (VIIIe siècle av. J.-C.), sans doute irriguée par de très anciennes intuitions, incite à de telles conjectures.

    Selon la Théogonie tout commence en vérité par Χάος (Chaos), c’est-à-dire l’Abîme, ou le Vide. Puis vinrent Gaïa, la Terre, « assise sûre offerte à tous les vivants »,i et Éros, l’Amour , « le plus beau parmi les Dieux immortels ».ii Éros est « celui qui soumet (δάμναται) l’esprit (νόον) et la volonté sage (ἐπίφρονα βουλήν) dans la poitrine de tous les dieux et de tous les hommes »iii.

    Comment Éros pouvait-il ‘soumettre’ l’esprit de tous les dieux et de tous les hommes, alors qu’ils n’existaient pas encore ? Sans doute parce qu’Éros est, en essence, Esprit, et qu’il contient donc, en puissance, tous les esprits qui sont encore à venir. Il les ‘soumet’ parce qu’il les met par anticipation, en puissance, en lui. C’est là une autre manière de comprendre le mot ‘soumettre’ (δάμνημι). Selon le dictionnaire étymologique de Chantraine, ce verbe a pour sens premier « réduire par la contrainte », d’où « dompter », en parlant d’animaux, de jeunes filles, de peuples que l’on conquiert etc. Homère emploie le terme ἂδμητος (« non-domptée ») pour parler d’une jeune fille non mariée. Amour, Éros, dompte les jeunes filles comme il conquiert les esprits des dieux et des hommes.

    Au commencement donc, il y eut Vide, Terre et Amour.

    Ou, plus philosophiquement, Néant, Matière, et Esprit, — voilà l’intuition première, fondamentale, des origines.

    La Terre, Gaïa, « au large sein » (εὐρύστερνος), venant en second après Chaos, est le fondement et le siège (ἓδος) de toute vie. Elle offre irrésistiblement à notre imagination une figure maternelle, induite par le mot ‘sein’. Mais en grec le mot στερνος, sternos, n’est pas genré, et désigne le sein de l’homme et de la femme. Hésiode n’appelle pas Gaïa « déesse » ou « mère ». Il ne met pas en scène, non plus, de figure divine à l’allure « paternelle » à ses côtés. Le premier qui fut appelé « Dieu » est Amour, bien qu’il vînt le troisième, après Chaos et Gaïa. Et Amour est un principe, une puissance.

    Du Vide (Chaos), naquirent spontanément la Ténèbre (Érèbos, Ἒρεϐός) et la ‘noire Nuit’ (melaina Nyx, μέλαινά Νὺξ). Puis Nuit, « s’unissant d’amour à Ténèbre »,iv conçut et enfanta Éther et Jour.

    Érèbos est un nom masculin, et Nyx un nom féminin. On pourrait gloser qu’Érèbos et Nyx unis en ou par Éros représentent la première triade divine. Par cette triade, par cette union d’amour entre Ténèbre et Nuit, advint le premier coït cosmique, le signal initial donné à la propagation de la création dans le monde.

    Puis Gaïa, spontanément elle aussi, « enfanta un être égal à elle-même, capable de la couvrir tout entière ». Dans la Bible hébraïque, c’est Eve qui naît de la côte d’Adam. Dans la Théogonie, c’est Ouranos, le Ciel, qui naît de Gaïa, la Terre. Ouranos, qualifié d’« étoilé »v, naît pour offrir « aux Dieux bienheureux une assise sûre à jamais. »vi

    C’est donc Gaïa, « l’assise de tous les vivants », qui enfanta « l’assise sûre des Dieux », Ouranos.

    On notera aussi que c’est la seconde fois qu’Hésiode utilise le mot « Dieu », après qu’il a nommé Amour le premier Dieu, et « le plus beau de tous les Dieux ».

    La théogonie continua. Gaïa enfanta encore, seule et « sans l’aide du tendre amour »vii, les Montagnes et les premières déesses, les Nymphes, ainsi que la « Mer inféconde ».

    Puis, pour la première fois, Gaïa se livra aux étreintes d’Ouranos, et elle enfanta une multitude de Dieux, de Titans et de Cyclopes. Son dernier-né fut Cronos, « le Dieu aux pensers fourbes, le plus redoutable de tous ses enfants ».viii En effet, ce dernier-né, Cronos, fut aussi le premier à haïr son père, Ouranos. A vrai dire, c’est Ouranos qui avait commencé, ayant pris ses enfants « en haine depuis le premier jour ». « À peine étaient-ils nés, qu’au lieu de les laisser monter à la lumière, il les cachait tous dans le sein de Terre. »ix Ouranos avait sans doute une vague conscience que, s’ils advenaient au jour, ils représenteraient une menace pour son hégémonie divine, jusqu’alors sans partage. Longtemps, les premiers enfants d’Ouranos et de Gaïa n’eurent pas accès à leur pleine conscience. Ils restaient comme non-nés, celés dans le sein de Gaïa. Seul Cronos prit conscience de la haine d’Ouranos, et plus conscience encore de sa haine propre envers lui.

    Alors qu’Ouranos, relativement inconscient (de ce qui l’attendait), se complaisait dans sa haine et dans son œuvre mauvaise, Gaïa elle aussi prenait de plus en plus conscience du malheur dont les fruits de ses entrailles souffraient, en elle. Ses enfants restaient prisonniers de son sein et ne pouvaient sortir au jour. « L’énorme Terre en ses profondeurs gémissait, étouffant ».x Sa conscience malheureuse en vint à « imaginer une ruse perfide et cruelle ». Elle prémédita soigneusement, consciencieusement, un plan fatal.

    Elle commença par créer l’acier, et fabriqua une serpe. Puis elle réunit ses enfants et leur proposa d’agir. Seul Cronos, dans sa conscience pleine de haine et de fourberie, accepta. Sa mère le plaça en embuscade et lui enseigna le piège qu’elle avait conçu, en toute conscience de ses conséquences.

    « Tout avide d’amour »,xi le grand Ouranos s’approcha de Gaïa, il la « couvrit », et il « s’épandit en tout sens ». Alors, avec la serpe, Cronos coupa brusquement les parties génitales de son père.

    Sans doute, dans sa douleur foudroyante, Ouranos, privé de ses parties intimes, prit alors conscience des privations qu’il avait infligées à ses enfants, et dont, dans son inconscience première, il avait ignoré la puissance dévastatrice, — le manque, l’absence à soi, la perte de soi, la plongée dans l’obscur.

    Il prit conscience, mais trop tard, des privations de conscience subies par ses enfants, et qui avait provoqué leur haine. Il prit aussi conscience de la privation de descendance qu’il avait imposée à Gaïa, et dont celle-ci fit la matière de son ressentiment implacable et l’aiguillon de sa vengeance.

    Le mythe fondateur de la Théogonie offre de nombreuses pistes de recherche. Mais je voudrais ici le lire comme une histoire ramassée de l’émergence de la conscience (divine) à elle-même.

    Au commencement, il y eut Vide, Terre et Amour. Et Terre a enfanté Ciel, pour qu’il puisse la « couvrir », dans les deux sens du terme. Et Terre, unie à Ciel, enfanta Temps, qui châtra Ciel.

    Ces noms (Chaos, Gaïa, Éros, Ouranos, Cronos) sont moins des figures mythiques que des concepts. Ils cèlent une métaphysique en gésine. Une idée fondamentale s’en détache. La divinité forme un ensemble, un plérôme, inconscient, spontané, vivant, libre, mais de plus en plus conscient.

    Dans son unité et dans sa pluralité, elle n’est jamais statique, elle est toujours en devenir.

    Cette idée, pour ancienne qu’elle soit, n’est rien moins qu’évidente. En témoigne un philosophe « moderne », Schelling, particulièrement curieux des leçons de la mythologie, qui a pu écrire:

    « La divinité pure est étrangère à tout devenir ; elle reste ce qu’elle est, en soi. Elle constitue par son être même, par sa nature, une négation de tout être extérieur, cette négation étant, il est vrai, d’abord silencieuse. »xii

    Pourtant, comme la Théogonie offre une vision dynamique des puissances divines en déploiement !

    La divinité qui est qui elle est, qui nie tout ce qu’elle n’est pas, n’est cependant qu’un moment de ce qu’elle est. Il lui reste à devenir ce qu’elle n’est pas encore, et que, sans doute, dans son omniscience toute relative, elle ignore encore, tant sa liberté d’être à venir dépasse sa connaissance momentanée de ce qu’elle est et a été.

    Après le Néant initial, dont on ne peut rien dire sinon qu’il semble vide, le plérôme divin se présente comme un Oui, puis comme un Non, entrant successivement en scène. D’abord Gaïa, qui est un Oui en puissance, puis Éros, qui est un Oui en acte, et puis Ouranos, qui assène un Non répété.

    Ouranos est l’archétype divin de la négation et de l’inconscience, confrontée à Gaïa, l’archétype de l’affirmation et de la conscience.

    Ouranos incarne le Non divin : « En soi, la divinité est toujours le Non à l’adresse de l’être extérieur, mais c’est en se manifestant comme telle qu’elle fait surgir l’être extérieur. (…) Elle est pour cet être extérieur un Non destructeur, une force éternellement en colère qui ne supporte aucun être qui lui soit extérieur. »xiii

    Après le Oui de Gaïa, le Non d’Ouranos. Ce Non, cette colère du Dieu du Ciel, est la divinité tout entière, et exprime son essence même, elle n’en est pas seulement un attribut, un aspect relatif.

    « Cette force de colère n’est pas une propriété de la divinité, pas plus qu’elle n’en est une puissance ou une partie ; elle est toute la divinité pour autant qu’elle existe en soi et constitue l’Être essentiel. Cet être essentiel est une pointe irrésistible, inapprochable, un feu dans lequel aucune vie n’est possible. »xiv

    Mais ce Non de la divinité, pour essentiel qu’il soit, ne peut l’empêcher d’être aussi un Oui, à un autre moment.

    « Elle doit être nécessairement un Non destructeur par rapport à tout être extérieur et elle doit aussi (…) être un éternel Oui, un amour qui fortifie, l’être de tous les êtres. »xv

    La divinité, dans son unité et dans sa dualité, est à la fois une volonté qui veut et une volonté qui ne veut pas. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est une volonté qui ne veut rien, une volonté du vide, du néant. Elle est une volonté double, et même triple.

    En termes mythologiques, Ouranos, qui refuse que ses enfants vivent, est le Non destructeur. Gaïa, qui est le siège, le fondement de tous les êtres vivants, est le Oui. Et Éros, l’Esprit de vie, est lui aussi le Oui.

    La divinité dans son ensemble est un Tout. En tant que plérôme, elle est à la fois le Non et le Oui, et leur union.

    Le Oui, « cet amour n’est pas une propriété, une partie ou un principe de la divinité, il est la divinité même, totale et indivisible. Mais justement parce que la divinité est un Tout indivisible, qu’elle est l’éternel Oui et l’éternel Non, elle n’est ni l’un ni l’autre, mais l’unité des deux. Il ne s’agit pas ici, à proprement parler, d’une trinité de principes distincts, mais Dieu est, et en tant qu’Un, et justement parce qu’il est Un, il est aussi bien le Oui que le Non et l’unité des deux. »xvi

    Dans la présence simultanée, ou alternée, de ce Oui et de ce Non, on peut reconnaître l’action de deux forces fondamentales de l’univers physique et métaphysique, — l’attraction et la répulsion.

    La différence radicale, existentielle, entre ces deux forces de sens contraires, est la condition première de l’apparition de la conscience. La conscience ne se constitue qu’en résistant à la dissolution qui la menace, du fait des mouvements contradictoires qui l’assaillent. Elle s’élève d’autant plus dans l’échelle de la conscience qu’elle réalise sa liberté d’être comme un Oui, ou comme un Non, ou comme quelque unité supérieure des deux.

    En effet, si elle était seulement un Oui, ou un Non, la divinité, ou la conscience, devrait adopter tel ou tel mode d’être, puis l’affirmer absolument ou bien le nier absolument. Mais l’affirmation ou la négation absolues sont en contradiction avec un principe bien supérieur, celui de la liberté absolue, le principe de la volonté absolument libre du divin, — ou de la conscience.

    Il y a, entre la liberté absolue de la divinité et celle de la conscience, une homologie qui vaut la peine qu’on s’y arrête un instant.

    Pourquoi Dieu, sorti de sa nuit éternelle, s’est-il soudain intéressé à l’être, à la création ? Pourquoi a-t-il éprouvé le besoin de se révéler dans sa création ? On ne peut répondre directement à cette question, sinon observer qu’il a créé l’être en toute liberté, et non sous la contrainte de quelque détermination.

    Mais comment a-t-il fait ? Quelle a été la force fondamentale qu’il a mise en œuvre en créant ? Était-ce un Oui ou un Non ? Une puissance centripète d’attraction ou une puissance centrifuge de dissociation, de répulsion? A-t-il attiré l’être à lui, en niant sa potentielle extériorité, sa potentielle différence ? Ou bien a-t-il décidé de reconnaître l’être créé dans son indépendance, en affirmant sa liberté absolue (par rapport à la sienne), et en séparant l’être créé de son essence propre, éternelle?

    Dans les deux cas cités, on peut observer que Dieu ne se manifesterait pas alors tel qu’il est vraiment, à savoir comme étant à la fois un Oui et un Non. Il serait soit l’un, soit l’autre.

    Mais il y a une troisième voie possible d’interprétation, semble-t-il.

    « Il fallait qu’il se révèle comme Celui qui était libre de se révéler et de ne pas se révéler, c’est-à-dire de se révéler comme l’éternelle liberté. Il était donc impossible que Dieu se révélât comme l’éternel Non sans se révéler en même temps comme l’éternel Oui, et vice-versa, et néanmoins il est impossible qu’un seul et même Être soit à la fois Oui et Non. »xvii

    Cette troisième voie n’aboutit-elle pas à une criante contradiction ?

    Cela semble le cas, mais il y a une façon de la résoudre. Il faut concevoir la divinité dans son développement interne. Ce n’est pas un développement dans le temps, mais selon son essence même. Le Non est au Oui ce que la prémisse est à l’inférence logique, ou encore comme ce qui fonde précède ce qui est fondé. Ces moments distincts ne sont pas d’ordre temporel. Ils peuvent, tout en étant différents, séparés, être aussi simultanés. « Le passé ne peut pas exister comme s’il était présent, mais il doit, en tant que passé, coexister avec le présent ; le futur n’est certes pas une existence présente, mais il doit coexister avec le présent en tant que futur, et il est tout à fait absurde de penser à l’être-dans-le-futur et à l’être-dans-le-passé comme à un non-être total. »xviii

    L’idée qu’il existe une forme de coexistence du passé, du présent et du futur a été évoquée plus d’un siècle après Schelling, dans un autre contexte, lors d’un célèbre dialogue entre C.G. Jung et Wolfgang Pauli, qui ont forgé le terme de synchronicité pour la désignerxix.

    La contradiction relevée plus haut ne peut pas être cependant résolue seulement par des mots, comme coexistence ou synchronicité. Elle est en fait si intense qu’elle « brise » l’éternitéxx, et pose à sa place « une suite d’éternités ou d’éons », ce que nous appelons temps. L’Éternité se résout dans le temps, et le temps coexiste avec l’Éternité. Il en fait partie, et il y joue son rôle.

    « Le temps extérieur à l’Éternité n’est autre que le mouvement par lequel l’éternelle nature s’élève de plus en plus vers le suprême pour ensuite redescendre et recommencer son ascension. »xxi

    Le temps est donc ce qui garantit la forme de vie et de progression de la divinité dans son essence même.

    La Théogonie, elle aussi, a mêlé le temps à la divinité, mais d’une manière plus brutale. Cronos (qui est nommément « le Temps »), en coupant les parties intimes d’Ouranos, a lui aussi « brisé » à sa façon la divinité qui a pour nom Ciel, et qui est le siège des Dieux.

    Le Temps a « brisé » le Ciel et l’éternité qu’il représente (la demeure des Dieux).

    Mais l’affaire est loin d’être terminée. Bientôt Cronos, lui aussi, sera « brisé » par un Dieu nouveau, son propre fils, Zeus.

    En deux générations divines, tant l’éternité que le temps auront été « brisés », pour que Zeus, le Dieu « sage » s’impose à son tour.

    Pas mal, pour une divinité supposée éternellement statique.

    ______________

    iHésiode. Théogonie, v. 116-117. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

    iiHésiode. Théogonie, v. 120. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

    iiiHésiode. Théogonie, v. 121-122 (ma traduction).

    ivHésiode. Théogonie, v. 125. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

    vHésiode. Théogonie, v. 126-127. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

    viHésiode. Théogonie, v. 128. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

    viiHésiode. Théogonie, v. 132. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.37

    viiiHésiode. Théogonie, v. 137. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.37

    ixHésiode. Théogonie, v. 157. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.37

    xHésiode. Théogonie, v. 159. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.38

    xiHésiode. Théogonie, v. 177. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.38

    xiiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.132

    xiiiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.133

    xivF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.133-134

    xvF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.133-134

    xviF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.134

    xviiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.135-136

    xviiiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.137

    xixC.G. Jung and Wolfgang Pauli. Atom and Archetype. The Pauli/Jung Letters 1932-1958. Edited by C.A. Meier. Princeton Univerity Press, 2001

    xxF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.137

    xxiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.143

    Sagesse et folie divines


    ‘Euripide’.

    La Pythie ou la Sibylle, les Bacchantes ou les Ménades se livrent entières à la transe, elles sont possédées, elles entrent en communication avec le divin.

    Platon compare « cette puissance divine qui te met en branle » à la « pierre qui a été appelée ‘magnétique’ par Euripide », et il en voit l’effet sur la création artistique. « C’est ainsi que la Muse, par elle-même, fait qu’en certains hommes est la Divinité, et que, par l’intermédiaire de ces êtres en qui réside un Dieu, est suspendue à elle une file d’autres gens qu’habite alors la Divinité. » Il affirme que « tous les poètes épiques, les bons s’entend » et les auteurs lyriques composent leurs poèmes et leurs chants, « non par un effet de l’art, mais bien parce qu’un Dieu est en eux et qu’il les possède. »i C’est précisément parce qu’ils n’ont plus tous leurs esprits qu’ils sont capables de créer.ii « Le poète en effet est chose légère, chose ailée, chose sainte, et il n’est pas encore capable de créer jusqu’à ce qu’il soit devenu l’homme qu’habite un Dieu, qu’il ait perdu la tête, que son propre esprit ne soit plus en lui ! »iii

    De fait, c’est la Divinité elle-même qui parle à travers le poète. « La Divinité, leur ayant ravi l’esprit, emploie ces hommes à son service pour vaticiner et pour être des devins inspirés de Dieu ; afin que nous comprenions bien, nous qui les écoutons, que ce n’est pas eux qui disent ces choses dont la valeur est si grande, eux de qui l’esprit est absent, mais que c’est la Divinité elle-même qui parle, qui par leur entremise nous fait entendre sa voix ! »iv

    Plusieurs mots servaient à désigner les diverses sortes de « possession » que connaissait la Grèce antique, comme entheatho, enthousiastikos, enthousiasmos, entheastikos. Le terme le plus direct est entheos, littéralement « celui en lequel Dieu est ». Le préfixe en– souligne que la divinité habite l’intériorité de l’esprit humain.

    Il est tentant de faire ici un parallèle avec d’autres modes de possession par l’Esprit de Dieu, décrits dans la Bible hébraïque. Par exemple, l’Esprit d’Elohim, רוּחַ-אֱלֹהִים, rûaelohim, vient non pas « en » mais « sur Saül », עַל-שָׁאוּל,al Chaoul, pour l’enflammer, le brûler de colère et le pousser à la victoire sur les Ammonitesv.

    Isaïe, parlant du Messie à venir, le rejeton de la souche de Jessé, emploie l’expression רוּחַ יְהוָה rûayhwh, l’Esprit de YHVHvi, qui « reposera » non en lui, mais « sur lui » (עָלָיו )vii. L’Esprit de YHVH, « esprit de sagesse et d’intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de science et de crainte de Dieu »,viii semble être d’une nature plus pacifique, plus sage même, que l’Esprit d’Elohim…

    En revanche, juste après la disparition d’Élie (que Dieu fit monter au cielix), ce n’est ni l’Esprit d’Elohim, ni celui de YHVH, mais l’esprit d’Élie qui vient reposer sur Élisée, רוּחַ אֵלִיָּהוּ עַל-אֱלִישָׁע, rûaélihou ‘al-êlicha‘, selon le témoignage des jeunes prophètes qui observent la scène de loinx.

    Contrairement à l’Esprit de YHVH qui est tout « de sagesse et d’intelligence », Dionysos, le Dieu enthéos, le Dieu au dedans, n’est pas un Dieu « sage », il est un μαινόμενος Διόνυσος, un mainomenos Dionysos, un « Dieu fou », un Dionysos agité des transports bachiques : Βάκχος (Bacchos).

    Il y a bien des formes de possession divine. Il est difficile d’être exhaustif. Socrate, par exemple, a déclaré qu’il pouvait soudainement devenir lui-même « possédé par les nymphes », νυμφόληπτος, nympholeptos. « Ce lieu a quelque chose de divin, dit-il à Phèdre, et si les nymphes qui l’habitent me causaient dans la suite de mon discours quelque transport frénétique, il ne faudrait pas t’en étonner. Déjà me voici monté au ton du dithyrambe.»xi

    Le chresmologue Bakis, qui influença le général Epaminondas quant à l’issue de la guerre des Messéniens et des Lacédémoniens, a aussi été qualifié par Pausanias de «fou par les nymphes», μανέντι ἐκ Νυμφῶν.xii

    L’existence d’adjectifs comme nympholeptos, « pris par les nymphes », theoleptos, « pris par un dieu », ou encore phoiboleptos, « pris pas Apollon », semblent indiquer des expériences spécifiques de possession divines.

    Ces « possessions » sont structurellement différentes de l’« extase »xiii. Celle-ci implique, par son étymologie, un changement de lieu, et éventuellement un « égarement ». Pendant l’extase, l’âme et le corps se séparent. L’âme alors peut voyager librement de par le monde, ou vagabonder dans le temps, seule ou en compagnie du Dieu…

    Ainsi, Hérodote raconte qu’Aristée disparut soudain dans la ville de Proconnèse. On le crut mort, mais il fut vu peu après à Cyzique. Il disparut à nouveau, mais, trois cent quarante ans plus tard, il réapparut à Métaponte, accompagnant Apollon sous la forme d’un corbeau.xiv

    Pline reprend brièvement cette anecdote en la qualifiant de « fabuleuse » : « On dit même que l’âme d’Aristée a été vue à Proconnèse, s’envolant de sa bouche, sous la forme d’un corbeau ; récit singulièrement fabuleux. »xv Mais peu avant, il avait assuré qu’Hermotime de Clazomènes quittait son corps pour errer dans des pays lointains, et qu’à son retour elle indiquait des choses qui n’auraient pu être connues que par quelqu’un présent sur les lieuxxvi.

    L’idée de l’errance, du vagabondage de l’âme dans le monde amène à une comparaison avec la course d’Apollon, nommé Liber Pater (« le Père libre ») par les Romains, parce qu’il est « libre et vagabond (vagus)», selon Macrobexvii. Il indique qu’Aristote affirme, dans les Théologumènes, qu’Apollon et Liber Pater sont un seul et même Dieuxviii. Macrobe dit aussi qu’« Orphée appelle le soleil Phanès ἀπὸ τοῦ φῶτος καὶ φανεροῦ, c’est-à-dire lumière et illumination; parce qu’en effet, voyant tout, il est vu partout. Orphée l’appelle encore Dionysos. »xix Il cite des vers d’Orphée qui donne à Apollon l’épithète d’Εὐβουλῆα (« Sage conseiller »):

    « Dios, ayant liquéfié l’Éther, qui était auparavant solide, rendit visible aux dieux le plus beau phénomène qu’on puisse voir. On l’a appelé Phanès Dionysos, Seigneur, Sage Conseiller, éclatant procréateur de soi-même; enfin, les hommes lui donnent des dénominations diverses. Il fut le premier qui se montra avec la lumière; et s’avança sous le nom de Dionysos, pour parcourir le contour sans bornes de l’Olympe. Mais il change ses dénominations et ses formes, selon les époques et les saisons. »xx

    Dieu a beaucoup de noms, mais il est un. Macrobe cite à ce sujet l’oracle de l’Apollon de Claros :

    « Εἷς Ζεὺς, εἷς Ἅιδης, εἷς Ἥλιος, εἷς Διόνυσος. Un Zeus, un Hadès, un Soleil, un Dionysos. »

    Et, toujours selon l’oracle de l’Apollon de Claros, ce Dieu « un » se nomme Ἰαὼ , « Iaô », nom étrangement analogue à celui du Dieu des Hébreux, Yahwé ou Yah. Consulté pour savoir qui était ce Dieu « Iaô », l’oracle répondit :

    « Ιl faut, après avoir été initié dans les mystères, les tenir cachés sans en parler à personne; car l’intelligence (de l’homme) est étroite, sujette à l’erreur, et son esprit est faible. Je déclare que le plus grand de tous les dieux est Iao,  lequel est Aïdès (Hadès), en hiver; au commencement du printemps, Dia (Jupiter); en été, Hélios (le soleil); et en automne, le glorieux Iaô ».

    Dios, Dia, Zeus, Dionysos, Iaô sont le même et unique Dieu. Ce Dieu, par son souffle, son pneuma, anime les vivants, et donne aux humains de participer à son pouvoir créateur.

    Le pneuma porte l’essence de la divinité. Le poète, comme on l’a vu dans l’Ion de Platon, peut créer seulement dans l’« enthousiasme », quand le souffle sacré, hieron pneuma, prend possession de lui.

    Ce souffle est créateur et procréateur. Par le souffle de Zeus, ek epipnoias Zènos, Io conçoit Épaphos. Et c’est encore un souffle «en dieu», un atmon entheon, qui rend la Pythie « grosse » du logos divin.

    Le pneuma est fécond comme le logos spermatikos, la raison spermatique, ou la parole séminale, qui entretient l’existence du monde. « Les mots Dieu, intelligence, destinée, Jupiter et beaucoup d’autres analogues ne désignent qu’un seul et même être. Dieu existe par lui-même d’une existence absolue. Au commencement, il changea en eau toute la substance qui remplissait les airs et de même que dans la génération les germes des êtres sont enveloppés, de même aussi Dieu, qui est la raison séminale du monde (σπερματικὸν λόγον ὄντα τοῦ κόσμου). »xxi

    Mais la possession par le souffle divin ne produit pas les mêmes effets, selon qu’il vient de Zeus, d’Apollon ou de Dionysos, bien que ces noms divers soient ceux du même Dieu un.

    Par exemple Dionysos rend fou ceux qui ne croient pas en lui… Il a rendu délirantes les sœurs de sa mère Sémélé qui n’avaient pas reconnu que Dionysos fut né de Zeusxxii.

    Penthée, fils de la fille de Cadmos, nie lui aussi la divinité de Dionysos. « Il combat ma divinité, m’exclut des libations, et ne mentionne pas mon nom dans les prières. Aussi j’entends prouver ma naissance divine », dit Dionysos.xxiii

    Mais en contrepartie, ce délire inspiré a un pouvoir prophétique. « Sache que Bacchos est devin. La fureur qu’il inspire a comme la démence un pouvoir prophétique. Quand il pénètre en nous de toute sa puissance, il nous pousse, en nous affolant, à dire l’avenir. »xxiv

    Ce pouvoir prophétique habite la conscience, qui s’identifie au Dieu. La Pythie parlait comme si elle était le Dieu lui-même. Mais que devenait alors sa volonté, son intelligence propres ? S’étaient-elles dissoutes dans le divin ? Ou bien l’abolition de la conscience personnelle de la Pythie était-elle nécessaire pour garantir la pureté de la révélation ?

    Selon Pindare, le don de divination donné par Apollon commence par l’écoute intérieure de la voix du Dieu. « Ils arrivèrent à la roche escarpée du mont Grontus. Là il lui dispensa le trésor de la divination, et d’abord lui donna d’entendre cette voix qui ne connaît pas le mensonge ».xxv

    Socrate aussi écoute en lui la voix du Dieu.

    « Au moment de passer l’eau, j’ai senti ce signal divin qui m’est familier, et dont l’apparition m’arrête toujours au moment d’agir. J’ai cru entendre de ce côté une voix qui me défendait de partir avant d’avoir acquitté ma conscience, comme si elle était chargée de quelque impiété. Tel que tu me vois, je suis devin, non pas, il est vrai, fort habile ; je ressemble à ceux dont l’écriture n’est lisible que pour eux-mêmes ; j’en sais assez pour mon usage. Je devine donc, et je vois clairement le tort que j’ai eu. L’âme humaine, mon cher Phèdre, a une puissance prophétique. »xxvi

    De fait, dit-il, « les plus grands biens nous arrivent par un délire inspiré des dieux », et « le délire qui vient des dieux l’emporte sur la sagesse des hommes »xxvii.

    On pourrait distinguer dans le Phèdre de Platon quatre aspects différents de la possession divine, qui sont comme autant de types différents d’exaltations:

    1- Le délire prophétique dû à Apollon, qui possède entièrement le prophète et le dépossède de lui-même. « C’est dans le délire que la prophétesse de Delphes et les prêtresses de Dodone ont rendu aux citoyens et aux États de la Grèce mille importants services ; de sang-froid elles ont fait fort peu de bien, ou même elles n’en ont point fait du tout. Parler ici de la sibylle et de tous les prophètes qui, remplis d’une inspiration céleste, ont dans beaucoup de rencontres éclairé les hommes sur l’avenir, ce serait passer beaucoup de temps à dire ce que personne n’ignore. »xxviii

    2- Le délire salvifique : « Il est arrivé quelquefois, quand les dieux envoyaient sur certains peuples de grandes maladies ou de grands fléaux en punition d’anciens crimes, qu’un saint délire, s’emparant de quelques mortels, les rendit prophètes et leur fit trouver un remède à ces maux dans des pratiques religieuses ou dans des vœux expiatoires ; il apprit ainsi à se purifier, à se rendre les dieux propices, et délivra des maux présents et à venir ceux qui s’abandonnèrent à ses sublimes inspirations. »xxix

    3- Le ravissement poétique et l’inspiration des Muses : « Une troisième espèce de délire, celui qui est inspiré par les muses, quand il s’empare d’une âme simple et vierge, qu’il la transporte, et l’excite à chanter des hymnes ou d’autres poèmes et à embellir des charmes de la poésie les nombreux hauts faits des anciens héros, contribue puissamment à l’instruction des races futures. »xxx

    4- Le délire d’amour ou la vision d’Éros, menant à la contemplation philosophique. La Raison a pleine conscience d’elle-même. Elle s’unit à la pensée divine sans s’absorber en elle. « C’est ici qu’en voulait venir tout ce discours sur la quatrième espèce de délire. L’homme, en apercevant la beauté sur la terre, se ressouvient de la beauté véritable, prend des ailes et brûle de s’envoler vers elle ; mais dans son impuissance il lève, comme l’oiseau, ses yeux vers le ciel ; et négligeant les affaires d’ici-bas, il passe pour un insensé. Eh bien, de tous les genres de délire, celui-là est, selon moi, le meilleur, soit dans ses causes, soit dans ses effets, pour celui qui le possède et pour celui à qui il se communique ; or, celui qui ressent ce délire et se passionne pour le beau, celui-là est désigné sous le nom d’amant. En effet nous avons dit que toute âme humaine doit avoir contemplé les essences, puisque sans cette condition aucune âme ne peut passer dans le corps d’un homme. »xxxi

    De ce véritable amour, la récompense finale est encore à venir, après la mort.

    « Si donc, la partie la plus noble de l’intelligence remporte une si belle victoire, et les guide vers la sagesse et la philosophie, les deux amants passent dans le bonheur et l’union des âmes la vie de ce monde, maîtres d’eux-mêmes ; réglés dans leurs mœurs, parce qu’ils ont asservi ce qui portait le vice dans leur âme et affranchi ce qui y respirait la vertu. Après la fin de la vie ils reprennent leurs ailes et s’élèvent avec légèreté, vainqueurs dans l’un des trois combats que nous pouvons appeler véritablement olympiques ; et c’est un si grand bien, que ni la sagesse humaine ni le délire divin ne sauraient en procurer un plus grand à l’homme. »xxxii

    Si ni la sagesse humaine ni le délire divin ne sont le plus grand bien, peut-être alors celui-ci se trouve-t-il dans la sagesse divine ?

    « La vérité est qu’Apollon seul est sage, et qu’il a voulu dire seulement, par son oracle, que toute la sagesse humaine n’est pas grand-chose, ou même qu’elle n’est rien. »xxxiii

    Si seul Apollon est sage, tous les autres sont fous.

    Cadmos : « Serons-nous seuls dans Thèbes à danser pour Bacchos ?

    Tirésias : « Oui, car nous sommes seuls à être gens sensés. Tous les autres sont fous. »xxxiv

    Fous les mortels qui méprisent les Dieux.

    Cadmos : « Je ne suis pas de ces mortels qui méprisent les dieux.

    Tirésias : « Devant la leur, qu’est donc notre sagesse ? Les traditions héritées de nos pères, vieilles comme le monde, aucun raisonnement ne les renversera, quelques découvertes que fassent les plus profonds esprits. »xxxv

    Fous les rois et les tyrans.

    Penthée, qui veut maintenir son ordre, voit un « délire criminel » dans ces « prétendues bacchanales ». Il accuse les femmes qui « courent à l’aventure, dansant pour honorer le nouveau dieu, Dionysos » et qui vont à l’écart « se prêter aux hommes, se prétendant en proie aux transports sacrés des Ménades ».

    Il veut « trancher la tête » de cet « étranger nouveau venu, un charlatan, un enchanteur arrivé de Lydie » qui, « mêlé jour et nuit à ces jeunes femmes », « prétend leur montrer les mystères bachiques. »xxxvi

    Or c’est Penthée qui est fou, il est même totalement dément.

    Tirésias l’interpelle : « Ta démence est la pire de toutes. Nul philtre ne peut te guérir, mais j’en vois un aux sources de ton mal. »xxxvii Et Cadmos d’ajouter : « Ton esprit flotte et ta raison n’est que folie. »xxxviii

    Ce à quoi Penthée réplique, les accusant à son tour de folie : « Retire ta main. Va faire le bacchant sans m’infecter de ta folie ! »xxxix

    Tirésias a alors le dernier mot, avec cette formule définitive : « Malheureux qui ne sais jusqu’où vont tes paroles : après avoir déraisonné, te voilà frénétique ! »xl

    Ni la folie divine, ni la sagesse humaine ne semblent pouvoir apporter à l’homme le bien suprême.

    Qui le peut alors ?

    Si l’on en croit Socrate, c’est celui qui a su se vaincre lui-même, et qui, accompagné de la personne qu’il aime, a pu s’envoler après la mort, dans toute la légèreté des possibles, dans l’immensité des mondes à venir.

    ____________________

    iPlaton, Ion, 533 e (Traduction Léon Robin)

    ii« De même que ceux qui sont en proie au délire des Corybantes ne se livrent pas à leurs danses quand ils ont leurs esprits, de même aussi les auteurs de chants lyriques n’ont pas leurs esprits quand ils composent ces chants magnifiques ; tout au contraire, aussi souvent qu’ils se sont embarqués dans l’harmonie et dans le rythme, alors les saisit le transport bachique, et, possédés, ils ressemblent aux Bacchantes qui puisent aux fleuves le miel et le lait quand elles sont en état de possession, mais non pas quand elles ont leurs esprits. » Platon, Ion, 533 e -534 a (Traduction Léon Robin)

    iiiPlaton, Ion, 534 b (Traduction Léon Robin)

    ivPlaton, Ion, 534 c-d (Traduction Léon Robin)

    vI Samuel, 11, 6

    vi Le Second Isaïe (Is. 61,1) emploie quant à lui l’expression de רוּחַ אֲדֹנָי יְהוִה, rûaadonaï yhwh, l’Esprit du Seigneur YHVH.

    viiIs. 11,2

    viiiIs. 11,2

    ix2 Rois 2,1

    x2 Rois 2,15

    xiPlaton, Phèdre, 238c-d. « Τῷ ὄντι γὰρ θεῖος ἔοικεν ὁ τόπος εἶναι, ὥστε ἐὰν ἄρα πολλάκις νυμφόληπτος προϊόντος τοῦ λόγου γένωμαι, μὴ θαυμάσῃς· τὰ νῦν γὰρ οὐκέτι πόρρω διθυράμβων φθέγγομαι. »

    xiiPausanias IV, 27,4

    xiii Le mot grec ἒκστασις , ekstasis, signifie « égarement de l’esprit », avec, de par son étymologie, l’idée d’un changement de place (ek-stasis), d’une sortie de son lieu naturel. L’adjectif ἐκστατικός, ekstatikos  a deux sens, transitif et intransitif : « 1. Transitif. Qui fait changer de place, qui dérange ; qui fait sortir de soi, qui égare l’esprit. 2. Intrans. Qui est hors de soi, qui a l’esprit égaré. »

    xivHérodote IV, 14-15 : « Aristée était d’une des meilleures familles de son pays ; on raconte qu’il mourut à Proconnèse, dans la boutique d’un foulon, où il était entré par hasard ; que le foulon, ayant fermé sa boutique, alla sur-le-champ avertir les parents du mort ; que ce bruit s’étant bientôt répandu par toute la ville, un Cyzicénien, qui venait d’Artacé, contesta cette nouvelle, et assura qu’il avait rencontré Aristée allant à Cyzique, et qu’il lui avait parlé ; que, pendant qu’il le soutenait fortement, les parents du mort se rendirent à la boutique du foulon, avec tout ce qui était nécessaire pour le porter au lieu de la sépulture ; mais que, lorsqu’on eut ouvert la maison, on ne trouva Aristée ni mort ni vif ; que, sept ans après, il reparut à Proconnèse, y fit ce poème épique que les Grecs appellent maintenant Arimaspies, et qu’il disparut pour la seconde fois. Voilà ce que disent d’Aristée les villes de Proconnèse et de Cyzique. (…) Les Métapontins content qu’Aristée leur ayant apparu leur commanda d’ériger un autel à Apollon, et d’élever près de cet autel une statue à laquelle on donnerait le nom d’Aristée de Proconnèse ; qu’il leur dit qu’ils étaient le seul peuple des Italiotes qu’Apollon eût visité ; que lui-même, qui était maintenant Aristée, accompagnait alors le dieu sous la forme d’un corbeau ; et qu’après ce discours il disparut. Les Métapontins ajoutent qu’ayant envoyé à Delphes demander au dieu quel pouvait être ce spectre, la Pythie leur avait ordonné d’exécuter ce qu’il leur avait prescrit, et qu’ils s’en trouveraient mieux ; et que, sur cette réponse, ils s’étaient conformés aux ordres qui leur avaient été donnés. On voit encore maintenant sur la place publique de Métaponte, près de la statue d’Apollon, une autre statue qui porte le nom d’Aristée, et des lauriers qui les environnent. »

    xvPline. Histoire naturelle. VII, 52, 2

    xviPline. Histoire naturelle. VII, 52, 1 : « Telle est la condition des mortels : nous naissons pour ces caprices du sort, et dans l’homme il ne faut pas même croire à la mort. Nous trouvons dans les livres que l’âme d’Hermotime le Clazoménien, quittant son corps, allait errer dans les pays lointains, et qu’elle indiquait des choses qui n’auraient pu être connues que par quelqu’un présent sur les lieux ; pendant ce temps : le corps était à demi mort : mais ses ennemis, qui se nommaient Cantharides, saisissant ce moment pour brûler son corps, enlevèrent, pour ainsi dire, l’étui à l’âme qui revenait. »

    xviiMacrobe, Saturnales, XVIII

    xviiiMacrobe, Saturnales, XVIII

    xixMacrobe, Saturnales, XVIII

    xxMacrobe, Saturnales, XVIII

    xxiDiogène Laërce, VII, 115-136

    xxiiEuripide. Les Bacchantes, v. 26-32.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1216

    xxiiiEuripide. Les Bacchantes, v. 46-48.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1216

    xxivEuripide. Les Bacchantes, v. 298-301.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1225

    xxvPindare, Olympiques VI, 65-66 : θησαυρὸν δίδυμον μαντοσύνας, τόκα μὲν φωνὰν ἀκούειν ψευδέων ἄγνωστον.

    xxviPlaton, Phèdre. 242 b. Traduction Victor Cousin

    xxviiPlaton, Phèdre. 244 d. Traduction Victor Cousin

    xxviiiPlaton, Phèdre. 244 b. Traduction Victor Cousin

    xxixPlaton, Phèdre. 244 d-e. Traduction Victor Cousin

    xxxPlaton, Phèdre. 245 a. Traduction Victor Cousin

    xxxiPlaton, Phèdre. 249 d-e. Traduction Victor Cousin

    xxxiiPlaton, Phèdre. 256 a-b. Traduction Victor Cousin

    xxxiiiPlaton. Apologie de Socrate. 23 a. Traduction Victor Cousin

    xxxivEuripide. Les Bacchantes, v. 195-196.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1222

    xxxvEuripide. Les Bacchantes, v. 199-203.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1222

    xxxviEuripide. Les Bacchantes, v. 233-238.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1223-1224

    xxxviiEuripide. Les Bacchantes, v. 296-298.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1226

    xxxviiiEuripide. Les Bacchantes, v. 332.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1226

    xxxixEuripide. Les Bacchantes, v. 351-352.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1227

    xlEuripide. Les Bacchantes, v. 358-359.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1227