Le sacrifice de la conscience


« Osiris »

L’Osiris N. a été un humain, dont le nom n’importe plus. Pénétré de son néant face au Dieu qu’il invoque, sa conscience a oublié dans la mort jusqu’à son nom, mais il va découvrir qu’il est appelé à devenir le Dieu Osiris lui-mêmei

Dans son De Mysteriis Aegyptiorumii, Jamblique explique que l’Égyptien, dans sa prière, « se couvrait de la divinité » et « revêtait le caractère d’un dieu ». Instruit par l’initiation, il prononçait les paroles sacrées qui exposaient les mystères divins, pour se les approprier.

D’où cette fière proclamation :

« Je suis hier et je connais demainiii. Je suis maître de renaître une seconde fois, mystère de l’âme créatrice des dieux et produisant les aliments pour ceux qui abordent à l’ouest du ciel, gouvernail de l’est, Seigneur des faces qui voient par son rayonnement, Seigneur de la résurrection sortant des ténèbres. Ô les éperviers sur leurs angles, qui écoutent les choses ! (…) Lui, c’est moi, et réciproquement. (…) Je m’approche du Dieu dont les paroles sont entendues par mes oreilles dans le Tiaou. (…) Je suis maître de l’âme qui m’enveloppe dans son sein. »iv

« L’éternité de la durée sera pour toi ! La récompense accordée, c’est l’agrandissement et l’amplification d’Osiris N., c’est d’arriver en paix, de prendre la bonne route vers le champs de l’alimentation. Osiris N. dit : j’y suis semblable au Dieu qui y est.»v

Dans son extase post-mortem, Osiris N. en vient à recouvrer toute sa conscience, et toute la mémoire du vivant qu’il était :

« Le mystère de mes formules me rend le souvenir, à moi qui n’étais plus rien. Je subsiste ; on me rend la dilatation du cœur et la paix. Je reçois les souffles, je suis en paix, en maître des souffles. (…) J’ai fait le vrai, je n’ai pas fait le mal.»vi

Qu’arrive-t-il après cette métamorphose, cette transformation, cette épiphanie ? Il advient un nouvel état de la conscience :

« L’Osiris N. dit : Je sers la triade divine. L’image divine, j’en viens. Je me dépouille de mes bandelettes, je me pare du vêtement de Ra au centre du ciel. Je sers les dieux. Je sers Ra au ciel. »vii

Conscient de la séparation de son âme et de son corps après la mort, N. supplie le Dieu de les réunir; il aspire à un nouveau niveau d’union de la conscience et du moi :

« Ô Dieu d’Héliopolis ! Ô coureur dans son temple ! Dieu grand, accorde que mon âme vienne à moi de tout lieu où elle est. Si elle tarde, amène-moi mon âme, en quelque lieu qu’elle soit. (…) Mon âme et mon intelligence m’ont été enlevées en tout lieu où j’ai été par tes affidés : qu’ils gardent le ciel pour mon âme. Si elle tarde, fais que mon âme voie mon corps. (…) L’âme ne se sépare pas de son corps, en vérité. »viii

La conscience d’Osiris N. interpelle le Dieu suprême, Toum (une autre forme d’Atoum), qu’il appelle son « père », et le prie de préserver son corps de la corruption des chairs, et de lui inspirer son souffle éternel :

« Salut à toi, mon père Toum. J’arrive, ayant fait embaumer ces miennes chairs. (…) Viens former mon corps en maître de mes souffles puisque tu es le Seigneur des souffles (…) accorde que je marche pour l’éternité, (…) étant celui qui ne périt pas. »ix

C’est à cette condition que l’âme glorifiée pourra revenir visiter sa momie laissée dans le monde d’en-bas. Elle voltigera au-dessus du corps momifié, à l’exemple d’Horus voletant au-dessus de son père Osiris.

Qu’il soit invoqué sous le nom de Ra, d’Osiris, de Toum ou d’Atoum, le Dieu suprême est le seul « Créateur du ciel et de la terre, Il a fait tous les êtres; les lois de l’existence dépendent de Lui. »x Il est « le Maître de ce qui existe et de ce qui n’existe pas, et le Seigneur des lois de l’existence. » Il est « Seigneur des êtres et des non-êtres »xi, « Celui qui existe par Lui-même », « Celui qui s’engendre Lui-même éternellement ».

Mais ce Dieu suprême est aussi celui qui, sous son nom d’Osiris, consent à se sacrifier sans cesse pour le salut éternel du monde. Il lui importe que l’homme prenne conscience de l’énormité du don divin, et qu’il ait conscience qu’il sera lui-même appelé à se métamorphoser en Osiris après sa mort, à condition d’en avoir en été jugé digne par les puissances divinesxii.

Le symbole par excellence du sacrifice divin est la mort d’Osiris, suivie du démembrement de son corps, et de l’éparpillement de ses membres dans toute l’Égypte et au-delà.

Ce sacrifice fut la condition de la naissance miraculeuse de l’Enfant Horus, le Fils d’Osiris et d’Isis, qui sera chargé de participer au gouvernement divin du monde, jusqu’au temps de la résurrection d’Osiris.

L’essence du sacrifice du Dieu n’est pas celui de sa vie propre, puisque sa nature est éternelle, et qu’étant « mort », il sera appelé à la « résurrection ». Son véritable sacrifice est essentiellement celui de sa nature singulière, – son unique conscience, et sa conscience d’être unique. Il sacrifie son unicité divine en engendrant éternellement un « Fils », qui est de même nature que lui, – un Dieu à la fois autre que Lui, et aussi Lui-même.

Par le sacrifice de la conscience du Dieu, en tant qu’elle est « unique », seront rendues possibles l’existence de la Création et la multiplicité des consciences vivantes. Par la Création, le Dieu unique lie de manière consubstantielle sa double nature de Dieu « unique » et de Créateur du « multiple », son essence de « Père » et de « Fils », d’« Engendreur » et d’« Engendré ».

De cette éternelle paternité, de cet éternel engendrement, de cet éternel sacrifice, – et de l’éternelle conscience sacrifiée qu’il implique, le Dieu tire une divine et ineffable félicité : «Il jouit en lui-même.»xiii Il faut entendre le mot « jouir » dans son sens le plus fort, ainsi qu’en atteste (fort graphiquement) l’étymologie des hiéroglyphesxiv de cette formule, dans le texte du Livre des Morts.

Dans sa jouissance, il perd sa conscience.

Une idée relativement analogue se trouve chez Maître Eckhart, qui lui donne cependant une portée plus large : « Dieu jouit de lui-même dans son œuvre. Mais dans la joie en laquelle il jouit de lui-même il jouit aussi de toutes les créatures – non en tant que créatures, mais en tant que Dieu : dans cette joie en laquelle il jouit de lui-même il jouit du monde entier. (…) Dieu est dans l’âme avec sa nature, son essence, sa divinité : et il n’est pourtant pas l’âme »xv

Dieu n’est pas l’âme, car il s’est essentiellement séparé, absenté, de l’être, par son sacrifice. Il a fait le sacrifice de son essence, le sacrifice de ne plus « être-le-seul-Être-Un », pour que puissent exister les myriades d’« êtres » et d’« âmes ». Il a fait le sacrifice de sa conscience divine, unique, en engendrant un autre Dieu, qui est aussi le Même, le « Dieu-Fils ». Il a fait le sacrifice de sa conscience « seule », pour créer la multiplicité des consciences dans la Création.

Le Dieu Un a donc sacrifié sa conscience doublement, en tant qu’elle était unique à être divine, et en tant qu’elle était divinement une.

De ce double sacrifice, on ne peut certes pas déduire que la religion de l’Égypte ancienne pourrait être définie comme un « polythéisme ». D’ailleurs, la croyance profonde à l’unité de l’Être suprême y est attestée par nombre de témoignages écrits ou lapidaires.

Au Musée égyptien de Berlin, une stèle de la dix-neuvième dynastie appelle le Dieu : « le seul Vivant en substance ». Une autre stèle, de la même époque, le nomme « seule Substance éternelle » et « seul Générateur dans le ciel et sur la terre, qui ne soit pas engendré. »

Ce Dieu Un, et seul, possède cependant deux personnes, celle de « Père » et celle de « Fils », celle de Générateur et d’Engendré. La stèle de Berlin déjà citée le nomme encore: « Dieu se faisant Dieu, existant par Lui-même; Être double, générateur dès le commencement. »

Dans le papyrus Harris, conservé au British Museum, un hymne de Ramsès III au Dieu Ammon, emploie des expressions analogues : « Être double, générateur dès le commencement; Dieu se faisant Dieu, s’engendrant Lui-même. »

La double figure du Père et du Fils n’est en rien contradictoire avec l’unité fondamentale du Dieu, décrite par la célèbre formule hiéroglyphique « ua en ua », littéralement « l’Un de l’Un », trouvée sur la pyramide votive du Musée de Leyde.xvi

Jamblique a traduit cette formule en grec : πρώτος τοῦ πρώτοῦ θεωῦ, protos tou protou theôu, (« le Premier du Premier Dieu ») qu’il applique à la seconde hypostase divine (Dieu le Fils)xvii.

Il est établi que le Dieu Un recevait différents noms dans les divers nomes d’Égypte, par exemple Phthah à Memphis, Ammon à Thèbes, Atoum à Héliopolis, Osiris à Abydos, Horus à Nekhen ou Hiérakonpolis.

Dans le Livre des Morts, le Dieu unique apparaît sous trois hypostases, qui ont pour noms Kheper, Atoum et Ra. Cette triple hypostase est symboliquement réunie dans la barque sacrée dont l’image figure au chapitre XVI du Livre des Morts.

Kheper signifie « être » et « engendrer ». C’est aussi le nom du scarabée, Kheper, qui était un des symboles du Dieu.

Atoum a pour racine tem qui dénote la négation. On peut interpréter ce nom comme signifiant « l’Inaccessible », « l’Inconnu ». A Thèbes, Atoum signifiait « le Mystère ». On dit qu’Atoum est « existant seul dans l’abîme », avant même l’apparition de la lumière. Atoum est aussi le prototype divin de l’homme, lequel devient un «Toum » après sa mort et sa résurrection.

Le nom divin Ra est employé pour dénoter l’essence même du Dieu, sa lumière, dont un autre nom encore est cette formule : « L’adoration de Ra et l’âme de Ra. »xviii

Les trois noms du Dieu distinguent ses hypostases, mais celles-ci sont appelées à fusionner.

Dans le Livre des Morts, Osiris « appelle » Ra et Ra vient. Alors Osiris et Ra s’unissent et fusionnent dans une complète égalité.

Si Ra est le Dieu qui est entré dans le temps et dans la lumière, après la Création, Osiris est le Dieu qui « est » avant l’origine, qui a précédé la lumière. Il est le Dieu du passé infini, intemporel. Il est le Créateur. Il incarne la loi des êtres et le principe du Bien.

Surtout, Osiris joue un rôle particulièrement mystérieux avec sa mort, puis avec sa résurrection.

Le Traité sur Isis et d’Osiris de Plutarque donne quelques éclaircissements sur le sacrifice du Dieu. Il montre toute la symbolique qu’il faut attacher à cette formule : « Le cœur d’Osiris est dans tous les sacrifices. »xix

On pourrait la gloser ainsi : le sacrifice (ou le cœur) originaire de la conscience divine est devenu la conscience (ou le cœur) de tous les sacrifices.

______________

iSeulement après que l’âme a été confrontée aux quatre esprits chargés du jugement. Elle leur adresse cette prière: « Ô Vous qui résidez sur le devant de la barque du soleil ! Vous qui apportez la justice au Seigneur universel ! Juges de mon châtiment ou de mon triomphe, vous qui réconciliez avec les dieux par le feu de vos bouches ! Vous qui recevez les offrandes des dieux et les dons destinés aux mânes ! Vous qui vivez de la justice, qui vous nourrissez d’une vérité sans détour et qui abhorrez les iniquités! Effacez toutes mes souillures, détruisez toutes mes iniquités ! Vous qui ne conservez aucune tache, accordez moi d’éviter Ammah, d’entrer dans Ra-Sta et de traverser les portes mystérieuses de l’Amenti. Donnez-moi donc les deux pains sacrés (Schensuet Peresu) comme aux autres esprits. » Les esprits répondent à l’âme suppliante : « Entre et sors, dans Ra-Sta ; traverse, viens ! Nous effaçons toutes tes souillures, nous détruisons toutes tes iniquités, etc. »

iiJamblique. Les Mystères d’Égypte. Trad. Édouard des Places. Édition des Belles Lettres, Paris, 1966

iiiDans une autre traduction : « Je suis hier et je connais le matin ». Cette formule est ainsi commentée par le Livre des morts: « Il l’explique : hier, c’est Osiris ; le matin, c’est Ra, dans ce jour où il a écrasé les ennemis du Seigneur universel, et où il a donné le gouvernement et le droit à son fils Horus. Autrement dit, c’est le jour où nous célébrons la rencontre du cercueil d’Osiris par son père Ra. » (Verset 5 du Chapitre XVII du Livre des morts.Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.44) Emmanuel de Rougé a commenté ce commentaire : « La formule me paraît exprimer l’unité du temps par rapport à l’être éternel ; hier et le lendemain sont le passé et le futur également connus de Dieu. La glose introduit pour la première fois le mythe d’Osiris. Elle donne Osiris comme le type du passé sans limites qui précède la constitution de l’univers, accompagnée par la victoire du soleil sur les puissances désordonnées. Ra est ici une véritable transfiguration d’Osiris, puisque Horus est appelé son fils. La seconde glose nous montre, au contraire, Osiris comme fils de Ra. » (Ibid.)

ivLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. LXIV, l. 1-84. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 190-195

vLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. CIX, l. 10-11. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 327-328

viLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. CIX, l. 15 et l.17. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 329

viiLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. CX, l. 4. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 333

viiiLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. LXXXIX, l. 1-7. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 275-276

ixLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. CLIV, l. 1-5. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 533-534

xLe Livre des morts.Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.75

xiLe Dieu unique des anciens Égyptiens est certes « créateur » (de tous les dieux, de tous les êtres, et de tous les mondes), mais loin de se « reposer » après avoir créé le monde, Il continue de se transformer et de s’engendrer Lui-même, en tant que principe divin. De même, Il désire rester toujours associé à Sa création, et impliqué dans son développement ultérieur. La création continue d’être impliquée dans un rapport avec le divin, rapport dont la nature peut varier, avec l’élévation du niveau de conscience général. L’auto-engendrement éternel du Dieu, ainsi que Son « association » avec Sa création, impliquent une forme de dualité ou de dialogue entre le Dieu et Lui-même, et implique aussi un rapport entre le Dieu et Sa création.Il y avait donc déjà dans l’Égypte ancienne cette intuition, assez élaborée, d’une « participation » immanente ou même d’une « alliance » transcendante du Dieu avec Sa création. Cette idée, fort ancienne puisqu’elle remonte aux premières dynasties égyptiennes, était déjà à cette époque reculée intrinsèquement révolutionnaire, et elle le reste de nos jours. Nous n’avons pas fini d’en considérer les retombées, historique, anthropologique, philosophique, théologique, eschatologique… L’idée de la participation divine dans la création implique en substance que le Dieu suprême ne reste pas « seul », dans Sa transcendance absolue, après avoir créé le monde et tous les êtres. Il ne reste pas « séparé », isolé, au-delà et en dehors de Sa création, mais Il renonce en quelque sorte à son statut suprême de divinité détaché de Tout, et Il s’incarne dans Sa propre création, et dans la conscience de l’homme. Ce faisant, Il s’humilie, pourrait-on dire, – si l’on se rappelle de la proximité étymologique entre homo et humus. Par la création, le Dieu suprême accorde aux êtres créés le fantastique don de l’être, mais aussi le don de participer à l’essence divine de son propre être, plus fantastique encore si l’on y réfléchit. Comme condition nécessaire de cette participation, le Dieu accorde aussi à Sa création et aux créatures, selon leurs capacités, une forme de liberté, essentielle, et surtout la conscience de leur rôle dans l’économie divine du salut. Cette liberté fondamentale, d’essence divine, est en relation et en cohérence avec le statut divin qui est attribué à l’essence de l’être. De par cette liberté, la Création en général et l’Homme en particulier ont une responsabilité active dans le devenir et dans la réalisation du projet divin. La Création fait partie du plan de Dieu, en ce qu’elle participe à Son éternel renouvellement, Son éternelle régénération. En donnant à Sa création une origine divine, de facto, Il lui donnait aussi vocation à se diviniser effectivement, toujours davantage, dans le long terme, par l’effet de sa propre liberté. Ce faisant, le Dieu Très-Haut a consenti à ce qu’il faut bien appeler un « sacrifice », le sacrifice de Sa sur-éminence, de Sa transcendance, en descendant dans le Très-Bas qu’est a priori la création, par rapport à Lui.

xiiL’idée du sacrifice du Dieu suprême pour le bénéfice de la Création n’est pas propre à l’Égypte ancienne. On la retrouve dans le Véda, avec le sacrifice du Dieu suprême, Prajāpati, « Seigneur des créatures ». Le Dieu primordial, le Créateur suprême, Prajāpati, s’est sacrifié pour que l’univers, ainsi que l’ensemble des créatures vivantes, puissent advenir à l’être. Prajāpati fait don de son Être aux êtres. Son sacrifice vide Prajāpati de toute sa substance. « Quand Il eut créé tous les choses existantes, Prajāpati sentit qu’il était vidé ; il eut peur de la mort. » (Satapatha Brāhamaṇa X,4,2,2)

xiiiVerset 7 du Chapitre XVII du Livre des morts.Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.45 .

xivLe mot comprend en particulier le hiéroglyphe de valeur phonétique met, représentant un phallus en érection, et éjaculant. Cf. E.A. Wallis Budge. An Egyptian Hieroglyphic Dictionary, Vol. I. Dover Publicatiobs, New York, 1920, p. cviii.

xvMaître Eckhart. Sermons-Traités. « De la sortie de l’esprit et de son retour chez lui ». Gallimard. 1942, p.117

xviEmmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, Note 3, p.75

xviiJamblique. Les Mystères d’Égypte. Trad. Édouard des Places. Édition des Belles Lettres, Paris, 1966

xviiiChapitre XVII du Livre des morts.Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860

xixVerset 29 du Chapitre XVII du Livre des morts.Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.63.

Two Encounters with the ‘Name’ and the ‘Body’ of God.


« Jacob Wrestling with the Angel ». Chagall

During a strange and famous night, Jacob struggled for a long time with a ‘man’, hand to hand, thigh to thigh. Neither winner nor loser. Finally, the ‘man’ struck Jacob in the hollow (kaf) of the hip (yarakh). The hip dislocated.i

In Hebrew, the word kaf has several meanings: « the hollow, the palm of the hand; the sole of the foot; or the concavity of the hip (the ischium, one of the three bones that make up the hipbone) ». These meanings all derive from the verbal root kafaf meaning ‘that which is curved, that which is hollow’. In another vocalization (kef), this word also means ‘rock, cave’.

Jacob’s battle did not end until his adversary, the man, wanted to leave at dawn. But Jacob would not let him go. He said to him: « I will not leave you until you have blessed me »ii .

This was a strange request, addressed to a determined adversary who had been able to hit him in the weakest point, in the hollow of the thigh, dislocating it.
A strange, disjointed dialogue followed.
The man asked Jacob: “What is your name?”
He answered: “Jacob”.
The man replied, « Your name shall no longer be Jacob, but Israel, for you have fought with God and with men, and have prevailed »iii.
Was it against God himself that Jacob had been fighting all night? And had Jacob fought not only against God, but also ‘with men’? And had he decisively defeated all them, divine and human, only at the price of a dislocated hip?

However his apparent success was not complete… His name had indeed been changed for eternity, and he had received eloquent praise, but Jacob was still not blessed, despite his urgent request.
Changing his tactics, he questioned the ‘man’:
« Let me, I pray thee, know thy name. He answered : – Why do you ask my name? And he blessed him there »iv.

‘He blessed him, there’. In Hebrew: Va yebarekh cham.
The word cham means ‘there’; but in a very close vocalization, the word chem means ‘name’.
Jacob asked the man for his ‘name’ (chem), and in response the man blessed him, ‘there’ (cham).

This is literally a ‘metaphor’, – that is to say, a ‘displacement’ of the ‘name’ (chem) to a place, ‘there’ (cham).
And this ‘there’, this ‘place’, was soon to receive a new name (Peni-El), given by Jacob-Israel.

The divine transcendence, which does not reveal its name (chem) here, suggests that Jacob is faced with an absolute non-knowledge, a radical impossibility of hearing the (ineffable) name. This non-knowledge and this transcendent non-saying can nevertheless be grasped, through a metaphor of immanence, through the displacement towards the ‘there’ (cham), but also through a metaphor inscribed in the body, in the hollow (kaf) of the hip and in the ‘displacement’ (the dislocation) that this hollow makes possible.

What a curious encounter, then, that of Jacob with the divine!

Jacob had fought without winning, nor being defeated, but the hollow of his hip was struck, and of this dislocated hip, the children of Israel still keep the memory by a food taboo…
Jacob had asked to be blessed by his adversary, but the latter had only changed his name (chem), – without however blessing him.
Jacob then asked the man for his own name (chem), and the man, as his only answer, finally blessed him, ‘there’ (cham), but still without giving him his name (chem).
Since he did not know this name, which was kept secret, Jacob gave this place, this ‘there’ (cham), the name (chem) of ‘Peni-El‘. « For, he said, I have seen God face to face, and my life (nefech) has been saved. »v
Since he could not hear the proper name of God, Jacob gave a name to this place, using the generic word El, which means ‘god’.
Peni-El, word for word, ‘face of God’.

This was an a posteriori affirmation that the ‘man’ against whom Jacob had fought was in fact God, or at least some living being who had presented him with a ‘face’ of God…
Now, it had long been accepted in the ancient religion of the Hebrews that one cannot see the face of God without dying.
Jacob had struggled ‘against God’ and had seen His face, yet he had not died. His own name had been changed, and he had been blessed, – but the name (of God) had not been revealed to him.
This revelation would be made much later to Moses, but then Moses would not see the ‘face of God’, since he had to take refuge in the ‘hollow’ of another rock, and see only the back of God…

To Jacob and Moses were revealed the Name or the Face, – not the Name and the Face.

Let us add that all this scene took place at night. Then the sun came.
« The sun was beginning to shine on him when he left Peni-El »vi.

This direct reference to the sun (and to the light of day) seems to give the solar star the role of a negator of the night, and of revelation.
It is probably not unrelated either, from the Hebrew point of view, to the ancient Egyptian culture, which is known to have seen in the ‘sun’, as in ‘night’, one of the symbols of the divine.

To understand this implicit reference in its relation to the story of Jacob’s struggle against ‘man’ or against ‘God’, it may be useful to cite a singular episode in the story of Ra, – this solar God who also, strikingly enough, refused to reveal his ineffable name to a tireless questioner, Isis.

The famous Egyptologist, Gaston Maspéro, has described this story in detail, taking as his source the ‘hieratic’ papyri of Turin, dating back to the Ramesside period of the nineteenth and twentieth dynasties, from the end of the fourteenth century to the twelfth century B.C., and thus some two or three centuries before the period corresponding to the generations of Abraham, Isaac and Jacob.

« Nothing shows this better than the story of Ra. His universe was the outline of ours, for Shu did not yet exist, Nouît continued to rest in the arms of Sibou, and the sky was one with the earth. « vii

By dint of his generosity towards men, the God Ra had kept only one of his powers, his own Name, which his father and mother had given him, which they had revealed to him alone and which he kept hidden in the depths of his chest, for fear that a magician or a sorcerer would seize it.viii
But Ra was getting old, his body was bending, « his mouth was shivering, his drool was running to the ground, and his saliva was dripping on the ground »ix.
It so happened that « Isis, until then a simple woman in the service of Pharaoh, conceived the project of robbing him of his secret ‘in order to possess the world and to make herself a goddess by the name of the august godx. Violence would not have succeeded: weakened as he was by years, no one had enough strength to fight against him successfully. But Isis ‘was a woman who knew more in her malice than millions of men, who was skillful among millions of gods, who was equal to millions of spirits, and who knew everything in heaven or on earth, as much as Ra did’xi. She devised a most ingenious stratagem. If a man or a god was ill, the only way to cure him was to know his true name and to call upon the evil being who was tormenting himxii. Isis resolved to launch a terrible evil against Ra, the cause of which she would conceal from him, and then to offer to heal him and to wrest from him through suffering the mysterious word indispensable to the success of the exorcism. She collected the mud impregnated with the divine slime, and kneaded a sacred snake of it which she buried in the dust of the road. The god, bitten unexpectedly as he left for his daily rounds, uttered a howl: ‘his voice went up to heaven and his Novena, « What is it, what is it? », and his gods, « What is it, what is it? », but he did not find what to answer them, so much his lips were chattering, so much his limbs were trembling, so much the venom was taking on his flesh, as the Nile takes on the ground which it invades. »xiii
He came back to himself however and managed to express what he felt (…): ‘Here, let them bring me the children of the gods with the beneficent words, who know the power of their mouth and whose knowledge reaches the sky!
They came, the children of the gods, each of them with their grimoires. She came, Isis, with her sorcery, her mouth full of life-giving breaths, her recipe for destroying pain, her words that pour life into breathless throats, and she said: ‘What is this, what is this, O father-gods? Is it not that a serpent produces pain in you, that one of your children raises his head against you? Surely he will be overthrown by beneficent incantations and I will force him to retreat at the sight of your rays.’xiv
The Sun, learning the cause of his torments, is frightened (…). Isis offers him her remedy and discreetly asks him for the ineffable name, but he guesses the ruse and tries to get out of it by enumerating his titles. He takes the universe as witness that he is called ‘Khopri in the morning, Ra at noon, Toumou in the evening’. The venom did not flow back, but it still worked and the great god was not relieved.
Then Isis said to Ra: ‘Your name is not stated in what you have recited to me! Tell me and the venom will come out, for the individual lives, let him be charmed in his own name.’ The venom was like fire, it was strong like the burning of the flame, so the Majesty of Ra said: ‘I grant that you search me, O mother Isis, and that my name pass from my breast into your breast.’xv
The almighty name was really hidden in the body of the god, and it could only be extracted by a surgical operation, similar to that which corpses undergo at the beginning of mummification. Isis undertook it, succeeded, drove out the poison, and became a goddess by virtue of the Name. The skill of a simple woman had stripped Ra of his last talisman. »xvi

Let us put in parallel the two stories, that of the fight of Jacob in Genesis and that of the extortion of the ineffable name of Ra by Isis, in the Turin papyrus.
Jacob is a man, intelligent, rich, head of a large family and of a numerous domesticity.
Isis is a simple woman, a servant of the Pharaoh, but very cunning and determined at all costs to reach a divine status.
Jacob fights against a man who is in reality God (or an envoy of God, possessing his ‘face’). He asks him for his blessing and his name, but only obtains the blessing, the change of his own name, without the ineffable name of God (only known under the generic name ‘El’) being revealed to him.
Isis deceives the God (publicly known as Ra, Khopri, or Tumu) by her cunning. This great god shows himself weak and suffering, and he is easily fooled by this woman, Isis. She uses the God’s creative powers without his knowledge, and forms, from a mud impregnated with the divine saliva, a snake that bites the God and inoculates him with a deadly venom. The Sun God is now so weak that he cannot even bear, although he is the Sun of the universe, the ‘fire’ of the venom, ‘burning’ like a ‘flame’…
Jacob « fights » hand to hand with the God-man, who strikes him in the « hollow » of the hip, without ever revealing his Name.
Isis, for her part, « searches » the breast of the God Ra, with his (somewhat forced) agreement, in order to finally extract his (unmentioned) Name, and incorporate it directly into her own breast, which has become divine.

An idea somewhat similar to this search in the ‘breast’, though to some extent reversed, is found in the account of Moses’ encounter with God on Horeb.
« The Lord said to him again, ‘Put your hand in your breast’. He put his hand in his breast and took it out, and it was leprous, white as snow. He said again, ‘Put your hand back into your breast’. And he put his hand in his breast again, and then he took it out, and behold, it had regained its color. « xvii
The similarity is in the search of the ‘breast’. The difference is that Moses searches his own breast, whereas Isis searched the breast of Ra…

Note that in the case of Jacob as in that of Isis, the ineffable name is still not revealed. Jacob only knows the generic name El.
As for Isis, she is given to see the Name transported from the bosom of Ra into her own bosom, divinizing her in the process, but without her publicly revealing the Name itself.

However, it is undeniable that Isis succeeded where Jacob failed. She got to know the Name, in her heart.

There is yet another difference between Isis and Jacob.

Jacob, by his new name, embodied the birth of ‘Israel’.
As for Isis, she became a goddess, and the faithful companion, in life and in death, of the god Osiris. She transcended, when the time came, his dismemberment, and prepared the conditions of his resurrection. She participated in the metaphysical adventure of this murdered, dismembered and resurrected God, whose divided body, cut into pieces, was distributed through the nomes of Egypt, to transmit to them life, strength and eternity.

Today, Isis seems to have no more reality than that which is given to ancient dreams.
And yet, the metaphor of the murdered God (Osiris), whose body was cut up and distributed throughout Egypt and the rest of the world, offers some analogy with the Christian idea of the messianic God, murdered and shared in communion.

Man’s play with metaphors continues to this day…
Who will win, in the end, the transcendence of the ‘name’ (chem), – or the immanence of the ‘there’ (cham)?
The ‘hollowness’ of Jacob’s hip, or the ‘fullness’ of Isis’ breast?

Or should we expect something else, as ineffable as the Name?
Something that would unite together the full and the hollow, the chem and the cham?

_______________

iGen 32, 25-26

iiGen 32, 25-26

iiiGen 32, 29

ivGn 32, 30

vGen 32, 31

viGn 32, 32

viiG. Maspéro. Ancient history of the peoples of the Classical East. Hachette Bookstore. Paris, 1895, p. 160

viiiG. Maspéro indicates in a note that the legend of the Sun stripped of its heart by Isis was published in three fragments by Pleyte and Rossi (Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. XXXI, LXXVII, CXXXI-CXXXVIII), without them suspecting its value, which was recognized by Lefébure (Un chapitre de la Chronique solaire, in the Zeitschrift, 1883, p.27-33). In op.cit. p. 162, note 2.

ixPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 2-3, in op.cit. p. 162, note 3.

xPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 1-2, in op.cit. p. 162, note 4.

xiPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXI, I, 14 – pl. CXXXII, I,1, in op.cit. p. 162, note 5.

xiiOn the power of divine names and the value of knowing their exact names, see G. Maspero, Etudes de mythologie et d’Archéologie Égyptiennes, vol. II, pp. 208 ff.

xiiiPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 6-8, in op.cit. p. 163, note 1.

xivPleyte-Rossi, The Hieratic Papyrus of Turin, pl. CXXXII, I, 9- pl… CCXXXIII, I,3, in op.cit. p. 163, note 2.

xvPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 10-12, in op.cit. p. 164, note 1.

xviG. Maspéro. Ancient history of the peoples of the Classical East. Hachette Bookstore. Paris, 1895, p. 161-164.

xviiEx 4, 6-7

Check Maat


Maat

In Egypt, two Coptic churches suffered suicide attacks during Palm Sunday in April 2017. This Christian feast, a week before Easter, recalls the day when Jesus, riding on a donkey, entered Jerusalem, welcomed by jubilant inhabitants, brandishing branches and palms as a sign of enthusiasm. Jesus was arrested shortly afterwards and crucified.

Jihadists came to Tanta and Alexandria. They blew themselves up in the midst of the crowd of the faithful. The globalized jihad preferably chooses weak targets, and seeks to provoke hatred and rage, to inflame resentment between peoples, to set religions against each other.

The policies of Egyptian President Abdel Fattah el-Sissi, who had just been re-elected, undoubtedly had something to do with Daech’s radicalisation in that country. But many other, more distant, deeper causes contributed to this umpteenth attack.

The New York Times wrote an ambiguous and somewhat hypocritical editorial after the attack, an excerpt of which reads as follows: « The struggle against terrorism is not a ‘war’ that can be won if only the right strategy is found. It is an ongoing struggle against enormously complex and shifting forces that feed on despair, resentment and hatred, and have the means in a connected world to spread their venom far and wide.”i

For the columnist of the New York Times, « jihad » is not a « war » that could be won, for example, with a « good strategy ». It is not a « war », it is a continuous « struggle » against forces of « enormous complexity » that are constantly shifting and feeding on « despair, resentment and hatred ».

Not a word in the article, however, to attempt to shed light on this ‘complexity’ or to delve deeper into the origin of this ‘despair’, ‘resentment’ and ‘hatred’. The New York Times merely warns readers not to give in to despair, panic or hatred themselves. Not a word about the policies of the Western powers in this part of the world for more than a century. Not a word about the responsibility of countries like England or France for sharing the spoils of the Ottoman Empire after the First World War.

Not a word about decolonization, after the Second World War, or the consequences of the Cold War. The self-serving involvement of powers such as the United States and the USSR is not analyzed.

Nor, of course, the Israeli-Palestinian conflict. The collapse of Libya, facilitated by a coalition of Western countries, does not lend itself to any analysis either.

The New York Times cannot give a history lesson, and recapitulate all the woes of the world in each of its editorials. But the focus of this particular article on the « despair », « hatred » and « resentment » of the jihadists deserves at least the beginnings of an explanation.

Writing about these subjects is difficult, but it is not « extraordinarily complex ». Even a Donald Trump, in the midst of an election campaign, and with known success, was able to address some aspects of it through tweets, and to point to the direct responsibility of the Bushes, father and son, in this never-ending « fight ».

The White House spokesman had to apologize publicly for stating that even Hitler did not use chemical weapons during the Second World War. This statement, both fanciful and outrageous, was supposed to underline the seriousness of Assad’s crimes and to justify an increase in the bombing of Syria by the United States, increasing the general confusion and making it even more difficult to perceive a possible political outcome in that part of the world.

In a few centuries, perhaps, the distant descendants of the Western voters in whose name these policies were implemented will analyze the responsibilities and judge the strategies deployed in the Middle East throughout the last century, after the launch of the « Great Game » deployed for the greater good of the British Empire.

Today, this Empire is no more. The few crumbs that remain, like Gibraltar, could prove embarrassing to the British ultra-nationalists who dream of Brexit, and who are trying to regain the glory of yesteryear in splendid independence.

Let us try a little utopia. Tomorrow, or in a few centuries’ time, people may decide to put an end to the « long » history and its heavy consequences. All we have to do is look back to the depths of the past, to see the layering of plans, the differentiation of ages. Tomorrow, the entire modern era will be nothing more than an outdated and abolished moment of a bygone past, and an exorbitant testimony to the folly of mankind.

Islam has only thirteen centuries of existence, Christianity twenty centuries and Mosaic Judaism about thirty-two centuries.

Egypt, by contrast, is not lacking in memory. From the top of the pyramids, well over forty centuries contemplate the suburbs of Cairo. Two thousand years before the appearance of Judaism, Ancient Egypt already possessed a very elaborate religion, in which the essential question was not that of « monotheism » and « polytheism », but rather the profound dialectic of the One (the Creator, the original God), and the Multiple (the myriad of His manifestations, of His names).

In the Texts of the sarcophagi, which are among the oldest written texts of humanity, we read that the Creator God declared: « I have not commanded (humanity) to do evil (jzft); their hearts have disobeyed my words.”ii

The Egyptologist Erik Hornung gives this interpretation: Human beings are responsible for this evil. They are also responsible for their birth, and for the darkness that allows evil to enter their hearts.

The gods of Egypt can be terrifying, unpredictable, but unlike men, they do not want evil. Even Set, the murderer of Osiris, was not the symbol of absolute evil, but only the necessary executor of the world order.

« The battle, the constant confrontation, the confusion, and the questioning of the established order, actions in which Set engaged, are necessary characteristics of the existing world and of the limited disorder that is essential to a living order. Gods and men must, however, see to it that disorder never comes to overthrow justice and order; this is the meaning of their common obligation towards Maatiii

The concept of Maat in ancient Egypt represents the order of the world, the right measure of things. It is the initial and final harmony, the fundamental state willed by the Creator God. « Like the wounded and perpetually healed ‘eye of Horus’, Maat symbolizes this primary state of the world.”iv

The Egyptians considered Maat to be a substance that makes the whole world « live », that makes the living and the dead, gods and men « live ». The Texts of the Sarcophagi say that the gods « live on Maat« .

The idea of Maat is symbolized by a seated goddess wearing the hieroglyph of an ostrich feather on her head. Pharaoh Ramses II is represented offering this symbolic image of Maat to the God Ptah.

Maat‘s offering has a strong charge of meaning. What the God Ptah wants is to be known in the hearts of men, because it is there that the divine work of creation can acquire its true meaning.

Maat emanated from the Creator God at the time of creation. But it is through men that Maat must return to God. In the Egyptian religion, Maat represents the original « link » or « covenant » between God and man. It is this « link », this « covenant », that must be made to live with Maat.

If men turn away from this « covenant », if men remain silent, if they show indifference towards Maat, then they fall into the « non-existent », – according to the ancient Egyptian religion. This silence, this indifference, only testifies to their nothingness.

The Coptic bodies horribly torn apart by the explosions in Alexandria and Tanta are like the dismembered body of Osiris.

By the strength of her spirit, by the power of her « magic », Isis allowed the resurrection of Osiris. Similarly, the Palms announce Easter and the resurrection of God.

What could be the current global metaphor that would be equivalent to the « resurrection » of Osiris or the « resurrection » celebrated at Easter?

What current word could fill the absence of meaning, the abysmal absurdity, the violence of hatred, in this world?

Egyptian blood flowed again in the Nile Delta, and bodies were violently dismembered.

Where is the Isis who will come to resurrect them?

Where is hiding the Spirit of Maat?

iNew York Times, April 12th, 2017

iiErik Hornung. Les Dieux de l’Égypte. 1971

iiiIbid.

ivIbid.

Inanna et Dumuzi: La fin de leur sacré mariage.


Comme à Sumer, il y a six mille ans, j’aimerais chanter un lai divin, un hymne de joie en l’honneur d’Inanna, la ‘Dame du Ciel’, la Déesse suprême, la plus grande des divinités, la Souveraine des peuples, la Déesse de l’amour et de la guerre, de la fertilité et de la justice, de la sagesse et du sexe, du conseil et du réconfort, de la décision et du triomphe.

Pendant plus de quatre millénaires, à Sumer et ailleurs, des peuples ont prié et célébré Inanna, « joyeuse et revêtue d’amour », sous son nom d’Ishtar ou d’Astarté, de Vénus ou d’Aphrodite, dans toutes les langues d’alors, de l’Akkad à l’Hellade, de la Chaldée à la Phénicie, de l’Assyrie à la Phrygie, de Babylone à Rome…

Et longtemps, d’hymnes et de prières, on a aussi chanté sur la terre, dans l’allégresse, les noces, l’union sacréei d’Inanna et Dumuzi.

En témoigne ces vers sacrés, non dénués d’une forte charge d’érotisme :

« Le roi, tête droite, saisit le sein sacré,

Tête droite, il le saisit, ce sein sacré d’Inanna,

Et il [Dumuzi] se couche avec elle,

Il se réjouit en son sein pur. »ii

Ou encore, ce chant, non moins cru, et non moins sacré :

« Cette glèbe bien irriguée qui est à moi,

Ma propre vulve, celle d’une jeune fille,

Comme une motte ouverte et bien irriguée – qui en sera le laboureur ?

Ma vulve, celle d’une femme, terre humide et bien mouillée,

Qui viendra y placer un taureau ?

– ‘Ma Dame, le roi viendra la labourer pour toi.

Le roi Dumuzid viendra la labourer pour toi.’

‘Ô laboure mon sexe, homme de mon cœur !’ …

Elle baigna ses saintes hanches… son saint bassin… »iii

Le nom du dieu Dumuzi (ou Dumuzid) s’écrit 𒌉 𒍣 dans les anciens caractères cunéiformes de Babylone.

En sumérien, ces caractères se lisent Dû-zi , Dum-zi, Dumuzi ou Dumuzid, et en akkadien Tammuz, nom qui apparaît d’ailleurs dans la Bible, dans le livre d’Ézéchieliv.

Le caractère 𒌉, ou dum, signifie « fils ».

Le caractère 𒍣, zi, signifie «vie», « souffle », « esprit ».

Zi

Dû-zi ou Dumuzid signifie donc ‘Fils de la Vie’ — mais compte-tenu de l’ambivalence du signe zi, il pourrait aussi signifier ‘Fils du Souffle’, ‘Fils de l’Esprit’.

Cette interprétation du nom Dumuzi comme ‘Fils de la Vie’ est « confirmée, selon l’assyriologue François Lenormant, par le fragment d’hymne bilingue, en accadien avec traduction assyrienne, contenu dans la tablette K 4950 du Musée Britannique et qui commence ainsi : ‘Gouffre où descend le seigneur Fils de la vie, passion brûlante d’Ishtar, seigneur de la demeure des morts, seigneur de la colline du gouffre’. »v

Ainsi, de par l’étymologie et à en croire les chants qui les ont célébrées, les noces d’Inanna et de Dumuzi furent à la fois divinement érotiques et spirituelles, – elles furent, en essence, très crûment et très saintement, celles de la Déesse « Dame du Ciel » et du Dieu « Fils de la Vie ».

Mais l’amour, même mystique, de Dumuzi, ne suffit pas à combler la divine Inanna…

Elle désira un jour quitter les hauteurs du Ciel, et descendre en ce ‘Pays immuable’, nommé Kur, ou Irkalla, et qui est pour Sumer le monde d’En-bas, le monde des morts.

Pour ce faire, il lui fallait tout sacrifier.

Le texte sumérien original qui relate la descente aux Enfers d’Inanna est disponible sur le site de l’ETCSL géré par l’université d’Oxford. J’en traduis ici les premiers versets, qui ont une forme répétitive, insistante, hypnotique, et qui évoquent comme une litanie tous les éléments de la perte, et l’immensité du sacrifice consenti par la Déesse pour entreprendre sa katabase :

« Des hauteurs du Ciel, elle fixa son esprit sur le grand En-bas. Des hauteurs du Ciel, la Déesse fixa son esprit sur le grand En-bas. Des hauteurs du Ciel, Inanna fixa son esprit sur le grand En-bas. Ma Dame abandonna le Ciel, elle abandonna la Terre, elle descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le en [la prêtrise], elle abandonna le lagar [une autre fonction religieuse], et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-ana d’Unug [un temple, comme les autres lieux sacrés qui vont suivre], et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-muš-kalama de Bad-tibira, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le Giguna de Zabalam, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-šara d’Adab, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le Barag-dur-ĝara de Nibru,et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le Ḫursaĝ-kalama de Kiš, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-Ulmaš d’Agade, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’ Ibgal d’Umma, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-Dilmuna d’Urim,et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’Amaš-e-kug de Kisiga, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-ešdam-kug de Ĝirsu, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-šeg-meše-du de Isin, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’Anzagar d’Akšak, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le Niĝin-ĝar-kug de Šuruppag, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-šag-ḫula de Kazallu, et descendit dans le monde d’En-bas (…) »

Une autre version, akkadienne, et plus courte, de la descente d’Inanna / Ishtar dans ce Pays souterrain fut traduite en français pour la première fois par François Lenormantvi, au 19ème siècle.

Les Babyloniens et les Assyriens se représentaient le monde d’En-bas divisé en sept cercles successifs, à l’instar, et comme par symétrie, des sept sphères célestesvii [révélées par les trajectoires des sept planètes], que leur science astronomique, multiséculaire et fort avancée, avait pu observer avec acuité.

Inanna franchit donc une à une les portes des sept cercles de l’Enfer, et à chacune de ces portes le gardien infernal la dépouilla, les unes après les autres, des parures précieuses dont elle était embellie. Finalement, à la septième porte, elle fut aussi dépouillée de sa grande robe de cérémonie, la pala, si bien qu’elle était entièrement nue lorsqu’elle fut enfin mise en présence de la reine du royaume funèbre et chthonien, – qui était aussi sa sœur aînée, nommée Ereshkigal en sumérien, et Belit en akkadien, ‘la Dame de la Terre’.

Lenormant note qu’à ce nom de Belit, une tablette mythologique fait correspondre le nom sémitique d’Allat, que l’on retrouve plus tard dans le paganisme arabe. Il souligne qu’Hérodote cite aussi les formes Alilat et Alitta du nom Allat. Il en déduit que ce nom a servi de principale appellation de la divinité du ‘principe féminin’, – ou plutôt, pourrais-je ajouter, de désignation du principe féminin de la Divinité –, et cela dans plusieurs régions de la Mésopotamie et de l’Asie mineure.viii

Le mot allat est en effet la forme féminine du mot arabe ilah, ‘dieu, divinité’, qui donnera ultérieurement le nom du Dieu du monothéisme, Allah, littéralement « le Dieu ».

Mais revenons au fond de l’Enfer.

Ereshkigal, ou encore Belit/Allat, en voyant arriver Inanna/Ishtar, se révéla à la fois fort jalouse et immédiatement méfiante. S’enflammant de colère, elle la frappa de maux et de lèpres qui affectèrent gravement toutes les parties de son corps. Selon une autre narration, sumérienne, Ereshkigal condamna Inanna à mort, et la tua par une triple imprécation, en lui jetant un « regard de mort », en prononçant une « parole de fureur» et en proférant un « cri de damnation » :

Elle porta sur Inanna un regard : un regard meurtrier!
Elle prononça contre elle une parole ; une parole furibonde!
Elle jeta contre elle un cri : un cri de damnation !ix

La mort d’Inanna s’ensuivit. Son cadavre fut pendu à un clou.

Mais pendant ce temps-là, An, le Dieu du Ciel, et les dieux de l’air et de l’eau, Enlil et Enki, s’inquiétaient de l’absence d’Inanna.

Ils intervinrent et envoyèrent au fond de l’Enfer deux êtres ambigus, Kalatur et Kurgara, pour la sauver de la mort. En répandant sur Inanna une ‘nourriture de vie’ et en lui versant une ‘eau de vie’, ceux-ci opérèrent sa résurrection, et la firent sortir du royaume des morts, remontant à rebours par les sept portes infernales.

Mais il y a une règle inflexible, immuable, du « Pays immuable » : toute résurrection doit être payée de la vie d’un vivant.

Les démons qui poursuivaient Inanna essayèrent donc de s’emparer, pour le prix de sa vie, de plusieurs personnes de la suite d’Inanna, d’abord sa fidèle servante Ninšubur, puis Šara, son musicien et psalmiste, et enfin Lulal, son garde du corps.

Mais Inanna refusa absolument de laisser les démons se saisir d’eux.

Alors les êtres infernaux allèrent avec elle jusqu’à la plaine de Kul’aba, où se trouvait son mari, le Roi-berger et Dieu Dumuzi.

Ils l’escortèrent donc jusqu’au grand Pommier
Du plat-pays de Kul’aba.
Dumuzi s’y trouvait confortablement installé
Sur un
trône majestueux!
Les démons se saisirent de lui par les jambes,
Sept d’entre eux renversèrent le lait de la baratte,
Cependant que certains hochaient la tête,
Comme la mère d’un malade,
Et que les
bergers, non loin de là,
Continuaient de jouer de la flûte et du pipeau!
Inanna porta sur lui un regard : un regard meurtrier
Elle prononça contre lui une parole ; une parole furibonde
Elle jeta contre lui un cri : un cri de damnation!
« C’est lui! Emmenez-le »
Ainsi leur livra-t-elle le
[roi] berger Dumuzi.x

Comme Ershkigal l’avait fait pour elle, Inanna porta un regard de mort sur Dumuzi, elle prononça contre lui une parole de fureur, elle lança contre lui un cri de damnation, mais avec un résultat différent. Alors qu’elle-même avait été « changée en cadavre » par les imprécations d’Ereshkigal, Dumuzi ne fut pas « changé en cadavre », mais il fut seulement emmené à son tour, bien vivant, dans l’Enfer de Kur, par les juges infernaux.

Quelle interprétation donner au fait qu’Inanna livre son amour Dumuzi aux démons infernaux, en échange de sa propre vie ?

Pourquoi ce regard de mort, ces paroles de fureur, ces cris de damnation à son encontre ?

Je propose trois hypothèses :

1. Pendant le séjour d’Inanna en Enfer, et doutant qu’elle revienne jamais, Dumuzi a trahi Inanna avec d’autres femmes ou avec d’autres déesses, ou bien encore, il a renoncé à la vie ‘spirituelle’ pour une vie ‘matérielle’ symbolisée par le ‘trône majestueux et confortable’… Inanna, le voyant se prélasser, écoutant la flûte et le pipeau, semblant indifférent à son sort, se met donc en colère et le livre aux démons pour lui faire connaître ce qu’elle a vécu, dans l’En-bas. Après tout n’est ce pas digne d’un Roi-dieu, nommé « Fils de la Vie », que de faire lui aussi l’apprentissage de la mort ?

2. Inanna se croyait jusqu’alors ‘déesse immortelle’, et divinement amoureuse du ‘Fils de la Vie’. Or après son expérience dans l’enfer d’Irkalla, elle s’est découverte ‘déesse mortelle’, et elle a constaté que son amour est mort aussi : Dumuzi n’a rien fait pour elle, il l’a décue par son indifférence… C’est en effet le Dieu de l’Eau, Ea (ou Enki), qui l’a sauvée, et non Dumuzi.

Comment ne pas être furieuse contre un dieu « Fils de la Vie » qui l’a aimée, certes, mais d’un amour moins fort que sa propre mort, puisqu’il ne lui a pas résisté ?

Elle découvre aussi que « l’amour est « violent comme la mort »xi. Sinon celui de Dumuzi, du moins le sien propre.

Et envoyer Dumuzi au Royaume des morts lui servira peut-être de leçon ?

3. Inanna représente ici une figure de l’âme déchue. Sa révolte est celle de l’âme qui se sait mortelle, qui est tombée dans l’Enfer, et qui se révolte contre le dieu Dumuzi. Elle se révolte contre un Dieu véritablement sauveur , car il s’appelle le Dieu « de la Vie », mais elle a perdu toute confiance en lui, parce qu’elle a cru qu’il n’avait apparemment pas su vaincre la mort, ou du moins qu’il s’était « reposé » pendant que un autre Dieu (Enki) s’employait à envoyer à Inanna « eau et nourriture de vie ».

Dans sa révolte, Inanna le livre aux juges infernaux et le condamne à une mort certaine, pensant sans doute : « Sauve toi toi-même si tu es un dieu sauveur! », mimant avec 3000 ans d’avance sur la passion du Christ, ceux qui se moquaient du Dieu en croix, au Golgotha.

Inanna révèle par là, sans le savoir, la véritable nature et le destin divin de Dumuzi, – celui d’être un dieu incompris, trahi, raillé, « livré » pour être mis à mort et enfermé dans l’enfer d’Irkalla, dans l’attente d’une hypothétique résurrection…

Le Dieu ‘Fils de la Vie’, ce Dieu qui est ‘Fils unique’xii, ‘enlevé avant le terme de ses jours’ et sur lequel on prononce des lamentations funèbres, n’est autre que le dieu lumineux, moissonné dans la fleur de sa jeunesse, qu’on appelait Adonis à Byblos et à Chypre, et Tammuz à Babylone.

Dumuzi à Sumer, Tammuz, à Akkad et en Babylonie, Osiris en Égypte, Attis en Syrie, Adonis en Phénicie, Dionysos en Grèce, sont des figures du même archétype, celui du Dieu mort, descendu aux enfers et ressuscité.

Il y a manifestement un aspect christique dans cet archétype.

Hippolyte de Rome (170-235), auteur chrétien, propose une interprétation allant effectivement dans ce sens.

Pour lui, la figure païenne de Dumuzi, ce Dieu sacrifié, connu aussi sous les noms d’Adonis, Endymion ou Attis, peut être interprétée comme un principe abstrait, et par ailleurs universel, celui de « l’aspiration à la vie », ou de « l’aspiration à l’âme ».

« Tous les êtres qui sont au ciel, sur la terre et dans les enfers soupirent après une âme. Cette aspiration universelle, les Assyriens l’appellent Adonis, ou Endymion, ou Attis. Quand on l’appelle Adonis, c’est pour l’âme en réalité que, sous ce nom, Aphrodite [c’est-à-dire originellement Inanna] brûle d’amour. Pour eux, Aphrodite, c’est la génération. Perséphone ou Coré [c’est-à-dire dans le mythe sumérien, Ereshkigal] est-elle éprise d’Adonis : c’est, dit-il, l’âme exposée à la mort, parce qu’elle est séparée d’Aphrodite, c’est-à-dire privée de la génération. La Lune devient-elle amoureuse d’Endymion et de sa beauté : c’est, dit-il, que les êtres supérieurs (à la terre) ont aussi besoin de l’âme. La mère des dieux [Cybèle] a-t-elle mutilé Attis, bien qu’elle l’eût pour amant, c’est que là-haut, la bienheureuse nature des êtres supérieurs au monde et éternels veut faire monter vers elle la vertu masculine de l’âme, car l’homme, dit-il est androgyne. »xiii

Inanna (ou Aphrodite) représente symboliquement le principe même de la « génération », ou de la « création », qui anime toute matière, et qui traverse tout être et toute chose, – au ciel, sur la terre et en enfer.

Dumuzi (ou Adonis) est en revanche la figure de la « spiration de l’esprit », la spiration du divin, qui est présente dans les « aspirations de l’âme », ou dans « l’aspiration à l’âme », et qu’on peut appeler aussi le « désir d’amour ».

i Samuel Noah Kramer, The Sacred Marriage: Aspects of Faith, Myth and Ritual in Ancient Sumer. Bloomington, Indiana: Indiana University. 1969, p.49

ii Selon la traduction que je propose en français du chant rapporté en anglais par Yitschak Sefati: « The king goes with lifted head to the holy lap,
Goes with lifted head to the holy lap of Inanna,
[Dumuzi] beds with her,
He delights in her pure lap. » (Yitschak Sefati, Love Songs in Sumerian Literature: Critical Edition of the Dumuzi-Inanna Songs. Ramat Gan, Israel, Bar-Ilan University. 1998, p.105, cité par Johanna Stuckey in Inanna and the Sacred Marriage.)

iii Selon ma traduction de la version anglaise du chant d’Inanna collationné par l’université d’Oxford :

« Inana praises … her genitals in song: « These genitals, …, like a horn, … a great waggon, this moored Boat of Heaven … of mine, clothed in beauty like the new crescent moon, this waste land abandoned in the desert …, this field of ducks where my ducks sit, this high well-watered field of mine: my own genitals, the maiden’s, a well-watered opened-up mound — who will be their ploughman? My genitals, the lady’s, the moist and well-watered ground — who will put an ox there? » « Lady, the king shall plough them for you; Dumuzid the king shall plough them for you. » « Plough in my genitals, man of my heart! »…bathed her holy hips, …holy …, the holy basin ».

A balbale to Inanna. http://etcsl.orinst.ox.ac.uk/cgi-bin/etcsl.cgi?text=t.4.08.16#

iv « Et il me conduisit à l’entrée de la porte de la maison de l’Éternel, du côté du septentrion. Et voici, il y avait là des femmes assises, qui pleuraient Tammuz. » Éz 8,14

v François Lenormant. Les premières civilisations. Tome II. Chaldée, Assyrie, Phénicie. Paris. Ed. Maisonneuve, 1874, pp. 93-95

vi François Lenormant. Textes cunéiformes inédits n°30, traduction de la tablette K 162 du British Museum, citée in François Lenormant. Les premières civilisations. Tome II. Chaldée, Assyrie, Phénicie. Paris. Ed. Maisonneuve, 1874, pp. 84-93

vii Hippolyte de Rome, dans son libre Philosophumena, écrit qu’Isis, lorsqu’elle mène le deuil d’Osiris, ou Astarté/Vénus, lorsqu’elle pleure Adonis, « est vêtue de sept robes noires … [tout comme] la nature est revêtue de sept robes éthérées (il s’agit des orbites des planètes auxquelles les Assyriens donnent le nom allégorique de robes éthérées). Cette nature est est représentée par eux comme la génération changeante et la création transformée par l’être inexprimable, sans forme, qu’on ne peut représenter par aucune image, ni concevoir par l’entendement. » Hippolyte de Rome. Philosophumena, Ou Réfutation de toutes les hérésies. Trad. A. Siouville. Editions Rieder. Paris, 1928, p.132-133

viii Cf. François Lenormant. Les premières civilisations. Tome II. Chaldée, Assyrie, Phénicie. Paris. Ed. Maisonneuve, 1874, p.84

ixTraduction (légèrement modifiée) de Jean Bottéro, Samuel, Noah Kramer. Lorsque les dieux faisaient l’homme. Éditions Gallimard, Paris, 1989, p. 276-290.

xTraduction (légèrement modifiée) de Jean Bottéro, Samuel, Noah Kramer. Lorsque les dieux faisaient l’homme. Éditions Gallimard, Paris, 1989, p. 276-290.

xiJe cite ici intentionnellement un verset fameux du Cantique des cantiques : כִּי-עַזָּה כַמָּוֶת אַהֲבָה azzah ka-mavet ahabah (Ct 6,8).

xiiC’est là un des épithètes caractéristiques d’Adonis ‘monogène’

xiiiHippolyte de Rome. Philosophumena, Ou Réfutation de toutes les hérésies. Trad. A. Siouville. Editions Rieder. Paris, 1928, p.129-130

Le ‘nom’ – et le ‘corps’ du Dieu. Le cas du Dieu Râ et celui du Dieu El.


Pendant une nuit étrange et fameuse, Jacob lutta longtemps avec un homme, corps à corps, cuisse contre cuisse. Ni vainqueur ni vaincu. Enfin l’homme frappa Jacob au creux (kaf) de la hanche (yarakh). Celle-ci se luxa.i

En hébreu, le mot kaf a plusieurs sens : « le creux, la paume de la main ; la plante du pied ; ou encore la concavité de la hanche (l’ischion, l’un des trois os constitutifs de l’os iliaque) ». Ces sens dérivent tous de la racine verbale kafaf signifiant ‘ce qui est courbé, ce qui est creux’. Dans une autre vocalisation, le mot kéf signifie aussi ‘rocher, pointe de rocher, caverne’, ce qui renvoie peut-être, au moins analogiquement, à un autre rocher, celui dans le creux ou dans la fente duquel Moïse dut se cacher, quand Dieu passa devant lui :

« Et il arrivera, quand ma gloire passera, que je te mettrai dans la fente du rocher (tsour), et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que je sois passé, puis je retirerai ma main, et tu me verras par derrière ; mais ma face ne se verra pas. »ii

Il est vrai que le rocher de Moïse n’était pas un kéf mais un tsour. Il faudrait pouvoir analyser la nuance. Le mot kéf ne s’emploie qu’au pluriel (kéfim) et on le trouve par exemple en Job 30,6 : « ils habitent dans les trous (ḥoreï) du sol et dans les crevasses (kefim) ».

Pour en revenir à Jacob et à son ‘creux dans la hanche, son combat ne prit fin que lorsque ‘l’homme’ voulut partir, l’aube étant venue. Avait-il peur du soleil ?

Jacob ne voulait cependant pas le laisser s’en aller. Il lui dit : « Je ne te laisserai point que tu ne m’aies béni. »iii

Singulière demande, adressée à un adversaire résolu, et qui avait été capable de le frapper au point faible, au ‘creux’ de la cuisse, la luxant.

S’ensuivit un dialogue bizarre, décousu.

L’homme demanda à Jacob : « Quel est ton nom ? »

Celui-ci répondit : « Jacob ».

L’homme, – mais était-ce seulement un homme, vu l’autorité du ton? –, reprit : « Ton nom ne sera plus Jacob, mais tu seras appelé Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes, et tu as été vainqueur. »iv

Était-ce donc contre Dieu Lui-même que Jacob avait ainsi lutté toute la nuit ? Et Jacob s’était-il battu non seulement contre Dieu, mais aussi en même temps contre des hommes? Et avait-il donc vaincu décisivement tout ce monde, divin et humain, au seul prix d’une luxation de la hanche ?

Son succès apparent était pourtant limité… Son nom avait été certes modifié pour l’éternité, et il avait reçu des éloges éloquents, mais Jacob n’était toujours pas béni, malgré sa demande instante.

Changeant de tactique, il l’interrogea l’homme :

« Fais-moi, je te prie, connaître ton nom. Il répondit : Pourquoi demandes-tu mon nom ? Et il le bénit, là. »v

Il le bénit, ‘là’. En hébreu : Va yébarekh cham.

Le mot cham signifie ‘là’ ; mais dans une vocalisation très proche, le mot chem signifie ‘nom’.

Jacob demandait son ‘nom’ (chem) à l’homme, et en réponse l’homme le bénit, ‘là’ (cham).

Il s’agit littéralement d’une ‘métaphore’, – c’est-à-dire d’un déplacement du ‘nom’ (chem) vers le lieu, vers le ‘là’ (cham).

Et ce ‘là’, ce ‘lieu’, recevra bientôt un nouveau nom (Péni-El), donné par Jacob-Israël, comme on va voir.

La transcendance divine, qui ne révèle ici point son nom (chem), laisse par là entendre que Jacob fait face à un non-savoir absolu, une impossibilité radicale d’entendre le nom (ineffable). Ce non-savoir et ce non-dire transcendants se laissent malgré tout saisir, à travers une métaphore de l’immanence, à travers le déplacement vers le ‘là’ (cham), mais aussi par une métaphore inscrite dans le corps, dans le creux (kaf) de la hanche et dans le ‘déplacement’ (la luxation) que ce creux rend possible.

Quelle curieuse rencontre, donc, que celle de Jacob avec le divin !

Jacob s’était battu sans vaincre, ni être vaincu, mais le creux de sa hanche fut frappé, et de cette hanche luxée, les enfants d’Israël gardent encore la souvenance par un tabou alimentaire…

Jacob avait demandé à être béni par son adversaire, mais celui-ci lui avait seulement changé son nom (chem), – sans toutefois le bénir.

Jacob avait alors demandé son propre nom (chem) à cet homme, et celui-ci, pour seule réponse, l’avait enfin béni, ‘là’ (cham), mais toujours sans lui donner son nom (chem).

Faute de savoir ce nom, décidément gardé secret, Jacob donna à ce lieu, à ce ‘là’ (cham), le nom (chem) de ‘Péni-El’. « Car, dit-il, j’ai vu Dieu face à face, et ma vie (néfech) est restée sauve. »vi

Faute d’avoir pu entendre le nom propre du Dieu, Jacob donna un nom à ce lieu, en employant le mot générique El, qui signifie ‘dieu’.

Péni-El, mot-à-mot, ‘face de Dieu’.

C’était là affirmer a posteriori que ‘l’homme’ contre qui Jacob avait lutté était en réalité Dieu, ou du moins quelque être vivant qui lui avait présenté une ‘face’ de Dieu…

Or, il était depuis longtemps admis, dans l’ancienne religion des Hébreux, que l’on ne peut pas voir la face de Dieu sans mourir.

Jacob avait lutté ‘contre Dieu’ et il avait vu Sa face, et pourtant il n’était pas mort. Son propre nom avait été changé, et il avait été béni, – mais le nom (de Dieu) ne lui avait pas été révélé.

Cette révélation sera pourtant faite, bien plus tard, à Moïse, à qui en revanche, il ne sera pas donné de voir la ‘face de Dieu’, puisqu’il dut se réfugier dans le ‘creux’ d’un autre rocher, et n’apercevoir que le dos du Dieu…

Le Nom ou la Face, – et non le Nom et la Face.

Ajoutons que toute cette scène se passait la nuit. Puis le soleil vint.

« Le soleil commençait à l’éclairer lorsqu’il eut quitté Péni-El. »vii

Cette directe référence au soleil (et à la lumière du jour) semble donner à l’astre solaire le rôle d’un négateur de la nuit, et de la révélation.

Elle n’est sans doute pas sans rapport non plus, du point de vue hébraïque, avec l’antique culture égyptienne, dont on sait qu’elle voyait dans le ‘soleil’, – tout comme dans la ‘nuit’ d’ailleurs, l’un des symboles du divin.

Pour comprendre cette référence implicite dans sa relation avec l’histoire du combat de Jacob contre ‘l’homme’ ou contre ‘Dieu’, il faut citer un épisode singulier de l’histoire de Râ, – ce Dieu solaire qui refusa, lui aussi, de révéler son nom ineffable à une questionneuse infatigable.

Le célèbre égyptologue, Gaston Maspéro, a décrit cette histoire en détail, en prenant pour source les papyrus ‘hiératiques’ de Turin, remontant à l’époque ramesside des XIXème et XXème dynasties, allant de la fin du 14ème siècle au 12ème avant J.-C., et donc quelques deux ou trois siècles avant la période correspondant aux générations d’Abraham, Isaac et Jacob.

« Rien ne le montre mieux que l’histoire de Râ. Son univers était l’ébauche du nôtre, car Shou n’existant pas encore, Nouît continuait de reposer entre les bras de Sibou et le ciel ne faisait qu’un avec la terre. »viii

A force de largesses envers les hommes, le Dieu Râ n’avait conservé qu’un seul de ses pouvoirs, son propre Nom, que lui avait donné son père et sa mère, qu’ils lui avaient révélé à lui seul et qu’il tenait caché au fond de sa poitrine, de peur qu’un magicien ou un sorcier s’en emparât.ix

Mais Râ se faisait vieux, son corps se courbait, « la bouche lui grelottait, la bave lui ruisselait vers la terre, et la salive lui dégouttait sur le sol »x.

Il se trouva qu’ « Isis, jusqu’alors simple femme au service du Pharaon, conçut le projet de lui dérober son secret ‘afin de posséder le monde et de se faire déesse par le nom du dieu augustexi’. La violence n’aurait pas réussi : tout affaibli qu’il était par les ans, personne ne possédait assez de vigueur pour lutter contre lui avec succès. Mais Isis ‘était une femme savante en sa malice plus que des millions d’hommes, habile entre des millions de dieux, égale à des millions d’esprits et qui n’ignorait rien au ciel et sur la terre, non plus que Râxii’. Elle imagina un stratagème des plus ingénieux. Un homme ou un dieu frappé de maladie, on n’avait chance de le guérir que de connaître son nom véritable et d’en adjurer l’être méchant qui le tourmentaitxiii. Isis résolut de lancer contre Râ un mal terrible dont elle lui cacherait la cause, puis de s’offrir à le soigner et de lui arracher par la souffrance le mot mystérieux indispensable au succès de l’exorcisme. Elle ramassa la boue imprégnée de la bave divine, et en pétrit un serpent sacré qu’elle enfouit dans la poussière du chemin. Le dieu, mordu à l’improviste tandis qu’il partait pour sa ronde journalière, poussa un hurlement : ‘sa voix monta jusqu’au ciel et sa Neuvaine, ‘Qu’est-ce, qu’est-ce ?’, et ses dieux, ‘Quoi donc, quoi donc ?’, mais il ne trouva que leur répondre, tant ses lèvres claquaient, tant ses membres tremblaient, tant le venin prenait sur ses chairs, comme le Nil prend sur le terrain qu’il envahitxiv.’ 

Il revint à lui pourtant et réussit à exprimer ce qu’il ressentait (…) : ‘çà, qu’on m’amène les enfants des dieux aux paroles bienfaisantes, qui connaissent le pouvoir de leur bouche et dont la science atteint le ciel !’

Ils vinrent, les enfants des dieux, chacun d’eux avec ses grimoires. Elle vint, Isis, avec sa sorcellerie, la bouche pleine de souffles vivifiants, sa recette pour détruire la douleur, ses paroles qui versent la vie aux gosiers sans haleine, et elle dit : ‘Qu’est-ce, qu’est-ce, ô pères-dieux ? Serait-ce pas qu’un serpent produit la souffrance en toi, qu’un de tes enfants lève la tête contre toi ? Certes il sera renversé par des incantations bienfaisantes et je le forcerai à battre en retraite à la vue de tes rayonsxv.’

Le Soleil, apprenant la cause de ses tourments, s’épouvante (…). Isis lui propose son remède et lui demande discrètement le nom ineffable, mais il devine la ruse et tente de se tirer d’affaire par l’énumération de ses titres. Il prend l’univers à témoin qu’il s’appelle ‘Khopri le matin, Râ au midi, Toumou le soir’. Le venin ne refluait pas, mais il marchait toujours et le dieu grand n’était pas soulagé.

Alors Isis dit à Râ : ‘Ton nom n’est pas énoncé dans ce que tu m’as récité ! Dis-le moi et le venin sortira, car l’individu vit, qu’on charme en son propre nom.’ Le venin ardait comme le feu, il était fort comme la brûlure de la flamme, aussi la Majesté de Râ dit : ‘J’accorde que tu fouilles en moi, ô mère Isis, et que mon nom passe de mon sein dans ton seinxvi.’

Le nom tout-puissant se cachait véritablement dans le corps du dieu, et l’on ne pouvait l’en extraire que par une opération chirurgicale, analogue à celle que les cadavres subissent au début de la momification. Isis l’entreprit, la réussit, chassa le poison, se fit déesse par la vertu du Nom. L’habileté d’une simple femme avait dépouillé Râ de son dernier talisman. »xvii

Mettons en parallèle les deux histoires, celle du combat de Jacob dans la Genèse et celle de l’extorsion du nom ineffable de Râ par Isis, dans le papyrus de Turin.

Jacob est un homme, intelligent, riche, à la tête d’une grande famille et d’une nombreuse domesticité.

Isis est une simple femme, une servante du Pharaon, mais fort rusée et décidée coûte que coûte à accéder à un statut divin.

Jacob se bat contre un homme qui est en réalité Dieu (ou un envoyé de Dieu, possédant sa ‘face’). Il lui demande sa bénédiction et son nom, mais n’obtient que la bénédiction, le changement de son propre nom, sans que le nom ineffable du Dieu (seulement connu sous le nom générique ‘El’) lui soit révélé.

Isis trompe par sa ruse le Dieu (connu publiquement sous les noms de Râ, Khopri, ou Toumou). Ce grand dieu se montre faible et souffrant, et il est aisément berné par cette femme, Isis. Elle emploie les forces créatrices du Dieu à son insu, et forme, à partir d’une boue imprégnée de la salive divine, un serpent qui mord le Dieu et lui inocule un venin mortel. Le Dieu Soleil est désormais si faible qu’il ne supporte même pas, lui pourtant le Soleil de l’univers, le ‘feu’ du venin, ‘brûlant’ comme une ‘flamme’…

Jacob « lutte » au corps à corps avec l’homme-Dieu, qui le frappe au « creux » de la hanche, sans jamais lui révéler son Nom.

Isis, quant à elle, « fouille » le sein du Dieu Râ, avec son accord (un peu forcé), pour en extraire enfin son Nom (non cité), et l’incorporer directement dans son propre sein, devenu divin.

Une idée un peu similaire à cette recherche dans le ‘sein’, quoique pour une part inversée, se trouve dans le récit de la rencontre de Moïse avec Dieu sur l’Horeb.

« Le Seigneur lui dit encore : ‘Mets ta main dans ton sein’. Il mit la main dans son sein, l’en retira et voici qu’elle était lépreuse, blanche comme la neige. Il reprit : ‘Replace ta main dans ton sein’. Il remit la main dans son sein, puis il l’en retira et voici qu’elle avait repris sa carnation. »xviii

La similarité se place au niveau de la fouille du ‘sein’. La différence, c’est que Moïse fouille son propre sein, alors qu’Isis fouillait le sein de Râ…

Notons que dans le cas de Jacob comme dans celui d’Isis, le nom ineffable n’est toujours pas révélé. Jacob ne connaît seulement que le nom générique El.

Quant à Isis, il lui est donné de voir le Nom transporté du sein de Râ dans son propre sein, la divinisant au passage, mais sans qu’elle révèle publiquement le Nom lui-même.

Cependant, il est indéniable qu’Isis a réussi, là où Jacob a échoué.

Il y a une autre différence encore entre Isis et Jacob.

Jacob, par son nom neuf, incarna dès lors la naissance d’Israël, puissance bien réelle, dans les siècles des siècles.

Isis, quant à elle, reçut en partage un destin plus symbolique. Elle devint une déesse, et la compagne fidèle, dans la vie et dans la mort, du dieu Osiris. Elle transcenda, le moment venu, son morcellement et son partage, et prépara les conditions de sa résurrection. Elle participa à l’aventure métaphysique de ce Dieu assassiné, démembré et ressuscité, et dont le corps divisé, coupé en morceaux, fut distribué à travers les nomes d’Égypte, pour leur transmettre vie, force et éternité.

Aujourd’hui, à la différence d’Israël, Isis semble n’avoir pas plus de réalité que celle que l’on accorde aux songes anciens.

Et pourtant, la métaphore du Dieu (Osiris) assassiné, au corps découpé, distribué à travers toute l’Égypte et le reste du monde, se retrouve presque trait pour trait dans l’idée christique du Dieu messianique, assassiné et partagé en communion, depuis deux millénaires, parmi les peuples du monde entier.

Le combat de l’homme contre (ou avec) les métaphores continue encore aujourd’hui…

Qui l’emportera, in fine, la métaphore hébraïque ou la métaphore égyptienne ?

La transcendance du ‘nom’ (chem), – ou l’immanence du ‘là’ (cham) ?

Le ‘creux’ de la hanche de Jacob, ou le ‘plein’ du sein d’Isis ?

Ou faut-il attendre encore autre chose, d’aussi ineffable que le Nom ?

Quelque chose qui unirait ensemble le plein et le creux, le chem et le cham ?

iGn 32, 25-26

iiEx 33, 22-23

iiiGn 32, 27

ivGn 32, 29

vGn 32, 30

viGn 32, 31

viiGn 32, 32

viiiG. Maspéro. Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique. Librairie Hachette. Paris, 1895, p. 160

ixG. Maspéro indique en note que la légende du Soleil dépouillé de son cœur par Isis a été publiée en trois fragments par MM. Pleyte et Rossi (Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. XXXI, LXXVII, CXXXI-CXXXVIII), sans qu’ils en soupçonnassent la valeur, laquelle fut reconnue par Lefébure (Un chapitre de la Chronique solaire, dans le Zeitschrift, 1883, p.27-33). In op.cit. p. 162, note 2

xPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 2-3, in op.cit. p. 162, note 3

xiPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 1-2, in op.cit. p. 162, note 4

xiiPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXI, I, 14 – pl. CXXXII, I,1, in op.cit. p. 162, note 5

xiiiSur la puissance des noms divins et sur l’intérêt de connaître leurs noms exacts, cf. G. Maspéro, Études de mythologie et d’Archéologie Égyptiennes, t. II, p.208 sqq.

xivPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 6-8, in op.cit. p. 163, note 1

xvPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 9- pl.. CCXXXIII, I,3, in op.cit. p. 163, note 2

xviPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 10-12, in op.cit. p. 164, note 1

xviiG. Maspéro. Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique. Librairie Hachette. Paris, 1895, p. 161-164

xviiiEx 4, 6-7

A Jewish Osiris


The God Osiris was murdered by his brother Seth, who then cut him into pieces, which he distributed throughout Egypt. The papyrus Jumilhac says that the head was in Abydos, the jaws in Upper Egypt, the intestines in Pithom, the lungs in Behemet Delta, the phallus in Mendes, both legs in Iakémet, the fingers in the 13th and 14th nomes, an arm in the 20th nome and the heart in Athribis Delta.

Plutarch, who later told the story of Osiris, gave a different distribution. The important thing is that Osiris, a God who died and rose again, embodies the heart of the ancient Egyptians’ belief in the resurrection of the dead and in eternal life.

The idea of a dead and risen God is a paradigm, whose analogy with the figure of Jesus Christ, crucified and risen, cannot be overlooked.

Several precious papyrus tell the story of the God Osiris, his many adventures. Murders, tricks, betrayals, magical transformations abound. To read them today, in an era both disenchanted and eager for misguided religious passions, can be conceived as a dive back several millennia, a dive into the dawn of an emerging, deeply religious feeling, in all the meanings of this ambiguous term.

The papyrus Jumilhac, kept in Paris, tells the story of the revenge of Osiris’ son, Anubis, who went after Seth, his father’s killer. Knowing that he was threatened, Seth took the form of Anubis himself, to try to cover his tracks, before taking many other forms.

« Then Imakhumankh walked at the head of the gods who watch over Osiris; he found Demib and cut off his head, so that he was anointed with his [blood]. [Seth] came looking for him, after he had turned into an Anubis (…) Then Isis dismembered Seth with her own teeth, biting him in his back, and Thoth pronounced his spells against him. Re then said: ‘Let this seat be attributed to the « Tired »; look as he regenerated himself! How beautiful it is! And that let Seth be placed under him as a seat. That’s right, because of the harm he did to all the members of Osiris.’ (…)

But Seth fled into the wilderness and made his transformation into the panther of this nome. Anubis, however, seized him, and Thoth said his magic spells against him again. So he fell to the ground in front of him. Anubis bound him by his arms and legs and Seth was consumed in the flame, from head to toe, throughout his body, east of the august room. The smell of his fat having reached the heaven, it spread in this magnificent place, and Re and the gods held it for pleasant. Then Anubis split Seth’s skin, and tore it off, and put his fur on him. (…)

And Seth made his transformation into Anubis, so that the gate-keepers should not be able to recognize him (…) Anubis pursued him with the gods of his retinue, and joined him. But Set, taking on the appearance of a bull, made his form unrecognizable. But Anubis bound him by his arms and legs, and cut off his phallus and testicles. (…)

After that Anubis entered the Ouâbet to check the condition of his father, Osiris, and he found him safe and sound, with firm and fresh flesh. He turned into a falcon, opened his wings behind his father Osiris, and behind the vase that contained the aqueous humors of this God (…) he spread the wings as a falcon to fly, in search of his own eye, and brought it back intact to his master. »

As we see, Seth is constantly transforming himself into anubis, then into a panther, finally into a bull. But Anubis always follows him, with Thot’s help. Then Seth is transformed into Osiris’ « seat » or Anubis’ « fur ». But it is the final transformation that is most pleasing to the supreme God, Re. Seth is consumed in flames and in the smell of fat, and he spreads himself into the magnificent Heaven.

It is interesting to compare the final transformation of Seth into flames and odours with that of Anubis, who takes the form of the falcon. This falcon, Horus, is one of the oldest, most archaic deities in the Egyptian pantheon. In the Osirian context, Horus represents the posthumous son of Osiris and Isis, who flies over his dead father in search of his eye and helps to restore his life.

The papyrus Jumilhac evokes the legend of Horus in chapter XXI, and compares it to a vine.

« As for the vineyard, it is the frame that surrounds the two eyes to protect them; as for the grape, it is the pupil of Horus’ eye; as for the wine that is made, it is Horus’ tears. »i

Wine stands for the tears of the son of the God Osiris, himself likened to a « vine ». How can we not think of this other ‘wine’, the blood of Christ, the sacrificed son of the living God?

iPapyrus Jumilhac. XIV,14,15, Paris. Copy consulted in Bibliothèque Ste Geneviève. Paris. Translation Jacques Vandier.

Orpheus and Pythagoras


Orpheus descended to the Underworld and was initiated into the Mysteries of Isis and Osiris (those Gods called Demeter and Dionysus among the Greeks, Ceres and Bacchus, among the Romans). He established in Greece the cult of Hecate in Aegina, and that of Isis-Demeter in Sparta. His disciples, the Orphics, were at once marginal, individualistic, mystical, and loving life.

In contrast, the Pythagoreans, though also influenced by orphism, were « communist and austere », to use H. Lizeray’s formula. Socrates had said: « Everything is common, – between friends. »

If Pythagoras had a tendency towards « communism », and Orpheus towards « individualism”, what does it teach us, today, in terms of the fundamental aspirations of mankind?

The Egyptian Messiah


Human chains transmit knowledge acquired beyond the ages. From one to the other, you always go up higher, as far as possible, like the salmon in the stream.

Thanks to Clement of Alexandria, in the 2nd century, twenty-two fragments of Heraclitus (fragments 14 to 36 according to the numbering of Diels-Kranz) were saved from oblivion, out of a total of one hundred and thirty-eight.

« Rangers in the night, the Magi, the priests of Bakkhos, the priestesses of the presses, the traffickers of mysteries practiced among men.  » (Fragment 14)

A few words, and a world appears.

At night, magic, bacchae, lenes, mysts, and of course the god Bakkhos.

The Fragment 15 describes one of these mysterious and nocturnal ceremonies: « For if it were not in honour of Dionysus that they processioned and sang the shameful phallic anthem, they would act in the most blatant way. But it’s the same one, Hades or Dionysus, for whom we’re crazy or delirious.»

Heraclitus seems reserved about bacchic delusions and orgiastic tributes to the phallus.

He sees a link between madness, delirium, Hades and Dionysus.

Bacchus is associated with drunkenness. We remember the rubicond Bacchus, bombing under the vine.

Bacchus, the Latin name of the Greek god Bakkhos, is also Dionysus, whom Heraclitus likens to Hades, God of the Infernos, God of the Dead.

Dionysus was also closely associated with Osiris, according to Herodotus in the 5th century BC. Plutarch went to study the question on the spot, 600 years later, and reported that the Egyptian priests gave the Nile the name of Osiris, and the sea the name of Typhon. Osiris is the principle of the wet, of generation, which is compatible with the phallic cult. Typhoon is the principle of dry and hot, and by metonymy of the desert and the sea. And Typhon is also the other name of Seth, Osiris’ murdering brother, whom he cut into pieces.

We see here that the names of the gods circulate between distant spheres of meaning.

This implies that they can also be interpreted as the denominations of abstract concepts.

Plutarch, who cites in his book Isis and Osiris references from an even more oriental horizon, such as Zoroaster, Ormuzd, Ariman or Mitra, testifies to this mechanism of anagogical abstraction, which the ancient Avestic and Vedic religions practiced abundantly.

Zoroaster had been the initiator. In Zoroastrianism, the names of the gods embody ideas, abstractions. The Greeks were the students of the Chaldeans and the ancient Persians. Plutarch condenses several centuries of Greek thought, in a way that evokes Zoroastrian pairs of principles: « Anaxagoras calls Intelligence the principle of good, and that of evil, Infinite. Aristotle names the first the form, and the other the deprivationi. Plato, who often expresses himself as if in an enveloped and veiled manner, gives to these two contrary principles, to one the name of « always the same » and to the other, that of « sometimes one, sometimes the other ». »ii

Plutarch is not fooled by Greek, Egyptian or Persian myths. He knows that they cover abstract, and perhaps more universal, truths. But he had to be content with allusions of this kind: « In their sacred hymns in honour of Osiris, the Egyptians mentioned « He who hides in the arms of the Sun ». »

As for Typhon, a deicide and fratricide, Hermes emasculated him, and took his nerves to make them the strings of his lyre. Myth or abstraction?

Plutarch uses the etymology (real or imagined) as an ancient method to convey his ideas: « As for the name Osiris, it comes from the association of two words: ὄσιοϛ, holy and ἱερός, sacred. There is indeed a common relationship between the things in Heaven and those in Hades. The elders called them saints first, and sacred the second. »iii

Osiris, in his very name, osios-hieros, unites Heaven and Hell, he combines the holy and the sacred.

The sacred is what is separated.

The saint is what unites us.

Osiris joint separated him to what is united.

Osiris, victor of death, unites the most separated worlds there are. It represents the figure of the Savior, – in Hebrew the « Messiah ».

Taking into account the anteriority, the Hebrew Messiah and the Christian Christ are late figures of Osiris.

Osiris, a Christic metaphor, by anticipation? Or Christ, a distant Osirian reminiscence?

Or a joint participation in a common fund, an immemorial one?

This is a Mystery.

iAristotle, Metaph. 1,5 ; 1,7-8

iiPlato Timaeus 35a

iiiPlutarch, Isis and Osiris.

In Memoriam Kenji Goto’s Sacrifice


Kenji Goto’s throat was slit and then he was beheaded by ISIS on 30 January 2015. This Japanese man converted to Christianity in 1997, at the age of 30. As a war journalist, he had covered many conflicts in Africa and the Middle East, including investigations into « blood diamonds » and « child soldiers ». He focused on reporting on the lives of ordinary people in exceptional situations.

He returned to Syria in October 2014, despite numerous warnings from the Japanese government, and despite his wife having just given birth to a second child. He had decided, through his knowledge of the field, to do everything possible to help his friend, Haruna Yukawa, who was already a prisoner of ISIS.

Kenji Goto was kidnapped the day after his arrival in Syria. We know the rest.

About his Christian faith, he told the Japanese publication Christian Today: « I saw horrible places and risked my life, but I know that somehow God will always save me.  » He then added that he never undertook anything dangerous, however, quoting a verse from the Bible: « You shall not tempt the Lord your God. »

Looking at the photos of Kenji Goto and Haruna Yukawa, dressed in the fatal orange tunic, one is struck by Goto’s emaciated face, cut with a serpent’s knife (metaphorically speaking), and his firm, intense, open look.

There are several possible angles of analysis of this case. The courage of a man who is trying one last chance to help a friend in danger of death.

The naivety to believe that Japan offers its nationals a passport of neutrality in the Middle East, because it does not bombard the belligerents, as some Western countries do.

The abyss of the professional journalist who always stands somehow outside the event to be able to grasp and comment on it, and forgets to see how much his own tortured body can do the whole desirable event for purposes he does not suspect.

One of Kenji Goto’s Twitter messages, published in September 2010, gives an idea of what was driving this man:

« Close your eyes and be patient. If you get angry and scream, it’s over. It’s almost like praying. Hating is not the domain of men, judging is the domain of God. My Arab brothers taught me that. »

The Japanese public was particularly affected by the double beheading of its two nationals. I am struck by the limited relative response elsewhere, and by a complete lack of analysis and perspective on this subject.

This is one more symptom of the frightening misunderstanding of what is really at stake.

An « automatic » prophet


As its name suggests, surrealism wanted to transcend a little bit the reality, but not too much. That is, surrealism wanted to establish itself, modestly, just a little « above » the common reality.

André Breton, who coined the word, had considered for a moment the word « supernaturalism« , but it was too close to the adjective « supernatural », and its metaphysical connotations: then it was not okay at all. The Surrealists weren’t going to let us think that they were interested to deal with the back worlds and supernatural entities…

In this temporary elevation above reality, the surrealist poet only seeks to occupy unexpected points of view, to produce symbols, to collect images — not falling from above, but spontaneously rising from below: surrealism really is a materialism.

Arcane 17 by André Breton gives some indications on the surrealist way to penetrate the « great secret »:

« This was for me the very key to this revelation I spoke of and that I could only owe to you alone, on the threshold of this last winter. In the icy street, I see you moulded on a shiver, your eyes alone exposed. With the collar high up, the scarf tightened with your hand over your mouth, you were the very image of the secret, one of nature’s great secrets when it was revealed, and in your eyes at the end of a storm you could see a very pale rainbow rising. »

We cannot believe for a moment that this so-called ‘revelation’ belongs to the anecdote, the banal memory, the autobiographical emotion. This would not be worthy of a ‘pope’ like Breton (even if he were to be a surreal one).

« The very image of the secret », it is obvious, cannot just be the figure of a beloved woman, – such as a Jacqueline Lamba, so revealed, so nude in her nautical dance, or an Elisa Claro, so naked in her mystery.

« The very image of the secret » is really a figure of ‘revelation’, of the « great secrets of nature at the moment when it is revealed ».

What is this « great secret »? What is this image « molded on a shiver »?

In a letter dated March 8, 1944, Breton confided: « I am thinking of writing a book around Arcanum 17 (the Star, Eternal Youth, Isis, the myth of the Resurrection, etc.) taking as a model a lady I love and who, unfortunately, is currently in Santiago. »

The « great secret » is therefore that of Arcanum 17, the metaphor of the Star, the (surreal) vision of the resurrection, the intuition of Isis, a dream of dawn and rainbow.

No woman of remembrance, no spectre of the future, no « godmother of God », no « ambassador of saltpetre » or « of the white curve on a black background that we call thought » …

Then who is this Star?

Who is this Isis?

Isis is here, as already in ancient Egypt, a metaphor (‘surreal’ or ‘supernatural’?) of Wisdom, even if Breton, an automatic poet, a Marxist and a Freudian, was probably voluntarily overtaken by his writing process.

Let’s see.

Only the eyes of the « revelation » are exposed. Everything else is wrapped, hidden – like Wisdom, all of it « vision ».

The scarf is tightened from hand to mouth, – like Wisdom, with a rare speech.

His gaze is between the storm and the dawn. Wisdom remains between the past and the future.

The « icy » street is a world without warmth, slippery, without foundation; only Wisdom announces the end of the storm, a saving sign (the very pale rainbow).

Three quarters of a century earlier, Verlaine had already used the adjective « icy ».

« In the old lonely and icy park

Two forms have just passed.

Their eyes are dead and their lips are soft,

And you can barely hear their words. »

Two past shapes, dead-eyed. Two indistinct spectra – unreal.

The « icy street », the revelation « molded on a shiver » – as for them, surreal.

When will the « last winter » end?

When will appear the miracle of heat and light that « pale eyes » provide?

The poet recognized the sign of mystery, he goes back to the source.

« This mysterious sign, which I knew only to you, presides over a kind of exciting questioning that gives at the same time its answer and brings me to the very source of the spiritual life. (…) This key radiates such a light that one begins to worship the very fire in which it was forged. »

Breton, surrealist and materialistic, thus brought to « the very source of the spiritual life »!

Breton, immersed in the light of the mind!

Breton, fire worshipper!

Breton, a Zoroaster from the left bank!

Breton, declaiming the Zend, in a bistro in the Vieux Portof Marseilles!

Why not?

The church of Saint Germain des Prés was built on the site of an old temple of Isis, just like in Marseilles, the Cathedral of the Major.

Always the poet must conclude – with precise words.

« The virtue among all singular that emerges from your being and that, without hesitation, I found myself referred to by these words: « Eternal youth », before having recognized their scope. »

Breton spoke too quickly. He concedes it a posteriori. « Eternal youth », the « virtue among all singular » is still a metaphor, imperfect and surreal.

Carried away by the automatic momentum, Breton finally recognized its scope, and its essence.

The « Eternal youth », this Isis, shouts loudly: Breton is only an automatic prophet of Wisdom.

Le partage du Dieu


Au son des cymbales et des flûtes, à la lumière des flambeaux, des femmes échevelées dansent. Ce sont les bacchantes. Vêtues de peaux de renards, portant des cornes sur la tête, tenant des serpents dans leurs mains, saisies d’une « folie sacrée », elles se précipitent sur des animaux choisis pour le sacrifice, les mettent en pièces, les déchirent à pleines dents, et dévorent toute crue la chair sanguinolente.

Ces bacchanales — ou fêtes dionysiaques, ont fasciné les Anciens pendant des siècles.

« Les bacchantes célèbrent le mystère de Dionysos furieux, menant la folie sacrée jusqu’à l’ingestion de chair crue, et elles accomplissent l’absorption des chairs des massacres, couronnées de serpents, et criant Evoé. » i

Quel en était le sens? Le mythe rapporte que Dionysos Zagreus, fils de Zeus et de Perséphone, avait pris la forme d’un jeune taureau, pour tenter d’échapper à ses poursuivants. Mais il fut rattrapé, déchiré et dévoré par les Titans, ennemis de Zeus.

En Thrace, on appelle ce dieu Sabos ou Sabazios, et Cybèle en Phrygie.

C’est en Thrace que surgirent initialement, entre le 8ème siècle et le 7ème siècle av. J.-C., ces cultes de la folie divine et de la danse extatique, culminant avec le démembrement de chairs vivantes, et leur dévoration sanglante.

Les historiens des religions sont enclins à y déceler, non un phénomène local, mais le symptôme d’un mouvement plus universel et originaire de la nature humaine, dans son désir d’établir un rapport avec le divin.

« Ce culte orgiastique thrace n’était que la manifestation d’une impulsion religieuse qui se fait jour en tout temps et en tout lieu sur toute la terre, à tous les degrés de la civilisation, et qui, par conséquent, doit dériver d’un besoin profond de la nature physique et psychique de l’homme (…) Et dans chaque partie de la terre, il se trouve des peuples qui considèrent ces exaltations comme le vrai processus religieux, comme l’unique moyen d’établir un rapport entre l’homme et le monde des esprits, et qui, pour cette raison, basent surtout leur culte sur les usages que l’expérience leur a montrés les plus propres à produire des extases et des visions. »ii

Nombreux sont les peuples, sur tous les continents, qui ont eu des pratiques analogues, visant à l’obtention de l’extase. Les Ostiaks, les Dakotas, les Winnebagos, en Amérique du Nord, les Angeloks au Groenland, les Butios aux Antilles, les Piajes aux Caraïbes, et bien d’autres peuples suivaient des rites chamaniques.

En islam, les Soufis et les Derviches tourneurs connaissent la puissance de la danse extatique. Djalâl al-Dîn Rûmî témoigne : « Celui qui connaît la force de la danse habite en Dieu, car il sait comment l’Amour tue. Allah hou ! »iii

Le culte de la « folie divine » et de l’exaltation frénétique a été aussi répertorié lors de véritables « bacchanales chrétiennes », en Russie, dans la secte des « Christi », fondée par un saint homme, Philippoff, « dans le corps de qui, un beau jour, Dieu vint habiter, et qui, dès lors, parla et donna ses lois en qualité de Dieu vivant. »iv

Le culte dionysiaque de l’ivresse et de l’extase divine entretient un lien étroit avec la croyance en l’immortalité de l’âme, pour de nombreux peuples, à toutes les époques de la courte histoire humaine.

Cette croyance s’y appuie alors, non sur des dogmes ou des prophéties, mais sur une expérience intime, réellement et personnellement ressentie, par tous ceux qui ont participé activement à ces nuits de folie et d’extase.

Le lien entre la croyance en l’immortalité de l’âme et la dévoration de morceaux de corps dépecés est apparu vraisemblablement dans les temps les plus anciens.

Dès une époque reculée, remontant à plus de huit cent mille ans (si l’on tient compte de la datation des restes trouvés dans les grottes de Chou-Kou-Tien), le dépeçage des cadavres était probablement une manière de s’assurer définitivement de la mort des morts, une façon de les rendre inoffensifs à jamais, incapables de revenir sur terre menacer les vivants.

Mais c’était aussi l’indice d’une croyance ancienne et diffuse en la survivance de l’âme, en dépit de l’évidence de la mort du corps.

Nous ne saurons sans doute jamais ce que l’Homo Sinanthropus pensait du monde des esprits. En revanche nous disposons de mythes de démembrement attestés dans toute l’antiquité, et dans le monde entier.

Orphée, héros divin, est mort déchiré et démembré vivant par des femmes thraces en folie.

Agamemnon, assassiné par sa femme Clytemnestre, se plaint dans l’autre monde des atroces outrages qu’elle lui a infligés après l’avoir tué: « Après ma mort honteuse, elle m’a fait subir, par malveillance, un maschalisme. »v

Le maschalisme consiste à mimer symboliquement le traitement des victimes animales lors des sacrifices. Les sacrificateurs coupaient ou arrachaient les membres de l’animal, et les offraient en prémices aux dieux, sous forme de chair crue.

L’étonnant c’est que les meurtriers reprenaient cette méthode en vue de leur propre purification, pour infléchir la colère des victimes, et surtout afin que le mort devienne impuissant à punir l’assassin.

Ils se livraient en conséquence au dépeçage du cadavre des victimes, en amputant ou arrachant les bras et les jambes au niveau de leurs articulations, puis en formant une chaîne qu’ils suspendaient autour des épaules et des aisselles du cadavre.

Il y a une certaine logique ici à l’œuvre. Les bras et les jambes du mort sont amputés, de façon que son âme ne puisse pas saisir les armes placées devant sa tombe etrevenir combattre.

En Égypte, Osiris est tué puis découpé en quatorze morceaux par son frère Seth. Les parties du corps sont jetés dans le Nil et dispersés par tout le pays.

Notons que le mythe osirien est rejoué pour tous les défunts, lors de l’embaumement.

C’est en Égypte que le dépeçage des cadavres a pris la forme la plus ritualisée, la plus élaborée, employant pour ce faire une batterie de méthodes chirurgicales, chimiques, magiques, incluant le démembrement, la macération, la momification, la crémation, l’exposition de diverses parties du corps. Le rituel de l’embaumement dure soixante-dix jours.

« Le cerveau est extrait par le nez, les viscères sont enlevés par une incision pratiquée au flanc ; seul le cœur, emmailloté, est remis à sa place, tandis que les organes sont déposés dans des « canopes », vases aux couvercles en forme de tête humaine ou animale. Les parties molles restantes et les fluides organiques sont dissous par une solution de natron et de résine et évacués du corps par la voie rectale. Cette première phase a lieu sous le signe de la purification. Tout ce qui est « mauvais » est retiré du corps, autrement dit tout ce qui est périssable et peut compromettre la forme d’éternité qui est l’objectif visé. »vi

Dans l’ancienne religion égyptienne, toutes ces interventions violentes autour du corps mort et disloqué visent à faire mourir le mort en quelque sorte définitivement. Mais elles facilitent de ce fait le passage du mort à la vie éternelle après l’embaumement du corps et la momification, qui est une opération essentiellement « magique ».

« Commence alors la phase de dessiccation (déshydratation et salage), qui dure une quarantaine de jours. Réduit à la peau et aux os, le cadavre va ensuite être remis en forme lors du rituel de momification ; c’est alors qu’ont lieu les onctions aux huiles balsamiques destinées à rendre sa souplesse à la peau, le bourrage avec des résines, de la gomme arabique, des étoffes, de la sciure, de la paille et d’autres matières, l’incrustation d’yeux factices, la pose des cosmétiques et de la perruque, et enfin l’emmaillotage avec des bandelettes de lin fin, en partie inscrites de formules magiques et entre lesquelles sont glissées des amulettes. Le résultat de toutes ces opérations est la momie. Celle-ci est bien plus que le cadavre : la figure du dieu Osiris et une manière de hiéroglyphe représentant l’être humain complet, « rempli de magie » comme le disent les Égyptiens. »vii

Vient ensuite le temps de la parole, des prières, des invocations. « En égyptien, cette thérapie mortuaire par la parole est exprimée par un mot foncièrement intraduisible, mais qu’il est d’usage en égyptologie de rendre par « glorification » ou « transfiguration ». Le mort y est invoqué par un flot ininterrompu de paroles (…) Le mort devient ainsi un esprit doté de puissance capable de survivre sous de multiples formes (…) Par la récitation des glorifications, les membres dispersés du corps sont d’une certaine façon rassemblés en un texte qui les décrit comme une nouvelle unité. »viii

La « glorification » et la « transfiguration » du mort rappellent celles d’Osiris. « Ce sont les rites, les images et les textes qui réveillent Osiris et le ramènent à la vie ; c’est à l’aide de formes symboliques que le mort disloqué est recomposé et qu’est franchie la frontière séparant la vie et la mort, ici-bas et l’au-delà. Le mystère de cette connectivité capable de triompher de la mort ne réside toutefois pas dans les formes symboliques, mais dans l’amour qui les met en œuvre. Savoir qui accomplit les rites, prononce les mots et apparaît en image est tout sauf indifférent. C’est d’abord et avant tout l’affaire de la déesse Isis, épouse et sœur jumelle d’Osiris. Sur ce point, le mythe d’Osiris et d’Isis correspond d’ailleurs à celui d’Orphée et d’Eurydice (…) Pour Isis, c’est l’amour qui confère à ses rites et récitations magiques une force de cohésion capable de suppléer à l’inertie du cœur d’Osiris et de ramener le dieu à la vie. L’association de l’amour et de la parole est la force de cohésion la plus intense que les Égyptiens connaissent et en même temps le plus puissant élixir de vie. »ix

Mort du dieu. Glorification. Transfiguration. Résurrection. Puissance de l’amour et de la parole.

Il est difficile de ne pas trouver dans ces thèmes des parallèles possibles avec la mort du Christ, y compris jusque dans certains détails.

Les derniers instants de Jésus sont décrits ainsi : « Comme c’était la Préparation, les Juifs, pour éviter que les corps restent sur la croix durant le sabbat – car ce sabbat était un grand jour – demandèrent à Pilate qu’on leur brisât les jambes et qu’on les enlevât. Les soldats vinrent donc et brisèrent les jambes du premier, puis de l’autre qui avait été crucifié avec lui. Venus à Jésus, quand ils virent qu’il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes, mais l’un des soldats, de sa lance, lui perça le côté et il sortit aussitôt du sang et de l’eau. Celui qui a vu rend témoignage, – son témoignage est véritable, et celui-là sait qu’il dit vrai – pour que vous aussi vous croyiez. Car cela est arrivé afin que l’Écriture fût accomplie :

Pas un os ne lui sera brisé. »x

Cette parole de l’Écriture se trouve en effet dans le texte de l’Exode :

« YHVH dit à Moïse et à Aaron : ‘Voici le rituel de la pâque : aucun étranger n’en mangera. Mais tout esclave acquis à prix d’argent, quand tu l’auras circoncis, pourra en manger. Le résident et le serviteur à gages n’en mangeront pas. On la mangera dans une seule maison et vous ne ferez sortir de cette maison aucun morceau de viande. Vous n’en briserez aucun os. »xi

Il faut faire l’hypothèse que le précepte donné à Moïse par YHVH de « ne briser aucun os » est assimilable à une inversion radicale par rapport aux pratiques « idolâtres » dont il s’agissait de se départir entièrement. Si les sacrificateurs « païens » arrachaient les membres des animaux, brisaient les os et les articulations, on peut penser que Moïse a jugé utile de préconiser une pratique strictement contraire, pour s’en différencier.

Par contraste avec le dépeçage égyptien des corps, le démembrement dionysiaque ou le maschalisme grec, les membres du corps de Jésus furent laissés intacts, « afin que l’Écriture fût accomplie ».

En revanche, la veille de sa mort, Jésus partagea symboliquement lors de la Cène, son corps et de son sang avec ses disciples.

« Or, tandis qu’ils mangeaient, Jésus prit du pain, le bénit, le rompit et le donna aux disciples en disant : ‘Prenez et mangez, ceci est mon corps.’ Puis, prenant une coupe, il rendit grâces et la leur donna en disant : ‘Buvez-en tous ; car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés.’ »xii

Les pratiques païennes consistent à rompre les membres des victimes livrées au sacrifice, et à boire leur sang. Jésus rompt du pain, et boit du vin. Ce sacrifice est symbolique. Mais c’est aussi une préfiguration du sacrifice réel qui interviendra, dès le lendemain, sur la croix.

Les anciens sacrifices chamaniques, le démembrement d’Osiris, la dilacération du corps de Dionysos, le pain rompu et le vin partagé (le Corps et le Sang) appartiennent à des cultures fort différentes et s’étageant sur des périodes plurimillénaires.

Mais on ne peut que remarquer un point commun : dans tous ces cas, un Dieu meurt en sacrifice, et il est ensuite ‘partagé’. Puis le Dieu ressuscite par la puissance de l’amour et de la parole., ou bien parce qu’il est lui-même tel.

Vu l’analogie frappante dans ces schémas narratifs, on est amené à faire une hypothèse.

Le repas de chasse des premiers hominidés a été depuis l’aube des temps le commencement de la religion. C’est pendant la mastication et la manducation des chairs animales qu’insidieusement l’idée de la permanence et de la transmission de l’esprit attaché à ces chairs sanguinolentes est venu hanter les consciences.

Mais alors un saut conceptuel, un saut inouï eut lieu. On imagina que les victimes sacrificielles n’étaient elles-mêmes qu’une image lointaine du Sacrifice suprême, celui du Dieu, du Seigneur de toutes les créatures.

Il y a plus de 6000 ans, on disait déjà: « Le Seigneur des créatures se donne lui-même aux dieux en guise de sacrifice ».xiii

iClément d’Alexandrie. Protreptique II, 12, 2

iiErwin Rohde. Psyché. Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité. Ed. Les Belles Lettres, 2017, p. 292

iiiIbid. p. 293 n.2

ivIbid. p. 293 n.2

vEschyle. Les Choéphores 439. Cité par Erwin Rohde. Psyché. Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité. Les Belles Lettres, 2017, p. 229.

viJan Assmann. Mort et au-delà dans l’Égypte ancienne. Ed. Du Rocher, 2003, p.59

viiIbid. p.60

viiiIbid. p.61

ixIbid. p62.

xJn. 19, 31-36

xiEx. 12, 43-46

xiiMt. 26, 26-28

xiiiTaņḍya-Mahā-Brāhmaņa 7.2.1

De l’éblouissement, dans la nuit des temps


L’idée d’un Dieu ‘Un’, au-dessus du ‘Tout’, est une idée extrêmement ancienne, qui a de tout temps accompagné, explicitement ou implicitement, les expressions variées de polythéismes divers.

Dès le 17ème siècle, des chercheurs comme Ralph Cudworth ont commencé de s’attaquer au « grand préjugé » qui voulait que toutes les religions primitives et antiques aient été ‘polythéistes’, et que seule « une petite poignée insignifiante de Juifs »i ait élaboré l’idée d’un Dieu unique.

Le polythéisme grec, les oracles sibyllins, le zoroastrisme, la religion chaldéenne, l’orphisme, toutes ces religions antiques distinguaient de multiples dieux nés et mortels, mais admettaient aussi et sans apparente contradiction, un Dieu unique, non créé, existant par lui-même et maître de tous les autres dieux et de l’Univers…

Le grand secret de la cabale orphique, révélé aux initiés à la fin de leur initiation, était l’enseignement de ce mystère ultime : « Dieu est le Tout ».

Cudworth déduit des témoignages de Clément d’Alexandrie, de Plutarque, de Jamblique, d’Horapollon, ou de Damascius, qu’il était « incontestablement clair qu’Orphée et tous les autres païens grecs connaissaient une divinité unique universelle qui était l’Unique, le Tout. »ii

On a la preuve, par les textes, que les initiés de ces religions adoraient cet Unique, ce Tout. Il fallait une certaine capacité de réflexion et d’abstraction, dont seule une certaine élite disposait. Le peuple semblait se contenter de la multiplicité des autres dieux. Effet du tribalisme? Du provincialisme? Politique délibérée des prêtrises intéressées au statu quo ante, favorisant l’illettrisme — avant la lettre?

Clément d’Alexandrie écrit: « Tous les théologiens barbares et grecs avaient tenu secrets les principes de la réalité et n’avaient transmis la vérité que sous forme d’énigmes, de symboles, d’allégories, de métaphores et d’autres tropes et figures analogues. »iii Il fait une comparaison à ce sujet entre Égyptiens et Hébreux : « Les Égyptiens représentaient le Logos véritablement secret, qu’ils conservaient au plus profond du sanctuaire de la vérité, par ce qu’ils appellent ‘Adyta’, et les Hébreux par le rideau dans le Temple. Pour ce qui est de la dissimulation, les secrets des Hébreux et ceux des Égyptiens se ressemblent beaucoup. »iv

Si l’on suit le témoignage de Clément d’Alexandrie, on en infère que les religions des Barbares, des Grecs, des Égyptiens, avaient donc deux visages, l’un public, exotérique et ‘polythéiste’, et l’autre secret, ésotérique et ‘monothéiste’.

Les hiéroglyphes, en tant qu’écriture sacrée, et les allégories étaient utilisés pour transmettre les arcanes les plus profondes de la religion égyptienne à ceux qui en étaient trouvés dignes par les prêtres du rang le plus élevé, et notamment à ceux qui étaient choisis pour gouverner le royaume.

La « science hiéroglyphique » était chargée d’exprimer les mystères de la religion, tout en les gardant dissimulés à l’intelligence de la foule profane. Le plus haut de ces mystères était celui de l’existence de « la Divinité Unique et universelle, du Créateur du monde entier »v.

Plutarque note à plusieurs reprises dans son célèbre ouvrage, Sur Isis et Osiris, que les Égyptiens appelaient leur Dieu suprême « le Premier Dieu » et qu’ils le considéraient comme un « Dieu sombre et caché ».

Cudworth cite Horapollon qui affirme: « Les Égyptiens connaissaient un Pantokrator (Souverain universel) et un Kosmokrator (Souverain cosmique)», et ajoute que la notion égyptienne de Dieu désignait un « esprit qui se diffuse à travers le monde, et pénètre en toutes choses jusqu’au plus profond »vi.

Jamblique procède à des analyses similaires dans son De Mysteriis Aegyptiorum.

Enfin, Damascius, dans son Traité des premiers principes, écrit: « Les philosophes égyptiens disaient qu’il existe un principe unique de toutes choses, qui est révéré sous le nom de « ténèbres invisibles ». Ces « ténèbres invisibles » sont une allégorie de cette divinité suprême, à savoir du fait qu’elle est inconcevable. »vii

Cette divinité suprême a pour nom « Ammon », ce qui signifie « ce qui est caché », ainsi que l’a expliqué Manéthon de Sébennytos.

Cudworth, après avoir compilé et cité nombre d’auteurs anciens, en déduit que « chez les Égyptiens, Ammon n’était pas seulement le nom de la Divinité suprême, mais aussi le nom de la Divinité cachée, invisible et incorporelle ».viii

Il conclut que, bien avant Moïse, lui-même de culture égyptienne, élevé dans la ‘sagesse égyptienne’, les Égyptiens adoraient déjà un Dieu Suprême, conçu comme invisible, caché, extérieur au monde et indépendant de lui.

La sagesse égyptienne précédait donc de très loin la sagesse grecque dans la connaissance que l’Un (to Hen, en grec) est l’origine invisible de toutes choses et qu’il se manifeste, ou plutôt « se dissimule », dans le Tout (to Pan, en grec).

L’existence de cette ancienne sagesse égyptienne, qui avait commencé d’être codifiée dans le Livre des morts, mais qui remonte certainement aux périodes pré-dynastiques, n’enlève rien évidemment à l’originalité, à la puissance et au génie spécifique de la célébration hébraïque de l’Un. Mais elle montre surtout, et de manière éclatante, quoique par induction, que le mystère a toujours été présent dans l’âme des hommes, et cela sans doute depuis leur apparition sur terre.

Cette thèse peut sembler excessive. Je la crois éminemment vraisemblable. En tout cas, elle incite à continuer le travail de recherche anthropologique vers les profondeurs originaires, et le travail de réflexion philosophique sur la nature même des croyances de l’humanité, afin de scruter les origines mêmes du ‘phénomène humain’, pour reprendre l’expression de Pierre Teilhard de Chardin.

Les plus anciens textes dont nous disposions, comme le Zend Avesta et surtout les Védas, sont de précieuses sources pour aider à remonter vers ces origines. Ces textes précèdent les textes bibliques de plus d’un millénaire, mais ils montrent déjà que l’intuition de l’Un subsume la célébration des multiples ‘noms’ du Divin.

Il serait aisé, avec la distance des temps et des mentalités, de ne voir qu’ ‘idolâtrie’ dans le culte des statues de pierre ou de bois. Mais une autre attitude paraît bien plus prometteuse. Il s’agit d’y voir un point de départ et une invitation à remonter par degrés jusqu’aux origines les plus reculées du sentiment du sacré dans l’âme humaine, pour tenter d’en comprendre les fondements. Il y a un million d’années, sans doute, le sentiment du mystère habitait le tréfonds de l’âme de ces hommes, presque seuls au monde, qui parcouraient par petits groupes les savanes immenses et giboyeuses, traversaient des forêts sombres et touffues, franchissaient des gouffres et gravissaient des montagnes escarpées, aux sommets sublimes.

Ces hommes baignaient tout le jour et toutes les nuits dans le mystère de leur propre conscience.

Ils voyaient sans cesse au-dessus d’eux le voile d’un ciel sans fin et ils sentaient la lumière chaude et lointaine des astres, — sauf lorsqu’ils s’enfonçaient dans les ténèbres de grottes pleines d’abîmes, pour célébrer la révélation de leurs éblouissements.

iRalph Cudworth, True Intellectual System of the Universe (1678), cité in Jan Assmann, Moïse l’Égyptien, 2001, p.138

iiIbid.

iiiClément d’Alexandrie, Stromata V, ch. 4, 21,4

ivClément d’Alexandrie, Stromata V, ch.3, 19,3 et Stromata V, ch.6, 41,2

vJan Assmann, Moïse l’Égyptien, 2001

viRalph Cudworth, True Intellectual System of the Universe (1678)

viiCité in Ralph Cudworth, True Intellectual System of the Universe (1678)

viiiIbid.

Échec à Maât


Il y a un an déjà, dans l’Égypte de Sissi, deux églises coptes ont subi des attaques-suicides, pendant le dimanche des Rameaux, au mois d’avril 2017. Cette fête chrétienne, une semaine avant Pâques, rappelle le jour où Jésus, monté sur un âne, fit son entrée à Jérusalem, accueilli par des habitants en liesse, brandissant des rameaux et des palmes en signe d’enthousiasme. Jésus fut arrêté peu après, et crucifié.

Les djihadistes sont venus à Tanta et à Alexandrie. Ils se sont fait exploser au milieu de la foule des fidèles. Le djihad mondialisé choisit de préférence des cibles faibles, et cherche à provoquer la haine et la rage, à envenimer le ressentiment entre les peuples, à dresser les religions les unes contre les autres.

La politique du président égyptien Abdel Fattah el-Sissi, qui vient d’être réélu, est sans doute pour quelque chose dans la radicalisation de Daech dans ce pays. Mais beaucoup d’autres causes, plus lointaines, plus profondes, ont contribué à ce énième attentat.

Le New York Timesi a écrit après l’attentat un éditorial ambigu et quelque peu hypocrite, dont voici un extrait : « The struggle against terrorism is not a « war » that can be won if only the right strategy is found. It is an ongoing struggle against enormously complex and shifting forces that feed on despair, resentment and hatred, and have the means in a connected world to spread their venom far and wide. »

Pour les éditorialistes du New York Times, le « djihad » n’est pas une « guerre» qui pourrait être gagnée, par exemple grâce à une « bonne stratégie ». Ce n’est pas une « guerre », c’est un « combat » continuel, contre des forces d’une « énorme complexité », qui se déplacent sans cesse, et se nourrissent du « désespoir, du ressentiment et de la haine ».

Pas un mot cependant dans l’article pour tenter d’éclairer cette « complexité » ou pour approfondir l’origine de ce « désespoir », de ce « ressentiment » et de cette « haine ». Le New York Times se contente de recommander au lecteur de ne pas céder lui-même au désespoir, à la panique ou à la haine. Pas un mot sur la politique des puissances occidentales dans cette région du monde depuis plus d’un siècle. Pas un mot sur la responsabilité qui incombe à des pays comme l’Angleterre ou comme la France, pour s’être partagé les dépouilles de l’Empire Ottoman après la 1ère guerre mondiale.

Pas un mot sur la décolonisation, après la 2ème guerre mondiale, ou les conséquences de la guerre froide. L’implication intéressée de puissances comme les États-Unis et l’URSS n’est pas analysée.

Ni bien sûr le conflit israélo-palestinien. L’effondrement de la Libye facilité par une coalition de pays occidentaux, et prôné par un président français aujourd’hui accusé de corruption, ne prête pas non plus à quelque analyse.

Le New York Times ne peut pas faire un cours d’histoire, et récapituler tous les malheurs du monde dans chacun de ses éditoriaux. Mais la focalisation de cet article particulier sur le « désespoir », la « haine » et le « ressentiment » des djihadistes mériterait au moins un début d’explication.

Écrire sur ces sujets est difficile, mais ce n’est pas « extraordinairement complexe ». Même un Donald Trump, en pleine campagne électorale, et avec le succès que l’on sait, a été capable d’en traiter certains aspects à coup de tweets, et de désigner la responsabilité directe des Bush, père et fils, dans ce « combat » sans fin.

Le porte-parole de la Maison Blanche a dû s’excuser publiquement pour avoir affirmé que même Hitler n’avait pas utilisé d’armes chimiques pendant la 2ème guerre mondiale. Cette affirmation, à la fois fantaisiste et scandaleuse, était censée permettre de souligner la gravité des crimes d’Assad, et de justifier une aggravation des bombardements en Syrie, par les États-Unis, accentuant la confusion générale, et rendant plus difficile encore la perception d’une possible issue politique das cette partie du monde.

Dans quelques siècles, peut-être, les lointains descendants des électeurs occidentaux au nom desquels ces politiques ont été mises en œuvre, analyseront les responsabilités et jugeront les stratégies déployées au Moyen Orient tout au long du dernier siècle, après le lancement du « Grand jeu » (Great Game) déployé pour le plus grand bien de l’Empire britannique.

Aujourd’hui, l’Empire est mort. Les quelques miettes qui en restent, comme Gibraltar, pourraient se révéler gênantes pour les ultranationalistes britanniques qui rêvent de Brexit, et qui tentent de renouer avec la gloire de jadis, dans une splendide indépendance.

Essayons un peu d’utopie. Demain, ou dans quelques siècles, les peuples pourraient décider d’en finir avec l’Histoire « longue », et ses lourdes conséquences. Il suffit de se retourner vers les profondeurs du passé, pour voir s’étager les plans, se différencier les âges. Demain, l’époque moderne tout entière ne sera plus qu’un moment, démodé et aboli, d’un passé révolu, et un témoignage exorbitant de la folie des hommes.

L’islam n’a que treize siècles d’existence, le christianisme vingt siècles et le judaïsme mosaïque environ trente deux siècles.

L’Égypte, par contraste, ne manque pas de mémoire. Du haut des pyramides, bien plus de quarante siècles contemplent les banlieues du Caire. Deux mille ans avant l’apparition du judaïsme, l’Égypte ancienne possédait déjà une religion fort élaborée, dans laquelle la question essentielle n’était pas celle du « monothéisme » et du « polythéisme », mais plutôt la dialectique profonde de l’Un (le Dieu créateur, originaire), et du Multiple (la myriade de Ses manifestations, de Ses noms).

Dans les Textes des sarcophages, qui font partie des plus anciens textes écrits de l’humanité, on lit que le Dieu créateur a déclaré : « Je n’ai pas ordonné que (l’humanité) fasse le mal (jzft) ; leurs cœurs ont désobéi à mes propos. »ii

L’égyptologue Erik Hornung en donne cette interprétation: les êtres humains sont responsables de ce mal. Ils sont aussi responsables de leur naissance, et de l’obscurité qui permet au mal de s’insérer dans leurs cœurs.

Les Dieux de l’Égypte peuvent se montrer terrifiants, imprévisibles, mais contrairement aux hommes, ils ne veulent pas le Mal. Même Seth, le meurtrier d’Osiris, n’était pas le symbole du Mal absolu, mais seulement l’exécutant nécessaire au développement de l’ordre du monde.

« La bataille, la confrontation constante, la confusion, et la remise en question de l’ordre établi, actions dans lesquelles s’engagea Seth, sont des caractéristiques nécessaires du monde existant et du désordre limité qui est essentiel à un ordre vivant. Les dieux et les hommes doivent cependant veiller à ce que le désordre n’en arrive jamais à renverser la justice et l’ordre ; telle est la signification de leur obligation commune à l’égard de maât. »iii

Le concept de Maât dans l’Égypte ancienne représente l’ordre du monde, la juste mesure des choses. C’est l’harmonie initiale et finale, l’état fondamental voulu par le Dieu créateur. « Tel l’« œil d’Horus » blessé et perpétuellement soigné, Maât symbolise cet état premier du monde. »iv

Les Égyptiens considéraient que le Maât était une substance qui fait « vivre » le monde entier, qui fait « vivre » les vivants et les morts, les dieux et les hommes. Les Textes des Sarcophages disent que les dieux « vivent sur Maât».

L’idée du Maât est symbolisée par une déesse assisen portant sur la tête le hiéroglyphe d’une plume d’autruche. Le pharaon Ramsès II est représenté offrant cette image symbolique de Maât au Dieu Ptah.

L’offrande de Maât a une forte charge de sens. Ce que le Dieu Ptah veut c’est être connu dans le cœur des hommes, car c’est là que l’œuvre divine de création peut acquérir sa véritable signification.

Maât a émané du Dieu créateur lors de la création. Mais c’est par l’intermédiaire des hommes que Maât doit revenir à Dieu. Maât représente donc, dans la religion égyptienne, le « lien » ou « l’alliance » originaire, entre Dieu et l’homme. C’est ce « lien », cette « alliance », qu’il faut faire vivre avec Maât.

Si les hommes se détournent de cette « alliance », si les hommes gardent le silence, s’ils font preuve d’indifférence à l’égard de Maât, alors ils tombent dans le « non-existant », –selon l’ancienne religion égyptienne. Ce silence, cette indifférence, témoignent seulement de leur néant.

Les corps coptes horriblement déchiquetés par les explosions à Alexandrie et Tanta sont à l’image du corps démembré d’Osiris. Par la force de son esprit, par la puissance de sa « magie », Isis permit la résurrection d’Osiris. De façon analogue, les Rameaux annoncent Pâques et la résurrection du Dieu.

Quelle pourrait être la métaphore mondiale, actuelle, qui serait l’équivalent de la « résurrection » d’Osiris ou de la « résurrection » de Pâques?

Quelle parole actuelle pourrait-elle combler l’absence de sens, l’abyssale absurdité, la violence de la haine, dans le monde ?

Du sang égyptien coule à nouveau dans le Delta du Nil, des corps y sont violemment démembrés.

Où est l’Isis qui viendra les ressusciter ?

Où est l’Esprit de Maât ?

iÉdition du 12 avril 2017

iiErik Hornung. Les Dieux de l’Égypte. 1971

iiiIbid.

ivIbid.

Un Osiris juif


 

Le Dieu Osiris est mort assassiné par son frère Seth, lequel le découpe ensuite en morceaux, qu’il répartit dans toute l’Égypte. Le papyrus Jumilhac dit que la tête était à Abydos, les mâchoires en Haute Égypte, les intestins à Pithom, les poumons à Béhemet du Delta, le phallus à Mendès, les deux jambes à Iakémet, les doigts dans les 13ème et 14ème nomes, un bras dans le 20ème nome et le cœur à Athribis du Delta.

Plutarque, qui raconte plus tardivement l’histoire d’Osiris, donne une répartition différente. L’important c’est qu’Osiris, Dieu mort et ressuscité, incarne le cœur de la croyance des Égyptiens anciens en la résurrection des morts et en la vie éternelle.

L’idée d’un Dieu mort et ressuscité est un paradigme, dont on ne peut s’empêcher d’apprécier l’analogie avec la figure de Jésus Christ, Dieu crucifié et ressuscité.

Plusieurs papyrus précieux racontent la saga du Dieu Osiris, ses nombreuses péripéties. Meurtres, ruses, trahisons, transformations magiques abondent. Les lire aujourd’hui, dans une époque à la fois désenchantée et avide de passions religieuses dévoyées, peut se concevoir comme une plongée plusieurs millénaires en arrière, une plongée dans l’aube d’un sentiment naissant, profondément religieux, dans toutes les acceptions de ce terme ambigu.

Le papyrus Jumilhac, conservé à Paris, raconte la vengeance du fils d’Osiris, Anubis, qui s’est lancé à la poursuite de Seth, l’assassin de son père. Seth, se sachant menacé, prend la forme d’Anubis lui-même, pour tenter de brouiller les pistes, avant de prendre bien d’autres formes encore.

« Alors Imakhouemânkh marcha à la tête des dieux qui veillent sur Osiris ; il trouva Demib et lui coupa la tête, si bien qu’il fut oint de son [sang]. [Seth] vint à sa recherche, après s’être transformé en Anubis (…) Puis Isis dépeça Seth enfonçant ses dents dans son dos, et Thot prononça ses charmes contre lui. Rê dit alors : « Qu’on attribue ce siège au « Fatigué » ; comme il s’est régénéré ! Comme il est beau ! Et que Seth soit placé sous lui en qualité de siège. C’est juste, à cause du mal qu’il a fait à tous les membres d’Osiris. » (…) Mais Seth s’enfuit dans le désert et fit sa transformation en panthère de ce nome. Anubis, cependant, s’empara de lui, et Thot lut ses formules magiques contre lui, de nouveau. Aussi tomba-t-il à terre devant eux. Anubis le lia par les bras et les jambes et Seth fut consumé dans la flamme, de la tête aux pieds, dans tout son corps, à l’Est de la salle auguste. L’odeur de sa graisse ayant atteint le ciel, elle se répandit dans ce lieu magnifique, et Rê et les dieux la tinrent pour agréable. Puis Anubis fendit la peau de Seth, l’arracha et mit sa fourrure sur lui (…)

Seth fit sa transformation en Anubis afin que les portiers ne pussent pas le reconnaître (…) Anubis le poursuivit avec les dieux de sa suite, et le rejoignit. Mais Seth prenant l’aspect d’un taureau rendit sa forme méconnaissable. Anubis cependant le lia par les bras et les jambes, et lui coupa le phallus et les testicules (…)

Après quoi Anubis entra dans la Ouâbet pour vérifier l’état de son père, Osiris, et il le trouva sain et sauf, les chairs fermes et fraîches. Il se transforma en faucon, ouvrit ses ailes derrière son père Osiris, et derrière le vase qui contenait les humeurs de ce Dieu (…) il étendit les ailes en qualité de faucon pour voler grâce à elles, à la recherche de son propre œil, et il le rapporta intact à son maître. »

Seth se transforme sans cesse, en Anubis, puis en panthère, enfin en taureau. Mais Anubis l’emporte toujours, avec l’aide de Thot. Puis Seth est transformé en « siège » d’Osiris ou en « fourrure » d’Anubis. Mais c’est la transformation finale qui est la plus agréable au Dieu suprême, Rê : lorsque Seth est consumé en flammes, et en odeur de graisse, alors il se répand dans le Ciel magnifique.

Il est intéressant de comparer la transformation finale de Seth en flammes et en odeur à celle d’Anubis qui prend la forme du faucon. Ce faucon, Horus, est l’une des divinités les plus anciennes, les plus archaïques du panthéon égyptien. Il représente, dans le cadre osirien, le fils posthume d’Osiris et d’Isis, qui vole au-dessus de son père mort, à la recherche de son œil, et contribue à lui rendre la vie.

Le papyrus Jumilhac évoque la légende d’Horus en son chapitre XXI, et le compare à une vigne. « Quant au vignoble, c’est le cadre qui entoure les deux yeux pour les protéger ; quant au raisin, c’est la pupille de l’œil d’Horus ; quant au vin qu’on en fait, ce sont les larmes d’Horus. » i

Pas de comparaison sans raison ! La métaphore du vin représente les larmes du fils du Dieu Osiris, assimilé à une « vigne ». Comment ne pas penser au vin, symbolisant le sang du Christ, fils sacrifié du Dieu vivant ?

iXIV,14,15, Trad. Jacques Vandier.

Le Messie égyptien


 

Des chaînes humaines transmettent les savoir acquis au-delà des âges. De l’une à l’autre, on remonte toujours plus haut, aussi loin que possible, comme le saumon le torrent.

Grâce à Clément d’Alexandrie, au 2ème siècle, on a sauvé de l’oubli vingt-deux fragments d’Héraclite (les fragments 14 à 36 selon la numérotation de Diels-Kranz), sur un total de cent trente-huit.

« Rôdeurs dans la nuit, les Mages, les prêtres de Bakkhos, les prêtresses des pressoirs, les trafiquants de mystères pratiqués parmi les hommes. » (Fragment 14)

Quelques mots, et un monde apparaît.

La nuit, la Magie, les bacchantes, les lènes, les mystes, et bien sûr le dieu Bakkhos.

Le fragment N°15 décrit l’une de ces cérémonies mystérieuses et nocturnes: « Car si ce n’était pas en l’honneur de Dionysos qu’ils faisaient une procession et chantaient le honteux hymne phallique, ils agiraient de la manière la plus éhontée. Mais c’est le même, Hadès ou Dionysos, pour qui l’on est en folie ou en délire. »

Héraclite semble réservé à l’égard des délires bacchiques et des hommage orgiaques au phallus.

Il voit un lien entre la folie, le délire, Hadès et Dionysos.

Bacchus est associé à l’ivresse. On a en mémoire des Bacchus rubiconds, faisant bombance sous la treille.

Bacchus, nom latin du dieu grec Bakkhos, est aussi Dionysos, qu’Héraclite assimile à Hadès, Dieu des Enfers, Dieu des morts.

Dionysos était aussi étroitement associé à Osiris, selon Hérodote au 5ème siècle av. J.-C. Plutarque est aller étudier la question sur place, 600 ans plus tard, et il rapporte que les prêtres égyptiens donnent au Nil le nom d’Osiris, et à la mer, celui de Typhon. Osiris est le principe de l’humide, de la génération, ce qui est compatible avec le culte phallique. Typhon est le principe du sec et du brûlant, et par métonymie du désert et de la mer. Et Typhon est aussi l’autre nom de Seth, le frère assassin d’Osiris, qu’il a découpé en morceaux.

On voit là que les noms des dieux circulent entre des sphères de sens éloignées.

On en induit qu’ils peuvent aussi s’interpréter comme les dénominations de concepts abstraits.

Plutarque, qui cite dans son livre Isis et Osiris des références venant d’un horizon plus oriental encore, comme Zoroastre, Ormuzd, Ariman ou Mitra, témoigne de ce mécanisme d’abstraction anagogique, que les antiques religions avestique et védique pratiquaient abondamment.

Zoroastre en avait été l’initiateur. Dans le zoroastrisme, les noms des dieux incarnent des idées, des abstractions. Les Grecs furent en la matière les élèves des Chaldéens et des anciens Perses. Plutarque condense plusieurs siècles de pensée grecque, d’une manière qui évoque les couples de principes zoroastriens: « Anaxagore appelle Intelligence le principe du bien, et celui du mal, Infini. Aristote nomme le premier la forme, et l’autre, la privationi. Platon qui souvent s’exprime comme d’une manière enveloppée et voilée, donne à ces deux principes contraires, à l’un le nom de « toujours le même » et à l’autre, celui de « tantôt l’un, tantôt l’autre »ii. »

Plutarque n’est pas dupe des mythes grecs, égyptiens ou perses. Il sait qu’ils recouvrent des vérités abstraites, et peut-être plus universelles. Mais il lui faut se contenter d’allusions de ce genre : « Dans leurs hymnes sacrés en l’honneur d’Osiris, les Égyptiens évoquent « Celui qui se cache dans les bras du Soleil ». »

Quant à Typhon, déicide et fratricide, Hermès l’émascula, et prit ses nerfs pour en faire les cordes de sa lyre. Mythe ou abstraction ?

Plutarque se sert, méthode ancienne, de l’étymologie (réelle ou imaginée) pour faire passer ses idées : « Quant au nom d’Osiris, il provient de l’association de deux mots : ὄσιοϛ, saint et ἱερός, sacré. Il y a en effet un rapport commun entre les choses qui se trouvent au Ciel et celles qui sont dans l’Hadès. Les anciens appelaient saintes les premières, et sacrées les secondes. »iii

Osiris, dans son nom même, osios-hiéros, unit le Ciel et l’Enfer, il conjoint le saint et le sacré.

Le sacré, c’est ce qui est séparé.

Le saint, c’est ce qui unit.

Osiris conjoint le séparé à ce qui est uni.

Osiris, vainqueur de la mort, unit les mondes les plus séparés qui soient. Il représente la figure du Sauveur, – en hébreu le « Messie ».

Si l’on tient compte de l’antériorité, le Messie hébreu et le Christ chrétien sont des figures tardives d’Osiris.

Osiris, métaphore christique, par anticipation ? Ou le Christ, lointaine réminiscence osirienne ?

Ou encore participation commune à un fonds commun, immémorial ?

Mystère

iAristote, Metaph. 1,5 ; 1,7-8

iiPlaton. Timée 35a

iiiPlutarque, Isis et Osiris.

Djihad, décapitation et castration.


Quel post-moderne peut encore comprendre les passions religieuses des sociétés ? Depuis que la philosophie occidentale a décrété la mort de la métaphysique, elle s’est mise hors d’état de penser l’état du monde réel.

Elle s’est mise de facto dans l’incapacité de penser un monde où l’on fait au nom des Dieux des guerres interminables et sans merci, un monde où des sectes religieuses égorgent les hommes, réduisent les femmes à l’esclavage et enrôlent les enfants pour en faire des assassins.

La philosophie se trouve incapable de contribuer à la bataille intellectuelle, théologico-politique contre le fanatisme.

Elle a déserté le combat sans avoir même tenté de combattre. Persuadée de ses démonstrations, elle s’est convaincue que la raison n’a rien à dire à propos de la foi, ni légitimité pour s’exprimer à ce sujet. Son scepticisme et son pyrrhonisme tranchent singulièrement avec l’assurance des ennemis de la raison

Les fanatismes se sont déchaînés. Aucune police de la pensée n’est en mesure de les arrêter. La critique philosophique a par avance reconnu son incapacité à dire quoi que ce soit de raisonnable sur la croyance, et son impensé.

Dans ce désert philosophique, il reste la voie anthropologique. Elle incite à revisiter les anciennes croyances religieuses, à la recherche d’un lien possible entre ce que les peuples vivant dans les vallées de l’Indus ou du Nil, du Tigre ou du Jourdain, croyaient il y a trente ou cinquante siècles, et ce que d’autres peuples croient aujourd’hui, dans ces mêmes régions.

Ces croyances mystifient les philosophes et les rationalistes, les politiques et les journalistes, comme celles qui font de la mort et de la haine les compagnes quotidiennes de millions de personnes, à deux heures d’avion de la modernité  repue, sceptique et assoupie.

Comment ne pas voir, par exemple, le lien anthropologique entre la castration volontaire des prêtres de Cybèle, les dogmes de la religion d’Osiris, et la foi des fanatiques djihadistes, leur goût de la décapitation et de l’égorgement ?

La castration fait partie des constantes anthropologiques, traduites au long des âges en figures religieuses, pérennes. Dans son lien avec l’« enthousiasme », la castration projette sa dé-liaison radicale avec le sens commun, et affiche son lien paradoxal et malsain avec le divin.

Pendant le « jour du sang », les prêtres d’Atys et Cybèle s’émasculent volontairement et jettent leurs organes virils au pied de la statue de Cybèle. Des néophytes et des initiés, pris de folie divine, tombent dans la fureur de l’ « enthousiasme », et les imitent, s’émasculant à leur tour.

Quelle est la nature de cet « enthousiasme » ? Que nous dit-il sur la raison et la déraison humaine ?

Jamblique écrit à ce propos : « Il faut rechercher les causes de la folie divine ; ce sont des lumières qui proviennent des dieux, les souffles envoyés par eux, leur pouvoir total qui s’empare de nous, bannit complètement notre conscience et notre mouvement propres, et émet des discours, mais non avec la pensée claire de ceux qui parlent ; au contraire, c’est quand ils les « profèrent d’une bouche délirante »i et sont tout service pour se plier à l’unique activité de qui les possède. Tel est l’enthousiasme. »ii

Cette description de la « folie divine », de l’« enthousiasme », par un contemporain de ces scènes orgiaques, de ces visions de démesure religieuse, me frappe par son empathie. Jamblique évoque ce « pouvoir total qui s’empare de nous » et « bannit notre conscience » comme s’il avait éprouvé lui-même ce sentiment.

On peut faire l’hypothèse que cette folie et ce délire sont structurellement et anthropologiquement analogues à la folie et au délire fanatique qui occupent depuis quelque temps la scène médiatique et le monde aujourd’hui.

Face à la folie, il y a la sagesse. Jamblique évoque dans le même texte le maître de la sagesse, Osiris. « L’esprit démiurgique, maître de la vérité et de la sagesse, quand il vient dans le devenir et amène à la lumière la force invisible des paroles cachées, se nomme Amoun en égyptien, mais quand il exécute infailliblement et artistement en toute vérité chaque chose, on l’appelle Ptah (nom que les Grecs traduisent Héphaistos, en ne l’appliquant qu’à son activité d’artisan) ; en tant que producteur des biens, on l’appelle Osiris. »iii

Quel lien entre Osiris et la castration ?

Plutarque rapporte avec de nombreux détails le mythe d’Osiris et d’Isis. Il ne manque pas d’établir un lien direct entre la religion grecque et l’ancienne religion égyptienne. « Le nom propre de Zeus est Amoun [dérivant de la racine amn, être caché], mot altéré en Ammon. Manéthon le Sébennyte croit que ce terme veut dire chose cachée, action de cacher ».

C’est affirmer un lien entre Zeus, Amoun/Ammon, Ptah et Osiris.

Mais le plus intéressant est sa narration du mythe osirien.

On se rappelle que Seth (reconnu par les Grecs comme étant Typhon), frère d’Osirisiv, le met à mort, et découpe son cadavre en morceaux. Isis part à la recherche des membres d’Osiris éparpillés dans toute l’Égypte. Plutarque précise: « La seule partie du corps d’Osiris qu’Isis ne parvint pas à trouver ce fut le membre viril. Aussitôt arraché, Typhon (Seth) en effet l’avait jeté dans le fleuve, et le lépidote, le pagre et l’oxyrrinque l’avaient mangé : de là l’horreur sacrée qu’inspirent ces poissons. Pour remplacer ce membre, Isis en fit une imitation et la Déesse consacre ainsi le Phallos dont aujourd’hui encore les Égyptiens célèbrent la fête. » (Plutarque, Isis et Osiris)

Un peu plus tard, Seth-Typhon décapite Isis. Il semble qu’il y ait là un lien, au moins métonymique, entre le meurtre d’Osiris, l’arrachement de son membre viril par Seth, et la décapitation de la déesse Isis par le même. Un acharnement à la déchirure, à la section, à la coupure.

Seth-Typhon ne s’en tira pas si bien. Le Livre des morts raconte qu’Horus l’émascula à son tour, puis l’écorchav. Plutarque rapporte également que Hermès, inventeur de la musique, prit les nerfs de Seth pour en faire les cordes de sa lyre.

On le voit bien : décapitation, émasculation, démembrement sont des figures anciennes, toujours réactivées. Ce sont des signaux d’une forme de constance anthropologique. S’appliquant aux dieux anciens, mais aussi aux hommes d’aujourd’hui, la réduction du corps à ses parties, l’ablation de « tout ce qui dépasse » est une figure de l’humain réduit à l’inhumain.

Dans ce contexte, et de façon structurellement comparable, l’avalement du pénis divin par le poisson du Nil est aussi une figure vouée à la réinterprétation continue, et à sa transformation métaphorique.

Le prophète Jonas, יוֹנָה (yônah) en hébreu, fut également avalé par un poisson, comme avant lui le pénis d’Osiris. De même qu’Osiris ressuscita, Jonas fut recraché par le poisson trois jours après. Les Chrétiens ont également vu dans Jonas une préfiguration du Christ ressuscité trois jours après son ensevelissement.

Le ventre du poisson fait figure de tombeau provisoire, d’où il est toujours possible pour les dieux dévorés et les prophètes avalés de ressusciter.

La décapitation, le démembrement, la castration, armes de guerre psychologique, font partie de l’attirail anthropologique depuis des millénaires. La résurrection, la métamorphose et le salut aussi. Pour les Égyptiens, tout un chacun a vocation à devenir Osiris N., jadis démembré, castré, ressuscité, cet Osiris que, dans leurs hymnes sacrés, les Égyptiens appellent « Celui qui se cache dans les bras du Soleil ».

La modernité occidentale, oublieuse des racines de son propre monde, coupée de son héritage, vidée de ses mythes fondateurs, désormais sans Récit, se trouve brutalement confrontée à leur réémergence inattendue dans le cadre d’une barbarie qu’elle n’est plus en mesure d’analyser, et encore moins de comprendre.

i Héraclite DK. fr. 92

ii Jamblique, Les mystères d’Égypte, III, 8

iii Ibid. VIII, 3

iv Plutarque note que « les Égyptiens prétendent que Hermès naquit avec un bras plus court que l’autre, que Seth-Typhon était roux, qu’Horus était blanc et qu’Osiris était noir. » Voilà pourquoi « Osiris est un Dieu noir » devint l’un des secrets de l’arcane. S’agissait-il de qualifier par des couleurs symboliques des différences races qui peuplaient la vallée du Nil ? Notons que le rouge, le blanc et le noir sont aujourd’hui encore les couleurs du drapeau égyptien, et du drapeau syrien. Persistance des symboles.

v Cf. Ch. 17, 30, 112-113

Le Dieu noir


 

L’ abbé Constant, alias Eliphas Lévi, s’est livré à une description précise des « mystères d’Éleusis », dont voici la scène finale:

« Lorsque l’initié avait parcouru triomphalement toutes les épreuves, lorsqu’il avait vu et touché les choses saintes, si on le jugeait assez fort pour supporter le dernier et le plus terrible de tous les secrets, un prêtre voilé s’approchait de lui en courant, et lui jetait dans l’oreille cette parole énigmatique : « Osiris est un Dieu noir. » Mots obscurs et plus brillants que le jais ! »

André Breton, dans son livre Arcane 17, reprend ces mots mêmes, qu’il qualifie de « formule magique », de formule « opérante ».

« Aussi, chaque fois qu’une association d’idées traîtreusement te ramène en ce point où, pour toi, toute espérance un jour s’est reniée et, du plus haut que tu tiennes alors, menace, en flèche cherchant l’aile, de te précipiter à nouveau dans le gouffre, éprouvant moi-même la vanité de toute parole de consolation et tenant toute tentative de diversion pour indigne, me suis-je convaincu que seule une formule magique, ici, pourrait être opérante, mais quelle formule saurait condenser en elle et te rendre instantanément toute force de vivre, de vivre avec toute l’intensité possible, quand je sais qu’elle t’était revenue si lentement? Celle à laquelle je décide de m’en tenir, la seule par laquelle je juge acceptable de te rappeler à moi lorsqu’il t’arrive de te pencher tout à coup vers l’autre versant, tient dans ces mots dont, lorsque tu commences à détourner la tête, je veux seulement frôler ton oreille : « Osiris est un Dieu noir ». »

De quoi cette « magie » est-elle le nom, et dont Breton invoque le secours ? Que veut vraiment dire cette parole: « Osiris est un Dieu noir » ?

Anubis, dieu funéraire, régnant sur les nécropoles, l’une des divinités les plus anciennes de l’Égypte, remonte à la période pré-dynastique, il y a plus de 5500 ans. Il est représenté sous forme de grand canidé noir. Est-ce un loup ? Un chacal ? Un chien sauvage?

Être hybride, il a les oreilles d’un renard, la queue et la tête d’un chacal, et la silhouette d’un lévrier.

Anubis est le fils adultérin d’Osiris, selon la version du mythe transmise par Plutarque dans son Isis et Osiris.

« Osiris ressuscita comme roi et juge des morts. Il porte le titre de Seigneur du monde souterrain, Seigneur de l’Éternité, Souverain des morts.»

Dans quelques manuscrits Osiris est, lui aussi, représenté avec un visage noir.

On peut noter que la mort cruelle d’Osiris assassiné par son frère Seth, le démembrement de son corps et sa résurrection font irrésistiblement penser à une analogie, au moins de forme, entre la foi des anciens Égyptiens et le mystère de la mort et de la résurrection du Christ, dans le christianisme.

Mais pourquoi un « Dieu noir » ?

Je propose l’explication suivante.

La crue du Nil (dans sa partie nommée le Nil « blanc ») apportait chaque année un limon noir permettant la culture de ses rives. A cette haute époque ce phénomène est resté longtemps mystérieux, inexpliqué.

C’est de ce limon noir que vient le nom antique de l’Égypte, Kemet, qui veut dire « la terre noire », c’est-à-dire la terre « arable »i.

Osiris est un « Dieu noir » parce qu’il apporte la vie.

Les trois couleurs du drapeau de l’Égypte, le noir, le blanc et le rouge, témoignent encore, bien longtemps après, de cette croyance mythique. Ces trois couleurs sont une référence, respectivement, à Osiris, Isis et Seth, Osiris étant le Dieu noir, Isis la déesse blanche, et Seth, lié au désert, étant symbolisé par le rouge.

i Dans une aire géographique complètement différente, celle du bassin de l’Indus, les Âryas se sont donnés à eux-mêmes ce nom Âryas, dont la racine sanskrite est AR-, qui veut dire « cultiver », et qui a d’ailleurs donné en latin arare, cultiver.

Breton, prophète automatique de la Sagesse


 

Son nom l’indique, le surréalisme désire transcender un petit peu le réel, mais pas trop, c’est-à-dire s’établir, modestement, juste un poil « au-dessus » de la réalité commune.

Breton avait pensé un moment au mot « supernaturalisme », mais l’adjectif « supernaturel » était trop proche de « surnaturel», et ça n’allait pas du tout. On n’allait quand même pas frayer avec les arrière-mondes et les sur-natures.

Dans sa surélévation passagère au-dessus de la réalité, le poète surréaliste cherche à occuper d’inattendus points de vue, à produire des révélations, à recueillir des images non tombés d’en-haut, montant spontanément d’en-bas (le surréalisme est un matérialisme).

Arcane 17 d’André Breton donne quelques indications sur la manière surréaliste de pénétrer le « grand secret »:

« Ce fut là pour moi, la clé même de cette révélation dont j’ai parlé et que je ne pouvais devoir qu’à toi seule, au seuil de ce dernier hiver. Dans la rue glacée, je te revois moulée sur un frisson, les yeux seuls à découvert. Le col haut relevé, l’écharpe serrée de la main sur la bouche, tu étais l’image même du secret, d’un des grands secrets de la nature au moment où il se livre, et dans tes yeux de fin d’orage on pouvait voir se lever un très pâle arc-en-ciel. »

Nous ne pouvons croire un instant à l’anecdote, au souvenir banal, à l’émotion autobiographique. Cela ne serait pas digne d’un pape (fût-il surréel).

« L’image même du secret », c’est l’évidence, ne peut pas être la figure d’une femme aimée, – une Jacqueline Lamba, si peu secrète, si nue dans sa danse nautique, ou une Élisa Claro, si nue dans son mystère.

« L’image même du secret » est une figure de la révélation, celle d’un « des grands secrets de la nature au moment où il se livre ».

Quel est ce « grand secret » ? Quelle est cette image « moulée sur un frisson » ?

Dans une lettre datée du 8 mars 1944, Breton confie : « Je songe à écrire un livre autour de l’arcane 17 (l’Étoile, la Jeunesse éternelle, Isis, le mythe de la résurrection, etc.) en prenant pour modèle une dame que j’aime et qui, hélas, en ce moment est à Santiago. »

 

Le « grand secret » est donc celui de l’arcane 17, la métaphore de l’Étoile, la vision (surréelle) de la résurrection, l’intuition d’Isis, un rêve d’aube et d’arc-en-ciel.

Ni femme du souvenir, ni spectre de l’avenir, ni « marraine de Dieu », ni « ambassadrice du salpêtre » ou « de la courbe blanche sur fond noir que nous appelons pensée », qui est cette Étoile?

Qui est cette Isis ?

Isis est ici, comme déjà dans l’Égypte ancienne, une métaphore (surréelle ou surnaturelle ?) de la Sagesse, même si Breton, poète automatique, marxiste et freudien, était sans doute volontairement dépassé par son procédé d’écriture.

Qu’on en juge.

Seuls les yeux de la « révélation » sont à découvert. Tout le reste est enveloppé, caché – comme la Sagesse, tout entière « vision ».

L’écharpe est serrée de la main sur la bouche, – telle la Sagesse, à la parole rare.

Son regard est entre l’orage et l’aurore. La Sagesse demeure entre le passé et l’avenir.

La rue « glacée » est un monde sans chaleur, glissant, sans fondement ; seule la Sagesse y annonce la fin de l’orage, un signe salvateur (le très pâle arc-en-ciel).

Trois quarts de siècle auparavant, Verlaine avait déjà usé de l’adjectif « glacé ».

« Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l’heure passé.
Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l’on entend à peine leurs paroles. »

Deux formes passées, aux yeux morts. Deux spectres indistincts – irréels.

La « rue glacée », la révélation « moulée sur un frisson » – quant à elles, surréelles.

A quand, la fin du « dernier hiver » ?

A quand, le miracle de la chaleur et de la lumière que les « yeux pâles » prodiguent ?

Le poète a reconnu le signe du mystère, il remonte à la source.

« Ce signe mystérieux, que je n’ai connu qu’à toi, préside à une sorte d’interrogation palpitante qui donne en même temps sa réponse et me porte à la source même de la vie spirituelle. (…) Cette clé rayonne d’une telle lumière qu’on se prend à adorer le feu même dans lequel elle a été forgée. »

Breton, surréaliste et matérialiste, porté à « la source même de la vie spirituelle » ! Breton, plongé dans la lumière de l’esprit ! Breton, adorateur du feu ! Breton, Zoroastre de la rive gauche ! Breton, déclamant le Zend, dans un bistrot du Vieux-Port !

Pourquoi pas ? L’esprit des lieux, quoi de plus surréel ?L’église de Saint Germain des Prés a été construite sur le site d’un ancien temple d’Isis, tout comme à Marseille, la cathédrale de la Major.

 

Toujours le poète doit conclure – avec des mots précis.

« La vertu entre toutes singulière qui se dégage de ton être et que, sans hésitation, je me suis trouvé me désigner par ces mots : « La jeunesse éternelle », avant d’avoir reconnu leur portée. »

Breton a parlé trop vite. Il le concède a posteriori. La « jeunesse éternelle », la « vertu entre toutes singulière » est encore une métaphore, imparfaite et surréelle.

Emporté par l’automatique élan, Breton en reconnaît la portée. La « jeunesse éternelle », cette Isis, crie : Breton est un prophète automatique de la Sagesse.

Mort, Orgie et Transfiguration. Du dépeçage des cadavres à la communion des saints.


Au son des cymbales et des flûtes, à la lumière des flambeaux dans la nuit, des femmes échevelées dansent. Vêtues de peaux de renards, portant des cornes sur la tête, tenant des serpents dans leurs mains, saisies d’une « folie sacrée », les femmes se précipitent sur les animaux choisis pour le sacrifice, les mettent en pièces, les déchirent à pleines dents, et dévorent toute crue leur chair sanguinolente.

« Les bacchantes célèbrent le mystère de Dionysos furieux, menant la folie sacrée jusqu’à l’ingestion de chair crue, et elles accomplissent l’absorption des chairs des massacres, couronnées de serpents, et criant Evoé. » i

Ces fêtes dionysiaques, ces bacchanales, qui ont fasciné les Anciens, quel en était le sens profond ?

Selon le mythe originaire, Dionysos Zagreus, fils de Zeus et de Perséphone, a pris la forme d’un jeune taureau, pour tenter d’échapper à ses poursuivants. Mais il est rattrapé, déchiré et dévoré par les méchants Titans, ennemis de Zeus.

Dionysos est un nom grec. En Thrace, ce dieu est nommé Sabos ou Sabazios, et Cybèle en Phrygie.

Dans tous ces cas, les cultes ont des formes analogues. Les historiens des religions semblent s’accorder sur le fait que c’est de Thrace d’où ont surgi, entre le 8ème siècle et le 7èsme siècle av. J.-C., ces cultes de la folie divine, de la danse extatique, culminant avec le démembrement de chairs vivantes, et leur dévoration sanglante.

Mais ils sont aussi enclins à y voir le symptôme d’un mouvement beaucoup plus originaire et plus universel de la nature humaine.

« Ce culte orgiastique thrace n’était que la manifestation d’une impulsion religieuse qui se fait jour en tout temps et en tout lieu sur toute la terre, à tous les degrés de la civilisation, et qui, par conséquent, doit dériver d’un besoin profond de la nature physique et psychique de l’homme (…) Et dans chaque partie de la terre, il se trouve des peuples qui considèrent ces exaltations comme le vrai processus religieux, comme l’unique moyen d’établir un rapport entre l’homme et le monde des esprits, et qui, pour cette raison, basent surtout leur culte sur les usages que l’expérience leur a montrés les plus propres à produire des extases et des visions. »ii

Innombrables sont les peuples, sur tous les continents, qui ont eu des pratiques similaires, ainsi les Ostiaks, les Dakotas, les Winnebagos, en Amérique du Nord, les Angeloks au Groenland, les Butios aux Antilles, les Piajes aux Caraïbes, et tant d’autres peuples suivant des rites chamaniques.

En islam, les Soufis et les Derviches tourneurs connaissent encore aujourd’hui la puissance de la danse extatique. Djalâl al-Dîn Rûmî en témoigne : « Celui qui connaît la force de la danse habite en Dieu, car il sait comment l’Amour tue. Allah hou ! »iii

Le culte de la « folie divine » et de l’exaltation frénétique a même été répertorié chez des chrétiens, en Russie, lors de véritables « bacchanales chrétiennes » dans la secte des « Christi », fondée par un saint homme, Philippoff, « dans le corps de qui, un beau jour, Dieu vint habiter, et qui, dès lors, parla et donna ses lois en qualité de Dieu vivant. »iv

Le culte dionysiaque de l’ivresse et de l’extase divine a, sans aucun doute, semé le germe de la croyance de l’immortalité de l’âme, dans de nombreux peuples, à toutes les époques de la courte histoire humaine, – non sous l’influence de dogmes, de lois, ou de décrets prophétiques, mais bien du fait d’une expérience intime, effectivement ressentie, par tous ceux qui ont été des participants actifs de ces nuits de folie.

C’est sur ce point que je voudrais m’arrêter un instant : le lien en la croyance en l’immortalité de l’âme et le dépeçage des corps et leur dévoration sanglante.

Le dépeçage des cadavres était probablement, dans les temps les plus anciens, une manière de rendre les morts vraiment morts, inoffensifs à jamais, incapables de revenir sur terre menacer les vivants. C’était bien là un indice de la croyance d’alors en la survivance de l’âme, malgré l’évidence de la mort physique.

Les mythes de démembrement sont attestés dans toute l’antiquité, et dans le monde entier.

Ainsi Orphée, héros divin, est mort déchiré et démembré vivant par des femmes thraces en folie.

Agamemnon, assassiné par sa femme Clytemnestre, se plaint dans l’autre monde des atroces outrages qu’elle lui a infligés après l’avoir tué: « Après ma mort honteuse, elle m’a fait subir, par malveillance, un maschalisme. »v

Dans cette opération peu ragoûtante du maschalisme, le meurtrier se livre au dépeçage du cadavre de sa victime. Il ampute ou arrache les bras et les jambes au niveau de leurs articulations, puis en forme une chaîne et les « suspend autour » des épaules et des aisselles du cadavre.

Il s’agissait de mimer symboliquement le traitement des victimes animales lors des sacrifices.

Les sacrificateurs coupaient ou arrachaient les membres de l’animal, et les offraient en prémices, sous forme de chair crue.

Les meurtriers reprenaient cette méthode en vue de leur propre purification, pour infléchir la colère des victimes, et afin que le mort devienne impuissant à punir l’assassin.

Il s’agit là d’une très ancienne idée.

Si les bras et les jambes du mort sont amputés, son âme ne pourra pas saisir les armes que l’on place devant sa tombe.

Si les meurtriers emploient cette méthode pour leur propre bénéfice, c’est que la pratique religieuse et cultuelle en était répandue.

En Égypte, Osiris est tué puis découpé en quatorze morceaux par son frère Seth. Les parties du corps sont jetés dans le Nil et dispersés par tout le pays.

Notons que le mythe osirien est rejoué pour tous les défunts, lors de l’embaumement.

Notons aussi que c’est en Égypte que le dépeçage des cadavres a pris la forme la plus ritualisée, la plus élaborée, employant pour ce faire une batterie de méthodes chirurgicales, chimiques, magiques, incluant le démembrement, la macération, la momification, la crémation, l’exposition de diverses parties du corps. Le rituel de l’embaumement dure soixante-dix jours.

« Le cerveau est extrait par le nez, les viscères sont enlevés par une incision pratiquée au flanc ; seul le cœur, emmailloté, est remis à sa place, tandis que les organes sont déposés dans des « canopes », vases aux couvercles en forme de tête humaine ou animale. Les parties molles restantes et les fluides organiques sont dissous par une solution de natron et de résine et évacués du corps par la voie rectale. Cette première phase a lieu sous le signe de la purification. Tout ce qui est « mauvais » est retiré du corps, autrement dit tout ce qui est périssable et peut compromettre la forme d’éternité qui est l’objectif visé. »vi

Toutes ces interventions violentes autour du corps disloqué poussent à l’extrême la métaphore de la mort, à laquelle précisément s’oppose celle de la vie éternelle qui attend le corps mort après son embaumement.

« Commence alors la phase de dessiccation (déshydratation et salage), qui dure une quarantaine de jours. Réduit à la peau et aux os, le cadavre va ensuite être remis en forme lors du rituel de momification ; c’est alors qu’ont lieu les onctions aux huiles balsamiques destinées à rendre sa souplesse à la peau, le bourrage avec des résines, de la gomme arabique, des étoffes, de la sciure, de la paille et d’autres matières, l’incrustation d’yeux factices, la pose des cosmétiques et de la perruque, et enfin l’emmaillotage avec des bandelettes de lin fin, en partie inscrites de formules magiques et entre lesquelles sont glissées des amulettes. Le résultat de toutes ces opérations est la momie. Celle-ci est bien plus que le cadavre : la figure du dieu Osiris et une manière de hiéroglyphe représentant l’être humain complet, « rempli de magie » comme le disent les Égyptiens. »vii

Ce n’est pas fini. Vient maintenant le temps du verbe, le temps de la parole, des prières, des invocations. « En égyptien, cette thérapie mortuaire par la parole est exprimée par un mot foncièrement intraduisible, mais qu’il est d’usage en égyptologie de rendre par « glorification » ou « transfiguration ». Le mort y est invoqué par un flot ininterrompu de paroles (…) Le mort devient ainsi un esprit doté de puissance capable de survivre sous de multiples formes (…) Par la récitation des glorifications, les membres dispersés du corps sont d’une certaine façon rassemblés en un texte qui les décrit comme une nouvelle unité. »viii

La « glorification » et la « transfiguration » du mort rappellent celles d’Osiris. « Ce sont les rites, les images et les textes qui réveillent Osiris et le ramènent à la vie ; c’est à l’aide de formes symboliques que le mort disloqué est recomposé et qu’est franchie la frontière séparant la vie et la mort, ici-bas et l’au-delà. Le mystère de cette connectivité capable de triompher de la mort ne réside toutefois pas dans les formes symboliques, mais dans l’amour qui les met en œuvre. Savoir qui accomplit les rites, prononce les mots et apparaît en image est tout sauf indifférent. C’est d’abord et avant tout l’affaire de la déesse Isis, épouse et sœur jumelle d’Osiris. Sur ce point, le mythe d’Osiris et d’Isis correspond d’ailleurs à celui d’Orphée et d’Eurydice (…) La musique seule n’eût pas suffi à Orphée si elle n’avait été mise en œuvre par un amour transcendant toutes les frontières ; de même, pour Isis, c’est l’amour qui confère à ses rites et récitations magiques une force de cohésion capable de suppléer à l’inertie du cœur d’Osiris et de ramener le dieu à la vie. L’association de l’amour et de la parole est la force de cohésion la plus intense que les Égyptiens connaissent et en même temps le plus puissant élixir de vie. »ix

Mort du dieu. Glorification. Transfiguration. Résurrection sous l’effet de l’amour et de la parole.

Il est aisé de pressentir, à partir de ces mots-clé, des parallèles possibles avec la mort du Christ, y compris jusque dans certains détails précis.

Les derniers instants de Jésus sont décrits ainsi : « Comme c’était la Préparation, les Juifs, pour éviter que les corps restent sur la croix durant le sabbat – car ce sabbat était un grand jour – demandèrent à Pilate qu’on leur brisât les jambes et qu’on les enlevât. Les soldats vinrent donc et brisèrent les jambes du premier, puis de l’autre qui avait été crucifié avec lui. Venus à Jésus, quand ils virent qu’il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes, mais l’un des soldats, de sa lance, lui perça le côté et il sortit aussitôt du sang et de l’eau. Celui qui a vu rend témoignage, – son témoignage est véritable, et celui-là sait qu’il dit vrai – pour que vous aussi vous croyiez. Car cela est arrivé afin que l’Écriture fût accomplie :

Pas un os ne lui sera brisé. »x

Cette parole de l’Écriture se trouve en effet dans le texte de l’Exode :

« YHVH dit à Moïse et à Aaron : ‘Voici le rituel de la pâque : aucun étranger n’en mangera. Mais tout esclave acquis à prix d’argent, quand tu l’auras circoncis, pourra en manger. Le résident et le serviteur à gages n’en mangeront pas. On la mangera dans une seule maison et vous ne ferez sortir de cette maison aucun morceau de viande. Vous n’en briserez aucun os. »xi

Il faut faire l’hypothèse que le précepte donné à Moïse par YHVH de « ne briser aucun os » est assimilable à une inversion radicale par rapport aux pratiques « idolâtres » dont il s’agissait de se départir entièrement. Si les sacrificateurs « païens » arrachaient les membres des animaux, brisaient les os et les articulations, il pouvait être jugé utile de préconiser une pratique strictement contraire.

S’inscrivant dans cette inversion juive, il importe de noter que, par contraste avec le dépeçage égyptien des corps, le démembrement dionysiaque ou le maschalisme grec, les membres du corps de Jésus furent laissés intacts, « afin que l’Écriture fût accomplie ».

Mais le mystère s’approfondit, lorsque l’on note également, que la veille de sa mort, Jésus procéda symboliquement lors de la Cène, au partage symbolique de son corps et de son sang avec ses disciples, prenant lui même ainsi la place de l’agneau pascal offert en sacrifice divin.

« Or, tandis qu’ils mangeaient, Jésus prit du pain, le bénit, le rompit et le donna aux disciples en disant : ‘Prenez et mangez, ceci est mon corps.’ Puis, prenant une coupe, il rendit grâces et la leur donna en disant : ‘Buvez-en tous ; car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés.’ »xii

Remarquons, ici, une double inversion.

Une première inversion, par rapport aux pratiques païennes préconisant de rompre les membres de corps vivants livrés au sacrifice, et de boire leur sang. Jésus ne rompt que du pain, et ne boit que du vin. L’inversion est tout entière dans la transmutation symbolique du sacrifice, image par ailleurs du sacrifice bien réel qui sera bientôt consenti, dès le lendemain, sur la croix.

Une deuxième inversion, cette fois par rapport aux pratiques juives de la pâque.

La pâque juive est exclusive : « aucun étranger n’en mangera ».

La communion chrétienne, par contraste, annonce l’alliance nouvelle, pour le bénéfice de la « multitude ».

Malgré toutes les différences qui sautent aux yeux, une profonde continuité survolant continents et millénaires semble apparaître.

Les anciens sacrifices chamaniques, le démembrement d’Osiris, la dilacération du corps de Dionysos, se retrouvent, de façon subliminale, symbolique, incarnés dans le pain rompu et le vin partagé lors du dernier repas de Jésus avec ses disciples.

Par delà toutes les différences entre ces religions aussi diverses que les peuples de la terre, il reste un étrange sentiment commun : un Dieu meurt, il est partagé en sacrifice parmi ceux qui croient en lui, et en l’immortalité de leur âme, et ce Dieu ressuscite, par la puissance de l’amour et de la parole.

.

iClément d’Alexandrie. Protreptique II, 12, 2

iiErwin Rohde. Psyché. Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité. Ed. Les Belles Lettres, 2017, p. 292

iiiIbid. p. 293 n.2

ivIbid. p. 293 n.2

vEschyle. Les Choéphores 439. Cité par Erwin Rohde. Psyché. Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité. Les Belles Lettres, 2017, p. 229.

viJan Assmann. Mort et au-delà dans l’Égypte ancienne. Ed. Du Rocher, 2003, p.59

viiIbid. p.60

viiiIbid. p.61

ixIbid. p62.

xJn. 19, 31-36

xiEx. 12, 43-46

xiiMt. 26, 26-28

« Haïr n’est pas du ressort des hommes »


Kenji Goto, le journaliste japonais qui a été égorgé puis décapité par ISIS le 30 janvier 2015, s’était converti au christianisme en 1997, à l’âge de 30 ans. Il avait couvert comme journaliste de guerre de nombreux conflits en Afrique et au Moyen-Orient, et publié notamment des enquêtes sur les « diamants du sang » et les « enfants-soldats ». Il s’attachait à rendre compte de la vie des gens ordinaires pris dans des situations exceptionnelles. Il était retourné en Syrie en octobre 2014, malgré de nombreuses mises en garde du gouvernement japonais, et bien que sa femme vînt d’accoucher d’un second enfant. Il avait décidé, par sa connaissance du terrain, de tout faire pour venir en aide à son ami, Haruna Yukawa, qui était déjà prisonnier d’ISIS. Il fut enlevé le lendemain de son arrivée en Syrie. On connaît la suite.

À propos de sa foi chrétienne, il avait déclaré à la publication japonaise Christian Today: «  J’ai vu des endroits horribles et j’ai risqué ma vie, mais je sais que d’une certaine façon Dieu me sauvera toujours. » Il avait alors ajouté qu’il n’entreprenait cependant jamais rien de dangereux, citant un verset de la Bible : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. »

En regardant les photos de Kenji Goto et de Haruna Yukawa, vêtus de la fatale tunique orange, on est frappé par le visage émacié, taillé à la serpe de Goto, et son regard ferme, intense, ouvert.

Il y a plusieurs angles d’analyse possibles de cette affaire. Le courage d’un homme qui tente une dernière chance pour venir en aide à un ami en danger de mort. La naïveté de croire que le Japon offre à ses ressortissants un passeport de neutralité au Moyen Orient, parce qu’il ne bombarde pas les belligérants, à l’instar de certains pays occidentaux. La mise en abyme du journaliste professionnel qui se tient toujours en quelque sorte hors de l’événement pour pouvoir le saisir et le commenter, et qui oublie de voir à quel point son propre corps supplicié peut faire tout l’événement souhaitable à des fins qu’il ne soupçonne pas.

L’un des messages Twitter de Kenji Goto, publié en septembre 2010, donne une idée de l’homme :« Fermez vos yeux et soyez patients. Si vous vous mettez en colère et hurlez, c’est fini. C’est presque comme prier. Haïr n’est pas du ressort des hommes, juger est du domaine de Dieu. Ce sont mes frères arabes qui m’ont enseigné cela. »

Le public japonais a été particulièrement touché par la double décapitation de ses deux ressortissants. Je suis frappé par le peu d’écho relatif en France à ce sujet, et à tout le moins, par une absence complète d’analyse et de mise en perspective de ce sujet, dans le contexte de l’après Charlie. Il me semble qu’il y a là un symptôme de plus de l’effarante incompréhension de ce qui se joue sous nos yeux.

La décapitation d’ISIS


Douzième jour

Je voudrais aujourd’hui parler d’Isis et de sa décapitation. Isis, cette déesse, sœur-épouse d’Osiris, qui fut aussi tué et décapité avant elle. Plutarque rapporte cette inscription trouvée à Saïs et qui se réfère à Isis: « Je suis tout ce qui est, qui fut et qui sera, et nul mortel n’a soulevé mon voile ».

Les anciens Égyptiens croyaient qu’ils pouvaient recevoir les dieux dans leur cœur, ils croyaient pouvoir le leur offrir comme lieu permanent de résidence. La proximité intime avec la divinité convenait à un peuple dont le rêve était pour chacun de devenir le dieu Osiris lui-même. En témoigne le Livre des morts, qui décrit en détail les tribulations de l’âme du trépassé, et le moment de la prise du nom générique d’Osiris N. Voilà un dieu, Osiris, fils de Dieu, tué et ressuscité, qui rendait possible la vie éternelle, et auquel on pouvait s’identifier. C’était une perspective encourageante.

Rappelons l’histoire, qui vaut d’être comptée comme un moment rare du mythe universel. C’est Plutarque qui nous en donne les principaux détails, que je ne fais que picorer ici. Osiris était un fils du Dieu-Un, le Dieu-Râ. Seth aussi. Mais Seth, jaloux fit fabriquer un coffre et obtint par la ruse qu’Osiris s’y étendît. Il cloue alors le couvercle et jette le coffre au Nil. Ça, cela me rappelle un trait de la légende de Moïse. Passons.

Isis, la sœur-épouse d’Osiris et aussi fille du Dieu, retrouve le coffre-cercueil qui avait dérivé jusqu’à Byblos. Elle le cache dans les marécages.

Seth, qui portait aussi le nom de Typhon, trouve le cadavre, et fou de rage, déchire le corps d’Osiris en quatorze morceaux. Il disperse les membres dépecés dans le Nil et dans divers lieux, qui s’en trouvent sanctifiés. Le cœur est à Athribis, le cou à Létopolis, la colonne vertébrale à Busiris, et la tête à Memphis. Première décapitation d’un dieu.

Quant au membre viril, il le jette au Nil, et les poissons le mangent.

Le dieu répand son sang. Le mystère s’accroît, et la terre est sacrée, le fleuve vivifié.

Isis se met en quête des morceaux épars avec l’aide de Nephtys, de Thôt et Anubis. Elle reconstitue le corps sans toutefois avoir pu retrouver le membre viril, qui a été, on l’a dit, mangé par les poissons. Qu’importe, elle en fabrique une imitation. Elle consacre ainsi, dit Plutarque, le Phallos, « dont aujourd’hui encore les Égyptiens célèbrent la fête ». Ça, cela me fait penser à cette fameuse représentation de Shiva, le lingam. Passons aussi.

Isis prend la forme d’un milan et conçoit un enfant en voltigeant au-dessus du cadavre d’Osiris.

« Isis, l’Efficace, la protectrice de son frère, le cherchant sans lassitude, parcourant ce pays en deuil, ne se repose pas qu’elle ne l’ait trouvé. Faisant de l’ombre avec son plumage, produisant de l’air avec ses deux ailes, faisant des gestes-de-joie, elle fait aborder son frère, relevant ce qui était affaissé, pour Celui-dont-le-cœur-défaille ; extrayant sa semence, créant un héritier, elle allaite l’enfant dans la solitude d’un lieu inconnu, l’intronise, son bras devenu fort, dans la Grande Salle de Geb »

— Extrait du Grand Hymne à Osiris. Traduction de A. Barucq et Fr. Daumas.

Cet enfant sera Horus, Horus le Jeune, l’Horus Sothis, l’Horus lumineux. Isis devint mère, ensemencé par l’esprit d’un dieu assassiné.Et c’est par Horus, son fils, par sa vision, qu’Osiris pourra ressusciter, comme roi et juge des morts. Il porte désormais le titre de Seigneur du monde souterrain, Seigneur de l’éternité, Souverain des morts. Sa résurrection assure l’immortalité aux hommes.

La décapitation d’Isis par son fils Horus vaut d’être rapportée avec quelques détails. Horus et Seth se battent pour la succession d’Osiris. On en trouve le récit dans le Papyrus du Caire no 86637 dont Wikipédia fournit cet extrait: « Ils plongèrent, les deux hommes. Et Isis se mit à se lamenter : « Seth veut tuer Horus, mon enfant ». Elle apporta une pelote de fil. Elle fit alors une corde, puis amena un deben de cuivre, le fondit en arme pour l’eau, y noua la corde et la lança dans l’eau à l’endroit où Horus et Seth avaient plongé. Mais le métal mordit le corps de son fils Horus. Si bien qu’Horus hurla : « À moi, mère Isis, ma mère, appelle ton harpon, détache-le moi de moi. Je suis Horus, fils d’Isis ». À ces mots, Isis cria, et dit au harpon qu’il se détache de lui : « Comprends que c’est mon fils Horus, mon enfant, celui-là ». Et son harpon se détacha de lui. Elle le lança à nouveau dans l’eau et il mordit le corps de Seth. Mais Seth poussa un grand cri : « Que t’ai-je fait, sœur Isis ? Appelle ton harpon, détache-le de moi. Je suis ton frère utérin, Isis ». Elle en éprouva en son cœur un immense chagrin pour lui. Et Seth l’appela en disant : « Est-ce que tu aimes l’étranger plus que ton frère utérin, Seth ? » Aussi Isis appela ainsi son harpon : « Détache-toi de lui. Comprends que c’est le frère utérin d’Isis, celui dans lequel tu as mordu ». Alors, le harpon se détacha de lui. Horus, fils d’Isis se mit en colère contre sa mère Isis et sortit, la face furieuse comme celle d’un léopard, son couteau à la main, de seize deben ; il enleva la tête de sa mère Isis, la prit dans ses bras et grimpa sur la montagne. Isis se métamorphosa en statue de pierre qui n’avait pas de tête. Aussi Rê-Harakhty dit-il à Thot : « Qui est cette femme qui est arrivée, qui n’a pas de tête ? ». Thot lui répondit : « Mon bon maître, c’est Isis la Grande, la mère, cette femme, à qui Horus, son enfant, a enlevé la tête » (…). »

— Les aventures d’Horus et Seth (extrait). Traduction de Michèle Broze.

On pourrait gloser sur certaines résonances du mythe osirien avec le mythe chrétien. Je résisterai à la tentation. Il paraît certain, du moins, que la mort cruelle et la résurrection compliquée d’Osiris jouaient pour les Égyptiens un rôle comparable à la mort et à la résurrection du Christ pour les chrétiens. On pourrait insister aussi sur les différences radicales. Je préfère par principe et par méthode, me concentrer en ces matières délicates sur les possibles analogies, les ressemblances même vagues, et en général sur ce qui rapproche les peuples et les âges, plutôt que sur ce qui paraît les séparer. Car si, comme le croyaient les Égyptiens, tout en haut, tout au commencement de la théogonie il y a un Dieu-Un, alors les petites nuances qu’apportent plus tard les Hébreux, les Grecs, les Romains, ou les Chrétiens, paraissent au fond secondaires. Shou et Tefnout, Geb et Nout, Osiris et Isis, Seth et Nephtys, sont à ce compte des émanations du divin au moins aussi considérables que, disons, les dix Sephiroth, Kether – Couronne, Ḥokhma – Sagesse, Bina – Compréhension, Ḥessed – Miséricorde, Guebhoura – Force, Tiph’ereth – Beauté, Neṣaḥ – Victoire, Hod – Gloire, Yessod – Fondation, et Malkhouth – Royaume. Pourquoi les émanations des uns ne vaudraient-elles pas, d’un point de vue anthropologique, les émanations des autres ? Elles se rapportent au même Dieu-Un, n’est-ce pas ?

Sur cette question je m’en tiens à la position exposée dans sa Philosophie des formes symboliques par Ernst Cassirer, cet élève de Hermann Cohen, lui-même disciple de Kant. Je voudrais la résumer, à ma façon, ainsi : les mythes font partie du processus théogonique. Dieu lui-même se sert des théogonies inventées par les hommes pour se manifester progressivement à leurs lentes intelligences et à leur rapides courroux, à leurs vains orgueils et à leurs fugitives gloires, comme étant le vrai Dieu.

Osiris, démembré et ressuscité. Isis, décapitée. Does it ring a bell ?