Faire un enfant avec le Divin


« Diotime de Mantinée ».

Un jour, Diotime, une « dorienne », mit publiquement en doute les capacités de Socrate. Elle lui dit ouvertement qu’il ne savait rien des « plus grands mystères », et qu’il était même sans doute incapable de les comprendre… Quoi ? Le célèbre Socrate ! La gloire de la philosophie grecque ! Se faire ainsi tancer par une « étrangère » ? Et sur les questions les plus importantes qui soient ?

Diotime avait commencé sa discussion avec Socrate, en parlant de « l’amour de la renommée »i chez tous ceux qui peuvent y prétendre, et qui s’y complaisent. Diotime avait dit que des poètes, comme Homère et Hésiode, ou des hommes politiques comme Lycurgue, « sauvegarde de la Grèce », avaient recherché « l’immortalité de la gloire », et l’avait à l’évidence obtenue. Mais elle s’interrogeait sur cette soif de gloire, ce désir d’immortalité. « C’est pour que leur mérite ne meure pas, c’est pour un tel glorieux renom, que tous les hommes font tout ce qu’ils font, et cela d’autant plus que meilleurs ils sont. C’est que l’immortalité est l’objet de leur amour ! »ii

Ce grand amour pour l’immortalité, certainement Socrate pouvait le comprendre. On pouvait certainement faire crédit à Socrate, pour tout ce qui concerne l’amour, et ce qui touche à son initiation…

Mais, continua Diotime, au-delà de l’amour, il y a des mystères bien plus élevés encore, et derrière leur voile, il y a une ‘révélation’ supérieure. Cela, Socrate était-il capable de le comprendre ? Rien n’était moins sûr.

« Or, les mystères d’amour, Socrate, ce sont ceux auxquels, sans doute, tu pourrais être toi-même initié. Quant aux derniers mystères et à la révélation, qui, à condition qu’on en suive droitement les degrés, sont le but de ces dernières démarches, je ne sais si tu es capable de les recevoir. Je te les expliquerai néanmoins, dit-elle, pour ce qui est de moi, je ne ménagerai rien de mon zèle ; essaie, toi, de me suivre, si tu en es capable ! »iii.

Diotime maniait l’ironie avec finesse. On entendait les jeunes gens glousser sur les gradins de l’Académie, et l’on voyait les vieux sages figer leur sourire, dans l’attente de la réplique…

Qui ne vint pas.

Qu’on ne s’y méprenne pas ! Socrate n’était pour sa part ni moins doué de finesse, ni moins capable d’une féroce ironie. Sa puissance rhétorique était sans pareille.

Mais en l’occurrence, il se tint coi. Il retenait chaque mot de Diotime, pour se les graver dans la mémoire. C’est ainsi d’ailleurs qu’il les conserva pour la postérité. C’est lui-même qui, plus tard, rapporta fidèlement les paroles de Diotime, qui transmit la leçon qu’il nous est donné aujourd’hui de revivre…

Diotime continuait de parler. Elle s’attaquait sans tergiverser au problème le plus important qui soit, selon elle. Pour atteindre à la « révélation », dit-elle, il faut commencer par dépasser « l’océan immense du beau » et il faut dépasser aussi « l’amour sans bornes pour la sagesse ».

Il s’agit d’aller bien plus haut que la beauté ou la sagesse. Il faut aller aller à ce point extrême où l’on peut enfin « apercevoir une certaine connaissance unique ».

Quelle connaissance ? La connaissance d’une autre beauté, – « cette beauté dont je vais maintenant te parler »iv.

L’ironie de Diotime prit un tour cinglant.

« Efforce-toi, reprit-elle, de me prêter ton attention le plus que tu en seras capable. »v

Qu’est-ce qui, pour Socrate, était donc si difficile à apercevoir, selon Diotime ? Quelle était cette connaissance apparemment hors d’atteinte ? Quelle était cette beauté que Socrate paraissait « incapable » de connaître ?

Cette « beauté dont la nature est merveilleuse », on ne peut l’atteindre que par une « soudaine vision » dit alors Diotime. Comment la décrire plus précisément ? Diotime elle-même avait du mal à l’expliquer. Elle se contentait de formules allusives, ou bien seulement négatives.

C’est, dit-elle, « une beauté dont, premièrement l’existence est éternelle, étrangère à la génération comme à la corruption, à l’accroissement comme au décroissement ; qui, en second lieu, n’est pas belle à ce point de vue et laide à cet autre, pas davantage à tel moment et non à tel autre, ni non plus belle en comparaison avec ceci, laide en comparaison avec cela. »

Ces formules, que l’on pourrait qualifier d’apophatiques, étaient censées exciter l’imagination, mais pour émouvoir un Socrate il en fallait davantage.

Diotime ajouta avec une pointe de grandiloquence: « Cette beauté se montrera en elle-même et par elle-même, éternellement unie à elle-même dans l’unicité de sa nature formelle »vi.

Ah, d’accord. En effet, voilà qui semble prometteur. On vit passer sur le visage de Socrate l’ombre d’un sourire. Mais il ne semblait pas convaincu.

Diotime continua, sans se décourager.

Pour accéder à cette « beauté surnaturelle », il faut « s’élever sans arrêt, comme au moyen d’une échelle ». Il faut monter jusqu’à « cette science sublime, qui n’est science de rien d’autre que de ce beau surnaturel tout seul ». Et, c’est seulement à la fin de cette ascension que l’on peut connaître « l’essence même du beau »vii

Socrate accusa le coup. « L’essence même du beau » ! Diantre !

Donnant à son interlocuteur du « cher Socrate », Diotime poursuivit :

« C’est à ce point de l’existence, mon cher Socrate, dit l’étrangère de Mantinée, que, plus que partout ailleurs, la vie pour un homme vaut d’être vécue, quand il contemple le beau en lui-même ! Qu’il t’arrive un jour de le voir ! »viii

(« Bonne chance à toi Socrate ! Ce n’est pas que j’en doute, semblait-elle penser, mais il est temps, Socrate, que tu te mettes à t’élever si tu veux jamais y parvenir, à ce beau en lui-même, à le voir dans son intégrité, dans sa pureté sans mélange » …)

Il fallait en effet souhaiter à Socrate de réussir dans cette quête-là, d’autant qu’apercevoir le beau en lui-même n’était qu’une première étape. Il fallait ensuite réussir à voir dans ce Beau en lui-même, un autre Beau, plus élevé encore : « le Beau divin dans l’unicité de sa nature formelle »ix .

Et ce n’était pas fini, la quête n’était pas close.

Il ne s’agissait pas simplement de contempler le Beau, que ce soit le Beau en lui-même ou le Beau divin. Il fallait encore s’unir à lui, au sens propre. Il fallait s’unir au Divin pour « enfanter », et pour devenir soi-même immortel…

Diotime conclut alors, – cette fois, sans la moindre trace d’ironie.

La contemplation de la sublime Beauté n’est qu’un prélude. Doit suivre une union avec la Divinité, dont cette sublime Beauté n’est que le voile. Et cette union ne doit pas être stérile. Elle doit viser à enfanter. Enfanter qui ?

Le Divin n’est pas un simulacre, ce n’est pas une vision, une image ou une idée. Le Divin est le « réel authentique ». Il est la Réalité même.

Il s’agit pour qui arrive à ce point de faire un enfant avec la Réalité même.

Il s’agit donc pour Socrate, s’il en est « capable », dit Diotime, de faire réellement un enfant avec la Réalité elle-même…

C’est cela, se rendre immortel, Socrate ! Faire un enfant avec le Divin !x

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iPlaton. Le Banquet. 208 c

iiPlaton. Le Banquet. 208 d,e

iiiPlaton. Le Banquet. 209 e, 210 a

ivPlaton. Le Banquet. 210 d

vPlaton. Le Banquet. 210 e

viPlaton. Le Banquet. 211 a,b

viiPlaton. Le Banquet. 211 c

viiiPlaton. Le Banquet. 211 d

ixPlaton. Le Banquet. 211 e

x« Conçois-tu que ce serait une vie misérable, celle de l’homme dont le regard se porte vers ce but sublime ; qui, au moyen de ce qu’il faut, contemple ce sublime objet et s’unit à lui ? Ne réfléchis-tu pas, ajouta-t-elle, qu’en voyant le beau au moyen de ce par quoi il est visible, c’est là seulement qu’il réussira à enfanter, non pas des simulacres de vertu, car ce n’est pas avec un simulacre qu’il est en contact, mais une vertu authentique, puisque ce contact existe avec le réel authentique ? Or, à qui a enfanté, à qui a nourri une authentique vertu, n’appartient-il pas de devenir cher à la Divinité ? Et n’est-ce à celui-là, plus qu’à personne au monde, qu’il appartient de se rendre immortel ? » Platon. Le Banquet. 212 a

La transe et Platon


« Platon » –

Une première définition philosophique de l’essence de la conscience pourrait mettre l’accent sur sa liberté d’être et de vouloir. La conscience se fonde sur le sentiment de son autonomie intime, singulière. L’exercice de cette autonomie, de cette liberté, lui donne la preuve subjective, immédiate, tangible, de son existence propre, unique. En tant qu’elle exerce librement son vouloir en elle-même, par elle-même et pour elle-même, la conscience a conscience qu’elle existe, et qu’elle vit.

Comme elle existe et vit par elle-même, et pour elle-même, elle prend aussi conscience d’être séparée, subjectivement et objectivement, de tout ce dont elle a conscience. Si la conscience est séparée de ce dont elle a conscience, de tout ce qui constitue le monde dans lequel elle est plongée, et notamment du corps auquel elle est associée, elle peut maintenant être amenée à penser qu’elle est incorporelle, distincte (car séparée) de toute la matière de son expérience.

Une seconde définition de l’essence de la conscience pourrait se fonder sur l’intuition du for intime. La conscience prend paradoxalement d’autant mieux conscience d’elle-même qu’elle mesure la profondeur de son ignorance à propos de sa véritable nature. En se cherchant toujours, elle se sent saisie par l’allant de son mouvement de recherche, et en induit que son essence pourrait être de se chercher toujours plus avant, et plus profondément. N’est-ce pas en se perdant dans sa recherche qu’elle se trouve davantage elle-même ? La conscience de se perdre en se cherchant lui donne une meilleure idée de sa vraie nature (ouverte, et a priori illimitée). Dans cette recherche incessante, il arrive en effet qu’elle se perde, sans le vouloir ou sans le savoir, qu’elle s’égare dans des profondeurs rarement atteintes, et dans lesquelles pourrait sembler même planer l’ombre des dieux. Elle découvre à cette occasion, dans ces abîmes, d’autres liens, d’autres enlacements, qui la relient à d’autres natures, d’autres essences, psychiques ou spirituelles. Dans ces conditions, il lui arrive de penser que « spontanée est l’étreinte multiforme qui l’a suspendue aux dieux ».i Est-elle alors dans l’illusion ou dans la réalité ?

La conscience se constitue progressivement dans la découverte de sa propre singularité, cette unique essence. Elle acquiert un premier aperçu de sa profondeur, qui se révèle toujours plus abyssale. Descartes et sa philosophie du sujet fondée sur le doute, la psychanalyse, la découverte de l’inconscient collectif, ont contribué à la compréhension philosophique et psychologique de l’essence de la conscience. On pourrait dire que, de ce point de vue, la conscience est une invention moderne. D’ailleurs le mot « conscience » est plus moderne que classique. Il ne faisait pas partie du vocabulaire philosophique des Anciensii. Ils employaient plutôt des mots comme « âme » ou « esprit ». Mais l’idée de l’âme telle que définie par Platon ou Aristote, par exemple, ou encore celle d’esprit, telle que comprise par les grandes religions du monde, ne sont pas réellement équivalentes à la notion de conscience telle qu’elle apparaît aujourd’hui. Le sentiment de la liberté de la conscience (et de son autonomie) et la découverte de la puissance psychique du for intime faisaient-ils partie du bagage philosophique et religieux des Anciens? On peut en douter. Tant Platon qu’Aristote ne définissaient par l’âme comme conscience, puisque le mot même de ‘conscience’ n’était pas dans leur vocabulaire.

Mais ils cherchaient à définir l’essence de l’âme, à en mesurer la puissance rationnelle, la faculté de désirer, et ils tentaient d’en percevoir la nature. Dans le mythe d’Eriii, les âmes peuvent choisir librement un « modèle de vie ». Elles sont responsables du sort qu’elles s’allouent à elles-mêmes. Ce choix étant fait, le destin se déroule alors inéluctablement.iv

Mais comment et pourquoi ce choix initial se fait-il ? L’âme a-t-elle toute conscience des implications futures de son choix ? Platon l’affirme. « Même pour celui qui arrive en dernier, il existe une vie satisfaisante plutôt qu’une vie médiocre, pour peu qu’il en fasse le choix de manière réfléchie et qu’il la vive en y mettant tous ses efforts. »v Comment s’assurer que l’âme choisit en toute connaissance de cause, et qu’elle n’est pas aveuglée par son ignorance, ou par ses antécédents ? L’âme peut-elle être pleinement consciente d’elle-même au moment précis où elle doit faire le choix qui déterminera et orientera la nature de sa vie? On pourrait légitimement douter de sa capacité de précognition totale à cet instant crucial. Lorsqu’une âme choisit une ‘vie’, elle sait que le fait de vivre cette vie-là édifiera et modifiera sa conscience, selon des voies qu’elle ignore encore ; elle sait qu’après ce choix initial elle affrontera une grande part d’inconnu. Le choix de la conscience se fonde donc sur une inconscience première, sur une inconnaissance structurelle. Du mythe d’Er, on retiendra qu’en dépit de cette inconscience fondatrice, de ce non-savoir premier, l’âme a entretenu un rapport initial avec le divin, qui lui a donné la liberté du choix. Liberté incomplètement informée, sans doute, mais liberté quand même, et surtout liberté d’essence divine.

D’ailleurs, dans Les Lois, Platon assimile explicitement les âmes à des Divinités : «  Nous affirmerons que ces âmes sont des Divinités. Et peu importe si, immanentes à des corps, elles sont, en leur qualité d’êtres animés, la parure du ciel, ou si les choses procèdent de quelque autre façon. Y a-t-il quelqu’un qui, accordant tout cela, s’obstinerait à ne pas croire que tout est plein de Dieux ? »vi Platon reprend ici la célèbre formule de Thalès (« Tout est plein de Dieux »), qu’il répétera dans l’Épinomis, en y ajoutant l’idée que les Dieux ne négligeront pas les âmes ( – sans doute parce qu’ils partagent avec elles quelque implicite complicité ) : « L’âme est quelque chose de plus ancien, et, à la fois, de plus divin que le corps… Tout est plein de Dieux, et jamais les puissances supérieures, soit manque de mémoire, soit indifférence, ne nous ont négligés !.. »vii

Son élève, Aristote, distinguait quant à lui dans l’âme deux entités, qui portent le même nom : νοῦς (noûs). L’un de ces deux noûs est périssable, et l’autre est immortel et éternel (et donc divin). On peut traduire noûs par « intelligence », «esprit » ou encore « intellect ». En revanche, même dans les traductions savantes, ce mot n’est jamais traduit par « conscience ». Ce terme et cette acception seraient anachroniques dans le contexte de la Grèce de Platon et d’Aristote. Cependant les deux noûs décelés par Aristote portent en eux quelque chose qui relève de la conscience et de sa lumière.

Aristote utilise la métaphore de la lumière à propos de celui des deux noûs qui est immortel, éternel, ‘séparé’ (de la matière) et capable de ‘produire toutes choses’ : « Il y a d’une part le noûs (l’esprit) capable de devenir toutes choses, d’autre part le noûs capable de les produire toutes, semblable à une sorte d’état comme la lumière : d’une certaine manière, en effet, la lumière elle aussi fait passer les couleurs de l’état de puissance à l’acte. Et ce noûs est séparé, sans mélange, et impassible, étant acte par essence. Toujours en effet, l’agent est supérieur au patient et le principe à la matière (…) Il ne faut pas croire que le noûs tantôt pense et tantôt ne pense pas. C’est lorsqu’il a été séparé qu’il est seulement ce qu’il est en propre, et cela seul est immortel et éternel. Mais nous ne nous en souvenons pas, car ce principe est impassible, tandis que le noûs passif est corruptible et que sans lui [le noûs éternel] il n’y a pas de pensée. »viii Un peu avant, Aristote définit l’âme par deux facultés principales, « le mouvement local » et « la pensée, l’intelligence et la sensibilité».ix Faut-il penser que les deux formes de noûs (le noûs périssable et le noûs éternel) possèdent l’un et l’autre pensée, intelligence, sensibilité ainsi que la capacité de mouvement local ? Le noûs périssable dispose de la pensée, de l’intelligence et de la sensibilité en tant qu’elles peuvent devenir toutes choses, c’est-à-dire en tant qu’elles peuvent se les assimiler perceptuellement puis conceptuellement. Par contraste, le noûs éternel utilise la pensée, l’intelligence et la sensibilité en tant que celles-ci peuvent créer toutes choses, – et notamment des choses tout autres.

Le premier des deux noûs est ‘périssable’ et ‘corruptible’, puisqu’il se mêle aux choses de ce monde en devenant semblables à elles. Le deuxième noûs est à l’évidence d’essence divine, puisqu’il est ‘créateur’, ‘séparé’, ‘immortel’ et ‘éternel’.Il est aussi ‘impassible’, pour pouvoir recevoir en lui toutes les formes intelligibles. Aristote appelle le deuxième noûs ‘l’intelligence de l’âme’ (littéralement, le ‘noûs de la psyché’, τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs). Ce noûs-là est « ce par quoi l’âme raisonne et conçoit »x. Le noûs de l’âme est capable de concevoir et de créer toutes choses. Le noûs corporel, périssable, a seulement pour tâche de mettre en acte ce que le noûs de l’âme a conçu, il a pour tâche d’actualiser les choses conçues et de les faire devenir. Les faire devenir quoi ? Ce pour quoi elles sont faites. Il faut que les choses accomplissent la fin pour laquelle elles ont été créées.

C’est là l’occasion de revenir sur le sens profond du mot un peu technique qu’Aristote utilise pour caractériser l’âme: ἐντελεχείᾳ, « entéléchie ». On peut décomposer ce mot en en-télos-ekheia, littéralement : « ce qui possède en soi sa fin ». Seules les âmes possèdent en elles-mêmes leur propre fin. Quant aux choses que l’âme crée, elles n’ont pas de fin en elles-mêmes, elles n’ont de fin que celle que l’âme qui les conçoit a bien voulu leur donner.

La connaissance, l’opinion, le désir sont des attributs du noûs, ils sont ce qui distingue l’âme humaine de l’âme des végétaux ou de l’âme des animaux.xi Pourtant, s’ils n’ont ni connaissances ni opinions, les plantes et les animaux ‘sentent’ et peut-être même ‘désirent’. Ce qui est crucial, c’est que, à la différence des âmes des plantes et des animaux, l’âme humaine est consciente de ses sensations ou de ses désirs. La sensation ou le désir n’est pas de même nature que la conscience de la sensation ou du désir. Pour reprendre le vocabulaire d’Aristote, la conscience relève du noûs, le noûs séparé, immortel et éternel de l’âme.

On l’a dit, ni Platon ni Aristote n’emploient le mot conscience, qui n’existait pas dans leur langue. Mais il y avait une façon d’aborder indirectement ce que la notion de conscience recouvre, sans la nommer comme telle, avec le concept de ‘sens commun’. Le ‘sens commun’ n’est pas un ‘sixième sens’, mais il perçoit le fait que des sensations sont perçues par les organes sensibles. Le ‘sens commun’ est une conscience de l’existence des sensations. Il est cet ‘autre sens’ qui, chez Aristote, ressemble le plus au sens interne de la conscience. « Puisque nous sentons que nous voyons et entendons, il faut que le sujet sente qu’il voit ou bien par la vue, ou bien par un autre sens. »xii

À propos de cette remarque d’Aristote, Jamblique note, dans son Traité de l’âme, que la sensation propre au ‘noûs de l’âme’ porte le même nom que la sensation irrationnelle qui est commune à l’âme et au corps. Il dit que le même mot s’applique à deux phénomènes complètement différents, et qu’il ne faut pas les confondre. Simplicius a lui-même commenté ce commentaire de Jamblique, et il en a profité pour offrir une définition de la conscience qui est plus proche de la conception moderne. Il pose que la conscience est « la faculté de se tourner vers soi-même », ce qui implique que la conscience peut aussi se percevoir elle-même. La conscience est consciente d’elle-même, elle se sait consciente.xiii

Lorsque l’âme s’unit au corps, le principe (divin) qui est en elle, et qui porte le nom de noûs, n’en souffre aucune diminution, aucune altération ; il n’y a aucune hybridation intime de sa nature avec la nature corporelle. Elle ne sort pas d’elle-même pour se mêler à la matière comme en une tourbe (qui serait alors sa tombe)… Mais alors comment le corps, qui « participe » de l’âme par cette union, est-il animé par elle, si celle-ci est séparée de lui ? Comment s’effectue la participation de la vie corporelle à la vie de l’âme et réciproquement? Comment l’âme éternelle et immortelle est-elle « accrochée » au corps corruptible et périssable ?

Aristote formule cette question ainsi : « Si l’intelligence (noûs) est simple (aploûs) et impassible (apathès) et si elle n’a rien de commun avec quoi que ce soit, au dire d’Anaxagore, comment pensera-t-elle, si penser, c’est subir une certaine passion ? Car c’est en tant qu’un élément est commun à deux termes que l’un, semble-t-il, agit et que l’autre pâtit. De plus, l’intelligence est-elle elle aussi intelligible ? »

On a déjà vu qu’Aristote a trouvé une solution à ce problème en distinguant deux sortes de noûs dans l’âme.xiv Jamblique commente succinctement la thèse de la simplicité du noûs ainsi : « L’Intelligence (noûs) est l’essence supérieure à l’âme; or Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable. »xv A son tour, Simplicius commente le commentaire de Jamblique : « Le divin Jamblique entend par Intelligence en puissance et Intelligence en acte l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence participée, soit l’Intelligence imparticipable».xvi

Qu’est-ce que le ‘divin Jamblique’ veut dire exactement ? Que sont cette ‘Intelligence participée’ et cette ‘Intelligence imparticipable’ ? Le sens de ces expressions a été expliqué par Proclus, qui y voit une sorte de hiérarchie descendante des niveaux de l’Intelligence: « L’Intelligence a une triple puissance : il y a l’Intelligence imparticipable, distincte de tous les genres particuliers; puis l’Intelligence participable, à laquelle participent les âmes des dieux et qui leur est supérieure ; enfin, l’Intelligence qui habite dans les âmes et leur donne leur perfection. »xvii Malgré l’épithète flatteur (le ‘divin Jamblique’), Simplicius ne soutient pas l’interprétation donnée par celui-ci du passage d’Aristote en question. Il propose sa propre explication, que je résume ici. L’Intelligence des âmes (noûs) est en réalité l’essence (ou l’entité) première, indivisible, et séparée. Elle est la vie suprême. Elle unit intimement la chose pensée, la chose pensante et la pensée. Elle est éternelle, permanente, parfaite. Elle détermine toutes choses et elle en est la cause. Bref, elle est ce qu’il y a de divin en l’âme. L’âme humaine peut s’élever de l’intelligence inférieure qui lui a été attribuée et atteindre à cette Intelligence première (noûs). Ainsi l’on peut dire que l’âme ‘change’ et ‘demeure’ tout à la fois. Elle ‘change’ parce qu’elle peut soit descendre vers les choses du second degré (la matière, les perceptions, les sensations), soit remonter à leur essence pure et séparée. Et elle ‘demeure’ parce qu’elle participe aussi de l’Intelligence (noûs), laquelle ‘demeure’ toujours ce qu’elle est, – ce qui rend possibles les divers états de l’âme humaine.

L’Intelligence première, ‘séparée’ et ‘participée’, représente en fait l’essence supérieure à l’âme. Elle ne considère pas les choses sensibles en tant que sensibles, mais elle contemple les formes des choses sensibles dans leur essence, elle s’élève par elles jusqu’aux formes intelligibles. Ce qu’on appelle la Raison (Logos) est précisément l’Intelligence en acte. C’est elle qui connaît les choses intelligibles, alors que l’Intelligence qui habite en l’âme humaine connaît les choses sensibles d’abord en tant que sensibles.xviii

Tous ces développements et commentaires (qui, j’espère, ne lassent pas trop le lecteur) sont nécessaires parce que le passage d’Aristote dont Simplicius discute longuement le sens est en réalité fort ambigu. Le fait est qu’il a donné lieu à de nombreuses interprétations, dont on trouve la liste chez Jean Philoponxix. Pour résumer les avis des commentateurs, l’opinion de Jamblique parait conforme à celle d’Alexandre d’Aphrodisie, et l’opinion de Simplicius se rapproche de celles de Plotin et de Plutarque d’Athènes… Mais revenons au ‘divin Jamblique’. Il dit que la vie du corps se nourrit de deux apports essentiels, venant de deux directions différentes. D’un côté, la vie corporelle est « enlacée » à la matière, qui la soutient et la supporte. D’un autre côté, il y a aussi un « enlacement » de la vie corporelle avec la vie de l’âme.xx Le mot « enlacement » est la métaphore choisie par Jamblique pour expliquer le paradoxe de l’union de deux essences si différentes, l’une divine, l’autre animale. L’« enlacement » est une sorte d’« embrassade » ou d’« étreinte ». Peut-il y avoir entre l’âme et le corps un tel contact intime, sans altération, un effleurement sans pénétration ?

Toute métaphore nous enferme dans son propre réseau de sens. Pour nous en libérer, il faut peut-être revenir aux théories initiales dont les néo-platoniciens se sont nourris. Dans le Timée, le ‘divin Platon’ décrit trois sortes d’âmes. « Il est en nous trois sortes d’âme, ayant leurs trois demeures distinctes, et chacune se trouve avoir ses mouvements. »xxi

Il y a d’abord l’âme qui est « le principe immortel du vivant mortel ».xxii Il y a ensuite « une autre espèce d’âme qui est mortelle » et qui « porte en elle des passions redoutables et inévitables. »xxiii Elle doit être séparée du principe divin (pour ne pas le souiller), et pour cela elle placée dans la poitrine, donc éloignée de la tête par une « frontière » qui est le cou. Cette âme contient elle-même deux parties, « une naturellement meilleure, une autre pire »,xxivune qui a part au courage et l’autre à l’emportement. Cette âme est située entre le diaphragme et le cou, et le cœur lui sert de « poste des gardes »xxv pour réguler les passions et les emportements. Enfin, il y a l’âme appétitive, « qui a l’appétit du manger, du boire et de toutes ces choses dont la nature du corps lui fait éprouver le besoin ».xxvi Elle est établie entre le diaphragme et le nombril, et elle y est « attachée comme une bête sauvage »xxvii.

Cette âme ne pourra jamais entendre raison. Cependant, comme ceux qui ont composé l’homme se souvenaient que « le Père leur avait recommandé de faire l’espèce humaine aussi parfaite que possible »xxviii, ils voulurent « redresser même le côté faible en nous, pour qu’il pût effleurer quelque peu la vérité ».xxix Ils installèrent donc dans le foie l’organe de la divination,xxx comme une sorte de compensation.

La divination relève de l’« enthousiasme », ἐνθουσιασμός (enthousiasmós), mot qui signifiait à l’origine inspiration par le divin ou possession par la présence du Dieu. C’est le propre de la transe de permettre l’accès à ces états spéciaux de l’esprit, qu’aujourd’hui encore, on tente de mettre en évidence avec l’aide des neurosciences et de leurs techniques d’imagerie.xxxi

Platon parle de l’état de ‘transe’xxxii, mais il distingue nettement la transe proprement dite du retour ultérieur à la raison, qui permettra l’analyse (rationnelle) de cette expérience de la transe et des visions associées. C’est à cette nécessaire analyse, à cette interprétation « en pleine raison », qu’il donne la primauté. « Nul homme, dans son bon sens, n’atteint à une divination inspirée et véridique, mais il faut que l’activité de son jugement soit entravée par le sommeil ou la maladie, ou déviée par quelque espèce d’enthousiasme. Au contraire, c’est à l’homme en pleine raison de rassembler dans son esprit, après se les être rappelées, les paroles prononcées dans le rêve ou dans la veille par la puissance divinatoire qui remplit d’enthousiasme, ainsi que les visions qu’elle a fait voir ; de les discuter toutes par le raisonnement pour en dégager ce qu’elles peuvent signifier, et pour qui, dans l’avenir, le passé ou le présent, de mauvais ou de bon. Quant à celui qui a été à l’état de ‘transe’ et qui y demeure encore, ce n’est pas son rôle de juger de ce qui lui est apparu ou a été proféré par lui ; mais il dit bien, le vieux dicton : ‘faire ce qui est de lui, et soi-même se connaître, au bien sensé seul il convient’.»xxxiii

Celui qui est en transe n’est pas en mesure de juger de ce qui lui apparaît. Il faut avoir sa pleine raison, être ‘bien sensé’, pour se connaître soi-même et faire ce qu’il revient de faire. Il y a là un indice précieux sur les capacités de l’homme à communiquer, en un sens, avec le divin. La transe fait partie des plus grands dons divins. « C’est un fait que, des biens qui nous échoient, les plus grands sont ceux qui nous viennent par le moyen d’un délire, dont assurément nous sommes dotés par un don divin. »xxxiv Mais le délire et la transe ne sont de grandes choses que s’ils sont bien d’origine divine.xxxv

L’âme raisonnable est un « daimon », elle est comme un génie protecteur que Dieu donne à chacun. Elle est un principe qui habite en nous, au sommet du corps, et qui nous élève vers le ciel, « car nous sommes une plante non pas terrestre mais céleste. Et nous avons bien raison de le dire : c’est là haut, en effet, d’où est venue notre âme à sa première naissance, que ce principe divin accroche notre tête, qui est comme notre racine, pour dresser tout notre corps »xxxvi.

Plus belle encore que la métaphore de l’« enlacement », il y a celle de la « conversation » que le Soi peut entretenir avec le Soi. « Dans leur unité, [les causes premières] embrassent en elles-mêmes l’ensemble des êtres. Littéralement, le Divin même s’entretient avec lui-même. »xxxvii Le Divin s’entretient avec lui-même, et il convie l’âme à participer à cet échange.

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i« Notre nature a de son fonds la connaissance innée des dieux, supérieure à toute critique et à toute option, et antérieure au raisonnement et à la démonstration. (…) A dire vrai, ce n’est pas même une connaissance que le contact avec la divinité. Car la connaissance est séparée [de son objet] par une sorte d’altérité. Or, antérieurement à celle qui connaît un autre comme étant elle-même autre, spontanée est l’étreinte multiforme qui nous a suspendus aux dieux. (…) car nous sommes plutôt enveloppés de la présence divine ; c’est elle qui fait notre plénitude et nous tenons notre être même de la science des dieux. » Jamblique. Les mystères d’Égypte. I, 3. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.5

iiCicéron a employé le mot conscientia pour définir le sentiment par lequel on juge de la moralité de ses actions. Mais il s’agit là d’un aspect spécifique de la conscience en acte – le sentiment moral, la « bonne ou la mauvaise conscience » –, et non de l’appréhension de la conscience en tant que telle, de son « ipséité », de son caractère absolument unique et singulier.

iiiPlaton, La République, livre X, 614 b – 621 d

iv« Parole de la vierge Lachésis, fille de Nécessité. Âmes éphémères, voici le commencement d’un nouveau cycle qui pour une race mortelle sera porteur de mort. Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort, mais c’est vous qui choisirez un démon. Que le premier à être tiré au sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. De la vertu, personne n’est le maître ; chacun, selon qu’il l’honorera ou la méprisera, en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à celui qui choisit. Le dieu, quant à lui, n’est pas coupable. » Platon, La République, livre X, 617d-e

vPlaton, La République, livre X, 619 b

viPlaton, Lois, X 899 b. Traduit du grec par Léon Robin. Éditions de la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 1026

viiPlaton, Epinomis, 991 d, Traduit du grec par Léon Robin. Éditions de la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 1162

viiiAristote, De l’âme III, 5, 430a

ixAristote, De l’âme III, 3, 427a

x« Il faut donc que le noûs soit impassible, mais qu’il soit capable de recevoir la forme des objets, et qu’il soit, en puissance, tel que la chose, sans être la chose elle-même; en un mot, il faut que ce que la sensibilité est à l’égard des choses sensibles, l’intelligence le soit à l’égard des choses intelligibles. Il est donc nécessaire, puisqu’il pense toutes choses, qu’il soit distinct des choses, ainsi que le dit Anaxagore, afin qu’il les domine, c’est-à-dire afin qu’il les connaisse. Car s’il manifeste sa forme propre auprès d’une forme étrangère, il fait obstacle à celle-ci et l’éclipsera. Aussi n’a-t-il en propre aucune nature si ce n’est d’être en puissance. Ainsi donc, ce qu’on appelle l’intelligence de l’âme (τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs), je veux dire ce par quoi l’âme raisonne et conçoit, n’est en acte aucune des choses du dehors, avant de penser. Voilà aussi pourquoi il est rationnel de croire que l’intelligence (le noûs) ne se mêle pas au corps ; car elle prendrait alors une qualité : elle deviendrait froide ou chaude, ou bien elle aurait quelque organe, comme en a la sensibilité. Mais maintenant elle n’a rien de pareil, et l’on a bien raison de prétendre que l’âme n’est que le lieu des formes ; encore faut-il entendre, non pas l’âme tout entière, mais simplement l’âme intelligente [ou le noûs de l’âme]; et non pas les formes en entéléchie, mais seulement les formes en puissance. » Aristote, De l’âme III, 3, 429a

xiAristote, De l’âme I, 5, 411a-b

xiiAristote, De l’Âme, III, 2, 425b

xiii « L’homme est complet sous le rapport de la sensibilité; cela lui est commun avec beaucoup d’autres animaux. Mais, sentir que nous sentons, c’est le privilège de notre nature : car c’est le propre de la faculté rationnelle de pouvoir se tourner vers soi-même. On voit que la raison s’étend ainsi jusqu’à la sensation, puisque la sensation qui est propre de l’homme se perçoit elle-même. En effet, le principe qui sent se connaît lui-même dans une certaine mesure quand il sait qu’il sent, et, sous ce rapport, il se tourne vers lui-même et s’applique à lui-même… La sensation qui est nôtre est donc rationnelle : car le corps lui-même est organisé rationnellement. Cependant, comme le dit Jamblique, la sensation qui est nôtre porte le même nom que la sensation irrationnelle, sensation qui est tout entière tournée vers le corps, tandis que la première se replie sur elle-même. Sans doute, elle ne se tourne pas vers elle-même comme l’intelligence ou la raison : car elle n’est point capable de connaître son essence ni sa puissance, et elle ne s’éveille pas d’elle-même ; elle connaît seulement son acte et elle sait quand elle agit; or, elle agit quand elle est mise en mouvement par l’objet sensible. » Simplicius. Commentaire sur le Traité de l’Âme, f. 52, éd. d’Alde.

xivAristote, De l’âme III, 5, 430a

xvFragment cité par Simplicius, Comm. sur le Traité de l’Âme, f. 62, éd. d’Alde.

xviSimplicius, ibid., f. 88.

xviiComm. sur l’Alcibiade, t. II, p. 178, éd. Cousin

xviii«Dans notre Commentaire sur le livre XII de la Métaphysique, en suivant les idées exposées sur ce point par Jamblique conformément à la pensée d’Aristote, nous avons longuement expliqué, comme c’en était le lieu, ce qu’est l’Intelligence séparée des âmes ; nous avons fait voir qu’elle est l’essence première et indivisible, la vie parfaite et l’acte suprême; qu’elle offre l’identité de la chose pensée, de la chose pensante et de la pensée; qu’elle possède la perpétuité, la permanence, la perfection ; qu’elle détermine toutes choses et en est la cause. Il nous reste donc maintenant à dire ce qu’est l’Intelligence participée par nos âmes : car il y a une Intelligence particulière participée par chaque âme raisonnable… Aristote parle donc ici de l’âme raisonnable, mais non de l’Intelligence participée par elle au premier degré. On peut, comme nous l’avons dit, s’élever de cette intelligence inférieure [l’âme humaine, raisonnable] à cette Intelligence participée, dont la condition diffère de celle de l’âme : car l’âme, ayant son essence et sa vie déterminées par l’Intelligence participée, change et demeure tout à la fois, descend vers les choses du second degré et remonte à l’essence pure et séparée de la matière, tandis que l’Intelligence participée, demeurant toujours ce qu’elle est, détermine les divers états de l’âme; c’est ainsi que la puissance de la Nature, qui détermine les choses engendrées, peut, tout en restant indivisible et en demeurant ce qu’elle est, déterminer les choses divisibles et changeantes. ‘Mais, dit-il [dit Jamblique], l’Intelligence est l’essence supérieure à l’âme; or, Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable.’ Comment admettre cependant qu’Aristote, dans son Traité de l’Âme, ne parle point de la Raison, qui est la plus haute faculté de l’âme ?… Aristote appelle proprement Intelligence la Raison qui appartient à l’âme, parce que la Raison est immédiatement déterminée par l’Intelligence; il la regarde comme une faculté précieuse, parce qu’elle ne considère pas les choses sensibles en tant que sensibles, mais qu’elle contemple, soit les formes des choses sensibles en tant qu’elles peuvent être connues dans leur essence, soit les formes qui subsistent dans l’essence rationnelle, ou bien s’élève par elles aux formes intelligibles. Alors la Raison devient l’Intelligence en acte : car elle connaît les choses intelligibles et non les choses sensibles en tant que sensibles, telles que les perçoit la sensation ; dans ce dernier cas, elle est seulement l’Intelligence en puissance… Considérons maintenant comment nous pourrons concilier notre opinion avec celle du divin Jamblique, qui par Intelligence en puissance et Intelligence en acte entend l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence qui détermine l’âme [l’Intelligence participée], soit l’Intelligence imparticipable, tandis que nous croyons que, dans la pensée d’Aristote, l’Intelligence en puissance et l’Intelligence en acte appartiennent à l’essence de l’âme, comme nous l’avons longuement expliqué ci-dessus en nous servant des termes mêmes d’Aristote. Nous ne voudrions pas contredire Jamblique : nous tâcherons donc de concilier, autant que nous le pourrons, son opinion avec la nôtre, etc. » Comm. du Traité de l’Âme, f. 61, 62, 88, éd. d’Alde.

xixComm. sur le Traité de l’Âme, III, s 50

xx« Lorsqu’enfin [l’âme] est arrivée dans le corps, ni elle-même ne pâtit, ni les concepts qu’elle donne au corps ; car ceux-ci également sont des formes simples et, d’une même espèce, n’admettant aucun trouble, aucune sortie d’elles-mêmes. (…) Ce qui participe de l’âme pâtit et n’a pas d’une façon absolue la vie et l’être, mais est enlacé à l’indéfini et à l’altérité de la matière… » Jamblique. Les mystères d’Égypte. I, 10. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.25

xxiTimée 89 e

xxiiTimée 42 e

xxiiiTimée 69 c

xxivTimée 69 e

xxvTimée 70 b

xxviTimée 70 d

xxviiTimée 70 e

xxviiiTimée 71 d

xxixTimée 71 d

xxxTimée 71 e

xxxiCf. les travaux de Steven Laureys au Coma Science Group du Centre Giga Consciousness (CHU et Université de Liège).

xxxiiLe mot ‘transe’ est utilisée par Léon Robin dans sa traduction. L’original grec emploie une périphrase : τοῦ δὲ μανέντος ἔτι τε ἐν τούτῳ μένοντος , « celui qui a été à l’état de ‘transe’ et qui y demeure encore » (Timée 72 a).

xxxiiiTimée 71e-72a

xxxivPhèdre 244 a

xxxv« Le délire est une belle chose toutes les fois qu’il est l’effet d’une dispensation divine. » Phèdre 244 c

xxxviTimée 90 a

xxxviiJamblique. Les mystères d’Égypte. I, 15. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.33

Le malheur de la Sibylle


« La Sibylle de Delphes par Michel-Ange ».

Il n’y avait pas de « prophètes », dans la Grèce archaïque et classique, du moins si l’on prend ce terme dans le sens singulier des nebîîm d’Israël. En revanche, on y trouvait une profusion de devins, de mages, de bacchantes, de pythies, de sibylles, et plus largement, une multitude d’enthousiastes et d’initiés aux Mystèresi… Auguste Bouché-Leclercq, auteur d’une Histoire de la divination dans l’antiquité, insiste sur l’unité sous-jacente des sensibilités qui s’exprimaient à travers ces diverses dénominations : « L’effervescence mystique qui, avec des éléments empruntés au culte des Nymphes, à la religion de Dionysos et à celle d’Apollon, avait créé l’enthousiasme prophétique, se propagea en tous sens : elle fit naître, partout où se rencontraient les cultes générateurs de l’intuition divinatoire, le désir d’inscrire dans les traditions locales, aussi loin que possible dans le passé et à l’abri de tout contrôle, des souvenirs analogues à ceux dont se paraît l’oracle de Pytho. Nous pouvons donc considérer ces trois instruments de la parole révélée, pythies, chresmologues et sibylles, comme créés en même temps et issus du même mouvement religieux. »ii

Cependant, il convient d’apprécier les différences notables qui s’observaient entre ces « trois instruments de la parole révélée ». Par exemple, contrairement à la Pythie de Delphes, les sibylles n’étaient pas liées à un sanctuaire particulier ou une population spécifique. C’étaient des errantes, des individualistes, des femmes libres. Le caractère qui définissait le mieux la sibylle par comparaison avec les prêtresses régulières, attitrées, c’était son tempérament « sombre, mélancolique, car dépossédée de sa nature humaine et féminine, alors qu’elle est possédée par le Dieu. »iii L’état de possession divine semblait faire constamment partie de sa nature, alors que la Pythie était visitée seulement de temps en temps par l’inspiration.

Héraclite fut le premier auteur classique à évoquer la Sibylle et les Bacchanales. Il a laissé quelques fragments nettement hostiles aux orgies dionysiaques. Il condamne l’exaltation et l’exultation de la démesure, parce que, en tant que philosophe de la balance des contraires, il sait qu’elles multiplient les effets délétères, et qu’elles entraînent à la fin la destruction et la mort. Cependant, deux de ses fragments exsudent une curieuse ambiguïté, une sorte de sympathie cachée, latente, pour la figure de la Sibylle. « La Sibylle, ni souriante, ni fardée, ni parfumée, de sa bouche délirante, se faisant entendre, franchit mille ans par sa voix, grâce au dieu ».iv La Sibylle ne sourit pas car elle subit sans cesse l’emprise du Dieu. Cette « possession » lui est un fardeau insupportable. Sa conscience intime est écrasée par la présence divine. Instrument totalement passif du Dieu qui la contrôle et la domine, elle n’a ni l’envie ni même la force de se farder ou de se parfumer. Par contraste, les prêtresses des temples et des sanctuaires officiels, tout à leur rôle et leur rang social, s’obligeaient à un effort de représentation et de mise en scène.

La Sibylle appartient toute au Dieu, même si elle s’en défend. Elle lui est livrée, dans la transe, corps et âme. Elle a rompu tout lien avec le monde, sinon celui de délivrer publiquement la parole divine. C’est parce qu’elle s’est abandonnée tout entière à l’esprit divin, que celui-ci peut commander à sa voix, à sa langue, et lui faire prononcer l’inouï, dire l’imprévisible, explorer les profondeurs du lointain avenir. Dans le temps d’un oracle, la Sibylle peut franchir en esprit une durée de mille ans, par la grâce du Dieu. Se révèle en elle toute la puissance divine, présente ou à venir. On sait, ou on pressent, que ses paroles se révéleront bien plus sages dans leur folle apparence que toutes les sagesses humaines, quoique peut-être seulement dans un lointain avenir.

La Pythie de Delphes était vouée à Apollon. Mais la Sibylle, dans sa farouche indépendance, n’a pas d’allégeance divine exclusive. Elle peut être en contact avec d’autres dieux, Dionysos, Hadès, ou Zeus lui-même. Selon Pausaniasv, la sibylle Hérophile prophétisait aux Delphiens pour leur révéler la « pensée de Zeus » sans se préoccuper d’Apollon, pourtant dieu tutélaire de Delphes, envers qui elle gardait une vieille rancune.

En réalité, on savait déjà que ces noms divers du Dieu recouvraient le même mystère. Dionysos, Hadès ou Zeus sont « le même », car tout ce qui est divin est « le même ». « Si ce n’était pas pour Dionysos qu’ils font la procession et chantent l’hymne aux parties honteuses, ils feraient les choses les plus éhontées. Mais c’est le même que Hadès et Dionysos, celui pour qui ils délirent et mènent la bacchanale. »vi

Héraclite sait et affirme que Hadès et Dionysos sont « le même » Dieu, parce que, dans leur convergence profonde, et malgré leur opposition apparente (Hadès, dieu de la mort, Dionysos, dieu de la vie), apparaissent leur unité intrinsèque et leur essence commune, et surgit leur véritable transcendance. Ceux qui vivent seulement dans l’enthousiasme dionysiaque, dans les bacchanales sanglantes, sont voués inéluctablement à la mort. En revanche, celui qui sait dominer et chevaucher l’extase, peut aller bien au-delà de la perte de la conscience de soi. Il peut dépasser même la conscience initiée des mystes, accéder à un niveau transcendant de la révélation, et enfin surpasser le Mystère.

Les bacchanales dionysiaques, enthousiastes et extatiques, ne se concluaient pas sans la mort des victimes, déchirées, dépecées, dévorées. Héraclite reconnaît en ‘Dionysos-Hadès’ une essence double, deux « contraires » qui sont aussi « le même », ce qui permet de dépasser la mort par une extase véritable, non pas corporelle ou sensuelle, mais intuitive et spirituelle. Héraclite refuse les excès de l’extase dionysiaque et la mort qui leur met fin. Il est fasciné par la Sibylle, car elle seule, singulièrement seule, se tient vivante et extatique au carrefour de la vie et de la mort.

Dans son vivant éveil, la Sibylle voit la mort toujours à l’œuvre : « Mort est tout ce que nous voyons, éveillés… »vii Faite sibylle par le Dieu, et possédée par lui contre sa volonté, elle est en quelque sorte morte à elle-même et à sa féminité. Elle se laisse passivement « prendre » par le Dieu, elle s’abandonne, pour laisser vivre en elle la vie du Dieu. Vivante dans le Dieu en mourant à soi, elle meurt aussi de cette vie divine, en donnant vie à ses paroles. Héraclite semble s’inspirer de la Sibylle dans ce fragment : « Immortels, mortels, mortels, immortels ; vivant de ceux-là la mort, mourant de ceux-là la vie. »viii Considérant sa position unique, intermédiaire, entre le vivant et la mort, entre le divin et l’humain, l’on a pu dire que le type sibyllin était « l’une des créations les plus originales et les plus nobles du sentiment religieux en Grèce. »ix Dans la Grèce antique, la Sibylle a certainement représenté un nouvel état de la conscience, qu’il importe de mettre en lumière.

Isidore de Séville rapporte que, selon les auteurs les mieux informés, il y eut historiquement dix sibylles. La première apparut en Perse, ou en Chaldéex, la seconde en Libye, la troisième à Delphes, la quatrième était Cimmérienne d’Italie. La cinquième, « la plus noble et la plus honorée de toutes », était Érythréenne et se nommait Hérophile, et elle serait en fait d’origine babylonienne. La sixième habitait l’île de Samos, la septième la ville de Cumes en Campanie. La huitième venait de la plaine de Troie et rayonnait sur l’Hellespont, la neuvième était Phrygienne et la dixième Tiburtine [c’est-à-dire opérant à Tivoli, l’ancien nom de Tibur, dans la province de Rome].xi Isidore précise aussi que, dans le dialecte éolien, Dieu se disait Σιός (Sios) et le mot βουλή signifiait ‘esprit’. Il en déduit que sibylle, en grec Σιϐυλλα, serait le nom grec d’une fonction, et non un nom propre, et équivaudrait à Διὸς βουλή ou θεοϐουλή («l’esprit de Dieu »). Cette étymologie était d’ailleurs aussi adoptée par plusieurs Anciens (Varron, Lactance,…). Mais ce n’était pas l’opinion de tous. Pausanias, notant que la prophétesse Hérophile, citée par Plutarquexii, et, on vient de le voir, par Isidore, était appelée ‘Sibylle’ par les Libyensxiii, laisse entendre que Σιϐυλλα, Sibylle, serait la métathèse ou l’anagramme de Λίϐυσσα, Libyssa, « la Libyenne », ce qui serait une indication de l’origine libyenne du mot sibylle. Ce nom se trouva ensuite altéré en Élyssa, qui devint le nom propre de la sibylle libyennexiv. Il y eut dans le passé bien d’autres étymologies encore, plus ou moins farfelues ou controuvées, qui préféraient se tourner vers des racines sémitiques, hébraïques ou arabes, sans emporter la conviction. Pour résumer, le problème de l’étymologie de sibylle est « pour le moment un problème désespéré »xv. L’histoire du nom de la sibylle, comme la variété des lieux de sa présence tout autour de la Méditerranée et dans le Moyen Orient témoigne de sa prégnance sur les esprits ; et de la force de sa personnalité.

Mais qui était-elle vraiment ?

La Sibylle était d’abord une voix de femme en transe, voix qui semblait émaner d’un être abstrait, invisible, paraissant d’origine divine. Des témoins à l’affût mettaient par écrit tout ce qui sortait de cette ‘bouche délirante’. Des recueils d’oracles sibyllins furent produits, en dehors de toute intervention sacerdotale, ou d’intérêts établis, politiques ou religieux, du moins à l’origine du phénomène sibyllin. Beaucoup plus tard, il sera ensuite, du fait même de son succès pluriséculaire, mis au service d’intérêts spécifiques ou apologétiquesxvi.

En essence, la Sibylle manifestait un pur esprit prophétique, faisant contraste avec les techniques de divination convenues et réglées, émanant de corporations sacerdotales dûment encadrées par les puissances du moment. Elle mettait en évidence l’antagonisme structurel entre une libre inspiration, exprimant sans médiation et sans apprêt les paroles du Dieu même, et les pratiques divinatoires, déductives, d’oracles cléricaux, tirant avantage des privilèges des prêtres attachés aux Temples. La mantique sibylline pouvait aussi s’interpréter comme une réaction contre le monopole du clergé apollinien, les privilèges lucratifs des devins professionnels, et la concurrence des autres « chresmologues », qu’ils soient dionysiaques ou orphiques.

L’hostilité latente entre la Sibylle et Apollon s’expliquait par le constant effort des sibylles pour enlever aux prêtres apolliniens le monopole de la divination intuitive et cérémonielle et lui substituer les témoignages d’une révélation directe.

Mais il y a une autre lecture, plus fondamentale, et plus psychologique. La Sibylle est une nymphe asservie, soumise au Dieu. Elle est, au sens propre, « possédée » dans son intelligence par Apollon, elle en est « furieuse » mais son cœur, lui, n’est pas prisxvii. La Sibylle est dominée, dans sa transe, par ce que j’appellerais sa « conscience malheureuse ». On sait que Hegel définit la conscience malheureuse comme une conscience qui est en même temps « unique, indivise » et « double »xviii.

La Sibylle est « malheureuse » parce qu’elle est consciente qu’une autre conscience que la sienne est présente en elle, en l’occurrence celle du Dieu. Fait aggravant, c’est un Dieu qu’elle n’aime pas, et qui a pris l’entière possession de sa conscience. Et sa conscience est aussi consciente qu’elle est ces deux consciences à la fois.

Si l’on estime qu’évoquer Hegel est trop anachronique, on peut s’appuyer sur des auteurs du 3e siècle av. J.-C. : Arctinos de Milet, Leschès de Lesbos, Stasinos ou Hégésinos de Chyprexix ont fait de Cassandra le type de sibylle malheureuse, triste, délaissée, et passant pour folle. Cassandra devint le modèle archétypal de la sibylle, à la fois la messagère et la victime d’Apollon. Selon le mythe, Cassandra (ou Alexandra, « celle qui écarte ou repousse les hommes »xx) avait reçu le don de la divination et de la prescience par la grâce d’Apollon, qui, amoureux d’elle, désirait la posséder. Cependant, après avoir accepté ce don, Cassandra ne voulut pas lui donner en retour sa virginité et le « repoussa ». Dépité par ce refus il lui cracha dans la bouche, ce qui la condamna à ne pouvoir s’exprimer de façon intelligible, et à n’être jamais crue. Lycophron, dans son poème Alexandra, présente Cassandra comme « l’interprète de la Sibylle », s’exprimant en « paroles confuses, embrouillées, inintelligibles »xxi. L’expression « l’interprète de la Sibylle » que l’on trouve dans plusieurs traductions françaises est elle-même une interprétation… Dans le texte original de Lycophron, on lit : ἢ Μελαγκραίρας κόπις, soit littéralement « le couteau de sacrifice (κόπις) de Melankraira (Μελαγκραίρα) ». Le couteau de sacrifice, en tant qu’instrument de la divination, peut s’interpréter métonymiquement comme étant de « l’interprétation » du message divin, ou bien comme « l’interprète » elle-même. Quant à Melankraira, c’est l’un des surnoms de la Sibylle. Il signifie littéralement « tête noire ». Ce surnom s’explique sans doute par l’obscurité de ses oracles ou l’inintelligibilité de ses paroles. A. Bouché-Leclercq fait l’hypothèse que Lycophron, en employant ce surnom, s’était souvenu de la doctrine d’Aristote associant la faculté prophétique à la « mélancolie », c’est-à-dire la « bile noire », la melancholikè krasisxxii dont on a déjà parlé du rôle qu’elle joue chez les visionnaires, les prophètes et autres « enthousiastes ».

On pourrait peut-être y voir aussi, avec plus de deux millénaires d’avance, une sorte d’anticipation de l’idée d’inconscient, la « tête noire » pouvant être associée par métonymie à l’idée de pensée « noire », c’est-à-dire de pensée « obscure », relevant de ce fait de la psychologie des profondeurs.

Quoi qu’il en soit, la confusion dans l’expression et l’incapacité à se faire comprendre de Cassandra étaient une conséquence de la vengeance d’Apollon, tout comme sa condamnation à ne pouvoir prédire de l’avenir que seulement le malheur, la mort et la ruine.xxiii

Cassandra, le « couteau » de la Melankraira, chantée par Lycophron (320 av. J.-C. – 280 av. J.-C.) était alors devenue la réincarnation poétique d’un archétype bien plus ancien. Quand le courant religieux de l’orphisme, apparu au 6ᵉ siècle av. J.-C., commença à prendre de l’ampleur au 5ᵉ siècle av. J.-C., les auteurs opposés aux orphiques disaient déjà que la Sibylle était « plus ancienne qu’Orphée » pour réfuter les prétentions de ce dernier.

Il était même possible de faire remonter la Sibylle avant la naissance de Zeus lui-même, et donc avant tous les dieux olympiens… «  La Sibylle fut identifiée avec Amalthéa, une nymphe qui, suivant les traditions crétoises et pélasgiques, avait été la nourrice de Zeus. Le choix d’Amalthéa était des plus heureux, car il donnait à la Sibylle un âge qui dépassait celui des dieux olympiens eux-mêmes, et, d’autre part, ce nom n’empêchait pas de reconnaître l’origine ionienne de la Sibylle, Amalthée se rattachant indirectement, par l’Ida crétois, à l’Ida troyen où habite aussi Rhéa, la mère de Zeus, autrement dit la Kybèle phrygienne ou Grande-Mère hellénisée. »xxiv De cette montée vers les origines, il me paraît essentiel de souligner qu’elle révèle que des Dieux aussi élevés qu’Apollon ou même Zeus, ont eu aussi une mère et une nourrice. Elles furent donc avant eux, et elles leur ont donné la viexxv. La prise de conscience d’une antériorité préexistant au divin (dans son aspect mythique) peut s’interpréter comme une avancée radicale de la conscience, et comme le symptôme d’un dépassement de la pensée mythologique par elle-même, comme un surpassement par la conscience humaine de la pensée sur l’essence des Dieux.

Ce dépassement met en lumière une caractéristique essentielle de la conscience, celle d’être une puissance sibylline, une puissance obscure, ou une puissance de l’Obscur, comme l’indique explicitement le nom Melankraira de la Sibylle. La conscience sibylline découvre qu’elle doit à la fois se confronter à la présence envahissante, dominante, du Dieu, mais aussi à sa propre profondeur, obscure, et à sa noire fureur.

Elle découvre qu’il lui est loisible de se délivrer de la première, pour pouvoir se tourner vers un état supérieur, un état de dépassement, ou de surpassement, qui exige une plus claire conscience de la nature de son obscurité.

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iHéraclite, Fragment 14 : « Errants dans la nuit : mages, bacchants, bacchantes, initiés. Aux choses considérées chez les hommes comme des Mystères, ils sont initiés dans l’impiété. »

iiA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Ed. Ernest Leroux, Paris, 1880, p.142

iiiMarcel Conche, in Héraclite, Fragments, PUF, 1987, p. 154, note 1

ivHéraclite. Fragment 92

vPausanias, X,12,6

viHéraclite. Fragment 15

viiHéraclite. Fragment 21

viiiHéraclite. Fragment 62

ixA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Ed. Ernest Leroux, Paris, 1880, p.133

xIl est à remarquer que trois siècles après Isidore de Séville (~565-636), l’Encyclopédie Souda (Xe siècle), tout en reprenant le reste des informations fournies par Isidore, affirme cependant que la première Sibylle se trouvait chez les Hébreux et qu’elle portait le nom de Sambethe, selon certaines sources: « She is called Hebrew by some, also Persian, and she is called by the proper name Sambethe from the race of the most blessed Noah; she prophesied about those things said with regard to Alexander [sc. the Great] of Macedon; Nikanor, who wrote a Life of Alexander, mentions her;[1] she also prophesied countless things about the lord Christ and his advent. But the other [Sibyls] agree with her, except that there are 24 books of hers, covering every race and region. As for the fact that her verses are unfinished and unmetrical, the fault is not that of the prophetess but of the shorthand-writers, unable to keep up with the rush of her speech or else uneducated and illiterate; for her remembrance of what she had said faded along with the inspiration. And on account of this the verses appear incomplete and the train of thought clumsy — even if this happened by divine management, so that her oracles would not be understood by the unworthy masses.
[Note] that there were Sibyls in different places and times and they numbered ten.[2] First then was the Chaldaean Sibyl, also [known as] Persian, who was called Sambethe by name. Second was the Libyan. Third was the Delphian, the one born in Delphi. Fourth was the Italian, born in Italian Kimmeria. Fifth was the Erythraian, who prophesied about the Trojan war. Sixth was the Samian, whose proper name was Phyto; Eratosthenes wrote about her.[3] Seventh was the Cumaean, also [called] Amalthia and also Hierophile. Eighth was the Hellespontian, born in the village of Marmissos near the town of Gergition — which were once in the territory of the Troad — in the time of Solon and Cyrus. Ninth was the Phrygian. Tenth was the Tiburtine, Abounaia by name. They say that the Cumaean brought nine books of her own oracles to Tarquinus Priscus, then the king of the Romans; and when he did not approve, she burned two books. [Note] that Sibylla is a Roman word, interpreted as « prophetess », or rather « seer »; hence female seers were called by this one name. Sibyls, therefore, as many have written, were born in different times and places and numbered ten. »

xiIsidore de Séville. The Etymologies. VIII,viii. Cambridge University Press, 2006, p. 181

xiiPlutarque. « Pourquoi la Pythie ne rend plus ses oracles en vers ». Œuvres morales. Traduction du grec par Ricard. Tome II , Paris, 1844, p.268

xiiiPausanias, X, 12, 1

xivC’est aussi un autre nom de la reine Didon.

xvA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Editeur Ernest Leroux, Paris, 1880, p.139, Note 1.

xviL’article « sibylle » du Thesaurus de l’Encyclopaedia Universalis (Paris, 1985) indique par exemple, à la page 2048 : « La sibylle juive correspond à la littérature des Oracles sibyllins. Les Juifs hellénistiques, ainsi que les chrétiens, remanièrent les Livres sibyllins existants, puis ils en composèrent eux-mêmes. Dès le ~2ème siècle, les Juifs d’Alexandrie utilisaient le genre sibyllin comme moyen de propagande. On possède douze livres de ces collections d’oracles (…) Le IIIème livre des Oracles sibyllins est le plus important du recueil, dont il est la source et le modèle ; C’est aussi le plus typiquement juif. Pur pastiche homérique, il reflète des traditions, croyances et idées grecques (le mythe des races d’Hésiode) ou orientales (l’antique doctrine babylonienne de l’années cosmique. Malgré ce maque culturel, il demeure une œuvre juive d’apocalypse. Il s’apparente au Livre éthiopien d’Hénoch et au Livre des Jubilés. Le crédo monothéiste d’Israël y fonctionne tout au long. »

xviiPausanias, X,12,2-3 : «  [la sibylle] Hérophile florissait avant le siège de Troie, car elle annonça dans ses oracles qu’Hélène naîtrait et serait élevée à Sparte pour le malheur de l’Asie et de l’Europe, et que Troie serait à cause d’elle prise par les Grecs. Les Déliens rappellent un hymne de cette femme sur Apollon; elle se donne dans ses vers non seulement le nom d’Hérophile, mais encore celui de Diane ; elle se dit dans un endroit l’épouse légitime d’Apollon, dans un autre sa sœur et ensuite sa fille ; elle débite tout cela comme furieuse et possédée du dieu. Elle prétend dans un autre endroit de ses oracles, qu’elle est née d’une mère immortelle, l’une des nymphes du mont Ida, et d’un père mortel. Voici ses expressions : Je suis née d’une race moitié mortelle, moitié divine ; ma mère est immortelle, mon père vivait d’aliments grossiers. Par ma mère je suis originaire du mont Ida, ma patrie est la rouge Marpesse consacrée à la mère des dieux, et arrosée par le fleuve Aïdonéus. »

xviiiLa conscience malheureuse demeure « comme conscience indivisée, unique, et elle est en même temps une conscience doublée ; elle-même est l’acte d’une conscience de soi regardant dans une autre, et elle-même est les deux ; et l’unité des deux est aussi sa propre essence; mais pour soi elle n’est pas encore cette essence même, elle n’est pas encore l’unité des deux consciences de soi . » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.177

xixCités par A. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Éditeur Ernest Leroux, Paris, 1880, p.148

xxLe nom Alexandra (Alex-andra) peut s’interpréter comme signifiant « celle qui repousse ou écarte les hommes » du verbe άλεξω, écarter, repousser, et de ἀνήρ, homme (par opposition à femme). Cf. Paul Wathelet, Les Troyens de l’Iliade. Mythe et Histoire, Paris, les Belles lettres, 1989.

xxi« De l’intérieur de sa prison s’échappait encore un dernier chant de Sirène que, de son cœur gémissant, comme une ménade de Claros, comme l’interprète de la Sibylle, fille de Néso, comme un autre Sphinx elle exhalait en paroles confuses, embrouillées, inintelligibles. Et moi, je suis venu, ô mon roi, te répéter les paroles de la jeune prophétesse. » Lycophron. Alexandra. Traduction par F.D. Dehèque. Ed. A. Durand et F. Klincksieck. Paris, 1853

xxiiRobert Burton, L’Anatomie de la mélancolie, Oxford, 1621 (Titre original : The Anatomy of Melancholy, What it is: With all the Kinds, Causes, Symptomes, Prognostickes, and Several Cures of it. In Three Maine Partitions with their several Sections, Members, and Subsections. Philosophically, Medicinally, Historically, Opened and Cut Up)

xxiii« Chez Cassandra, prototype des sibylles, l’inspiration mantique, tout en dérivant d’Apollon, porte la trace d’une lutte aussi acharnée qu’inégale entre le dieu et son interprète. Il y a plus; non seulement Cassandra était poursuivie par la vengeance d’Apollon, mais elle ne pouvait annoncer que des malheurs. Elle ne voyait dans l’avenir que la ruine de sa patrie, le trépas sanglant des siens et, au bout de son horizon, la conclusion tragique de sa propre destinée. De là le caractère sombre et l’âpre dureté des prophéties sibyllines, qui n’annonçaient guère que des calamités, et qui durent, sans doute, à cet esprit pessimiste la foi dont les honora Héraclite. » A. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Éditeur Ernest Leroux, Paris, 1880, p.149

xxivA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Éditeur Ernest Leroux, Paris, 1880, p.160

xxvZeus est engendré par sa mère et nourri du lait de sa nourrice, ce que l’on peut représenter par ce schéma : (Cybèle) = Rhéa → Zeus ← Sibylle = (Almathéa)

Est-il temps de recommencer le commencement ?…


Imaginons un instant qu’il y ait déjà eu plusieurs « commencements »… et qu’il y en aura bien d’autres à l’avenir, dans le lointain avenir… Combien ? Le nombre des commencements importe peu. L’idée-clé est celle d’un flux sans fin, de jaillissements continus, d’efflorescences illimitées, de créations inépuisables, et de leurs liens réciproques, de leurs connexions cachées, de leurs intrications méta-spatiales et méta-temporelles. Cela ouvrirait la voie vers d’autres interprétations quant à la nature même de la « réalité », l’essence de cet « univers », son sens profond, et cela romprait en quelque sorte avec l’idée « biblique » qu’il n’y a eu qu’un seul « commencement », une source unique de la réalité, une seule flèche du temps, un seul « Big bang », du genre cosmologique ou théologique. Le Big bang que la cosmologie prétend mettre ‘au commencement’ pourrait bien n’être qu’un rideau de théâtre s’ouvrant sur une seule scène, assez étroite d’ailleurs, au fond, mais placée dans la lumière des projecteurs, pendant qu’est plongée au même moment dans l’obscurité une salle de spectateurs silencieux, et que, dans les coulisses, s’agite en silence une troupe d’acteurs encore inoccupés et de machinistes assez affairés, mais eux aussi silencieux, en attendant leur tour d’intervenir.

D’un point de vue strictement logique, on peut penser qu’avant que quelque commencement que ce soit ait eu lieu, voilé ou non, il fallait bien qu’il y eût nécessairement, déjà là, sous une forme ou sous une autre, quelque chose comme de la ‘cause’ et des ‘effets’, de l’acte et de la puissance, et de l’être et du non-être…

Du point de vue anthropologique, les traditions du ‘commencement’ sont nombreuses et variées. Pour simplifier, je ferai ici une revue rapide de trois traditions, la védique, la juive et la chrétienne, citées dans l’ordre de leur arrivée historique sur la scène mondiale, afin de comparer leurs mythes respectifs quant à la nature du ‘commencement’. Ce faisant, ne me quitte pas l’espoir de remonter peut-être au-delà de tous les commencements particuliers que ces traditions invoquent, et au-delà même de l’idée de ‘commencement’.

1. Le Véda précède d’au moins un millénaire l’élaboration de la Genèse de la Bible hébraïque, et d’au moins deux millénaires celle de l’Évangile de Jean. Point notable, le Véda révèle non pas ‘un’ commencement, mais ‘plusieurs’ commencements, opérant à différents niveaux, et mettant en scène divers acteurs. On peut en juger à travers des extraits du Ṛgveda, du Śatapatha brāhmaṇa ou de la Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad.

« Ô Seigneur de la Parole (‘Bṛhaspati’) ! Ce fut là le commencement de la Parole. » (RV X, 71,1)

« Au commencement, cet univers n’était ni Être ni Non-Être. Au commencement, en effet, cet univers existait et n’existait pas : seul l’Esprit était là.

L’Esprit était, pour ainsi dire, ni existant ni non-existant.

L’Esprit, une fois créé, désira se manifester.

Cet Esprit alors créa la Parole. » (SB X 5, 3, 1-2)

« Rien n’existait ici-bas au commencement ; c’était recouvert par la mort (mṛtyu), par la faim, car la faim est la mort. Elle se fit mental [elle se fit ‘pensante’] : ‘Que j’aie une âme (ātman)’. » (BU 1,2,1)

Il me semble frappant que plus de deux millénaires avant l’Évangile de Jean, qui commence par le célèbre « Au commencement était le Verbe (le Logos) », le Véda employait déjà des formules ou des métaphores telles que : le ‘Seigneur de la Parole’ ou ‘le commencement de la Parole’.

En sanskrit, ‘parole’ se dit वाच् Vāc. Dans le Véda on l’appelle parfois, métaphoriquement, ‘la Grande’ (bṛhatī), mais elle reçoit également plusieurs autres métaphores ou noms divins.

Selon le Véda, la ‘Parole’, Vāc, ‘était’ avant toute création, elle pré-existait avant que quelque être vienne à être. La Parole est engendrée par et dans l’Absolu, – elle n’est donc pas ‘créée’.

L’Absolu pour sa part n’a pas de nom. Il ne peut en avoir, parce qu’Il est avant que la Parole soit. On peut aussi comprendre qu’Il n’a pas de nom, parce qu’Il est la Parole même, c’est-à-dire ‘toute la Parole’ – et donc tout ce qui est dicible, et par conséquent, aussi, tout ce qui est indicible. Comment dès lors pourrait-on Le nommer d’un nom, – de quelque nom que ce soit ? Un seul nom ne peut dire toute la Parole, – tout ce qui a été, est et sera Parole.

L’Absolu n’est pas nommé. Mais on peut nommer le Créateur suprême, le Seigneur de toutes les créatures. Ce Seigneur en est l’une des manifestations, – comme la Parole, d’ailleurs, est aussi l’une de ses manifestations.

Le Ṛg Veda donne à ce Seigneur le nom de  प्रजापति Prajāpati, mot-à-mot Seigneur (pati) de la Création (prajā), ou encore le nom de ब्र्हस्पति Bṛhaspati, ce qui signifie ‘Seigneur de la Parolei, ou mot-à-mot Seigneur (pati) de la Grande (bṛhatī )’.

Car Vāc est la ‘grandeur’ de Prajāpati : « Alors Agni se tourna vers Lui, la bouche ouverte ; et Il (Prajāpati) prit peur, et sa propre grandeur se sépara de Lui. Maintenant sa grandeur même c’est sa Parole, et cette grandeur s’est séparée de Lui. »ii

Le mot sanskrit bṛhat, बृहत् signifie ‘grand, élevé ; vaste, abondant ; fort, puissant; principal’. Il a pour racine ब्र्ह bṛha ‘augmenter, grossir; croître, grandir ; devenir fort ; s’étendre’. Les trois mots français ‘brigand’, ‘Brigitte’ et ‘Bourgogne’ viennent aussi de cette racine…

La Bṛhadāraṇyaka-upaniṣad commente à ce sujet : « Il est aussi Bṛhaspati. Bṛhatī [‘la grande’] est en vérité la parole et il en est le seigneur (pati).»iii

La Parole est donc au commencement, dans le Véda, mais elle précède aussi le commencement, et elle le rend possible, – parce qu’elle est intimement liée au Sacrifice (divin).

Le Ṛg Veda explicite le lien entre le Créateur suprême, la Parole, l’Esprit, et le Sacrifice, lien qui se dénoue et se délie ‘au commencement’ :

« Ô Seigneur de la Parole ! Ce fut là le commencement de la Parole,

– quand les Voyants se mirent à nommer chaque chose.

L’excellence, la plus pure, la profondément cachée

dans leurs cœurs, ils l’ont révélée par leur amour.

Les Voyants façonnèrent la Parole par l’Esprit,

la passant au tamis, comme du blé que l’on tamise.

Les amis reconnurent l’amitié qu’ils avaient les uns pour les autres,

et un signe de bon augure scella leur parole.

Par le sacrifice, ils ont suivi la voie de la Parole,

et cette Parole qu’ils ont trouvée en eux, parmi eux,

– ils l’ont proclamée et communiquée à la multitude.

Ensemble, les sept Chanteurs la chantent. »iv

Dans le Śatapatha brāhmaṇa (qui est un commentaire plus savant, et plus tardif), la Parole est présentée comme l’entité divine qui crée le « Souffle de Vie » :

«La Parole, quand elle fut créée, désira se manifester, et devenir plus explicite, plus incarnée. Elle désira un Soi. Elle se concentra avec ferveur. Elle acquit une substance. Ce furent les 36 000 feux de son propre Soi, faits de Parole, et émergeant de la Parole. (…) Avec la Parole ils chantèrent et avec la Parole ils récitèrent. Quel que soit le rite pratiqué au Sacrifice, le rite sacrificiel existe par la Parole seulement, comme émission de voix, comme feux composés de Parole, engendrés par la Parole (…) La Parole créa le Souffle de Vie. »v

Dans la Bṛhadāraṇyaka-upaniṣad, qui est l’une upaniṣad les plus anciennes, est mise en scène la Parole védique, naissant de la mort, ou plutôt de l’âme de la mort (ātman).

Cette Parole est la ‘prière’ ou l’‘hymne’ (ṛc), ou encore la ‘récitation rituelle’ (arc), mot de même racine. Par le jeu des assonances, des homophonies et des métaphores, elle est associée à arca, le ‘feu’ et à ka, l’‘eau’ (éléments essentiels du sacrifice), et aussi à ka, la ‘joie’ qu’il procure.

« Rien n’existait ici-bas au commencement ; c’était recouvert par la mort (mṛtyu), par la faim, car la faim est la mortvi. Elle se fit mental [et pensa] : ‘Que j’aie une âme (ātman) !’. Elle s’engagea dans une récitation rituelle [arc]. Alors qu’elle était dans la récitation rituelle les eaux naquirentvii. [Elle pensa] ‘En vérité, tout en étant engagée dans cette récitation rituelle (arc), l’eau [ou joie] (ka) advint’. C’est le nom et l’être (arkatva) de la récitation rituelle [ou du feu] (arka)viii. L’eau [ou joie] (ka) advient vraiment à celui qui connaît le nom et l’être de la récitation virtuelle [ou du feu]. »ix

2. Environ mille ans plus tard, la tradition hébraïque rapporte une autre histoire de ‘commencement’, celle d’une Unité faisant couple avec une Multiplicité pour initier une ‘création’. (J’entends ici les mots ‘unité’, ‘couple’ et ‘multiplicité’ d’abord dans un sens grammatical, sans préjuger de leur impact en matière théologique).

Le premier verset de la Thora (Gn 1,1) se lit :

בְּרֵאשִׁית, בָּרָא אֱלֹהִים, אֵת הַשָּׁמַיִם, וְאֵת הָאָרֶץ. 

Bé-réchit bara Elohim èt ha-chamaïm v-ét ha-arets.

Habituellement, on traduit ce verset :‘Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre.’

Ce n’est là qu’une traduction possible parmi des dizaines d’autres… J’ai consacré un article de ce blog à la délicate traduction de ce verset initial. Pour faire court, il faut rappeler que, d’un point de vue grammatical, Elohim est un pluriel (‘les Dieux’), de même que ha-chamaïm (les cieux). Le fait que le verbe bara (créa) soit au singulier n’est pas du tout une difficulté, ou une bizarrerie, du point de vue grammatical. Dans la grammaire des langues sémitiques anciennes (dont la grammaire de l’arabe classique témoigne encore aujourd’hui, car elle a conservé, mieux que l’hébreu, ces règles grammaticales) quand des êtres animés non-humains sont au pluriel et sont sujets de verbes, la grammaire met ces verbes à la 3ème personne du singulier. Or elohim est un pluriel d’être animés ‘non-humains’, car ce sont des êtres ‘divins’. Donc ce pluriel doit régir nécessairement les verbes au singulier… Par ailleurs, une autre règle grammaticale des langues sémitiques anciennes stipule que si le verbe est placé au commencement de la phrase, il doit être conjugué au singulier, même si son sujet (placé après le verbe) est au pluriel. Pour ces deux raisons, il est donc parfaitement normal que le verbe ‘il créa’ (bara) doive se mettre ici au singulier, sans nécessairement impliquer par là que son sujet (ici ‘elohim’) doive être lu et compris comme un singulier… Autrement dit, grammaticalement parlant, la formule bara elohim n’est absolument pas une indication que le mot pluriel elohim (littéralement ‘les dieux’) équivaut à l’unicité et à la singularité putatives d’un Dieu unique.

Une autre discussion, fort intéressante, a été menée, pendant des siècles, à propos du sens exact de la particule initiale, , dans l’expression bé-réchit. Cette particule grammaticale a en effet de nombreux sens possibles, dont : ‘avec’, ‘par’, ‘au moyen de’…

Plusieurs interprétations midrachiques, que l’on trouve dans le Béréchit Rabba, proposent de traduire bé-réchit en donnant à la particule – le sens de ‘avec’ ou ‘par’ (plutôt que ‘au’ comme dans ‘au commencement’). On traduit alors: « Avec le commencement,… » ou « Par le commencement,… ». Le « commencement » (réchit) est donc ici assimilé à une aide, un intermédiaire ou un moyen, qui accompagnerait la Divinité dans son action créatrice…

Pour ajouter à la gamme des traductions possibles, je suggère aussi de rendre à réchit son sens originaire (étymologique) de ‘prémisse’ ou de ‘prémices’ (d’une récolte), connotant l’idée de grande valeur, le fait d’être ‘précieux’. Dans le contexte de la Genèse, je propose de comprendre réchit non dans un sens temporel, banal, mais bien dans un sens qualitatif et superlatif. Je suggère donc de traduire réchit par une expression comme ‘le plus précieux’.

Notons, en passant, que ces sens (prémisse, prémices, précieux) rencontrent bien l’idée de ‘sacrifice’ que l’on vient de voir dans le Véda, et que le mot grec arkhé (‘commencement, principe’) de l’Évangile johannique contient, comme on va le voir dans un instant.

Je propose donc ce ‘nuage’ de traductions possibles de Gn 1,1 :

« Par [ou avec] le Plus Précieux, les Dieux [ou Dieu] créèrent [ou créa] etc…»

Notons enfin que, dans ce premier verset de la Bible hébraïque, il n’est pas question de ‘parole’, de ‘parler’, ou de ‘dire’.

Ce n’est qu’au 3ème verset de la Genèse, que Dieu (Elohim) ‘dit’ (yomer) quelque chose…

 וַיֹּאמֶר אֱלֹהִים, יְהִי אוֹר; וַיְהִי-אוֹר

Va-yomer Elohim yéhi ’or vé yéhi ’or.

Elohim dit ‘que la lumière soit’, et la lumière est (et sera).

Puis au 5ème verset, Dieu (Elohim) ‘appelle’ (yqra’), c’est-à-dire ‘nomme’.

וַיִּקְרָא אֱלֹהִים לָאוֹר יוֹם

Va-yqra’ Elohim la-’or yom

Et Elohim appela la lumière ‘jour’

La « parole » proprement dite de Dieu ne viendra que beaucoup plus tard. Le verbe דָּבַר davar ‘parler’ ou le mot דָּבָר davar ‘parole’ (appliqués à YHVH) n’apparaissent que bien après le ‘commencement’:

« Tout ce que YHVH a dit » (Ex 24,7 )

« YHVH a accompli sa parole » (1 Rois 8,20)

« Car YHVH a parlé » (Is 1,2)

3. L’Évangile de Jean introduit ‘au commencement’ l’idée très grecque du logos.

Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος.

‘Au commencement était la Parole, et la Parole était avec le Dieu, et la Parole était Dieu’. (Jn 1,1 dans la traduction de Louis Segond)

‘Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu’. (Traduction de l’Association Épiscopale Liturgique pour les pays Francophones)

Dans la traduction anglaise dite du King James : ‘In the beginning was the Word, and the Word was with God, and the Word was God.’

Vu leur importance, il vaut certainement la peine de creuser un peu le sens des deux mots ἀρχῇ (arkhè) et λόγος (logos).

Ἐν ἀρχῇ. Én arkhè.

Quel est le sens profond de cette expression ? ‘Au commencement’ ? ‘Dans le Principe’ ? Ou autre chose encore ?

Le sens originel du verbe arkho, arkhein, usuel depuis Homère, est ‘marcher le premier, prendre l’initiative de, commencer’. À l’actif, le mot signifie ‘commander’x.Avec le préverbe én-, én-arkhomai signifie ‘commencer le sacrifice’, puis, plus tardivement, ‘exercer une magistrature’. La notion de sacrifice est très présente dans le nuage des sens associés à ce mot. Kat-arkho : ‘commencer un sacrifice’. Pros-arkho, ‘offrir un présent’. Ex-arkho signifie ‘commencer, entonner (un chant)’. Hup-arkho, ‘commencer, être au commencement’, d’où ‘être fondamental, exister’, et enfin ‘être’.

De nombreux composés emploient comme premier terme arkhè, signifiant alors soit ‘qui commence’, soit ‘qui commande’. Le sens le plus ancien est ‘qui prend l’initiative de’. Il y a le sens homérique de arkhékakos, ‘qui est à l’origine des maux’. Arkhos a donné lieu à la formation d’un très grand nombre de composés (plus de 150 ont été relevésxi), dont Chantraine note qu’ils se rapportent tous à la notion de chef, de commandement, et non à celle de commencement.

Le féminin arkhè, qui est le mot employé dans l’Évangile de Jean, peut signifier ‘commencement’, mais les philosophes usent de ce mot pour désigner les ‘principes’, les ‘premiers éléments’ (Anaximandre est le premier à l’utiliser dans ce sens), ou encore pour signifier ‘pouvoir, souveraineté’.

Chantraine conclut que les emplois liés aux notions de ‘prendre l’initiative, commencer’ sont les plus anciens, mais que les emplois qui expriment l’idée de ‘commander’, fort anciens aussi, apparaissent déjà chez Homère. Dans toutes les dérivations et les compositions subséquentes, c’est la notion de ‘commander’ qui domine, y compris dans un sens religieux : ‘faire le premier geste, prendre l’initiative (du sacrifice)’.

On en déduit que l’expression johannique Én arkhè n’a pas pour sens profond, originaire, l’idée d’un ‘commencement absolu’. Elle renvoie plutôt à l’idée d’une initiative sacrificielle (divine) ou d’une inauguration (du ‘sacrifice’ divin), – ce qui présuppose non un commencement absolu, temporel, mais une décision divine, et la pré-existence de tout un arrière-plan nécessaire à la conception et à l’exécution de ce ‘sacrifice’ divin, inaugural.

Le Logos, ὁ λόγος ? Comment traduire ? Verbe ? Parole ? Raison ? ‘Word’ ?

Le mot logos vient de légo, dont le sens originel est ‘rassembler, cueillir, choisir’, du moins dans les emplois qu’en fait Homère dans l’Iliade. Cette valeur est conservée avec les composés à préverbes dia– ou ek– ‘trier, choisir’, épi– ‘choisir, faire attention à, sul– ‘rassembler’. Légo signifie parfois ‘énumérer’ dans l’Odyssée, et ‘débiter des injures’, ou ‘bavarder, discourir’ dans l’Iliade. C’est ainsi qu’est né l’emploi au sens de ‘raconter, dire’, emploi qui entre en concurrence avec d’autres verbes grecs qui ont aussi le sens de ‘dire’ : agoreuo, phèmi. Le mot logos est ancien et se trouve dans l’Iliade et l’Odyssée avec le sens de ‘propos, paroles’, puis en ionique et en attique avec des sens comme ‘récit, compte, considération, explication, raisonnement, raison’, – par opposition à ‘réalité’ (ergon). Le mot a fini par désigner la ‘raison immanente’, et dans la théologie chrétienne, soit la seconde personne de la Trinité, soit Dieu.xii

Habituellement on traduit Jn 1,1 : ‘Au commencement était le Verbe’. Mais si l’on veut rester fidèle au sens le plus originaire porté anciennement par én arkhè et logos, il vaudrait mieux traduire :

‘Au principe [du Sacrifice] il y eut un choix’.

Explication : L’entité divine qui a procédé, ‘au commencement’, n’a pas elle-même commencé à être lors de ce ‘commencement’. Elle était nécessairement déjà là pour initier ce ‘commencement’. Le ‘commencement’ n’est donc que relatif, puisque l’entité divine était et est toujours hors du temps, avant tout temps, et hors de tout commencement.

L’expression ‘én arkhè’ dans Jn 1,1 fait plutôt référence à l’idée et à l’initiative d’un ‘sacrifice primordial’ ou ‘initiatique’ (dont la langue grecque garde la mémoire profonde dans le verbe arkhein employé avec le préverbe én- : én-arkhomai, ‘initier le sacrifice’, composition très proche de la formule johannique én arkhè.

Quant au choix du mot ‘choix’ pour traduire logos, il vient, là encore, de la mémoire longue des mots. Le mot logos n’a signifié ‘parole’ que fort tardivement, et cela en concurrence avec d’autres mots grecs portant le sens de ‘dire’, ou ‘parler’, comme phèmi, ou agoreuo, lié au mot agora (‘place publique’).

En réalité le sens originaire du verbe légo n’est pas ‘parler’ ou ‘dire’, mais tourne autour des idées de ‘rassembler’ et de ‘choisir’, qui sont des opérations mentales préalables à toute parole. L’idée de ‘parole’ n’est au fond que seconde, elle n’intervient qu’après le ‘choix’ fait par l’esprit de ‘rassembler’ [ses idées] et de les ‘distinguer’ ou de les ‘élire’ [pour ensuite les exprimer].

Concluons, provisoirement.

Dans les traditions que nous venons d’évoquer, la Parole n’est pas « au commencement », mais elle est commencement, initiation. Commencement et initiation de quoi ? Elle est commencement, ou initiation du Sacrifice.

La Parole ‘commence’ à révéler, elle ‘initie’, mais elle cache aussi tout ce qu’elle ne révèle pas encore, et notamment toute la profondeur du Sacrifice, celui qui vient d’être fait, et ceux qui restent à faire.

La Parole initiale, la Parole du commencement, est un ‘lieu de rencontre’ entre un peu de clarté, un peu de lumière, de brillance, le monde et toute la Création, dont l’Homme.

Mais le plus important, peut-être, est que cette Parole initiale, initiatrice, fait aussi entendre, par ses silences, et tous ses non-dits, l’immensité de l’obscur, l’in-fini de tous les commencements qui restent à venir.

_____________

iRV X,71

iiSB II, 2,4,4

iiiCf. BU,1,3,30. Cette Upaniṣad explique encore que la Parole s’incarne dans les Védas dans l’ hymne védique (Ṛc), dans la formule du sacrifice (yajus) et dans la mélodie sacrée (sāman). Bṛhatī est aussi le nom donné au vers védique (ṛc) et le nom du brahman (au neutre) est donné à la formule sacrificielle (yajus). Quant à la mélodie (sāman) elle est ‘Souffle-Parole’ : « C’est pourquoi il est aussi Bṛhaspati (Ṛc). Il est aussi Bhrahmaṇaspati. Le brahman est en vérité la parole et il est le seigneur (pati) de la [parole]. C’est pourquoi il est aussi Bhrahmaṇaspati (Yajus). Il est aussi la mélodie (sāman). La mélodie est en vérité la parole : ‘Il est elle, (la parole) et lui, Ama (le souffle). C’est pour le nom et la nature même de la mélodie (sāman). Ou parce qu’il est égal (sama) à un moucheron, égal à un moustique, égal à un éléphant, égal aux trois mondes, égal à ce tout, pour cette raison il est sāman, mélodie. Il obtient l’union avec le sāman , la résidence dans le même monde, celui qui connaît ainsi le sāman. » (BU 1,3,20-22)

ivRV X, 71, 1-3. Ma traduction, à partir de la version anglaise de R. Panikkar, The Vedic Experience. Mantramañjarī. London, 1977 :

O Lord of the Holy Word ! (Bṛhaspati,That was the first

beginning of the Word when the Seers fell to naming each object.

That which was best and purest, deeply hidden

within their hearts, they revealed by the power of their love.

The Seers fashioned the Word by means of their mind,

sifting it as with sieves the corn is sifted.

Thus friends may recognize each other’s friendship.

And auspicious seal upon their word is set.

They followed by sacrifice the path of the Word

and found her entered in among the Seers.

They led her forth and distributed her among many.

In unison the seven Singers chant her.

vSB X 5, 3, 1-5

viAlyette Degrâces commente : « La question de la cause est ici posée. Si rien n’est perçu, rien n’existe. Śaṅkara s’appuie sur les concepts de couvrir et être couvert : ‘Ce qui est couvert par la cause c’est l’effet, or les deux existent avant la création… Mais la cause, en détruisant l’effet précédent, ne se détruit pas elle-même. Et le fait qu’un effet se produit en détruisant un autre ne s’oppose pas au fait que la cause existe avant l’effet qui est produit…La manifestation signifie parvenir au domaine de la perception… Ne pas être perçu ne veut pas dire ne pas exister… Il y a deux formes de recouvrement ou d’occultation par rapport à l’effet… Ce qui est détruit, produit, existant et non-existant dépend du rapport à la manifestation ou à l’occultation… L’effort consiste à ôter ce qui recouvre… La mort est l’embryon d’or dans la condition de l’intelligence, la faim est l’attribut de ce qu’est l’inteligence’. » (BAUB 1.2) Alyette Degrâces. Les upaniṣad. Fayard, 2014, p.222, note n° 974

viiIl importe de noter que « les eaux » font référence aux éléments essentiels du sacrifice védique.

viiiLe mot arka signifie aussi « feu »

ixBU 1,2,1 . Traduction Alyette Degrâces. Les upaniṣad. Fayard, 2014, p.222

xCf. Le Dictionnaire étymologique grec de Chantraine

xiBuck-Petersen, Reverse index 686-687

xiiCf. Lampe, Lexicon, Kittel, Theologisches Wörter.

De la profondeur du Logos


Depuis un million d’années au moins, Homo erectus ou Homo habilis, bien avant Homo sapiens, usaient à leur façon de la ‘parole’, plus moins habilement. Cette ‘parole’ leur était possible, de par leur constitution même. D’un souffle d’air expulsé par des poumons profonds, ils généraient de leur pharynx des fricatives, de leur glotte des gutturales, de leur langue des chuintantes, et par leurs lèvres ils modulaient des sifflantes et des labiales.

Puis la ‘parole’ a gagné en finesse, en puissance. Mais aussi en usages, des plus vains aux plus élevés. Depuis Homo sapiens, dont nous sommes, l’enfant balbutiant, le poète mobile, le sage sûr, le prophète inspiré, ont tous inventé, à leur manière, des sons sincères ou non, et des voix propres.

De tous ces sons incessants, quel sens surgit-il ? Quelle différence entre l’enfant et le sage ? Héraclite, maître en ces matières obscures, grand seigneur de la double entente, porte ce jugement ironique: « L’homme est tenu pour un petit garçon par la divinité, comme l’enfant par l’homme. »i

Ce que l’enfant est à l’homme, l’homme l’est à la divinité. Ce constat d’inégalité n’est cependant pas dissocié d’une sorte de lien analogique. Il y a, latente, cette perspective, naturelle, attendue, d’un passage de l’enfance à l’âge adulte. L’homme peut-il donc espérer grandir en divinité ?

Une autre traduction de ce fragment (D.K. 79), due à Marcel Conche, donne ceci: « Un marmot qui n’a pas la parole ! L’homme s’entend ainsi appeler par l’être divin, comme l’enfant par l’homme. »ii On voit que le mot français parole apparaît curieusement sous la plume de Conche, bien qu’Héraclite, dans le grec original, n’emploie pas le mot logos.

Marcel Conche choisit de rendre par une périphrase un peu bavarde (‘un marmot qui n’a pas la parole’) le seul mot grec νήπιος, employé par Héraclite, et mis sobrement en apposition au mot ‘homme’ (ἀνὴρ).

Quelle est la nuance exacte de ce mot νήπιος, nêpios ? Pour s’en faire une idée, on peut citer les divers emplois du mot par Homère, avec ces sens : ‘enfant en bas âge’, ‘jeune enfant’, mais aussi, dans d’autres circonstances, ‘naïf’, ‘sot’, ‘dénué de raison’iii.

Dans son commentaire, Conche évoque ces diverses acceptions, mais il justifie le rendu de sa traduction, quelque peu périphrastique, assez alambiquée, et donc peu fidèle à la simplicité de l’original, de la manière suivante : « Traduire par ‘enfant dénué de raison’ paraît juste, quoique non suffisamment précis : si νήπιος s’applique à l’enfant ‘en bas âge’, il faut songer au tout petit enfant, qui ne parle pas encore. De là, la traduction par ‘marmot’, qui vient probablement de ‘marmotter’, lequel a pour origine une onomatopée exprimant le murmure, l’absence de parole distincte. »iv

S’ensuit une glose assez raisonneuse de Conche sur le sens supposé du fragment : « Il s’agit de devenir un autre être, qui juge en raison, et non plus comme le veulent l’habitude et la tradition. Cette transformation de l’être se traduit par la capacité de parler un nouveau langage : non plus langage particulier – langage du désir et de la tradition –, mais discours qui développe des raisons renvoyant à d’autres raisons (…) Or, de ce discours logique ou philosophique, de ce logos, les hommes n’ont pas l’intelligence, et, par rapport à l’être démonique – au philosophe –, qui le parle, ils sont comme des marmots n’ayant pas la parole (…) Parler comme ils parlent, c’est parler comme s’ils étaient dénués de raison (de la puissance de dire le vrai). »v

Or il se trouve que dans ce fragment d’Héraclite le mot logos brille par son absence. Malgré tout, Conche n’hésite pas à affirmer à propos de ce fragment : « l’homme n’a pas l’intelligence du logos selon l’être démonique », il en est incapable.

Dans un autre départ, assez net également, d’avec le sens communément reçu pour ce fragment, Marcel Conche considère que le daîmon ou l’être démonique (le δαίμων du fragment d’Héraclite) est en réalité le ‘philosophe’ et non, à proprement parler quelque ‘divinité’. Pour Conche, le daîmon est le philosophe, parce qu’il l’être démonique par excellence, celui qui est en mesure de déterminer justement qu’en effet, « l’homme est incapable du logos ».

Contre Conche, constatons simplement qu’Héraclite n’a absolument pas dit que « l’homme est incapable du logos. »

Le marmot marmotte, l’homme marmonne, certes. Mais, à tout âge, l’homme ‘parle’ aussi, peut-on alléguer. Et, plus fondamentalement, on peut même affirmer que l’homme a, en lui,en essence, le logos.

D’ailleurs, si le mot logos est bien absent du fragment D.K. 79, on le trouve en revanche cité dans dix autres fragments d’Héraclite, avec des sens variés : ‘mot’, ‘parole’, ‘discours’, ‘mesure’, ‘raison’…

Or, je remarque que, parmi ces dix fragments, il y en a cinq dans lesquels le mot logos est employé dans un sens si original, si inattendu, si intraduisible, que la solution courante des traducteurs a consisté précisément à ne pas le traduire…et à le rendre seulement par le mot logos…

Voici ces cinq fragments :

1. « Le Logos, ce qui est, toujours les hommes sont incapables de le comprendre, aussi bien avant de l’entendre qu’après l’avoir entendu pour la première fois, car bien que toutes choses naissent et meurent selon ce Logos-ci, les hommes sont inexpérimentés quand ils s’essaient à des paroles ou à des actes. »vi

2. « Si ce n’est moi, mais le Logos, que vous avez écouté, il est sage de convenir qu’est l’Un-Tout ».vii

3. « A Priène vivait Bias, fils de Teutamès, davantage pourvu de Logos que les autres. »viii

Dans ces trois fragments, le Logos semble doté d’une essence autonome, d’une puissance de croître, et d’une capacité à dire la naissance, la vie, la mort, l’Être, l’Un et le Tout.

Dans les deux fragments suivants, le Logos est intimement associé à la substance de l’âme même.

4. « Il appartient à l’âme un Logos qui s’accroît lui-même. »ix

5. « Limites de l’âme, tu ne saurais les trouver en poursuivant ton chemin, si longue que soit toute la route, tant est profond le Logos qu’elle renferme. »x

Fort bizarrement, Marcel Conche, qui avait ajouté l’idée de parole dans un fragment ne comprenant pas le mot logos, évite d’employer le mot logos, dans sa traduction de ce dernier fragment (D.K. 45), qui le contient pourtant explicitement : « Tu ne trouverais pas les limites de l’âme, même parcourant toutes les routes, tant elle a un discours profond. »xi Conche traduit le mot λόγον par « discours », plutôt que de garder le mot Logos. Pourquoi ?

Il est vrai que dans le contexte du fragment D.K. 45, aucune des acceptions suivantes n’est satisfaisante : cause, raison, essence, fondement, sens, mesure, rapport. Les moins mauvaises des acceptions possibles restent ‘parole’, ou ‘discours’xii. Conche opte pour ce mot, le discours.

Or Héraclite emploie ici une expression extrêmement étrange : βαθὺν λόγον, ‘un logos profond’, – un logos si ‘profond’ qu’on n’en atteint pas les ‘limites’ (πείρατα, peirata).

Qu’est-ce qu’un logos dont on n’atteint jamais ni la profondeur ni la limite ?

Pour sa part, Clémence Ramnoux a décidé ne pas traduire ici le mot logos, et propose même de le mettre entre parenthèses (sic), c’est-à-dire de le considérer comme une interpolation, un ajout tardif ou une glose étrangère: « Tu ne trouverais pas de limite à l’âme, même en voyageant sur toutes les routes, (tant elle a un logos profond). »xiii

Ramnoux commente ainsi sa réticence : « L’expression mise entre parenthèses pourrait avoir été glosée. Si elle a été glosée, elle l’a été par quelqu’un qui connaissait l’expression logos de la psyché. Mais elle ne fournirait pas un témoignage pour sa formation à l’âge d’Héraclite. »xiv

En note, elle présente l’état de la discussion savante à ce sujet :« ‘Tant elle a un logos profond’. Est-ce rajouté de la main de Diogène Laërce (IX,7) ? Argument pour : texte d’Hippolyte référant probablement à celui-ci (V,7) : l’âme est difficile à trouver et difficile à comprendre. Difficile à trouver parce qu’elle n’a pas de frontières. Dans l’esprit d’Hippolyte elle n’est pas spatiale. Difficile à comprendre parce que son logos est trop profond. Argument contre : un texte de Tertullien semble traduire celui-ci : « terminos anime nequaquam invenies omnem vitam ingrediens » (De Anima 2). Il ne comporte pas la phrase du logos. Parmi les modernes, Bywater l’a supprimée – Kranz l’a retenue – Fränkel l’a retenue et interprétée avec le fragment 3. »xv

De son côté, Marcel Conche, dont on a vu qu’il a opté pour la traduction de logos par ‘discours’, se justifie ainsi : « Nous pensons, avec Diano, que logos doit être traduit, ici comme ailleurs, par ‘discours’. L’âme est limitée puisqu’elle est mortelle. Les peirata sont les ‘limites jusqu’où va l’âme’ dit Zeller avec raison. Mais il ajoute : ‘les limites de son être’. »xvi

L’âme serait donc limitée dans son être ? Plutôt que limitée dans son parcours, ou dans son discours? Ou dans son Logos ?

Conche développe : « Si précisément il n’y a pas de telles limites, c’est que l’âme est ‘cette partie infinie de l’être humain’. »

Et il ajoute : «  Snell comprend βαθὺς [bathus] comme la Grenzenlosigkeit, l’infinité de l’âme. On objectera que ce qui est ‘profond’ ce n’est pas l’âme mais le logos (βαθὺν λόγον). (…) En quel sens l’âme est-elle ‘infinie’ ? Son pouvoir est sans limites. Il s’agit du pouvoir de connaissance. Le pouvoir de connaître de la ψυχὴ [psyché] est sans limites en tant qu’elle est capable du logos, du discours vrai. Pourquoi cela ? Le logos ne peut dire la réalité de manière seulement partielle, comme s’il y avait quelque part du réel qui soit hors de la vérité. Son objet est nécessairement la réalité dans son ensemble, le Tout de la réalité. Or le Tout est sans limites, étant tout le réel, et le réel ne pouvant être limité par l’irréel. Par la connaissance, l’âme s’égale au Tout, c’est-à-dire au monde. »xvii

Selon cette interprétation, la réalité est entièrement offerte au pouvoir de la raison, au pouvoir de l’âme. Elle n’a aucun ‘fond’ qui reste potentiellement obscur, pour l’âme.

« La ‘profondeur’ du logos est la vastité, la capacité, par laquelle il s’égale au monde et établit en droit la profondeur (l’immensité) de la réalité. Βαθὺς : le discours s’étend tellement en profondeur vers le haut ou le bas qu’il peut tout accueillir en lui, comme un abîme dans lequel toute la réalité peut trouver place. De quelque côté que l’âme aille sur le chemin de connaissance vers le dedans ou le dehors, le haut ou le bas, elle ne rencontre pas de limite à sa capacité de faire la lumière. Tout est clair en droit. Le rationalisme de Héraclite est un rationalisme absolu. »xviii

Est surtout absolue, ici, l’incapacité à comprendre le logos dans sa profondeur infinie, ou dans son infinité si profonde.

On commence à le voir. Le Logos n’a pas pu être pour Héraclite, ni la raison, ni la mesure, ni le discours.

L’âme (psyché) n’a pas de ‘limites’, parce qu’elle a un ‘logos profond’ (βαθὺν λόγον).

L’âme est illimitée, elle est infinie, parce qu’elle est si vaste, si profonde, si élevée, que le Logos lui-même peut y demeurer toujours, sans y trouver jamais sa fin, – quel que soit le nombre des parcours ou des discours qu’il peut y tenir…

Il n’est donc pas très étonnant que le Logos soit si ‘intraduisible’. Il faudrait en théorie, et en bonne logique, pour le ‘traduire’ fidèlement, une infinie périphrase comportant un nombre infini de mots, faits de lettres elles-mêmes constituées d’une profondeur infinie…

_________

iHéraclite. Fragment D.K. 79. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 164 : ἀνὴρ νήπιος ἤκουσε πρὸς δαίμονος ὅκωσπερ παῖς πρὸς ἀνδρός.

iiFragment D.K. 79. Traduction de Marcel Conche, in Héraclite PUF, 1986, p.77.

iiiCf. Le dictionnaire Bailly

ivMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.77.

vMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.80.

viHéraclite. Fragment D.K. 1. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 145

viiHéraclite. Fragment D.K. 50. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 157

viiiHéraclite. Fragment D.K. 39. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 155

ixHéraclite. Fragment D.K. 115. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 172.

xHéraclite. Fragment D.K. 45. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 156 : ψυχῇ πείρατα ἰὼν οὐκ ἂν ἐξεύροιο, πᾶσαν ἐπιπορευόμενος ὁδόν· οὕτω βαθὺν λόγον ἔχει.

xiMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.357

xiiMarcel Conche, in Héraclite PUF, 1986, p.357.

xiiiClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119

xivClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119

xvClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119, note 1.

xviMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.357.

xviiMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.357-359

xviiiMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.359-360

L’ivresse, l’ivraie – et le levain de la conscience


« Le blé et l’ivraie ».

Le sens du ‘mystère’ a dû apparaître, il y a bien longtemps, chez Homo sapiens, en parallèle avec une forme obscure de conscience du ‘Soi’, – une conscience latente d’une ‘présence’ inconsciente (du soi à soi).

Ces deux phénomènes, l’intuition du mystère et la pré-conscience du soi inconscient, sont sans doute liés ; ils ont ouvert la voie à la venue progressive du Moi au jour, la formation de la conscience subjective, la constitution du sujet.

La croissance de la conscience humaine, au long des millénaires, a pu être particulièrement favorisée chez quelques individus psychiquement pré-disposés, par exemple au cours d’expériences exceptionnelles, aiguës, inouïes, littéralement indicibles, telles que celles éprouvées face à une mort imminente, ou dans le ravissement de la transe.

Ces expériences sortant absolument de toutes normes furent autant d’occasions de révéler inopinément au ‘moi’ certains aspects des profondeurs insondables du Soi.

La répétition de ces expériences et leur assimilation individuelle mais aussi communautaire, par exemple lors de transes collectives, suggère que des états extatiques de conscience ont été partagés, très tôt dans l’histoire humaine, selon des formes socialisées (proto-religions, rites cultuels, cérémonies d’initiation).

Ces expériences, que l’on pourrait qualifier de ‘proto-mystiques’, ont pu être facilitées par des faisceaux de conditions favorables (milieu, environnement, climat, faune, flore). Par effet d’épigenèse, elles ont sans doute eu aussi un impact à long terme sur l’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, du cerveau, produisant un terrain organique et psychique de plus en plus adapté à l’accueil de ces phénomènes, et facilitant une augmentation corrélative des ‘niveaux de conscience’.

Pendant d’innombrables générations, lors de multiples expériences de transe, pouvant initialement être liées à des hasards, à des circonstances accidentelles, et alors fondant comme l’éclair sur des consciences vierges, ou bien spécifiquement désirées, longuement préparées, sciemment provoquées lors de rites cultuels, le terrain mental des cerveaux du genre Homo ne cessa plus de s’ensemencer, de bourgeonner, comme sous l’action d’une levure psychique intimement mêlée à la pâte neuronale.

Ces puissantes expériences mentales ont accéléré l’adaptation neurochimique et neuro-synaptique des cerveaux des hommes du Paléolithique.

Elles leur dévoilèrent, dans une certaine mesure, l’indicibilité du ‘mystère’ immanent, régnant dans les profondeurs de leur propre cerveau.

Le mystère se révéla présent, non seulement dans la conscience humaine à peine sortie de son sommeil, mais aussi tout autour d’elle, dans la Nature, dans le vaste monde, et, au-delà du cosmos même, dans la Nuit originelle, – non seulement dans le Soi, mais aussi en l’Autre.

L’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, fut la condition essentielle d’une transformation mentale, psychique, spirituelle. Accélérée par des boucles de rétroaction de plus en plus complexes, elle impliqua des modifications physiologiques, neurologiques, psychiques, culturelles, génétiques, catalysant l’exploration de voies nouvelles.

On peut postuler l’existence d’un lien immanent, sans cesse évolutif, épigénétique, entre l’évolution de la structure systémique du cerveau (neurones, synapses, neurotransmetteurs, facteurs inhibiteurs et agoniques), et sa capacité croissante à accueillir ces expériences spirituelles que j’appelle ‘proto-mystiques’.

Qu’est-ce qu’une expérience ‘proto-mystique’ ?

Le prototype en est l’expérience chamanique d’une sortie du corps (‘extase’), accompagnée de visions sur-réelles, et d’un développement aigu de la conscience du Soi (‘transe’).

Tel chasseur-cueilleur, vivant dans quelque région d’Eurasie, consomme par hasard tel ou tel champignon, parmi les dizaines d’espèces possédant des propriétés psychotropes. Soudain un ‘grand éclair de conscience’ l’envahit, l’abasourdit et le transporte, le ravit, l’extasie.

Les molécules psychotropes du champignon stimulent une quantité massive de neurotransmetteurs, bouleversent le fonctionnement des neurones et des synapses cérébraux. Se produit alors, en quelques instants, un écart radical entre l’état habituel de ‘conscience’ et l’état de ‘sur-conscience’ soudainement survenu. La nouveauté absolue et la vigueur inouïe de l’expérience le marqueront à vie.

Il aura désormais la certitude d’avoir vécu un moment de conscience double. Sa conscience habituelle, quotidienne, a été comme transcendée par une soudaine sur-conscience. S’est révélé en lui un puissant ‘dimorphisme’ de la conscience, d’une autre nature que le dimorphisme journalier de la veille et du sommeil, ou le dimorphisme ontologique de la vie et de la mort.

Loin d’être unique, cette expérience, pour singulière qu’elle soit, a été répétée pendant d’innombrables générations.

Depuis des temps fort anciens, remontant aux débuts du Paléolithique, il y a plus de trois millions d’années, les chasseurs-cueilleurs du genre Homo ont connu l’usage de plantes psycho-actives, et les ont consommées régulièrement. Bien avant l’apparition d’Homo d’ailleurs, un grand nombre d’espèces animales (comme les rennes, les singes, les éléphants, les mouflons ou les félins…) en faisaient aussi usage.i

Vivant en symbiose étroite avec ces animaux, les chasseurs-cueilleurs n’ont pas manqué de les observer. Ne serait-ce que par curiosité, ils ont été incités à imiter le comportement étrange de ces animaux se livrant (dangereusement pour eux) à l’emprise de substances psycho-actives, – substances présentes dans diverses espèces de plantes fort répandues dans la nature environnante, sur toute la surface de la Terre.

D’ailleurs, cette abondance dans la nature d’espèces de plantes psychotropes est en soi étonnante, et semble suggérer qu’est à l’œuvre quelque raison sous-jacente, systémique, – une forme d’adéquation entre les molécules psychotropes des plantes et les récepteurs synaptiques des cerveaux d’animaux.

On dénombre, aujourd’hui encore, une centaine d’espèces de champignons psychoactifs en Amérique du Nord. Les vastes territoires de l’Eurasie devaient en posséder au moins autant au Paléolithique, – bien que de nos jours on n’y recense plus qu’une dizaine d’espèces de champignons ayant des propriétés psychotropes.

L’Homo du Paléolithique put souvent observer des animaux ayant ingéré des plantes aux effets psycho-actifs, lesquels affectaient leur comportement ‘normal’, les mettant accessoirement en danger.

Nul doute que l’Homo a imité ces animaux ‘ravis’, ‘drogués’, ‘assommés’ par ces substances puissantes, et errants dans leurs rêveries. Voulant comprendre leur indifférence au danger, l’Homo a dû vouloir ingérer les mêmes baies ou les mêmes champignons, ne serait-ce que pour comprendre ce que pouvaient ‘ressentir’ ces proies si familières, qui, contre toute attente, s’offraient alors, indifférentes, à leurs silex et à leurs flèches…

Aujourd’hui encore, dans des régions allant du nord de l’Europe à la Sibérie extrême-orientale, on observe que les rennes font une forte consommation d’amanites tue-mouches lors de leurs migrations, – tout comme d’ailleurs les chamans qui vivent sur les mêmes territoires.

Ce n’est certes pas une coïncidence.

En Sibérie, le renne et le chasseur-éleveur vivent en symbiose étroite avec le champignon Amanita muscaria.

Les molécules de muscimoleii et d’acide iboténoque, venant de l’Amanita muscaria, affectent intensément le comportement des hommes et des bêtes. Comment expliquer que de telles molécules, puissamment psychotropes, soient produites par de simples champignons, formes de vie élémentaires en regard des animaux supérieurs ? Pourquoi, d’ailleurs, ces champignons produisent-ils ces molécules, et à quelles fins ?

Il y a là un problème digne de considération. C’est un phénomène qui relie objectivement le champignon et le cerveau, l’humble vie fongique et les fonctions supérieures de l’esprit, l’humus terrestre et l’éclair céleste, la tourbe et l’extase, par le biais de quelques molécules, d’alcaloïdes psycho-actifs, reliant ensemble des règnes différents…

C’est un fait avéré, largement documenté, que dans tous les continents du monde, en Eurasie, en Amérique, en Afrique, en Océanie, et depuis des temps immémoriaux, des chamanes consomment des substances psycho-actives facilitant leur entrée en transe, – une transe pouvant aller jusqu’à l’extase et à l’expérience de ‘visions divines’.

Comment concevoir que des expériences comparables puissent être aussi faites par des animaux, dans leur monde propre, certes, mais non sans analogie ? Comment expliquer que ces puissants effets aient pour simple cause immédiate la consommation de plantes alcaloïdes plutôt répandues, dont les principes actifs se résument à un ou deux types de molécules agissant sur les neurotransmetteurs ?

Lors des migrations continues des peuples du Nord de l’Eurasie vers le Sud, ils emportèrent avec eux le chamanisme, ses rites sacrés et ses cérémonies d’initiation, les adaptant à des environnements nouveaux.

Au cours des temps, l’Amanita muscaria, champignon du nord-sibérien, a dû être remplacée par d’autres plantes, disponibles endémiquement dans les milieux traversés, et possédant des effets psychotropes analogues.

R. Gordon Wasson, dans son livre Divine Mushroom of Immortalityiii, a savamment documenté l’universalité de leur consommation. Il n’a pas hésité à établir un lien entre les pratiques chamaniques d’ingestion de plantes psychotropes, et la consommation du Soma védique. Dès le 3e millénaire avant notre ère, les anciens hymnes du Ṛg Veda décrivaient avec précision les rites accompagnant la préparation et la consommation du Soma, au cours du sacrifice védique, et ils en célébraient l’essence divine.iv

Les peuples migrateurs et consommateurs du Soma, se désignaient eux-mêmes comme Ārya, mot signifiant ‘noble’, ‘seigneur’. Ce terme sanskrit est aujourd’hui devenu sulfureux, depuis le détournement qui en a été fait par les idéologues nazis.

Ces peuples parlaient des langues dites indo-européennes. Venant de l’Europe du Nord, ils allaient vers l’Inde et l’Iran, par la Bactriane et la Margiane (comme l’attestent les restes de la ‘civilisation de l’Oxus’), par l’Afghanistan, pour finir par s’établir durablement dans la vallée de l’Indus ou sur les hauts plateaux iraniens. Une partie d’entre eux passa par les alentours de la mer Caspienne et de la mer d’Aral. D’autres se dirigèrent vers la mer Noire, la Thrace, la Macédoine, la Grèce actuelle et vers la Phrygie, l’Ionie (Turquie actuelle) et le Proche-Orient.

Arrivée en Grèce, la branche hellénique de ces peuples indo-européens n’oublia pas les anciennes croyances chamaniques. Les mystères d’Éleusis et les autres religions à mystères de la Grèce antique ont pu être récemment interprétés comme étant d’anciennes cérémonies chamaniques hellénisées, pendant lesquelles l’ingestion de breuvages aux propriétés psychotropes induisaient des visions mystiques.v

Lors des Grands Mystères d’Éleusis, le cycéôn, breuvage à base de lait de chèvre, de menthe et d’épices, comportait aussi vraisemblablement comme principe actif un champignon parasite, l’ergot de seigle, ou encore un champignon endophyte vivant en symbiose avec des herbes comme Lolium temulentum, plus connue en français sous le nom d’‘ivraie’ ou de ‘zizanie’. L’ergot de seigle produit naturellement un alcaloïde psychoactif, l’acide lysergique dont est dérivé le LSD.vi

Albert Hofmann, célèbre pour avoir synthétisé le LSD, indique que les prêtres d’Éleusis devaient traiter l’ergot de seigle Claviceps purpurea par simple dissolution dans l’eau, ce qui permettait d’extraire les alcaloïdes actifs, l’ergonovine et la méthylergonovine. Hofmann suggére aussi que le cycéôn pouvait être préparé à l’aide d’une autre espèce d’ergot, Claviceps paspali, qui pousse sur des herbes sauvages comme Paspalum distichum, et dont les effets, qu’il appelait ‘psychédéliques’, sont plus intenses encore, et d’ailleurs similaires à ceux de la plante ololiuhqui des Aztèques, qui est endémique dans l’hémisphère occidental.

Lors de l’ingestion de ces puissants principes psychoactifs, l’esprit semble tiraillé entre deux formes exacerbées (et complémentaires) de conscience, l’une tournée vers le monde extérieur, le monde des sensations physiques et de l’action, et l’autre tournée vers le monde intérieur, le monde de la réflexion et des ressentis inconscients.

Ces deux formes de conscience semblent pouvoir être excitées au dernier degré, conjointement, ou bien en alternance rapide. Elles peuvent aussi ‘fusionner’ ou entrer en ‘résonance’ mutuelle.

D’un côté, les sensations ressenties par le corps sont portées à l’extrême, parce qu’elles sont produites directement au centre même du cerveau, et non pas perçues par les sens, puis relayées par le système nerveux.

D’un autre côté, les effets mentaux, psychiques, cognitifs, sont aussi extrêmement puissants, parce que de multiples neurones peuvent être stimulés ou inhibés simultanément. Par exemple, l’action de neurotransmetteurs inhibiteurs (comme le GABA) peut s’accroître massivement et s’étendre à l’ensemble du cerveau. Soudainement, et fortement, le potentiel d’action des neurones post-synaptiques ou des cellules gliales du cerveau diminue.

L’inhibition massive des neurones post-synaptiques se traduit, subjectivement, par un découplage radical entre le niveau habituel de conscience, la conscience en quelque sorte ‘externe’, dominée par la prégnance de la réalité extérieure, et un niveau de conscience ‘interne’, tournée vers l’‘intérieur’, un intérieur entièrement détaché de la réalité environnante, immédiate. Il s’ensuit que la conscience ‘interne’ se trouve brutalement aspirée par cet univers psychique, indépendant, que C.G. Jung nomme le ‘Soi’, et auquel d’innombrables traditions font référence sous diverses appellations.

L’ensemble des processus neurochimiques complexes qui interviennent dans le cerveau, au moment de l’extase chamanique, peut être résumé de la façon qui suit : les molécules psycho-actives (comme la psilocybine) sont très proches structurellement de composés organiques (indoles) présents naturellement dans le cerveau. Elles mettent soudainement tout le cerveau dans un état d’isolation quasi-absolue par rapport au monde extérieur, ce monde qui est perçu par le biais des cinq sens.

La conscience est soudainement privée de tout accès à son monde habituel, son monde quotidien : le cerveau se voit presque instantanément plongé dans un univers infiniment riche de formes, de mouvements, et surtout de ‘niveaux de conscience’ absolument séparés de ceux de la conscience quotidienne.

Il y a plus surprenant encore…

Selon des recherches effectuées par le Dr Joel Elkes, à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore, la conscience subjective d’un sujet sous l’influence de la psilocybine peut ‘alterner’ aisément entre les deux états que l’on vient de décrire – l’état de conscience ‘externe’ et l’état de conscience ‘interne’. L’alternance des deux états de conscience s’observe expérimentalement, et peut même être provoquée simplement lorsque le sujet ouvre et ferme les yeux.

On pourrait faire l’hypothèse que l’émergence originaire de la conscience, telle qu’elle s’est développée chez les hommes du Paléolithique, a pu résulter d’un phénomène analogue de ‘résonance’ entre ces deux types de conscience, résonance précisément accentuée à l’occasion de l’ingestion de substances psycho-actives.

Est ainsi établie la possibilité structurelle, systémique, des aller-retours entre la conscience ‘externe’, liée au monde des perceptions et de l’action, et la conscience ‘interne’, inhibée par rapport au monde extérieur, mais désinhibée par rapport au monde intérieur.

La psilocybine, par exemple, fait ‘clignoter’ la conscience entre ces deux états fondamentaux, totalement différents, et par là-même, elle fait apparaître comme en surplomb le sujet lui-même, en tant qu’il est capable de ces deux sortes de conscience, et en tant qu’il est capable de naviguer entre plusieurs états de conscience, entre plusieurs mondes…

Dans les muscimoles de l’Amanite, dans l’ergot de l’ivraie, se cachent la puissance de l’ivresse, et la voie du divin…

Ce symbole est ancien, et s’applique à l’âme et à la conscience, comme en témoignent plusieurs paraboles de l’Évangile.

« Comme les gens dormaient, son ennemi vint et sema de l’ivraie au milieu du blé, et s’en alla. Quand l’herbe eut poussé et fait du fruit, alors parut aussi l’ivraie. »vii

Faut-il la déraciner ? Non! Ramassant l’ivraie, on déracinerait avec elle le blé. « Laissez les deux grandir ensemble jusqu’à la moisson. Et au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : ‘Ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour la consumer ; mais le blé recueillez-le dans mon grenier’. »viii

L’ivraie doit rester mêlée au blé jusqu’à la ‘moisson’. Alors seulement l’ivraie peut être brûlée. Elle doit être mise au feu, parce qu’elle est elle-même un feu qui consume l’esprit, un feu qui l’illumine de ses éclairs, et qui l’ouvre à la vision.

La métaphore spirituelle de l’ivraie est analogue à celle du levain.

De même que l’ivraie rend ivre, le levain fait lever la pâte.

L’ergot de l’ivraie fait fermenter l’esprit, et l’élève vers les mondes invisibles… Le levain se cache dans la farine, et une infime quantité suffit à la faire fermenter touteix

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iCf. David Linden, The Compass of Pleasure: How Our Brains Make Fatty Foods, Orgasm, Exercise, Marijuana, Generosity, Vodka, Learning, and Gambling Feel So Good.  Penguin Books, 2011

iiLe muscimole est structurellement proche d’un neurotransmetteur majeur du système nerveux central : le GABA (acide gamma-aminobutyrique), dont il mime les effets. Le muscimole est un puissant agoniste des récepteurs GABA de type A . Le muscimole est hallucinogène à des doses de 10 à 15 mg.

iiiRichard Gordon Wasson, Soma : Divine Mushroom of Immortality, Harcourt, Brace, Jovanovich Inc, 1968

ivL’article Amanite tue-mouches de Wikipédia rapporte que l’enquête Hallucinogens and Culture (1976), par l’anthropologue Peter T. Furst, a analysé les éléments pouvant identifier l’amanite tue-mouches comme le Soma védique, et qu’elle a (prudemment) conclu en faveur de cette hypothèse.

vCf. Peter Webster, Daniel M. Perrine, Carl A. P. Ruck, « Mixing the Kykeon », 2000.

viDans leur livre The Road to Eleusis, R. Gordon Wasson, Albert Hofmann et Carl A. P. Ruck estiment que les prêtres hiérophantes utilisaient l’ergot de seigle Claviceps purpurea, disponible en abondance aux alentours d’Éleusis.

viiMt 13, 25-26

viiiMt 13, 29-30

ixCf. Mc 4, 33-34

Le Dieu ‘Quel qu’il soit’


« Eschyle »

Le Chœur des Anciens, dans l’Agamemnon d’Eschyle, pièce jouée pour la première fois lors des Grandes Dionysies d’Athènes, en l’an 458 av. J.-C., déclare :

« ‘Zeus’, quel qu’il soit,

si ce nom lui agrée,

je l’invoquerai ainsi.

Tout bien considéré,

il n’y a que ‘Dieu seul’ (πλὴν Διός)i

qui puisse vraiment me soulager

du poids de mes vaines pensées.

Celui qui fut grand jadis,

débordant d’audace et prêt à tous les combats,

ne passe même plus pour avoir existé.

Et celui qui s’éleva à sa suite a rencontré son vainqueur, et il a disparu.

Celui qui célébrera de toute son âme (προφρόνως) Zeus victorieux,

saisira le Tout (τὸ πᾶν) du cœur (φρενῶν), –

car Zeus a mis les mortels sur la voie de la sagesse (τὸν φρονεῖν),

Il a posé pour loi : ‘de la souffrance naît la connaissance’ (πάθει μάθος).»ii

Le Dieu « qui fut grand jadis » et qui est « prêt à tous les combats », était le Dieu du Ciel, Ouranos. Le Dieu qui « a trouvé son vainqueur et a disparu » était Chronos, Dieu du temps, père de Zeus, qui l’avait combattu et vaincu.

De ces deux Dieux, on pouvait déjà dire, selon le témoignage d’Eschyle, que le premier passait pour « n’avoir jamais existé », et que le deuxième avait « disparu »…

Seul le ‘Dieu seul’ (πλὴν Διός) régnait donc dans le cœur et dans l’esprit des Grecs…

De ce ‘Zeus’, « quel qu’il soit », de ce Zeus seul, ce Dieu suprême, ce Dieu de tous les dieux et de tous les hommes, on célébrait la ‘victoire’ avec des chants de joie, dans la Grèce du 5ème siècle av. J.-C.

Mais on s’interrogeait sur son essence – comme le révèle la formule ‘quel qu’il soit’ –, et on se demandait si ce nom même, ‘Zeus’, pouvait réellement lui convenir …

On se réjouissait aussi que Zeus ait ouvert aux mortels le chemin de la ‘sagesse’, et qu’il leur ait apporté cette consolation: ‘De la souffrance naît la connaissance’.

Martin Buber a proposé de comprendre ces vers d’Eschyle d’une manière qui peut être résumée ainsi: « Zeus est le Tout, et ce qui le dépasse ».iii

Cette interprétation est-elle fidèle à la pensée profonde d’Eschyle ?

Dans l’extrait cité du texte d’Agamemnon, on lit:

« Celui qui célèbre Zeus de toute son âme saisira le Tout du cœur» ;

et immédiatement après, on lit :

« [Zeus] a mis les mortels sur le chemin de la sagesse. »

Eschyle utilise à trois reprises, dans le même mouvement de phrase, des mots possédant la même racine : προφρόνως (prophronos), φρενῶν (phrénon) et φρονεῖν (phronein).

Pour rendre ces trois mots, j’ai utilisé volontairement trois mots français (de racine latine) très différents : âme, cœur, sagesse.

Je m’appuie à ce sujet sur Onians : « Dans le grec plus tardif, phronein a d’abord eu un sens intellectuel, ‘penser, avoir la compréhension de’, mais chez Homère le sens est plus large : il couvre une activité psychique indifférenciée, l’action des phrenes, qui comprend l’‘émotion’ et aussi le ‘désir’. »iv

Dans la traduction que je propose, la large gamme de sens que peut prendre le mot phrén est ainsi mobilisée: cœur, âme, intelligence, volonté ou encore siège des sentiments.

Il vaut aussi la peine de rappeler que le sens premier de phrén est de désigner toute membrane qui ‘enveloppe’ un organe, que ce soit le cœur, le foie ou les viscères.

Selon le Bailly, la racine première de tous les mots de cette famille est Φραγ, « enfermer, enclore », et selon le Liddell-Scott la racine première est Φρεν, « séparer ».

Chantraine estime pour sa part que « la vieille interprétation de φρήν comme « dia-phragme », sur phrassô « renfermer » est abandonnée depuis longtemps (…) Il reste à constater que φρήν appartient à une série ancienne de noms-racines où figurent plusieurs appellations de parties du corps.»v

Il est donc à souligner que Bailly, Liddell, Scott et Chantraine divergent sensiblement quant au sens premier de phrén…

Que le sens véritablement originaire de phrén soit « enclore » ou bien « séparer » n’importe guère au fond : Eschyle dit que, grâce à Zeus, l’homme mortel est appelé à ‘sortir’ de cet enclos fermé qu’est le phrén et à ‘cheminer’ sur le chemin de la sagesse…

Le mot « cœur » rend le sens homérique de φρενῶν (phrénôn), qui est le génitif du substantif φρήν (phrèn), « coeur, âme ».

Le mot « sagesse » » traduit l’expression verbale τὸν φρονεῖν (ton phronein), « le fait de penser, de réfléchir ». Les deux mots ont la même racine, mais la forme substantive a une nuance plus statique que le verbe, lequel implique la dynamique d’une action en train de se dérouler, nuance d’ailleurs renforcée dans le texte d’Eschyle par le verbe ὁδώσαντα (odôsanta), « il a mis sur le chemin ».

Autrement dit, l’homme qui célèbre Zeus « atteint le cœur » (teuxetaï phrénôn) « dans sa totalité » (to pan), mais c’est justement alors que Zeus le met « sur le chemin » du « penser » (ton phronein).

« Atteindre le cœur dans sa totalité » n’est donc qu’une première étape.

Il reste à cheminer dans le « penser »…

Peut-être est-ce là ce dont Buber a voulu rendre compte en traduisant :

« Zeus est le Tout, et ce qui le dépasse » ?

Il reste cependant à se demander ce qui « dépasse le Tout », dans cette optique.

D’après le développement de la phrase d’Eschyle, ce qui « dépasse » le Tout (ou plutôt ce qui « ouvre un nouveau chemin ») est précisément « le fait de penser » (ton phronein).

Le fait d’emprunter le chemin du « penser » et de s’aventurer sur cette voie (odôsanta), fait découvrit cette loi divine :

« De la souffrance naît la connaissance », πάθει μάθος (patheï mathos)…

Mais quelle est donc cette ‘connaissance’ (μάθος, mathos) dont parle Eschyle, et que la loi divine semble promettre à celui qui se met en marche ?

La philosophie grecque, d’une manière générale, reste évasive quant à la nature de la ‘connaissance’ divine. L’opinion qui semble prévaloir, c’est qu’on peut tout au plus parler d’une connaissance de sa ‘non-connaissance’…

Dans le Cratyle, Platon écrit :

« Par Zeus ! Hermogène, si seulement nous avions du bon sens, oui, il y aurait bien pour nous une méthode : dire que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux-mêmes, ni des noms dont ils peuvent personnellement se désigner, car eux, c’est clair, les noms qu’ils se donnent sont les vrais ! »vi

Léon Robin traduit ‘εἴπερ γε νοῦν ἔχοιμεν’ par « si nous avions du bon sens ». Mais νοῦς (ou νοός) signifie en réalité « esprit, intelligence, faculté de penser ». Le poids métaphysique de ce mot dépasse le simple ‘bon sens’.

Il vaudrait mieux donc traduire, dans ce contexte :

« Si nous avions de l’Esprit, nous dirions que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux, ni de leurs noms ».

Quant aux autres poètes grecs, ils semblent eux aussi fort réservés quant à la possibilité de percer le mystère du Divin.

Euripide, dans les Troyennes, fait dire à Hécube: 

« Ô toi qui supportes la terre et qui es supporté par elle,

qui que tu sois, impénétrable essence,

Zeus, inflexible loi des choses ou intelligence de l’homme,

je te révère, car ton cheminement secret

conduit vers la justice les actes des mortels. »vii

La traduction que donne ici la Bibliothèque de la Pléiade ne me satisfait pas. Consultant d’autres traductions disponibles en français et en anglais, et m’appuyant sur le dictionnaire Grec-Français de Bailly et sur le dictionnaire Grec-Anglais de Liddell et Scott, j’ai concocté une version plus conforme à mes attentes :

« Toi qui portes la terre, et qui l’a prise pour trône,

Qui que Tu sois, inaccessible à la connaissance,

Zeus, ou Loi de la nature, ou Esprit des mortels,

je T’offre mes prières, car cheminant d’un pas silencieux,

Tu conduis toutes les choses humaines vers la justice. »

La pensée grecque, qu’elle soit véhiculée par la fine ironie de Socrate, estimant qu’on ne peut rien dire des Dieux, surtout si l’on a de l’Esprit, ou bien qu’elle soit sublimée par Euripide, qui chante l’inaccessible connaissance du Dieu « Qui que Tu sois », aboutit au mystère du Dieu qui chemine en silence, et sans un bruit.

En revanche, avant Platon, et avant Euripide, il semble qu’Eschyle ait bien entrevu une ouverture, la possibilité d’un chemin.

Quel chemin ?

Celui qu’ouvre « le fait de penser » (ton phronein).

C’est le même chemin que celui qui commence avec la ‘souffrance’ (pathos), et qui aboutit à l’acte de la ‘connaissance’ (mathos).

C’est aussi le chemin du Dieu qui chemine « sans bruit ».

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iΖεύς (‘Zeus’) est au nominatif, et Διός (‘Dieu’)est au génitif.

iiEschyle. Agammemnon. Trad. Émile Chambry, librement adaptée et modifiée par moi (pour des raisons expliquées plus bas). Ed. GF. Flammarion. 1964, p.138

Ζεύς, ὅστις ποτ´ ἐστίν,

εἰ τόδ´ αὐτῷ φίλον κεκλημένῳ,
τοῦτό νιν προσεννέπω.
Οὐκ ἔχω προσεικάσαι
πάντ´ ἐπισταθμώμενος
πλὴν Διός, εἰ τὸ μάταν ἀπὸ φροντίδος ἄχθος
χρὴ βαλεῖν ἐτητύμως.
Οὐδ´ ὅστις πάροιθεν ἦν μέγας, 
παμμάχῳ θράσει βρύων,
οὐδὲ λέξεται πρὶν ὤν· 
ὃς δ´ ἔπειτ´ ἔφυ,

τριακτῆρος οἴχεται τυχών.

Ζῆνα δέ τις προφρόνως ἐπινίκια κλάζων

τεύξεται φρενῶν τὸ πᾶν,

τὸν φρονεῖν βροτοὺς ὁδώσαντα,

τὸν πάθει μάθος θέντα κυρίως ἔχειν.

iiiMartin Buber. Eclipse de Dieu. Ed. Nouvelle Cité, Paris, 1987, p.31

ivRichard Broxton Onians. Les origines de la pensée européenne. Seuil, 1999, p. 28-29

vPierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Ed. Klincksieck, Paris, 1968

vi« Ναὶ μὰ Δία ἡμεῖς γε, ὦ Ἑρμόγενες, εἴπερ γε νοῦν ἔχοιμεν, ἕνα μὲν τὸν κάλλιστον τρόπον, ὅτι περὶ θεῶν οὐδὲν ἴσμεν, οὔτε περὶ αὐτῶν οὔτε περὶ τῶν ὀνομάτων, ἅττα ποτὲ ἑαυτοὺς καλοῦσιν· δῆλον γὰρ ὅτι ἐκεῖνοί γε τἀληθῆ καλοῦσι. » Platon. Cratyle. 400 d. Traduction Léon Robin. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1950. p. 635-636

viiὮ γῆς ὄχημα κἀπὶ γῆς ἔχων ἕδραν,
ὅστις ποτ’ εἶ σύ, δυστόπαστος εἰδέναι,
Ζεύς, εἴτ’ ἀνάγκη φύσεος εἴτε νοῦς βροτῶν,
προσηυξάμην σε· πάντα γὰρ δι’ ἀψόφου
βαίνων κελεύθου κατὰ δίκην τὰ θνήτ’ ἄγεις.

Euripide. Les Troyennes. v. 884-888. Trad. Marie Delcourt-Curvers. La Pléiade. Gallimard. 1962. p. 747

Le Dieu « Qui ?» ( क ) et le Dieu « Qui !» ( אֲשֶׁר )


« Le Dieu Inconnu ».

Ne se contentant pas de douze dieux, les Grecs anciens adoraient également le « Dieu Inconnu » (Ἄγνωστος Θεός, Agnostos Theos ). Paul de Tarse s’avisa de la chose et décida d’en tirer parti, suivant ses propres fins. Il fit un discours sur l’agora d’Athènes :

« Athéniens, à tous égards vous êtes, je le vois, les plus religieux des hommes. Parcourant en effet votre ville et considérant vos monuments sacrés, j’ai trouvé jusqu’à un autel avec l’inscription : « Au Dieu inconnu ». Eh bien ! ce que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l’annoncer.»i

Paul faisait preuve d’audace, mais pas de présomption, en affirmant ainsi implicitement l’identité du « Dieu inconnu » des Grecs et du Dieu unique dont il se voulait l’apôtre.

La tradition du ‘Dieu inconnu’ n’était certes pas une invention grecque. Elle remonte sans doute à la nuit des temps, et fut célébrée par plusieurs religions anciennes. On la trouve ainsi dans le Véda, plus de deux mille ans avant que Paul ne l’ait croisée lui-même, par hasard, dans les rues d’Athènes, et plus d’un millénaire avant Abraham. A cette époque reculée, les prêtres védiques priaient déjà un Dieu unique et suprême, créateur des mondes, appelé Prajāpati, littéralement le « Seigneur (pati) des créatures (prajā)».

Dans le Rig Veda, ce Dieu unique est aussi évoqué sous le nom (Ka), dans l’hymne 121 du 10ème Mandala. En sanskrit, ka correspond aussi au pronom interrogatif « qui ? ».

Le Dieu Ka. Le Dieu « Qui ? ». Économie de moyens. Puissance d’évocation, subsumant tous les possibles, enveloppant les âges, les peuples, les cultures. C’était là peut-être une manière toute grammaticale de souligner l’ignorance des hommes quant à la nature du Dieu suprême, ou bien encore une subtile façon d’ouvrir grandes les portes des interprétations possibles à quiconque rencontrait subrepticement ce nom ambigu, – qui était aussi un pronom interrogatif.

En psalmodiant l’Hymne 121ii, les célébrants védiques reprenaient comme un refrain, à la fin des neuf premiers versets, cette mystérieuse formule:

कस्मै देवायहविषा विधेम

kasmai devāya haviṣā vidhema.

Mot-à-mot, on peut la décomposer ainsi :

kasmai = « à qui ? » (kasmai est le datif de ka, lorsque ce pronom est à la forme interrogative).

devāya = « à Dieu » (le mot deva, « brillant », « dieu », est aussi mis au datif).

haviṣā = « le sacrifice ».

vidhema = « nous offrirons ».

Une brève revue de traductions marquantes donnera une idée des problèmes rencontrés.

Dans sa traduction de ce verset, Alexandre Langlois, premier traducteur du Rig Veda en français, a décidé d’ajouter (entre parenthèses) un mot supplémentaire, le mot « autre », dont il a pensé qu’il permettait de clarifier l’intention de l’auteur de l’hymne:

« A quel (autre) Dieu offririons-nous l’holocauste ? »iii

John Muir propose simplement (et assez platement) : « To what god shall we offer our oblation? »iv (« A quel dieu offrirons-nous notre oblation? »)

Max Müller traduit en ajoutant également un mot, « who » (qui ?), redoublant « whom », (à qui ?): « Who is the God to whom we shall offer sacrifice? »v, soit : « Qui est le Dieu à qui nous offrirons le sacrifice ? »

Alfred Ludwig, l’un des premiers traducteurs du Rig Veda en allemand, n’ajoute pas de mot supplétif. En revanche il ne traduit pas le mot « k», ni d’ailleurs le mot havis (« sacrifice »). Il préfère laisser au nom Ka tout son mystère. La phrase prend alors une tournure affirmative :

« Ka, dem Gotte, möchten wir mit havis aufwarten. » Soit en français: « À Ka, au Dieu, nous souhaiterions présenter le sacrifice. »

Un autre traducteur allemand de la même époque, Hermann Grassmann, traduit quant à lui : « Wem sollen wir als Gott mit Opfer dienen ? »vi, soit : «À qui, comme Dieu, devons-nous offrir le sacrifice? ».

Une traduction allemande datant des années 1920, celle de Karl Friedrich Geldnervii, change la tournure de la phrase en tirant partie de la grammaire allemande, et en reléguant le datif dans une proposition relative, ce qui donne:

« Wer ist der Gott, dem wir mit Opfer dienen sollen? », soit : « Qui est le Dieu à qui nous devons offrir le sacrifice ? ».

Les nombreuses traductions de ce célèbre texte peuvent être regroupées en deux types, celles qui s’attachent au sens littéral, et s’efforcent de respecter les contraintes très précises de la grammaire sanskrite. Les secondes visent surtout à pénétrer la signification profonde des versets en s’appuyant sur des références plus larges, fournies par des textes ultérieurs, comme les Brahmaas.

Max Müller, quant à lui, reconnaît dans la question ‘Kasmai devâya havishâ vidhema’ l’expression d’un désir sincère de trouver le vrai Dieu. Aux yeux du poète védique, ce Dieu reste toujours inconnu, malgré tout ce qui a déjà pu être dit à son sujet. Müller note aussi que seul le dixième et dernier verset de l’Hymne X,121 donne au Dieu son nom Prajāpati. Ne révéler ce nom qu’à la fin de l’hymne en identifiant Ka à Prajāpati peut paraître un peu étrange. Cela peut sembler naturel d’un point de vue théologique, mais ce n’est pas du tout approprié poétiquement, souligne Müller (« To finish such a hymn with a statement that Pragâpati is the god who deserves our sacrifice, may be very natural theologically, but it is entirely uncalled for poetically. »viii)

Il pense aussi que cette phrase en forme de ritournelle devait être familière aux prêtres védiques, car une formulation analogue se trouve dans un hymne adressé au Vent, lequel se conclut ainsi : « On peut entendre son ‘son’, mais on ne le voit pas – à ce Vâta, offrons le sacrifice »ix.

Müller ajoute encore : « Les Brâhmans ont effectivement inventé le nom Ka de Dieu. Les auteurs des Brahmaas ont si complètement rompu avec le passé qu’oublieux du caractère poétique des hymnes, et du désir exprimé par les poètes envers le Dieu inconnu, ils ont promu un pronom interrogatif au rang de déité »x.

Dans la Taittirîya-samhitâxi, la Kaushîtaki-brâhmanaxii, la Tândya-brâhmanaxiii et la Satapatha-brâhmanaxiv, chaque fois qu’un verset se présente sous une forme interrogative, les auteurs disent que le Ka en question est Prajapati. D’ailleurs tous les hymnes dans lesquels se trouvait le pronom interrogatif Ka furent appelés Kadvat, c’est-à-dire ‘possédant le kad – ou le « quid »’. Les Brahmans formèrent même un nouvel adjectif s’appliquant à tout ce qui était associé au mot Ka. Non seulement les hymnes mais aussi les sacrifices offerts au Dieu Ka furent qualifiés de ‘Kâya’,xv ce qui revenait à former un adjectif à partir d’un pronom…

Au temps de Pāṇini, célèbre grammairien du sanskrit, le mot Kâya n’était plus depuis longtemps un néologisme et faisait l’objet d’une règle grammaticale expliquant sa formationxvi. Les commentateurs n’hésitaient pas alors à expliquer que Ka était Brahman. Mais cette période tardive (deux millénaires après les premiers hymnes transmis oralement) ne peut suffire à nous assurer du bien-fondé de ces extrapolations.

Remarquons encore que du point de vue strictement grammatical, ka ne se met à la forme dative (kasmai) que s’il s’agit d’un pronom interrogatif. Si Ka est considéré comme un nom propre, alors, il devrait prendre au datif la forme Kâya. Est-ce à dire que kasmai dans l’hymne X,121 serait un solécisme ? Ou est-ce à dire que kasmai, par son datif, prouve que Ka n’est pas le nom de Dieu, mais un simple pronom ? C’est une alternative embarrassante…

Trouve-t-on des questions de grammaire comparables dans d’autres religions ?

Le Dieu « Qui ? » du Véda n’est pas rapports avec le Dieu unique de l’Avesta qui déclare dans les Yashts : « Ahmi yat ahmi » (« Je suis qui je suis »)xvii. Max Müller explique que Zarathushtra s’adressa ainsi au Dieu suprême : « Révèle moi Ton Nom, ô Ahura Mazda !, Ton Nom le plus haut, le meilleur, le plus juste, le plus puissant (…) ». Et Ahura Mazda répondit : « Mon Nom est l’Un, qui est en question, ô saint Zarathushtra ! »xviii. Le texte avestique dit : « Frakhshtya nâma ahmi », ce qui signifie « One to be asked by name am I », selon la traduction de Max Müllerxix. Je propose cet équivalent : « Je suis l’Un, dont un des noms est ‘Qui’ »…

Ces étranges formulations, tant védiques qu’avestiques, font irrésistiblement penser au Dieu de l’Exode, qui répondit à la question de Moïse lui demandant son Nom : אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה , ehyeh asher ehyeh, « Je suis qui je suis ».

La grammaire hébraïque ne distingue pas entre le présent et le futur. On pourrait donc comprendre également : « Je serai qui je serai. » Mais la question principale n’est pas là.

Dieu prononce ici trois mots.

D’abord, אֶהְיֶה, ehyeh, « Je suis ».

Ensuite, אֲשֶׁר, asher, « Qui ».

Et enfin, אֶהְיֶה, ehyeh, « Je suis », prononcé une seconde fois.

Les commentateurs de cette célèbre formule mettent tous l’accent sur le verbe אֶהְיֶה, ehyeh.

Je propose de considérer que c’est en réalité le mot אֲשֶׁר, asher, qui est au ‘centre’ du « Nom de Dieu ». Il est accompagné, à sa droite et à sa gauche par les deux noms אֶהְיֶה ehyeh, comme deux ailes éblouissantes…

Autrement dit l’essence intérieure de Dieu est tout entière dans ce « Qui ». Les deux noms « Je suis » représentent un attribut divin, celui de l’« être ».

L’essence est cachée dans le « Qui », l’existence et l’être (« Je suis ») l’accompagnent, et sont en sa Présence…

Pourquoi cette hypothèse ? Parce qu’elle offre l’occasion d’une curieuse comparaison entre une religion ancienne qui n’hésite pas à nommer son Dieu « Ka », ou « Qui ? »,  et une religion un peu moins ancienne, qui nomme son Dieu « Asher », « Qui ».

Poussons encore un peu la pointe. Quand Dieu dit à Moïse : « Je suis Qui je suis », je pense qu’il faut ajouter à cette phrase mystérieuse un peu du « ton », de l’« intonation » avec lesquels Dieu s’exprime. Il faut à l’évidence, dans cette situation extraordinaire, comprendre cette phrase rare comme étant une phrase exclamative !

« Je suis Qui je suis! »

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iActes des Apôtres 17.22-24

ii Rig Veda. Livre X. Hymne 121

« Au commencement paraît le germe doré de la lumière.

Seul il fut le souverain-né du monde.

Il remplit la terre et le ciel.

– A quel Dieu offrirons-nous l’holocauste ? 

Lui qui donne la vie et la force,

lui dont tous les dieux eux-mêmes invoquent la bénédiction,

l’immortalité et la mort ne sont que son ombre !

– A quel Dieu offrirons-nous l’holocauste ? 

(…)

Lui dont le regard puissant s’étendit sur ces eaux,

qui portent la force et engendrent le Salut,

lui qui, au-dessus des dieux, fut seul Dieu !

– A quel Dieu offrirons-nous l’holocauste ? »

iiiLanglois. Rig Veda. Section VIII, Lecture 7ème, Hymne II. Firmin-Didot, Paris, 1851, p.409

iv John Muir, History of Ancient Sanskrit Literature, 1859, p. 569

v Max Müller, Vedic Hymns, Part I (SBE32),1891

viHermann Grassmann, Rig Veda, Brockhaus, Leipzig, 1877

viiKarl Friedrich Geldner. Der Rig-Veda. Aus dem Sanskrit ins Deutsche übersetzt. Harvard Oriental Series, 33-36, Bd.1-3, 1951

viiiMax Müller, Vedic Hymns, Part I (SBE32),1891. Cf. http://www.sacred-texts.com/hin/sbe32/sbe3215.htm#fn_78

ixRigVeda X, 168, 4

xMax Müller. History of Ancient Sanskrit Literature. 1860, p. 433

xiI, 7, 6, 6

xiiXXIV, 4

xiiiXV, 10

xivhttp://www.sacred-texts.com/hin/sbe32/sbe3215.htm#fn_77

xvLe mot Kâya est utilisé dans la Taittirîya-samhitâ (I, 8, 3, 1) et la Vâgasaneyi-samhitâ (XXIV, 15).

xvin. IV, 2, 25

xviiCf. Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green. London, 1895, p. 52

xviii« My name is the One of whom questions are asked, O Holy Zarathushtra ! ». Cité par Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green & Co. London, 1895, p. 55

xixIbid. p.55

L’âme double et ses intrications


« Mani ».

Le prophète persan Mani affirma qu’il était le « sceau des prophètes », cinq siècles avant le prophète Muḥammad, qui reprit l’idée. Mani voulut fonder un nouveau syncrétisme, un mélange de zoroastrisme et de bouddhisme hellénisé. Le manichéisme eut son heure de gloire, et les idées manichéennes se répandirent jusqu’en Chine. Saint Augustin, qui fut manichéen pendant un temps, témoigna de son expansion géographique autour de la Méditerranée, et de son emprise sur les esprits. Aujourd’hui encore, le manichéisme et le combat sempiternel entre le Bien et le Mal, ont une influence certaine, théologique et politique, quoique sous d’autres appellations, comme la guerre contre « l’Axe du Mal ».

Les premiers Chrétiens ne se percevaient plus comme Juifs ou Gentils. Ils se voyaient, en théorie du moins, comme une « troisième sorte » d’hommes (« triton genos », « tertium genus »), des « trans-humains » en quelque sorte. Ils promouvaient une nouvelle sagesse, une « sagesse barbare », — scandaleuse pour les Juifs, folle pour les Grecs, allant bien au-delà de la Loi juive et de la philosophie grecque. On ne peut nier qu’il y avait là un souffle nouveau. Les Juifs se séparaient des Goyim. Les Grecs se distinguaient des Barbares. Pour la première fois dans l’histoire du monde, une assemblée d’hommes de toutes les nationalités se considérait comme « une nation issue des nations », ainsi que le formula Aphrahat, au 4ème siècle ; ils se voulaient une nation non terrestre mais spirituelle, une « âme » dans le corps du monde.

A la même époque, des mouvements religieux contraires, et même antagonistes au dernier degré, voyaient aussi le jour. Les Esséniens, par exemple, allaient dans un sens opposé à cette aspiration à l’universalisme religieux. Un texte trouvé à Qumran, près de la mer Morte, prône la haine contre tous ceux qui ne sont pas membres de la secte essénienne, insistant d’ailleurs sur l’importance de garder secrète cette « haine ». Le membre de la secte essénienne « doit cacher l’enseignement de la Loi aux hommes de fausseté (anshei ha-’arel), mais il doit annoncer la vraie connaissance et le jugement droit à ceux qui ont choisi la voie. (…) Haine éternelle dans un esprit de secret pour les hommes de perdition ! (sin’at ‘olam ‘im anshei shahat be-ruah hasher) »i .

G. Stroumsa commente : « La conduite pacifique des Esséniens vis-à-vis du monde environnant apparaît maintenant n’avoir été qu’un masque cachant une théologie belliqueuse. »ii

Cette attitude silencieusement aggressive est fort répandue dans le monde religieux. On la retrouve par exemple, dans la taqqiya des Shi’ites.

L’idée de « guerre sainte » faisait aussi partie de l’eschatologie essénienne, comme en témoigne le « rouleau de la guerre » (War Scroll, 1QM), conservé à Jérusalem, qui est aussi connu comme le rouleau de « la Guerre des Fils de la Lumière contre les Fils de l’Obscur ».

Philon d’Alexandrie, pétri de culture grecque, considérait déjà que les Esséniens avaient une « philosophie barbare », mais « qu’ils étaient en un sens, les Brahmanes des Juifs, une élite parmi l’élite. »

Cléarque de Soles, philosophe péripatéticien du 4ème siècle av. J.-C., disciple d’Aristote, avait aussi émis l’opinion que les Juifs descendaient des Brahmanes, et que leur sagesse était un « héritage légitime » de l’Inde. Cette idée se répandit largement, et fut apparemment acceptée par les Juifs de cette époque, ainsi qu’en témoigne le fait que Philon d’Alexandrieiii et Flavius Josèpheiv y font référence, comme une idée allant de soi.

Quoique différentes dans leur contenu, la « philosophie barbare » des Esséniens, et la « sagesse barbare » des premiers Chrétiens ont un point commun : elles signalent l’influence d’idées émanant de la Perse, de l’Oxus ou de l’Indus.

Parmi ces idées très « orientales », l’une est particulièrement puissante, celle de l’âme double.

Le texte de la Règle de la communauté, trouvé à Qumran, donne une indication : « Il a créé l’homme pour régner sur le monde, et lui a attribué deux esprits avec lesquels il doit marcher jusqu’au temps où Il reviendra : l’esprit de vérité et l’esprit de mensonge (ruah ha-emet ve ruah ha-avel). »v

Il y a un large accord parmi les chercheurs pour déceler dans cette vision anthropologique une influence iranienne. Shaul Shaked écrit à ce sujet: « On peut concevoir que des contacts entre Juifs et Iraniens ont permis de formuler une théologie juive, qui, tout en suivant des motifs traditionnels du judaïsme, en vint à ressembler de façon étroite à la vision iranienne du monde. »vi

G. Stroumsa note pour sa part que cette idée d’une dualité dans l’âme est fort similaire à l’idée rabbinique des deux instincts de base du bien et du mal présents dans l’âme humaine (yetser ha-ra’, yetser ha-tov)vii.

Cette conception dualiste semble avoir été, dès une haute époque, largement disséminée. Loin d’être réservée aux seuls gnostiques ou aux manichéens, qui ont sans doute trouvé dans l’ancienne Perse leurs sources les plus anciennes, elle avait, on le voit, pénétré par plusieurs voies la pensée juive.

En revanche, les premiers Chrétiens avaient une vue différente quant à la réalité de ce dualisme, ou de ce manichéisme.

Augustin, après avoir été un temps manichéen lui-même, comme on l’a dit, finit par affirmer qu’il ne peut y avoir un « esprit du mal », puisque toutes les âmes viennent de Dieu.viii Dans Contre Faustus, il argumente : « Comme ils disent que tout être vivant a deux âmes, l’une issue de la lumière, l’autre issue des ténèbres, n’est-il pas clair alors que l’âme bonne s’en va au moment de la mort, tandis que l’âme mauvaise reste ? »ix

Origène avait une autre interprétation. Toute âme est assistée par deux anges, un ange de justice et un ange d’iniquitéx. Il n’y a pas deux âmes opposées, mais plutôt une âme supérieure et une autre en position inférieure.

Le manichéisme lui-même variait sur cette question. Il présentait deux conceptions différentes du dualisme inhérent à l’âme. Une conception, en quelque sorte horizontale, mettait les deux âmes, l’une bonne, l’autre mauvaise, en conflit direct. L’autre conception, verticale, mettait en relation l’âme avec sa contrepartie céleste, son « ange gardien ». L’ange gardien de Mani, le Paraclet (« l’ange intercesseur »), le Saint Esprit sont autant de figures possibles de cette âme jumelle, d’essence divine.

La conception d’un Esprit céleste formant un « couple » avec chaque âme (en grec, συζυγία , suzugia, ou « syzygie ») , avait été théorisée par Tatien le Syrien, au 2ème siècle ap. J.-C..

Stroumsa fait remarquer que « cette conception, qui était déjà répandue en Iran, reflète clairement des formes de pensée chamanistes, selon lesquelles l’âme peut aller et venir en dehors de l’individu sous certaines conditions. »xi

Si elle est aussi chamaniste, il est tentant d’en inférer que l’idée d’âme « double », « couplée » avec le monde des esprits, fait partie du bagage anthropologique depuis l’aube de l’humanité.

L’âme d’Horus flottant au-dessus du corps du Dieu mort, les anges de la tradition juive, le « daimon » des Grecs, les âmes dédoublées des gnostiques, des manichéens, ou des Iraniens, ou, plus anciennement encore, les voyages en esprit des chamans pendant leur extase, témoignent d’ une profonde analogie, indépendamment des époques, des cultures, des religions.

Il ressort de toutes ces traditions, si diverses, une leçon similaire. L’âme n’est pas seulement un principe de vie, attaché à un corps terrestre, destiné à disparaître après la mort. Elle est aussi attachée à un principe supérieur, spirituel, dont on peut penser qu’il la garde et la guide.

La science moderne a fait récemment un pas dans cette direction de pensée, en postulant l’hypothèse que « l’esprit » de l’homme n’était pas localisé seulement dans le cerveau proprement dit, mais qu’il se diffusait largement dans l’affectif, le symbolique, l’imaginaire et le social, selon des modalités aussi diverses que difficiles à objectiver.

Il y a là un champ de recherche d’une fécondité inimaginable. L’on pourra peut-être un jour caractériser de manière tangible la variété des imprégnations de l’esprit dans le monde.

Deux autres métaphores encore en donneront peut-être une idée, celle de l’hologramme et celle de l’intrication quantique.

L’esprit pourrait être comparé à un hologramme. Il est lui-même un « tout » dont chacune des parties garde une image ou une ressemblance de ce « tout ». Et il est également une partie infime d’un Tout, dont il est à l’image et à la ressemblance.

Ces différentes sortes de parties, d’images, de ressemblances, et ces différentes sortes de totalités sont « intriquées » ensemble, à l’image des particules quantiques.

Il reste à comprendre le pourquoi de cette structure, qui pour le moment n’est qu’une métaphore.

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iQumran P. IX. I. Cité in Guy Stroumsa. Barbarian Philosophy.

iiQumran P. IX. I. Cité in Guy Stroumsa. Barbarian Philosophy.

iiiPhilon d’Alexandrie. Cf. Quod omnis probus liber sit. 72-94 et Vita Mosis 2. 19-20

ivFlavius Josèphe. Contre Apion. 1. 176-182

vQumran. Règle de la communauté. III, 18

viShaul Shaked. Qumran and Iran : Further considerations. 1972, in G. Stroumsa. op. cit

viiB.Yoma 69b, Baba Bathra 16a, Gen Rabba 9.9)

viiiAugustin. De duabus animabus.

ixAugustin. Contra faustum. 6,8

xOrigène. Homélies sur saint Luc.

xiGuy Stroumsa. Barbarian Philosophy.

La conscience, l’ordre et l’errance


« Zeus, Hadès et Perséphone, vus par Rubens. »

L’ensemble des mythologies inventées par l’homme est une sorte d’immense théâtre, où se donnent en spectacle des cas de consciences (divines ou non) face à leurs béances, leurs élévations, leurs abaissements, ou leurs métamorphoses.

Dans leur richesse profuse et leurs tours inattendus, les mythologies témoignent de l’évolution continue de la conscience, dans ses tentatives de représentation de ce qu’elle ne peut entièrement et clairement se figurer. Elle ne sait pas ce qu’elle cherche, mais ce qu’elle sait c’est qu’il lui faut chercher sans cesse. Une fois lancée, elle ne demande qu’à aller toujours plus loin.

Pour que la conscience puisse continuer de toujours se dépasser elle-même, jusqu’à atteindre ce qu’on pourrait appeler une ‘tout autre conscience’, il lui faut d’abord prendre conscience de ce désir, qui est dans sa nature, et de ce qu’implique cette volonté de dépassement, ce que requiert cette exigence d’envol. Il lui faut comprendre l’essence du dépassement, et les conditions qui le rendront possible.

La philosophie, tant ancienne que moderne, suppose en général, explicitement ou implicitement, que la condition actuelle de la conscience humaine est la seule valide, la seule envisageable, la seule raisonnable, qu’elle est la référence universelle, et qu’il n’en est point d’autre.

Dans ces conditions, il paraît clair que la philosophie est mal armée pour comprendre ce qui, en théorie ou en pratique, pourrait la dépasser entièrement. Il paraît évident qu’elle ne peut pas même imaginer la nature putative de quelque dépassement radical, qui transcenderait la condition actuelle de la conscience, ou plutôt la manière dont on la conçoit habituellement.

Cependant, la réflexion « philosophique » sur la naissance de la mythologie ancienne, la contemplation de son histoire, et l’observation de sa décadence, peut nous apprendre beaucoup sur ce dont furent capables d’autres consciences humaines, jadis. Et par inférence, elle peut indiquer d’autres voies pour l’avenir d’une philosophie de la conscience.

La mythologie, pour seulement exister, puis se transmettre, a nécessité dès les Temps antiques un retour de la conscience sur elle-même, sur l’origine de ses croyances, de ses aspirations et de ses terreurs. S’y plonger aujourd’hui peut nous aider à considérer non le pourquoi de la multiplicité des Dieux, ou les milliers de noms de l’Unique Divinité, mais la manière dont ils ont été inventés, et l’orientation de la conscience de leurs créateurs, les Poètes ou les Prophètes.

Hésiode et Homère n’ont pas seulement narré avec génie la genèse des Dieux, leurs batailles et leurs amours, ils ont surtout installé une distance critique, poétique, littéraire et littérale, entre leur objet et leur sujet.

Les Poètes ont créé de nouveaux Dieux, ils ont conceptualisé leur essence à partir du souvenir des Dieux anciens, longtemps gardés par la mémoire, jadis craints ou révérés, et qui continuaient peut-être de l’être, sans doute, mais avec d’autres nuances, que l’art poétique se réserva le soin de développer.

La création poétique de la mythologie ressortit à une tout autre conscience que la seule réflexion philosophique. L’invention soutenue, la critique libre, d’un Héraclite par exemple, ou d’un Platon, dépasse en un sens la poésie, mais ne s’en affranchit pas.

La vraie création crée des mondes vraiment vivants. Par cette vie vraiment vivante, l’imagination libère la pensée, elle la délivre de toute entrave, elle lui donne le mouvement, elle insuffle dans l’esprit une impulsion critique et laisse le champ ouvert à l’invention, poétique et philosophique.

Il y a toujours plusieurs niveaux ou strates (de conscience) qui sont à l’œuvre dans toute conscience s’interrogeant sur sa nature, s’efforçant d’aller de l’avant, ou de s’enfoncer dans sa nuit.

Quand on parle d’une ‘tout autre conscience’ , que veut-on dire exactement? S’agit-il d’une conscience subliminale, latente, sous-jacente ? S’agit-il d’une pré-conscience ou d’une proto-conscience de l’inconscient à l’œuvre? Ou d’une supra-conscience, d’une méta-noésis ?

S’agit-il d’une intuition d’autres états de la conscience, dont pour les définir on pourrait simplement dire qu’ils sont un peu trop ‘non humains’ dans leur état embryonnaire, loin de la condition actuelle de la conscience humaine ?

S’il fallait un terme classique pour fixer les idées, on pourrait qualifier ces états ‘non-humains’ de ‘démoniques’ (au sens du ‘daimon’, le Démon de Socrate)i.

On pourrait aussi, après Hésiode ou Homère, qualifier ces états de « divins », en donnant à ce terme le sens d’une projection de tout ce qui dans l’humain tend au supra-humain.

Les mythologies supposent comme acquis le fait qu’il existe d’autres types de consciences que simplement humaines. Elles montrent aussi que l’homme n’est pas en réalité seulement ce qu’il semble être. Il pourrait, en théorie du moins, être en puissance ‘tout autre’ qu’il n’est.

La mythologie a pour force principale de suggérer à la conscience humaine que la conscience (provisoire) qu’elle atteint d’elle-même et du monde en général n’est pas encore consciente de tout le potentiel qu’elle possède en réalité.

La conscience pose en elle et développe le destin d’entités ‘divines’ qui lui servent en quelque sorte d’avatars. Les Dieux imaginés sont des images de la conscience elle-même, dans ses états provisoires. Ces entités divines, imaginées, projettent la conscience dans un monde qui la dépasse, mais dont elle est, sinon l’autrice même (puisque c’est le Poète qui l’imagina), mais du moins la fervente spectatrice, — ou parfois, ce qui revient presque au même, la féroce critique.

La mythologie et ses fictions bariolées montrent à la conscience humaine qu’elle peut être entièrement autre que ce qu’elle est, qu’elle peut partir en voyage, et que, par la mobilisation de son intelligence et de sa volonté, elle pourra dépasser tous les lieux et tous les cieux, qui sont en elles en puissance, mais non encore en acte.

La conscience est, au commencement de l’histoire de la mythologie, puis tout au long de son déroulement, la proie consentante d’une puissance aveugle qui l’habite en secret, puissance qui lui est incompréhensible, mais dont les mythes lui exposent au fur et à mesure quelques-uns des secrets.

La conscience mythologique, c’est-à-dire la conscience que l’homme a de l’essence de la mythologie qu’il se construit, la conscience qu’il a de ce qu’elle peut lui apprendre sur la nature la plus profonde de sa propre conscience, la conscience qu’elle peut lui faire entrevoir l’abysse de ses origines et lui faire deviner quelques cimes inimaginables restant à atteindre, n’est pas, à propos des commencements, d’une grande limpidité. Elle est en fait intrinsèquement obscure, même sous les éclairages construits, violents, crus, des poètes (comme Hésiode ou Homère), ou sous le voile des tonitruants éclairs de textes inspirés (comme le Véda, la Genèse, ou les Prophètes).

La conscience mythologique se comprendra mieux elle-même à la fin de l’ère mythologique, quand les Dieux apparaîtront davantage comme des fictions littéraires ou spirituelles que des réalités de chair et de sang.

Elle se comprendra mieux quand la puissance aveugle qui l’aura longtemps inspirée dans des âmes singulières, des peuples divers, des cultures spécifiques, sera finalement elle-même surpassée par la conscience d’une nouvelle ère, d’une nouvelle « genèse », plus philosophique et plus critique que la Genèse.

Lorsque surviendra, inévitable, le moment de la mort des mythes et des Dieux qui les ont fait vivre, un feu nouveau et un souffle puissant pourront jaillir. Ce feu neuf, ce souffle frais, mettront en lumière dans la conscience tout ce que la mythologie recélait sous ses cendres tièdes, et les phénix nouveaux qui demandaient à naître.

La conscience n’est donc jamais seulement dans un état « originel ».

Elle ne cesse de se constituer elle-même comme son propre avenir, quelle que soit la durée de sa maturation.

L’essence originelle de la conscience de l’homme est de paraître maîtresse de soi, maîtresse du soi. Elle semble se posséder, régner sans partage sur le for intérieur. Elle règne sur elle-même. Elle est à la fois ce for intérieur (noté A) et la conscience (notée B) qu’elle a de cet A.

La conscience est ce B qui a cet A en soi, comme une sorte de matière propre, ouverte à toutes sortes de possibles, et en particulier aux possibilités d’être-autre, aux perspectives de ne pas ‘être-seulement-A’, mais ‘d’être-B-considérant-A’, ou même ‘d’être-B-considérant-ce-non-A’, ou encore ‘d’être-tout-autre-qu’A-ou-non-A’, et qu’on pourrait appeler C, ou X ou Z.

Il serait tentant de filer ici la métaphore du genre, pour faire image.

La conscience B du for intérieur A pourrait être comparée à la conscience détachée, contrôlée, contrôlant, de l’étant masculin, alors que la conscience de ‘pouvoir-être-autre’ (C, X ou Z) pourrait être comparée à cette intuition et cette puissance proprement féminine de désirer, de concevoir et de réellement porter en soi un être-autre, pendant un temps, avant de lui donner une vie propre.

Il est sans doute artificiel de distinguer nettement l’étant masculin de la conscience (la conscience B qui se dit et se voit consciente de A) et la conscience féminine de ‘pouvoir-être-autre’ (la possibilité féminine de concevoir et de porter en soi un être-autre). Le masculin et le féminin ne sont pas seulement séparables, ils sont également unis dans la conscience, qui est fondamentalement d’une nature androgyne, à la fois animus et anima, pour reprendre les termes de Jung.ii

Dans toute mythologie, il y a des points d’inflexion, des moments clés, des césures, où le sens s’ouvre, se déploie. Par exemple, l’apparition subite du personnage de Perséphone oblige Zeus lui-même à sortir de son Olympe et à forger un compromis entre Déméter, la mère éplorée, et le Dieu ravisseur, « l’avare Hadès ».

D’un autre point de vue, non mythologique, mais poétique, Perséphone symbolise l’âme légère, seulement séduite par la senteur du safran, de l’iris et des narcisses, dont le doux parfum fait sourire le ciel, la terre et la meriii

Selon l’interprétation, franchement métaphysique, du mythe de Perséphone par Simone Weil, « la beauté est le piège le plus fréquent dont se sert Dieu pour ouvrir l’âme au souffle d’en-haut. »iv

Mais comment expliquer le silence universel qui répondit aux appels de détresse de la vierge violée, enlevée ? Serait-ce qu’il est des « chutes » dont on ne revient pas, car elles sont de celles qui élèvent et unissent l’âme au « Dieu vivant » lui-même, et qui l’y lient, comme l’épouse à l’époux :

« Le parfum du narcisse faisait sourire le ciel tout entier là-haut, et la terre entière, et tout le gonflement de la mer. À peine la pauvre jeune fille eut-elle tendu la main qu’elle fut prise au piège. Elle était tombée aux mains du Dieu vivant. Quand elle en sortit, elle avait mangé le grain de grenade qui la liait pour toujours. Elle n’était plus vierge. Elle était l’épouse de Dieu »v.

Le monde souterrain où Perséphone a été entraînée symbolise, pour S. Weil, la souffrance, la douleur de l’âme, son expiation d’une faute incompréhensible. Le grain de grenade est la semence de sa vie renouvelée et la promesse de futures métamorphoses, selon quelque grâce invisible.

Pour Schelling, en revanche, Perséphone représente la puissance de la conscience originelle . Elle est la pure conscience, la conscience vierge, mais ravie, posée nue dans la Divinité, celée en lieu sûr. Elle est la conscience sur laquelle se repose Dieu, la conscience qui le fonde dans l’infra-monde des Enfers. Elle incarne l’intérieur souterrain, le for intime de la divinité, son creux premier, sa crypte antique, au-dessus de laquelle les cathédrales exultent, et les moissons germent.

Elle est la conscience envoyée au monde des morts. Elle s’y retire, s’y cache, s’y fonde et s’y marie non au ‘Dieu vivant’ invoqué par Weil, mais au Dieu des morts, au Dieu de l’Enfer, Hadès, le frère taciturne de Zeus.

Avec l’apparition de la vierge et pure Perséphone dans les Enfers, le grand récit de la mythologie prend soudain conscience des pulsions, obscures encore, de l’homme, de ses désirs inassouvis, de ses craintes inavouées.

Le poète qui chante les amours du Dieu de la mort et de la pure Perséphone prend conscience que la mythologie qu’il invente peut faire taire les terreurs, transporter les esprits.

Ce qui dominait avant lui dans la conscience pré-mythologique, c’était le règne du Dieu unique, jaloux, exclusif, — le Dieu qui, pour rester seul à être unique, refusait la divinité à toutes les autres puissances.

Toutes ces puissances, dont la Sagesse ou l’Intelligence, par exemple, ou d’autres Sefirot (pour employer un vocabulaire certes plus cabalistique qu’hellénique), ne sont pas le vrai Dieu, puisque seul le Dieu unique est le vrai Dieu. Mais, cependant, elles ne sont pas « rien », et elles ne sont pas non plus absolument « non-divines », puisqu’elles sont admises en sa présence, puisqu’elles constituent sa Présence même, sa Chekhina, comme l’allègue la cabale juive.

Réduites à leur essence la plus profonde, on peut identifier trois puissances élémentaires, originaires, en quelque sorte séfirotiques: la puissance du Fondement (la Matière), la puissance du Déchirement (l’Aspiration), la puissance de la suture (l’Esprit).

Le Dieu unique, uni-total, n’est donc pas seul, il est accompagné de sa propre Présence, mais aussi, bien avant que le monde fut créé, de la Sagesse, de l’Esprit ou de l’Intelligence.

Ces puissances-là, et d’autres encore peut-être, habitent depuis des millénaires la conscience des hommes, non pas d’emblée, mais progressivement, successivement, comme autant d’avatars ou d’apparitions du Dieu unique.

Ce qui domine à présent dans cette conscience de l’unique, ce n’est pas le Dieu Pan, que les Grecs conçurent à leur heure, ce Dieu qui n’exclut rien, qui englobe tout, et qui est Tout, qui est en essence le vrai πᾶν, philosophique et cosmologique.

La conscience du Dieu unique n’est consciente que d’un πᾶν partiel, un πᾶν de circonstances, un πᾶν divin, certes, mais un πᾶν exclusif, un πᾶν non-inclusif, qui est loin de contenir en lui tout ce qui n’est pas divin, et moins encore tout ce qui est anti-divin.

Dans l’exclusivité absolue du Dieu des origines, il n’y a pas beaucoup de place pour l’Autre, pour une vie vraiment autre, qui aurait une absolue liberté d’être, qui ne serait pas tissée de la substance même de l’origine.

Cette exclusive situation ne peut durer. Le Dieu des origines ne peut rester unique et seul dans l’origine. Il ne peut pas demeurer davantage unique et seul dans la conscience ou dans la nature. Tout comme il doit s’abandonner, se laisser surpasser par la création du Monde, il doit s’abandonner aussi dans les consciences qui en émergent, quelles qu’en soient les formes.

La question est de savoir ce que veut vraiment dire que le Dieu s’abandonne, se laisse surpasser.

Avant d’être effectivement surpassé, le Dieu Tout-Puissant doit s’être laissé rendre surpassable par quelque puissance, cachée en lui, ne demandant qu’à s’élever à la conscience. Il doit avoir été en puissance de son propre dépassement, avant d’être en présence de ce dépassement.

Quelle était cette puissance cachée?

Pour répondre, il faudrait inventer un mythe qui tente de montrer ce qui fut avant les mythes.

Voici ma proposition :

La vie de l’humanité avant le Mythe, avant l’Histoire, avant la Loi, était sans doute une vie fugace, vagabonde, nomade, éphémère. L’homme courait toujours, de proche en proche, en quête du large, dans les seules limites de l’illimité. L’absence de lieu en lui était son séjour. Étranger à soi, il ignorait d’où il venait et où il allait. Dans sa course, il était migrant sur la terre, se mouvant sans fin et sans conscience, étoile errante.

Quand la conscience en l’Homme enfin commença de faire sentir son mouvement, il conçut un rapport entre l’errance de sa course, et la course de sa pensée, la course de sa conscience.

Il conçut un lien entre le mouvement, le transport, l’errance, et la traversée, le dépassement, l’affranchissement. Autrement dit, il vit un lien de ressemblance entre le déplacement sur la terre et le mouvement dans l’esprit.

Cette image ne l’a plus quitté.

Les mythes que sa conscience commença d’inventer, se fondèrent dès lors, non sur le proche, mais le lointain, l’intangible, le Ciel.

Dans le Ciel immense, nocturne ou diurne, les mouvements semblent obéir à des lois déterminées.

Pour la conscience, agitée d’une mobilité constante, d’une inquiétude de tous les instants, le mouvement régulier des étoiles, faisait contraste aux errances apparemment irrégulières des planètes et à la chute aléatoire des météores.

La conscience médita longtemps cette double manière de mouvement, l’une selon la règle, l’autre s’en passant.

Ce double mouvement, la mythologie se l’appropria aussi.

L’un, ordonné, celui des étoiles et des constellations, était à l’image du Dieu Un.

L’autre, erratique, celui des planètes et des météores, était à la ressemblance de la puissance cachée qui habite le Dieu, et dont lui-même n’a pas conscience.

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iCf. Plutarque. « Du Démon de Socrate », Œuvres morales. Traduction du grec par Ricard. Tome III , Paris, 1844, p.73

ii « La conscience est nature en quelque sorte androgyne », affirme Schelling, qui avait donc, plus d’un siècle avant C.-G. Jung, préfiguré la double nature de la conscience, comme animus et comme anima. Cf. F.-W. Schelling. Philosophie de la mythologie. Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Jérôme Millon. Grenoble. 2018, Leçon IX, p.104.

iiiL‘Hymne homérique à Déméter en donne cette image :

« Je chanterai d’abord Déméter à la belle chevelure, déesse vénérable, et sa fille légère à la course, jadis enlevée par Hadès. Zeus, roi de la foudre, la lui accorda lorsque, loin de sa mère au glaive d’or, déesse des jaunes moissons, jouant avec les jeunes filles de l’Océan, vêtues de flottantes tuniques, elle cherchait des fleurs dans une molle prairie et cueillait la rose, le safran, les douces violettes, l’iris, l’hyacinthe et le narcisse. Par les conseils de Zeus, pour séduire cette aimable vierge, la terre, favorable à l’avare Hadès, fit naître le narcisse, cette plante charmante qu’admirent également les hommes et les immortels : de sa racine s’élèvent cent fleurs ; le vaste ciel, la terre féconde et les flots de la mer sourient à ses doux parfums. La Déesse enchantée arrache de ses deux mains ce précieux ornement ; aussitôt la terre s’entrouvre dans le champ nysien, et le fils de Cronos, le roi Hadès, s’élance porté par ses chevaux immortels. Le Dieu saisit la jeune vierge malgré ses gémissements et l’enlève dans un char étincelant d’or. Cependant elle pousse de grands cris en implorant son père, Zeus, le premier et le plus puissant des Dieux : aucun immortel, aucun homme, aucune de ses compagnes n’entendit sa voix. »

ivSimone Weil, Attente de Dieu, Fayard, 1977, p. 152-153.

vSimone Weil, Attente de Dieu, Fayard, 1977, p. 152-153.

    Des Vérités bonnes à dire


    « La Déesse Péithô tenant le Dieu Eros par la main. »

    Dans une époque dominée par les mensonges et les falsifications délibérées de la réalité, en particulier par les mensonges d’État, comme alors, ceux liés à l’Affaire Dreyfus, Charles Péguy avait fait de la vérité la règle de sa vie. Pour la défendre, il engloutit la petite fortune que son mariage lui avait apportée, en fondant en janvier 1900 ses Cahiers de la Quinzaine.

    Il avait cependant une façon curieuse et contre-intuitive de la présenter. «Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste. »i

    Sans doute y a-t-il des vérités bêtes, ennuyeuses et tristes, tout comme il y a des vérités intelligentes, passionnantes, et joyeuses. Serait-ce donc que la vérité n’est pas une, mais multiple, diverse, et donc difficile à définir, pour le moins, et délicate à saisir dans son essence.

    Et pourtant, ne savons-nous pas, intuitivement, la différence radicale entre le vrai et le faux ?

    « Qu’est-ce que la vérité ? »

    Cette célèbre question, jadis posée par Ponce Pilate, ne reçut, comme on sait, pas de réponse, sinon celle (implicite) d’une présence silencieuse, dont les générations suivantes, méditant sur ce silence crucial (c’est le cas de le dire), ont pu supposer qu’il était la réponse même, et qu’il l’incarnait en fait.

    Il fallait du moins se souvenir de ce qu’avait déclaré auparavant l’accusé, dans d’autres circonstances, en des paroles jugées déjà absolument scandaleuses, sinon absurdes, par les religieux ayant alors le haut du pavéii.

    Parmi les philosophes qui, bien plus tard, tentèrent de penser l’essence de la « vérité », l’essence du « vrai », il y eut Hegel, dont certaines de ses formules montrent l’ambition ultime.

    « Le vrai est le Tout. »iii

    « L’absolu seul est vrai ou le vrai seul est absolu. »iv

    Et dans une formule aux accents dionysiaques :

    « Le vrai est le délire bachique dont il n’y a aucun membre qui ne soit ivre. »v

    Hegel voit le « vrai » non seulement comme une « substance » mais aussi comme un « sujet ». « Tout dépend de ce point essentiel : saisir et exprimer le Vrai, non comme substance mais précisément aussi comme sujet. »vi

    Hegel fait même de la Vérité le Sujet par excellence, à savoir Dieu, ou l’Esprit absolu. La vie de Dieu et la vérité qui est en lui s’expriment comme un jeu de l’amour avec lui-même .vii

    L’idée que la Vérité est d’essence divine n’était pas si nouvelle, en fait.

    Dans la Grèce ancienne, la « vérité », alétheia (ἀλήθεια), avait, par-delà son sens obvie, abstrait et idéal en philosophie, aussi reçu, par le biais de la mythologie et de la poésie, une acception proprement divine.

    Ainsi, Parménide oppose radicalement la « vérité » aux « opinions des mortels » :

    « Apprends donc toutes choses,

    Et aussi bien le cœur exempt de tremblement

    Propre à la vérité bellement circulaire,

    Que les opinions des mortels, dans lesquelles

    Il n’est rien qui soit vrai ni digne de crédit. »viii

    Si rien dans les opinions des mortels n’est « vrai », alors qu’est-ce qui est « vrai » ? Quelle est cette « vérité bellement circulaire » qui ne peut être accueillie que par un « cœur exempt de tremblement » ?

    Dans un autre fragment, Parménide présente explicitement la Vérité comme une entité divine, cheminant en compagnie de la déesse Peïthô:

    « Allons, je vais te dire et tu vas entendre 
    quelles sont les seules voies de recherche ouvertes à l’intelligence; 
    l’une, que l’être est, que le non-être n’est pas, 
    voie de la Certitude (Peïthô), qui accompagne la Vérité (Alêthéïa) ».ix

    Dans le grec original de Parménidex, on lit :

    Πειθοῦς ἐστι κέλευθος, littéralement « c’est la voie de Peïthô ».

    Le mot Πειθώ, Peïthô, est doté d’une majuscule. C’est donc un nom de personne, en l’occurrence le nom de la déesse Peïthô, qui accompagne une autre déesse, Alêthéïa.

    Les traductions habituelles en français rendent le mot peïthô comme un simple substantif, avec les acceptions « persuasion », ou « certitude ». Mais Πειθώ (Peïthô) est ici le nom de la Déesse de l’éloquence et de la persuasion, la fille d’Okéanos et de Thétys. Et cette Déesse « accompagne » une autre déesse, Alêthéia, la déesse de la Vérité, la fille de Zeus, chantée par Pindare et évoquée par Ésope, Philostrate l’Ancien et Apulée.

    ὦ Μοῖσ’, ἀλλὰ σὺ καὶ θυγάτηρ
    ᾿Αλάθεια Διός, ὀρθᾷ χερὶ

    « Ô Muses, et toi, Vérité, fille de Zeus, aux mains pures… »xi

    Il faut comprendre que la principale voie de recherche ouverte à l’intelligence, selon Parménide, cette voie qui commence par la certitude que « l’être est » et que « le non-être n’est pas », est une voie qui a été ouverte, et qui est parcourue par deux déesses, Péithô et Alêthéïa, — Persuasion et Vérité.

    Pour les Grecs, la Vérité est fille de Zeus.

    Pour les chrétiens, la Vérité, et la Voie par la même occasion, sont incarnées par le fils de Dieu (« Je suis la voie, la vérité, et la vie. »)xii.

    Pour Hegel, le Vrai est Dieu, et réciproquement. Lorsqu’il conclut sa Phénoménologie de l’esprit, il évoque explicitement « le calvaire de l’esprit absolu » et « l’effectivité, la vérité et la certitude de son trône. » xiii Cela semble une allusion au « calvaire » de Celui qui se proclama être la « Vérité » même.

    Il est un autre cas historiquement attesté où le « calvaire », la « vérité » et Dieu ont été conjoints et incarnés, par un homme, c’est celui de la Passion de Hallâj.

    Le 26 mars 922, Husayn ibn Mansûr Hallâj fut exécuté à Bagdad.

    Du haut du gibet, Hallâj, extatique, clama ces mot :

    Anâ’l Haqq

    « Je suis la Vérité »

    Dans une autre interprétation, livrée par Louis Massignon, ces deux mots pourraient aussi signifier: « Mon ‘je’ c’est Dieu », car el Haqq est aussi l’un des noms de Dieu.

    Ce qui est certain c’est que cette simple phrase eut un immense retentissement dans tout le monde islamique.

    « Pour toute la tradition musulmane ultérieure, ce mot caractérise Hallâj, c’est le signe de sa vocation spirituelle, le motif de sa condamnation, la gloire de son martyre. »xiv

    Le mot aqq, حقًّ , traduit par « vérité » ou par Dieu, a des acceptions multiples : droit (qu’on a à quelque chose) ; devoir ; chose nécessaire ; chose vraie ; certitude ; vérité ; l’islam ; le Coran ; Dieu (الحقّ, la vérité absolue) ; mort ; le derrière de la tête (à l’endroit du creux de la nuque (selon le Kazimirski).

    La racine verbale qui est censée en livrer l’étymologie, ne semble pas avoir de rapport direct avec la vérité, mais évoque plutôt les idées d’irruption, de choc, de commotion, de révélation soudaine :

    ḥaqqa حَقَّ : venir chez quelqu’un ; l’emporter sur son adversaire par la validité de son droit ; rendre une chose nécessaire ; frapper quelqu’un au milieu du crâne, ou sur le creux de la nuque ; savoir une chose avec certitude ; frapper juste.

    Il reste à interpréter.

    Selon une tradition sûfie, Hallâj rencontra un jour Junayd et lui dit « je suis la Vérité ». — Non, lui répondit Junayd, c’est par la Vérité que tu es ! Quel gibet tu souilleras de ton sang ! »xv

    Quel était le sens réel du mot aqq dans la bouche de Hallâj ? L’un des noms de Dieu ? Ou Dieu Lui-même ?

    « En arabe, du temps de Hallâj, alḥaqq n’est qu’un des 99 noms de Dieu autorisés dans la litanie du chapelet par les hadîth (51ème dans la liste de Tirmidhî) ; et Qannâd fait dire à Shiblî que Hallâj fut puni pour avoir mésusé de ce Nom divin, dont la puissance lui avait été concédée, Nom qui, selon les partisans de la distinction réelle des attributs divins, n’avait nullement introduit Hallâj dans l’union avec les autres Noms divins, encore moins avec l’essence divine. Son cri n’a été qu’un essai d’usurpation, d’appropriation, comme celui d’un ascète qui croit que le rayonnement de son entraînement lui appartient. »xvi

    Louis Massignon pense que, dans sa très haute extase, Hallâj a surpris et compris un secret divin ésotérique. Quel secret ?

    Le secret de l’immanence (sirr wahdat al-shuhûd) et le secret du monisme de l’existence de toutes choses (sirr wahdat al-wujûd).

    Dans l’extase, et même en dehors de l’extase, « la beauté du monde atteste que Dieu transparaît à travers toute chose pour qui sait L’y apercevoir. Cette vérité se heurte à l’affirmation de la transcendance divine »xvii.

    Mais l’immanence de Dieu est-elle en contradiction avec sa transcendance ?

    Quant au secret du monisme de l’existence, il tient dans cette seule affirmation : « Rien n’existe que Dieu » .

    Lorsque Hallâj, dans son extase, est arrivé à la certitude de l’identité impersonnelle de tout ce qui est, et que tout était « Lui » (Huwa), il a osé proclamer Anâ’l Haqq.

    Il a pris conscience que l’Univers, pris comme un Tout, était un moyen par lequel Dieu pouvait Se manifester, non seulement vis-à-vis de Lui-même, mais aussi vis-à-vis de quiconque n’est pas Lui.

    Des traditions plus antérieures encore, la juive et la védique, par exemple, n’ont pas manqué d’associer l’idée de Dieu et l’idée de vérité.

    Le prophète Isaïe emploie l’expression de « Dieu de vérité »xviii, que le Psalmiste reprend avec une nuance : « YHVH Dieu de vérité »xix.

    Le même Psalmiste associe à plusieurs reprises la vérité et l’idée de marche.

    « Fais-moi marcher dans ta vérité »xx.

    « Je marche en vérité »xxi.

    « L’amour et la vérité marchent devant toi »xxii.

    Mais il crée surtout un lien entre la vérité comme essence de la parole de Dieu, et la vérité comme présence au tréfonds de l’homme (dans ses « reins »).

    « Le principe de ta parole : la vérité »xxiii .

    « Tu aimes la vérité dans les « reins » (touoth) »xxiv.

    Je terminerai en évoquant le mot sanskrit satya, सत्य, « vérité ». Sa racine est sat, सत्, qui a deux sens. Au neutre : l’Être, le réel ; le bien, la vertu. Au masculin : l’homme juste, bon ; l’homme de bien.

    La vérité est féminine en français, en grec, en hébreu, et en sanskrit. Mais en sanskrit, si l’homme bon est masculin, l’Être est neutre.

    Vaste spectre.

    ___________________

    iAlexandre Millerand écrit dans sa préface aux Œuvres complètes de Charles Péguy : « La règle de sa vie qui en fait la profonde unité il la formule aux premières pages du premier des Cahiers: ‘Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste: voilà ce que nous nous sommes proposé depuis plus de vingt mois et non pas seulement pour les questions de doctrine et de méthode, mais aussi, mais surtout pour l’action. Nous y avons à peu près réussi. Faut-il que nous y renoncions?’»

    ii« Je suis le chemin, la vérité et la vie ». Jn 14,6

    iiiHegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome I. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.17

    ivHegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome I. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.67

    vHegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome I. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.40

    viHegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome I. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.17

    vii« Le Vrai est le devenir de soi-même, le cercle qui présuppose et a au commencement sa propre fin comme son but, et qui est effectivement réel seulement moyennant son actualisation développée et moyennant sa fin. La vie de Dieu et la connaissance divine peuvent donc bien, si l’on veut, être exprimées comme un jeu de l’amour avec soi-même ; mais cette idée s’abaisse jusqu’à l’édification et même jusqu’à la fadeur quand y manquent le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif.» Hegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome I. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.18

    viiiParménide. De la nature. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard. 1988, p.256

    ixTraduction française (légèrement modifiée et adaptée par moi) de Paul Tannery. Pour l’histoire de la science hellène, de Thalès à Empédocle (1887).

    xΕἰ δ’ ἄγ’ ἐγὼν ἐρέω, κόμισαι δὲ σὺ μῦθον ἀκούσας, 
    αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσι νοῆσαι· 
    ἡ μὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι, 
    Πειθοῦς ἐστι κέλευθος – Ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ –

    xiPindare, Odes Olympiques, X, 5-6 (ma traduction)

    xiiJn 14,6

    xiiiHegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome II. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.313

    xivLouis Massignon, La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome 1. Gallimard Collection Tel, 1975, p.168

    xvLouis Massignon, La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome 1. Gallimard Collection Tel, 1975, p.168

    xviLouis Massignon, La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome 1. Gallimard Collection Tel, 1975, p.171

    xviiLouis Massignon, La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome 1. Gallimard Collection Tel, 1975, p.173

    xviiiIs 65,16 אלֹהֵי אָמֵן , Eloheï amen, « Dieu de vérité » ou « Dieu vrai ».

    xixPs 31, 6 יְהוָה–אֵל אֱמֶת , Adonaï El émêt, « YHVH Dieu de vérité ».

    xxPs 25,5

    xxiPs 26,3

    xxiiPs 89,15   חֶסֶד וֶאֱמֶת, יְקַדְּמוּ פָנֶיךָ

    xxiiiPs 119, 160   רֹאשׁ-דְּבָרְךָ אֱמֶת

    xxivPs 51,8

    Quelques oracles en Chaldée


    « Initiation chaldaïque »

    Les Oracles chaldaïques, attribués à Julien, datent du 2ème siècle ap. J.-C. C’est un ensemble de sentences courtes, obscures. On y trouve par exemple cette formule flottante, ambiguë: « L’esprit issu de l’esprit » (νοῦ γάρ νόος). Peut-être est-elle simplement une indication que l’esprit toujours renaît de lui-même, tel le Phénix? Mais il peut y avoir d’autres sens, plus cachés. L’esprit aurait lui-même une sorte d’« esprit » qui serait dans l’esprit sa partie la plus vive, la moins conservatrice, et qui animerait une sorte de « corps » spirituel qui serait la « matière » dont il émanerait. Si c’était le cas, il faudrait supposer que cet « esprit de l’esprit » pourrait lui-même avoir en lui une sorte d’« esprit », et ainsi de suite…

    Les Oracles chaldaïques ont excité la curiosité pendant deux millénaires.

    Michel Psellus (1018-1098) a écrit des Commentaires des Oracles chaldaïques, qui ont fait ressortir de multiples influences assyriennes et chaldéennes.

    Plus récemment, entre la fin du 19ème siècle et le début du siècle dernier, W. Kroll, E. Bréhier, F. Cumont, E.R. Dodds, H. Lewy, H. Jonas se sont penchés à nouveau sur ces textes. Ils étaient les derniers maillons d’une chaîne antique de commentateurs, qui avaient commencé avec Eusèbe, Origène, Proclus, Porphyre, Jamblique…

    Il ressort de ces études qu’il faut remonter à Babylone, et, plus avant encore, au zoroastrisme, pour tenter de comprendre le sens de ces poèmes magico-mystiques, qui avaient chez les néo-platoniciens le statut de révélation sacrée, et qui en avaient tiré des idées touchant au voyage de l’âme à travers les mondes, des mots comme Aïon, l’un des noms de l’éternité, ou encore le concept d’une « hypostase noétique de la Divinité »i.

    De ces pépites chaldéennes et oraculaires, je voudrais citer quelques extraits, que j’assortirai à mon tour d’un bref commentaire, petite pierre ajoutée au cairn des millénaires.

    « Le silence des pères, dont Dieu se nourrit. »ii

    Dieu se nourrit-il ? Serait-ce donc qu’il a faim ? De quoi Dieu peut-il avoir faim, s’il est un, immobile, éternellement le même? Aurait-il faim de silence ? Ou n’aurait-il pas plutôt faim de l’absence chez les « pères » de paroles fausses, de pensées doubles, de sophismes brillants ? Qui sont ces « pères » ? Peut-être sont-ils les pères de ceux qui se nomment Ben-Adam, dans les écritures hébraïques, c’est-à-dire les « Fils de l’Homme » ? Mais alors qui est cet Adam qui est un pluriel?

    « Vous qui connaissez, en le pensant, l’abîme paternel, au-delà du cosmos. »iii

    Que désigne ce « vous » ? Sans doute s’agit-il de ceux qui connaissent l’abîme qui est au-delà du Cosmos, et donc par extension, ceux qui connaissent ce qui est au-delà de la Création, ou en deçà. Comment connaissent-ils tout cela ? Ils connaissent simplement par le fait d’y penser, tant leur pensée est puissante, tant elle peut engendrer en elle-même la connaissance, qui est, comme on sait, la fille de la pensée. Et, d’ailleurs, quel est l’abîme dont parle l’oracle ? Sans doute est-ce Chaos, ce qui est apparu le premier dans la Cosmogonie d’Hésiode. Chaos a en effet pour sens, en grec : « abîme, vide ». Chaos est qualifié par l’oracle de « paternel ». Est-ce à dire que l’essence de la paternité est le « vide » ? Ce serait une piste intéressante, et il faudrait en induire que l’essence de la maternité est la « plénitude ».

    « Tout esprit pense ce Dieu. »iv

    Quel est ce Dieu ? Si l’on appuie sur l’oracle précédent, traitant de la pensée première et de son objet, ce Dieu est Chaos. Mais, pour Hésiode, Chaos n’était pas un Dieu. C’est Éros, Amour, qui fut le premier Dieu, bien qu’il soit arrivé seulement en troisième position après Chaos et Gaïa. Si Chaos n’est pas un Dieu, alors qu’est-il ou qui est-il? Sans doute une idée. Ou bien quelque chose de plus haut qu’un Dieu ou une idée ? Cela se peut-il ? Sans doute, oui, du moins si l’on en croit l’oracle.

    « L’Esprit ne subsiste pas indépendamment de l’Intelligible, et l’Intelligible ne subsiste pas à part de l’Esprit. »v

    Cet oracle suit immédiatement les deux précédents. Il y a peut-être là une continuité, qui peut nous éclairer sur son sens. L’esprit qui pense n’est pas quelque chose de différent de sa propre pensée. Du moins, lorsqu’il s’agit d’une pensée première, capable d’engendrer des dieux et des mondes. Cependant la « pensée », appelée ici l’« intelligible », semble être à la fois distincte et séparée de ce qui est appelé l’« esprit ». Esprit et Intelligible forment une dyade, celle de la pensée pensante et de la pensée pensée. Aucune hiérarchie entre les deux. La pensée « pensée », une fois qu’elle a été pensée, prend le relais de la pensée « pensante », et se met à penser elle-même, par elle-même. Et possiblement, elle se met à penser à la pensée pensante, la pensée qui vient de la penser, et qui est un peu comme sa mère, ou son père, ou les deux à la fois.

    « Artisan, ouvrier du monde en feu. »vi

    Le monde est en feu. Ce ne devrait pas être une surprise pour l’humanité, soumise à une succession de « feux » de diverses natures depuis quelques siècles. Mais dans ce « monde en feu », l’oracle insiste sur deux noms de métier, l’artisan et l’ouvrier. Cela semble indiquer que même dans un « monde en feu », il y a besoin de se mettre à l’œuvre, et de travailler avec art.

    « L’orage, s’élançant impétueux, atténue peu à peu la fleur de son feu en se jetant dans les cavités du monde. »vii

    L’antagoniste du feu, c’est l’eau, comme celui de la sécheresse est la pluie. Si le monde est en feu, il y a deux puissances qui peuvent se mobiliser. D’abord l’orage, qui est une métaphore de la rage, de la colère contre les incendiaires et les pyromanes. Et aussi les cavités, les grottes, les espaces secrets dont la terre-mère est riche. De ces caves souterraines, ces cuevas, qu’en d’autres temps on appelait des catacombes, viendront les richesses de l’eau vive, la puissance des sources neuves.

    « Pensées intelligentes, qui butinent en abondance, à la source, la fleur du feu, au plus haut point du temps, sans repos. »viii

    Sont présentes dans cet oracle les trois métaphores de la source, de la fleur et du feu. Une autre métaphore, implicite, est celle de l’abeille ou de l’insecte, qui butine, et qui sert à caractériser la « pensée intelligente ». La pensée (celle qui est intelligente, non celle qui ne l’est pas, la pensée inconsciente) a donc besoin d’une source et de feu pour pouvoir fleurir. Dans un sens moins métaphorique, la pensée a besoin d’une impulsion originaire, et d’une énergie qui l’entretienne. Cela peut sembler évident. Ce qui l’est moins, c’est qu’elle doit rester sans repos, alors même qu’elle a atteint le plus haut point du temps. Étrange formulation. Elle implique qu’au point culminant de la trajectoire temporelle, la pensée, loin de s’immobiliser, doit encore être en mouvement dans son feu propre.

    « Le feu du soleil, il le fixa à l’emplacement du cœur. »ix

    Qui est cet « il » ? Sans doute est-ce l’Artisan, ou l’Ouvrier du « monde en feu ». Le feu envahit, on l’a vu, le cosmos tout entier, mais il peut aussi être « fixé » dans le cœur. Quel cœur ? Celui de tout un chacun. La correspondance entre le macrocosme et le microcosme passe par des liens ignés. Le feu dissocie toute matière mais il unifie tout esprit.

    « Aux fulgurations intellectuelles du feu intellectuel, tout cède. »x

    Le feu est ici une métaphore, non pas cosmique, ou cosmogonique, mais intellectuelle. Il y a des feux qui couvent, d’autres qui brasillent ou grésillent, d’autres qui flamboient. Le feu de l’intelligence a cette particularité qu’il peut fulgurer. L’intelligence est une puissance qui foudroie, parce qu’elle est d’origine divine, comme la foudre qui n’appartient qu’à Zeus seul.

    « …Être asservis, mais d’une nuque indomptée subissent le servage… »xi

    Les nuques ça se brise aussi; il faut se rappeler qu’aux pharaons, aux moghols, aux tsars, aux führers, le corps des peuples serfs, esclaves, n’est rien. Mais l’esprit, le soumettront-ils jamais? Non, bien sûr que non.

    « N’éteins pas en ton esprit. »xii

    L’esprit est un feu sans fin. Il brûle tout ce qu’on jette pour le nourrir, ou pour le ternir, le couvrir, ou l’obscurcir. Ce n’est pas lui qu’on peut éteindre. Ce n’est pas ce que dit l’oracle, d’ailleurs. Il dit : « N’éteins pas – en ton esprit ». N’éteins pas quoi, alors ? C’est bien de toi qu’il s’agit. Il ne faut pas t’éteindre toi-même, dans le feu qu’est ton esprit.

    « Le mortel qui se sera approché du Feu tiendra de Dieu la lumière. »xiii

    Il y a une lumière que l’on tient du soleil, ou de la lune, ou des étoiles. Une autre sorte de lumière nous vient du jour que nous a donné le fait de naître et d’être. Il y a une lumière qui brille dans notre pensée, une autre qui est celle de la conscience, et une autre encore, dans le cœur. Ces lumières toutes assemblées font arc-en-ciel. Mais, un jour, vient la nuit, et toutes ces lumières, sans doute, s’éteignent. Ce sera alors le moment d’entrer dans le Feu. Il réchauffera le mortel de sa lumière à lui, qui est lumière de la lumière.

    « Ne pas se hâter non plus vers le monde, hostile à la lumière. »xiv

    Le monde est un lieu sombre, par nature étranger à toutes les sortes de lumières qu’il ne comprend pas, celles qui illuminent les illuminés, celles qui parcourent les confins du raisonnable, celles qui envahissent les découvreurs, celles qui ravissent les poètes et les Muses. Prométhée fit cadeau du feu et de sa lumière aux hommes, et paya ce feu de son foie. D’autres, en bas, pourraient être moins pressés de faire de même. D’autres encore, en haut, pourraient être moins hâtifs de descendre.

    « Tout est éclairé par la foudre. »xv

    Il faut prendre cet oracle non dans son sens extensif (la foudre tombe et « révèle » dans la nuit profonde les moindres détails du paysage), mais plutôt dans un sens intensif, et en inversant absolument la métaphore. La « révélation » foudroie. Et tout, alors, tout ce que l’on était, tout ce que l’on avait, tout ce que l’on savait, entre dans la nuit. C’est un éclair qui n’éclaire pas tout ce qui reste à venir, mais seulement la nuit qui est maintenant derrière nous.

    « Quand tu auras vu le feu saint, saint, briller sans formes, en bondissant, dans les abîmes du monde entier, écoute la voix du feu. »xvi

    Le feu brille et parle. Sa lumière immense n’est pourtant jamais qu’un voile, aveuglant. Sa voix est infiniment plus signifiante que sa brillance. Mais cette voix murmure, elle est aussi voilée, celée. Il faut aller dans l’Abîme, dans Chaos, pour enfin entendre son seul écho.

    « Ne change jamais les noms barbares. »xvii

    Il n’y a pas de langue divine. Toutes se valent, à cet égard. Il ne faut surtout pas mépriser ni les Barbares, ni leurs noms. Ils sont eux aussi pleins de la mémoire des origines, comme le moindre quark, comme la plus lointaine galaxie, et bien plus même que toutes les armées célestes qui ont ce nom, Tsébaot.

    « Ne te penche pas vers le bas. »xviii

    Le bas est infini comme le haut. Il ne faut pas s’y pencher. Il faut y plonger, en même temps, des deux côtés à la fois, vers le bas et vers le haut.

    « Et jamais, en oubli, nous ne coulions, en un flot misérable. »xix

    Et toujours, en souvenance, en conscience, nous roulions ensemble les vagues immenses et les cieux adoucis.

    « Les enclos inaccessibles de la pensée. »xx

    La pensée, a priori, c’est comme une steppe sans limite, c’est un océan sans fond, c’est un ciel sans bord. La pensée, par nature, ne peut être ni close, ni verrouillée, ni enfermée. Tout lui est, en puissance, ouvert. Tout, un jour, lui sera lumière, et tout lui sera mis au jour. Mais même alors, elle ne sera pas encore lumière à elle-même, tant son essence est impénétrable.

    « La fureur de la matière. »xxi

    La fureur de la matière est comme celle de la matrice. Qui suis-je pour en parler ?

    « Le vrai est dans le profond. »xxii

    Il est très vrai que le profond se compose d’une infinité de couches successives, elles-mêmes formées de très fines superficies, dont l’empilement total constitue, on le conçoit, au bout du compte, une opacité irrémédiable. C’est peut-être cela la première vérité de la profondeur. Mais il est en bien d’autres.

    « Temps du temps (χρόνου χρόνος). »xxiii

    Formule dense, énigmatique. Je pense qu’on peut l’interpréter ainsi : chacun des grains du temps, chacun de ses quanta, est lui-même le centre d’un infini univers temporel, dont les rayons émanent. Autrement dit, à chaque instant, pendant la moindre femtoseconde, se créent des buissons brûlants de nouvelles lignes temporelles, qui bifurquent, partent fouailler les frontières, cingler les synchronicités, et féconder les espaces nus.

    ________________

    iCf. Hans Lewy, Chaldean Oracles and Theurgy. Mysticism, Magic and Platonism in the later Roman Empire (Le Caire, 1956).

    ii Oracles Chaldaïques, 16 (numérotation de l’édition de Hans Lewy ; traduction par moi-même)

    iiiOracles Chaldaïques, 18

    ivOracles Chaldaïques, 19

    vOracles Chaldaïques, 20

    viOracles Chaldaïques, 33

    viiOracles Chaldaïques, 34

    viiiOracles Chaldaïques, 37

    ixOracles Chaldaïques, 58

    xOracles Chaldaïques, 81

    xiOracles Chaldaïques, 99

    xiiOracles Chaldaïques, 105

    xiiiOracles Chaldaïques, 121

    xivOracles Chaldaïques, 134

    xvOracles Chaldaïques, 147

    xviOracles Chaldaïques, 148

    xviiOracles Chaldaïques, 150

    xviiiOracles Chaldaïques, 164

    xixOracles Chaldaïques, 171

    xxOracles Chaldaïques, 178

    xxiOracles Chaldaïques, 180

    xxiiOracles Chaldaïques, 183

    xxiiiOracles Chaldaïques, 185

    Néantologie


    ‘Gorgias’

    Premièrement, rien n’existe.

    Deuxièmement, même s’il existe quelque chose, l’homme ne peut l’appréhender.

    Troisièmement, même si on peut l’appréhender, on ne peut ni le formuler ni l’expliquer aux autres.

    Ces propositions provocatrices furent énoncées par Gorgias, le fameux sophiste, dans son livre Du non-être, ou de la Nature.i

    Les réactions ne se firent pas attendre.

    Platon épingla l’art oratoire de Gorgias comme étant « une espèce particulière de flatterie ».ii

    Sextus Empiricus jugea que « Gorgias de Léontium appartient à cette catégorie de philosophes qui ont supprimé le critère de la vérité. »iii

    Du point de vue rhétorique, les trois thèses sur la non-existence de l’être ont été « démontrées » par Gorgias à l’aide d’une accumulation de sophismes, et de doubles négations.

    Un échantillon donnera une idée de la manière dont il brouille artificieusement les niveaux de sens du mot « être » pour en rendre difficilement décelables les glissements et les dérives :

    « Pour le fait que rien n’existe, son argumentation se développe de la manière suivante ; s’il existe quelque chose, c’est ou l’être, ou le non-être, ou à la fois l’être et le non-être. Or l’être n’est pas, ni le non-être, ni non plus à la fois l’être et le non-être. Ainsi donc rien n’existe. Pour le fait que le non-être n’existe pas, voici l’argumentation : si le non-être existe, il sera et à la fois il ne sera pas, car si on le pense comme n’étant pas, il ne sera pas ; mais en tant que non-être, en revanche, il existera. Or il est tout à fait absurde que quelque chose soit et ne soit pas à la fois. Donc le non-être n’est pas.»iv

    Sans aucune vergogne, Gorgias ose des contradictions flagrantes, à l’intérieur même d’une phrase, et d’une phrase à la phrase immédiatement suivante.

    Par exemple : « D’ailleurs, si le non-être est, l’être ne sera pas : car ces notions sont contradictoires : si l’être est attribué au non-être, le non-être sera attribué à l’être. En tout cas il ne peut pas être vrai que ce qui est ne soit pas. »

    Et, juste après : « Et, assurément, pas même l’être existe »v.

    Réfutons. « Si le non-être est, l’être ne sera pas » : mais si l’être n’est pas, alors le non-être ne peut pas « être », n’est-ce pas ? On est dans l’absurde absolu, un absurde purement verbal.

    Et s’« il ne peut pas être vrai que ce qui est ne soit pas », comment peut-on dire dans le même souffle que « pas même l’être existe » ? La première affirmation est l’exact contraire de la seconde.

    En réalité, il est clair que Gorgias aime jouer avec les mots. Il a pour but, mais à quelles fins ?, de seulement laisser croire qu’il y a une différence radicale entre « ce qui est » et l’« être », et une autre différence tout aussi radicale entre « ne pas être » et « ne pas exister »…

    Il est assez vain, en fait, de vouloir réfuter des sophismes par des arguments logiques. L’intention des sophistes n’est pas de chercher à dire le vrai, ou d’atteindre l’essence des choses. Elle est de gagner un combat verbal, de l’emporter dans une joute de mots. Leur intérêt est dans l’agonistique, le pouvoir pur du langage, avec ses roueries grammaticales, ses affirmations retorses et l’illusion de pseudo-démonstrations, pour une seule fin : la conquête d’un pouvoir sur les autres.

    D’un point de vue philosophique, Gorgias ne s’intéresse pas à la question de l’être ou du non-être. Son seul intérêt c’est le langage même.

    Il n’a que faire de l’ontologie, il veut seulement imposer sa « logologie ».

    Pour le sophiste, seul le langage existe. Tout le reste n’est qu’un effet ou une illusion du langage.

    La question de l’être et du non-être avait pourtant une ancienne tradition de recherche avec Parménide, Xénophane, Mélissos… Gorgias signale la fin de cette tradition, et l’arrivée d’un temps nouveau. Désormais, avec lui, « rien n’existe ».

    Sans doute frappé par cette rupture, et voulant la documenter, un auteur anonyme appartenant à l’école aristotélicienne a rédigé un traité intitulé M.X.G., ce qui semble être les initiales de Melissos, Xénophane et Gorgias. Ce traité reprend les positions de chacun de ces auteurs, quant au problème de l’être.

    Mais leur identité n’est pas assurée. C’est Karl Reinhardt qui a été l’un des premiers à vouloir reconnaître le nom de Xénophane sous la lettre X.vi

    Or les manuscrits de ce traité portent en réalité les initiales M.Z.G. Les lettres grecques ζ et ξ ou, en majuscules Ζ et Ξ, sont assez proches graphiquement, et peuvent avoir être prises l’une pour l’autre. Si le titre est bien M.Z.G. alors les trois auteurs visés seraient Mélissos, Zénon d’Élée et Gorgias.

    Quoi qu’il en soit de cette question d’attribution, il reste que le traité M.X.G. n’est pas sans résonances « modernes ». Il implique une sorte de fin de la métaphysique (initiée par Parménide, puis reprise par Platon), et son « grand remplacement » par le nihilisme et le nominalisme, dont nous avons d’ailleurs hérité.

    Cela explique peut-être pourquoi Mme Barbara Cassin a éprouvé le besoin, en 1980, de faire une édition critique de M.X.G. avec un commentaire philosophiquevii. Elle y privilégie les thèses de Gorgias, contre celles de Parménide, Mélissos et Xénophane, au grand dam d’hellénistes de renom, sans doute outrés de cette propagande pro-sophiste. Clémence Ramnoux réagit peu après la publication de Mme Cassin : « La philosophie propre à Mme Cassin l’intéresse préférentiellement à Gorgias, ou, plus justement dit, au renversement de la position de Parménide à Gorgias, de l’ontologie à la néantologie, de l’être au non-être, à travers les médiations de Mélissos et du dit-Xénophane. »viii

    Le fait qu’une helléniste aussi distinguée que Clémence Ramnoux ose, à l’issue d’une longue carrière, et à l’âge de 79 ans, fabriquer le barbarisme de « néantologie » pour désigner spécifiquement la thèse de Barbara Cassin est un symptôme de la distance irréconciliable qui les sépare.

    S’il faut en croire Mme Cassin, la puissance dialectique des sophistes a été mise avec succès au service de la grande dévaluation de la métaphysique de l’être, de la promotion du non-être, et de l’idée du « néant ».

    Et tout cela dans une atmosphère de célébration de la modernité des sophistes, dont Gorgias illustre la faconde, jadis moquée par Platon, et qui serait aujourd’hui réhabilitée par des néo-nominalistes acharnés, semble-t-il, à en finir une fois pour toutes avec la métaphysique, avec l’ontologie, et pour faire bonne mesure, avec le sacré.

    Ce qui ressort indéniablement de la lecture du traité M.X.G. c’est bien l’histoire d’une « déconstruction », où l’on passe en plusieurs étapes de la formule l’étant est, à (si) quelque chose est, ensuite à (si) le dieu est, et finalement à non-être ou rien n’est, comme le résume Clémence Ramnoux.ix Celle-ci, fidèle à sa manière, analyse comment les ressources grammaticales de la langue grecque ont pu favoriser ce retournement progressif. « Le participe du verbe être érigé en nom, τὸ ὂν = l’étant, se change en pronom neutre τί = quelque chose ; se change en nom du dieu, un théos d’ailleurs vide de sacralité, et même de sens ; et du dieu à la nomination du non-être. À travers le pronom neutre τί et la nomination d’un théos, d’ailleurs vidé de sens et même de substance, on opère le renversement de l’être au non-être. Faut-il ajouter qu’ainsi s’ouvre un vide, tout préparé pour la réception des éléments, les atomes ou les grains des futures physiques ? »x

    La déconstruction de l’ontologie et l’apothéose sophistique de Gorgias, sont-elles désormais avérées ?

    Si l’on crédite le traité M. X. G. d’avoir imposé sa conclusion obvie, on pourrait le penser. Mais, cette conclusion dépend de l’interprétation que l’on donne aux thèses attribuées à X dans le traité. Si elles apparaissent aller dans le sens du détricotage de l’ontologie de Parménide, Xénophane et Mélissos, elles confortent alors l’orientation générale de M. X. G., et assurent la victoire de Gorgias.

    Si X., en fin de compte, reste fidèle à la thèse de Parménide et de Xénophane l’Ancien (que l’on peut résumer ainsi : l’étant est, et cela peut aussi se dire du Dieu), cela enlève d’autant plus de légitimité à la position du sophiste Gorgias, en en faisant une exception d’école.

    Pour Clémence Ramnoux, il ne fait pas de doute que X., s’il s’agit bien du « vrai » Xénophane, « l’aède ancien », présente dans M. X. G. « une théologie de haute formalisation et même une théologie mono-théiste », puisque le Dieu y est expressément dit être unique. On peut s’en assurer en consultant les autres fragments de Xénophane qui nous restent.

    Mais c’est la manière particulière de citer X. dans le traité M.X.G. qui pose problème, et peut générer un doute.

    La raison de l’attribution du texte à Xénophane (plutôt qu’à Zénon par exemple) semble être la référence au dieu, le théos, qui est cité incidemment dans une formulation hypothétique : « …si quelque chose est (cela il le dit d’un dieu, d’un théos)… »xi. Cette incidence, cette mise entre parenthèses, semble minorer ou négliger a priori le sens profond du mot théos, et le vider de sa signification originaire.

    « Quel sens faut-il donner à ce théos ? Quel sens dans le contexte de sa présentation ? Qu’il soit exclu de le traduire avec une majuscule, Dieu, comme s’il s’agissait d’un nom propre, bien que le mot soit masculin. Qu’il soit choisi de le traduire par quelque divin. La thèse de Mme Cassin fait davantage. Théos n’y est plus qu’un mot : pur signe nominal à mettre à la place occupée dans l’hypothèse initiale par le pronom neutre τί, là où un moderne algébriste aurait mis une lettre, là où Gorgias va ne mettre rien ou mettre le rien. »xii

    Il peut être intéressant de comparer les textes du « vrai » Xénophane, l’Aède ancien de Colophon en Ionie, avec un autre fragment archaïque, celui d’un Grec de Ionie aussi, Héraclite d’Éphèse, ville proche de Colophon, lequel traite de l’Un, de l’Être et du Dieu :

    « Unique la chose sage seulement : (elle) accepte et refuse d’être dite du nom de Zeus »xiii.

    Dans une autre traduction, celle de Marcel Conche, ce fragment se lit :

    « L’Un, le Sage, ne veut pas et veut être appelé seulement du nom de Zeus. »xiv

    Le philosophe F. W. Schelling traduit pour sa part :

    Das Eine weise Wesen will nicht das alleinige genannt seyn, den Namen Zeus will es.

    « L’Être seul, sage, ne veut pas être appelé l’Unique, il veut le nom ‘Zeus’. »

    On voit que les interprétations diffèrent considérablement.

    On retiendra seulement ici le poids de sacralité associé au concept de l’Un, « le sage », qui a le nom de « Zeus », et qui incarne en grec l’essence de la Vie.

    Pour comprendre l’immense affront de Gorgias vis-à-vis de la tradition, son extrême défi lancé contre l’idée même de l’être, et, partant, contre l’idée du Dieu, il faut se souvenir du point théorique et sommital où en étaient arrivés Parménide et Xénophane l’Ancien.

    Avec Parménide culminait une longue évolution dans la pensée théologique des Grecs, depuis des temps qui remontaient avant même Hésiode ou Homère, et dont le contenu peut être résumé ainsi :

    Zeus est le Dieu souverain, supérieur en force et dignité à tous les autres Olympiens.

    Il est aussi le Théos par excellence, c’est-à-dire le Divin, en tant que tel, sans besoin de nom de personne. Il incarne en essence tous les attributs divins, dont celui de la sagesse et de l’intelligence. Il ne peut se comparer sous ce rapport à personne, ni même à l’ensemble de tous les dieux et de tous les hommes.

    Il est l’Unique (τὸ ἓν, l’Un), acquérant donc un niveau d’abstraction supplémentaire par rapport au nom même de « Dieu », et perdant ainsi toute tentation d’établir des liens anthropomorphiques. Le ‘nom de Zeus’, onoma Zénos, contient en effet, en puissance, des interprétations anthropomorphiques comme celles de « vie » ou de « vivant » : ὂνομα ζὴνος, « nom de Zeus » signifie aussi « nom de la Vie » , puisque zénos peut se lire comme le génitif du mot « vie » et le génitif du nom propre « Zeus ».

    Il est enfin, plus abstrait encore peut-être, ce que désigne le verbe être, quand on dit ou qu’on pense que le présent est, excluant de ce présent éternel toute idée de futur ou de passé.

    Il faut avoir bien pris conscience de ce sommet philosophique, théologique, et même ‘monothéiste’, atteint ainsi par Parménide lorsqu’il proclame sa vision de « l’être » (sommet exploré avant lui par Xénophane, qui fut son prédécesseur et son maître) :

    « Et jamais il ne fut, et jamais ne sera,

    Puisque au présent il est, tout entier à la fois,

    Un et un contenu. Car comment pourrait-on

    Origine quelconque assigner au « il est » ? »xv

    Ce sommet étant reconnu, il nous faut maintenant suivre étape par étape la déconstruction inexorable, la descente pluriséculaire de la pensée, qui mènera au nihilisme de Gorgias.

    1. D’abord, le nom substantivé de l’être (le participe présent) a été mis en position de sujet du verbe être : l’Étant est. Ceci représente une première transgression, d’un point de vue grammatical et sémantique, et c’est une transgression qui a été facilitée et même encouragée par la souplesse de la grammaire grecque.

    Parménide n’emploie que la formule verbale « il est », qui dit seulement ce qu’elle veut dire, et qui n’introduit aucun parasitage par de pseudo-entités verbales et des ‘entités nominales’, qui ouvrent inévitablement la voie à des ‘jeux de langage’, dont il mesure parfaitement les pièges :

    « Car rien d’autre jamais et n’est et ne sera

    A l’exception de l’être, en vertu du décret

    Dicté par le Destin de toujours demeurer

    Immobile en son tout. C’est pourquoi ne sera

    Qu’entité nominale et pur jeu de langage

    Tout ce que les mortels, croyant que c’était vrai,

    Ont d’un mot désigné : tel naître ou bien périr,

    Être et puis n’être pas. »xvi

    2. Puis, le pronom neutre τί (« quelque chose ») est lui aussi mis en position de sujet du verbe être, dans des propositions hypothétiques (si quelque chose est…), comme pour signifier que déjà le nom de l’être est de trop. Par exemple, dans le traité M.X.G, on lit : « Il est impossible, déclare [le pseudo-Xénophane], que si quelque chose est, il provienne. »xvii On met en scène un « quelque chose » qui pourrait éventuellement jouer un rôle central dans l’opposition bien connue de la langue philosophique grecque entre ‘être’ et ‘devenir’. Le verbe γίγνεσθαι qui signifie « provenir, devenir, changer, naître » contient par ailleurs son lot d’ambiguïtés et d’acceptions et contribue d’autant à brouiller l’idée pure de l’être…

    3. Dans le texte de Mélissos du traité M.X.G. on ajoute à ce quelque chose de non nommable, ou qui a perdu son nom, un qualificatif supplémentaire qui accentue son indétermination. Il y est qualifié d’apéiron : « sans limite » ou « sans définition ».

    4. Puis, dans le texte du pseudo-Xénophane du traité M.X.G., déjà cité, le mot τί (« quelque chose ») est associé au mot théos, mais seulement dans une incise, comme une simple parenthèse. Il n’y est plus rien qu’un mot vide de sens et de substance.

    Dans la traduction de Clémence Ramnoux : « … si quelque chose est, cela il le dit du dieu, ou d’un dieu, un théos. »xviii

    Dans la traduction de la Bibliothèque de la Pléiade, en revanche, est mise en relief l’idée du Dieu, avec sa majuscule.

    « Il est impossible, déclare [le pseudo-Xénophane], que si quelque chose est, il provienne, et ce, parlant de Dieu (Théos). »xix

    Quoiqu’il en soit, ce ‘quelque chose’ est mis en position de sujet d’une phrase à l’hypothétique, et il y est ensuite, de surcroît, rendu plus obscur, évanescent, par plusieurs doubles négations (« ni fini, ni infini, ni en mouvement, ni en repos »).

    5. Enfin, après toutes ces étapes visant à évider progressivement l’être de toute substance, advint le substantif « non-être ». Ce nouveau venu, qui n’avait d’existence que purement verbale, mais qui narguait l’être depuis le vide de sa propre notion, semblait sans doute être approprié pour « être » le sujet de doubles négations de contraires, ce qui lui donnait d’ailleurs une sorte d’aura substantielle, alors qu’en essence il réclamait n’en avoir aucune.

    Comme l’exprime superbement Clémence Ramnoux, « Ainsi sera venue au jour d’un jeu sans pensée la formule du nihilisme : non-être est, transformable en être n’est pas. À Gorgias et à la lignée de ses élèves sophistiques aura appartenu de lui donner un et même deux sens : ou bien le vide ouvert au jeu rien que physique des atomes, ou bien la pure ouverture vers un athéisme méta-physique, que d’aucuns oseront convertir (déjà?) vers la nuit de l’In-connaissable. »xx

    En nommant le nonêtre, cette abstraction philosophique qui fait penser à la géniale invention du zéro en mathématique, les sophistes innovaient assurément et se trouvaient propulsés au pinacle de leur savoir-faire. Ils pouvaient, grâce à cette entité essentiellement non-existante, mais existentiellement présente et affirmée dans le langage,  parler avec brio de choses qui n’existent pas, en leur donnant une existence qu’ils n’ont pas, et ils pouvaient aussi détruire par de purs ‘jeux de langage » toute idée qu’il existe réellement des êtres, dont le Dieu un, mais aussi une multitude d’êtres « conscients », dont ils pouvaient, comme en s’en jouant, nier à la fois l’essence et l’existence.

    Vingt-cinq siècles après Gorgias, les sophistes modernes, dont Jean-Paul Sartre représente un récent et parfait archétype, préfèrent jouir des mirages de la « mauvaise foi » et se complaire dans la « désagrégation » du moi, cet « en-soi que je ne suis pas »xxi, plutôt que de chercher à déterminer l’essence de leur existence…

    Or si « rien n’existe », je ne suis peut-être pas ce que je suis, mais je suis peut-être aussi, en revanche, ce que je ne suis pas encore.

    Vaste programme.

    _____________________

    iSextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 65. Cité in « Gorgias ». Les Présocratiques.Traduction Jean-Louis Poirier. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1022

    iiC’est-à-dire comme « une pratique qui, sans rien d’un art, est le propre d’une âme qui a de la perspicacité, à qui rien ne fait peur, qui, de sa nature, est supérieurement douée pour ce qui concerne les relations mutuelles des hommes. » Platon, Gorgias, 463 a

    iiiSextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 65. Cité in « Gorgias ». Les Présocratiques.Traduction Jean-Louis Poirier. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1022

    ivSextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 66-67. Cité in « Gorgias ». Les Présocratiques.Traduction Jean-Louis Poirier. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1023

    vSextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 68. Cité in « Gorgias ». Les Présocratiques.Traduction Jean-Louis Poirier. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1023

    viSelon Jean-Paul Dumont dans sa Notice sur Xénophane, dans Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1216

    viiBarbara Cassin. Si Parménide, le traité anomyme « De Melisso, Xenophane, Gorgia ». Édition critique et commentaire. Cahiers de Philologie. Université de Lille, 1980.

    viiiClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.683

    ixClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.683

    xClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.683

    xiClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.679

    xiiClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.683-684

    xiiiHéraclite. Fragment 32. Trad. Clémence Ramnoux.

    xivHéraclite. Fragments. Traduction Marcel Conche. PUF, 1986, p. 243

    xvParménide. Fragment B VIII, v.5-6, Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 261

    xviParménide. Fragment B VIII, v.36-40, Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 262

    xviiPseudo-Aristote. Mélissos, Xénocrate, Gorgias. III, 1, 977 a. Cité dans « Xénophane, A XXVIII », Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 98

    xviiiClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.679

    xixPseudo-Aristote. Mélissos, Xénocrate, Gorgias. III, 1, 977 a. Cité dans « Xénophane, A XXVIII », Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 98

    xxClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.688

    xxi« La mauvaise foi cherche à fuir l’en-soi dans la désagrégation intime de mon être. Mais cette désagrégation même, elle la nie comme elle nie d’elle-même qu’elle soit mauvaise foi. Fuyant par le « non-être-ce-qu’on-est » l’en-soi que je ne suis pas sur le mode d’être ce qu’on n’est pas, la mauvaise foi, qui se renie comme mauvaise foi, vise l’en-soi que je ne suis pas sur le mode du « n’être-pas-ce-qu’on-n’est-pas ». Si la mauvaise foi est possible, c’est qu’elle est la menace immédiate et permanente de tout projet de l’être humain, c’est que la conscience recèle en son être un risque permanent de mauvaise foi. Et l’origine de ce risque, c’est que la conscience, à la fois et dans son être, est ce qu’elle n’est pas et n’est pas ce qu’elle est. A la lumière de ces remarques, nous pouvons aborder à présent l’étude ontologique de la conscience, en tant qu’elle est non la totalité de l’être humain, mais le noyau instantané de cet être. » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. Gallimard, Paris, 1943, p.106

    Le spectacle de la conscience


    ‘Plotin’

    Les deux premiers Dieux souverains de la Théogonie, Ouranos et Cronos, rivalisèrent de cruauté envers leur propre descendance, dont ils soupçonnaient, à juste titre d’ailleurs, qu’elle leur serait fatale. Ouranos fut châtré par son fils, Cronos, qui prit sa place. Cronos dévora tous ses enfants, sauf le dernier, Zeus, qui le vainquit, et qui régna dès lors sans partage dans l’Olympe et dans le monde.

    Mais plus d’un millénaire après Hésiode, une tout autre interprétation du mythe théogonique émergea sous la plume de Plotin, un philosophe alexandrin et néoplatonicien, du 3ème siècle de notre ère.

    Loin de considérer les relations entre Ouranos, Cronos et Zeus, le grand-père, le père et le fils, comme haineuses et tragiques, Plotin y vit quant à lui une préfiguration heureuse et symbolique de l’union des trois hypostases du Dieu unique, le Dieu qui est Un, le Dieu qui est Intelligence et le Dieu qui est Âme.i

    Par exemple, la mutilation d’Ouranos par Cronos symbolise chez Plotin rien de moins que la transcendance de l’Un par rapport à l’Intelligence. En Cronos, enchaîné par Zeus, il faut comprendre l’Intelligence limitée par l’Âme du mondeii

    Aujourd’hui, un peu moins de deux millénaires après Plotin, tout cela ne semble plus que « puérilités allégoriques », du moins selon Émile Bréhier, ce savant helléniste qui traduisit pourtant les Ennéades avec science et soin. Bréhier nota même avec une pointe de commisération, et comme pour souligner son supposé égarement, que Plotin « n’a jamais cessé d’y croire »iii

    Le panorama des interprétations possibles, on le voit, est large. Le mythe hésiodique des générations divines, — est-il une tragédie sanglante, païenne mais fictive de Dieux en guerre entre eux ? Ou bien une vision pure, une intellection subtile, de réalités suprêmes, transcendantes, liées à l’essence du Dieu Un ? Ou seulement un pur amas d’affabulations, dont notre époque de civilisation si raffinée pourrait se gausser avant de changer de chaîne ?

    Je me propose ici d’examiner avec quelque sympathie les thèses de Plotin, selon un angle spécial, celui de la conscience (humaine) confrontée à la vision (divine), — situation dont l’extrême modernité, tout autant que l’ancienneté d’ailleurs, n’échappera pas aux fins observateurs.

    Pour Plotin, comme pour les initiés, les mystes ou les orphiques de Grèce, d’Égypte, ou d’Asie mineure, le visionnaire est un « possédé » du Dieu. Aux « âmes qui sont capables de cette contemplation »,iv Zeus apparaît, venu d’un lieu invisible. Le Dieu « se lève dans les hauteurs et répand sur tous sa lumière ; il remplit tout de sa clarté ; il éblouit les êtres d’en-bas, qui se détournent ; car il leur est aussi impossible de le regarder que le soleil : certains pourtant, grâce à lui, relèvent les yeux et le contemplent. (…) Les voyants, ceux qui sont capables de le voir, regardent vers lui et vers ce qui est à lui ; mais ce n’est jamais la même vision que chacun en rapporte. »v

    Les uns y voient « la source et la nature de la justice », les autres sont pénétrés d’une « vision de la sagesse ». D’autres encore sont « complètement enivrés et remplis de ce nectar »vi.

    Ces derniers ne sont plus seulement « de simples spectateurs ». « Il n’y a plus alors, extérieurs l’un à l’autre, un être qui voit et un objet qui est vu »vii. Le voyant voit l’objet (divin), mais il commence à voir aussi en lui, dans ses propres profondeurs, des choses dont il ignorait tout. « Qui a la vue perçante voit l’objet en lui-même ; mais il possède bien des choses sans savoir qu’il les possède ; et alors il les contemple comme si elles étaient en dehors de lui ; il aspire à les voir ; or tout ce qu’on regarde comme un objet à voir, on le voit en dehors de soi. Mais c’est en soi qu’il faut le transporter ; voyons-le comme un avec nous-mêmes ; voyons-le comme étant nous-mêmes ; ainsi le possédé d’un Dieu, de Phébus ou de quelque Muse, contemple son Dieu en lui-même, dès qu’il a la force de voir le Dieu en lui. »viii

    Le voyant doit « transporter » (μεταφέρειν) sa vision du Dieu au plus profond de lui-même. Et là il doit le « voir comme un » (βλέπειν ὡς ἓν), et aussi le « voir comme lui-même » (καὶ βλέπειν ὡς αὑτον), par conséquent comme un avec lui-même.

    Par ce transport intérieur, par ce déplacement intime, le possédé, le voyant, peut véritablement (et non figurativement, à travers une « vision ») contempler son Dieu en lui-même (ἐν αὑτῷ ἂν ποιοῖτο τοῦ θεοῦ τὴν θέαν), car c’est alors seulement qu’il acquiert la force nécessaire pour voir le Dieu en lui (δύναμιν ἐν αὑτῷ θεὸν βλέπειν).

    Commence alors une nouvelle étape, extraordinaire par ses conséquences lointaines, et ses implications théologiques, mais associant aussi, si j’ose dire, la neurologie et la théurgie…

    Lorsque nous nous représentons en nous la vision du Dieu, nous nous représentons aussi nous-mêmes, à travers une image de nous-mêmes singulièrement « embellie » (εἰκόνα αὑτοῦ καλλωπισθεῖσαν). Mais alors, il faut « quitter cette image si belle qu’elle soit », la laisser derrière soi, afin de nous unir toujours plus profondément à nous-mêmes, de nous unir à « cette unité qui est tout », de nous unir « à ce Dieu présent dans le silence » (μετʹ ἐκείνου τοῦ θεοῦ ἀψοφητὶ παρόντος).

    Arrivé à ce point, il nous faut encore, par un mouvement inverse, nous « dédoubler » (ἐπιστραφείν εἰς δύο)ix. C’est alors que par cet effort volontaire, nous sommes assez « purifiés » (καθαρὸς) pour rester auprès de lui. Il suffit alors de nous tourner à nouveau vers lui.

    Mais pourquoi ce « dédoublement », après avoir connu avec le Dieu l’unité la plus intime qui puisse être ?

    Ce dédoublement est nécessaire, car nous en tirons une leçon fondamentale sur la nature de la conscience confrontée au Dieu.

    « Nous commençons à avoir conscience de nous-mêmes, tant que nous sommes différents du Dieu ; puis revenant en nous-mêmes, nous possédons à nouveau le tout indivisible ; laissant la conscience, nous revenons en arrière, parce que nous redoutons d’être différent du Dieu ; nous retournons là-basx où nous sommes un avec lui ; puis, si nous avons le désir de le voir comme on voit une chose différente de soi, nous nous mettons à nouveau en dehors de lui. »xi

    De cela on apprend une chose essentielle. Plus on s’unit avec le Dieu, plus on renonce en quelque sorte à notre conscience propre. On apprend que l’on s’unit d’autant plus avec le Dieu que l’on est capable de se « dédoubler », c’est-à-dire de prendre le risque de se séparer de cette unité avec le Dieu afin de retrouver momentanément sa propre unité, singulière. Ce risque étant pris, on devient assez fort pour revenir en nous-mêmes au point auparavant atteint dans l’union avec le Dieu. Et pour continuer dans la progression contemplative. Rien n’est ici statique. Il y a sans cesse une dynamique extatique, une puissance propre à l’extase, faite d’allers et de retours, d’unions et d’abandons successifs (du Dieu ou de nous-mêmes).

    Il faut être capable de voir le Dieu à la fois en nous et hors de nous. C’est une clé essentielle pour le comprendre, et pour nous comprendre, par la même occasion. Car nous sommes aussi ignorants, en réalité, du Dieu que de nous-mêmes.

    « Il faut donc, d’une part, le comprendre, en insistant sur la trace (τύπῳ) qui reste de lui, le saisir par la raison en le cherchant ; mais, d’autre part, sachant maintenant en quoi nous entrons, assuré que c’est dans une réalité bienheureuse (χρῆμα μακαριστὸν), il faut que nous nous donnions jusque dans notre intimité (εἰς τὸ εἴσω). »xii

    Et que se passe-t-il après ce don total, ce sacrifice intime ? De « voyant », nous nous métamorphosons en « spectacle ».

    « Il nous faut, au lieu d’être un voyant (ὁρῶντος), devenir un spectacle (θέαμα) pour qui nous voit tels que nous sommes venus de là-bas, et il faut l’éclairer des pensées que nous en rapportons. »xiii

    Et que rapporte celui qui revient de « là-bas » ?

    De quelles pensées peut éclairer les autres celui qui a vu, qui a vraiment vu, qui a compris, et qui est devenu lui-même un « spectacle » ?

    Il peut rapporter que voir Dieu comme étant différent de soi, ce n’est pas encore être en Dieu.

    Il peut expliquer que pour être en Dieu, il faut devenir le Dieu. Si nous le voyons comme une chose extérieure à nous-mêmes, il faut renoncer à cette vision, s’en éloigner, à moins que nous ne sachions que nous sommes, en essence, identiques à elle, et qu’elle nous montre ce que nous sommes.

    Il peut témoigner que se manifeste à ce point un phénomène extraordinaire : « il y a alors comme une intelligence et une conscience de nous-mêmes (σύνεσις καὶ συναίσθησις αὑτοῦ), si nous prenons bien garde de ne pas trop nous écarter de lui, sous prétexte d’augmenter cette conscience. »xiv

    Plus on s’approche du Dieu, plus notre intelligence et notre conscience augmentent. Mais plus elles augmentent, moins nous pouvons nous permettre de « trop nous écarter » de lui. Nous pouvons seulement nous en écarter un petit peu, — pour vérifier que nous sommes libres d’aller et de venir, de monter ou de descendre, de nous approcher ou de nous éloigner.

    L’extase, on l’a dit n’est en rien statique. Et le mouvement extatique est d’une nature spéciale. Plus on se déplace « là-bas », plus on comprend, et plus on a conscience.

    On comprend toujours davantage que ce qui se passe « là-bas » ne ressemble en rien à ce qui se passe « ici ». Ici, nous avons une conscience aiguë de nous-mêmes, nous avons une certaine intelligence de nous-mêmes, et nous pensons être unis avec nous-mêmes, parce que nous nous appuyons sur nos sensations, qui viennent confirmer ou infirmer nos pensées.

    En revanche, « là-bas, c’est alors que notre savoir est au plus haut point conforme à l’Intelligence (νοῦς), que nous croyons être dans l’ignorance. »xv

    Heureux ceux qui, « là-bas », se croient dans l’ignorance, alors leur viendra la sagesse.

    __________________

    i« Il [le voyant] annonce qu’il voit un Dieu (Ouranos) qui engendre un fils d’une beauté suprême (Cronos) et qui engendre toutes choses en lui-même (Ouranos) ; il le met au jour sans douleur ; il se complaît en ce qu’il engendre, il aime ses propres enfants, il les garde tous en lui, dans la joie de sa splendeur et de leur splendeur; mais tandis que tous les autres restent auprès de lui, avec leur beauté, et plus beaux encore d’y rester, il est un fils qui, seul entre les autres, se manifeste au dehors (εἰς τὸ ἒξω) (Cronos). D’après ce fils, son dernier né, l’on peut voir, comme d’après une image, la grandeur de son père et de ses frères, restés auprès de leur père. (…) En toutes ses parties il imite son modèle : il possède la vie ; de l’être il a l’image ; et il a une beauté qui lui vient de là-bas ; il en a l’éternité, puisqu’il est son image.» Plotin. Ennéades V, 8, 12. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 150

    ii« Donc le Dieu [Cronos] est enchaîné, de manière à subsister toujours identique : il abandonne à son fils [Zeus] le gouvernement de cet univers ; c’est qu’il n’est pas conforme à son caractère de laisser là la souveraineté intelligible pour en rechercher une autre de date plus récente et au-dessous de lui, lui qui a plénitude de beauté ; quittant donc ce souci, il fixe son propre père [Ouranos] en ses limites, en s’étendant jusqu’à lui vers le haut ; et, dans l’autre sens, il fixe aussi ce qui commence après lui, à partir de son fils ; si bien qu’il est entre les deux, se distinguant de l’un grâce à la ‘mutilation’ qui sectionne sa réalité du côté supérieur, retenu de descendre parce qu’il est enchaîné par celui qui vient après lui vers le bas, entre son père, qui lui est supérieur, et son fils, qui lui est inférieur. Et comme son père est encore supérieur à la beauté, il est la beauté première (πρώτως καλός , prôtôs kalos) qui subsiste. L’âme aussi, sans doute, est belle ; mais il est bien plus beau qu’elle ; l’âme est son empreinte (sa trace) (ἴχνος) ; par cette empreinte, elle est naturellement belle, mais plus belle encore, quand elle porte là-bas ses regards. Si, pour parler plus clairement, l’âme de l’univers, qui est Aphrodité même, est belle, quelle beauté a-t-il donc ? Si elle tient sa beauté d’elle-même, combien sera-t-il beau ? Si elle la tient d’un autre, de qui donc a-t-elle acquis cette beauté et l’a-t-elle incorporée à son être ? Pour nous aussi être beau, c’est être à nous-même (τῷ αὑτῶν εἶναι) ; être laid c’est se changer en une nature qui n’est plus la nôtre ; se connaître soi-même, c’est être beau, être laid, c’est ignorer (γινώσκοντες μὲν ἑαυτοὺς καλοί, αἰσχροὶ δὲ ἀγνοοῦντες).» Plotin. Ennéades V, 8, 13. Traduction Émile Bréhier (modifiée). Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 150-151

    iiiPlotin. Ennéades V. Notice du traité VIII. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p.134

    ivPlotin. Ennéades V, 8, 10, 4. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 147

    vPlotin. Ennéades V, 8, 10, 5-13. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 147

    viPlotin. Ennéades V, 8, 10, 34-35. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

    viiPlotin. Ennéades V, 8, 10, 36-37. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

    viiiPlotin. Ennéades V, 8, 10, 37-45. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

    ixPlotin. Ennéades V, 8, 11, 7. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

    xDans notre propre profondeur.

    xiPlotin. Ennéades V, 8, 11, 10-13. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

    xiiPlotin. Ennéades V, 8, 11, 13-17. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 149

    xiiiPlotin. Ennéades V, 8, 11, 17-19. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 149

    xivPlotin. Ennéades V, 8, 11, 23-24. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 149

    xvPlotin. Ennéades V, 8, 11, 32-34. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 149

    La conscience, à l’origine


    ‘Hésiode’

    C’est une idée reçue que les mythologies de la Grèce ou de l’Égypte anciennes fondèrent leurs prémisses en se tournant vers les puissances divines censées être représentées par le ciel, le soleil, les planètes et les constellations. Les premières religions de l’antiquité furent donc qualifiées d’« astrales » par les modernes, pour cette raison.

    Mais il est fort possible que d’autres idées des origines, moins phénoménales, plus fondamentales et beaucoup plus abstraites, aient pu aussi germer dans les consciences premières. La Théogonie d’Hésiode (VIIIe siècle av. J.-C.), sans doute irriguée par de très anciennes intuitions, incite à de telles conjectures.

    Selon la Théogonie tout commence en vérité par Χάος (Chaos), c’est-à-dire l’Abîme, ou le Vide. Puis vinrent Gaïa, la Terre, « assise sûre offerte à tous les vivants »,i et Éros, l’Amour , « le plus beau parmi les Dieux immortels ».ii Éros est « celui qui soumet (δάμναται) l’esprit (νόον) et la volonté sage (ἐπίφρονα βουλήν) dans la poitrine de tous les dieux et de tous les hommes »iii.

    Comment Éros pouvait-il ‘soumettre’ l’esprit de tous les dieux et de tous les hommes, alors qu’ils n’existaient pas encore ? Sans doute parce qu’Éros est, en essence, Esprit, et qu’il contient donc, en puissance, tous les esprits qui sont encore à venir. Il les ‘soumet’ parce qu’il les met par anticipation, en puissance, en lui. C’est là une autre manière de comprendre le mot ‘soumettre’ (δάμνημι). Selon le dictionnaire étymologique de Chantraine, ce verbe a pour sens premier « réduire par la contrainte », d’où « dompter », en parlant d’animaux, de jeunes filles, de peuples que l’on conquiert etc. Homère emploie le terme ἂδμητος (« non-domptée ») pour parler d’une jeune fille non mariée. Amour, Éros, dompte les jeunes filles comme il conquiert les esprits des dieux et des hommes.

    Au commencement donc, il y eut Vide, Terre et Amour.

    Ou, plus philosophiquement, Néant, Matière, et Esprit, — voilà l’intuition première, fondamentale, des origines.

    La Terre, Gaïa, « au large sein » (εὐρύστερνος), venant en second après Chaos, est le fondement et le siège (ἓδος) de toute vie. Elle offre irrésistiblement à notre imagination une figure maternelle, induite par le mot ‘sein’. Mais en grec le mot στερνος, sternos, n’est pas genré, et désigne le sein de l’homme et de la femme. Hésiode n’appelle pas Gaïa « déesse » ou « mère ». Il ne met pas en scène, non plus, de figure divine à l’allure « paternelle » à ses côtés. Le premier qui fut appelé « Dieu » est Amour, bien qu’il vînt le troisième, après Chaos et Gaïa. Et Amour est un principe, une puissance.

    Du Vide (Chaos), naquirent spontanément la Ténèbre (Érèbos, Ἒρεϐός) et la ‘noire Nuit’ (melaina Nyx, μέλαινά Νὺξ). Puis Nuit, « s’unissant d’amour à Ténèbre »,iv conçut et enfanta Éther et Jour.

    Érèbos est un nom masculin, et Nyx un nom féminin. On pourrait gloser qu’Érèbos et Nyx unis en ou par Éros représentent la première triade divine. Par cette triade, par cette union d’amour entre Ténèbre et Nuit, advint le premier coït cosmique, le signal initial donné à la propagation de la création dans le monde.

    Puis Gaïa, spontanément elle aussi, « enfanta un être égal à elle-même, capable de la couvrir tout entière ». Dans la Bible hébraïque, c’est Eve qui naît de la côte d’Adam. Dans la Théogonie, c’est Ouranos, le Ciel, qui naît de Gaïa, la Terre. Ouranos, qualifié d’« étoilé »v, naît pour offrir « aux Dieux bienheureux une assise sûre à jamais. »vi

    C’est donc Gaïa, « l’assise de tous les vivants », qui enfanta « l’assise sûre des Dieux », Ouranos.

    On notera aussi que c’est la seconde fois qu’Hésiode utilise le mot « Dieu », après qu’il a nommé Amour le premier Dieu, et « le plus beau de tous les Dieux ».

    La théogonie continua. Gaïa enfanta encore, seule et « sans l’aide du tendre amour »vii, les Montagnes et les premières déesses, les Nymphes, ainsi que la « Mer inféconde ».

    Puis, pour la première fois, Gaïa se livra aux étreintes d’Ouranos, et elle enfanta une multitude de Dieux, de Titans et de Cyclopes. Son dernier-né fut Cronos, « le Dieu aux pensers fourbes, le plus redoutable de tous ses enfants ».viii En effet, ce dernier-né, Cronos, fut aussi le premier à haïr son père, Ouranos. A vrai dire, c’est Ouranos qui avait commencé, ayant pris ses enfants « en haine depuis le premier jour ». « À peine étaient-ils nés, qu’au lieu de les laisser monter à la lumière, il les cachait tous dans le sein de Terre. »ix Ouranos avait sans doute une vague conscience que, s’ils advenaient au jour, ils représenteraient une menace pour son hégémonie divine, jusqu’alors sans partage. Longtemps, les premiers enfants d’Ouranos et de Gaïa n’eurent pas accès à leur pleine conscience. Ils restaient comme non-nés, celés dans le sein de Gaïa. Seul Cronos prit conscience de la haine d’Ouranos, et plus conscience encore de sa haine propre envers lui.

    Alors qu’Ouranos, relativement inconscient (de ce qui l’attendait), se complaisait dans sa haine et dans son œuvre mauvaise, Gaïa elle aussi prenait de plus en plus conscience du malheur dont les fruits de ses entrailles souffraient, en elle. Ses enfants restaient prisonniers de son sein et ne pouvaient sortir au jour. « L’énorme Terre en ses profondeurs gémissait, étouffant ».x Sa conscience malheureuse en vint à « imaginer une ruse perfide et cruelle ». Elle prémédita soigneusement, consciencieusement, un plan fatal.

    Elle commença par créer l’acier, et fabriqua une serpe. Puis elle réunit ses enfants et leur proposa d’agir. Seul Cronos, dans sa conscience pleine de haine et de fourberie, accepta. Sa mère le plaça en embuscade et lui enseigna le piège qu’elle avait conçu, en toute conscience de ses conséquences.

    « Tout avide d’amour »,xi le grand Ouranos s’approcha de Gaïa, il la « couvrit », et il « s’épandit en tout sens ». Alors, avec la serpe, Cronos coupa brusquement les parties génitales de son père.

    Sans doute, dans sa douleur foudroyante, Ouranos, privé de ses parties intimes, prit alors conscience des privations qu’il avait infligées à ses enfants, et dont, dans son inconscience première, il avait ignoré la puissance dévastatrice, — le manque, l’absence à soi, la perte de soi, la plongée dans l’obscur.

    Il prit conscience, mais trop tard, des privations de conscience subies par ses enfants, et qui avait provoqué leur haine. Il prit aussi conscience de la privation de descendance qu’il avait imposée à Gaïa, et dont celle-ci fit la matière de son ressentiment implacable et l’aiguillon de sa vengeance.

    Le mythe fondateur de la Théogonie offre de nombreuses pistes de recherche. Mais je voudrais ici le lire comme une histoire ramassée de l’émergence de la conscience (divine) à elle-même.

    Au commencement, il y eut Vide, Terre et Amour. Et Terre a enfanté Ciel, pour qu’il puisse la « couvrir », dans les deux sens du terme. Et Terre, unie à Ciel, enfanta Temps, qui châtra Ciel.

    Ces noms (Chaos, Gaïa, Éros, Ouranos, Cronos) sont moins des figures mythiques que des concepts. Ils cèlent une métaphysique en gésine. Une idée fondamentale s’en détache. La divinité forme un ensemble, un plérôme, inconscient, spontané, vivant, libre, mais de plus en plus conscient.

    Dans son unité et dans sa pluralité, elle n’est jamais statique, elle est toujours en devenir.

    Cette idée, pour ancienne qu’elle soit, n’est rien moins qu’évidente. En témoigne un philosophe « moderne », Schelling, particulièrement curieux des leçons de la mythologie, qui a pu écrire:

    « La divinité pure est étrangère à tout devenir ; elle reste ce qu’elle est, en soi. Elle constitue par son être même, par sa nature, une négation de tout être extérieur, cette négation étant, il est vrai, d’abord silencieuse. »xii

    Pourtant, comme la Théogonie offre une vision dynamique des puissances divines en déploiement !

    La divinité qui est qui elle est, qui nie tout ce qu’elle n’est pas, n’est cependant qu’un moment de ce qu’elle est. Il lui reste à devenir ce qu’elle n’est pas encore, et que, sans doute, dans son omniscience toute relative, elle ignore encore, tant sa liberté d’être à venir dépasse sa connaissance momentanée de ce qu’elle est et a été.

    Après le Néant initial, dont on ne peut rien dire sinon qu’il semble vide, le plérôme divin se présente comme un Oui, puis comme un Non, entrant successivement en scène. D’abord Gaïa, qui est un Oui en puissance, puis Éros, qui est un Oui en acte, et puis Ouranos, qui assène un Non répété.

    Ouranos est l’archétype divin de la négation et de l’inconscience, confrontée à Gaïa, l’archétype de l’affirmation et de la conscience.

    Ouranos incarne le Non divin : « En soi, la divinité est toujours le Non à l’adresse de l’être extérieur, mais c’est en se manifestant comme telle qu’elle fait surgir l’être extérieur. (…) Elle est pour cet être extérieur un Non destructeur, une force éternellement en colère qui ne supporte aucun être qui lui soit extérieur. »xiii

    Après le Oui de Gaïa, le Non d’Ouranos. Ce Non, cette colère du Dieu du Ciel, est la divinité tout entière, et exprime son essence même, elle n’en est pas seulement un attribut, un aspect relatif.

    « Cette force de colère n’est pas une propriété de la divinité, pas plus qu’elle n’en est une puissance ou une partie ; elle est toute la divinité pour autant qu’elle existe en soi et constitue l’Être essentiel. Cet être essentiel est une pointe irrésistible, inapprochable, un feu dans lequel aucune vie n’est possible. »xiv

    Mais ce Non de la divinité, pour essentiel qu’il soit, ne peut l’empêcher d’être aussi un Oui, à un autre moment.

    « Elle doit être nécessairement un Non destructeur par rapport à tout être extérieur et elle doit aussi (…) être un éternel Oui, un amour qui fortifie, l’être de tous les êtres. »xv

    La divinité, dans son unité et dans sa dualité, est à la fois une volonté qui veut et une volonté qui ne veut pas. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est une volonté qui ne veut rien, une volonté du vide, du néant. Elle est une volonté double, et même triple.

    En termes mythologiques, Ouranos, qui refuse que ses enfants vivent, est le Non destructeur. Gaïa, qui est le siège, le fondement de tous les êtres vivants, est le Oui. Et Éros, l’Esprit de vie, est lui aussi le Oui.

    La divinité dans son ensemble est un Tout. En tant que plérôme, elle est à la fois le Non et le Oui, et leur union.

    Le Oui, « cet amour n’est pas une propriété, une partie ou un principe de la divinité, il est la divinité même, totale et indivisible. Mais justement parce que la divinité est un Tout indivisible, qu’elle est l’éternel Oui et l’éternel Non, elle n’est ni l’un ni l’autre, mais l’unité des deux. Il ne s’agit pas ici, à proprement parler, d’une trinité de principes distincts, mais Dieu est, et en tant qu’Un, et justement parce qu’il est Un, il est aussi bien le Oui que le Non et l’unité des deux. »xvi

    Dans la présence simultanée, ou alternée, de ce Oui et de ce Non, on peut reconnaître l’action de deux forces fondamentales de l’univers physique et métaphysique, — l’attraction et la répulsion.

    La différence radicale, existentielle, entre ces deux forces de sens contraires, est la condition première de l’apparition de la conscience. La conscience ne se constitue qu’en résistant à la dissolution qui la menace, du fait des mouvements contradictoires qui l’assaillent. Elle s’élève d’autant plus dans l’échelle de la conscience qu’elle réalise sa liberté d’être comme un Oui, ou comme un Non, ou comme quelque unité supérieure des deux.

    En effet, si elle était seulement un Oui, ou un Non, la divinité, ou la conscience, devrait adopter tel ou tel mode d’être, puis l’affirmer absolument ou bien le nier absolument. Mais l’affirmation ou la négation absolues sont en contradiction avec un principe bien supérieur, celui de la liberté absolue, le principe de la volonté absolument libre du divin, — ou de la conscience.

    Il y a, entre la liberté absolue de la divinité et celle de la conscience, une homologie qui vaut la peine qu’on s’y arrête un instant.

    Pourquoi Dieu, sorti de sa nuit éternelle, s’est-il soudain intéressé à l’être, à la création ? Pourquoi a-t-il éprouvé le besoin de se révéler dans sa création ? On ne peut répondre directement à cette question, sinon observer qu’il a créé l’être en toute liberté, et non sous la contrainte de quelque détermination.

    Mais comment a-t-il fait ? Quelle a été la force fondamentale qu’il a mise en œuvre en créant ? Était-ce un Oui ou un Non ? Une puissance centripète d’attraction ou une puissance centrifuge de dissociation, de répulsion? A-t-il attiré l’être à lui, en niant sa potentielle extériorité, sa potentielle différence ? Ou bien a-t-il décidé de reconnaître l’être créé dans son indépendance, en affirmant sa liberté absolue (par rapport à la sienne), et en séparant l’être créé de son essence propre, éternelle?

    Dans les deux cas cités, on peut observer que Dieu ne se manifesterait pas alors tel qu’il est vraiment, à savoir comme étant à la fois un Oui et un Non. Il serait soit l’un, soit l’autre.

    Mais il y a une troisième voie possible d’interprétation, semble-t-il.

    « Il fallait qu’il se révèle comme Celui qui était libre de se révéler et de ne pas se révéler, c’est-à-dire de se révéler comme l’éternelle liberté. Il était donc impossible que Dieu se révélât comme l’éternel Non sans se révéler en même temps comme l’éternel Oui, et vice-versa, et néanmoins il est impossible qu’un seul et même Être soit à la fois Oui et Non. »xvii

    Cette troisième voie n’aboutit-elle pas à une criante contradiction ?

    Cela semble le cas, mais il y a une façon de la résoudre. Il faut concevoir la divinité dans son développement interne. Ce n’est pas un développement dans le temps, mais selon son essence même. Le Non est au Oui ce que la prémisse est à l’inférence logique, ou encore comme ce qui fonde précède ce qui est fondé. Ces moments distincts ne sont pas d’ordre temporel. Ils peuvent, tout en étant différents, séparés, être aussi simultanés. « Le passé ne peut pas exister comme s’il était présent, mais il doit, en tant que passé, coexister avec le présent ; le futur n’est certes pas une existence présente, mais il doit coexister avec le présent en tant que futur, et il est tout à fait absurde de penser à l’être-dans-le-futur et à l’être-dans-le-passé comme à un non-être total. »xviii

    L’idée qu’il existe une forme de coexistence du passé, du présent et du futur a été évoquée plus d’un siècle après Schelling, dans un autre contexte, lors d’un célèbre dialogue entre C.G. Jung et Wolfgang Pauli, qui ont forgé le terme de synchronicité pour la désignerxix.

    La contradiction relevée plus haut ne peut pas être cependant résolue seulement par des mots, comme coexistence ou synchronicité. Elle est en fait si intense qu’elle « brise » l’éternitéxx, et pose à sa place « une suite d’éternités ou d’éons », ce que nous appelons temps. L’Éternité se résout dans le temps, et le temps coexiste avec l’Éternité. Il en fait partie, et il y joue son rôle.

    « Le temps extérieur à l’Éternité n’est autre que le mouvement par lequel l’éternelle nature s’élève de plus en plus vers le suprême pour ensuite redescendre et recommencer son ascension. »xxi

    Le temps est donc ce qui garantit la forme de vie et de progression de la divinité dans son essence même.

    La Théogonie, elle aussi, a mêlé le temps à la divinité, mais d’une manière plus brutale. Cronos (qui est nommément « le Temps »), en coupant les parties intimes d’Ouranos, a lui aussi « brisé » à sa façon la divinité qui a pour nom Ciel, et qui est le siège des Dieux.

    Le Temps a « brisé » le Ciel et l’éternité qu’il représente (la demeure des Dieux).

    Mais l’affaire est loin d’être terminée. Bientôt Cronos, lui aussi, sera « brisé » par un Dieu nouveau, son propre fils, Zeus.

    En deux générations divines, tant l’éternité que le temps auront été « brisés », pour que Zeus, le Dieu « sage » s’impose à son tour.

    Pas mal, pour une divinité supposée éternellement statique.

    ______________

    iHésiode. Théogonie, v. 116-117. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

    iiHésiode. Théogonie, v. 120. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

    iiiHésiode. Théogonie, v. 121-122 (ma traduction).

    ivHésiode. Théogonie, v. 125. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

    vHésiode. Théogonie, v. 126-127. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

    viHésiode. Théogonie, v. 128. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

    viiHésiode. Théogonie, v. 132. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.37

    viiiHésiode. Théogonie, v. 137. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.37

    ixHésiode. Théogonie, v. 157. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.37

    xHésiode. Théogonie, v. 159. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.38

    xiHésiode. Théogonie, v. 177. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.38

    xiiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.132

    xiiiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.133

    xivF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.133-134

    xvF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.133-134

    xviF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.134

    xviiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.135-136

    xviiiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.137

    xixC.G. Jung and Wolfgang Pauli. Atom and Archetype. The Pauli/Jung Letters 1932-1958. Edited by C.A. Meier. Princeton Univerity Press, 2001

    xxF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.137

    xxiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.143

    Sagesse et folie divines


    ‘Euripide’.

    La Pythie ou la Sibylle, les Bacchantes ou les Ménades se livrent entières à la transe, elles sont possédées, elles entrent en communication avec le divin.

    Platon compare « cette puissance divine qui te met en branle » à la « pierre qui a été appelée ‘magnétique’ par Euripide », et il en voit l’effet sur la création artistique. « C’est ainsi que la Muse, par elle-même, fait qu’en certains hommes est la Divinité, et que, par l’intermédiaire de ces êtres en qui réside un Dieu, est suspendue à elle une file d’autres gens qu’habite alors la Divinité. » Il affirme que « tous les poètes épiques, les bons s’entend » et les auteurs lyriques composent leurs poèmes et leurs chants, « non par un effet de l’art, mais bien parce qu’un Dieu est en eux et qu’il les possède. »i C’est précisément parce qu’ils n’ont plus tous leurs esprits qu’ils sont capables de créer.ii « Le poète en effet est chose légère, chose ailée, chose sainte, et il n’est pas encore capable de créer jusqu’à ce qu’il soit devenu l’homme qu’habite un Dieu, qu’il ait perdu la tête, que son propre esprit ne soit plus en lui ! »iii

    De fait, c’est la Divinité elle-même qui parle à travers le poète. « La Divinité, leur ayant ravi l’esprit, emploie ces hommes à son service pour vaticiner et pour être des devins inspirés de Dieu ; afin que nous comprenions bien, nous qui les écoutons, que ce n’est pas eux qui disent ces choses dont la valeur est si grande, eux de qui l’esprit est absent, mais que c’est la Divinité elle-même qui parle, qui par leur entremise nous fait entendre sa voix ! »iv

    Plusieurs mots servaient à désigner les diverses sortes de « possession » que connaissait la Grèce antique, comme entheatho, enthousiastikos, enthousiasmos, entheastikos. Le terme le plus direct est entheos, littéralement « celui en lequel Dieu est ». Le préfixe en– souligne que la divinité habite l’intériorité de l’esprit humain.

    Il est tentant de faire ici un parallèle avec d’autres modes de possession par l’Esprit de Dieu, décrits dans la Bible hébraïque. Par exemple, l’Esprit d’Elohim, רוּחַ-אֱלֹהִים, rûaelohim, vient non pas « en » mais « sur Saül », עַל-שָׁאוּל,al Chaoul, pour l’enflammer, le brûler de colère et le pousser à la victoire sur les Ammonitesv.

    Isaïe, parlant du Messie à venir, le rejeton de la souche de Jessé, emploie l’expression רוּחַ יְהוָה rûayhwh, l’Esprit de YHVHvi, qui « reposera » non en lui, mais « sur lui » (עָלָיו )vii. L’Esprit de YHVH, « esprit de sagesse et d’intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de science et de crainte de Dieu »,viii semble être d’une nature plus pacifique, plus sage même, que l’Esprit d’Elohim…

    En revanche, juste après la disparition d’Élie (que Dieu fit monter au cielix), ce n’est ni l’Esprit d’Elohim, ni celui de YHVH, mais l’esprit d’Élie qui vient reposer sur Élisée, רוּחַ אֵלִיָּהוּ עַל-אֱלִישָׁע, rûaélihou ‘al-êlicha‘, selon le témoignage des jeunes prophètes qui observent la scène de loinx.

    Contrairement à l’Esprit de YHVH qui est tout « de sagesse et d’intelligence », Dionysos, le Dieu enthéos, le Dieu au dedans, n’est pas un Dieu « sage », il est un μαινόμενος Διόνυσος, un mainomenos Dionysos, un « Dieu fou », un Dionysos agité des transports bachiques : Βάκχος (Bacchos).

    Il y a bien des formes de possession divine. Il est difficile d’être exhaustif. Socrate, par exemple, a déclaré qu’il pouvait soudainement devenir lui-même « possédé par les nymphes », νυμφόληπτος, nympholeptos. « Ce lieu a quelque chose de divin, dit-il à Phèdre, et si les nymphes qui l’habitent me causaient dans la suite de mon discours quelque transport frénétique, il ne faudrait pas t’en étonner. Déjà me voici monté au ton du dithyrambe.»xi

    Le chresmologue Bakis, qui influença le général Epaminondas quant à l’issue de la guerre des Messéniens et des Lacédémoniens, a aussi été qualifié par Pausanias de «fou par les nymphes», μανέντι ἐκ Νυμφῶν.xii

    L’existence d’adjectifs comme nympholeptos, « pris par les nymphes », theoleptos, « pris par un dieu », ou encore phoiboleptos, « pris pas Apollon », semblent indiquer des expériences spécifiques de possession divines.

    Ces « possessions » sont structurellement différentes de l’« extase »xiii. Celle-ci implique, par son étymologie, un changement de lieu, et éventuellement un « égarement ». Pendant l’extase, l’âme et le corps se séparent. L’âme alors peut voyager librement de par le monde, ou vagabonder dans le temps, seule ou en compagnie du Dieu…

    Ainsi, Hérodote raconte qu’Aristée disparut soudain dans la ville de Proconnèse. On le crut mort, mais il fut vu peu après à Cyzique. Il disparut à nouveau, mais, trois cent quarante ans plus tard, il réapparut à Métaponte, accompagnant Apollon sous la forme d’un corbeau.xiv

    Pline reprend brièvement cette anecdote en la qualifiant de « fabuleuse » : « On dit même que l’âme d’Aristée a été vue à Proconnèse, s’envolant de sa bouche, sous la forme d’un corbeau ; récit singulièrement fabuleux. »xv Mais peu avant, il avait assuré qu’Hermotime de Clazomènes quittait son corps pour errer dans des pays lointains, et qu’à son retour elle indiquait des choses qui n’auraient pu être connues que par quelqu’un présent sur les lieuxxvi.

    L’idée de l’errance, du vagabondage de l’âme dans le monde amène à une comparaison avec la course d’Apollon, nommé Liber Pater (« le Père libre ») par les Romains, parce qu’il est « libre et vagabond (vagus)», selon Macrobexvii. Il indique qu’Aristote affirme, dans les Théologumènes, qu’Apollon et Liber Pater sont un seul et même Dieuxviii. Macrobe dit aussi qu’« Orphée appelle le soleil Phanès ἀπὸ τοῦ φῶτος καὶ φανεροῦ, c’est-à-dire lumière et illumination; parce qu’en effet, voyant tout, il est vu partout. Orphée l’appelle encore Dionysos. »xix Il cite des vers d’Orphée qui donne à Apollon l’épithète d’Εὐβουλῆα (« Sage conseiller »):

    « Dios, ayant liquéfié l’Éther, qui était auparavant solide, rendit visible aux dieux le plus beau phénomène qu’on puisse voir. On l’a appelé Phanès Dionysos, Seigneur, Sage Conseiller, éclatant procréateur de soi-même; enfin, les hommes lui donnent des dénominations diverses. Il fut le premier qui se montra avec la lumière; et s’avança sous le nom de Dionysos, pour parcourir le contour sans bornes de l’Olympe. Mais il change ses dénominations et ses formes, selon les époques et les saisons. »xx

    Dieu a beaucoup de noms, mais il est un. Macrobe cite à ce sujet l’oracle de l’Apollon de Claros :

    « Εἷς Ζεὺς, εἷς Ἅιδης, εἷς Ἥλιος, εἷς Διόνυσος. Un Zeus, un Hadès, un Soleil, un Dionysos. »

    Et, toujours selon l’oracle de l’Apollon de Claros, ce Dieu « un » se nomme Ἰαὼ , « Iaô », nom étrangement analogue à celui du Dieu des Hébreux, Yahwé ou Yah. Consulté pour savoir qui était ce Dieu « Iaô », l’oracle répondit :

    « Ιl faut, après avoir été initié dans les mystères, les tenir cachés sans en parler à personne; car l’intelligence (de l’homme) est étroite, sujette à l’erreur, et son esprit est faible. Je déclare que le plus grand de tous les dieux est Iao,  lequel est Aïdès (Hadès), en hiver; au commencement du printemps, Dia (Jupiter); en été, Hélios (le soleil); et en automne, le glorieux Iaô ».

    Dios, Dia, Zeus, Dionysos, Iaô sont le même et unique Dieu. Ce Dieu, par son souffle, son pneuma, anime les vivants, et donne aux humains de participer à son pouvoir créateur.

    Le pneuma porte l’essence de la divinité. Le poète, comme on l’a vu dans l’Ion de Platon, peut créer seulement dans l’« enthousiasme », quand le souffle sacré, hieron pneuma, prend possession de lui.

    Ce souffle est créateur et procréateur. Par le souffle de Zeus, ek epipnoias Zènos, Io conçoit Épaphos. Et c’est encore un souffle «en dieu», un atmon entheon, qui rend la Pythie « grosse » du logos divin.

    Le pneuma est fécond comme le logos spermatikos, la raison spermatique, ou la parole séminale, qui entretient l’existence du monde. « Les mots Dieu, intelligence, destinée, Jupiter et beaucoup d’autres analogues ne désignent qu’un seul et même être. Dieu existe par lui-même d’une existence absolue. Au commencement, il changea en eau toute la substance qui remplissait les airs et de même que dans la génération les germes des êtres sont enveloppés, de même aussi Dieu, qui est la raison séminale du monde (σπερματικὸν λόγον ὄντα τοῦ κόσμου). »xxi

    Mais la possession par le souffle divin ne produit pas les mêmes effets, selon qu’il vient de Zeus, d’Apollon ou de Dionysos, bien que ces noms divers soient ceux du même Dieu un.

    Par exemple Dionysos rend fou ceux qui ne croient pas en lui… Il a rendu délirantes les sœurs de sa mère Sémélé qui n’avaient pas reconnu que Dionysos fut né de Zeusxxii.

    Penthée, fils de la fille de Cadmos, nie lui aussi la divinité de Dionysos. « Il combat ma divinité, m’exclut des libations, et ne mentionne pas mon nom dans les prières. Aussi j’entends prouver ma naissance divine », dit Dionysos.xxiii

    Mais en contrepartie, ce délire inspiré a un pouvoir prophétique. « Sache que Bacchos est devin. La fureur qu’il inspire a comme la démence un pouvoir prophétique. Quand il pénètre en nous de toute sa puissance, il nous pousse, en nous affolant, à dire l’avenir. »xxiv

    Ce pouvoir prophétique habite la conscience, qui s’identifie au Dieu. La Pythie parlait comme si elle était le Dieu lui-même. Mais que devenait alors sa volonté, son intelligence propres ? S’étaient-elles dissoutes dans le divin ? Ou bien l’abolition de la conscience personnelle de la Pythie était-elle nécessaire pour garantir la pureté de la révélation ?

    Selon Pindare, le don de divination donné par Apollon commence par l’écoute intérieure de la voix du Dieu. « Ils arrivèrent à la roche escarpée du mont Grontus. Là il lui dispensa le trésor de la divination, et d’abord lui donna d’entendre cette voix qui ne connaît pas le mensonge ».xxv

    Socrate aussi écoute en lui la voix du Dieu.

    « Au moment de passer l’eau, j’ai senti ce signal divin qui m’est familier, et dont l’apparition m’arrête toujours au moment d’agir. J’ai cru entendre de ce côté une voix qui me défendait de partir avant d’avoir acquitté ma conscience, comme si elle était chargée de quelque impiété. Tel que tu me vois, je suis devin, non pas, il est vrai, fort habile ; je ressemble à ceux dont l’écriture n’est lisible que pour eux-mêmes ; j’en sais assez pour mon usage. Je devine donc, et je vois clairement le tort que j’ai eu. L’âme humaine, mon cher Phèdre, a une puissance prophétique. »xxvi

    De fait, dit-il, « les plus grands biens nous arrivent par un délire inspiré des dieux », et « le délire qui vient des dieux l’emporte sur la sagesse des hommes »xxvii.

    On pourrait distinguer dans le Phèdre de Platon quatre aspects différents de la possession divine, qui sont comme autant de types différents d’exaltations:

    1- Le délire prophétique dû à Apollon, qui possède entièrement le prophète et le dépossède de lui-même. « C’est dans le délire que la prophétesse de Delphes et les prêtresses de Dodone ont rendu aux citoyens et aux États de la Grèce mille importants services ; de sang-froid elles ont fait fort peu de bien, ou même elles n’en ont point fait du tout. Parler ici de la sibylle et de tous les prophètes qui, remplis d’une inspiration céleste, ont dans beaucoup de rencontres éclairé les hommes sur l’avenir, ce serait passer beaucoup de temps à dire ce que personne n’ignore. »xxviii

    2- Le délire salvifique : « Il est arrivé quelquefois, quand les dieux envoyaient sur certains peuples de grandes maladies ou de grands fléaux en punition d’anciens crimes, qu’un saint délire, s’emparant de quelques mortels, les rendit prophètes et leur fit trouver un remède à ces maux dans des pratiques religieuses ou dans des vœux expiatoires ; il apprit ainsi à se purifier, à se rendre les dieux propices, et délivra des maux présents et à venir ceux qui s’abandonnèrent à ses sublimes inspirations. »xxix

    3- Le ravissement poétique et l’inspiration des Muses : « Une troisième espèce de délire, celui qui est inspiré par les muses, quand il s’empare d’une âme simple et vierge, qu’il la transporte, et l’excite à chanter des hymnes ou d’autres poèmes et à embellir des charmes de la poésie les nombreux hauts faits des anciens héros, contribue puissamment à l’instruction des races futures. »xxx

    4- Le délire d’amour ou la vision d’Éros, menant à la contemplation philosophique. La Raison a pleine conscience d’elle-même. Elle s’unit à la pensée divine sans s’absorber en elle. « C’est ici qu’en voulait venir tout ce discours sur la quatrième espèce de délire. L’homme, en apercevant la beauté sur la terre, se ressouvient de la beauté véritable, prend des ailes et brûle de s’envoler vers elle ; mais dans son impuissance il lève, comme l’oiseau, ses yeux vers le ciel ; et négligeant les affaires d’ici-bas, il passe pour un insensé. Eh bien, de tous les genres de délire, celui-là est, selon moi, le meilleur, soit dans ses causes, soit dans ses effets, pour celui qui le possède et pour celui à qui il se communique ; or, celui qui ressent ce délire et se passionne pour le beau, celui-là est désigné sous le nom d’amant. En effet nous avons dit que toute âme humaine doit avoir contemplé les essences, puisque sans cette condition aucune âme ne peut passer dans le corps d’un homme. »xxxi

    De ce véritable amour, la récompense finale est encore à venir, après la mort.

    « Si donc, la partie la plus noble de l’intelligence remporte une si belle victoire, et les guide vers la sagesse et la philosophie, les deux amants passent dans le bonheur et l’union des âmes la vie de ce monde, maîtres d’eux-mêmes ; réglés dans leurs mœurs, parce qu’ils ont asservi ce qui portait le vice dans leur âme et affranchi ce qui y respirait la vertu. Après la fin de la vie ils reprennent leurs ailes et s’élèvent avec légèreté, vainqueurs dans l’un des trois combats que nous pouvons appeler véritablement olympiques ; et c’est un si grand bien, que ni la sagesse humaine ni le délire divin ne sauraient en procurer un plus grand à l’homme. »xxxii

    Si ni la sagesse humaine ni le délire divin ne sont le plus grand bien, peut-être alors celui-ci se trouve-t-il dans la sagesse divine ?

    « La vérité est qu’Apollon seul est sage, et qu’il a voulu dire seulement, par son oracle, que toute la sagesse humaine n’est pas grand-chose, ou même qu’elle n’est rien. »xxxiii

    Si seul Apollon est sage, tous les autres sont fous.

    Cadmos : « Serons-nous seuls dans Thèbes à danser pour Bacchos ?

    Tirésias : « Oui, car nous sommes seuls à être gens sensés. Tous les autres sont fous. »xxxiv

    Fous les mortels qui méprisent les Dieux.

    Cadmos : « Je ne suis pas de ces mortels qui méprisent les dieux.

    Tirésias : « Devant la leur, qu’est donc notre sagesse ? Les traditions héritées de nos pères, vieilles comme le monde, aucun raisonnement ne les renversera, quelques découvertes que fassent les plus profonds esprits. »xxxv

    Fous les rois et les tyrans.

    Penthée, qui veut maintenir son ordre, voit un « délire criminel » dans ces « prétendues bacchanales ». Il accuse les femmes qui « courent à l’aventure, dansant pour honorer le nouveau dieu, Dionysos » et qui vont à l’écart « se prêter aux hommes, se prétendant en proie aux transports sacrés des Ménades ».

    Il veut « trancher la tête » de cet « étranger nouveau venu, un charlatan, un enchanteur arrivé de Lydie » qui, « mêlé jour et nuit à ces jeunes femmes », « prétend leur montrer les mystères bachiques. »xxxvi

    Or c’est Penthée qui est fou, il est même totalement dément.

    Tirésias l’interpelle : « Ta démence est la pire de toutes. Nul philtre ne peut te guérir, mais j’en vois un aux sources de ton mal. »xxxvii Et Cadmos d’ajouter : « Ton esprit flotte et ta raison n’est que folie. »xxxviii

    Ce à quoi Penthée réplique, les accusant à son tour de folie : « Retire ta main. Va faire le bacchant sans m’infecter de ta folie ! »xxxix

    Tirésias a alors le dernier mot, avec cette formule définitive : « Malheureux qui ne sais jusqu’où vont tes paroles : après avoir déraisonné, te voilà frénétique ! »xl

    Ni la folie divine, ni la sagesse humaine ne semblent pouvoir apporter à l’homme le bien suprême.

    Qui le peut alors ?

    Si l’on en croit Socrate, c’est celui qui a su se vaincre lui-même, et qui, accompagné de la personne qu’il aime, a pu s’envoler après la mort, dans toute la légèreté des possibles, dans l’immensité des mondes à venir.

    ____________________

    iPlaton, Ion, 533 e (Traduction Léon Robin)

    ii« De même que ceux qui sont en proie au délire des Corybantes ne se livrent pas à leurs danses quand ils ont leurs esprits, de même aussi les auteurs de chants lyriques n’ont pas leurs esprits quand ils composent ces chants magnifiques ; tout au contraire, aussi souvent qu’ils se sont embarqués dans l’harmonie et dans le rythme, alors les saisit le transport bachique, et, possédés, ils ressemblent aux Bacchantes qui puisent aux fleuves le miel et le lait quand elles sont en état de possession, mais non pas quand elles ont leurs esprits. » Platon, Ion, 533 e -534 a (Traduction Léon Robin)

    iiiPlaton, Ion, 534 b (Traduction Léon Robin)

    ivPlaton, Ion, 534 c-d (Traduction Léon Robin)

    vI Samuel, 11, 6

    vi Le Second Isaïe (Is. 61,1) emploie quant à lui l’expression de רוּחַ אֲדֹנָי יְהוִה, rûaadonaï yhwh, l’Esprit du Seigneur YHVH.

    viiIs. 11,2

    viiiIs. 11,2

    ix2 Rois 2,1

    x2 Rois 2,15

    xiPlaton, Phèdre, 238c-d. « Τῷ ὄντι γὰρ θεῖος ἔοικεν ὁ τόπος εἶναι, ὥστε ἐὰν ἄρα πολλάκις νυμφόληπτος προϊόντος τοῦ λόγου γένωμαι, μὴ θαυμάσῃς· τὰ νῦν γὰρ οὐκέτι πόρρω διθυράμβων φθέγγομαι. »

    xiiPausanias IV, 27,4

    xiii Le mot grec ἒκστασις , ekstasis, signifie « égarement de l’esprit », avec, de par son étymologie, l’idée d’un changement de place (ek-stasis), d’une sortie de son lieu naturel. L’adjectif ἐκστατικός, ekstatikos  a deux sens, transitif et intransitif : « 1. Transitif. Qui fait changer de place, qui dérange ; qui fait sortir de soi, qui égare l’esprit. 2. Intrans. Qui est hors de soi, qui a l’esprit égaré. »

    xivHérodote IV, 14-15 : « Aristée était d’une des meilleures familles de son pays ; on raconte qu’il mourut à Proconnèse, dans la boutique d’un foulon, où il était entré par hasard ; que le foulon, ayant fermé sa boutique, alla sur-le-champ avertir les parents du mort ; que ce bruit s’étant bientôt répandu par toute la ville, un Cyzicénien, qui venait d’Artacé, contesta cette nouvelle, et assura qu’il avait rencontré Aristée allant à Cyzique, et qu’il lui avait parlé ; que, pendant qu’il le soutenait fortement, les parents du mort se rendirent à la boutique du foulon, avec tout ce qui était nécessaire pour le porter au lieu de la sépulture ; mais que, lorsqu’on eut ouvert la maison, on ne trouva Aristée ni mort ni vif ; que, sept ans après, il reparut à Proconnèse, y fit ce poème épique que les Grecs appellent maintenant Arimaspies, et qu’il disparut pour la seconde fois. Voilà ce que disent d’Aristée les villes de Proconnèse et de Cyzique. (…) Les Métapontins content qu’Aristée leur ayant apparu leur commanda d’ériger un autel à Apollon, et d’élever près de cet autel une statue à laquelle on donnerait le nom d’Aristée de Proconnèse ; qu’il leur dit qu’ils étaient le seul peuple des Italiotes qu’Apollon eût visité ; que lui-même, qui était maintenant Aristée, accompagnait alors le dieu sous la forme d’un corbeau ; et qu’après ce discours il disparut. Les Métapontins ajoutent qu’ayant envoyé à Delphes demander au dieu quel pouvait être ce spectre, la Pythie leur avait ordonné d’exécuter ce qu’il leur avait prescrit, et qu’ils s’en trouveraient mieux ; et que, sur cette réponse, ils s’étaient conformés aux ordres qui leur avaient été donnés. On voit encore maintenant sur la place publique de Métaponte, près de la statue d’Apollon, une autre statue qui porte le nom d’Aristée, et des lauriers qui les environnent. »

    xvPline. Histoire naturelle. VII, 52, 2

    xviPline. Histoire naturelle. VII, 52, 1 : « Telle est la condition des mortels : nous naissons pour ces caprices du sort, et dans l’homme il ne faut pas même croire à la mort. Nous trouvons dans les livres que l’âme d’Hermotime le Clazoménien, quittant son corps, allait errer dans les pays lointains, et qu’elle indiquait des choses qui n’auraient pu être connues que par quelqu’un présent sur les lieux ; pendant ce temps : le corps était à demi mort : mais ses ennemis, qui se nommaient Cantharides, saisissant ce moment pour brûler son corps, enlevèrent, pour ainsi dire, l’étui à l’âme qui revenait. »

    xviiMacrobe, Saturnales, XVIII

    xviiiMacrobe, Saturnales, XVIII

    xixMacrobe, Saturnales, XVIII

    xxMacrobe, Saturnales, XVIII

    xxiDiogène Laërce, VII, 115-136

    xxiiEuripide. Les Bacchantes, v. 26-32.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1216

    xxiiiEuripide. Les Bacchantes, v. 46-48.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1216

    xxivEuripide. Les Bacchantes, v. 298-301.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1225

    xxvPindare, Olympiques VI, 65-66 : θησαυρὸν δίδυμον μαντοσύνας, τόκα μὲν φωνὰν ἀκούειν ψευδέων ἄγνωστον.

    xxviPlaton, Phèdre. 242 b. Traduction Victor Cousin

    xxviiPlaton, Phèdre. 244 d. Traduction Victor Cousin

    xxviiiPlaton, Phèdre. 244 b. Traduction Victor Cousin

    xxixPlaton, Phèdre. 244 d-e. Traduction Victor Cousin

    xxxPlaton, Phèdre. 245 a. Traduction Victor Cousin

    xxxiPlaton, Phèdre. 249 d-e. Traduction Victor Cousin

    xxxiiPlaton, Phèdre. 256 a-b. Traduction Victor Cousin

    xxxiiiPlaton. Apologie de Socrate. 23 a. Traduction Victor Cousin

    xxxivEuripide. Les Bacchantes, v. 195-196.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1222

    xxxvEuripide. Les Bacchantes, v. 199-203.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1222

    xxxviEuripide. Les Bacchantes, v. 233-238.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1223-1224

    xxxviiEuripide. Les Bacchantes, v. 296-298.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1226

    xxxviiiEuripide. Les Bacchantes, v. 332.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1226

    xxxixEuripide. Les Bacchantes, v. 351-352.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1227

    xlEuripide. Les Bacchantes, v. 358-359.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1227

    Melankraira, ou la Conscience Sibylline


    « La Sibylle de Delphes par Michel-Ange ».

    La Grèce archaïque et classique ne connaissait pas de « prophètes », si l’on prend ce terme dans le sens singulier des nebîîm d’Israël. En revanche, elle abritait une profusion de devins, de mages, de bacchantes, de pythies, de sibylles, et plus largement, une multitude d’enthousiastes et d’initiés aux Mystèresi

    Auguste Bouché-Leclercq, auteur d’une Histoire de la divination dans l’antiquité, aujourd’hui indépassée, insiste sur l’unité sous-jacente des sensibilités « mystiques » qui s’exprimait à travers ces diverses dénominations : « l’effervescence mystique qui, avec des éléments empruntés au culte des Nymphes, à la religion de Dionysos et à celle d’Apollon, avait créé l’enthousiasme prophétique, se propagea en tous sens : elle fit naître, partout où se rencontraient les cultes générateurs de l’intuition divinatoire, le désir d’inscrire dans les traditions locales, aussi loin que possible dans le passé et à l’abri de tout contrôle, des souvenirs analogues à ceux dont se paraît l’oracle de Pytho. Nous pouvons donc considérer ces trois instruments de la parole révélée, pythies, chresmologues et sibylles, comme créés en même temps et issus du même mouvement religieux. »ii

    Cependant subsistaient quelques différences notables entre ces « trois instruments de la parole révélée », qu’il convient d’apprécier.

    Par exemple, contrairement à la Pythie de Delphes, les sibylles n’étaient pas liées à un sanctuaire particulier ou une population spécifique. C’étaient des errantes, des individualistes, des femmes libres. Mais, il y avait aussi ce caractère psychologique qui définissait le mieux la sibylle par comparaison avec les prêtresses régulières, attitrées, c’était son tempérament « sombre, mélancolique, car dépossédée de sa nature humaine et féminine, alors qu’elle est possédée par le Dieu. »iii

    De plus, elle n’est pas visitée par l’inspiration seulement de temps en temps, comme la Pythie. L’état de possession divine semble faire constamment partie de sa nature.

    Héraclite qui fut le premier auteur classique à évoquer la Sibylle et les Bacchanales a laissé quelques fragments nettement hostiles aux orgies dionysiaques. Il condamne l’exaltation et l’exultation de la démesure, parce que, en tant que philosophe de la balance des contraires, il sait qu’elles multiplient les effets délétères, et qu’elles entraînent à la fin la destruction et la mort.

    Cependant, deux de ses « fragments » exsudent une curieuse ambiguïté, une sorte de sympathie cachée, non manifeste, pour la figure de la Sibylle.

    « La Sibylle, ni souriante, ni fardée, ni parfumée, de sa bouche délirante, se faisant entendre, franchit mille ans par sa voix, grâce au dieu » (Fragment 92).

    La Sibylle ne sourit pas car ce n’est pas de bon cœur qu’elle subit l’emprise du Dieu. Cette « possession » lui est un fardeau insupportable. Ecrasée par la présence divine, son sentiment intime est à mille lieues de susciter en elle un désir de séduction féminine. Instrument totalement passif du Dieu qui la contrôle et la domine, elle n’a évidemment ni l’envie ni même la force de se farder ou de se parfumer. Quelle idée ! Alors qu’autour d’elles, dans les temples, les prêtresses des sanctuaires officiels, tout à leur rôle et leur rang social, s’obligeaient à un effort de représentation et de mise en scène.

    Par contraste, la Sibylle appartient toute au Dieu, même si elle s’en défend. Elle lui est livrée, dans la transe, corps et âme. Elle a rompu tout lien avec le monde, sinon celui de délivrer publiquement la parole divine. C’est parce qu’elle s’est abandonnée tout entière à l’esprit divin, que celui-ci peut commander à sa voix, à sa langue, et lui faire prononcer l’inouï, dire l’imprévisible, explorer les profondeurs du lointain avenir.

    Dans le temps d’un oracle, la Sibylle peut franchir en esprit une durée de mille ans, par la grâce du Dieu. Se révèle en elle toute la puissance divine, présente ou à venir. On sait, ou on pressent, que ses paroles se révéleront, peut-être seulement dans un lointain avenir, bien plus sages dans leur folle apparence que toutes les sagesses humaines.

    La Pythie de Delphes était vouée à Apollon. Mais la Sibylle, dans sa farouche indépendance, n’a pas une seule allégeance divine. Elle peut être en contact avec d’autres dieux, Dionysos ou Hadès, ou Zeus lui-même. Selon Pausaniasiv, la sibylle Hérophile prophétisait aux Delphiens pour leur révéler la « pensée de Zeus » en dépit d’Apollon, dieu tutélaire de Delphes, envers qui elle gardait rancune.

    En réalité, on savait déjà que ces noms divers recouvraient le même mystère. Dionysos, Hadès, Apollon ou Zeus sont « le même », car tout ce qui est divin est « le même ».

    « Si ce n’était pas pour Dionysos qu’ils font la procession et chantent l’hymne aux parties honteuses, ils feraient les choses les plus éhontées. Mais c’est le même que Hadès et Dionysos, celui pour qui ils délirent et mènent la bacchanale. » (Fragment 15)

    Héraclite sait et affirme que, contre toute apparence, Hadès et Dionysos sont « le même » Dieu, parce que, dans leur convergence profonde, et malgré leur opposition symbolique (la mort, la vie), surgit leur véritable transcendance, leur unité intrinsèque, leur essence commune.

    Ceux qui seulement vivent dans l’exaltation survoltée, dans l’enthousiasme dionysiaque, dans les bacchanales sanglantes, sont voués inéluctablement à la mort.

    En revanche, celui qui sait dominer et chevaucher l’extase dionysienne, peut aller bien au-delà de la perte de la conscience de soi. Il peut dépasser la conscience initiée des mystes mêmes et accéder à un niveau transcendant de la révélation, surpasser le Mystère.

    Les bacchanales dionysiaques, enthousiastes et extatiques, ne se concluent pas sans la mort des victimes, déchirées, dépecées, dévorées.

    Héraclite reconnaît en ‘Dionysos-Hadès’ une essence double, le couple de deux « contraires » qui sont aussi « le même », et qui permet de dépasser la mort par une extase véritable, non mortifère, une extase qui ne soit pas corporelle ou sensuelle, mais intuitive et spirituelle.

    Héraclite refuse les excès de l’extase dionysiaque et la mort qui leur met fin. Il est fasciné par la Sibylle, car elle seule, singulièrement seule, se tient vivante et extatique au carrefour de la vie et de la mort.

    Dans son vivant éveil, elle voit la mort toujours à l’œuvre : « Mort est tout ce que nous voyons, éveillés… » (Fragment 21)

    Faite sibylle par le Dieu, qui prend possession d’elle contre sa volonté, elle est en quelque sorte morte à elle-même et à sa féminité. Elle se laisse entièrement « prendre » par le Dieu, elle s’abandonne, pour laisser vivre en elle la vie du Dieu.

    Vivante dans le Dieu en mourant à soi, elle meurt aussi de cette vie divine, en donnant vie à ses paroles. De la Sibylle, en essence une figure héraclitéenne, semble s’inspirer ce fragment : « Immortels, mortels, mortels, immortels ; vivant de ceux-là la mort, mourant de ceux-là la vie. » (Fragment 62)

    Considérant sa position unique, intermédiaire, entre le vivant et la mort, entre le divin et l’humain, l’on a pu dire que le type sibyllin était « l’une des créations les plus originales et les plus nobles du sentiment religieux en Grèce. »v

    Il paraît évident que dans la Grèce antique, la Sibylle a représenté un nouvel état de la conscience, qu’il importe de mettre en lumière.

    Isidore de Séville rapporte que, selon les auteurs les mieux informés, il y eut historiquement dix sibylles. La première apparut en Perse, ou en Chaldéevi, la seconde en Libye, la troisième à Delphes, la quatrième était Cimmérienne d’Italie. La cinquième, « la plus noble et la plus honorée de toutes », était Érythréenne et se nommait Hérophile, et elle serait en fait d’origine babylonienne. La sixième habitait l’île de Samos, la septième la ville de Cumes en Campanie. La huitième venait de la plaine de Troie et rayonnait sur l’Hellespont, la neuvième était Phrygienne et la dixième Tiburtine [c’est-à-dire opérant à Tivoli, l’ancien nom de Tibur, dans la province de Rome].vii

    Isidore précise aussi que, dans le dialecte éolien, Dieu se disait Σιός (Sios) et le mot βουλή signifiait ‘esprit’. Il en déduit que sibylle, en grec Σιϐυλλα, serait le nom grec d’une fonction, et non un nom propre, et équivaudrait à Διὸς βουλή ou θεοϐουλή («l’esprit de Dieu »).

    Cette étymologie était d’ailleurs aussi adoptée par plusieurs Anciens (Varron, Lactance,…). Mais ce n’était pas l’opinion de tous. Pausanias, notant que la prophétesse Hérophile, citée par Plutarqueviii, et, on vient de le voir, par Isidore, était appelée ‘Sibylle’ par les Libyensix, laisse entendre que Σιϐυλλα, Sibylle, serait la métathèse ou l’anagramme de Λίϐυσσα, Libyssa, « la Libyenne », ce qui serait une indication de l’origine libyenne du mot sibylle. Ce nom se trouva ensuite altéré en Élyssa, qui devint le nom propre de la sibylle libyennex.

    Il y eut dans le passé bien d’autres étymologies encore, plus ou moins farfelues ou controuvées, qui préféraient se tourner vers des racines sémitiques, hébraïques ou arabes, sans emporter la conviction. Pour résumer, le problème de l’étymologie de sibylle est « pour le moment un problème désespéré »xi.

    L’histoire du nom de la sibylle, comme la variété des lieux de sa présence tout autour de la Méditerranée et dans le Moyen Orient témoigne de sa prégnance sur les esprits ; et de la force de sa personnalité.

    Qui était-elle vraiment ?

    La Sibylle était d’abord une voix de femme en transe, voix qui semblait émaner d’un être abstrait, invisible, paraissant d’origine divine. Des témoins à l’affût mettaient par écrit tout ce qui sortait de cette ‘bouche délirante’. Des recueils d’oracles sibyllins furent produits, en dehors de toute intervention sacerdotale, ou d’intérêts établis, politiques ou religieux, du moins dans les premiers temps du phénomène sibyllin. Beaucoup plus tard, ce dernier sera ensuite, du fait même de son succès pluriséculaire, mis au service d’intérêts spécifiques ou apologétiquesxii.

    En essence, la Sibylle était la manifestation d’un pur esprit prophétique, faisant contraste avec les techniques de divination convenues et réglées, émanant de corporations sacerdotales dûment encadrées par les puissances du moment.

    L’esprit de la Sibylle mettait en évidence l’antagonisme structurel entre une libre inspiration, exprimant sans médiation et sans apprêt les paroles du Dieu même, et des oracles cléricaux ou des pratiques divinatoires, systématiques et déductives, tirant avantage des privilèges des prêtres attachés aux Temples. La mantique sibylline pouvait s’interpréter comme une réaction contre le monopole du clergé apollinien, les privilèges lucratifs des devins professionnels, et la concurrence des autres « chresmologues », qu’ils soient dionysiaques ou orphiques.

    L’hostilité latente entre la Sibylle et Apollon s’explique par le constant effort des sibylles pour enlever aux prêtres apolliniens le monopole de la divination intuitive et cérémonielle et lui substituer les témoignages d’une révélation directe.

    Mais il y a encore une autre lecture, plus fondamentale, plus psychologique.

    La Sibylle est une nymphe asservie, soumise au Dieu. Elle est, au sens propre, « possédée » dans son intelligence par Apollon, elle en est même « furieuse », mais son cœur, lui, n’est pas prisxiii.

    La Sibylle est dominée, dans sa transe, par ce que j’appellerais sa « conscience malheureuse ». Hegel définit la conscience malheureuse comme une conscience qui est « unique, indivise », et en même temps « double »xiv.

    La Sibylle est « malheureuse » parce qu’elle est consciente qu’une autre conscience que la sienne est présente en elle (en l’occurrence celle du Dieu, et fait aggravant, d’un Dieu qu’elle n’aime pas, mais qui a pris l’entière possession de son esprit). Elle est aussi consciente qu’elle est ces deux consciences à la fois.

    Si l’on estime qu’évoquer Hegel est trop anachronique, on peut aussi s’appuyer sur des auteurs du 3ème siècle av. J.-C., Arctinos de Milet, Leschès de Lesbos, Stasinos ou Hégésinos de Chyprexv qui ont fait de Cassandra le type de la sibylle malheureuse, triste, délaissée, et passant pour folle. Cassandra devint dès lors le modèle archétypal de la sibylle, à la fois la messagère et la victime d’Apollon.

    Selon le mythe, Cassandra (ou Alexandra, « celle qui écarte ou repousse les hommes »xvi) avait reçu le don de la divination et de la prescience par la grâce d’Apollon, qui, amoureux d’elle, désirait la posséder. Cependant Cassandra ne voulut pas lui donner en retour sa virginité et le « repoussa ». Dépité par ce refus il lui cracha dans la bouche, ce qui devait la condamner à ne pouvoir s’exprimer de façon intelligible, et à n’être jamais crue. Elle fut ensuite poursuivie par le ressentiment du Dieu pendant toute sa vie.

    Lycophron, dans son poème Alexandra, présente Cassandra comme « l’interprète de la Sibylle », s’exprimant en « paroles confuses, embrouillées, inintelligibles »xvii.

    L’expression « l’interprète de la Sibylle » que l’on trouve dans plusieurs traductions françaises est elle-même une interprétation… Dans le texte original de Lycophron, on lit : ἢ Μελαγκραίρας κόπις, soit littéralement « le couteau de sacrifice (κόπις) de Melankraira (Μελαγκραίρα) ».

    Le couteau de sacrifice, en tant qu’instrument de la divination, peut s’interpréter métonymiquement comme étant « l’interprétation » du message divin, ou bien comme « l’interprète » elle-même. Quant à Melankraira, c’est l’un des surnoms de la Sibylle. Il signifie littéralement « tête noire »xviii. Ce surnom s’explique sans doute par l’obscurité de ses oracles ou l’inintelligibilité de ses paroles. A. Bouché-Leclercq fait à ce sujet l’hypothèse que Lycophron, en employant ce surnom, s’était souvenu de la doctrine d’Aristote associant la faculté prophétique à la « mélancolie », c’est-à-dire la « bile noire », la melancholikè krasisxix dont on a déjà parlé du rôle qu’elle joue chez les visionnaires, les prophètes et autres « enthousiastes ».

    On pourrait peut-être y voir aussi, avec plus de deux millénaires d’avance, une sorte d’anticipation de l’idée d’inconscient, la « tête noire » pouvant être associée par métonymie à l’idée de pensée « noire », c’est-à-dire de pensée « obscure », relevant de ce fait de la psychologie des profondeurs.

    Quoi qu’il en soit, la confusion dans l’expression et l’incapacité à se faire comprendre de Cassandra étaient une conséquence de la vengeance d’Apollon, tout comme sa condamnation à ne pouvoir prédire de l’avenir que seulement le malheur, la mort et la ruine.

    « Chez Cassandra, prototype des sibylles, l’inspiration mantique, tout en dérivant d’Apollon, porte la trace d’une lutte aussi acharnée qu’inégale entre le dieu et son interprète. Il y a plus; non seulement Cassandra était poursuivie par la vengeance d’Apollon, mais elle ne pouvait annoncer que des malheurs. Elle ne voyait dans l’avenir que la ruine de sa patrie, le trépas sanglant des siens et, au bout de son horizon, la conclusion tragique de sa propre destinée. De là le caractère sombre et l’âpre dureté des prophéties sibyllines, qui n’annonçaient guère que des calamités, et qui durent, sans doute, à cet esprit pessimiste la foi dont les honora Héraclite. »xx

    La Cassandra, ce « couteau » de la Melankraira, chantée par Lycophron (320 av. J.-C. – 280 av. J.-C.) était alors devenue une réincarnation poétique d’un archétype bien plus ancien. Quand le courant religieux de l’orphisme, apparu au 6ᵉ siècle av. J.-C., commença à prendre de l’ampleur au 5ᵉ siècle av. J.-C., les auteurs opposés aux orphiques disaient déjà que la Sibylle était « plus ancienne qu’Orphée » pour réfuter les prétentions de ce dernier.

    Il était même possible de faire remonter la Sibylle avant la naissance de Zeus lui-même, et donc avant tous les dieux olympiens…

    «  La Sibylle fut identifiée avec Amalthéa, une nymphe qui, suivant les traditions crétoises et pélasgiques, avait été la nourrice de Zeus. Le choix d’Amalthéa était des plus heureux, car il donnait à la Sibylle un âge qui dépassait celui des dieux olympiens eux-mêmes, et, d’autre part, ce nom n’empêchait pas de reconnaître l’origine ionienne de la Sibylle, Amalthée se rattachant indirectement, par l’Ida crétois, à l’Ida troyen où habite aussi Rhéa, la mère de Zeus, autrement dit la Kybèle phrygienne ou Grande-Mère hellénisée. »xxi

    De cette montée vers les origines, il me paraît essentiel de souligner qu’elle révèle que des Dieux aussi élevés qu’Apollon ou même Zeus, ont eu aussi une mère et une nourrice. Elles étaient nécessairement avant eux, et leur ont donné la viexxii.

    Il semble que, sous son aspect mythologique, cette prise de conscience peut s’interpréter comme une avancée radicale de la conscience, comme le symptôme d’un dépassement de la pensée mythologique par elle-même, et conséquemment comme un surpassement de la pensée de l’essence des Dieux par la conscience humaine.

    Cette capacité de dépassement met en lumière une caractéristique essentielle de la conscience, celle d’être une puissance sibylline, c’est-à-dire une puissance obscure, ou une puissance de l’Obscur, comme l’indique explicitement le nom Melankraira de la Sibylle.

    La conscience sibylline découvre qu’elle doit librement se confronter à la présence envahissante, dominante, du Dieu, mais aussi à sa propre profondeur, obscure, et à sa noire fureur.

    Elle découvre surtout qu’il lui est loisible de se délivrer de la première, au prix de la perte de son bonheur temporaire, pour pouvoir se tourner vers un état supérieur, un état de dépassement, ou de surpassement, qui exige une plus claire conscience de la nature de son obscurité.

    _______________

    iHéraclite, Fragment 14 : « Errants dans la nuit : mages, bacchants, bacchantes, initiés. Aux choses considérées chez les hommes comme des Mystères, ils sont initiés dans l’impiété. »

    iiA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Ed. Ernest Leroux, Paris, 1880, p.142

    iiiMarcel Conche, in Héraclite, Fragments, PUF, 1987, p. 154, note 1

    ivPausanias, X,12,6

    vA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Ed. Ernest Leroux, Paris, 1880, p.133

    viIl est à remarquer que trois siècles après Isidore de Séville (~565-636), l’Encyclopédie Souda (Xe siècle), tout en reprenant le reste des informations fournies par Isidore, affirme cependant que la première Sibylle se trouvait chez les Hébreux et qu’elle portait le nom de Sambethe, selon certaines sources: « She is called Hebrew by some, also Persian, and she is called by the proper name Sambethe from the race of the most blessed Noah; she prophesied about those things said with regard to Alexander [sc. the Great] of Macedon; Nikanor, who wrote a Life of Alexander, mentions her;[1] she also prophesied countless things about the lord Christ and his advent. But the other [Sibyls] agree with her, except that there are 24 books of hers, covering every race and region. As for the fact that her verses are unfinished and unmetrical, the fault is not that of the prophetess but of the shorthand-writers, unable to keep up with the rush of her speech or else uneducated and illiterate; for her remembrance of what she had said faded along with the inspiration. And on account of this the verses appear incomplete and the train of thought clumsy — even if this happened by divine management, so that her oracles would not be understood by the unworthy masses.
    [Note] that there were Sibyls in different places and times and they numbered ten.[2] First then was the Chaldaean Sibyl, also [known as] Persian, who was called Sambethe by name. Second was the Libyan. Third was the Delphian, the one born in Delphi. Fourth was the Italian, born in Italian Kimmeria. Fifth was the Erythraian, who prophesied about the Trojan war. Sixth was the Samian, whose proper name was Phyto; Eratosthenes wrote about her.[3] Seventh was the Cumaean, also [called] Amalthia and also Hierophile. Eighth was the Hellespontian, born in the village of Marmissos near the town of Gergition — which were once in the territory of the Troad — in the time of Solon and Cyrus. Ninth was the Phrygian. Tenth was the Tiburtine, Abounaia by name. They say that the Cumaean brought nine books of her own oracles to Tarquinus Priscus, then the king of the Romans; and when he did not approve, she burned two books. [Note] that Sibylla is a Roman word, interpreted as « prophetess », or rather « seer »; hence female seers were called by this one name. Sibyls, therefore, as many have written, were born in different times and places and numbered ten. » Cf Suda On Line, https://www.cs.uky.edu/~raphael/sol/sol-html/

    viiIsidore de Séville. The Etymologies. VIII,viii. Cambridge University Press, 2006, p. 181

    viiiPlutarque. « Pourquoi la Pythie ne rend plus ses oracles en vers ». Œuvres morales. Traduction du grec par Ricard. Tome II , Paris, 1844, p.268

    ixPausanias, X, 12, 1

    xC’est aussi un autre nom de la reine Didon.

    xiA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Editeur Ernest Leroux, Paris, 1880, p.139, Note 1.

    xiiL’article « sibylle » du Thesaurus de l’Encyclopaedia Universalis (Paris, 1985) indique par exemple, à la page 2048 : « La sibylle juive correspond à la littérature des Oracles sibyllins. Les Juifs hellénistiques, ainsi que les chrétiens, remanièrent les Livres sibyllins existants, puis ils en composèrent eux-mêmes. Dès le ~2ème siècle, les Juifs d’Alexandrie utilisaient le genre sibyllin comme moyen de propagande. On possède douze livres de ces collections d’oracles (…) Le IIIème livre des Oracles sibyllins est le plus important du recueil, dont il est la source et le modèle ; C’est aussi le plus typiquement juif. Pur pastiche homérique, il reflète des traditions, croyances et idées grecques (le mythe des races d’Hésiode) ou orientales (l’antique doctrine babylonienne de l’année cosmique) . Malgré ce masque culturel, il demeure une œuvre juive d’apocalypse. Il s’apparente au Livre éthiopien d’Hénoch et au Livre des Jubilés. Le crédo monothéiste d’Israël y fonctionne tout au long. »

    xiiiPausanias, X,12,2-3 : «  [la sibylle] Hérophile florissait avant le siège de Troie, car elle annonça dans ses oracles qu’Hélène naîtrait et serait élevée à Sparte pour le malheur de l’Asie et de l’Europe, et que Troie serait à cause d’elle prise par les Grecs. Les Déliens rappellent un hymne de cette femme sur Apollon; elle se donne dans ses vers non seulement le nom d’Hérophile, mais encore celui de Diane ; elle se dit dans un endroit l’épouse légitime d’Apollon, dans un autre sa sœur et ensuite sa fille ; elle débite tout cela comme furieuse et possédée du dieu. Elle prétend dans un autre endroit de ses oracles, qu’elle est née d’une mère immortelle, l’une des nymphes du mont Ida, et d’un père mortel. Voici ses expressions : Je suis née d’une race moitié mortelle, moitié divine ; ma mère est immortelle, mon père vivait d’aliments grossiers. Par ma mère je suis originaire du mont Ida, ma patrie est la rouge Marpesse consacrée à la mère des dieux, et arrosée par le fleuve Aïdonéus. »

    xivLa conscience malheureuse demeure « comme conscience indivisée, unique, et elle est en même temps une conscience doublée ; elle-même est l’acte d’une conscience de soi regardant dans une autre, et elle-même est les deux ; et l’unité des deux est aussi sa propre essence; mais pour soi elle n’est pas encore cette essence même, elle n’est pas encore l’unité des deux consciences de soi . » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.177

    xvCités par A. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Éditeur Ernest Leroux, Paris, 1880, p.148

    xviLe nom Alexandra (Alex-andra) peut s’interpréter comme signifiant « celle qui repousse ou écarte les hommes » du verbe άλεξω, écarter, repousser, et de ἀνήρ, homme (par opposition à femme). Cf. Paul Wathelet, Les Troyens de l’Iliade. Mythe et Histoire, Paris, les Belles lettres, 1989.

    xvii« De l’intérieur de sa prison s’échappait encore un dernier chant de Sirène que, de son cœur gémissant, comme une ménade de Claros, comme l’interprète de la Sibylle, fille de Néso, comme un autre Sphinx elle exhalait en paroles confuses, embrouillées, inintelligibles. Et moi, je suis venu, ô mon roi, te répéter les paroles de la jeune prophétesse. » Lycophron. Alexandra. Traduction par F.D. Dehèque. Ed. A. Durand et F. Klincksieck. Paris, 1853

    xviii μελάγκραιρα, ἡ (Α) (για την Κυμαία Σίβυλλα) αυτή που έχει μαύρα μαλλιά. [ΕΤΥΜΟΛ. < μέλας,ανος + κραῖρα «κεφαλή» (πρβλ. εύκραιραορθόκραιρα)].

    xixRobert Burton, L’Anatomie de la mélancolie, Oxford, 1621 (Titre original : The Anatomy of Melancholy, What it is: With all the Kinds, Causes, Symptomes, Prognostickes, and Several Cures of it. In Three Maine Partitions with their several Sections, Members, and Subsections. Philosophically, Medicinally, Historically, Opened and Cut Up)

    xxA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Éditeur Ernest Leroux, Paris, 1880, p.149

    xxiA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Éditeur Ernest Leroux, Paris, 1880, p.160

    xxiiZeus est engendré par sa mère et nourri du lait de sa nourrice, ce que l’on peut représenter par ce schéma : (Cybèle) = Rhéa → Zeus ← Sibylle = (Almathéa)

    Consciences oraculaire, visionnaire, prophétique


    « Dionysos »

    Dans la Grèce de l’âge archaïque et classique, le savoir par excellence était celui de l’art divinatoire, cet art qui s’intéresse à tout « ce qui est, ce qui sera et ce qui fut ».i Dans De l’E de Delphes de Plutarqueii, Ammonios dit que ce savoir appartient au domaine des dieux, et particulièrement à Apollon, le maître de Delphes, le Dieu appelé ‘philosophos’, dont le soleil, réputé tout voir, tout savoir et illuminer qui il voulait, était seulement une image, un symbole. Apollon, fils de Zeus, était le Dieu mantique par essence. Mais il n’était pas le seul à Delphes. Un autre fils de Zeus, Dionysos, participait lui aussi à cet art de la mantique, concurrençant Apollon sur son propre terrain.iii

    Dionysos, extatique, toujours en transformation, aux multiples apparences, était le type opposé, mais aussi complémentaire, d’Apollon, qui était l’image de l’Un, égal à soi-même, serein, immobile.

    Aux temps de la Grèce homérique, un augure comme Calchas s’efforçait autant que possible d’entendre les messages divins en distinguant et en interprétant les signes, les indices pluriels, épars dans le monde visible, dans le vol des oiseaux ou les entrailles des animaux sacrifiés. Il cherchait à découvrir et à interpréter ainsi ce que les Dieux voulaient bien révéler aux hommes, quant à leurs plans et leurs intentions.

    Mais à Delphes, l’art divinatoire de Dionysos et d’Apollon était d’une nature toute différente. Il ne s’agissait plus de chercher des signes, mais d’écouter les paroles mêmes du Dieu. Les puissances surhumaines, celles des Dieux ou des Démons, pouvaient révéler directement l’avenir dans les mots du langage, dans les hexamètres cadencés de la langue grecque. Ces puissances pouvaient aussi agir directement et sans intermédiaires dans l’âme de certains hommes, aux dispositions spéciales, et les rendre capables d’articuler dans leur propre langue la volonté divine.

    Ces individus élus pour être les porte-paroles des Dieux pouvaient être des devins, des Sibylles, des « inspirés » (entheoi), mais aussi plus généralement des héros, des personnages illustres, des poètes, des philosophes, des rois ou des chefs militaires. Tous ces « inspirés » partageaient une caractéristique physiologique, la présence dans leurs organes d’un mélange de bile noire, la melancholikè krasisiv.

    Platon, dans le Timéev, distinguait quant à lui dans le corps une « sorte d’âme », qui n’est pas l’âme rationnelle, mais qui est « comme une bête sauvage », et qui doit être « tenue attachée à sa mangeoire » dans « l’espace intermédiaire entre le diaphragme et la frontière du nombril ». Elle y est recouverte par le foie, et ainsi placée aussi loin que possible de l’âme intelligente, celle qui délibère et juge, à l’abri des passions.

    Cet arrangement interne du corps correspondait à ce que Dieu, ‘le Père’,vi avait demandé explicitement à ses ‘enfants’ (qu’il avait chargés de la genèse des vivants mortelsvii), à savoir: « faire l’espèce humaine aussi parfaite que possible. »viii

    C’est pourquoi les ‘enfants de Dieu’ avaient installé en l’homme « l’organe de la divination ». Ce don divin fait à l’homme était une compensation pour la faiblesse de sa raison.

    « Une preuve suffisante que c’est bien à l’infirmité de la raison humaine que Dieu a fait don de la divination : nul homme dans son bon sens, n’atteint à une divination inspirée et véridique, mais il faut que l’activité de son jugement soit entravée par le sommeil ou la maladie, ou déviée par quelque espèce d’enthousiasme. Au contraire, c’est à l’homme en pleine raison de rassembler dans son esprit, après se les être rappelées, les paroles prononcées dans le rêve ou dans la veille par la puissance divinatoire qui remplit d’enthousiasme, ainsi que les visions qu’elle a fait voir ; de les discuter toutes par le raisonnement pour en dégager ce qu’elles peuvent signifier et pour qui, dans l’avenir, le passé ou le présent, de mauvais ou de bon. Quant à celui qui est à l’état de ‘transe’ et qui y demeure encore, ce n’est pas son rôle de juger de ce qui lui est apparu ou a été proféré par lui (…). C’est pour cela, d’ailleurs, que la classe des prophètes, qui des oracles inspirés sont les juges supérieurs, a été institué par l’usage ; ces gens-là sont eux-mêmes appelés parfois devins ; mais c’est là tout à fait méconnaître que, des paroles et des visions énigmatiques, ils sont seulement des interprètes, et nullement des devins, et que ‘prophètes des révélations divinatoires’ est ce qui leur conviendrait le mieux comme nom. »ix

    La raison humaine est certes « infirme » mais elle est cependant capable de recevoir la révélation divine. Les devins, les oracles, les prophètes, ou les visionnaires sont tous à la même enseigne, ils doivent se soumettre à la volonté divine qui peut leur donner la grâce d’une révélation, ou la leur refuser.

    Plutarque, dans Du Démon de Socrate, se fonde sur Homère pour évoquer la distinction fondamentale que celui-ci fait entre devins, augures, prêtres et aruspices, d’une part, et les rares élus, d’autre part, à qui il est donné de s’entretenir directement avec les Dieux.

    « Homère me paraît avoir connu la différence qui se trouve à cet égard entre les hommes. Parmi les devins, il appelle les uns augures, les autres prêtres ou aruspices ; il en est d’autres qui, selon lui , reçoivent, dans l’entretien des dieux mêmes, la connaissance de l’avenir. C’est dans ce sens qu’il dit :

    ‘Le devin Hélénus, inspiré par les dieux ,

    Avait leurs volontés présentes à ses yeux’

    Hélénus dit ensuite : ‘Leur voix à mon oreille a su se faire entendre.’

    Les rois et les généraux d’armée font passer leurs ordres aux étrangers par des signaux de feu, par des hérauts ou par le son des trompettes ; mais ils les communiquent eux-mêmes à leurs amis et aux personnes qui ont leur confiance. De même la divinité ne parle par elle-même qu’à un petit nombre d’hommes, encore n’est-ce que très rarement; pour tous les autres, elle leur fait connaître ses volontés par des signes qui ont donné lieu à l’art de la divination. Il est bien peu d’hommes que les dieux honorent d’une pareille faveur, qu’ils rendent parfaitement heureux et véritablement divins. Les âmes affranchies des liens du corps et des désirs de la génération deviennent des génies chargés, selon Hésiode, de veiller sur les hommes. »x

    Comment s’opérait la révélation ?

    Plutarque donne une description détaillée de la manière dont Socrate la recevait.

    « Le démon de Socrate n’était pas une vision , mais la sensation d’une voix, ou l’intelligence de quelques paroles qui le frappaient d’une manière extraordinaire ; comme dans le sommeil, on n’entend pas une voix distincte , mais on croit seule ment entendre des paroles qui ne frappent que les sens intérieurs . Ces sortes de perceptions forment les songes, à cause de la tranquillité et du calme que le sommeil procure au corps. Mais pendant le jour, il est bien difficile de tenir l’âme attentive aux avertissements divins. Le tumulte des passions qui nous agitent, les besoins multipliés que nous éprouvons, nous rendent sourds ou inattentifs aux avis que les dieux nous donnent. Mais Socrate, dont l’âme pure et exempte de passions, n’avait guère de commerce avec le corps, que pour les besoins indispensables, saisissait facilement les impressions des objets qui venaient frapper son intelligence; et vraisemblablement ces impressions étaient produites, non par une voix ou par un son, mais par la parole de son génie , qui, sans produire aucun son extérieur, frappait la partie intelligente de son âme, par la chose même qu’il lui faisait connaître. »xi

    Ainsi, nul besoin d’images ou de voix. C’est la pensée seule qui recevait le savoir du Dieu, et en alimentait sa conscience et sa volonté.

    « Mais l’entendement divin dirige une âme bien née, en l’atteignant par la pensée seule, sans avoir besoin d’une voix extérieure qui la frappe. L’âme cède à cette impression, soit que Dieu retienne ou qu’il excite sa volonté ; et loin d’éprouver de la contrainte par la résistance des passions, elle se montre souple et maniable, comme une rêne entre les mains d’un écuyer. »xii

    La rencontre du Dieu et de l’homme choisi pour la révélation prend la forme d’un colloque immatériel de l’intelligence divine avec l’entendement humain, et les pensées divines illuminent directement l’âme humaine, sans avoir besoin de paroles.

    « Ce mouvement par lequel l’âme se tend, s’anime, et, par l’impulsion des désirs, entraîne le corps vers les objets qui ont frappé l’intelligence, n’est point difficile à comprendre : la pensée conçue par l’entendement le fait aisément agir, sans avoir besoin d’un son extérieur qui le frappe. De même il est facile, ce me semble, qu’une intelligence supérieure et divine dirige notre entendement, et qu’elle le frappe par une voix extérieure, de la manière qu’un esprit peut en atteindre un autre, à peu près comme la lumière se réfléchit sur les objets. Nous nous communiquons nos pensées par le moyen de la parole , comme en tâtonnant dans les ténèbres . Mais les pensées des démons, naturellement lumineuses, brillent à l’âme de ceux qui sont capables d’en apercevoir la lumière, sans employer des sons ni des paroles. »xiii

    La révélation se fait entièrement au sein même de la conscience, d’âme à âme, d’esprit à esprit, de Dieu à Homme.

    _________________

    iAinsi qu’il est dit de l’augure Calchas dans l’Iliade I, 70

    iiPlutarque., De l’E de Delphes, 387b-c.

    iiiMacrobe, Sat., 1, 18. Cité par Ileana Chirassi Colombo, in Le Dionysos oraculaire, Kernos, 4 (1991), p. 205-217

    ivRobert Burton, L’Anatomie de la mélancolie, Oxford, 1621 (Titre original : The Anatomy of Melancholy, What it is: With all the Kinds, Causes, Symptomes, Prognostickes, and Several Cures of it. In Three Maine Partitions with their several Sections, Members, and Subsections. Philosophically, Medicinally, Historically, Opened and Cut Up)

    vTimée, 70e-72b

    viTimée, 71d

    viiTimée, 69b-c

    viiiTimée, 71d

    ixTimée, 71e-72b

    xPlutarque. « Du Démon de Socrate » 593c-d. Œuvres morales. Traduction du grec par Ricard. Tome III , Paris, 1844, p.115-116

    xiPlutarque. « Du Démon de Socrate », Œuvres morales. Traduction du grec par Ricard. Tome III , Paris, 1844, p.105

    xiiPlutarque. « Du Démon de Socrate », Œuvres morales. Traduction du grec par Ricard. Tome III , Paris, 1844, p.105

    xiiiPlutarque. « Du Démon de Socrate », Œuvres morales. Traduction du grec par Ricard. Tome III , Paris, 1844, p.106

    Le grand Pan est mort


    « Le Dieu Pan »

    Face à la sagesse originaire, immémoriale, éternelle, du Dieu un et suprême, la question se pose : que représente la conscience humaine ? Quel est son poids relatif ? S’est-elle un jour effondrée, par sa propre ‘faute’, et cette chute sans cesse ressassée est-elle la conséquence irréfléchie, imprévue, de quelque illusion originaire sur elle-même, une incapacité à connaître initialement son rang, sa nature et ses moyens?

    Ou cette supposée ‘faute’ est-elle au contraire l’indication qu’une vie première, inchoative, initialement plongée dans une nuit profonde, habite les tréfonds de l’homme, mais gagne peu à peu une sorte de hauteur, d’où elle peut commencer à s’observer elle-même, d’un peu plus haut qu’elle-même, ne serait-ce que de ce point de vue auquel elle ne cesse de tenter de se hausser pour entr’apercevoir l’horizon ?

    Dans la mythologie grecque, la figure d’Héraklès (nom qui signifie ‘la gloire d’Héra’, sans doute parce que l’épouse de Zeus finit par se réconcilier avec lui après l’avoir longtemps poursuivi de sa vindicte), fils de Zeus et de la mortelle Alcmène, pourrait être interprétée comme une métaphore de la conscience luttant contre les puissances des ténèbres, et s’efforçant par tous les moyens de monter vers la lumière supérieure. Les différents monstres qu’Héraklès combattit et vainquit représentent toutes les sortes de puissances négatives qui menacent la liberté humaine, dont la mort elle-même.

    Du point de vue anthropologique, Héraklès est donc un prototype du Sauveur de l’humanité. Du point de vue de la mythologie grecque, il est un précurseur de Dionysos et, si on extrapole à l’univers sémitique, du Messie Jésus. A la différence de celui-ci, mais à la semblance de celui-là, Héraklès souffrit d’une « maladie sacrée » (morbus sacer, ἱερὰ νόσος) qui désignait chez les anciens l’épilepsie, expression qui pouvait aussi désigner l’expérience d’états extatiques de la conscience.

    Sa mort fut paroxystique, et pourrait être qualifiée de « passion » (en quelque sorte crypto-christique). Ce moment ultime fut aussi celui de sa « transfiguration », pour reprendre le mot (Verklärten) que Schiller emploie dans son poème Das Ideal und das Leben.

    Schiller y décrit comment Héraklès « se jeta vivant, pour délivrer ses amis, dans la barque du nautonier des morts. Tous les fléaux, tous les fardeaux de la terre, la ruse de l’implacable déesse les accumule sur les épaules dociles de l’objet de sa haine, jusqu’à ce que sa course s’achève… »i

    Le sacrifice du Héros préparait l’envol du Dieu, mais devait d’abord s’achever dans les flammes de l’holocauste volontaire.

    « … le Dieu, dépouillé du terrestre,
    Se sépare, embrasé, de l’Homme
    Et boit l’air léger de l’éther.
    Heureux de cet envol nouveau et inhabituel,
    Il s’élance vers le haut, tandis que de la vie terrestre
    Le rêve pesant sombre, et sombre, et sombre.
    Les harmonies de l’Olympe accueillent
    Le Transfiguré dans le palais Kronien,
    Et la Divinité aux joues de rose
    Lui tend la coupe en souriant. »ii

    Héraklès se jette dans les flammes, il doit consumer totalement dans le feu tout ce qui est Homme en lui, pour enfin se transfigurer en Dieu. « Ce qui en lui est divin », τὸ ἐν αὐτῷ θεῖον, doit être purifié par le feu et sortir de la fournaise, comme l’or du creuset.

    Par son sacrifice et sa mort, Héraklès fut divinisé. C’est le seul et unique fils de Zeus à avoir connu un tel destin, parmi tous les fils que Zeus engendra avec des mères mortelles.

    Sa figure peut s’interpréter comme étant le symbole originaire d’un Dieu se sacrifiant pour libérer et sauver l’Homme.

    La conscience humaine, on l’a dit, ne cesse de lutter contre des puissances ténébreuses, dont elle veut se libérer. Mais elle ne peut s’en affranchir que si elle renonce à tout ce qu’elle a été, pour enfin oser se surpasser. Héraklès montre la voie. Le sacrifice ultime est aussi la voie de la libération, l’accomplissement du surpassement, suivi de la « transfiguration ».

    La conscience peut s’inspirer d’Héraklès comme modèle. Elle peut aussi s’inspirer du destin analogue d’une autre figure mythologique, Dionysos.

    Dionysos, dans la mythologie grecque, apparut plus tard qu’Héraklès. Il était comme lui, fils de Zeus et d’une mortelle, Sémélé. Il connut lui aussi la folie divine, et le supplice (le démembrement et la dévoration par les Titans). Il fut cependant reconnu d’emblée comme Dieu sans avoir subi l’épreuve du feu, du fait sans doute de sa gestation dans la cuisse de Zeus, après la mort tragique de sa mère (dans le feu divin). Il n’eut pas à subir l’épreuve du feu, car, dès sa conception, c’est sa mère mortelle, Sémélé, qui avait été embrasée par la vision de la gloire de Zeus, jusqu’à sa consumation finale. Dionysos apparut aussi comme un Dieu extatique, dément, se plaçant hors de tous les canons habituels de la divinité (dont Apollon, par contraste notable, figurait la tranquille apogée). S’il ne brûla pas, il jeta cependant au feu ses propres enfants et ceux de son frère Iphiklès.

    La conscience humaine ne cesse de se confronter à ses mythes, de quelques cultures qu’ils viennent et à leurs lointaines conséquences. Elle devra faire face au fait que l’un de ses ‘sauveurs’, Héraklès, a dû être consumé par les flammes, et qu’un autre, Dionysos, a failli être consumé dans le ventre de sa mère, et qu’il a été effectivement dépecé par les Titans. Quels destins tragiques pour des Dieux sauveurs ! La conscience humaine est en droit de s’interroger. Les Dieux ne se révèlent-ils pas ainsi en quelque sorte effectivement quoique passagèrement « mortels », même si dans cette « mort » subie, réelle ou symbolique, ils trouvent la voie de leur transfiguration.

    Une question plus large, plus terrible, pouvait alors hanter la conscience humaine, bien avant que Nietzsche l’ait popularisée plus de deux millénaires plus tard, celle de la mort des Dieux.

    Dans le Prométhée enchaîné, Eschyle (525-456 av. J.-C.) visa le Dieu suprême lui-même. Il fait prédire à Prométhée le déclin et l’obsolescence du grand Zeus même.

    « Révère, prie, flatte le puissant du jour. Pour moi, Zeus me soucie moins que rien. Qu’il agisse, qu’il commande à son gré pendant ce court laps de temps ; il ne commandera pas longtemps aux Dieux. »iii

    Et le Prométhée d’Eschyle affirme aussi l’humiliation à venir de Zeus.

    « J’affirme que Zeus, si orgueilleux qu’il soit, sera humble un jour, vu le mariage auquel il s’apprête, mariage qui le jettera à bas du pouvoir et du trône et le fera disparaître du monde. Il verra alors s’accomplir de tout point la malédiction que lança contre lui son père Kronos, le jour où il tomba de son trône antique. »iv

    Cette idée particulièrement subversive fut fameusement mise en scène par Plutarque avec l’annonce de la mort du grand Pan dans son traité De defectu oraculorum (« Pourquoi les oracles ont cessé ») :

    « Comme ils étaient vers le soir auprès des îles Echinades , le vent tomba tout à coup , et le navire fut porté par les flots auprès des îles de Paxas . Tous les voyageurs étaient bien éveillés , et plusieurs même passaient le temps à boire, lorsque tout à coup on entendit une voix qui venait du côté des îles , et qui appelait Thamus avec tant de force, que tout le monde en fut surpris. Ce Thamus était un pilote égyptien que très peu d’entre les passagers connaissaient de nom. Il se laissa appeler deux fois sans répondre ; à la troisième, il répondit . Alors celui qui l’appelait , renforçant sa voix, lui dit : « Lorsque tu seras à la hauteur de Palodès , annonce que le grand Pan est mort . » Épitherse nous racontait que tous les voyageurs, effrayés, délibérèrent s’il fallait obéir à cet ordre , ou ne pas l’exécuter. Thamus déclara que si le vent soufflait lorsqu’il serait à la hauteur indiquée, il passerait sans rien dire ; mais que si le calme les retenait, il s’acquitterait de l’ordre qu’il avait reçu . Quand le vaisseau fut auprès de Palodès, le vent tomba, et le calme le surprit de nouveau . Alors Thamus monta sur la poupe du vaisseau , et le visage tourné vers la terre, il cria, comme il l’avait entendu, que le grand Pan était mort. A peine eut-il prononcé ces mots, qu’on entendit des gémissements comme de plusieurs personnes surprises et affligées. »v

    Une malédiction transcendantale semble poursuivre les Dieux autant et même davantage que les hommes. Mais il faut se persuader que c’est cette malédiction même qui permet de fonder les royaumes divins et d’y inviter les humains.

    _____________________

    iF. Schiller, Poésies, « L’Idéal et la Vie » (Das Ideal und das Leben). Trad. Ad. Régnier. Hachette, Paris, 1859, p.298-299

    ii«Schiller conclut ainsi Das Ideal und das Leben :

    Bis der Gott, des Irdischen entkleidet,

    Flammend sich vom Menschen scheidet

    Und des Äthers leichte Lüfte trinkt.

    Froh des neuen, ungewohnten Schwebens,

    Fließt er aufwärts, und des Erdenlebens

    Schweres Traumbild sinkt und sinkt und sinkt.

    Des Olympus Harmonien empfangen

    Den Verklärten in Kronions Saal,

    Und die Göttin mit den Rosenwangen

    Reicht ihm lächelnd den Pokal. »

    Traduction Ad. Régnier, Hachette, Paris, 1859, p.298-299, adaptée et modifiée par mes soins.

    iiiEschyle. Prométhée enchaîné. v. 938-943. Traduction du grec par Émile Chambry

    ivEschyle. Prométhée enchaîné. v. 900-905. Traduction du grec par Émile Chambry

    vPlutarque. Pourquoi les oracles ont cessé. Ch. 17. Traduction du grec par Ricard. Oeuvres morales de Plutarque. Tome II, Paris, 1844, p.313

    De l’E de Delphes


    « Plutarque »

    Au temps de sa splendeur, on trouvait à Delphes dans le Temple d’Apollon, des objets votifs qui avaient la forme de la lettre grecque ε, epsilon. Ils étaient en bois ou en bronze, et Livia, la femme de l’empereur César Auguste avait même, quant à elle, fait don aux prêtres d’un ε en or.

    Un ε majuscule était aussi gravé sur le frontispice du temple, dans le pronaos, étant ainsi offert au regard de tous les pèlerins. Cet epsilon majuscule, qui avait la même forme que notre E, était accompagné, selon d’autres témoignages, d’une deuxième lettre, un I, le iota majuscule de l’alphabet grec.

    Quel était donc le sens de cet E ou de ce couple de lettres, EI (epsilon-iota)?

    Plutarque (46-125) a consacré à cette question un texte alerte et profond, De l’E de Delphesi. Il offre une mine de notations piquantes sur la vie intellectuelle dans la Grèce d’alors, et il se conclut, comme on va voir dans un instant, par une idée ouvrant une géniale perspective de réflexion, — dont les théologies des monothéismes actuels feraient bien de s’inspirer…

    Plutarque, était né à Chéronée, tout près de Delphes. Pendant sa longue vie, dix empereurs se succédèrent à la tête de l’Empire romain, de Néron à Hadrien. Il décida de revenir dans sa ville natale pour y passer les dernières décennies de son âge, années qu’il mit à profit pour compléter son œuvre littéraire et philosophique. Mais il devint aussi prêtre au temple de Delphes, ce qui donne une portée spéciale à son témoignage sur les questions des rites delphiques et leur interprétation.

    Il se plaignait d’ailleurs amèrement de la décadence des pratiques religieuses à Delphes . Il les attribuait entre autres à la dépopulation qui affectait la région. Il a écrit deux autres textes sur la manière dont les oracles, à son époque, gagnaient en clarté ce qu’ils perdaient en profondeur, comment leur expression classique sous forme d’hexamètres était de moins en moins utilisée, et même comment ils commençaient d’être de moins en moins recherchés…ii

    Mais revenons à la question de l’E.

    Plutarque en propose diverses explications sous la forme d’un dialogue entre plusieurs de ses amis et lui-même. La discussion commence par quelques considérations sur l’ε, considéré comme symbole du nombre 5, en tant que cinquième lettre de l’alphabet, et continue par quelques extrapolations néo-pythagoriciennes et néo-platoniciennes. Ces premières opinions sont vite écartées, comme étant somme toute peu convaincantes, de l’avis des plus savants du groupe.

    Une thèse plus substantielle est alors proposée par un prêtre, Nicandre, selon lequel E devait se comprendre comme l’initiale du mot EI (en minuscules εἰ), c’est-à-dire la conjonction de subordination si, en français, qui exprime comme on sait la supposition, l’hypothèse, la suggestion, le souhait, le désir ou le vœu. La conjonction εἰ ou si revenait en effet toujours dans les demandes adressées à l’oracle par les pèlerins :

    « Elle est, selon l’opinion commune des Delphiens (et le prêtre Nicandre lui-même qui était présent, le confirma), un terme de formule dont on se sert pour consulter le dieu. ‘C’est, dit-il, le premier mot de toutes les questions qu’on fait à l’oracle, à qui l’un vient demander s’il remportera la victoire; l’autre, s’il se remariera; un troisième, s’il fera bien de s’embarquer ; celui-ci, s’il doit s’appliquer à l’agriculture ; celui-là, s’il doit voyager. Le sage Apollon reçoit toutes ces demandes, en dépit des dialecticiens, qui prétendent que cette conjonction Si, et la proposition qui la suit, ne présentent aucun sens. Nous interrogeons Apollon comme prophète ; tout le monde l’invoque comme dieu. Sous ces deux rapports, le mot Ei (Si), n’annonce pas moins un désir qu’une question.’ »iii

    Une discussion animée s’ensuivit alors, pour peser les mérites de cette interprétation. Théon affirma : « La plupart des oracles d’Apollon prouvent combien ce dieu est versé dans la dialectique. Il sait également proposer des énigmes, et les expliquer. (…) Ce dieu donc, en prononçant des réponses ambiguës, recommande par là l’étude de la dialectique, comme nécessaire à ceux qui voudront bien saisir le sens de ses oracles. Or, dans la dialectique, la conjonction Si a la plus grande force, puisqu’elle sert à énoncer un raisonnement dont l’esprit humain est seul capable. Il est vrai que les brutes ont certaines connaissances des choses ; mais la nature n’a donné qu’à l’homme seul la faculté de réfléchir et de tirer une conséquence. »iv

    De cela ressortait l’importance du raisonnement pour atteindre la vérité. Or c’est par l’usage de la conjonction Si que l’on fait des hypothèses, et que l’on peut mener à bien un raisonnement dialectique. Il était donc approprié, selon Théon, de consacrer la conjonction Si au Dieu Apollon, maître de toute divination, parce que maître du passé, du présent et de l’avenir., et donc de la « vérité »..

    « Puisque donc la vérité est l’objet de la philosophie, que le moyen de connaître la vérité est la démonstration, et que toute démonstration a pour principe la connexité des propositions, les premiers sages n’ont-ils pas eu raison de consacrer au Dieu, qui aime le plus la vérité, le terme qui renferme et explique cette liaison? Apollon est devin ; et l’art de la divination a pour objet de prédire l’avenir d’après le présent et le passé. »v

    L’argumentation de Théon était assez habile, du moins dans le contexte de la Grèce d’alors, mettant au plus haut le respect pour l’art de la dialectique. Elle fut cependant reçue avec quelque ironie par l’Athénien Eustrophe qui renvoya la balle à Plutarque, lequel revint brièvement sur les propriétés mathématiques du nombre 5 tel qu’interprété par les Pythagoriciens. De là il passa à une idée plus philosophique, celle du changement de « la cause toujours subsistante, qui produit le monde, et qui, par le monde se perfectionne elle-même », et il s’appuya à ce propos sur quelques sentences d’Héraclite.

    « Mais alors quel rapport avec Apollon, le Dieu qui ne change pas ? », se demanda enfin, rhétoriquement, Plutarque.

    « Maintenant, si quelqu’un me demande quel rapport tout cela peut avoir avec Apollon, je répondrai que ce dieu n’est pas le seul à qui on puisse l’appliquer, et que cela convient également à Bacchus, qui n’a pas moins de droit qu’Apollon sur l’oracle de Delphes. J’ai entendu des théologiens prononcer dans leurs discours, ou chanter dans leurs vers, que Dieu, incorruptible et éternel de sa nature, subit, par la loi d’une destinée et d’une raison nécessaires, différentes transformations. »vi

    On apprend par là que Bacchus, c’est-à-dire Dionysos, n’avait pas moins qu’Apollon droit de cité à Delphes, et surtout on en déduit qu’en réalité, dans l’esprit de Plutarque et de ses contemporains les mieux initiés, Apollon, le Dieu immobile, incorruptible, éternel et Dionysos, le Dieu du changement et de la métamorphose étaient en réalité des symboles du même et unique principe divin.

    Ce principe divin, d’essence unique, était appelé de divers noms qui en traduisaient les multiples manifestations :

    « Tantôt il change tout en feu et assimile entre elles toutes les substances ; tantôt il prend toutes sortes de formes avec des affections contraires et un assujettissement à des habitudes différentes ; et voilà ce qui constitue ce que nous appelons communément le monde. Les philosophes, qui voulaient cacher au vulgaire cette doctrine, ont appelé le changement du principe universel en feu, APOLLON, pour exprimer son unité, et PHÉBUS, pour marquer la parfaite pureté de sa lumière ; sa transformation en air, en eau et en terre ; ses changements en astres, en plantes et en animaux; les affections, les vicissitudes qu’il éprouve et qui le distribuent dans les différents êtres, comme en autant de membres séparés ; ils les. désignent sous les noms énigmatiques de DIONYSIUS, de ZAGREUS, de NYCTÉLIUS, d’ISODAÈTOS; son altération et sa dissolution dans les corps, sa mort et son retour à la vie, ont aussi des noms analogues à ces différentes révolutions. »vii

    Une courte explication étymologique sera peut-être utile. Le nom d’Apollon exprime l’unité, car ce mot, selon Plutarque, se décompose en α – πολλός (‘non-multiple’). Phébus, en grec Φοίϐος, signifie ‘clair, brillant’ et par extension ‘pur’. Le nom de Dionysos signifie ‘fils de Dieu’ (selon Chantraine) ou, selon d’autres, ‘deux fois né’.

    Le nom de Zagréus, fils de Zeus et de Perséphone, signifie ‘qui prend tout’. En effet Zagréus est assimilé à Bacchus, dont Diodore de Sicileviii parle, et qui est lui-même assimilé à Pluton (ou Hadès), qui ‘s’empare de toutes les âmes’.

    Nyctelius signifie nocturne, parce que les fêtes ou les orgies dionysiaques se célébraient la nuit, et s’appelaient nyctelies. Isodaétos vient de deux mots grecs, ἴσος, pair, égal, et de δαϊέω, diviser, distribuer. Il peut vouloir signifier que le principe universel, l’âme du monde, se distribuait également à tous les êtres.

    Après ces savants développements, ce fut enfin au tour d’Ammonius, le plus respecté du groupe, de donner son opinion.

    « Pour moi, je pense que cette lettre E ne désigne ni un nombre, ni un ordre, ni une conjonction, ni quelque partie du discours, mais qu’elle est en soi une dénomination parfaite de ce Dieu, dont elle nous fait connaître, par cette énonciation, la puissance et les qualités. En effet, lorsque nous approchons du sanctuaire, le Dieu nous adresse ces mots : CONNAIS-TOI TOI-MÊMEix, ce qui est un véritable salut. Et nous lui répondons par ce monosyllabe : Eï, TU ES, c’est-à-dire que nous attribuons à lui seul la propriété véritable, unique et incommunicable, d’exister par lui-même. »x

    Ammonius interprétait donc les lettres EI comme se lisant (avec une autre accentuation) ‘εἶ’ , ce qui signifie « tu es » en grec.

    Il est impossible pour nous de ne pas immédiatement comparer ce nom du Dieu, un et suprême, εἶ, ‘Eï’, « TU ES », au nom que YHVH prononça devant Moïse : אֶהְיֶה , ‘Ehyeh’, « JE SUIS »xi.

    Il y a cependant une différence radicale, fondamentale, lourde de prolongements, entre les deux formules…

    Quand YHVH dit à Moïse « Je suis » (ou plutôt « Je serai » si l’on tient compte du fait que la forme ehyeh est à l’inaccompli en hébreu), il laisse entendre que seul lui « est », et que son interlocuteur, Moïse, en quelque sorte « n’est pas », ainsi que le reste des hommes. La parole ontologique vient d’en-haut et est adressée sans réplique possible à l’en-bas.

    En revanche, dans la formule grecque, la parole ontologique, « TU ES », monte de l’en-bas vers l’en-haut. Certes, cette parole reconnaît que l’être appartient en propre au Dieu, mais en même temps elle se constitue comme une forme de dialogue, comme une interpellation du non-être à l’être. La fondamentale dissymétrie de l’être et du ne pas être est en quelque sorte moindre dans le cas grec, puisqu’au moins l’homme face au Dieu lui adresse la parole. Il prouve par là qu’il possède une certaine forme d’existence, puisqu’il est capable de reconnaître l’essence absolue de l’Être divin, et qu’il est aussi capable d’engager un dialogue avec lui.

    Ammonius ajoute pour sa part une autre formule encore : « IL EST ».

    « Dieu est donc nécessairement, et son existence est hors du temps. Il est immuable dans son éternité. Il ne connaît pas la succession des temps : il n’y a en lui ni temps antérieur, ni temps postérieur, ni rien de récent. Seul IL EST ; son existence est l’éternité, et par la raison qu’IL EST, il est véritablement. On ne peut pas dire de lui qu’il a été, qu’il sera, qu’il a eu un commencement et qu’il aura une fin. Voilà sous quelle dénomination il faut reconnaître et adorer cet Être suprême, à moins que nous n’adoptions cette formule de quelques anciens : TU ES UN.

    Il n’y a pas plusieurs dieux, il n’y en a qu’un seul ; et ce Dieu n’est pas comme chacun de nous un composé et un assemblage de mille et mille passions différentes, tel qu’une assemblée nombreuse d’hommes de toute espèce. Ce qui EST par essence ne peut être qu’un ; et ce qui est un, ne peut pas ne point exister. S’il y avait plusieurs dieux, l’existence en serait différente, et cette diversité produirait ce qui n’a pas une véritable existence. Ainsi les trois noms qu’on a donnés à ce Dieu lui conviennent parfaitement : celui à Apollon, parce qu’il exclut la multiplicité ; celui d’Iéius, parce qu’il est seul et unique; enfin, celui de Phébus, par lequel les anciens exprimaient tout ce qui est chaste et pur. »xii

    La formule hébraïque, Ehyeh acher ehyeh, « Je serai qui je serai », définit par ses moyens propres l’idée d’un être ‘un’ qui est aussi, en puissance, capable de devenir ‘autre’ qu’il n’est, puisque le verbe employé par YHVH est précisément à l’inaccompli.

    La formule grecque, Eï, plus brève, contient aussi l’idée d’une altérité en puissance dans la divinité. Mais cette altérité n’est pas, comme dans la formule hébraïque, celée dans la forme grammaticale de ehyeh. En l’altérité de la divinité se déduit implicitement de la forme dialogique de l’interpellation.

    Dire ‘TU ES’ implique qu’il y a un ‘moi’, une ‘conscience’, qui est capable de s’adresser au Dieu suprême, d’en reconnaître l’essence, et partant, de chercher en retour à connaître sa propre essence.

    C’est pourquoi la maxime « Connais-toi toi-même » et l’affirmation « Tu es », sont gravées ensemble sur le frontispice de Delphes. Elles instaurent toutes deux un rapport éminemment dialectique, non contradictoire et puissamment heuristique…

    Si ‘Eï !’ invite à reconnaître à la Divinité son essence d’être, la maxime ‘γνῶθι σαυτόν’, qui s’adresse à l’Homme, laisse clairement entendre que le secret de son propre être reste à connaître, et que connaître est peut-être, en soi, l’essence de son être…

    __________________

    iEn grec : « ΠΕΡΙ ΤΟΥ ΕΙ ΤΟΥ ΕΝ ΔΕΛΦΟΙΣ » Cf. Plutarque : oeuvres morales (remacle.org)

    iiDe Pythiae oraculis (« Pourquoi la Pythie ne rend plus ses oracles en vers ») et De defectu oraculorum. (« Pourquoi les oracles ont cessé ») Cf. https://archive.org/details/moralia03plut/page/26/mode/2up?view=theater et http://data.perseus.org/catalog/urn:cts:greekLit:tlg0007.tlg092.perseus-eng2

    iiiPlutarque. De l’E de Delphes, 386 c-d. Traduit du grec par Ricard. In Œuvres morales de Plutarque, Tome II, Paris, 1844, p.231

    ivPlutarque. De l’E de Delphes, 386 e-f. Traduit du grec par Ricard. In Œuvres morales de Plutarque, Tome II, Paris, 1844, p.232-233

    vPlutarque. De l’E de Delphes, 387 a-b. Traduit du grec par Ricard. In Œuvres morales de Plutarque, Tome II, Paris, 1844, p.233

    viPlutarque. De l’E de Delphes, 388 e-f. Traduit du grec par Ricard. In Œuvres morales de Plutarque, Tome II, Paris, 1844, p.237

    viiPlutarque. De l’E de Delphes, 388 e-389 a. Traduit du grec par Ricard. In Œuvres morales de Plutarque, Tome II, Paris, 1844, p.237-238

    viiiDiodore de Sicile, Histoire universelle, Livre III, 36

    ixCette formule platonicienne, ‘γνῶθι σαυτόν’, était aussi gravée sur le frontispice de Delphes.

    xὉ μὲν γὰρ θεὸς ἕκαστον ἡμῶν νταῦθα προσιόντα οἷον ἀσπαζόμενος προσαγορεύει τὸ ‘γνῶθι σαυτόν,’’ ὃ δὴ τοῦ χαῖρε οὐδὲν μεῖόν ἐστιν. Ἡμεῖς δὲ πάλιν ἀμειβόμενοι τὸν θεὸν ‘εἶ’ φαμέν, ὡς ἀληθῆ καὶ ἀψευδῆ καὶ μόνην μόνῳ προσήκουσαν τὴν τοῦ εἶναι προσαγόρευσιν ἀποδιδόντες.’ Plutarque. De l’E de Delphes, 391 f. Traduit du grec par Ricard. In Œuvres morales de Plutarque, Tome II, Paris, 1844, p.244-245

    xiEx 3,14

    xiiPlutarque. De l’E de Delphes, 393 a-c. Traduit du grec par Ricard. In Œuvres morales de Plutarque, Tome II, Paris, 1844, p.247

    Le Messie dépecé


    « Un Titan dépèce Dionysos »

    Le temps, comme Kronos ses enfants, nous dévorera un jour entièrement, peut-être. Kronos, qui castra son père, le Ciel, symbolise la matière absorbant l’esprit, l’avalant pour ne pas être elle-même dominée par lui. Kronos c’est la chimie matérielle, mécanique, de la survie aveugle, contre l’esprit alchimique de la sur-vie, des semailles et des saisons à venir. Kronos, premier Dieu formel, muet, replié, réprime en lui la multiplicité naissant sans cesse. Il ne veut de Dieu que lui-même et son engeance l’encombre. Mais le véritable, l’unique propulseur de l’être est seul celui qui le multiplie et le partage, non celui qui le soustrait ou le divise. Kronos, malgré son nom n’est pas le Dieu du temps, mais celui qui le refuse. Il est plutôt, comme jadis l’abîme, le nouvel avatar du Chaos inchoatif. Il engloutit illico tout ce qui sort de lui, car il veut rester seul avec soi. Kronos est le premier des dieux à se vouloir unique, mais il fut vaincu par son fils, un certain Zeus, qui mena la guerre nécessaire à cette fin. Zeus fut moins exclusif, mais plus intelligent, plus sage. Et il engendra lui-même d’une mortelle (Sémélé) le Dieu libérateur, Dionysos, « fils de Zeus ».

    La conscience mythologique n’est pas, aujourd’hui encore, dépassée, parce qu’elle se montre comme une conscience en constant surpassement et nous étonne par ses audaces. Dès l’origine, elle refusa le modèle anthropomorphique, dont elle vit la faiblesse et la limite. Plus ancienne que toutes les histoires, la conscience mythologique fut tour à tour fascinée par le ciel, les météores ou les feux qui ne se consument pas eux-mêmes, qu’ils soient solaires ou buissonneux. Puis elle passa au combat des Dieux, des Titans et des Géants. De toute cette histoire, sortit un jour un Dieu humain et divin, dilacéré, déchiré par les Titans, à la fois double, car doublement né, et aussi unique, car fils de l’Un, et enfin multiple, comme sauveur de l’infinie multitude.

    Selon les savants anciens, comme Diodore de Sicile, on a même pu dire qu’il était triplei. Schelling estime que fut enseignée dans les Mystères la triade dionysienne, dont les trois noms sont Zagreus, Seigneur du monde invisible, Backhos (ou Bacchus), Seigneur de l’extase et de la libération, et Iacchos, dont les Mystères portent la révélationii.

    Avec le recul que l’Histoire nous donne, on ne peut bien sûr s’empêcher de voir l’incroyable analogie entre le destin de Dionysos et celui du Messie de Nazareth, en particulier leur partage de la souffrance, et l’expérience du déchirement, qui se révèle source paradoxale de la communion universelle. Plutarque écrit : « La souffrance [de Dionysos] liée à sa métamorphose en air, en eau, et en pierre, puis en plantes et en animaux, bref la souffrance liée à sa métamorphose dans la multiplicité variée des êtres naturels, cette souffrance est représentée comme une sorte de déchirement (διασπασμός , diaspasmos, et διαμελισμός, diamelismos), et on nomme le Dieu auquel cela arrive Dionysos ou Zagreus ou Nykteleios ou Isodaitès. »iii

    A travers ses noms divers, Dionysos représente pour la conscience le fait que ce qui est divin en elle naît, souffre et s’engendre sans cesse.

    Bien après Ouranos et Kronos, ces Dieux tour à tour uniques, suprêmes et jaloux du Ciel et du Temps, après Zeus même, ce Dieu suprême, sage et courtisé de l’Olympe, vint Dionysos, Seigneur et créateur de la vie vraiment humaine, Dieu martyr dépecé, libérateur (Lysios) de l’humanité.

    Est-ce que Dionysos représente un progrès évident de la conscience ?

    On ne peut nier que par-delà les millénaires, la conscience, prise d’abord comme en étau sous la loi du Dieu un, suprême et jaloux, mais aussi aspirée et attirée par le souffle du Dieu spirituel, libérateur et sauveur, apparaît comme inquiète, troublée, indécise. Elle ne sait si elle doit aller de l’avant ou rester fidèle à ses racines. Elle ne veut pas quitter l’être qui « est », mais elle veut aussi entrer dans l’être qui « devient ». Elle ne sait plus que croire, prise entre la loi et l’extase.

    Elle reste comme pétrifiée par le doute. En témoigne le cri d’Isaïe, devant le malheur inavouable du Messie, ce Messie des Juifs, humilié, blessé et silencieux, qui se révèle non pas dans la gloire, mais qui est aux yeux de tous « méprisé, repoussé des hommes, homme de douleurs ».iv

    Qu’attend la conscience pour se libérer d’elle-même et se dépasser encore ?

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    iDiodore de Sicile dit : « Certains enseignent qu’il n’y a qu’un Dionysos, d’autres qu’il y en a trois. » (III, 62)

    iiCf. F.W.J. Schelling. Philosophie de la mythologie. Trad. Alain Pernet. Ed. Millon, Grenoble, 2018, Leçon 21, p.336, p.344

    iiiPlutarque. De Ei Apud Delphos, ch.9. Cité par F.W.J. Schelling. Philosophie de la mythologie. Trad. Alain Pernet. Ed. Millon, Grenoble, 2018, Leçon 21, p.342

    ivIs. 53,3

    De la conscience des stégosaures


    « Stégosaurus »

    La conscience est le véritable théâtre du monde, et les dieux s’y pressent. N’être pas reconnus par elle, et notamment par la pensée des hommes, signe leur mort, non leur mort absolue, mais du moins leur mort relative, leur éviction hors de la conscience, leur exclusion. Le premier Dieu d’ailleurs fut aussi farouchement exclusif lui-même, car il ne voulut certes pas être exclu de la conscience des hommes.

    « Ce premier Dieu exclusif, que nous pouvons nommer Ouranos, ne veut naturellement pas se laisser évincer de la conscience, du centre, mais il résiste à la succession ; il est le Dieu an-historique selon sa nature, le Dieu qui refuse de [s’engager] dans le temps, qui ne devient historique qu’une fois posé en tant que passé. »i

    Le premier Dieu est « jaloux »ii, car il veut être seul reconnu, mais il veut aussi être aimé. C’est pourquoi, bien que restant fondamentalement exclusif, il a pu progressivement se laisser être dépassé puis surpassé par un Dieu moins exclusif, plus spirituel, plus aimant. Ce Dieu du dépassement serait toujours lui, le Dieu unique, sans être tout à fait lui, le Dieu exclusif. Peut-être ce que le Dieu désire vraiment reste-t-il en fait caché derrière son exclusion de tout Autre que lui ? Ce qu’il désire reste caché dans son Être, dans son apparente primauté. Il se rend potentiellement surpassable par l’Autre qu’il conçoit en lui en puissance (puisqu’il se veut a priori exclusif c’est qu’il sait pouvoir être lui-même exclu), sans être surpassé pour autant en son être. Car il peut être l’un et l’autre à la fois. Son Être (divin) participe à l’Autre, et l’Autre participe à son Être.

    Cette question de l’interpénétration profonde de l’Être et de l’Autre a été traitée par Platon dans le Sophiste:

    « Les genres se mêlent entre eux ; l’Être et l’Autre circulent à travers tous et ces deux genres à travers l’un l’autre ; l’Autre, participant à l’Être, « est », non qu’il soit cependant ce dont il participe, mais autre chose, et, d’autre part, étant autre chose que l’Être, forcément il est en toute certitude non-être. Quant à l’Être, puisqu’à son tour il participe à l’Autre, il doit être autre chose que tous les genres sans exception (…) par suite, milliers de fois sur milliers de fois, l’Être à son tour « n’est pas », et c’est ainsi dès lors que, pour lui, tout le reste, aussi bien pris individuellement que dans son ensemble, un grand nombre de fois « est », un grand nombre de fois « n’est pas ». »iii

    De même, le Dieu exclusif, en tant qu’il est exclusif, « n’est pas » tout ce qu’il exclut de lui-même. Tout le reste, tous les autres dieux, mais aussi toute autre chose dans le monde, tout cela donc « n’est pas ».

    Or la conscience « est », et elle n’a pas conscience de « n’être pas ». Elle ne peut donc longtemps concevoir un Dieu qui seul prétend « être » au prix du « non-être » de tout ce qu’il n’est pas. Alors commence dans la conscience le lent murissement qui la conduira à considérer que le Dieu premier, celui qui se veut être exclusif, précisément « n’est pas » tout ce qu’il n’est pas, il « n’est pas » tout ce qu’il exclut. Et la conscience considérera que le nouveau Dieu, plus spirituel, plus aimant et non exclusif, ce nouveau Dieu qui en quelque sorte « n’est pas », pourtant « est », par le truchement de la conscience. Il « est » en elle, véritablement, au moins autant qu’elle même.

    On voit par là que la conscience est bien au « centre » du jeu, du moins autant que le Dieu qui veut occuper précisément ce centre.

    La mythologie nous informe sur ces combats des dieux successifs au sein de la conscience humaine. Hésiode met en scène successivement Chaos, Gaïa, Éros, puis Ouranos, Kronos, Zeus, … dans une allègre profusion. Mais, dans cette litanie de noms, Ouranos fut le premier à avoir eu le désir de rester seul Dieu suprême. Pour éliminer sa descendance, il fit disparaître ses enfants, leur refusant le droit à lui succéder. Cet égoïsme précipita sa chute, et la perte de ses organes sexuels. Castré par Kronos, Ouranos ne put empêcher le cours de l’histoire mythologique de reprendre sa marche en avant.

    Ouranos, le premier des Dieux exclusifs, ne put empêcher la conscience de continuer à grandir en elle-même, et à tourner son penser vers l’avenir.

    On pourrait être de l’opinion que les premières représentations mythologiques des divinités qui se succèdent chez Hésiode ne sont que des productions aléatoires, involontaires, éphémères, d’une conscience encore un peu inconsciente de sa puissance, et de sa destinée lointaine.

    Pourtant, ce qui ressort de ce processus mythologique, c’est l’évidence que la conscience humaine se met « hors d’elle-même » pour tenter d’atteindre ce à quoi elle ne rêve pas encore, pour tenter de concevoir un Dieu qui lui convienne mieux qu’un Dieu « jaloux », mais haï de son épouse, et castré par ses enfants.

    Il y eut des peuples, comme les Grecs anciens, dont la conscience se dédoubla, et opposa le Dieu premier, réel, exclusif, Ouranos, et un Dieu second, Kronos, qui fut le Dieu qui castra son père Ouranos, pour libérer la descendance divine, et rendre son cours à l’histoire universelle.

    Mais ce second Dieu ne fut pas plus sage que le premier. Kronos, jaloux de sa primauté, se mit pour sa part à dévorer ses propres enfants.iv

    Pour enfin avoir un Dieu « sage », au plus haut de l’Olympe, bien au-dessus du ciel d’Ouranos, il fallut qu’un troisième Dieu apparaisse. Ce fut Zeus, engendré de Kronos. Zeus est appelé « sage » par Hésiode, et Homère dit qu’il est « le plus sage » et le plus « intelligent »v.

    Il y eut d’autres peuples, comme le peuple hébreu, qui refusèrent absolument toute opposition entre le Dieu exclusif, unique (YHVH) et la multitude des Elohim (mot qui signifie littéralement « dieux » et qui est grammaticalement un pluriel en hébreu). Ces « dieux » ou « seigneurs » étaient conçus comme le servant dans ses armées célestes (tsabaoth). Cette multitude armée et divine se confondit bientôt avec le Dieu un, et Elohim devint l’un des noms propres et prononçables du Dieu unique, YHVH, nom quant à lui ineffable.

    Il y eut des peuples, comme les Perses, qui refusèrent la rupture entre le Dieu réel, unique, et le Dieu spirituel, non moins unique, et qui les reconnurent comme identiques, tout en refoulant l’opposition fondamentale du réel et du spirituel sous la forme de deux principes. Dans le zoroastrisme (ou mazdéisme), Ahura Mazda, littéralement le « Seigneur Sage » est cet Esprit suprême, sous l’égide duquel s’oppose deux principes, Spenta Mainyu (l’Esprit Saint) et Angra Mainyu (le Mauvais Esprit). Le dualisme zoroastrien représente le combat du principe mauvais et du principe bon, pour faire triompher le second, sous l’égide suprême d’Ahura Mazda.

    La « conscience perse » ne conçut pas l’indépendance du Dieu réel, elle s’opposa à la séparation du Dieu réel (solitaire, unique et jaloux) et du Dieu idéal (libérateur, sage, et juste).

    Cependant la fin des mythologies était inscrite dans l’histoire. Avec le déclin de l’Empire romain, et la naissance du christianisme, toutes les représentations mythologiques de la Grèce et de Rome, disparurent comme neige au soleil, dans la conscience des hommes, tout comme avaient disparu en leur temps les représentations mythologiques de l’Égypte ancienne, ou, plus à l’Est, les représentations mythologiques du Véda ou de l’Avesta.

    On peut faire l’hypothèse que le processus même de ce que l’on pourrait appeler la « divinisation » progressive de la conscience de l’humanité continua sous une autre forme, dans cette nouvelle ère, pour le meilleur comme pour le pire.

    Le christianisme spiritualisa la notion hébraïque du Dieu « un » en lui substituant une interprétation plus large, à la fois une et trinitaire, et ceci sans contradiction. C’était une représentation « une » parce qu’il s’agissait toujours du même Dieu, qui est « un » par essence, et c ‘était une représentation « trine », parce que c’est ainsi qu’il se manifestait aux hommes dans cette nouvelle conception. Il s’incarnait pour un temps dans l’histoire réelle (par le truchement de Jésus, son « Fils ») et il s’incarnait aussi dans l’esprit des hommes (par l’effusion du « saint Esprit »).

    Cette notion trinitaire n’était formellement pas si nouvelle. Elle avait toujours été présente de façon immanente dans les textes mêmes de la Bible hébraïque, et elle avait été fameusement symbolisée par la visite de YHVH, prenant la forme de « trois hommes », lors de sa visite à Abraham, au chêne de Mambré. D’autres indices de son intrinsèque trinité avaient été donnés subliminalement dans la Bible hébraïque par les diverses occurrences de son Nom, prenant une triple forme, ainsi : « YHVH Elohenou YHVH » (Dt 6,4)i, « Ehyeh Asher Ehyeh » (Ex 3,14), ou « Kadosh Kadosh Kadosh », triple attribut de YHVH  (Is 6,3).

    Parmi les ‘triplets’ de noms divins dont le Dieu unique se sert pour se nommer Lui-même, il y a l’étrange expression, « Moi, Moi, Lui », d’abord rapportée par Moïse (Dt 32,39), puis reprise plusieurs fois par Isaïe (Is 43,10 ; Is 43,25 ; Is 51,12 ; Is 52,6).

    En hébreu:  אֲנִי אֲנִי הוּא ani ani hu’, « Moi Moi Lui ».vi

    Faisons maintenant une expérience de pensée, pour conclure cet article (qui ne fait que reprendre certains éléments devant alimenter la rédaction de mon prochain ouvrage sur l’aventure de la conscience). Plaçons nous dans six millénaires (si le climat nous est clément), ou même, soyons fous, dans six cent mille millénaires. Que sera devenue la religion des hommes alors ? Trouvera-t-on sur terre des synagogues ou des églises ? Ou bien des temples au Dieu inconnu ?

    Ne convient-il pas plutôt de faire l’hypothèse que la conscience humaine aura atteint des formes de sagesse ou de maturité absolument inconcevables pour notre conscience actuelle. Ne serons-nous pas considérés par nos fort lointains descendants comme des stégosaures ou des mosasaures, à l’intelligence fort peu développée et à la sagesse quasi inexistante?

    Faisons ici le pari que, oui, la conscience humaine a une vocation abyssale à se développer infiniment, à atteindre les étoiles, et à les dépasser.

    ________________________

    i F.W.J. Schelling. Philosophie de la mythologie. Trad. Alain Pernet. Ed. Millon, Grenoble, 2018, Leçon 11, p.139

    ii אֵל קַנָּא El qanna’ : « Dieu jaloux ». Cf. «  Car YHVH, son nom est ‘Jaloux’, Il est un Dieu jaloux! » (Ex 34, 14). Voir aussi, pour un commentaire, mon Blog, Métaphysique du Dieu « Jaloux  | «Metaxu. Le blog de Philippe Quéau

    iiiPlaton. Le Sophiste. 259a-b

    ivHésiode, dans la Théogonie, raconte la naissance du « sage Zeus », et comment il parvint à la suprématie olympienne en détrônant son père, le cruel Kronos, qui voulait garder pour lui le pouvoir suprême parmi les Immortels : « Et Rhéia, domptée par Kronos, enfanta une illustre race : Istiè, Dèmètèr, Hèrè aux sandales dorées, et le puissant Aidès qui habite sous terre et dont le cœur est inexorable, et le retentissant Poseidaôn, et le sage Zeus, père des Dieux et des hommes, dont le tonnerre ébranle la terre large. Mais le grand Kronos les engloutirait, à mesure que du sein sacré de leur mère ils tombaient sur ses genoux. Et il faisait ainsi, afin que nul, parmi les illustres Ouranides, ne possédât jamais le pouvoir suprême entre les Immortels. Il avait appris, en effet, de Gaia et d’Ouranos étoilé qu’il était destiné à être dompté par son propre fils, par les desseins du grand Zeus, malgré sa force. Et c’est pourquoi, non sans habileté, il méditait ses ruses et dévorait ses enfants. Et Rhéia était accablée d’une grande douleur. »

    v Hésiode, dans la Théogonie, dit à propos du « sage Zeus » qu’il rassembla tous les autres Dieux immortels dans l’Ouranos pour leur rendre leur rang et leurs honneurs, en toute justice: « Le foudroyant Olympien appela tous les Dieux immortels dans le large Ouranos, leur disant qu’aucun des Dieux qui combattrait avec lui contre les Titans ne serait privé de récompenses, mais qu’il garderait les honneurs qu’il possédait déjà parmi les Dieux immortels. Et il dit que ceux qui de Kronos n’avaient eu ni honneurs ni récompenses recevraient ces honneurs et ces récompenses selon la justice. » Homère quant à lui, ne cesse de chanter dans l’Iliade et l’Odyssée l’intelligence, la sagesse et la ruse de Zeus.

    viUne analyse de ce nom est proposée dans mon Blog Le Dieu « Moi Moi Lui » | Metaxu. Le blog de Philippe Quéau

    Les deux faces de Chaos


    « Dieux Lares »

    « Avant toutes choses fut Chaos » affirme Hésiode au commencement de sa Théogonie. Puis, dit-il, vinrent Gaïa, qui est le « siège de tous les Immortels », et Éros, « le plus beau d’entre tous les Dieux ».

    C’est seulement après la venue de ces trois divinités que, de Chaos, naquirent Érèbe (les Ténèbres) et la noire Nyx (la Nuit). Puis, Nyx s’étant unie d’amour avec Érèbe, furent ensuite conçus Ether (le Ciel) et Héméra (le Jour).

    Avec ces premiers Dieux, le fil mythologique avait commencé de se laisser filer, et dès lors il ne cessa plus de lier ensemble les destins de tous les autres Dieux, unis par lui dans leur libre nécessité.

    Mais qui était donc Chaos, par qui tout commença ?

    L’étymologie du mot grec chaosi pointe vers les idées de béance, de retrait, de profondeur, de mise en abyme, de ‘non-résistance’. Le chaos n’est pas un désordre de choses accumulées ; bien au contraire : il est par essence un espace vide, une pure potentialité.

    Chaos a peut-être un lien d’analogie avec les mots tohou (« informe ») et bohou (« vide ») employés dans la Genèse de la Bible hébraïqueii.

    Mais chez Hésiode, Chaos est un Dieu, et non un adjectif. Il est même le Dieu le plus originaire, le Dieu primordial lui-même, du moins dans la langue première que les poètes ont conservée.

    Ovide a chanté cette infinie ancienneté, venant du fond des âges :

    « Me Chaos antiqui, nam sum res prisca, vocabant »iii

    (Les Anciens m’ont nommé Chaos, parce qu’en effet je suis chose originaire).

    Notons qu’Ovide place cette phrase dans la bouche de Janus. Le Dieu Chaos est donc aussi le Dieu Janus. De ce fait, c’est Janus qui fonde l’origine même de la mythologie, car c’est en Chaos/Janus que tout commence.

    Chaos/Janus incarne la représentation originaire du divin. C’est lui qui initie et rend possible le déploiement ultérieur de la mythologie qu’Hésiode a formalisé rigoureusement dans sa Théogonie.

    Macrobe rapporte que dans les temps les plus anciens Janus était célébré comme le Dieu des Dieux :

    « Saliorum antiquissimis carminibus Deorum Deus canitur »iv.

    (Il est célébré dans les très anciens temps des Saliens comme le Dieu des Dieux).

    Janus a aussi été appelé « principium deorum » (le principe des Dieux) par Septimius Serenus.v

    Il n’était donc pas mis simplement sur le même plan que les autres dieux mythologiques, mais il était considéré comme étant leur source même et le principe de leur unité d’ensemble. Schelling a décrit, d’un point de vue philosophique, l’organisation générale du plérôme mythologique et il a insisté sur le fait que celui-ci pointe nécessairement vers l’intuition de l’Un :

    « Tout en bas les dieux engendrés (…). Au-dessus d’eux les dieux causatifs, qui sont non pas engendrés, mais les puissances génératives, les puissances théogoniques mêmes. Ils se tiennent au-dessus des premiers dans la mesure où, au-dessus des choses concrètes de la nature, se tient cette triade de causes qui, par leur coopération, produisent toutes choses selon l’antique doctrine (…) Ces dieux sont derechef, en tant que leurs causes ou leurs principes communs, les dieux de ces dieux. (…) Au-dessus de ces deorum diis se tient, non par accident, mais en vertu d’une évolution nécessaire, comme deorum Deus, l’unité dont ils se sont eux-mêmes détachés. C’est en ce sens et lui seul que Janus, célébré aux époques les plus reculées comme le Dieu de ces dieux, fut nommé principium deorum. Janus a été reconnu comme tel, comme principium deorum en ce sens, du fait même que c’est à lui d’abord que l’on songe dans tous les sacrifices et toutes les invocations, à quelque Dieu qu’ils puissent être adressés par ailleurs. »vi

    Mais comment Janus, ce dieu aux deux visages, l’un tourné vers le passé et l’autre vers l’avenir, ce dieu qui jadis à Rome inaugurait l’année, et dont le mois de janvier a pris le nom, ce dieu des portes et des carrefours, et dont la porte du temple restait ouverte en temps de guerre et fermée pendant la paix, ce dieu relativement secondaire par rapport à Jupiter, a-t-il pu ainsi déchoir de sa position initiale, celle de Dieu des Dieux ?

    Macrobe propose un début de réponse, en évoquant la longue histoire de Janus, qu’il convient ici de brièvement relater.

    « Il en est qui disent que Janus est le même à la fois qu’Apollon et Diane, et que ces deux divinités sont voilées sous un même nom. Nigidius dit qu’Apollon est Janus et Diane, Jana, au nom de laquelle on a ajouté la lettre D qu’on met souvent par euphonie devant l’i. D’autres prétendent que Janus est le Soleil ; on lui donne deux visages, parce que les deux portes du ciel sont soumises à son pouvoir, et qu’il ouvre le jour en se levant, et le ferme en se couchant. On commence d’abord par l’invoquer toutes les fois qu’on sacrifie à quelque autre dieu ; afin de s’ouvrir, par son moyen, l’accès auprès du dieu auquel on offre le sacrifice, et pour qu’il lui transmette, en les faisant pour ainsi dire passer par ses portes, les prières des suppliants (…) D’autres veulent que Janus soit le monde, c’est-à-dire le ciel, et que le nom de Janus vienne du mot eundo [allant] parce que le monde va toujours roulant sur lui-même, sous sa forme de globe. Ainsi Cornificius, dans son 3ème livre des Étymologies dit que ‘Cicéron l’appelle, non Janus, mais Eanus dérivant de eundo’. De là vient aussi que les Phéniciens l’ont représenté dans leurs temples sous la figure d’un dragon roulé en cercle, et dévorant sa queue ; pour désigner que le monde s’alimente de lui-même, et se replie sur lui-même. Il est célébré dans les très anciens temps des Saliens comme le Dieu des Dieux. Nous l’invoquons sous le nom de Père, comme étant le Dieu des Dieux. Varron, dans le 5ème livre Des choses divines, dit qu’il y a douze autels dédiés à Janus pour chacun des douze mois. Nous l’appelons consivius de conserendo [ensemençant] par rapport à la propagation du genre humain dont Janus est l’auteur.»vii

    Cicéron, en effet, dit que Janus fut invoqué le premier dans les cérémonies religieuses, parce qu’il vient au commencement, et que son nom en témoigne :

    « Comme en tout ordre de choses, c’est ce qui vient au commencement et ce qui vient à la fin qui importent le plus, on a voulu que, dans les cérémonies religieuses, Janus fût invoqué le premier parce que son nom est formé de ce qu’il va ‘ab eundo’, c’est pourquoi les passages sont appelés ‘jani’ et les portes placées au seuil des édifices sont dites ‘iannae’. »viii

    Le témoignage de Cicéron importe, mais il est en somme assez tardif.

    Il faut tenter de remonter par l’imagination bien plus avant, vers l’origine même du Monde.

    Il faut se représenter Janus à la porte même de la Création. Cette porte originelle couvre l’abîme, elle incarne le vide même dont Chaos est aussi le nom. Janus est Chaos, parce qu’au commencement, il n’y a que l’abyssale béance du vide. Et Chaos est aussi Janus parce que cette béance représente également une ouverture, celle de l’Origine, la Porte du Temps.

    Janus occupe le vide, il est Chaos même. Mais il est aussi le « Dieu à double visage » que célèbre Ovideix. Le poète interpelle directement le Dieu : « La Grèce n’a aucune divinité qui te ressemble. Dis-nous donc pourquoi seul des Immortels, tu vois en même temps ce qui est devant toi et ce qui est derrière. »x

    Et Janus répond, révélant qui il est vraiment, — il est tout à la fois vide, le plus antique, et le gardien de la porte du temps et des mondes:

    « Autrefois, car je suis chose antique, on m’appelait Chaos. Cet air diaphane et les trois autres éléments, le feu, l’eau, la terre, se tenaient ensemble et ne faisaient qu’un tout ; mais ces natures hétérogènes n’ayant pu rester longtemps unies, brisèrent leurs liens et se disséminèrent dans l’espace. Le feu monta vers les régions supérieures, au-dessous se répandit l’air, au centre s’établirent la terre et les eaux ; c’est alors que, cessant d’être une masse informe et grossière, je repris le corps et la figure d’un dieu. Maintenant même je garde quelques traces de cette confusion primitive ; je suis le même par-devant et par-derrière. Tout ce que tes yeux embrassent, les Cieux, l’Océan, les nuages et la Terre, c’est à ma main qu’il est donné de les fermer ou de les ouvrir ; c’est à moi qu’on a confié la garde de cet univers immense, c’est moi qui le fais tourner sur ses gonds. Si je permets à la Paix de sortir de mon temple, asile où elle sommeille, les chemins s’aplanissent devant elle, et elle y marche en liberté ; et si je cesse de retenir la Guerre sous d’innombrables verrous, le monde est bouleversé, inondé de carnage. Je veille aux portes du Ciel avec l’aimable cortège des Heures. Jupiter ne peut entrer ni sortir sans moi : c’est pour cela qu’on m’appelle Janus. Toute porte a deux faces, dont l’une regarde la rue et l’autre le Lare domestique. Portier de l’habitation des Dieux, j’ai les yeux à la fois sur l’orient et sur l’occident.»xi

    Janus dit que c’est à lui qu’on a confié la garde de l’univers immense. Mais qui est cet « on » ?

    Par ailleurs, Janus revendique d’être le portier de l’habitation des Dieux. Il voit donc l’extérieur, la « rue », c’est-à-dire l’univers dans tous ses états, dans son infini déroulement, dans son flux permanent. Mais il voit aussi l’intérieur de la maison des Dieux. Il a les yeux fixés vers l’avenir et aussi vers l’arrière ou l’antériorité des mondes, là où se trouve la place la plus sacrée du foyer, le lararium, là où se tiennent les Dieux Lares, les protecteurs de l’habitation divine.

    Quels sont ces Dieux lares ?

    Il n’est pas interdit de supposer que cet « on » qui a confié la garde de l’univers à Janus, cet « on » qui a fait de Chaos le Dieu originaire, venant occuper le vide initial, et ces Lares qui gardent eux aussi, non l’univers, mais la demeure des Dieux, participent d’une divinité encore plus originaire, encore plus fondamentale que celle qu’incarne Janus/Chaos.

    Quelle est cette divinité originaire, qui a été avant que la porte des mondes fût ouverte, et qui sera bien après qu’elle se sera refermée ?

    Peut-être est-elle la Divinité qui non seulement a pu dire « Je fus qui je fus », mais aussi « Je suis qui je suis » et encore « Je serai qui je serai » ?

    On voit par là que, pour les Anciens qui ont le plus longuement médité sur leurs cosmogonies, la question de l’origine ne pouvait pas être résolue seulement sur le plan mythologique. L’origine devait nécessairement se fonder par l’intermédiaire d’une figure a-mythologique comme celle de Chaos, le « Vide », ou bien s’incarner en un concept à double face, comme celui du Dieu Janus, unissant le Passé, le Présent et l’Avenir. Mais alors, s’ouvrait vers l’arrière, un autre très sombre mystère, un autre abîme, sur lequel veillaient d’autres Dieux encore, des Lares chargés de veiller sur tous les Dieux, et de garder éternellement l’habitation du Divin, bien avant et bien après que la Création ait commencé.

    Le « chaos » est peut-être une invention d’Hésiode, et en tant que telle il est une figure initiale de la mythologie. Mais, on le voit avec Ovide, il incarne aussi une notion éminemment spéculative, philosophique.

    Le célèbre Socrate lui-même a placé Chaos au pinacle de ce que l’on pourrait appeler sa « théologie ». Dans les très ironiques Nuées d’Aristophane, on voit Socrate enseigner à son disciple Strepsiade que Zeus n’existe pasxii. Au lieu de Zeus, Socrate ne reconnaît que le Chaos, ainsi que deux autres divinités qui ont un point commun avec lui : leur essence vide, informe, évanescente…
    « A l’avenir, n’est-ce pas, tu ne reconnaîtras plus d’autres dieux que ceux que nous reconnaissons nous-mêmes : le Chaos (τὸ Χάος), les Nuées (τὰς Νεφέλας) et la Langue (τὴν γλῶτταν), ces trois-là. »xiii

    Il y a sans doute dans cet enseignement de Socrate (tel qu’interprété par Aristophane) une autre référence encore à l’intuition d’Hésiode. Le Dieu réellement originaire est bien Chaos, le Vide, dont les Nuées et la Langue, dans leur évanescence propre, seraient en quelque sorte les parèdres…

    Socrate jure encore d’ailleurs, un peu plus tard, par le nom de Chaos, ainsi que par deux autres de ses parèdres, la Respiration et l’Air, qui sans doute évoquent là encore, pour Aristophane, la non-matérialité du vide divin…xiv

    Schelling a proposé de bâtir sur ce Vide divin une théorie de sa « puissance » ou plutôt de « ses puissances »:

    « Il y a en Dieu a) la part de son essence qui peut être, c’est-à-dire ce par quoi il peut être un autre que soi-même, inégal à soi ; b) la part de son essence nécessairement égale à elle-même, et par là purement étant. Or ce qui seulement peut être inégal à soi-même n’est pas discernable du nécessairement égal à soi, et c’est pourquoi on ne peut pas non plus les discerner tous deux du tiers, de ce qui, tout en étant inégal à soi demeure égal à soi – de ce qui, en tant qu’un autre (en tant qu’objet), demeure soi-même (sujet) – l’Esprit. Partant, nous posons ici-même une trinité dans notre pensée, sans pouvoir la désolidariser dans l’objet même (…) Les trois puissances avant leur disjonction sont pour nous chaos (…) Le chaos est une unité métaphysique de puissances spirituelles (…) Il est l’unité déterminée d’un nombre déterminé de puissances. »xv

    Là où Hésiode voyait le Vide (Chaos) et le Double (Janus) fondant ensemble le commencement de la Mythologie, Schelling voit une unité, unissant trois puissances, le « pouvant-être », « l’obligation d’être » et le « devant-être ». La trinité de Schelling semble être une sorte de réinterprétation de la Trinité chrétienne, où le « pouvant-être » joue le rôle du Père, « l’obligation d’être » celui du Fils et le « devant-être » celui de l’Esprit.

    Avec le recul qu’offre l’anthropologie comparative des idées, on pourrait aussi estimer que cette interprétation trinitaire de l’Un-Tout découle d’une constante de l’esprit humain, sensible à l’unité profonde des temps par-delà leur évidente opposition. L’idée que le Passé est toujours rendu présent par la Mémoire, que par l’Intelligence le Présent s’enracine dans le Passé et s’arborise dans l’Avenir, et que le Futur advient et vit par l’alliance de la Volonté, de la Mémoire et de l’Intelligence.

    Schelling ouvre une autre piste encore. Il indique à sa manière qu’il faut définitivement renoncer à l’idée d’un Dieu seulement égal à lui-même. Le Dieu Vivant ne peut pas ne pas être, mais il ne peut pas non plus ne pas vouloir être ce qu’il pourrait être et qu’il n’est pas encore.

    Il me semble que c’est d’ailleurs dans cette puissance de Dieu, dans ce pouvoir être autre que ce qu’il est, que l’on trouve l’une des explications les plus profondes de la raison même de la Création, d’une entité libre étant à la fois en Dieu et hors de lui.xvi

    Le Dieu Un, gardé pendant une éternité par les Dieux Lares dans sa Demeure, et regardé dans son Lieu (makom) depuis sa Porte, par l’un des visages de Janus, a sans doute cédé lui aussi à la tentation de la Création. Il a cédé à la puissance obscure de l’Avenir, au désir latent de ces Cieux et de ces Jours, qui devaient d’abord être engendrés par les Ténèbres et la Nuit. Il a cédé à son propre et profond mouvement de Vie, dont il a fait don au Monde.

    Ce don, dont le Monde est tissé, est le sacrifice consenti pour que tout ce qu’il crée en puissance s’ajoute sans fin à tout ce qu’il est et qu’il sera : l’Esprit, qui toujours va, Eundus : Janus.

    _________________________

    iLe mot χάος signifie « abîme, chaos ». Le vebe χαόω signifie « anéantir », et remonte étymologiquement aux verbes χάω, χαίνω, χάζω qui portent les idées de béance, d’ouverture, de vide.

    iiGen 1,2

    iiiOvide, Fasti I, 103

    ivMacrobe. Saturnalia, I, 9

    vCf. Fragmenta poetarum latinorum, ed. W. Morel, Stutgardiae, Teubner, 1975, fr. 23, v.2, cité in Schelling op.cit., p.400, note 239.

    viF.-W. Schelling. Philosophie de la Mythologie. Trad. par Alain Pernet. Ed. Millon. Grenoble, 2018, p.401

    viiMacrobe. Saturnalia, I, 9

    viiiCicéron. De la Nature des Dieux. II, 27

    ixOvide, Fasti I, 65

    xOvide, Fasti I, 90

    xiOvide, Fasti I, 103-135

    xiiAristophane. Les Nuées. Il y a sans doute dans le texte grec d’Aristophane un jeu de mot entre Dios (Zeus) et Dînos (Δῖνος = « tournoiement ») :

    STREPSIADE. Vois donc comme il est bon d’apprendre. Phidippidès, il n’y a pas de Zeus.
    PHIDIPPIDE. Qu’y a-t-il alors ?
    STREPSIADE. C’est Tourbillon (Dînos) qui règne, après avoir chassé Zeus (Dios).
    PHIDIPPIDE. Allons donc! est-ce que tu radotes ?
    STREPSIADE. Sache que c’est comme cela.
    PHIDIPPIDE. Et qui le dit ?
    STREPSIADE. Socrate de Mêlos, et Chéréphon, qui connaît les sauts des puces.

    xiii Aristophane. Les Nuées.

    Σωκράτης
    ἄλλο τι δῆτ’οὖν νομιεῖς ἤδη θεὸν οὐδένα πλὴν ἅπερ ἡμεῖς,
    τὸ Χάος τουτὶ καὶ τὰς Νεφέλας καὶ τὴν γλῶτταν, τρία ταυτί;

    xivAristophane. Les Nuées.

    SOCRATE. 
    Par la Respiration ! Par le Chaos ! Par l’Air, je n’ai jamais vu d’homme si grossier, si stupide, si gauche, si oublieux !

    Σωκράτης
    Μὰ τὴν Ἀναπνοὴν μὰ τὸ Χάος μὰ τὸν Ἀέρα

    xvF.-W. Schelling. Philosophie de la Mythologie. Trad. par Alain Pernet. Ed. Millon. Grenoble, 2018, p.397-398

    xviA cette interprétation philosophique du Chaos par Schelling, j’aimerais ajouter une interprétation psychanalytico-littéraire de Pascal Quignard qui voit dans le chaos, c’est-à-dire le « vide », « l’épars » et le « hasard », un moyen de passer d’une idée à une autre, et donc la condition de la création. « Je risque soudain cette thèse téméraire : La fragmentation littérale et l’association libre sont liées. Il faut du fragmentaire épars hasardeux si on veut passer d’une idée à une autre dans le vide et risquer le sens toute honte bue. Si on dit que le patient est guéri dès qu’il peut associer librement sans angoisse, cela veut dire qu’il accepte en lui interruption, non-sens, chaos, vide, morcellement, non-savoir, rêve, hasard sans trop souffrir, dans le plaisir même, retrouvé, un peu hagard, d’errer de trace en trace. » (Pascal Quignard. L’homme aux trois lettres. Ch. XIV, La psychanalyse. Gallimard, Folio, 2020, p. 83) L’image originaire du chaos comme vide, due à Hésiode, est peut-être encore ici présente comme trace, ou active en germe, dans le vide qui sépare les lettres, ou celui qui sépare les mots, ou les lignes des livres. Plus simplement encore, le « vide » est toujours présent, pour le créateur qui se tient devant la page blanche…

    Le Surpassement de la Conscience


    « Menhir »

    Platon affirme que les plus anciens habitants de la Grèce, les Pélasges, ont donné à leurs premiers dieux le nom de ’coureurs’, θεούς, nom qui vient du verbe θέω, théo, ‘courir’. Ils voyaient en effet leurs dieux stellaires et planétaires ‘courir’ en permanence à travers le ciel.

    « Les hommes qui, les premiers, ont vécu en Hellade n’ont connu d’autres dieux que ceux-là mêmes qui, maintenant, sont ceux de la plupart des Barbares : Soleil, Lune, Terre, Astres, Ciel. Aussi, du fait qu’ils les voyaient tous s’élancer dans une course sans fin, théonta, ils sont partis de cette propriété-là, propriété de ‘courir’, théïn, pour les dénommer ‘dieux’, théoï. »i

    Le Cratyle est réputé abonder en étymologies un peu fantasques, servant par là la verve et l’ironie platoniciennes. Dans le cas du verbe θέω, théo, que l’on vient d’évoquer, celui-ci a en réalité deux significations fort différentes : ‘courir’ et ‘briller’.

    La première acception (« courir; se précipiter; s’étendre, se développer ») est celle sur laquelle s’appuie Platon pour établir un lien entre le nom donné aux dieux par les Pélasges et la nature céleste et stellaire des puissances divines. Selon le dictionnaire étymologique de Chantraine, cette acception du verbe θέω est d’ailleurs liée étymologiquement au sanskrit dhavate, « couler ».

    La seconde acception de θέω, théo, « briller », est également compatible avec la manière antique de se représenter l’essence divine. Elle se rapproche d’ailleurs aussi d’une autre racine sanskrite, dyaus,  द्यौष्, qui est à l’origine du mot ‘dieu’, et du nom Zeus lui-même. Dans le Véda, le mot ‘dieu’ (deva) signifiait proprement le « Brillant ».

    Dans le Cratyle, Platon a sans doute voulu mettre l’accent sur la capacité du divin à se mouvoir, plutôt que sur celle de briller.

    J’aimerais un instant me consacrer cette idée du « mouvoir » divin, et la pousser à ses limites.

    Le premier polythéisme fut cette religion astrale que Schelling avait nommé le ‘sabéisme’ en référence à l’idée de multitude que ce nom porte en lui.

    « Cette religion astrale qui est reconnue universellement et sans conteste, comme la première et la plus ancienne de l’espèce humaine, et que je nomme Sabéisme, de saba, l’armée, et en particulier l’armée céleste, s’est identifiée par la suite avec l’idée d’un royaume d’esprits rayonnant autour du trône du suprême roi des cieux, qui ne voyait pas tant dans les étoiles des dieux, qu’inversement dans les dieux des étoiles. »ii

    Le mot saba que Schelling évoque sans plus de précisions, est en fait le mot hébreu צָבָא, tsaba’, « armée ». Ce mot est effectivement employé dans la bible hébraïque pour dénoter les étoiles, tsaba ha-chamaïm, comme étant métaphoriquement « l’armée du ciel » (Jér. 33,22), expression qui s’applique pour désigner aussi le soleil, la lune et les astres (Deut. 4,19). Elle s’applique également aux anges considérés cette fois au sens propre comme constituant ‘l’armée du ciel’ (1 Rois 22,19). L’expression « les armées d’en-haut » צְבָא הַמָּרוֹם , tseba ha-marom, est employée par Isaïe, mais dans un sens fort paradoxal. Pour Isaïe, ces armées d’en-haut ne serviront pas in fine à YHVH pour punir les rois de la terre, mais seront elles-mêmes, tout autant que ces derniers, l’objet de son courroux : « En ce jour, YHVH châtiera les armées du ciel au ciel et les rois de la terre sur la terre. » (Is. 24,21).

    Il reste cependant que, dans la Bible hébraïque, l’Éternel est bien appelé « YHVH des armées » (YHVH Tsebaoth), ou encore « Seigneur des armées » (Elohim Tsebaoth), et même « YHVH Seigneur des armées » (YHVH Elohim Tsebaoth).

    La question demeure : de quelles armées s’agit-il, qui, quant à elles, échapperaient à la colère de YHVH ?

    De tout cela, il ressort une sorte de continuité historique, et même en un sens philosophique, entre les considérations primitives des religions anciennes sur les « armées divines », et la manière dont celles-ci furent rassemblées plus tard sous l’autorité et la loi de YHVH dans la tradition hébraïque.

    Dans le monde grec, Homère avec l’Iliade et l’Odyssée, et Hésiode avec sa Théogonie, ont mis en scène avec leur génie propre la vie intense, exubérante et multiple des Dieux, et notamment leurs combats internes, leur guerre contre les Titans.

    Mais cette multiplicité apparente recouvre aussi un mystère. Le polythéisme homérique présente une autre face, moins apparente, mais bien réelle, celle de l’unité interne, compacte, du plérôme divin, lequel pointe implicitement et ésotériquement vers l’Un, sous la figure exotérique de la multiplicité.

    L’unité du divin, en tant qu’il est appelé l’Un, a d’ailleurs été théorisée très tôt par des philosophes présocratiques, comme Héraclite, Parménide, Empédocle.

    Héraclite a, par exemple, ces formules irréfutables: « L’Un, le seul sage, ne veut être appelé et veut le nom de Zeus »iii, et « Loi aussi, obéir à la volonté de l’Un. »iv

    Il a aussi dit ceci, qui lui valut l’épithète d’Obscur :

    « Embrassements

    Touts et non-touts

    Accordé et désaccordé

    Consonant et dissonant

    Et de toutes choses l’Un

    Et de l’Un toutes choses. »v

    Son ‘obscurité’ venait peut-être de sa haute conscience du caractère ésotérique des vérités touchant au divin :

    « Le Logos, ce qui est, toujours les hommes sont incapables de le comprendre, aussi bien avant de l’entendre qu’après l’avoir entendu pour la première fois. »vi

    Quant à lui, Parménide fut le premier philosophe peut-être à associer la Divinité à l’idée même de l’Être.

    « Mais il ne reste plus à présent qu’une voie

    Dont on puisse parler ; c’est celle du ‘il est’. »

    Il affirme l’existence de l’être et réfute celle du non-être.

    « Viens, je vais t’indiquer – retiens bien les paroles

    Que je vais prononcer – quelles sont donc les seules

    Et concevables voies s’offrant à la recherche.

    La première, à savoir qu’il est et qu’il ne peut

    Non être, c’est la voie de la persuasion,

    Chemin digne de foi qui suit la vérité ;

    La seconde, à savoir qu’il n’est pas, et qu’il est

    Nécessaire au surplus qu’existe le non-être,

    C’est là, je te l’assure, un sentier incertain

    Et même inexplorable : en effet, le non-être,

    Lui qui ne mène à rien, demeure inconnaissable

    Et reste inexprimable. »vii

    Pour sa part, Empédocle, au premier livre de sa Physique, propose une analyse qui allie dialectiquement l’Un et le Multiple:

    « Mon propos sera double. En effet, tantôt l’Un

    Augmente jusqu’au point d’être seul existant

    A partir du Multiple ; et tantôt de nouveau

    Se divise, et ainsi de l’Un sort le Multiple. »viii

    Bien avant les philosophes présocratiques, à l’époque archaïque, la conscience des hommes était sans doute elle-même encore complètement indivise, fondamentalement unifiée, et unitaire. L’idée même de multiplicité divine n’avait sans doute pas alors de sens, comparée à l’intuition immédiate de l’unité tout entière du monde, de l’unité intrinsèque du monde des hommes, de la nature et de l’esprit.

    On vénérait par exemple en ces temps anciens des pierres brutes en guise d’images sacrées. Ce culte originaire du divin, le symbolisant sous la forme d’une matière informe mais ‘première’, lithique, inaltérable, correspondait à une sorte de conscience immanente, sourde, mais aurorale, de la présence divine comme forme unitaire, non encore divisée, éclatée, multipliée.

    On peut ainsi poser qu’à l’origine, pour autant que cette formulation ait quelque valeur, la première religion des hommes fut nécessairement et profondément tournée vers l’intuition mêlée de l’Un et du Tout.

    Ce n’est que bien plus tard que l’érection cultuelle et contemplative de sculptures individuées, détachées de la muraille des cavernes ou de la masse des montagnes, ainsi que la mise en scène d’idoles faites de mains d’hommes, qui fussent pleinement visibles, tangibles, correspondirent à une nouvelle étape de la conscience religieuse.

    De par l’élévation publique de ces artefacts, on prit alors une conscience plus profonde de l’existence même du mystère, lui-même celé dans l’invisible.

    Par là sans doute la conscience se fit aussi plus libre, parce qu’elle devint de plus en plus consciente de sa capacité à appréhender la nature mystérieuse de l’existence du divin, derrière l’apparence des symboles.

    Elle se mit à considérer toujours plus attentivement la nature de ce mystère, et ce d’autant plus qu’elle l’avait placé en face d’elle, sous les espèces de symboles visibles, et donc en cela nécessairement impuissants à montrer ce qui, du mystère, restait toujours caché, celé, enfoui.

    La conscience commença dès lors à se diviser, en tant qu’elle oscillait entre l’exotérisme du visible, accessible à tous, c’est-à-dire au commun des mortels, et l’ésotérisme de l’indicible, de l’ineffable, qu’il ne fut donné qu’à de rares initiés de concevoir et contempler.

    Pour le reste des hommes, non initiés aux Mystères, les représentations visibles, naturellement, firent proliférer les images d’un divin multiplié dans sa présence ici-bas. Elles lui donnèrent autant de caractères spécifiques, singuliers, vernaculaires, correspondant aux multiples besoins et aux innombrables vicissitudes de l’existence humaine.

    Ce n’est que bien plus tard qu’apparurent d’autres formes plus abstraites, plus hautes, et qui venaient enrichir la conception un peu limitée inhérente à la seule idée de « l’Un ». Ces conceptions n’étaient certes pas censées décrire l’essence de l’Un même, mais elles étaient pourtant associées avec l’Un, et ceci avant même que la Création du monde ne fût. Ces formes abstraites, ces puissances divines associées à l’Un, s’appelaient la Sagesse, l’Intelligence ou la Finesse. La Bible hébraïque les nomme respectivement : חָכְמָה , ḥokhmah, בִינוּ , binah,  עָרְמָה , ‘ormah.

    Elle proclame aussi que cette Sagesse, cette Intelligence, cette Raison, furent créées par Dieu avant toutes choses :

    « YHVH m’a créée au commencement de ses voies »  יְהוָה–קָנָנִי, רֵאשִׁית דַּרְכּוֹ: (Prov. 8,22).

    De ceci l’on apprend qu’il fut donc un temps où YHVH a « commencé de se mouvoir ». Il y a eu alors, avant que le monde soit, un autre « commencement » (rechit), un commencement du « cheminement » ou de la « mouvance » (darakh) de YHVH.

    Ainsi, tout au commencement de l’histoire de la conscience humaine, il y eut l’intuition de l’embrassement de l’Un et du Tout. Puis, tant dans l’aire égyptienne ou grecque ou védique que dans le monde hébraïque, succéda à l’intuition sourde de l’unité divine et immobile du Tout, une autre idée du divin, celle d’un divin en mouvement, en action, dans ce monde-ci, comme dans le monde d’en-haut (et d’en-bas).

    De tout cela, je propose de retenir ici une idée surplombante, une méta-idée, celle du dépassement continu de la conscience humaine, tant dans ses rapports au divin que dans son rapport avec elle-même.

    Il nous reste maintenant à approfondir cette idée de dépassement de la conscience. Il reste à voir comment, dans tous ses états, la conscience toujours s’efforce de s’abandonner, de se résoudre à la perspective de son nécessaire surpassement, et cela dès l’origine, dès la création, et ensuite continûment, au cours des âges.

    La conscience humaine, en essence, doit s’abandonner en conscience à l’idée de son nécessaire et continuel surpassement.

    La question que l’on pourrait se poser philosophiquement serait aussi de savoir ce que veut exactement dire : s’abandonner au surpassement.

    Avant que la conscience puisse effectivement se surpasser, elle doit se mettre d’abord dans les conditions propres à un possible surpassement, elle doit se rendre en quelque sorte elle-même surpassable, elle doit s’apprêter à accueillir en elle la puissance supérieure de quelque nouvelle idée.

    Pour conclure, je déduis de tout cela que l’histoire des religions, et plus précisément l’histoire du divin dans la conscience humaine, est bien loin d’être terminée, et ne fait seulement que commencer.

    Les prochaines étapes peuvent paraître impossibles ou utopiques. Elles sont pourtant, je le crois, aussi claires que mille soleils.

    Un jour, s’établira sans aucun doute, sur cette planète minuscule et surpeuplée, une religion véritablement universelle, s’adressant à tout homme, sans considération de nations, de races ou d’héritages antérieurs.

    Pour reprendre la parole du Psalmisteix, et l’appliquant métaphysiquement, réellement et universellement, un jour l’on dira que dans la Sion (véritablement idéale), tout homme y sera né.

    Un jour les matérialistes et les idéalistes, les théistes et les athées, les croyants et les incroyants, seront enfin réunis autour de cette même idée : la conscience humaine n’a pas fini et ne finira jamais de se surpasser.

    ____________________

    iCratyle, 397 d

    iiF.W.J. Schelling. Philosophie de la révélation. Traduction sous la direction de J.F. Marquet et J.F. Courtine. PUF, 1991, Livre II, p.244

    iiiHéraclite, Fragment XXXII. Les Présocratiques. Gallimard, 1988, p.154

    ivHéraclite, Fragment XXXIII. Les Présocratiques. Gallimard, 1988, p.154

    vHéraclite, Fragment X. Les Présocratiques. Gallimard, 1988, p.148

    viHéraclite, Fragment I. Les Présocratiques. Gallimard, 1988, p.145

    viiParménide. Fragment II, Les Présocratiques. Gallimard, 1988, p. 257-258

    viiiEmpédocle. Fragment XVII. Les Présocratiques. Gallimard, 1988, p.379

    ixPs 87,5 :  וּלְצִיּוֹן, יֵאָמַר–    אִישׁ וְאִישׁ, יֻלַּד-בָּהּ; Vé l-Zion yamar – ich v-ich youlad bah  « Et de Sion l’on dira, tous homme y est né »

    L’infini conclave


    « Tchouang-tseu »

    Balzac, dans « Le Père Goriot », fait dire à l’un de ses personnages:

    « Il n’y a rien de plus beau que frégate à la voile, cheval au galop et femme qui danse. »

    J’ajouterais volontiers, pour ma part, que je ne trouve rien de plus beau qu’une idée, surtout quand elle est transcendante.

    La philosophie que la plupart des gens considèrent comme telle, c’est celle qui ne se trouve que dans des livres. Les livres ne sont jamais composés que de mots. Les mots peuvent (parfois) porter des idées. Mais ils les font seulement apparaître en puissance, ils les laissent pressentir, sans jamais pénétrer leur essence. Cette essence, c’est notre esprit qui la perçoit, dans sa transcendance. En réalité les idées, dans leur nature même, se tiennent bien au-delà des mots; elles sont proprement ineffables. Elles appartiennent à un monde où les mots n’ont pas cours, où les phrases sont muettes, coites.

    Les gens, d’une manière générale, aiment les mots (parlés), et ils apprécient à l’occasion les mots (écrits) que l’on trouve dans les livres. Pour ma part, j’aime les mots et les livres, mais je ne les estime pas autant que les idées qu’ils dessinent parfois. Les idées n’ont pas une essence verbale, mais intellectuelle. La différence est importante. Les mots sont des symboles. L’intellect a une vie propre, qui n’est pas celle des mots. Les idées aussi ont leur propre vie, une vie indépendante des livres, des langues et des grammaires. Cette vie interne des idées me paraît fascinante, quoique au fond mystérieuse, obscure, secrète et difficile à suivre dans ses origines, ses méandres, et ses projections.

    Quand j’écris un livre, si je vais trop lentement, le travail est aisé, plaisant, mais manque de force, de nerf. Si je vais vite, le travail est heurté et bâclé. Il me faut adopter une allure intermédiaire, ni trop relâchée, ni trop énergique. Il me faut trouver le juste tempo, quelque part entre l’année et la décade. J’ai besoin de trouver le rythme qui convienne à ma frappe lente, à mon goût impatient, à ma tension longue, à mes espérances floues, à mes intuitions émiettées.

    J’ai besoin d’une allure qui satisfasse en quelque sorte les pulsions immanentes de mon esprit, et qui l’accompagne sans faiblir dans la durée de son désir.

    J’ai besoin d’une allure qui convienne à l’émergence de l’intuition initiale, favorise sa gestation, tout en s’affranchissant des rythmes et des durées.

    Le projet réel n’est pas le livre, les phrases et les mots. Il est dans la vie même de l’idée. Dans l’idée initiale, l’intuition originaire, quelque chose ne peut s’exprimer par des mots, ne se laisse pas dire, et a fortiori, ne peut vraiment pas se laisser saisir dans l’écriture. Cette chose, pourtant, quelque insaisissable qu’elle soit, m’éperonne, moi cheval lent. Alors, j’écris sur ce qui se laisse d’autant moins dire que je m’en approche de plus près.

    C’est là quelque chose que je n’ai jamais pu faire comprendre à aucun de mes enfants. Il est vrai qu’ils ont bien d’autres centres d’intérêt, et que les générations passent comme vagues de la mer immense. Il reste néanmoins que ce quelque chose-là, qui me fait écrire, je n’ai pas pu le leur transmettre, ni même seulement l’évoquer. Il est fort vraisemblable que cette chose-là mourra donc avec moi, même si, d’une certaine manière, elle vivra ailleurs, autrement, dans d’autres esprits, du moins je peux le conjecturer, lorsque je lis des livres écrits jadis, par exemple par Platon, ou Tchouang-tseu, ou même des fragments anciens, comme ceux de Parménide, d’Empédocle ou de Thalès.

    Ces grands Anciens ont jadis vécu. Leurs écrits nous restent, ils ont traversé les temps, mais pas leur âme même, leur âme vivante, qui elle s’en est allée à jamais.

    Leurs mots gardent peut-être un peu de cette âme, mais ne l’incarnent certes pas.

    Il furent un jour bien vivants, et bouillonnant d’une énergie intérieure.

    Ils ont peut-être eux aussi senti vivre en eux cette chose-là, qui transcende toute grammaire, et même toute pensée. Elle aura gardé dans leurs livres un semblant de vie, elle aura survécu en un sens.

    Mais tous ces mots, ces textes, ces livres, mourront. Dans mille siècles ou un million d’années. Plus grave, cette chose-là, cette chose qui les habita, et qui, quant à moi, m’a initié à mon propre désir, mourra aussi. Elle mourra, à moins que…

    Elle mourra sans doute, à moins que justement elle ne se situe en réalité bien au-delà de ces catégories trop humaines, trop animales même, qu’on appelle la « vie », la « mort ».

    C’est pourquoi, à mon âge, qui continue d’avancer, année après année, je travaille encore à faire des livres, qui ne sont jamais que des livres. Bons ou mauvais, là n’est vraiment pas la question. Tous les livres, les meilleurs comme les pires, mourront, à moins qu’ils ne vivent éternellement, dans un monde propre, dans le monde des idées.

    J’ai conscience que les Anciens eux-mêmes, dans leur grandeur, leur génie, n’ont pu transmettre dans leurs propres livres autre chose que des mots, qui pointaient vers des idées se situant au-delà des mots, lesquelles vivaient d’une vie propre.

    Mais ce qui était vivant en eux, cette vie dans leur âme même, est bien mort, oublié. Et tous les livres que l’on lit aujourd’hui sont évidés de ce que les grands Anciens ont réellement vu au fond de leur âme.

    Une nuit noire, un jour, engloutira tous ces mots, ces lignes, ces pages, et ces livres, comme elle engloutit toute vie.

    Pourtant il me faut continuer de vivre de cette vie-là. C’est une vie qui croit, contre la simple évidence, en l’infini royaume de l’esprit, un monde qui palpite et palabre, dans d’indicibles conclaves.

    La conscience double et la sagesse première


    « Virgile »

    La conscience est capable de saisir des idées immatérielles, par exemple le principe de non-contradiction ou le concept d’attraction universelle. De cela peut-on déduire qu’elle est elle-même d’une nature immatérielle ?

    Les matérialistes en doutent. La conscience n’est pas immatérielle, disent-ils, elle n’est que l’émanation matérielle de la substance matérielle de corps matériels.

    Mais alors comment expliquer que des entités ‘matérielles’ soient capables de concevoir des abstractions pures, des ‘essences’, sans aucun lien avec le monde matériel ?

    Comment une conscience seulement ‘matérielle’ pourrait-elle se lier et interagir avec l’infini des diverses natures qui composent le monde, et avec tous les êtres d’essences inconnues qui l’environnent ou le subsument?

    Quelle pourrait être la nature des liaisons d’une conscience matérielle avec des natures, avec des êtres a priori sans aucun lien avec sa matière propre?

    En particulier, comment une conscience matérielle interagirait-elle effectivement avec d’autres consciences, d’autres esprits ?

    Peut-on concevoir qu’elle puisse se lier (matériellement?) avec les êtres existant en acte ou en puissance de par le monde, et qu’elle puisse en pénétrer (matériellement?) l’intelligibilité?

    Toutes ces questions ont été traitées par Kant dans un petit ouvrage, au style enlevé, Rêves d’un homme qui voit des esprits.i

    Il y affirme que la conscience (qu’il appelle ‘âme’) est immatérielle, – tout comme d’ailleurs est immatériel ce qu’il appelle le ‘monde intelligible’ (mundus intelligibilis), le monde des idées et des pensées.

    Ce ‘monde intelligible’ est le ‘lieu’ propre du moi pensant, parce que celui-ci peut s’y rendre à volonté, en se détachant du monde matériel, sensible.

    Kant affirme aussi que la conscience de l’homme, bien qu’immatérielle, peut être liée à un corps, le corps du moi, ce corps dont elle reçoit les impressions et les sensations matérielles des organes qui le composent.

    La conscience participe donc de deux mondes, le monde matériel (sensible) et le monde immatériel (intelligible), – le monde du visible et celui de l’invisible.

    Kant souligne que la représentation que la conscience a d’elle-même d’être un esprit (Geist), par une sorte d’intuition immatérielle, lorsqu’elle se considère dans ses rapports avec d’autres consciences, est toute différente de la représentation qu’elle a lorsqu’elle se voit comme attachée à un corps.

    Dans les deux cas, c’est sans doute le même sujet qui appartient en même temps au monde sensible et au monde intelligible ; mais ce n’est pas la même personne, parce que les représentations du monde sensible n’ont rien de commun avec les représentations du monde intelligible.

    Ce que je pense de moi, comme être vivant, sentant, charnel, ne se situe pas sur le même plan, et n’a rien à voir avec ma représentation comme (pure) conscience.

    A l’inverse, les représentations que je peux tenir du monde intelligible, si claires et si intuitives qu’elles puissent être, ne suffisent pas pour me faire une représentation de ma conscience en tant qu’être humain.

    La représentation de soi comme (pure) conscience, peut être acquise dans une certaine mesure par le raisonnement ou par induction, mais elle n’est pas naturellement une notion intuitive, et elle ne s’obtient pas par l’expérience.ii

    La conscience appartient bien à un seul « sujet », qui participe à la fois au « monde sensible » et au « monde intelligible », mais elle est aussi double, elle n’est pas la même entité, elle n’est pas « la même personne » quand elle se représente comme (pure) « conscience» ou quand elle se représente comme « attachée à un corps (humain) ».

    Le fait qu’elle ne soit pas « la même » dans ces deux cas, implique sa dualité inhérente, profonde, son être double.

    Kant introduit explicitement pour la première fois l’expression « dualité de la personne » (ou encore « dualité de l’âme par rapport au corps »), dans une note annexeiii.

    Cette dualité peut être inférée de l’observation suivante.

    Certains philosophes croient pouvoir se rapporter à l’état de profond sommeil quand ils veulent prouver la réalité de « représentations obscures » (ou inconscientes), quoiqu’on ne puisse rien affirmer à cet égard, sinon qu’au réveil nous ne nous rappelons aucune de ces représentations obscures que nous avons peut-être pu avoir dans le sommeil le plus profond.

    Nous pouvons seulement observer qu’elles ne sont plus clairement représentées au réveil, mais non pas qu’elles fussent réellement « obscures » quand nous dormions.

    Par exemple, nous pourrions volontiers penser qu’elles étaient plus claires et plus étendues que les représentations les plus claires mêmes que nous avons lors de l’état de veille.

    C’est en effet ce que l’on pourrait attendre de la conscience, quand elle est parfaitement dans le repos, et séparée des sens extérieurs, conclut Kant.

    Hannah Arendt a trouvé cette note « bizarre »iv, sans d’ailleurs expliciter ce jugement tranchant.

    Peut-être est-il en effet « bizarre » d’affirmer que la conscience pense de façon plus claire et plus étendue dans le sommeil profond, et qu’elle s’y révèle alors plus ‘active’ qu’à l’état de veille ?

    Ou bien semble-t-il « bizarre » de présenter la conscience non comme ‘une’, mais comme ‘double’, cette dualité impliquant une contradiction avec l’idée unifiée que la conscience pourrait a priori se faire de sa propre nature ?

    La conscience sent l’unité intrinsèque qu’elle possède comme ‘sujet’, et elle se ressent aussi en tant que ‘personne’, dotée d’une double perspective, l’une sensible et l’autre intelligible. Il peut donc paraître « bizarre » que l’âme se pense à la fois une et double, – ‘une’ (comme sujet) et ‘double’ (comme personne).

    Cette dualité intrinsèque provoque une distance de la conscience par-devers elle, ou bien un écart intérieur en elle-même. Elle témoigne d’une béance entre l’état de ‘veille’ (où se révèle le sentiment de la dualité) et l’état de ‘sommeil profond’, où le sentiment de la dualité s’évapore, et révèle alors la véritable nature de la conscience.

    Pour conjurer cette « bizarrerie », Hannah Arendt a proposé une explication, ou plutôt une paraphrase de la note de Kant.

    « Kant compare l’état du moi pensant à un sommeil profond où les sens sont au repos complet. Il lui semble que, pendant le sommeil les idées ‘ont pu être plus claires et plus étendues que les plus claires de l’état de veille’, justement parce que ‘la sensation du corps de l’homme n’y a pas été englobée’. Et au réveil, il ne nous reste rien de ces idées. »v

    Ce qui semble « bizarre », comprend-on alors, c’est qu’après que la conscience a été exposée à des idées « claires et étendues », plus rien de tout cela ne lui reste au réveil. Le réveil efface toutes traces de l’activité de la conscience (ou de l’ ‘âme’) dans le sommeil profond du corps.

    Même s’il ne reste rien, il reste au moins le souvenir d’une activité immatérielle, qui, à la différence des activités dans le monde matériel, ne se heurte à aucune résistance, à aucune inertie. Il reste aussi le souvenir obscur de ce qui fut alors clair et intense… Il reste la mémoire (confuse) d’avoir éprouvé un sentiment de liberté totale de la pensée, délivrée de toutes contingences.

    Tous ces souvenirs ne s’oublient pas, même si les idées alors conçues, quant à elles, semblent nous échapper.

    Il est possible de conjecturer que l’accumulation de ce genre de souvenirs, de ces sortes d’expériences, finisse par renforcer l’idée de l’existence d’une conscience indépendante (du corps). Par extension, et par analogie, ces souvenirs et ces expériences du sommeil profond constituent en tant que tels une expérience de ‘spiritualité’, et renforcent l’idée d’un monde des esprits, d’un monde « intelligible », séparé du monde matériel.

    La conscience (ou l’esprit) qui prend conscience de son pouvoir de penser ‘clairement’ (pendant le sommeil obscur du corps) commence aussi à se penser comme pouvant se mettre à distance du monde qui l’entoure, et de la matière qui le constitue. Mais son pouvoir de penser ‘clairement’ ne lui permet pas cependant de sortir de ce monde, ni de le transcender (puisque toujours le réveil advient, – et avec lui l’oubli des pensées ‘claires’ du sommeil profond).

    Qu’apporte à la conscience ce sentiment de distance vis-à-vis du monde ?

    La conscience voit bien que la réalité est tissée d’apparences (et d’illusions). Malgré la profusion même de ces apparences (et de ces ‘illusions’), la réalité reste paradoxalement stable, elle se prolonge sans cesse, elle dure en tout cas assez longtemps pour que nous soyons amenés à la reconnaître non comme une illusion totale, mais comme un objet, et même l’objet par excellence, offert à notre regard de sujets conscients.

    Si l’on ne se sent pas en mesure de considérer la réalité comme objet, on peut du moins être inclinés à la considérer comme un état, durable, imposant son évidence, à la différence de l’autre monde, le ‘monde intelligible’, dont l’existence même est toujours nimbée de doute, d’improbabilité (puisque son royaume ne s’atteint que dans la nuit du sommeil profond).

    Comme sujets, nous exigeons en face de nous de véritables objets, non des chimères, ou des conjectures, – d’où l’insigne avantage donné au monde sensible.

    La phénoménologie enseigne que l’existence d’un sujet implique nécessairement celle d’un objet. L’objet est ce dans quoi s’incarne l’intention, la volonté et la conscience du sujet. Les deux sont liés.

    L’objet (de l’intention) nourrit la conscience, plus que la conscience ne peut se nourrir elle-même, – l’objet constitue en fin de compte la subjectivité même du sujet, se présentant à son attention, et s’instituant même comme son intention consciente.

    Sans conscience, il ne peut y avoir ni projet ni objet. Sans objet, il ne peut y avoir de conscience.

    Tout sujet (toute conscience) porte des intentions qui se fixent sur des objets ; de même les objets (ou les ‘phénomènes’) qui apparaissent dans le monde révèlent par là même l’existence de sujets dotés d’intentionnalités, par et pour lesquels les objets prennent sens.

    De cela on peut tirer une conséquence profonde, inattendue.

    Nous sommes des sujets, et nous ‘apparaissons’, dès le commencement de notre vie, dans un monde de phénomènes. Certains de ces phénomènes se trouvent être aussi des sujets. Nous apprenons alors peu à peu à distinguer les phénomènes qui ne sont que des phénomènes (exigeant des sujets pour apparaître), et les phénomènes qui finissent par se révéler à nous comme étant non pas seulement des phénomènes, dont nous serions les spectateurs, mais comme d’autres sujets, et même des sujets ‘autres’, des sujets dont la conscience peut être conjecturée comme ‘tout autre’.

    La réalité du monde des phénomènes est donc liée à la subjectivité de multiples sujets, et d’innombrables formes de consciences, qui sont à la fois des phénomènes et des sujets.

    Le monde représente un ‘phénomène total’, dont l’existence même exige au moins un Sujet, ou une Conscience, qui ne soit pas seulement un ‘phénomène’.

    Dit autrement, – si, par une expérience de pensée, l’on supposait l’absence de toute conscience, l’inexistence de tout sujet, lors de ce que furent les états originaires du monde, devrait-on nécessairement conclure à l’inexistence du monde ‘phénoménal’ dans ce temps de ‘genèse’?

    Sans doute. Le monde ‘phénoménal’ n’existerait pas alors, en tant que ‘phénomène,’ puisque aucun sujet, aucune conscience ne serait en mesure de l’observer.

    Une autre conjecture est encore possible.

    Peut-être existerait-il alors, en ce temps de ‘genèse’, des sujets (ou des consciences) faisant partie d’un autre monde, un monde non ‘phénoménal’, un monde ‘nouménal’, le « monde intelligible » évoqué par Kant ?

    Comme l’on ne peut douter que le monde et la réalité commencèrent d’exister bien avant que tout sujet humain n’apparaisse, il faut en conclure que d’autres sortes de consciences, d’autres genres de ‘sujets’ existaient déjà alors, pour qui le monde à l’état de phénomène, total et inchoatif, constituait un ‘objet’ et incarnait une ‘intention’.

    En ce cas, et dès sa genèse, le monde a toujours déjà été un objet de subjectivité, d’‘intentionnalité’, de ‘désir’.

    Il reste à tenter d’imaginer pour quels sujets, pour quelles consciences, le monde naissant pouvait alors se dévoiler comme objet et comme phénomène.

    On peut même faire l’hypothèse que cette subjectivité primale, dotée de son ‘intentionnalité’, de son ‘désir’, a pré-existé à l’apparition du monde des phénomènes, sous la forme d’une puissance originaire de vouloir, de désirer, et de penser.

    De cette puissance ancienne, l’homme garde la trace ‘mystérieuse’, en tant qu’il est ‘pensée faite chair’.

    « Pour le philosophe, qui s’exprime sur l’expérience du moi pensant, l’homme est, tout naturellement, non seulement le verbe, mais la pensée faite chair ; l’incarnation toujours mystérieuse, jamais pleinement élucidée, de l’aptitude à penser. »vi

    Pourquoi cette incarnation est-elle ‘mystérieuse’ ?

    Parce que personne ne sait d’où vient la conscience qui pense, et encore moins ne devine la multiplicité des formes qu’elle a prises dans l’univers, depuis l’origine, et qu’elle pourrait encore prendre dans l’avenir.

    Puisque nous n’avons d’autre guide dans toute cette recherche que la conscience elle-même, il faut y revenir à nouveau, sans cesse.

    Toute conscience est singulière parce qu’elle recrée (à sa façon) les conditions de la liberté originelle de l’esprit. Cette liberté n’était pas seulement celle du premier homme, mais aussi de tout ce qui l’a précédé, et de tout ce qui était, avant lui, non-humain.

    « Pendant qu’un homme se laisse aller à simplement penser, à n’importe quoi d’ailleurs, il vit totalement dans le singulier, c’est-à-dire dans une solitude complète, comme si la Terre était peuplée d’un Homme et non pas d’hommes. »vii

    Le penseur solitaire recrée à sa façon la solitude absolue du premier Homme, du premier Penseur.

    Quel était ce premier Homme ? Le dénommé Adam? Puruṣa ? Un Esprit primal, originaire, créant en le pensant l’objet vivant de sa vivante pensée, et créant aussi par conséquent les conditions d’engendrement d’une multitude vivante d’idées (et d’esprits) autres?

    On doit à Parménide et Platon, penseurs des premières profondeurs, d’avoir célébré quelques esprits primordiaux, parmi les plus anciens dont le monde a gardé mémoire. Ils ont cité admirativement ces sages qui ont vécu bien avant eux de « la vie de l’intelligence et de la sagesse », cette vie du Noûs et de la Sophia, que, parmi les hommes, tous ne connaissent pas, mais que tous peuvent désirer vouloir connaître.

    L’intelligence et la sagesse « vivent » en effet, au sens propre, car elles vivent de la vie de l’Esprit, cet Esprit qui vit et qui règne.

    Dès l’origine, affirme Socrate, l’Esprit, le Ns, a été le «Roi du ciel et de la terre » : νοῦς ἐστι βασιλεὺς ἡμῖν οὐρανοῦ τε καὶ γῆς viii.

    Le Siracide s’accorde en ceci avec Socrate, et remonte plus haut même.

    « La Sagesse a été créée avant toutes choses, et la lumière de l’intelligence dès l’éternité ».ix

    Paradoxalement, cette idée ancienne, grecque autant qu’hébraïque, semble de nos jours appartenir à ces « secrets encore enfouis dans les sombres profondeurs ».x

    ___________________________

    iKant. Rêves d’un homme qui voit des esprits, – expliqués par des rêves de la métaphysique. (1766). Trad. J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863

    ii Cf. Kant. Rêves d’un homme qui voit des esprits, – expliqués par des rêves de la métaphysique. (1766). Trad. J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863, p.27

    iiiDans une note annexe à son livre, Rêves d’un homme qui voit des esprits, – expliqués par des rêves de la métaphysique.

    ivH. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.68-69

    vIbid.

    viIbid. p.72

    viiIbid.

    viiiPlaton. Philèbe. 28c

    ixSir. 1,4

    x« Dieux, dont l’empire est celui des âmes, ombres silencieuses,

    Et Chaos, et Phlégéton, se taisant dans la nuit et les lieux illimités,

    Puissé-je avoir licence de dire ce que j’ai entendu,

    Puissé-je, avec votre accord, révéler les secrets

    enfouis dans les sombres profondeurs de la terre. »

    Di, quibus imperium est animarum, umbraeque silentes

    et Chaos et Phlegethon, loca nocte tacentia late,

    Sit mihi fas audita loqui, sit numine vestro,

    pandere res alta terra et caligine mersas.

    Virgile, Enéide VI, 264-7

    De l’essence de la conscience


    « Platon »

    Comment définir l’essence de la conscience ?

    Une première définition de l’essence de la conscience pourrait mettre l’accent sur sa liberté d’être et de vouloir. La conscience de toute personne se fonde sur le sentiment de son autonomie intime, singulière. L’exercice de cette autonomie, de cette liberté, lui donne la preuve subjective, immédiate, tangible, de son existence propre, unique. En tant qu’elle exerce librement son vouloir en elle-même, par elle-même et pour elle-même, la conscience a conscience qu’elle existe, et qu’elle vit.

    Comme elle existe et vit par elle-même, et pour elle-même, il serait possible d’en déduire qu’elle a aussi conscience d’être séparée, subjectivement et objectivement, de tout ce dont elle a conscience.

    De plus, si la conscience est ontologiquement séparée de ce dont elle a conscience, de tout ce qui constitue le monde dans lequel elle est plongée, et notamment du corps auquel elle est associée, elle peut être amenée à penser qu’elle est incorporelle, distincte de toute la matière de son expérience.

    Une seconde définition de l’essence de la conscience pourrait se fonder sur l’intuition du for intime.

    La conscience prend paradoxalement d’autant mieux conscience d’elle-même qu’elle mesure la profondeur de son ignorance à propos de sa véritable nature. En se cherchant toujours, elle se sent saisie par l’allant de son propre mouvement, et en induit que son essence pourrait être de se chercher sans cesse toujours plus avant, et plus profondément.

    N’est-ce pas en se perdant dans cette recherche qu’elle se trouve davantage elle-même ? La conscience de se perdre en se cherchant lui donne une meilleure idée de sa vraie nature (ouverte, et a priori illimitée).

    Dans cette recherche incessante, il arrive qu’elle se perde, sans le vouloir ou sans le savoir, et qu’elle s’égare dans des profondeurs rarement atteintes, et dans lesquelles pourrait sembler même planer l’ombre des dieux.

    Elle découvre à cette occasion et dans ces abîmes d’autres liens, d’autres enlacements, qui la relient à d’autres natures, d’autres essences, psychiques ou spirituelles.

    Si, dans ces conditions, elle pense que « spontanée est l’étreinte multiforme qui l’a suspendue aux dieux »i, est-elle alors dans l’illusion ou dans la réalité?

    La conscience se constitue par la découverte de sa propre singularité, unique, mais aussi en acquérant un aperçu de sa profondeur, abyssale.

    Descartes, et sa philosophie du sujet fondée sur le doute, mais aussi la psychanalyse et la découverte des abysses de l’inconscient collectif comme sources vives de la conscience singulière, ont contribué à donner quelque matière pour une meilleure prise de conscience philosophique et psychologique de son essence.

    On pourrait donc dire que, de ce point de vue, la conscience est une invention moderne.

    Le mot « conscience » lui-même est plus moderne que classique. Il ne faisait pas partie du vocabulaire philosophique des Anciensii. Ils employaient plutôt des mots comme « âme » ou « esprit »…

    Mais l’idée de l’âme telle que définie par Platon ou Aristote, par exemple, ou encore celle d’esprit, telle que comprise par les grandes religions du monde, ne sont pas réellement équivalentes à la notion de conscience telle qu’elle peut apparaître aujourd’hui.

    Le sentiment de la liberté de la conscience (et de son autonomie) et la découverte de la puissance et de la profondeur psychique du for intime faisaient-ils partie du bagage philosophique et religieux des Anciens? On peut en douter.

    Tant Platon qu’Aristote ne définissaient par l’âme comme conscience, puisque le mot même de « conscience » n’était pas dans leur vocabulaire.

    Mais ils cherchaient à définir l’âme comme essence, à en mesurer la puissance rationnelle, la faculté de désirer, et à en percevoir la nature divine.

    Dans le mythe d’Eriii, les âmes peuvent choisir librement un « modèle de vie ». Elles sont responsables du sort qu’elles s’allouent à elles-mêmes. Mais ce choix étant fait, le destin se déroule alors inéluctablement.

    « Parole de la vierge Lachésis, fille de Nécessité. Âmes éphémères, voici le commencement d’un nouveau cycle qui pour une race mortelle sera porteur de mort. Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort, mais c’est vous qui choisirez un démon. Que le premier à être tiré au sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. De la vertu, personne n’est le maître ; chacun, selon qu’il l’honorera ou la méprisera, en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à celui qui choisit. Le dieu, quant à lui, n’est pas coupable. »iv

    Mais comment et pourquoi ce choix initial se fait-il ? Est-il fait par l’âme en toute conscience de ses implications futures ? Platon l’affirme.

    « Même pour celui qui arrive en dernier, il existe une vie satisfaisante plutôt qu’une vie médiocre, pour peu qu’il en fasse le choix de manière réfléchie et qu’il la vive en y mettant tous ses efforts. »v

    Comment s’assurer que l’âme choisit en toute connaissance de cause, et qu’elle n’est pas aveuglée par son ignorance, ou par ses antécédents ?

    L’âme peut-elle être pleinement consciente d’elle-même au moment précis où elle doit faire le choix qui déterminera précisément sa nature pour son nouveau cycle de vie?

    On peut douter de sa capacité de précognition totale à cet instant crucial.

    Plus vraisemblablement, toute âme choisissant une ‘vie’, qui servira aussi de ‘substance’, de ‘matière’ à partir de laquelle édifier sa ‘conscience’, affronte implicitement une grande part d’inconnu. Toute conscience se fonde sur une inconscience préalable.

    Du mythe d’Er, on retiendra qu’en dépit de cette inconscience fondatrice, de ce non-savoir premier, toute âme a entretenu un rapport initial avec le divin, qui lui a donné la liberté du choix. Liberté incomplètement informée, sans doute, mais liberté, quand même, et surtout d’essence divine.

    Dans Les Lois, Platon assimile explicitement les âmes à des Divinités. En l’occurrence il évoque celles des astres, mais l’idée se veut générale.

    Il cite d’ailleurs la célèbre formule de Thalès (« Tout est plein de Dieux »): «  Nous affirmerons que ces âmes sont des Divinités. Et peu importe si, immanentes à des corps, elles sont, en leur qualité d’êtres animés, la parure du ciel, ou si les choses procèdent de quelque autre façon. Y a-t-il quelqu’un qui, accordant tout cela, s’obstinerait à ne pas croire que tout est plein de Dieux ? »vi

    Platon reprend à nouveau la formule dans l’Epinomis, en y associant l’idée que les âmes ont quelque chose de divin: « L’âme est quelque chose de plus ancien, et, à la fois, de plus divin que le corps…Tout est plein de Dieux, et jamais les puissances supérieures, soit manque de mémoire, soit indifférence, ne nous ont négligés !.. »vii

    Son élève, Aristote, distingue dans l’âme deux entités, qui portent le même nom : νοῦς (noûs). L’un des deux noûs est périssable, et l’autre est immortel et éternel.

    On peut traduire noûs par « intelligence », «esprit » ou encore « intellect ». En revanche, même dans les traductions savantes, ce mot n’est jamais traduit par « conscience ». Ce terme et cette acception seraient anachroniques dans le contexte de la Grèce de Platon et d’Aristote. Cependant les deux noûs portent en eux quelque chose qui relève de la conscience et de sa lumière.

    Aristote utilise d’ailleurs cette métaphore de la lumière à propos de l’un des deux noûs. celui qui est ‘séparé’ (de la matière), et qui est capable de ‘créer’ :

    « Il y a d’une part le noûs (l’esprit) capable de devenir toutes choses, d’autre part le noûs capable de les produire toutes, semblable à une sorte d’état comme la lumière : d’une certaine manière, en effet, la lumière elle aussi fait passer les couleurs de l’état de puissance à l’acte. Et ce noûs est séparé, sans mélange, et impassible, étant acte par essence. Toujours en effet, l’agent est supérieur au patient et le principe à la matière (…) Il ne faut pas croire que le noûs tantôt pense et tantôt ne pense pas. C’est lorsqu’il a été séparé qu’il est seulement ce qu’il est en propre, et cela seul est immortel et éternel. Mais nous ne nous en souvenons pas, car ce principe est impassible, tandis que le noûs passif est corruptible et que sans lui [le noûs éternel] il n’y a pas de pensée. »viii

    Un peu plus loin, Aristote définit l’âme par ses deux facultés principales, d’une part « le mouvement local » et d’autre part, « la pensée, l’intelligence et la sensibilité».ix

    Est-ce à dire que les deux formes de noûs possèdent à la fois pensée, intelligence, sensibilité ainsi que la capacité de mouvement local, ou bien doit-on penser que l’un des noûs est doté du mouvement local et que l’autre a pour attribut la pensée et l’intelligence ?

    Ou bien faut-il présumer que l’un des deux noûs dispose de la pensée, de l’intelligence et de la sensibilité en tant qu’elles peuvent devenir toutes choses, c’est-à-dire en tant qu’elles peuvent se les assimiler conceptuellement et perceptuellement ? Et faut-il déduire parallèlement que l’autre noûs utilise les attributs de la pensée, l’intelligence et la sensibilité en tant que celles-ci peuvent l’aider à créer de tout autres choses ?

    Le premier des deux noûs est ‘corruptible’, puisqu’il se mêle aux choses de ce monde en devenant semblables à elles.

    Le deuxième noûs est d’essence divine, puisqu’il est ‘créateur’, ‘séparé’, ‘immortel’ et ‘éternel’.Ildoit être aussi ‘impassible’, pour pouvoir recevoir en lui toutes les formes intelligibles.

    Aristote appelle ce deuxième noûs ‘l’intelligence de l’âme’ (ou le ‘noûs de l’âme’, τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs), c’est-à-dire « ce par quoi l’âme raisonne et conçoit »x.

    Le noûs de l’âme est, en puissance, capable de concevoir et de créer toutes choses. Il laisse cependant au premier noûs (le noûs corporel, périssable) le soin de mettre en acte ce qu’il conçu, d’actualiser les choses qu’il a créées, et de les faire devenir. Les faire devenir quoi ? Ce que les choses sont par essence et en puissance, à savoir la fin qu’elles doivent accomplir pour se réaliser elles-mêmes.

    C’est d’ailleurs là le sens profond du mot un peu technique qu’Aristote utilise pour caractériser l’âme: ἐντελεχείᾳ, « entéléchie », que l’on peut décomposer en en-télos-ekheia : « ce qui possède en soi sa fin »

    Aristote distingue l’âme humaine de l’âme des végétaux ou de l’âme des animaux, par le moyen de ses attributs essentiels, dont la capacité de connaissance, d’opinion, et le désir.

    « La connaissance appartient à l’âme, ainsi que la sensation, l’opinion, et encore le désir. »xi

    Ce sont des attributs du noûs, que n’ont ni les végétaux, ni les animaux. Pourtant, s’ils n’ont ni connaissances ni opinions, les plantes et les animaux à l’évidence « sentent » et peut-être même « désirent ». Cependant ces mots (sensation, désir) doivent s’entendre dans un autre sens.

    Ce qui est crucial, c’est que, à la différence des plantes et des animaux, l’homme est conscient de sa sensation ou de son désir.

    La sensation ou le désir (du corps) n’est pas de même nature que la conscience de la sensation ou du désir (qui relève du noûs, c’est-à-dire de la partie séparée, immortelle et éternelle de l’âme).

    Une autre façon d’aborder la question de la conscience, sans la nommer comme telle, consiste à évoquer le sens commun, qui n’est pas un « sixième sens », mais qui perçoit les sensations perçues par les organes sensibles, et qui surtout rend la sensation consciente. Le sens commun est ce qui, chez Aristote, ressemble le plus au sens interne de la conscience.

    « Puisque nous sentons que nous voyons et entendons, il faut que le sujet sente qu’il voit ou bien par la vue, ou bien par un autre sens. »xii,

    Dans son propre Traité de l’âme, Jamblique note à propos de cette remarque d’Aristote que la sensation qui est propre à l’âme (ou plutôt au ‘noûs de l’âme’) porte le même nom que la sensation irrationnelle, qui est commune à l’âme et au corps. Le même mot s’applique à deux phénomènes complètement différents. Il ne faut pas les confondre.

    Simplicius a lui-même commenté ce commentaire de Jamblique sur Aristote, et offre une définition de la conscience, plus proche de la conception moderne. Il pose que la conscience est « la faculté de se tourner vers soi-même », ce qui implique que la conscience peut aussi se percevoir elle-même. La conscience est consciente d’elle-même, elle se sait consciente.xiii

    Lorsque l’âme s’unit au corps, le principe (divin) qui est en elle, et qui porte le nom de noûs, n’en souffre aucune diminution, aucune altération ; il n’y a aucune hybridation intime de sa nature avec la nature corporelle. Elle ne sort pas d’elle-même pour se mêler à la matière comme en une tourbe (qui serait alors sa tombe)….

    Mais alors comment le corps, qui « participe » de l’âme par cette union, est-il agi par elle, si celle-ci est séparée de lui ? Comment s’effectue la participation de la vie corporelle à la vie de l’âme et réciproquement?

    Comment l’âme éternelle et immortelle est-elle accrochée efficacement au corps corruptible et périssable ?

    Aristote formule cette question ainsi : « Si l’intelligence (noûs) est simple (aploûs) et impassible (apathès) et si elle n’a rien de commun avec quoi que ce soit, au dire d’Anaxagore, comment pensera-t-elle, si penser, c’est subir une certaine passion ? Car c’est en tant qu’un élément est commun à deux termes que l’un, semble-t-il, agit et que l’autre pâtit. De plus, l’intelligence est-elle elle aussi intelligible ? » On a vu qu’Aristote trouve une solution au problème qu’il pose en distinguant deux sortes de noûs dans l’âmexiv.

    Jamblique commente cette thèse des deux noûs ainsi :« L’Intelligence (noûs) est l’essence supérieure à l’âme; or Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable. »xv
    A son tour Simplicius commente et explique le commentaire de Jamblique :

    « Le divin Jamblique entend par Intelligence en puissance et Intelligence en acte l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence participée, soit l’Intelligence imparticipable».xvi

    Qu’est-ce que cette « Intelligence imparticipable » ?

    Le sens de cette expression est expliqué par Proclus, qui introduit une sorte de hiérarchie descendante: « L’Intelligence a une triple puissance : il y a l’Intelligence imparticipable, distincte de tous les genres particuliers; puis l’Intelligence participable, à laquelle participent les âmes des dieux et qui leur est supérieure ; enfin, l’Intelligence qui habite dans les âmes et leur donne leur perfection. »xvii 

    Quant à l’interprétation donnée par Jamblique du passage d’Aristote qui nous intéresse, elle a été longuement combattue par Simplicius:

    «Dans notre Commentaire sur le livre XII de la Métaphysique, en suivant les idées exposées sur ce point par Jamblique conformément à la pensée d’Aristote, nous avons longuement expliqué, comme c’en était le lieu, ce qu’est l’Intelligence séparée des âmes ; nous avons fait voir qu’elle est l’essence première et indivisible, la vie parfaite et l’acte suprême; qu’elle offre l’identité de la chose pensée, de la chose pensante et de la pensée; qu’elle possède la perpétuité, la permanence, la perfection ; qu’elle détermine toutes choses et en est la cause. Il nous reste donc maintenant à dire ce qu’est l’Intelligence participée par nos âmes : car il y a une Intelligence particulière participée par chaque âme raisonnable… Aristote parle donc ici de l’âme raisonnable, mais non de l’Intelligence participée par elle au premier degré. On peut, comme nous l’avons dit, s’élever de cette intelligence inférieure [l’âme humaine, raisonnable] à cette Intelligence participée, dont la condition diffère de celle de l’âme : car l’âme, ayant son essence et sa vie déterminées par l’Intelligence participée, change et demeure tout à la fois, descend vers les choses du second degré et remonte à l’essence pure et séparée de la matière, tandis que l’Intelligence participée, demeurant toujours ce qu’elle est, détermine les divers états de l’âme; c’est ainsi que la puissance de la Nature, qui détermine les choses engendrées, peut, tout en restant indivisible et en demeurant ce qu’elle est, déterminer les choses divisibles et changeantes. ‘Mais, dit-il [dit Jamblique], l’Intelligence est l’essence supérieure à l’âme; or, Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable.’ Comment admettre cependant qu’Aristote, dans son Traité de l’Âme, ne parle point de la Raison, qui est la plus haute faculté de l’âme ?… Aristote appelle proprement Intelligence la Raison qui appartient à l’âme, parce que la Raison est immédiatement déterminée par l’Intelligence; il la regarde comme une faculté précieuse, parce qu’elle ne considère pas les choses sensibles en tant que sensibles, mais qu’elle contemple, soit les formes des choses sensibles en tant qu’elles peuvent être connues dans leur essence, soit les formes qui subsistent dans l’essence rationnelle, ou bien s’élève par elles aux formes intelligibles. Alors la Raison devient l’Intelligence en acte : car elle connaît les choses intelligibles et non les choses sensibles en tant que sensibles, telles que les perçoit la sensation ; dans ce dernier cas, elle est seulement l’Intelligence en puissance… Considérons maintenant comment nous pourrons concilier notre opinion avec celle du divin Jamblique, qui par Intelligence en puissance et Intelligence en acte entend l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence qui détermine l’âme [l’Intelligence participée], soit l’Intelligence imparticipable, tandis que nous croyons que, dans la pensée d’Aristote, l’Intelligence en puissance et l’Intelligence en acte appartiennent à l’essence de l’âme, comme nous l’avons longuement expliqué ci-dessus en nous servant des termes mêmes d’Aristote. Nous ne voudrions pas contredire Jamblique : nous tâcherons donc de concilier, autant que nous le pourrons, son opinion avec la nôtre, etc. »xviii

    Le passage d’Aristote dont Simplicius discute ici le sens est en réalité assez ambigu. Le fait est qu’il a donné lieu à des interprétations fort diverses; on en trouvera l’énumération dans Jean Philoponxix.

    Selon les avis des commentateurs ultérieurs, l’opinion de Jamblique parait conforme à celle d’Alexandre d’Aphrodisie, et l’opinion de Simplicius se rapproche de celles de Plotin et de Plutarque d’Athènes…

    Selon Jamblique, la vie du corps se nourrit de deux apports essentiels, venant de deux directions différentes.

    D’un côté, la vie corporelle est « enlacée » à la matière, qui la soutient et la supporte.

    D’un autre côté, il y a sans doute une autre forme d’« enlacement » entre la vie corporelle et la vie de l’âme.

    « Lorsqu’enfin [ l’âme ] est arrivée dans le corps, ni elle-même ne pâtit, ni les concepts qu’elle donne au corps ; car ceux-ci également sont des formes simples et, d’une même espèce, n’admettant aucun trouble, aucune sortie d’elles-mêmes. (…) Ce qui participe de l’âme pâtit et n’a pas d’une façon absolue la vie et l’être, mais est enlacé à l’indéfini et à l’altérité de la matière… »xx

    Le mot « enlacement » est la métaphore choisie par Jamblique pour tenter d’expliquer le paradoxe de l’union de deux essences si différentes, l’une divine, l’autre animale.

    On pourrait employer aussi des métaphores comme « embrassade » ou « étreinte ».

    Mais peut-il y a voir entre l’âme et le corps un contact sans altération, un effleurement sans pénétration ?

    Il faut peut-être revenir aux métaphores initiales, dont les néo-platoniciens se sont nourris, celles décrites dans le Timée du divin Platon, qui décrit trois sortes d’âmes.

    « Il est en nous trois sortes d’âme, ayant leurs trois demeures distinctes, et chacune se trouve avoir ses mouvements. »xxi

    Le Dieu « constitua cet Univers : Vivant unique qui contient en soi tous les vivants, mortels et immortels. Et des êtres divins, lui-même se fit l’ouvrier ; des mortels, il confia la genèse à ses propres enfants et en fit leur ouvrage. Eux donc, imitant leur Auteur, reçurent de lui le principe immortel de l’âme ; après quoi, ils se mirent à tourner pour elle un corps mortel, ils lui donnèrent pour véhicule ce corps tout entier, et y édifièrent en outre une autre espèce d’âme, celle qui est mortelle. Celle-ci porte en elle des passions redoutables et inévitables. »xxii

    L’âme a part au courage, elle est avide de dominer, et se loge entre le diaphragme et le cou, mais elle est docile à la raison, et elle est en mesure de contenir la force des appétits. En elle coule la source de ces désirs et de ces appétits.

    Il y a aussi le cœur, qui est la source du sang, et qui tient la garde vitale.

    Et enfin il y a le foie, qui est l’organe de la divination.

    La divination relève de l’« enthousiasme », ἐνθουσιασμός (enthousiasmós), mot qui signifiait à l’origine inspiration ou possession par le divin ou par la présence du Dieu.

    C’est aussi le propre de la transe de permettre l’accès à ces états spéciaux de l’esprit, qu’aujourd’hui encore, on tente de mettre en évidence avec l’aide des neurosciences et de leurs techniques d’imagerie.xxiii

    Platon emploie déjà le mot de transe, mais distingue nettement l’état de la transe du retour ultérieur à la raison, qui permettra l’analyse (rationnelle) de l’expérience de la transe et des visions reçues. Et c’est à cette nécessaire analyse et interprétation raisonnée qu’il donne la primauté.

    « Nul homme, dans son bon sens, n’atteint à une divination inspirée et véridique, mais il faut que l’activité de son jugement soit entravée par le sommeil ou la maladie, ou déviée par quelque espèce d’enthousiasme. Au contraire, c’est à l’homme en pleine raison de rassembler dans son esprit, après se les être rappelées, les paroles prononcées dans le rêve ou dans la veille par la puissance divinatoire qui remplit d’enthousiasme, ainsi que les visions qu’elle a fait voir ; de les discuter toutes par le raisonnement pour en dégager ce qu’elles peuvent signifier, et pour qui, dans l’avenir, le passé ou le présent, de mauvais ou de bon. Quant à celui qui a été à l’état de ‘transe’ et qui y demeure encore, ce n’est pas son rôle de juger de ce qui lui est apparu ou a été proféré par lui ; mais il dit bien, le vieux dicton : ‘faire ce qui est de lui, et soi-même se connaître, au bien sensé seul il convient’.»xxiv

    Il y a là un indice précieux des capacités de l’homme à communiquer, en un sens, avec le divin.

    « C’est un fait que, des biens qui nous échoient, les plus grands sont ceux qui nous viennent par le moyen d’un délire, dont assurément nous sommes dotés par un don divin. »xxv

    « Le délire est une belle chose toutes les fois qu’il est l’effet d’une dispensation divine. »xxvi

    L’âme raisonnable est donc un « daimon », c’est un génie protecteur que Dieu a donné à chacun. Elle est un principe qui habite en nous , au sommet du corps, et qui nous élève vers le ciel, « car nous sommes une plante non pas terrestre mais céleste. Et nous avons bien raison de le dire : c’est là haut, en effet, d’où est venue notre âme à sa première naissance, que ce principe divin accroche notre tête, qui est comme notre racine, pour dresser tout notre corps »xxvii.

    Plus belle encore que la métaphore de l’enlacement, il y a celle de la conversation que le Soi peut entretenir avec le Soi.

    « Dans leur unité, [les causes premières] embrassent en elles-mêmes l’ensemble des êtres. Littéralement, le Divin même s’entretient avec lui-même. »xxviii

    Le Divin s’entretient avec lui-même, et il nous convie à participer à cet entretien.

    ___________________________

    i« Notre nature a de son fonds la connaissance innée des dieux, supérieure à toute critique et à toute option, et antérieure au raisonnement et à la démonstration. (…) A dire vrai, ce n’est pas même une connaissance que le contact avec la divinité. Car la connaissance est séparée [de son objet] par une sorte d’altérité. Or, antérieurement à celle qui connaît un autre comme étant elle-même autre, spontanée est l’étreinte multiforme qui nous a suspendus aux dieux. (…) car nous sommes plutôt enveloppés de la présence divine ; c’est elle qui fait notre plénitude et nous tenons notre être même de la science des dieux. » Jamblique. Les mystères d’Égypte. I, 3. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.5

    iiCicéron a employé le mot conscientia pour définir le sentiment par lequel on juge de la moralité de ses actions. Mais il s’agit là d’un aspect spécifique de la conscience en acte – le sentiment moral, la « bonne ou la mauvaise conscience » –, et non de l’appréhension de la conscience en tant que telle, de son « ipséité », de son caractère absolument unique et singulier.

    iiiPlaton, La République, livre X, 614 b – 621 d

    ivPlaton, La République, livre X, 617 d-e

    vPlaton, La République, livre X, 619 b

    viPlaton, Lois, X 899 b. Traduit du grec par Léon Robin. Éditions de la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 1026

    viiPlaton, Epinomis, 991 d, Traduit du grec par Léon Robin. Éditions de la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 1162

    viiiAristote, De l’âme III, 5, 430a

    ixAristote, De l’âme III, 3, 427a

    x« Il faut donc que le noûs soit impassible, mais qu’il soit capable de recevoir la forme des objets, et qu’il soit, en puissance, tel que la chose, sans être la chose elle-même; en un mot, il faut que ce que la sensibilité est à l’égard des choses sensibles, l’intelligence le soit à l’égard des choses intelligibles. Il est donc nécessaire, puisqu’il pense toutes choses, qu’il soit distinct des choses, ainsi que le dit Anaxagore, afin qu’il les domine, c’est-à-dire afin qu’il les connaisse. Car s’il manifeste sa forme propre auprès d’une forme étrangère, il fait obstacle à celle-ci et l’éclipsera. Aussi n’a-t-il en propre aucune nature si ce n’est d’être en puissance. Ainsi donc, ce qu’on appelle l’intelligence de l’âme (τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs), je veux dire ce par quoi l’âme raisonne et conçoit, n’est en acte aucune des choses du dehors, avant de penser. Voilà aussi pourquoi il est rationnel de croire que l’intelligence (le noûs) ne se mêle pas au corps ; car elle prendrait alors une qualité : elle deviendrait froide ou chaude, ou bien elle aurait quelque organe, comme en a la sensibilité. Mais maintenant elle n’a rien de pareil, et l’on a bien raison de prétendre que l’âme n’est que le lieu des formes ; encore faut-il entendre, non pas l’âme tout entière, mais simplement l’âme intelligente [ou le noûs de l’âme]; et non pas les formes en entéléchie, mais seulement les formes en puissance. » Aristote, De l’âme III, 3, 429a

    xiAristote, De l’âme I, 5, 411a-b

    xiiAristote, De l’Âme, III, 2, 425b

    xiii « L’homme est complet sous le rapport de la sensibilité; cela lui est commun avec beaucoup d’autres animaux. Mais, sentir que nous sentons, c’est le privilège de notre nature : car c’est le propre de la faculté rationnelle de pouvoir se tourner vers soi-même. On voit que la raison s’étend ainsi jusqu’à la sensation, puisque la sensation qui est propre de l’homme se perçoit elle-même. En effet, le principe qui sent se connaît lui-même dans une certaine mesure quand il sait qu’il sent, et, sous ce rapport, il se tourne vers lui-même et s’applique à lui-même… La sensation qui est nôtre est donc rationnelle : car le corps lui-même est organisé rationnellement. Cependant, comme le dit Jamblique, la sensation qui est nôtre porte le même nom que la sensation irrationnelle, sensation qui est tout entière tournée vers le corps, tandis que la première se replie sur elle-même. Sans doute, elle ne se tourne pas vers elle-même comme l’intelligence ou la raison : car elle n’est point capable de connaître son essence ni sa puissance, et elle ne s’éveille pas d’elle-même ; elle connaît seulement son acte et elle sait quand elle agit; or, elle agit quand elle est mise en mouvement par l’objet sensible. » Simplicius. Commentaire sur le Traité de l’Âme, f. 52, éd. d’Alde.

    xivAristote, De l’âme III, 5, 430a

    xvFragment cité par Simplicius, Comm. sur le Traité de l’Âme, f. 62, éd. d’Alde.

    xviSimplicius, ibid., f. 88.

    xviiComm. sur l’Alcibiade, t. II, p. 178, éd. Cousin

    xviiiComm. du Traité de l’Âme, f. 61, 62, 88, éd. d’Alde.

    xixComm. sur le Traité de l’Âme, III, s 50

    xx Jamblique. Les mystères d’Égypte. I, 10. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.25

    xxiTimée 89 e

    xxiiTimée, 69c

    xxiiiCf. les travaux de Steven Laureys au Coma Science Group du Centre Giga Consciousness (CHU et Université de Liège).

    xxivTimée 71e-72a

    xxvPhèdre 244 a

    xxviPhèdre 244 c

    xxviiTimée 90 a

    xxviiiJamblique. Les mystères d’Égypte. I, 15. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.33

    L’âme Argo


    Comme dans les mouvements telluriques des orogenèses, la conscience se constitue sans cesse par l’action de couches sous-jacentes, les unes affleurantes, d’autres plus profondes, émergeant de l’inconscient par lentes extrusions ou faisant irruption en violentes coulées.

    Techniquement, des mots nouveaux sont nécessaires pour décrire ces processus anciens.

    Les strates hadales de la subconscience sont truffées de diapirs, de dykes et d’intrusions, ou coupées de sills, toutes métaphores qui auraient besoin pour être ici explicitées d’une psychologie des profondeurs, de celles qui seraient les moins inaccessibles à l’analyse.

    Mais on ne peut s’arrêter à ces zones relativement crustales. Il faut s’enfoncer davantage.

    D’autres strates psychiques, plus enfouies encore, donc plus inconscientes, sont peuplées de plutons ovoïdes, ces OVNI mentaux, massifs et cristallins ; elles s’irriguent aussi d’images fluides et magmatiques et d’intuitions métamorphiques, elles rêvent d’étranges migmatites, ces songes mi-liquides mi-solides, qui traversent lentement des abîmes dont les hommes aujourd’hui ne soupçonnent ni la profondeur ni l’origine.

    Depuis le Précambrien, bien avant que toute conscience humaine eût été seulement possible, et tout au long de millions de millénaires, les subductions de l’inconscient mondial, végétal et animal, n’eurent rien d’humain, à vrai dire. Mais quelle infinie richesse ! Tous les souvenirs des vivants, l’immarcescible et impalpable mémoire des fungi et des oomycètes, des amibes et des oursins, des coraux et des lombrics, des ptérodactyles et des buses, des bisons et des aïsi, ont lentement constitué cet inconscient migmatique, originaire.

    Maintenant la conscience humaine peut aller vers le bas et le profond, ou le lointain et le haut, se désenlacer du passé, et tenter de percevoir ce qui en elle toujours la précède et reste hors du temps. Elle trouvera peut-être bien des niveaux au-dessous de la pré-conscience même, et plus de niveaux encore au-dessus d’elle, dont le moi et le Soi s’affermissent, sans les deviner.

    Planant fort au-dessus des strates archéo-psychiques, qu’elles soient chthoniennes, marines ou volatiles, on peut supputer qu’existent dans ce monde et ailleurs dans l’univers, d’autres sortes de consciences, dont l’exo-, ou la xéno-biologie donnent une faible idée.

    Elles épieraient les mondes, les guetteraient, pour s’en nourrir ou les abreuver, les guérir ou les blesser, les faire vivre ou les dépasser.

    Au-dessus de l’horizon, ces nuages inouïs de supra-conscience, ces épaisseurs sapientiales, ces organes éthérés, ces éclairs impalpables, tourbillonneraient en silence comme des autours.

    D’un empilement si considérable de strates et de voiles, il n’est pas facile de rendre en mots la dynamique totale et la puissance des métamorphoses et des soubresauts.

    D’où le recours à l’ellipse, à l’allusion, au trope.

    Comme en géologie, tous ces niveaux de conscience ou de subconscience peuvent se plisser, plonger vers l’abîme ou s’élever vers les hauteurs, s’écarter ou se rejoindre.

    Des couches plus élevées en s’abaissant, en s’enfonçant, viennent au contact des couches les plus oubliées. Se dépliant sans faille, ou se repliant en boule et comprimant en leur centre les couches du milieu, faites de granites psychiques ou de gabbros songeurs, les couches les plus stratosphériques de la supra-conscience enveloppent comme des langes fines les strates intermédiaires, et remuent aussi celles, en dessous, qui englobent en leur sein le feu chthonien et le centre du vide.

    Ou alors, suivant une topologie inverse, mais similaire du point de vue de l’archétype de la boule, de la sphère, ou du ‘tout’, ce sont les couches profondes, chthoniennes, qui se plissent et qui enveloppent les niveaux de conscience intermédiaires, lesquels font surgir en leur cœur le feu qui engendre et réchauffe des sphères ultérieures, difficilement dicibles.

    Que le Soi soit topologiquement au centre de la sphère unifiée, au cœur de l’Un total, ou qu’il soit lui-même l’Englobant, le Totalisant, revient au fond au même.

    Comme l’Ouroboros, ce serpent mystique, le Soi (ou le Dieu qui en est le symbole) se sacrifie lui-même en se dévorant par sa fin, et par son commencement, en nourrissant son centre par sa périphérie, pour que vivent ses mues.

    Il faut apercevoir le processus dans sa totalité et le comprendre dans son essence, et non considérer seulement sa forme, éternellement fugace, qu’elle soit empilée, sphérique, serpentine, métamorphique ou migmatique.

    Cette totalité en mouvement est sans doute animée d’une énergie originaire, primale, encore que conjecturale.

    On peut se la représenter comme suit.

    Toute conscience, la plus haute, la plus signifiante, ou la plus infime, la plus humble, est la manifestation locale, singulière, de cette énergie totale, commune, manifeste.

    La conscience humaine n’est ni la plus haute, ni la plus humble. Elle est d’une nature intermédiaire, alliant et même fusionnant l’héritage biologique (l’instinct, la mémoire génétique, corporelle et sensorielle) et les formes psychiques, archétypales, qui hantent l’inconscient humain depuis les Préhumains, les hominidés et les homininésii.

    Dans toute conscience humaine (et en toute psyché), vivent un moi ‘conscient’, mais aussi toute une mémoire ancienne, exogène, profonde – exsudant des proto-consciences et des pré-consciences d’innombrables Préhumains, dont ceux des genres Paranthropus, Australopithecus ou Homo.

    Cette mémoire accumulée, récapitulative, se compose de l’ensemble des représentations de l’inconscient mondial, et des archétypes et des formes symboliques, immanentes, qui habitent et hantent la conscience d’Homo sapiens.

    Les archétypes, ces grands symboles qui constellent l’inconscient des animaux supérieurs depuis des temps préhistoriques et préhumains, sont de nature psychique. Ils organisent et structurent la vie de la conscience animale, et en représentent les formes « instinctuelles »

    Les formes « instinctuelles » sont de nature psychique, tandis que les formes « instinctives » restent liées au substrat biologique, et tiennent leur nature de la matière vivante, en tant que celle-ci est plus organisée, plus téléologique que la matière non vivante.

    Les formes « instinctuelles » tirent, quant à elles, leur essence de ce qu’on pourrait appeler la substance psychique, dont il faut postuler l’existence et la vie. Cette substance immatérielle existe et vit, sans doute, séparément de la matière. On ne peut en effet la réduire ou l’assimiler à la matière, puisqu’elle paraît en être précisément le principe organisateur, le principe de mouvement et de métamorphose.

    Je me fonde ici a priori sur ce principe de vie et de métamorphose continue des formes psychiques, à l’instar d’Ovide qui chanta jadis la métamorphose des corps.

    « Je veux dire les formes changées en nouveaux corps.

    Dieux, vous qui faites les changements, inspirez mon projet. »iii

    La conscience ne connaît pas la nature de la matière, même si elle en subit les effets.

    Elle ne connaît pas non plus la nature et l’essence des archétypes, même si ceux-ci la structurent et l’orientent.

    On l’a dit, les archétypes sont d’une essence purement psychique, et la conscience, coincée dans son niveau de réalité propre, liant les niveaux biologique et psychique, n’a pas les moyens de se les représenter, puisque, bien au contraire, ce sont toutes ses représentations qui sont fondées sur eux, et induites par eux.

    La conscience est moulée d’après un moule psychique dont la nature lui échappe entièrement. Comment la forme prise dans un ‘moule’ pourrait-elle concevoir l’essence de ce ‘moule’, et les conditions du ‘moulage’ ?

    Comment une chose ‘mue’ pourrait-elle concevoir l’essence du ‘moteur’ qui la meut et l’anime ?

    Cependant la conscience peut se représenter des idées, des images, des symboles, des formes. Mais elle ne peut pas se représenter d’où ces idées, ces images, ces symboles et ces formes émergent. Elle ne perçoit que les effets de l’énergie psychique dans laquelle elle est plongée entièrement.

    Elle ne conçoit pas (ou peu) la nature de l’énergie qui la nourrit, ni son origine, et moins encore sa finalité.

    Malgré leur différence de nature, peut-on chercher des éléments de comparaison entre les instincts (liés au substrat biologique) et les archétypes (qui appartiennent à une sphère englobant le psychique, sans nécessairement s’y limiter) ?

    Y a-t-il quelque analogie possible entre les formes instinctives, biologiques, et les représentations symboliques, archétypales, psychologiques ?

    On peut faire deux hypothèses à ce sujet.

    La première, c’est que les instincts et les archétypes sont tous des phénomènes énergétiques, et sont au fond de même nature. Quoique d’origine différente, ils pourraient représenter des modulations, à des fréquences très différentes, d’une même énergie, primale, fondamentale.

    La seconde hypothèse trace par contraste une ligne de séparation radicale entre instincts et archétypes, entre matière et esprit.

    Dans le premier cas, on peut conjecturer qu’une fusion intime ou une intrication partielle est possible entre instincts et archétypes, entre biosphère et noosphère, au sein du Tout. Ils ne représenteraient alors que des aspects différents d’une même réalité, d’une même substance.

    Dans le second cas, le Tout comporterait en son sein une brisure interne, une solution de continuité, une coupure ontologique entre, d’une part, ce qui appartient à la matière et à la biologie, et d’autre part, ce qui relève de l’esprit et de la psychologie.

    Dans les deux cas, l’archétype du Tout, présent en notre psyché, n’est pas remis en cause. Ce qui s’offre à la conjecture c’est la nature même de ce Tout.

    Soit le Tout est une entité fusionnelle, mobile intérieurement en apparence, mais au fond statique : le Tout en tant qu’il est l’Un, l’unique Un, est l’Un-Tout et le Tout-Un.

    Soit le Tout se renouvelle sans cesse par un jeu de forces contradictoires, accompagné de synthèses partielles, provisoires, ouvertes, et rien de sa puissance, de ses métamorphoses et de sa fin n’est connu ni connaissable. Tout reste possible, et le plus sûr c’est qu’éternellement du nouveau transfigurera le Tout en un Tout Autre..

    Deux idées du Tout, donc : soit une fusion unifiée (et globalement statique), soit une polarisation vivante, agonistique et dialogique.

    Ajoutons qu’avec ces deux modèles du Tout, ce sont aussi deux modèles archétypaux du divin qui se présentent: le modèle océanique (la fusion finale), et le modèle dual ou duel (le dialogue interne, infini, et toujours créateur du Theos avec le Cosmos et l’Anthropos).

    Dans le modèle océanique, fusionnel, il faudra pouvoir expliquer la présence irréductible du mal comme voisin, proche du bien. Il faudra comprendre comment le mal pourra être in fine « résorbé » ou métabolisé par la victoire ultime de l’unité-totalité.

    Dans le modèle dual ou duel, on pourrait considérer que les dialectiques bien/mal ou Dieu/Homme ne seraient que des représentations humaines d’une dialectique d’un ordre infiniment supérieur : celle du Divin avec Lui-même.

    L’existence même d’une telle dialectique, interne et propre à la Divinité, impliquerait qu’elle ne soit pas « parfaite », qu’elle ne soit pas complète (à ses propres yeux, comme aux nôtres). Elle serait toujours en devenir, en acte d’auto-complétion et toujours en puissance de complétude, toujours en progression dans la mise en lumière de sa propre nuit, dans l’exploration de ses abysses et de ses cieux.

    On pourrait supputer que le Divin inclut éternellement en Lui-même, dans sa source et son fond, dans son origine même, des entités comme le ‘néant’ ou le ‘mal’.

    On déduirait qu’il tirerait du néant ou du mal en lui des éléments nouveaux pour sa vie en devenir, – autrement dit, il y trouverait de quoi toujours exercer à nouveau sa ‘volonté’ pour affermir son ‘règne’.

    On sait depuis Jung, que la psyché vit essentiellement par et dans l’expression de la volonté. C’est la volonté qui est l’essence de la conscience.

    Si l’on suppose que Dieu a une ‘psyché’, c’est-à-dire si l’on suppose qu’Il est ‘ Esprit’, alors l’essence de son Esprit est-elle sa volonté ?

    Observons la conscience humaine. Elle ne peut pas prendre un point de vue sur elle-même qui lui soit extérieur. C’est seulement de son propre point de vue qu’elle peut s’observer elle-même. Si l’on observe scrupuleusement sa propre conscience, on prend vite conscience que celle-ci change de nature au moment même où elle prend conscience qu’elle s’observe elle-même. Comme l’instant, elle ne peut donc se saisir, en tant que telle, elle ne peut que se saisir en tant qu’elle se dérobe à elle-même.

    Il est difficile, pour la conscience, d’apercevoir ses limites et sa portée. Où s’arrête son pouvoir d’élucidation ? Porteuse d’une lumière autonome, peut-elle se déplacer librement, vers les plus hauts sommets, et jusqu’au fond des abîmes ? Peut-elle déterminer si ce fond abyssal existe en fait, ou s’il est en réalité sans limite ?

    S’explorant, la psyché se révèle-t-elle à elle-même comme finalement ‘infinie’, de même qu’est ‘infinie’ la divinité créatrice, qui l’a créée ‘à son image’ et ‘à sa ressemblance’ (selon l’enseignement de la tradition biblique) ?

    Il est tout aussi difficile pour la conscience de déterminer les conditions de son ancrage dans la matière vivante, qui forme son substrat biologique. Il faudrait, pour ce faire, qu’elle soit capable de se placer à l’extérieur d’elle-même, pour considérer objectivement ce qui en elle rend possible l’articulation entre le biologique et le psychique, entre la matière vivante et la conscience vivante. Leurs ‘vies’ respectives sont-elles de même nature ? Ou sont-ce deux formes de vie distinctes, analogues en apparence, mais en réalité, d’essence séparée ?

    La psyché ne se représente pas clairement elle-même, elle ne se représente pas bien le flou de sa frontière avec la matière et avec le monde de l’instinct, ni son interface non moins incertaine avec l’esprit (et avec le royaume des archétypes).

    Elle ne se représente pas bien, surtout, ni ce qui l’anime ni la nature de sa volonté.

    La volonté qui se déploie dans la conscience a besoin d’une supra-conscience ou d’une méta-noèse pour prendre conscience d’elle-même, et pour se ‘voir’ effectuer des choix, et le cas échéant, être en mesure de les modifier ou de les confirmer.

    La volonté consciente doit avoir en elle-même et pour elle-même une représentation de ce qu’elle ‘veut’ mais aussi une représentation de ce qu’elle ne ‘veut pas’, ou de ce qu’elle ne ‘veut plus’, représentations qu’elle doit garder subconsciemment en mémoire, à fleur de conscience, pour se donner le moyen de reprendre sa liberté à tout moment, si l’envie lui en prend.

    Mais, d’ailleurs, cette envie nouvelle, d’où lui viendrait-elle ?

    Comment cette conscience de soi, cette ‘autorité’ supérieure de la conscience, cette ‘connaissance’ consciente émergent-elles ? Comment se forgent-elles un autre but qu’instinctuel ? Comment cette ‘envie’ de liberté prend-elle à nouveau le dessus ?

    La conscience est un flux d’énergie continu, coulant vers le haut, vers le bas et dans toutes les directions. Elle est un flux sans fin de vagues et d’ondes, formées de plis et de replis. Quand un pli de conscience se replie sur lui-même, deux niveaux ou deux états différents de conscience se frôlent alors, se touchent et se mêlent tout en se différenciant.

    D’où de nouveaux potentiels psychiques, et de soudaines étincelles… De nouvelles vues, de nouvelles envies

    Voyage au très long cours, Odyssée sans fin. Et notre âme est une nef, du nom d’Argo. Et Jason, son capitaine, est notre conscience.

    ___________________

    i Aï: Paresseux tridactyle. Quadrupède d’ Amérique du Sud, mammifère de la famille des édentés, du genre Bradypus, qui se déplace avec une extrême lenteur .

    ii« La lignée des Préchimpanzés et celle des Préhumains se sont séparées il y a une dizaine de millions d’années, la seconde s’établissant dans un milieu moins boisé que la première. On y voit ces Préhumains se mettre debout, marcher mais grimper encore. Six genres et une douzaine d’espèces illustrent ainsi cette extraordinaire radiation qui s’épanouit de 7 à 2 millions d’années dans l’arc intertropical, du Tchad à l’Afrique du Sud en passant par l’Éthiopie, le Kenya, la Tanzanie et le Malawi. » Yves Coppens et Amélie Vialet (Dir.). Un bouquet d’ancêtres. Premiers humains: qui était qui, qui a fait quoi, où et quand? Académie pontificale des Sciences et CNRS Éditions. Paris, 2021

    iiiOvide. Les Métamorphoses. Livre I, 1-2. Traduit du latin par Marie Cosnay. Ed. De l’Ogre, 2017

    Exil, Exode


    « Edmund Husserl »

    Depuis des millénaires, sous toutes les latitudes, dans toutes les cultures, des chamanes, des prophètes, des mystiques, des visionnaires, des poètes, ont vécu des états de conscience assurément bien différents de ceux décrits par Husserl, dans ses Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique puresi.

    Ils ont aussi laissé des témoignages de leurs capacités d’aller au-delà de la « nature », et d’embrasser la puissance ineffable de ce qu’il faut bien appeler, par contraste, la « sur-nature ».

    Leurs manières, diverses, éclectiques, de se confronter à cette « sur-nature », nécessitent, on le conçoit sans doute, un élargissement, un approfondissement, une élévation considérables de la notion même de conscience.

    Les consciences de ces visionnaires qui ont exploré les enfers les plus ardents, ou survolé des cimes indicibles et jusqu’alors invaincues, ne peuvent pas, à leur retour, se contenter de simples « postures phénoménologiques » pour décrire leurs odyssées, leurs exodes.

    Il leur faudra désormais d’autres puissances, d’autres dominations, d’autres vertus, pour transcender leurs langues et la raison.

    Une anthropologie de la conscience à travers les âges, les cultures et les religions, pourrait sans doute permettre de collationner quelques-unes des possibilités de « dépassement » qui furent expérimentées, et qui continuent de l’être.

    Par exemple, l’on rapporte qu’ont été vécus par tel ou telle mystique ou poète des ravissements, des extases, des sorties de la conscience hors d’elle-même, des fusions de la conscience avec d’autres consciences ou d’autres états qui la dépassent entièrement et l’englobent sous des noms divers, l’Être, l’Absolu, l’Autre, l’Infini, ‘Dieu’, l’ātman, ou encore des retournements (ou métanoïa) de la conscience, avec ses métamorphoses (Ovide) ou ses transfigurations (cf. Le Prométhée enchaîné d’Eschyle).

    Que la conscience puisse ainsi être ravie, extatique, confrontée à l’Infini en acte ou à la puissance même de l’Être, et que, loin de rester comme pétrifiée, annihilée, elle soit aussi capable de « retourner » après coup à sa vie naturelle, sa vie d’avant, témoigne de son extraordinaire plasticité et de ses capacités d’évolution, d’intégration et d’unification.

    La conscience, revenue de tout ravissement et de toute extase, peut encore renouer avec sa nature, et la transformer dans son essence.

    Jamais, sans doute, dès lors, elle ne pourra plus oublier ce que fut sa rencontre fugace avec la présence de l’autre absolu en elle.

    Descendue dans l’abîme, dans l’Hadès ou le Shéol, ayant peut-être même atteint les confins de ce qu’on appelle la mort, ou bien étant montée au plus haut des « cieux », elle a aussi pu survivre à l’épreuve, et puis vivre, sans se perdre.

    Elle a alors repris pied, si l’on peut dire, dans ce monde quotidien, qui lui paraît dès lors d’une inquiétante banalité, d’une étrange impropriété, du moins comparé à ce qu’elle sait de l’ampleur des autres mondes, et de la transcendance des réalités cachées.

    Il y aura désormais en elle, à l’œuvre, une vie double, ou plutôt multiple, infiniment multiple. Elle vivra sa vie, et elle vivra aussi de bien d’autres vies encore, qui vivent de vies plus autres que n’en peut concevoir la conscience.

    Sa vie sera intimement intriquée à d’innombrables autres vies, dont elle a effleuré l’essence et intuité la puissance.

    J’emprunte l’adjectif intriqué au vocabulaire de la physique quantique.

    Ce n’est pas là une simple métaphore. Il s’agit d’une analogie forte, d’une comparaison effective, opérationnelle.

    L’idée d’intrication associée à la conscience dénote, selon moi, un aspect bien réel de sa nature profonde, à savoir sa capacité de superposer simultanément plusieurs « états » (de conscience).

    On ne doit surtout pas confondre cette idée d’intrication, ou de superposition d’états de conscience avec les symptômes de la schizophrénie ou du « trouble de la personnalité multiple » (en anglais, Multiple Personality and Dissociation).

    Il s’agit bien plutôt d’une propriété intrinsèque, essentielle, de toute conscience, dans son double état de nature et de sur-nature.

    La superposition des états de conscience est analogue à la superposition des fonctions d’onde, laquelle est un principe fondamental de la physique quantique.

    En proposant cette analogie, je postule la capacité positive de la conscience à « superposer », c’est-à-dire à relier, à faire coexister et à condenser en elle-même, et pour elle-même, des états de conscience fondamentalement différents et pouvant paraître a priori incompatibles.

    L’on peut se servir de cette analogie pour avancer dans la compréhension de certains des phénomènes de conscience évoqués plus haut, comme le « ravissement » ou l’« extase ».

    Je fais ainsi l’hypothèse que, par superposition ou intrication, la conscience peut fusionner ou communier avec une autre conscience, un autre Soi, ou même d’autres types d’« êtres ».

    Après avoir connu ce type de superposition, la conscience peut retourner vers son état originel. Mais on conçoit qu’elle ne restera pas indemne, après telle fusion, telle extase, telle ascension, ou telle métanoïa.

    Le simple ‘retour’ de la conscience à sa vie habituelle, le déni ou l’oubli de l’extraordinaire expérience qu’elle a connue, ne seront plus possibles.

    La conscience est désormais marquée au feu, elle a été brûlée d’une indicible braise, fouaillant la profondeur des entrailles, — et la blessure de la plus haute lumière a été la plus profonde.

    D’un coup, l’Être a fendu, scindé l’étant pour toujours.

    Désormais le Da-sein ne pourra plus seulement être là ; il ne pourra plus, non plus, seulement être qui il est ou croit être.

    Le Da-sein sera là, actuellement, en un sens, mais il sera aussi puissamment ailleurs. Il sera qui il est, et il sera aussi ce qu’il n’est pas encore, ce qu’il est en puissance, et qu’il lui reste à devenir.

    La conscience a été radicalement «transportée», elle a été totalement « retournée » et elle est aussi « retournée » à son état antérieur; mais elle sera désormais « intriquée », elle restera « superposée » à ces autres états qui la dépassèrent absolument.

    Elle sera scellée à jamais du sceau de leur manque.

    Nul retour neutre à sa nature antérieure n’est plus envisageable.

    La seule issue pour la conscience sera maintenant de cheminer toujours, d’aller sans cesse à la recherche de cet ailleurs, de cet autre, qu’elle a connu, et qu’elle contient aussi, pense-t-elle, en puissance.

    L’intrication de la conscience avec le Soi, avec l’inconscient universel, lui sera désormais une perspective promise, une unique Désirade, et elle constituera le fondement de sa nouvelle nature.

    Elle se reliera à l’avenir, infinitésimalement et intégralement, et à l’univers de tous ses possibles.

    Elle se nouera, en puissance et à jamais, à tout ce qui se déploie bien au-delà de tout ce qu’elle fut.

    La conscience « retournée » et « intriquée » ne se satisfera plus de sa capacité d’attention ou de sa puissance d’intention.

    Quelles sortes d’attentions ou d’intentions, après le feu, la braise et la lumière, ne lui seraient pas dès lors dérisoires, vaines ?

    Quelle sorte de sincère attention ou de bonne intention pourrait raisonnablement prendre en compte la totalité des passés incertains et des mystères à venir ?

    La conscience, même augmentée, ointe et soutenue par des légions ailées, n’aura jamais été, depuis l’origine, qu’une humble poussière s’agitant dans l’orage universel.

    Et quand l’orage se fait tornade, tourmente, typhon, de simples attentions, de fugaces intentions, pèseraient-elles plus que des zéphyrs, face aux maelstroms, aux cyclones, aux ouragans ?

    Dans la tempête qu’elle affronte en elle-même, la conscience ne fera plus que tenter obstinément de re-naître, et de sur-vivre.

    Elle ne fera plus que toujours s’efforcer de se recommencer, se re-fonder.

    Ce sera là sa vraie « sur-nature », celle de désirer toujours naître infiniment. Phueïn.

    On présume qu’il y a dans cette « sur-nature » toujours recommencée, et dans ses infinies renaissances, de quoi rendre le phénoménologue perplexe.

    Quelle épochè sera-t-elle encore possible pour une conscience « ravie », puis « retournée » et désormais « intriquée »?

    Du point de vue de la phénoménologie, la conscience qui se réfléchit ne se change pas elle-même, dans son essence. Elle adopte seulement, pour un temps, et pour elle-même, une attitude réflexive. Elle assume, pour ainsi dire, cette modalité, et elle en suit la méthodologie recommandée (i.e. la « suspension » de toute croyance).

    La modalité réflexive, adoptée par la conscience, la « modifie » sans doute quelque peu, mais relativement peu. Plutôt, elle produit en elle un changement d’attitude, qui peut d’ailleurs entraîner une certaine « transmutation »ii de son vécu.

    Mais cette transmutation du vécu n’affecte pas l’être de la conscience, son essence même.

    La « suspension » phénoménologique ne transmute pas l’essence de la conscience (si l’on prend le mot transmutation dans son sens premier, alchimique). Elle n’entraîne qu’une modification partielle, spécifique, de certains de ses vécus antérieurs, ou du souvenir qu’elle en a.

    Comme son nom l’indique, la « suspension » de la conscience n’est qu’une sorte d’arrêt sur l’image ; elle est comparable à une pensée qui penserait faire volontairement abstention de penser. La « suspension » se révèle n’être qu’une « mise entre parenthèses », un oubli momentané, et périssable, de toute pensée, de tout doute et de toute croyance.

    Inutile de souligner, avec force, que l’idée de « suspension » phénoménologique ne peut s’appliquer d’aucune manière à une conscience qui a été effectivement ravie, transportée, puis intriquée

    Une telle conscience peut-elle jamais douter de son propre ravissement, suspendre à loisir son transport, et enfin mettre entre parenthèse son retournement, sa métanoïa?

    Que pourrait-elle alors encore croire, si elle suspendait précisément sa croyance en ce qui a dépassé infiniment tout ce qu’elle a jamais vécu ou cru?

    En théorie, elle aurait cependant de quoi douter d’elle-même, en considérant seulement la distance infinie entre les phénomènes transcendantaux qu’elle a vécus lorsqu’elle a été plongée dans la « sur-nature », et la phénoménologie somme toute raisonnable, à la Husserl, dans laquelle sa « suspension » dans le monde la cantonne.

    Mais en pratique, dans cette distance même, la conscience trouve encore de quoi croire, tant la braise, le sceau, le feu et la lumière la marquent d’empreintes incandescentes, et inexpliquées.

    Si, pour la conscience ravie, transportée, intriquée, il y a encore autant de quoi douter et de quoi croire, la phénoménologie de la suspension ne peut plus être, raisonnablement, philosophiquement, mise en pratique.

    Les conditions initiales, a priori nécessaires, telles que fixées par le maître de Fribourg-en-Brisgau ne sont plus remplies. Et sa méthode n’est plus applicable.

    L’épochè des sceptiques grecs suspendait la croyance en la possibilité d’atteindre la nature des choses ; elle mettait radicalement en doute le fait de pouvoir jamais parvenir à saisir ce qu’elles sont en réalité.

    L’épochè phénoménologique, quant à elle, suspend la croyance ‘naturelle’ dans le monde extérieur, réel. Un peu moins incrédule que l’épochè sceptique, elle vise au moins à atteindre une autre réalité, celle d’un monde intérieur, celui du Soi, pour s’ y plonger à loisir.

    Mais cette ‘suspension’, cette épochè phénoménologique, doit au moins se fonder sur la croyance en l’existence de ce Soi, et en l’existence même de la conscience, en tant que telle, en tant que sujet.

    C’est la condition pour que la suspension, cette auto-soustraction au monde, cette mise entre parenthèse, se transmute en une vigilante présence à soi, et en une vie nouvelle, que cette présence est censée révéler.

    « Le but déclaré de l’époché phénoménologique, fort peu sceptique, est d’exposer au regard le fondement ultime de toute science, ce fondement ferme et absolu parce qu’auto-fondé et auto-évident qu’est le présent-vivant.»iii

    Mais toute conscience ayant été « ravie », « retournée » puis « intriquée » peut-elle encore croire à « quelque fondement ferme et absolu », et à la possibilité même d’une « auto-fondation » ?

    Si elle n’a rien oublié, la certitude de ce qui fut sa « montée » vers un état de « sur-conscience » absolue doit pouvoir rester dominante en elle.

    La conscience de sa « montée » vers des états cognitifs associés à cette « sur-conscience » est non seulement supérieure de plusieurs degrés à la conscience « naturelle », mais elle est surtout bien supérieure à la croyance phénoménologique d’avoir atteint quelque fondement « ultime, ferme, absolu, auto-fondé et auto-évident  »…

    Cette sur-conscience-là a dépassé tous les fondements de sa propre présence à soi.

    Il ne lui reste plus que le souvenir d’un infondé absolu, une fluence fluide vers l’ultra-sommital, vers l’apex inextinguible.

    Il lui reste présente et vivante la précision de la visée vers des cieux miroitants, inaccessibles.

    Husserl, quant à lui, en est resté prudemment au seul plan philosophique, phénoménologique, sans tenter de passer à l’étape suivante, celle de la transmutation de l’esprit même, la nécessaire transmutation de sa quête, bien au-delà de la seule réduction transcendantale…

    Pourtant, il en a reconnu la possibilité. Il a employé lui-même, ou suscité chez ses commentateurs, des expressions qui en attestent, comme celles d’une continuelle ‘responsabilité de soi’iv, d’une « vie par vocation absolue »v, d’une nécessaire « auto-transformation » du philosophe, ou d’une « métamorphose » du phénoménologue, ou même d’une « co-naissance de l’absolu »vi.

    Le philosophe phénoménologue devrait-il se consacrer à la recherche de cet absolu, à cette quête ascétique, en vue de réaliser cette co-naissance?

    Et quel serait alors son idéal, son Graal?

    Un traducteur de Husserl, Arion Kelkel, a affirmé que la phénoménologie est une tentative de « découvrir l’idée téléologique », de « réaliser son propre commencement », et de « reprendre à son compte l’idée de philosophie dans son commencement absolu »vii. Il s’agirait là d’un « pari pascalien » qui tenterait de « motiver l’immotivation de l’épochè transcendantale ». viii

    Quel est ce « commencement absolu », immotivé, et fondé sur rien?

    Le phénoménologue peut-il s’arracher à son enracinement dans le temps et l’espace ?

    Peut-il s’approprier son propre télos et transformer sa conscience elle-même en un « commencement absolu » ?

    Ou bien est-il condamné à rester une conscience malheureuse, plongée dans une recherche sans fin de la réminiscence, dans une errance, un exil indéfinis?

    Husserl a voulu fonder une philosophie première. Il a voulu mettre en œuvre une science du « commencement absolu ». Or le problème du commencement met aussi en question l’interrogation philosophique elle-même.

    Car toute interrogation est un nouveau commencement.

    La recherche du ‘commencement’ amène peu à peu le philosophe à cette évidence que tout (nouveau) commencement contient en soi une fin, laquelle est peut-être située à l’infini.

    Cette fin est peut-être, donc, à jamais inaccessible mais elle miroite devant la conscience philosophique depuis le commencement même de la pensée rationnelle.

    Elle brille, elle scintille, comme une ‘terre promise’ix.

    La ‘terre promise’ !

    Cette métaphore, ô combien connotée, a-t-elle sa place dans le contexte d’une pensée philosophique, se voulant seulement rationnelle, depuis son commencement, depuis sa fondation?

    Peut-être est-ce la notion même de « commencement », fût-elle philosophique, qui exige un certain type de métaphore (ici biblique) pour être seulement pensable ?

    En tout cas, la métaphore de la ‘terre promise’ résume en une image puissante l’ensemble des harmoniques inhérentes au projet husserlien. Elle englobe tout à la fois le « commencement absolu » de la pensée et le télos qu’elle poursuit, même si ce dernier paraît comme ‘situé à l’infini’.

    Husserl a-t-il cherché à mimer, avec le paradigme de la ‘réduction phénoménologique’, l’idée mosaïque d’un projet prophétique, l’idée d’une recherche anagogique visant le ‘transcendant’?

    Autrement dit, le mot ‘transcendantal’ souvent employé par Husserl serait-il une sorte d’image philosophiquement acceptable du ‘transcendant’ ?

    Il faudrait, pour pouvoir en être assuré, « avoir cheminé au désert de la réduction, en avoir parcouru dans son site austère les pistes en tous sens ; plus exactement, non pas après, mais sur le parcours même, sans cesse recommencé. On ne peut aujourd’hui commencer à philosopher sans recommencer le commencement husserlien. Sans fin, peut-être, tel un nouveau Moïse. »x

    Husserl s’est-il pensé comme un nouveau Moïse, menant l’exil sans fin des phénoménologues à travers les déserts de la ‘réduction transcendantale’?

    Le feu intérieur de la ‘réduction transcendantale’, — nouvelle vision ‘ardente’ d’un buisson de questions vides?

    L’épochè, — nouvelle terre rêvée de Chanaan, nourrissant les phénoménologues du miel de la « réduction » et du lait de la « suspension » ?

    A défaut de bien distinguer les coupoles lointaines et dorées du télos phénoménologique, cette Jérusalem transcendantale promise par Husserl, on peut du moins affirmer qu’elle exige bel et bien l’exil, et l’exode (de la pensée par rapport à elle-même).

    Exil, exode.

    Les phénoménologues doivent se lancer dans l’époché, comme jadis les Hébreux dans l’errance au Sinaï : ils empruntent un « chemin destinal, inséparable du chemin de la connaissance »xi.

    L’épochè représenterait alors « un mode de vie qui s’empare du philosophe de manière définitive, parce que, à partir de l’instant où il a réalisé la plénitude d’être à laquelle il s’ouvre par son biais, et la radicalité de la décision qui en permet l’instauration, il peut difficilement s’empêcher d’en suivre la pente jusqu’aux extrémités où celle-ci l’entraîne. »xii

    Mais peut-on raisonnablement attendre de l’épochè qu’elle mène ‘jusqu’aux extrémités’ ?

    Ne s’agit-il pas seulement d’une ‘vie transcendantale’, dont la pente nous entraîne à une ‘sur-vie’ sous-oxygénée ?

    Peut-on d’ailleurs vivre longtemps dans les hauteurs ‘transcendantales’, et dans l’absence d’atmosphère de la pensée ‘réduite’?

    Peut-on longtemps continuer de mêler ou d’intriquer l’immanence de la vie même et la transcendantale ‘sur-vie’ ?

    L’époché est sans doute une aventure de la vie et de l’être. Les tièdes et les velléitaires n’y sont pas conviés.

    Il faut renoncer à toutes les normes de la bien-pensance, déchirer les voiles du conformisme et de l’irréflexion sociale, et se blinder dans une solitude radicale, où personne ne viendra supporter l’exilé dans ses départs sans cesse recommencés…

    Car un seul exil sera-t-il suffisant pour le phénoménologue ?

    Une seule ‘suspension’ du jugement sera-t-elle opératoire lors d’une unique réduction transcendantale?

    La métaphore éminemment biblique de la ‘terre promise’ suggère qu’un jour celle-ci sera enfin atteinte.

    Or l’exil de la pensée philosophique n’est-il pas sans cesse en cours, et toujours recommencé, et cela sans fin ?

    La migration de l’esprit peut-elle jamais s’arrêter ?

    On ne peut même plus faire semblant d’y croire…

    « L’épochè demande seulement de ne plus s’exiler dans un monde représenté, et de prendre pleinement conscience de tous les biais mentaux qui conduisent à s’y croire en exil. »xiii

    Tout ne fait jamais que toujours seulement commencer. L’exil même, ce premier mouvement de l’âme, n’est qu’un premier pas sur une route littéralement infinie.

    La conscience, à la recherche de sa sur-nature, exige, en pleine conscience de tous ses manques, de toujours à nouveau s’exiler.

    _________________________

    iE. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, Gallimard, 1950, p.87-100, § 27-31. Husserl relève quatre postures fondamentales de la conscience « naturelle ». La co-présence, qui consiste seulement à connaître que le monde est présent à la conscience, à « sentir que les objets sont là pour moi », et qu’ils s’offrent à l’appréhension sensible. La conscience est ouverte à ce qui se présente à elle, mais elle reste passive. L’attention, qui se focalise plus précisément sur chacun des objets de conscience. L’attention suppose (étymologiquement) une « tension vers » l’objet que la conscience distingue pour être l’objet de son activité réflexive. La vigilance, qui est un état plus général de la conscience, moins spécifique et moins sélectif que l’attention dirigée, et qui plus englobant, pérenne, comme une sorte de veille permanente. L’accueil. Il s’agit là, pour Husserl, de la capacité de la conscience à entrer en relation avec les autres consciences, avec les autres humains, les alter-ego du moi conscient. L’accueil de l’autre suppose réciprocité, disposition à l’ouverture, effort vers la compréhension mutuelle. Mais peut-on vraiment se contenter de ces quatre postures, de ces quatre états « naturels » de la conscience pour décrire tout ce dont l’âme et le cœur de l’homme sont capables? La conscience est-elle limitée à l’ordre de la « nature », dont Husserl pose les bornes? N’est-on pas en droit de faire l’hypothèse que la conscience, dans des circonstances extrêmes, peut aussi avoir accès à une « sur-nature » et aux « états » qui lui sont associés?

    iiE. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, Gallimard, 1950, § 78

    iiiMichel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.132

    ivE. Husserl. Philosophie première, t.II, PUF, 1972, p. 9

    v La vie du philosophe, déclare Husserl est ‘une vie par vocation absolue’ .Cf. E. Husserl. Philosophie première, t.II, PUF, 1972, p. 15

    vi« Le programme latent de la phénoménologie subordonne en effet la révélation d’une vérité réflexive sur l’origine vécue de la connaissance, à l’auto-transformation pensée et voulue du philosophe. La métamorphose désirée par le phénoménologue tend à instaurer une vie philosophique ne se confondant avec nulle autre ; une vie qui s’avance sous la férule , et qui tend à incorporer au cœur d’elle-même, dans le battement de ses jours, la co-naissance de l’absolu qui survient en son premier acte cartésien. » Michel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.134. (Les mises en italiques sont de moi)

    viiCf. E. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p. XXIII

    viiiE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p. XXIII

    ixCf. E. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p. XLV

    xRegnier Pirard. Compte-rendu du livre de E. Husserl, Philosophie première (1923-24) Deuxième partie. Théorie de la réduction phénoménologique. In Revue Philosophique de Louvain. Année 1973, n°11, p.597

    xiMichel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.135

    xiiMichel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.135

    xiiiMichel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.137

    Héraklès, Osiris, Jésus, même combat ?


    « Prométhée enchaîné »

    « A parler franc, je hais tous les Dieux »i.

    Cette forte parole fut prononcée par un bienfaiteur de la race humaine, Prométhée, — si l’on en croit Eschyle, qui chanta sa geste tragique.

    Prométhée, ce Titan bienveillant, sur lequel Zeus devait bientôt s’acharner, avait pourtant commencé par servir le Dieu loyalement, en l’aidant à vaincre Chronos dans sa lutte pour le pouvoir divin.

    Mais Prométhée, pris de pitié pour leur sort, avait aussi décidé de donner le feu aux hommes, après l’avoir dérobé dans l’Olympe, et il leur avait révélé tous les arts.

    Il fut durement châtié par Zeus, furieux de ce vol et de ces dons indus, et plus furieux encore de ce que Prométhée se soit opposé à sa volonté de faire disparaître la race des hommes.

    « Quant à ce que vous demandez, pour quel motif [Zeus] me maltraite, je vais vous l’éclaircir. Aussitôt qu’il fut assis sur le trône paternel, il répartit les privilèges entre les différents Dieux et fixa les rangs dans son empire. Mais il ne fit aucun compte des malheureux mortels ; il voulait même en faire disparaître la race tout entière pour en faire naître une nouvelle. Et personne ne s’y opposait que moi. Seul, j’eus cette audace et j’empêchai que les mortels mis en pièces ne descendissent dans l’Hadès. »ii

    Pour avoir refusé l’anéantissement de la race humaine, Prométhée fut enchaîné au sommet du Caucase, sur l’ordre de Zeus.

    Loin de venir alors à résipiscence devant le Dieu suprême, Prométhée avait encore aggravé sa colère en prédisant publiquement l’inéluctabilité de la fin du Dieu, et en refusant de lui révéler par qui elle serait causée.

    Prométhée était certes un Titan immortel, une divinité primordiale, descendant d’Ouranos et de Gaïa, du Ciel et de la Terre. Mais comment pouvait-il donc savoir, mieux que le Dieu suprême, le roi de tous les Dieux de l’Olympe, le sort qui devait mettre à bas sa divinité?

    Comment pouvait-il prévoir si clairement la chute de Zeus, l’effondrement de son pouvoir, le terme de son règne olympien?

    Tenait-il ce pouvoir prophétique de son nom même, « Prométhée », ce mot grec, Προμηθεύς, signifiant le « Prévoyant », le « Prudent »?

    Ce nom de « Prévoyant » n’était cependant qu’un euphémisme, et n’avait pas, à proprement parler, le sens de « Voyant ».

    D’ailleurs Prométhée ne s’était pas montré particulièrement « prévoyant » et moins encore « prudent », en ce qui le concernait, dans ses rapports avec le Dieu…

    Il fallait donc qu’il eût trouvé son inspiration prophétique ailleurs, peut-être auprès de sa mère, — la Terre?

    « Mais ma mère, forme unique sous des noms divers, Thémis ou Gaïa, m’avait plusieurs fois prédit comment se réaliserait l’avenir. »iii

    Mais comment expliquer que le puissant Zeus lui-même, le Dieu suprême, ne puisse être admis à connaître son propre destin, et en soit réduit à s’humilier et à menacer le Titan cloué au sol, pour tenter de lui arracher les secrets de l’avenir?

    Peut-être appartenait-il à la Destinée, telle qu’incarnée par les Moires, elles-mêmes filles de Gaïa, et donc sœurs de Prométhée, de dépasser infiniment le pouvoir des Dieux en ce qui regarde la connaissance de l’avenir obscur ?

    Incapable de modérer ses provocations, Prométhée, pourtant enchaîné sur le Caucase, ne fit pas mystère devant Zeus de sa puissance prophétique.

    Il lui annonça sans détour la fin prochaine de son pouvoir.

    Il ne lui en cacha pas non plus la raison.

    Zeus allait tout perdre, à cause d’une femme.

    Une femme ? Zeus en avait tant connu, jusqu’alors! Quel était donc le nom de celle qui était destinée à assurer sa chute ?

    Zeus exigea que son nom lui fut révélé. Ainsi pourrait-il déjouer le Destin, pensa-t-il sans doute.

    Mais Prométhée refusa de le dire, malgré les menaces de Zeus, et la perspective de voir s’accroître d’autant les souffrances dont Zeus l’accablait déjà.

    Il tut le nom de la femme à qui Zeus allait devoir son humiliation finale, gardant à sa prophétie un tour spécifique mais anonyme.

    « J’affirme que Zeus, si orgueilleux qu’il soit, sera humble un jour, vu le mariage auquel il s’apprête, mariage qui le jettera à bas du pouvoir et du trône et le fera disparaître du monde. Il verra alors s’accomplir la malédiction que lança contre lui son père Chronos, le jour où il tomba de son trône antique. »iv

    C’est ainsi que l’on apprit que Zeus lui-même ne pouvait échapper à la Destinée, dont il avait lui-même contribué à tisser les fils, et qui se révélait plus inflexible, plus inexorable, que la volonté du Dieu suprême.

    Zeus ne put forcer l’immortel Prométhée à révéler le nom de la femme qui allait être fatale à sa puissance olympienne, et qui allait mettre fin pour toujours à son règne divin sur tous les autres dieux.

    « Révère, prie, flatte le puissant du jour. Pour moi, Zeus me soucie moins que rien. Qu’il agisse, qu’il commande à son gré pendant ce court laps de temps : il ne commandera pas longtemps aux dieux. »v

    Prométhée, enchaîné sur la montagne, crucifié par le bec et les griffes de l’aigle, ce « chien ailé » de Zeus, se repaissant chaque jour du « noir régal de son foie », subit son sort en maudissant le Dieu impitoyable, attendant sa vengeance et sa délivrance.

    Zeus malgré sa toute-puissance fut impuissant à faire parler le Titan qui le narguait. Pouvait-il ignorer, dès lors, que son règne dans les Cieux devait nécessairement prendre fin ?

    Dans son martyre solitaire, lié au roc, Prométhée n’était pourtant pas abandonné.

    Un fils de Zeus, Héraklès, devait bientôt lui venir en aide et le délivrer enfin, contre la volonté de Zeus, son divin père.

    Le châtiment du Dieu suprême infligé au Titan Prométhée devait prendre fin par la rébellion de son fils Héraklès.

    Zeus l’avait eu d’Alcmène, fille d’Électryon et d’Eurydice.

    Hésiode a raconté en détail comment Zeus conçut nuitamment Héraklès avec Alcmène, une « femme pudique », « au sein fécond », en profitant de l’absence de son mari, Amphitryon, parti guerroyer.

    « Mais le père des dieux et des hommes, concevant dans son âme un autre projet, voulait engendrer pour ces dieux et pour ces hommes industrieux un héros qui les défendît contre le malheur. Il s’élança de l’Olympe, méditant la ruse au fond de sa pensée et désirant coucher, une nuit, auprès d’une femme à la belle ceinture. Le prudent Jupiter se rendit sur le Typhaon, d’où il monta jusqu’à la plus haute cime du Phicius. Là il s’assit et roula encore dans son esprit ses merveilleux desseins. Durant la nuit il s’unit d’amour avec la fille d’Électryon, Alcmène aux pieds charmants, et satisfit son désir.  »vi

    Il fallut que Zeus déployât toute sa ruse pour accomplir son dessein, et arriver à ses fins. Mais comment parvenir à séduire Alcmène alors que celle-ci « dans le fond de son cœur, aimait son époux comme jamais aucune femme n’avait aimé le sien » ?

    L’affaire était d’autant plus délicate, qu’il fallait la mener à bien juste avant qu’Amphitryon ne revienne lui-même partager la couche de sa femme.

    Une solution s’imposa : Zeus dut prendre l’apparence d’Amphitryon pour s’introduire dans le lit conjugal.

    Alors Alcmène, « amoureusement domptée par un dieu et par le plus illustre des mortels », conçut pendant cette nuit, successivement, Héraklès des œuvres de Zeus, roi des dieux, et Iphiklès de celles d’Amphitryon, roi des peuples.

    Héraklès, de filiation à la fois divine et humaine, tenait des deux natures, et pouvait se faire médiateur entre l’une et l’autre.

    La longue liste de ses exploits témoigne de ses efforts en ce sens, ses victoires sur les monstres étant autant d’avancées bénéfiques pour l’humanité.

    Ce en quoi il accomplissait la volonté de Zeus.

    Zeus avait en effet désiré engendrer ce fils pour aider les dieux et les hommes, et « pour les défendre contre le malheur »…

    C’est bien ce qu’Héraklès accomplit avec les travaux exigés par Eurysthée, roi d’Argos.

    Quelle ironie métaphysique !

    Zeus avait conçu un fils pour aider les dieux et les hommes, mais avait-il prévu que celui-ci en effet les aida, mais bien au-delà de la volonté de son Père ?

    Pouvait-il prévoir qu’Héraklès mettrait aussi fin aux souffrances du Titan Prométhée, cet ami des hommes qui haïssait tous les dieux, et abhorrait plus encore le Dieu, roi des dieux, Zeus ?

    L’incroyable destin d’Héraklès n’avait pas encore atteint son point d’orgue.

    Il devait encore se libérer de ce qui restait de nature humaine en lui, pour assumer la plénitude de sa nature divine et jouir de l’Olympe.

    Schiller, dans L’Idéal et la Vie, sut se faire le héraut romantique du Héros grec, à la fois Dieu et homme.

    Il raconta en vers allemands comment Héraklès, se jetant lui-même dans le feu, devait se purifier de son humanité, pour s’élever au plus haut, pour se transfigurer, et enfin se voir offrir par la Divinité souriante une coupe d’immortalité.

    Schiller écrit comment Héraklès, dans sa générosité et sa noblesse d’âme, « se jeta vivant, pour délivrer ses amis, dans la barque du nautonier des morts. Tous les fléaux, tous les fardeaux de la terre, la ruse de l’implacable déesse les accumule sur les épaules dociles de l’objet de sa haine, jusqu’à ce que sa course s’achève… »vii.

    La course du Héros, l’envol du Dieu, devait bientôt s’achever, mais pas avant le sacrifice final, l’holocauste volontaire de l’Homme-Dieu…

    « … le Dieu, dépouillé du terrestre,
    Se sépare de l’Homme en flammes
    Et boit l’air léger de l’éther.
    Heureux de cet envol nouveau et inhabituel,
    Il s’élance vers le haut, tandis que de la vie terrestre
    Le rêve pesant sombre, et sombre, et sombre.
    Les harmonies de l’Olympe accueillent
    Le Transfiguré dans le palais Kronien,
    Et la Divinité aux joues de rose
    Lui tend la coupe en souriant. »viii

    Il faut prendre l’expression de Schiller, « il se sépare de l’Homme en flammes » (en allemand : Flammend sich vom Menschen scheidet) au sens propre. Le Dieu doit être entièrement saisi par les flammes, il doit se consumer totalement dans le feu, pour se libérer de tout ce qui est Homme en lui.

    Quelle est cette flamme, cette brûlure qui consuma le Héros?

    C’est celle dans laquelle il plongea volontairement, dans sa dernière épreuve terrestre, pour échapper à une autre brûlure, plus cruelle encore, celle qui l’avait saisi lorsqu’il avait revêtu la tunique de Nessos.

    Héraklès brûla en effet de douleur dans le vêtement tâché du sang empoisonné du Centaure, Nessos, qu’Héraklès avait blessé d’une flèche quand il violenta sa femme, Déjanire.

    Déjanire elle-même avait été ‘brûlée’ de jalousie par les insinuations de Nessos, et c’est elle qui avait préparé la voie pour le martyre de son époux Héraklès.

    Héraklès paya donc de ses brûlures empoisonnées la brûlante jalousie de Déjanire.

    Ses douleurs le transpercèrent au point qu’Héraklès préféra les abréger en se jetant dans un brasier incandescent, un feu libérateur.

    Il plongea dans ces flammes extérieures pour en finir avec les brûlures intérieures, qui traversaient sa peau enserrée par la tunique du Centaure.

    Il voulut volatiliser, vaporiser toute la matière terrestre qui restait en lui intimement mêlée à la substance divine.

    Il voulut en finir avec la nature humaine qu’il tenait de sa mère Alcmène, pour ne plus vivre que de la nature divine qu’il tenait de Zeus, son père.

    Il dressa son propre bûcher pour s’y jeter et s’y consumer entièrement, en un vivant et volontaire holocauste.

    Il y gagna sa « transfiguration » , l’élévation dans les Cieux et la compagnie éternelle de la Divinité…

    Le culte d’Héraklès se répandit dans toute l’antiquité.

    Loin de se cantonner à la Grèce, il était suivi depuis des âges fort reculés en Égypte même, où il était compté selon le récit d’Hérodoteix, au nombre des douze dieux anciens, tandis que selon le même récit, Dionysos appartenait seulement à la troisième génération des dieux.

    Schelling rapporte que « selon un passage de Macrobe, les Égyptiens doivent même l’avoir honoré comme un Dieu auquel on ne connaissait pas de commencement, c’est-à-dire qu’ils avaient conscience qu’il était encore plus vieux qu’Osiris qui était leur longissima memoria. »x

    L’origine du culte d’Héraklès a pu être associée à la culture phénicienne, mais elle pourrait même initialement remonter à l’ancienne culture égyptienne…

    « Quant à savoir si l’on peut imaginer que la conscience égyptienne ait précédé la conscience phénicienne ou bien si la notion d’Héraklès a été transplantée chez les Égyptiens pas les Phéniciens, je ne trancherai pas absolument. »xi

    Il serait même possible de faire l’hypothèse de l’antériorité de l’Héraklès égyptien sur Osiris, toujours selon Schelling, puisque Osiris est lui-même identifié à Dionysos, dont il est avéré qu’il est un dieu plus tardif qu’Héraklès.

    Malgré l’abondance de l’iconographie antique représentant Héraklès dans ses divers « Travaux », celui-ci reste fondamentalement un dieu « aniconique », selon l’expression de Schelling. Sa nature est profondément ambiguë, en effet. Fallait-il le représenter avec les attribut d’un Dieu, ce qu’il était en fait, ou ceux d’un Homme, un Héros, certes, mais humain ?

    La représentation d’Héraklès comme un dieu « enchaîné » n’était pas non plus, en soi, complètement originale. C’était une figure récurrente, dans le monde des dieux.

    Saturne lui aussi avait été enchaîné par Jupiter, comme le raconte Cicéron, dans De Natura Deorum. Et les Titans, dont Chronos fait partie, ont aussi été liés par Zeus.

    Mais cette mise d’Héraklès dans les chaînes avait une unique portée symbolique.

    « A Tyr les Phéniciens (qui le nommaient Melkarth, le « Roi de la Ville ») le tenaient enchaîné, selon Pausanias. Car il est le Dieu du Mouvement, de la progression, et donc l’antithèse de Chronos qui se refuse au temps… Les Orphiques interprétaient Héraklès comme le temps qui ne saurait vieillir : il était le temps qui s’anime en Chronos, le temps enfin victorieux. »xii

    L’Héraklès (phénicien) était identifié au Melkarth de Tyr, fils de Chronos et Dieu secourable à l’Homme, mais qui était aussi « tenu dans la complète exinanitionxiii de sa divinité ».xiv

    Dans les Hérakléades, bien antérieures à Homère, Héraklès préfigurait pour la conscience grecque le symbole plus profond et bien plus ancien d’un Dieu, fils de Zeus, et Dieu purement spirituelxv, libérateur de l’homme, une figure que Dionysos devait représenter plus tard, à son tour, avec Homère.

    Il reste à faire ici le lien entre Héraklès (dont on a vu qu’il est à la fois grec, égyptien et phénicien) et la tradition juive.

    Tout d’abord, il est remarquable que le nom d’Héraklès soit cité dans un texte de Flavius Josèphe, le célébre auteur des Antiquités judaïques, comme ayant épousé une des petites-filles d’Abraham, à savoir la fille de son fils Aphra, qu’Abraham avait eu avec Chetoura, une concubine épousée après la mort de Sara.xvi

    Habituellement on interprète le nom d’Hēraklês, Ἡρακλῆς , comme un nom grec, signifiant littéralement « Gloire d’Héra »

    Mais Schelling a proposé de considérer sérieusement deux étymologies hébraïques du nom Héraklès …

    Il propose de lire ce nom comme : הָרֹכֵל (ha-roklès) « le voyageur, le marchand », suivant la suggestion de Münterxvii : »רָכַל veut dire errer comme un marchand juif ».xviii

    Schelling propose une autre étymologie encore : עֵרֶךְ אֵל érêkh El, c’est-à-dire « image de Dieu », similitudo Dei, ou en grec morphè Theou, ce qui est aussi l’expression dont l’Apôtre Paul se sert dans un passage célèbre sur le Christ.xix

    Cette expression est d’ailleurs également employée dans la Bible hébraïque en Job 28,17xx.

    Héraklès, Dieu, et fils du Dieu suprême et d’une femme pudique et fidèle, s’est dévoué, comme Prométhée avant lui, au salut des hommes.

    Il a payé son engagement de sa vie, se sacrifiant volontairement pour en terminer avec les souffrances qui lui avaient été imposées, pendant son passage sur terre.

    Et ce mythe fut conçu avant même le temps d’Homère, et il s’était épandu dans tout le monde civilisé d’alors.

    Mille ans après Héraklès, comment ne pas voir que la figure divine, et elle aussi salvatrice, de Jésus, lui emprunte nombre de ses traits essentiels ?

    _______________________

    iEschyle. Prométhée enchaîné. Trad. Emile Chambry. GF Flammarion, 1964, p.123

    iiEschyle. Prométhée enchaîné. Trad. Emile Chambry. GF Flammarion, 1964, p.107

    iiiEschyle. Prométhée enchaîné. Trad. Emile Chambry. GF Flammarion, 1964, p.107

    ivEschyle. Prométhée enchaîné. v. 900-905 Trad. Emile Chambry. GF Flammarion, 1964, p.122

    vEschyle. Prométhée enchaîné. v. 938-944Trad. Emile Chambry. GF Flammarion, 1964, p.123

    viHésiode. Le bouclier d’Hercule

    viiSchiller, Poésies, « L’Idéal et la Vie » (Das Ideal und das Leben). Trad. Ad. Régnier. Hachette, Paris, 1859, p.298-299

    viii« Bis der Gott, des Irdischen entkleidet,

    Flammend sich vom Menschen scheidet

    Und des Äthers leichte Lüfte trinkt.

    Froh des neuen, ungewohnten Schwebens,

    Fließt er aufwärts, und des Erdenlebens

    Schweres Traumbild sinkt und sinkt und sinkt.

    Des Olympus Harmonien empfangen

    Den Verklärten in Kronions Saal,

    Und die Göttin mit den Rosenwangen

    Reicht ihm lächelnd den Pokal. »

    Traduction Ad. Régnier, adaptée et modifiée par mes soins.

    ixHérodote II, 145 ; cf. ch. 43

    xF.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.216

    xiF.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.217

    xiiF.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.217-218

    xiiiExtrême épuisement, anéantissement

    xivF.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.219

    xv« Dans certains Mystères, Héraklès est compté au nombre des Daktyles de l’Idè et des Kabires, donc au nombre des puissances purement spirituelles, car les Kabires (ou Cabires) étaient les dieux formels (Deorum Dii, les Dieux des Dieux), les Dieux par lesquels les dieux substantiels, matériels, les puissances causatives de la mythologie allaient être posés. » F.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.220

    xviFlavius Josèphe. Antiquités Judaïques I, 15. « Abram épouse plus tard Chetoura, qui lui donne six fils d’une grande vigueur au travail et d’une vive intelligence : Zambran, Jazar, Madan, Madian, Lousoubac, Soùos. Ceux-ci engendrèrent aussi des enfants: de Soùos naissent Sabakan et Dadan et de celui-ci Latousim, Assouris et Lououris. Madan eut Ephâs, Ophrès, Anôch, Ebidâs, Eldâs. Tous, fils et petits-fils, allèrent, à l’invitation d’Abram, fonder des colonies ; ils s’emparent de la Troglodytide et de la partie de l’Arabie heureuse qui s’étend vers la mer Erythrée. On dit aussi que cet Ophren fit une expédition contre la Libye, s’en empara et que ses descendants s’y établirent et donnèrent son nom au pays qu’ils appelèrent Afrique. Je m’en réfère à Alexandre Polyhistor, qui s’exprime ainsi: « Cléodème le prophète, surnommé Malchos, dans son histoire des Juifs, dit, conformément au récit de Moïse, leur législateur, que Chetoura donna à Abram des fils vigoureux. Il dit aussi leurs noms ; il en nomme trois : Aphéras, Sourîm, Japhras. Sourîm donna son nom à l’Assyrie, les deux autres, Aphéras et Japhras, à la ville d’Aphra et à la terre d’Afrique. Ceux-ci auraient combattu avec Héraklès (Hercule) contre la Libye et Antée ; et Héraklès (Hercule), ayant épousé la fille d’Aphra, aurait eu d’elle un fils Didôros, duquel naquit Sophôn ; c’est de lui que les Barbares tiennent le nom de Sophaques ».

    xviiF.C.K. Münter, Religion der Karthager, cité par Schelling in op.cit.

    xviiiF.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.220 Il mentionne aussi Creuzer qui rapporte quant à lui le nom d’Héraklès au cheminement des astres et qui le compare à Mithra, le soleil.

    xix Phi. 2, 5-7

    xx« Ni l’or ni le verre ne peuvent lui être égalés »,  לֹא-יַעַרְכֶנָּה זָהָב, וּזְכוֹכִית