Les trois morts de la conscience, et ce qui s’ensuit


Il y a dans la conscience trois sortes de savoirs, d’ordre intime, dont il lui faut se désapprendre. D’abord la conscience sait qu’elle appartient à une créature vivante. Elle sait aussi qu’elle est consciente d’elle-même, ou du moins qu’elle est suffisamment consciente pour pouvoir se distinguer de ce qui l’entoure, et exprimer sa singularité, son insertion dans le monde et ses aspirations. Enfin, elle sait qu’elle est capable de créer. Au cours de la vie, elle apprend qu’elle peut engendrer hors d’elle-même d’autres consciences par procréation, et qu’elle peut éprouver en elle-même de nouveaux états de conscience, dont certains peuvent être si différents de la vie quotidienne qu’ils n’ont pas de nom.

La conscience a besoin de se pénétrer de ces trois sortes de savoirs, Mais elle ne peut pas s’en contenter. Il lui faut les dépasser. Aussi longtemps que la conscience reste seulement consciente de ce genre de conscience, – la conscience d’être vivante, la conscience d’être consciente, et la conscience d’être créatrice, elle reste incapable de se détacher d’elle-même, de se vider de ses représentations et de se dépasser.

Pourquoi faudrait-il qu’elle se vide d’elle-même, demandera-t-on ? On répondra que l’essence de la conscience est de se dépasser sans cesse, pour aller toujours plus loin, plus haut. Et pour voyager très loin, pour s’élever dans les grandes hauteurs, il faut s’alléger, renoncer à tout ce qui prend de la place, impose son poids.

Cela tombe sous le sens. Si la « vraie » vie est ailleurs, alors sa conscience actuelle, dans cette vie, avec ses limites, l’alourdit ou l’égare. Si une supra-conscience, dont elle n’a pas encore conscience, est le véritable but que la conscience doit poursuivre, alors toute conscience actuelle de la conscience se limite à un savoir illusoire, biaisé et même trompeur. Si, en créant des objets passagers, la conscience oublie qu’elle a déjà en elle un trésor incréé, et inexploité, infiniment plus riche que tout ce qu’elle peut engendrer par elle-même, elle se trompe fondamentalement sur ses propres facultés, elle vit dans des songes vains, de pauvres chimères, alors même qu’un royaume délaissé, en friche, l’attend au fond d’elle-même.

La conscience, si elle veut progresser dans ses futures montées, doit donc se tenir à distance de ce à quoi elle est arrivée. La conscience doit renoncer aux savoirs qu’elle a accumulés depuis sa naissance en ce monde, si elle est veut sérieusement explorer ce qui pourrait l’attendre dans d’autres mondes. Elle doit être consciente qu’il lui faut renoncer à sa conscience actuelle, et, en d’autres termes, qu’il lui faut « mourir » à sa vie antérieure. En parlant « d’autres mondes », je crois déjà entendre les ricanements de la foule incrédule des matérialistes, ignorant la puissance téléologique de l’Homme. Qu’ils passent ici simplement leur chemin.

Une forme de mort symbolique est donc exigée de la conscience, à un certain moment de son évolution. Le mot mort est peut-être un peu dramatique. On pourrait employer des euphémismes : éloignement, détachement ou séparation. Il faut que la conscience s’éloigne ou se détache d’elle-même et de toutes les choses dont elle a conscience. Mais cela n’est-il pas impossible, ou même intrinsèquement contradictoire ? Le concept d’une conscience qui perd conscience de tout ce qu’elle est, n’est-il pas un oxymore ?

Mourir, à proprement parler, revient à être finalement dépouillé de tout avoir, et de tout être. Une conscience qui prétend mourir vraiment à elle-même devrait en principe se défaire de tout ce qu’elle sait, de tout ce qu’elle veut, et de tout ce qu’elle est. Elle doit se défaire d’absolument tout ! Mais alors que devient-elle ? Un petit tas informe de cendres grises ?

La conscience semble n’avoir rien à voir avec la cendre. Elle est a priori de l’ordre du feu, celui qui flamboie, ou de l’ordre de la lumière qui s’en dégage.

Quand une flamme meurt à elle-même, elle ne meurt pas vraiment ; elle se régénère aussitôt, elle contribue par sa mort éphémère au brasier qui la consume, et elle se fond et se confond déjà avec la flamme nouvelle qui l’enveloppe et l’élève.

Mais si la conscience se compare à un brasier, elle arrive tôt ou tard à un point où elle se perd, et dans son embrasement, dans sa fusion, elle perd aussi tout le reste, le monde, les créatures, Dieu, pour se livrer sans résistance à l’incendie.

Il faut que tout soit effectivement perdu pour elle. Son existence n’est plus qu’un « libre rien », comme le dit Maître Eckhart. « C’est d’ailleurs l’unique dessein de Dieu que l’âme perde son Dieu. »i

Aussi longtemps que la conscience se donne un Dieu, et qu’elle croit savoir quelque chose de ce Dieu qu’elle se donne, elle reste en réalité inconsciente de sa propre nature, et de ce que cette nature demeure essentiellement séparée de quelque divinité que ce soit. Elle reste incapable de comprendre à quel point elle est encore loin de saisir l’essence de toute divinité. Elle croit l’apercevoir, la ressentir, peut-être. Les religions sont pleines de trucs destinés à donner au fidèle l’illusion d’un progrès en la matière. Mais faut-il y compter ?

Une voie beaucoup plus radicale est nécessaire, du moins pour ceux qui veulent dépasser tout ce qui est dépassable. Et qu’est-ce qui n’est pas dépassable, dans ce monde, ou dans l’esprit des hommes ?

Il faut donc que la conscience meure à sa cécité, qu’elle périsse à son aveuglement. Il faut qu’elle se résolve à ce que s’anéantisse en elle tout ce qu’elle croyait savoir quant à l’être ou l’essence de la divinité qu’elle se donnait. C’est à cette condition que pourront aussi s’anéantir en elle, parallèlement, tout savoir, toute connaissance, toute conscience relative à sa propre essence.

Pourquoi ce double anéantissement est-il nécessaire ?

La conscience n’est jamais aussi consciente de sa puissance latente que lorsqu’elle retrouve son état primordial de tabula rasa. La ‘table rase’ est la condition minimale de ses futurs festins. Il lui faut se débarrasser des reliefs de ses anciennes dévorations, des flacons vides de vieilles ivresses, des vaisselles sales, pour que puissent advenir les prémices des banquets nouveaux.

C’est la grande noblesse de la conscience que de pouvoir se débarrasser d’elle-même par elle-même. Ce n’est pas un suicide, c’est un coup de balai, des fenêtres grandes ouvertes, et pour elle, le retour au vide.

La conscience doit tout abandonner en se vidant entièrement de tout ce qu’elle a été et de tout ce qu’elle a cru savoir.

C’est une condition minimale, mais non suffisante.

Il faut maintenant que la conscience dresse la table pour une nouvelle manière de banquet. Le temps est venu de lancer les invitations. Qui seront ses hôtes?

Depuis des temps anciens, la création divine a été interprétée comme une manière pour le divin de se connaître lui-même. La divinité prend conscience de son pouvoir de création seulement en créant, et non « avant » de créer (il n’y a pas d’« avant » avant le temps). En créant des âmes à son image et à sa ressemblance, la divinité prend conscience de ce dont ces images sont à l’image, de ce à quoi ces ressemblances ressemblent, à savoir elle-même.

Mais l’omniscience supposée de la divinité ne le savait-elle pas déjà ? Il faut croire que non. Ou du moins, elle le savait peut-être confusément, mais pas en pleine conscience. Si la création se justifie, du point de vue divin, c’est bien parce que le fait même de créer ajoute quelque chose de nouveau, qui contribue de façon nouvelle à la gloire de la divinité, sinon elle pourrait autant s’en passer.

Quel est ce quelque chose de nouveau ? L’actualisation d’une multitude de puissances parmi une infinité d’autres, qui, quant à elles, demeurent purement potentielles.

Comme en un miroir, en énigme, la conscience divine reflète une partie actuelle d’elle-même dans ses créations, en particulier dans les âmes, pendant que restent en puissance les infinies possibilités de création auxquelles elle ne donne pas l’être.

Quant à la conscience créée, après un peu de temps, et quelque réflexion, elle peut prendre conscience de sa chance d’avoir été admise à l’existence, contre toute attente, ou plutôt contre toute probabilité. Pourquoi a-t-elle bénéficié de ce don de l’être, se demande-t-elle ? Dans quel but ? La réponse importe peu, ici. D’ailleurs, elle est sans doute inconnaissable. Ce qui importe, pour la conscience créée, c’est de prendre maintenant conscience des étapes ultérieures qu’il lui faut franchir en tant que conscience créée, pour continuer de se dépasser.

La conscience a déjà pris conscience qu’il lui fallait s’éloigner d’elle-même, ou plutôt qu’elle devait s’élever au-dessus d’elle-même. Il lui faut maintenant se défaire de son image d’essence créée, il lui faut se détacher de son essence en tant qu’image et en tant que création. Il lui faut prendre sa distance avec l’essence de sa ressemblance, fût-elle d’origine divine. Pourquoi ? Parce que c’est ce qu’on attend d’elle. C’est pour cela qu’elle a été admise à l’être, pour continuer de s’élever. Car elle n’est pas seulement une essence « créée ». Elle n’est pas non plus seulement une « image » ou une « ressemblance ». Elle est bien plus que cela. Il y a en elle une noblesse, nécessairement d’origine divine, dont les termes créature, image, ressemblance, ne rendent pas compte. Ces mots introduisent une notion de relativité, alors qu’étant d’essence divine, la conscience a vocation à l’absolu. Irradie d’ailleurs encore, autour d’elle, la chaleur des braises incréées dans lesquelles elle a été conçue. Jaillissent encore, autour d’elle, des étincelles de la Sagesse primordiale, cette Sagesse qui l’a vue dans son état originaire, avant même qu’elle ne fût, et qui l’a tenue au-dessus de la divine lave, pendant que l’on forgeait le fil de son âme.

Ces métaphores, la braise, l’étincelle, la lave, il faut maintenant que la conscience en sorte, il faut que ces images s’éteignent. Il lui faut maintenant devenir cendre, pour ne plus être seulement ce qu’elle a été, qui ne suffit plus. Pour vivre une nouvelle effusion du feu divin, il lui faut d’abord mourir à elle-même d’une mort divine. La conscience sent intérieurement que ce ne sont ni cette essence créée, ni cette image ou cette ressemblance originelles qu’elle cherche. Elle ne peut plus s’en satisfaire, parce qu’en elle, un feu nouveau couve sous la cendre. Elle se connaît désormais comme prisonnière de sa propre cendre ; elle est comme une lumière arrêtée dans les reflets de « l’image » et de la « ressemblance », qui sont encore des métaphores de la distinction et de la multiplicité relatives, alors qu’elle a soif d’une identité et d’une unité absolues.

L’âme veut maintenant s’élever au-delà de son image originelle, et bien au-delà de sa ressemblance éternelle, elle sait qu’elle doit viser beaucoup plus haut. Elle veut atteindre désormais le grand Jour, aller dans le Midi, loin de toutes les ombres, de toutes les nuits, elle veut parvenir à cet unique point de vue, où se déroulera sous ses yeux l’infini royaume, comme un voile tissé d’unicité.

Cette percée de la conscience vers le Jour, le Rituel des morts de l’Égypte ancienne l’avait déjà scandée, tout comme l’avaient chantée les hymnes du Véda, ou encore le Bardo Thödol. Toutes ces traditions se rejoignent sur un point essentiel. L’âme, ou la conscience, ce qui revient ici presque au même, doit avancer, elle doit se dépasser, elle doit passer par des portes, des seuils, des plans, des niveaux. Il faut en passer par là… Comme le dit le Christ : personne ne vient au Père que par moi ! Aussi l’âme ne demeure-t-elle pas en lui, mais il faut qu’elle passe par lui, pour aller encore au-delà. La conscience de cette percée subite, de cette élévation radicale, représente la deuxième mort de la conscience à elle-même.

C’est une mort par laquelle elle doit passer afin de s’éteindre dans l’infinie divinité.

Or, pour la conscience qui s’éteint dans ce dépassement, Dieu n’est plus pour elle. Il s’est éteint en elle, comme elle s’éteignait en lui. Extinction générale des feux… Elle demande : Pourquoi m’as-tu abandonné ? L’archétype éternel du Dieu créateur, du Dieu sauveur, du Dieu qui se sacrifie, désormais n’existe plus non plus pour elle, puisqu’elle n’est plus que cendre froide, que sang figé.

Elle était une consciente vivante, chaude, active, et la voilà réduite en poussière.

Passage inimaginable, mais nécessaire. Obligation absolue d’entrer dans la Nuit, l’absolue obscurité, pour se préparer à sortir au Jour, dans l’absolue lumière.

Si la conscience doit être admise dans l’unité divine, il faut qu’elle se dépouille de tout ce qu’elle a été, y compris de son lien précieux avec son intercesseur, le Sauveur, le Psychopompe, qui l’a conduite jusque là, jusqu’à ce seuil.

L’infini paradoxe est que, dans cette cendre toute morte, la conscience trouvera des germes de vie. Dans son anéantissement absolu, elle s’ouvrira une voie vers le saltus absolu. S’il fallait ici une autre image, on choisirait celle de la farine, fine poudre broyée. Un peu d’eau ajoutée, et elle fermente.

Dans cette histoire, la conscience ne cesse d’être interloquée. Elle court de surprise en surprise. Elle vient de découvrir, à son tour, après beaucoup d’autre sages anciens, que la Divinité est telle que son non-être emplit le monde. Elle découvre que le lieu de son être, le lieu de sa présence, ne se trouve nulle part. Ce mot même de présence signale déjà, comme en creux, son absence en puissance. Toute présence peut disparaître en un instant, surtout dans un palais royal, une demeure divine, où ne manquent pas les portes dérobées, les passages secrets, les appartements cachés.

La conscience, pulvérisée en poudre de cendres, ne trouvera pas la présence du Divin, mais plutôt son absence, à moins qu’elle n’ait elle-même trouvé un lieu d’où elle puisse disparaître, une porte par où passer, pour qu’elle puisse enfin cesser de se présenter à elle-même comme quelque chose de créé – ou comme quelque chose d’incréé.

La conscience ne veut plus être ni créée ni incréée. Elle ne veut plus rien d’ailleurs, elle n’est plus que poussière, et ses espoirs de résurrection semblent anéantis…

Or ses tribulations sont en réalité loin d’être terminées.

Il lui faut se préparer à une troisième mort.

La conscience doit maintenant mourir à la nature génératrice du divin. L’essence créatrice du divin se montre dans le Dieu créateur des mondes. Mais il faut que la conscience meure aussi à cette activité de génération divine. Pourquoi ? Parce que, désormais, elle ne veut plus simplement être une créature créée, engendrée. Elle l’a été, et elle sait que cela ne lui suffisait plus. Cela ne lui suffisait plus ? La conscience serait-elle aussi capricieuse qu’une princesse babylonienne, à qui rien n’est refusé ?

La conscience en effet est une princesse qui ne satisfait plus d’être seulement une princesse. Elle veut arriver à entrer dans ce qu’il y a de plus essentiel, dans l’intimissime du pouvoir royal, elle veut aller au-delà de toute royauté et de toute divinité. Elle veut s’unir à Dieu lui-même, là, dans les profondeurs de son lieu secret, où il se tient dans son repos, là où il s’abstient de tout, même de lui-même !

Dans son lieu le plus caché, « la divinité est suspendue en elle-même, elle est son monde à elle-même. »ii

Il est généralement reconnu, par tous les maîtres en la matière, que Dieu demeure dans une lumière où personne ne peut pénétrer. Cela n’est pas fait pour effrayer la conscience, qui sait que les maîtres les plus réputés ne savent que ce que l’on a bien voulu les laisser savoir. La conscience, donc, qui est déjà morte à son essence créée, et aussi morte à son essence incréée, qui est réduite à l’état de poudre impalpable, de cendre friable, arrive par l’un des passages celés du Palais dans l’appartement caché de la Divinité. Et même arrivée là, elle n’arrive pas encore à la saisir. Elle entrevoit le royaume en un clin d’œil, mais Dieu lui-même se dérobe encore. Après tous ces efforts, après ses deux premières morts, encore une dérobade ? La conscience commence à se rendre compte que la quête est sans fin, et qu’elle n’est sans doute pas seule à l’avoir constaté. Aucune créature ne peut en réalité parvenir jusqu’à lui, et certainement pas une poignée de conscience cendrée, froide, grise, dispersée, désunie.

Alors, la conscience prend conscience d’elle-même sous un jour nouveau ; elle s’éveille à la conscience de sa véritable valeur, elle qui n’est pourtant que cendre froide. Elle respire soudain d’un souffle plus vif. Elle s’inspire de la vie même. Elle prend sa forme. Ses ailes emplissent les mondes. Elle s’élève plus haut que l’aurore. Elle vole dans ses cieux, elle ne se soucie plus ici de Dieu!

C’est à ce moment même qu’elle meurt de sa troisième mort, elle meurt de la mort la plus haute qui soit. En elle, disparaissent tout désir, toute intelligence, tout amour, toute sagesse: elle se voit privée de toute existence et de toute essence.

La conscience meurt pour la troisième fois, et elle est enterrée au plus profond, dans la cave (cueva) la plus secrète de l’appartement le plus obscur de la divinité, là où personne jamais n’est admis à entrer dans sa Présence. La divinité y reste une, seule, unique, sans égale, elle n’y vit pour personne d’autre que pour elle-même.

Et la conscience, qui a franchi tous ces passages, toutes ces portes, toutes ces murailles, toutes ces morts, gît là comme un petit tas de farine en fermentation.

Eh bien, noble lecteur, quel rebondissement attends-tu désormais ? Après ses trois premières morts, y aura-t-il une saison 4 dans la vie de la conscience ?

Naturellement, aussi longtemps que tu n’es pas prêt à plonger toi-même dans cet abîme, à tenter de toucher le fond de la mer sans fond de la divinité, tu ne peux deviner ce qu’il va se passer.

Je vais résumer le prochain épisode. La conscience est perdue, annihilée, anéantie, mais elle va trouver qu’elle est en fait la même chose que ce qu’elle avait cherché si longtemps sans succès. Elle reconnaît enfin sa ‘noblesse’, celle qui oblige. Elle est sortie d’elle-même à plusieurs reprises, elle s’est libérée de toutes les représentations dont on l’avait trop nourrie. En plongeant dans sa nuit la plus profonde, en se dégageant de son essence et de son existence, elle arrive devant elle-même, et elle s’aperçoit qu’elle est toujours une. Elle voit que le seul royaume qui soit, qu’elle a si longtemps cherché, elle vient finalement de le trouver, sans l’avoir jamais cherché là où il était.

Elle voit que ce royaume est caché en elle, et le voyant, c’est en elle qu’elle s’épanche.

Elle le voit, elle le vit dans son éternité. Cette simple phrase, dans sa brièveté, en dit plus long que les sagesses de la terre, qui ne voient ni ne vivent. Maintenant, la conscience sait tout, voit tout, vit tout ; mais tout cela n’est encore qu’une sorte de commencement. Tout ne fait jamais que commencer. La conscience est une, et seule, dans son propre commencement, elle est seulement elle-même, et elle est aussi, en puissance, tout ce qu’elle n’est pas encore, et même tout ce qu’elle n’est pas, ou qu’elle ne sera jamais. Elle tire tout cela de son propre fond. En elle, l’âme et la divinité sont une seule chose. Elle a enfin réalisé que le royaume est elle-même, et qu’elle demeure en elle-même.

Elle ne sait plus son nom, ni son moi.

La Divinité est devenue l’autre moi de la conscience, pour que la conscience devienne son autre lui.

En cela elle rejoint la Tradition , telle que rapportée par Moïseiii puis Isaïeiv, et qui est inscrite dans le nom de Dieu: « Moi Moi Lui ».

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iCf. Maître Eckhart. Sermons. Traités. Trad. Paul Petit. Tel-Gallimard, Paris, p.307

iiMaître Eckhart. Sermons. Traités. Trad. Paul Petit. Tel-Gallimard, Paris, p.310

iiiDt 32,39

ivIs 43,10 ; Is 43,25 ; Is 51,12 ; Is 52,6

De la transhumance de l’humanité


« Pierre Teilhard de Chardin ».

Dante, poète prolixe en métaphores étincelantes, généreux peintre d’images frappantes, s’en trouva une fois à court. Faute d’une figure capable d’évoquer une certaine « expérience », il dut recourir à un néologisme, ‘trasumanar’, forgé pour l’occasion, au premier chant du Paradis.

« Trasumanar significar per verba 
non si poria; però l’essemplo basti 
a cui esperienza grazia serba ». i

« Qui pourrait exprimer, par des paroles, cette faculté de transhumaner ! Que cet exemple encourage celui à qui la grâce permettra de connaître, par l’expérience, une si haute félicité ! »ii

Comment traduire trasumanar en français, sinon par un autre néologisme ? ‘Transhumaner’ ferait-il ici l’affaire ?

Dans une autre traduction de ces vers, une expression composée a été préférée:

« Outrepasser l’humain ne se peut signifier par des mots ; Que l’exemple suffise à ceux à qui la grâce réserve l’expérience. »iii

Quelle était donc cette expérience d’outrepassement de l’humain ? Que recouvrait cette faculté de transhumaner ? A qui la grâce en était-elle réservée ?

Dante venait d’évoquer la vision dans laquelle il avait été plongé en compagnie de Béatrice. Les effets de sa contemplation étaient si profonds que les mots lui manquaient pour la décrire. Il avait dû, pour se faire mieux comprendre, la comparer à celle de Glaucus, « quand il goûta l’herbe, qui le fit dans la mer parent des dieux. »

Dante faisait là une brève et puissante allusion à un célèbre passage des Métamorphoses d’Ovide. Il y est question d’une herbe assez spéciale, dont la consommation entraîne une extase divine. Glaucus, qui en fit l’expérience, y raconte les circonstances qui la provoquèrent, la rencontre avec les Dieux qui s’ensuivit, et la manière dont ceux-ci purifièrent tout ce qu’il y avait de mortel en lui :

« Il est un rivage que d’un côté borne l’onde amère et de l’autre une riante prairie. Ni la génisse, ni la brebis, ni la chèvre au long poil, n’offensèrent jamais de leurs dents son herbe verdoyante (…) Le premier de tous les mortels je m’assis sur ce gazon. Tandis que je fais sécher mes filets, et que je m’occupe à ranger, à compter sur l’herbe les poissons que le hasard a conduits dans mes rets, et ceux que leur crédulité a fait mordre à l’appât trompeur, ô prodige inouï, qu’on prendrait pour une fable ! Mais que me servirait de l’inventer ! À peine mes poissons ont touché l’herbe de la prairie, ils commencent à se mouvoir, à sauter sur le gazon comme s’ils nageaient dans l’élément liquide; et, tandis que je regarde et que j’admire, ils abandonnent tous le rivage et leur nouveau maître, et s’élancent dans la mer.

« Ma surprise est extrême, et je cherche longtemps à expliquer ce prodige. Quel en est l’auteur ? Est-ce un dieu, ou le suc de cette herbe ? ‘Cependant, disais-je, quelle herbe eut jamais une telle vertu ?’ et ma main cueille quelques plantes de la prairie. Mais à peine en ai-je exprimé sous ma dent les sucs inconnus, je sens dans mon sein une agitation extraordinaire. Je suis entraîné par le désir et l’instinct d’une forme nouvelle. Je ne puis rester plus longtemps sur le gazon : ‘Adieu, m’écriai-je, terre que j’abandonne pour toujours !’ Et je m’élance dans là profonde mer.

« Les Dieux qui l’habitent me reçoivent et m’associent à leurs honneurs. Ils prient le vieil Océan et Téthys de me dépouiller de tout ce que j’ai de mortel. Je suis purifié par ces deux divinités. Neuf fois elles prononcent des mots sacrés, pour effacer en moi toute souillure humaine. Elles ordonnent que mon corps soit lavé par les eaux de cent fleuves, et soudain cent fleuves roulent leurs flots sur ma tête. Voilà ce que je puis te raconter de cet événement, ce dont je me souviens encore : tout ce qui suivit m’est inconnu. »iv

Glaucus rencontra en effet les Dieux, mais il ne put rapporter qu’une partie de ce qui se passa alors, du fait d’une sorte de défaillance de sa mémoire et d’une perte de connaissance (« tout ce qui suivit m’est inconnu »). En évoquant Glaucus, Dante donnait-il à entendre avoir fait lui-même une telle expérience, suivie d’un flottement comparable de sa conscience ? Cela semble être le cas, puisqu’il précise avoir été élevé par la lumière (divine), sans toutefois pouvoir affirmer ce que ressentait son âme quant à sa propre nature:

« Si je n’étais qu’âme, plus récemment créée,

Amour qui gouverne le ciel, tu le sais,

toi qui m’élevas par ta lumière. »v

On peut conjecturer que Dante faisait aussi allusion à l’extase qui avait saisi S. Paul, ainsi qu’au doute qui s’ensuivit :

« Je connais un homme dans le Christ qui, il y a quatorze ans, fut ravi jusqu’au troisième ciel ; si ce fut dans son corps, je ne sais, si ce fut hors de son corps, je ne sais, Dieu seul le sait. »vi

Glaucus avait été métamorphosé en « parent des Dieux ». Paul avait été ravi au « troisième ciel ». Dante ne fut pas moins comblé. Il se vit élever par la « lumière » de l’« Amour qui gouverne le ciel ».

Le mot choisi par Dante pour transcrire cette élévation, trasumanar, contient l’idée d’un au-delà de la nature et de la conscience humaine, et peut-être même l’idée d’une possible métamorphose de l’essence de l’Homme.

Ce mot a récemment reparu sous une autre forme, celle du substantif « transhumanisme ». Certes, le contenu sémantique n’est plus le même. Le « transhumanisme » du 21ème siècle, qu’a-t-il de commun avec les visions de Glaucus, de Paul ou Dante ?

Il est probable que ce néologisme (déjà vieux de sept siècles), ‘trasumanar’, garde longtemps encore sa profonde force expressive, et que ce mot, ou les formes verbales qui lui seront associées dans toutes les langues, traverseront les millénaires. Il est également vraisemblable que les significations qui y seront attachées ne cesseront de changer, tout en gardant l’idée générale d’un « outrepassement » de la condition humaine actuelle.

Trasumanar a été et continue d’être une sorte de symptôme lexical. C’est le symptôme d’un désir de l’inconscient humain, actif, virulent, travaillant depuis des millénaires les fondements de la conscience. C’est un symptôme du désir permanent de dépassement, d’outrepassement. Le désir infini d’outrepasser ses limites. Toujours, l’homme cherchera à se dépasser, puis continuera de désirer outrepasser ce dépassement même.

Il y a un siècle environ, Pierre Teilhard de Chardin, alors qu’il était brancardier dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, confronté à l’horreur de tueries massives, cruelles et inutiles, symptômes d’une folie politique et aveugle, fut le premier à y lire un signe d’espérance. Il a vu, dans toute cette purulence, émerger dans la douleur les conditions de ce qu’il appela la « Noosphère », le monde de l’Esprit.

Il voyait émerger une nouvelle nappe de conscience et de vie, comme prémisse de la Noosphère toujours en genèse, dans l’histoire de l’humanité.

Après deux guerres mondiales, et en présence des menaces potentielles d’une troisième guerre mondiale, qui pourrait être à la fois nucléaire et terminale, on pourrait douter de l’optimisme de Teilhard, ou n’en considérer que la naïveté.

On pourrait aussi en admirer la prescience, et décider de mettre toutes ses forces, tout son esprit, toute son âme, au service de cette grande vision.

L’humanité est encore dans sa toute petite enfance, du moins si l’on en juge à l’échelle des temps géologiques. Elle a encore une longue route devant elle, doit-on croire.

Elle est, en essence, en perpétuelle transhumance. Elle a vocation à atteindre, un jour peut-être, des mondes inouïs, des niveaux de conscience dont nous n’avons aujourd’hui aucune idée. Tout ne fait que commencer. Le monde humain est encore effroyablement peu développé, sur les plans politique et social, à l’évidence, mais aussi religieux, philosophique et moral.

Il ne faut pas confondre le «trasumanar» dantesque, le « transhumanisme » moderne et les futures « transhumances » qui se préparent pour l’humanité dans l’avenir. Le « transhumanisme » est une idéologie matérialiste qui n’a rien à voir avec la métaphore métaphysique de la Divine Comédie.

Le « transhumanisme », dont Vernor Vinge ou Ray Kurzweil sont les prophètes, affirme que l’évolution technique et scientifique permettra bientôt l’apparition d’une « singularité », c’est-à-dire d’un basculement brusque vers une autre humanité, une humanité intellectuellement et organiquement « augmentée » par les technologies.

Ce « transhumanisme »-là est, à mon sens, platement réducteur. La science et la technique sont porteuses d’ouvertures considérables, mais il est naïf de croire qu’elles détermineront à elles seules les conditions de la transformation à venir de l’humanité, et la possibilité de son passage vers une nouvelle essence, une « transhumanité ». Il est d’ailleurs probable que la science et la technique seront plus des freins que des moteurs de la métamorphose des désirs de l’âme humaine. C’est dans l’âme, non dans le corps ou ses prothèses, que dort, encore inconscient, l’embryon de la transhumanité.

Pour le comprendre, revenons quelque peu en arrière. Il y a plus de quarante mille ans, au Paléolithique, de nombreuses grottes étaient déjà des sanctuaires cachés, profonds, difficiles d’accès. Elles étaient fréquentées par des artistes incomparables, mais aussi par des maîtres de la vision et de l’extase chamanique (si l’on prend ce mot dans un sens très large), des maîtres de la sortie de l’esprit hors du corps.

Certes, une pleine compréhension des peintures pariétales échappe encore aujourd’hui aux analyses les mieux informées. Mais si l’on considère l’ensemble des peintures du Paléolithique, dont la réalisation s’étale sans discontinuité sur une période de plus de trente mille ans, on peut avoir l’intuition d’une conscience active, d’un sens de la transcendance, d’un éveil de l’Homme à un Mystère qui le dépasse entièrement. L’Homme de Cro-Magnon était déjà un Homo Sapiens, et il était plus sage peut-être que l’homme moderne. Il était plus sage, peut-être, d’une sagesse dont le monde aujourd’hui n’a plus aucune idée.

Pendant trente mille ans d’expériences et de visions, dont la trace est conservée sur des parois profondes, l’âme humaine a acquis une immense mémoire, non pas oubliée, mais toujours à l’œuvre, secrètement, dans l’inconscient des peuples. Des trésors ont été découverts, millénaires après millénaires, par des générations d’Homo Sapiens, et ont été conservés et transmis, par le moyen de traditions cultuelles et culturelles, mais aussi sans doute à travers l’enrichissement du patrimoine génétique.

Demain, ce trésor archéo-biologique sera peut-être en partie identifiable.

Mais ce n’est pas le plus important.

Le matérialisme scientifique est, aujourd’hui encore, bien incapable d’expliquer l’apparition de la conscience humaine, qui reste un mystère absolu. Surtout, il est incapable de comprendre la nature de la sidération de la conscience, en tant qu’elle est plongée depuis l’Origine dans une sorte de clarté obscure, à la fois renvoyée vers son propre abîme, et confrontée aux mystères cosmiques et numineux qui l’enveloppent, et la submergent.

De la contemplation de cette sidération, multipliée à travers les âges, sous toutes ses formes, et de la puissance inchoative des mythes les plus anciens, les plus durables, comme celui du ‘Sacrifice’, naîtront demain les conditions d’une nouvelle épigenèse, les conditions d’une nouvelle transhumance de l’humanité tout entière.

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iDante Alighieri. La Divine Comédie. Paradis, Chant I, v. 70-72

iiDans la traduction d’Artaud de Montor. Ed. Garnier. Paris, 1879. Le traducteur note à propos de ‘transhumaner’ : « Cette expression, trasumanar, est très belle et très majestueuse. J’ai osé faire présent d’un mot à notre langue. »

iiiTraduction de Jacqueline Risset. Ed. Diane de Selliers, 1996

ivOvide, Métamorphoses, XIII, 917-956

vDante Alighieri. La Divine Comédie. Paradis, Chant I, v. 73-75

vi2 Cor. 12,2

La conscience de soi est un rideau.


« G.W.F. Hegel »

Dans le premier chapitre de la première partie de la Phénoménologie de l’esprit, intitulée ‘Conscience’, Hegel commence par affirmer la certitude subjective du sensible, l’intuition ineffable du ‘ceci’.

Par contraste, les Upaniṣad concluent que l’ātman n’est ‘ni ceci ni cela’.i

Si l’on admet que le mot qu’emploie Hegel pour ‘conscience’, Bewusstsein, peut être mis en rapport avec l’ātman des textes védiques, il y a là deux points de vue contraires, deux intuitions opposées : la certitude du ceci, ou son refus.

Bewusstsein est défini dans les dictionnaires allemands comme une « connaissance claire », un « état de clarté mentale » ou encore comme « l’ensemble des processus psychiques par lesquels l’être humain devient conscient (bewußt) du monde extérieur et de lui-même »ii, cette dernière définition étant, d’ailleurs, quelque peu auto-référentielle…

Le mot ātman signifie le ‘Soi’, et aussi la ‘pure conscience d’être’. Il a une valeur bien plus métaphysique que psychologiqueiii.

Ces deux concepts, Bewusstsein et ātman, se recouvrent en une certaine mesure, mais divergent aussi notablement par leurs visées respectives, et par la façon dont la conscience semble apparaître à elle-même, soit progressivement, par l’activation de longs processus, soit se révélant d’emblée comme une totalité, comme une image microcosmique du macrocosme, comme image de l’Âme universelle ou comme essence de l’Être.

Pour Hegel, la conscience commence par se poser comme ‘être’ dans ce monde. Elle perçoit le monde à travers l’évidence du ‘ceci’, elle analyse cette évidence, puis la ‘dépasse’ par déhiscence (aufheben) pour accéder à un certain savoir d’elle-même, à ce qu’elle conçoit d’elle-même comme concept. Ce concept de la conscience ne se révèle que dans la ‘conscience de soi’ (Selbstbewusstsein), — une ‘conscience de soi’ qui est encore loin d’atteindre à la conscience du ‘Soi’.

En revanche, pour les Upaniad, l’ātman s’identifie d’emblée au ‘Soi’. Capable de lumière, d’éclairement et de discernement, l’ātman est cependant essentiellementvide’, tout comme est ‘vide’ le moyeu de la roue, qui lui permet de tourner, selon la célèbre analogie. L’ātman est vide, mais, par ce vide même, il peut comprendre virtuellement tous les êtres, il peut inclure en soi tous les niveaux de l’être. « Parce que [l’ātman] est sans mesure, il permet la mesure et c’est par lui que se fait la mesure. Étant sans mesure, il représente le mouvement d’élévation et de dépassement qui fait passer d’un état à un autre. »iv

On voit que la conscience hégélienne et l’ātman védique ont un point commun, la capacité de dépassement.

Mais le dépassement hégélien et le dépassement védique mènent-ils au même but ?

Pour Hegel, la certitude sensible, la perception immédiate du ‘ceci’, l’évidence intérieure d’avoir effectivement perçu l’existence et la réalité de ce ‘ceci’, paraît d’abord apporter à la conscience une connaissance riche, vraie, dense, ferme.

Mais cette connaissance se révèle en fait assez pauvre, abstraite, fallacieuse. Elle est en somme seulement faite de ce constat : ‘ceci est’. Il y a là une ‘chose qui est’. Que peut-on dire de plus? La conscience fait face au ‘ceci’, et voilà tout. Celle-ci perçoit ‘ceci’ et elle est certaine de cette perception. « Dans cette certitude, la conscience est seulement comme pur moi. »v La conscience du moi voit, purement et simplement, que ‘ceci est’. Le ‘pur moi’ a purement conscience de percevoir ‘ceci’, mais en fin de compte cette conscience ‘pure’ est encore simplement vide, — vide de tout concept sinon de tout percept.

Pour le Véda, en revanche, il n’y a ni ‘ceci’, ni ‘cela’, ni ‘pur moi’. Il y a l’ātman. Il n’y a d’ailleurs que l’ātman. Et il n’y a pas d’autre vérité au-delà de l’affirmation que l’ātman n’est ‘ni ceci ni cela’ (neti, neti)vi.

Il n’y a plus que ce ‘ni… ni…’, et ce que ce ‘ni’ répété révèle : l’ātman, impérissablevii, immortelviii, et qui est aussi le but suprême, le brahman.

« De là l’enseignement : ‘ni… ni…’ car il n’est rien qui soit au-delà de ce ‘ni’. Et son nom est ‘réalité de la réalité’, la réalité ce sont les souffles, il est leur réalité même. »ix

Le Veda nie tout ce qui dans le monde n’est pas l’ātman. L’esprit du chercheur védique nie toute expérience du monde, il nie tout, mais non le ‘ni’. Il nie tout jusqu’à ce qu’il ne reste plus en lui que le Soi, l’ātman. Il nie les corps, les noms et les formes, les sens et l’esprit, le moi lui-même, ce moi qui nie, qui, en fait, n’est pas un moi, mais qui est l’ātman, à savoir la réalité ultime, la réalité même, — le brahman.

Quelle est cette réalité, quel est ce brahman ?

Cela n’est rien de ce que l’on peut connaître. Cela se situe bien au-delà de ce que l’on ne peut même pas imaginer un jour connaître. On sait seulement que l’ātman est en réalité la réalité même, — l’ātman est le brahman…

Mais si le brahman est différent de tout ce qu’on l’on peut connaître et qu’il se situe bien au-delà de tout ce que l’on pourrait connaître, comment cette idée de l’ātman est-elle compatible avec celle de ‘conscience’ ?

Il faut s’en rapporter aux textes révélés qui livrent des éléments de réponse.

« Le brahman est en vérité différent du connu

et il est aussi au-delà du non-connu. »x

Śaṅkara, commentant ce versetxi, explique que tout ce qui est connu est par nature ‘limité’ et doit donc être ‘rejeté’. Or le brahman est différent du connu. Par conséquent, il n’y a pas de raison de le rejeter a priori. Comme le brahman se situe aussi ‘au-delà du non-connu’, le désir de le connaître est vain et n’a pas lieu d’être. Et ce, d’autant plus que l’ātman prend enfin conscience que le brahman n’est pas différent du Soi, c’est-à-dire de lui, l’ātman.

Mais comment le Soi (l’ātman) sait-il qu’il est aussi le brahman ?

Il le sait sur la foi des révélations védiques. Le Soi (ātman) est le brahman. Mais le brahman peut être bien autre chose encore… Il y a le brahman en tant qu’il est le Soi (ātman), il y a le brahman en tant qu’il est le Seigneur ou le Créateur de toutes choses, il y a le brahman en tant qu’il est le Souffle (prāņa), ou d’autres figures divines.

Le brahman recouvre toutes sortes de réalités, car il est la Réalité même. On conçoit qu’il soit, en soi, ineffable, indicible. Cependant le Véda peut au moins en dire ceci : c’est par lui que toute parole est révélée.

« Ce qui n’est pas dit par la parole,

ce par quoi la parole (vāk) est révélée,

cela seul est le brahman, sache-le,

non ce qu’on vénère ici comme tel. »xii

Le brahman n’est pas ce qui est dit par la parole, mais ce par quoi la parole peut être révélée.

Approfondissons. Qu’est-ce que ‘ce qui n’est pas dit par la parole’ ?

Śaṅkara répond que ‘ce qui n’est pas dit’, c’est « ce dont l’essence est faite de la seule conscience.»xiii

Le Véda dit que l’ātman est la conscience ; et il dit que c’est la conscience qui constitue l’essence même du brahman.

Si l’on veut continuer la comparaison entre Bewusstsein et ātman, il faut se demander ce que vise la conscience (‘das Bewusstsein’) pour Hegel, et quelle est sa substance ?

Dans la ‘Phénoménologie’ de Hegel, on l’a vu, la certitude initiale de la conscience se fonde seulement sur la visée du ceci, et de rien d’autre. Or le « ceci » se révèle plutôt vide. Au moins est-on certain de l’avoir perçu, même si on ne sait rien de plus à son propos que « ceci est », et que cette perception s’avère vide.

Cependant la faculté de perception porte en soi un principe d’universalité.xiv Tout ce qui existe dans le monde est susceptible d’être perçu, et le sentiment de certitude qui accompagne toute perception semble universel aussi.

Tout est, en principe, objet potentiel de perception. Mais, à l’évidence, les sens ne peuvent percevoir toutes choses. Plus précisément, tout ne se perçoit pas par les sens. Peut-on jeter un œil dans un trou noir? Peut-on pénétrer par les sens les neurones de l’ichtyosaure désormais disparu ? Peut-on regarder le regard même de Van Gogh ou de Phidias ?

Dans tout acte de perception, entrent en jeu un sujet et un objet. Le moi est un sujet à la fois universel et singulier, c’est-à-dire qu’il est capable en principe de percevoir tout ce qui est offert à la perception, et il perçoit de façon singulière. Chaque objet de la perception est, quant à lui, particulier, singulier.

Selon la terminologie de Descartes, le moi qui perçoit est la « chose pensante » (res cogitans) et l’objet perçu, puis pensé, est la « chose étendue » (res extensa).

Le moi pense à « ceci », et « ceci » est pensé ; l’un et l’autre sont des entités singulières.

Le moi est le symbole de tout ce qui perçoit et pense, et « ceci » est le symbole de tout ce qui est perceptible et pensable.

Pour le moi, percevoir le « ceci » puis le penser, revient à le « dépasser » en un sens. Le « ceci » était seulement « ceci » ; il est perçu dans ce qu’il est, et donc « dépassé » pour devenir un objet de pensée, une pensée propre au moi qui pense.xv

Dans le même temps, le moi se « dépasse » aussi, en tant qu’il pense qu’il perçoit, et en tant qu’il est conscient de penser et de percevoir.xvi

La conscience doit maintenant reconnaître l’unité de la chose perçue, pénétrer son essence et l’intégrer, ou se l’assimiler. La chose perçue présente en effet une multitude de propriétés indépendantes qu’il s’agit de subsumer sous une même unité de pensée. La conscience doit pouvoir « poser » ces diverses propriétés, les rassembler en une unité, une chose « une » (« Ineinsetzen »).xvii

Ce faisant, la conscience s’assume aussi comme « une », elle est « une » conscience placée face à la chose, qui, elle, est essentiellement diverse (et inconsciente). Elle perçoit cette chose diverse et la fait sienne, elle l’absorbe dans son unité de conscience. Elle l’élève dans sa propre vérité. Elle transforme ce qui n’était qu’une chose inconsciente en un objet unifié de la conscience.

La chose, matière pure, inconsciente de l’acte que la conscience opère à son sujet, est ainsi « dépassée » par la conscience qui la transcende, en effet.

La conscience fait participer la chose à sa propre unité. Elle perçoit sa diversité, puis l’unifie, et, par là, elle fait de la chose une entité une, comme elle-même est une.

« Elle fait alternativement, aussi bien de la chose que de soi-même, tantôt le pur Un sans multiplicité, tantôt le Aussi résolu en matières indépendantes les unes des autres. »xviii

Constituée en une unité, la chose est alors considérée comme entièrement entourée d’elle-même, comme réfléchie en elle-même par toutes ses parties ; elle est une unité intriquée avec ses parties; elle se focalise en ce foyer unifié qu’elle est pour elle-même. Elle est ainsi une unité pour soi, mais elle l’est aussi pour le sujet qui la considère et qui la constitue comme objet. Elle est une, à la fois pour soi et pour ce sujet, pour cet autre.

En étant ainsi une, elle est doublement double. Elle est d’abord double parce qu’elle est une entité pour soi, et une entité pour le sujet autre. Elle est double d’une deuxième manière, parce qu’elle est diverse et multiple, et qu’elle est aussi une.xix

L’objet n’y est pour rien, mais il se trouve dans une situation contradictoire. D’un côté, en tant qu’objet, il doit peut-être avoir une propriété essentielle, qui constituerait son véritable être-pour-soi. D’un autre côté, il doit avoir aussi en lui-même cette diversité, cette multiplicité, qui est inessentielle, mais qui le constitue en tant qu’objet pour un autre, un autre qui l’observe comme un sujet observe un objet.

D’un point de vue supérieur, d’un point de vue qui transcenderait celui du sujet et de l’objet (à supposer qu’un objet puisse avoir un point de vue), une sorte de contradiction phénoménologique émerge, qui fait de l’objet une entité à ‘supprimer’, au sens hégélien, aufheben, c’est-à-dire une entité à ‘dépasser’, aufheben, parce que fondamentalement ‘inessentielle’.xx

L’objet est en soi ‘inessentiel’ parce que c’est la conscience du sujet qui fait son unité, et qui détermine non son essence propre (en a-t-il une?), mais seulement l’essence que le sujet lui attribue. C’est la conscience du sujet qui, par l’opération de l’entendement, conçoit l’unité de l’être-pour-soi et de l’être-pour-un-autre de l’objet.

La distinction des points de vue du sujet et de l’objet, la considération de l’inessentiel et de l’essence dans l’objet, les abstractions de la singularité et de l’universalité, peuvent sembler n’être que des ‘sophistiqueries’xxi, censées surmonter l’illusion intrinsèque à toute perception et permettre de sortir de la contradiction phénoménologique évoquée plus haut.

Ces distinctions et ces considérations montrent surtout les limites de l’entendement humain, et particulièrement celles du ‘bon sens’ lorsqu’il est confronté aux abstractions que l’entendement engendre. Il est vite égaré par les sophismes.

Le bon sens se prend toujours pour « la conscience réelle et solide », mais il est vite le jouet de ces abstractions, quand il y tombe. « Il est en général toujours le plus pauvre là où, à son avis, il est le plus riche. Balloté çà et là par ces essences de néant, il est rejeté des bras de l’une dans les bras de l’autre. »xxii

Si le bon sens s’égare dans le néant des sophismes et tombe dans les abstractions, que doit faire la conscience ?

Il reste à la conscience une voie : chercher à se donner un objet qui soit ‘vrai’ par essence, un ‘universel inconditionné’, un concept pur, détaché de toute perception et de toute illusion.

Or il y a effectivement un tel concept pur, le seul concept qui vaille vraiment, à savoir le concept même de conscience, le pur concept d’une « pure conscience », le concept de la conscience qui se représente elle-même seulement pour elle-même.

Que recouvre ce ‘concept pur’ d’une ‘pure conscience’? — Sa capacité d’entendement, de compréhension, d’intelligence.

Mais qu’entend-on par cet ‘entendement’ ou cette ‘intelligence’ de la conscience ?

L’entendement est la capacité à ‘atteindre le fond véritable des choses’ xxiii, à regarder leur ‘essence véritable’xxiv, à plonger dans leur ‘Intérieur’ (« das Innere »), où se déploie le ‘jeu des forces’.

Dans ce ‘Vrai intérieur’ (« In diesem inneren Wahren ») s’ouvre devant la conscience un monde supra-sensible (« eine übersinnliche Welt »), qui se révèle être le ‘vrai monde’ (« die wahre Welt »). Ainsi, pour la conscience qui atteint ‘le fond véritable des choses’, s’ouvre un monde ‘de l’au-delà permanent’ (« das bleibende Jenseits »), bien au-dessus du monde de l’en-deça, qui est le monde sensible, éphémère.

L’Intérieur se révèle être ‘un pur au-delà pour la conscience’ (« Noch ist das Innere reines Jenseits für das Bewußtsein »), ‘puisqu’elle ne se retrouve pas encore en lui’xxv.

Est-ce à dire que l’Intérieur est à jamais inconnaissable pour la conscience ?

On pourrait le penser, puisque l’Intérieur se définit comme ce qui est ‘l’au-delà de la conscience’ (« als das Jenseits des Bewußtseins »)xxvi.

Comment la conscience pourrait-elle être consciente de ce qui est ‘au-delà’ d’elle ?

La conscience a, cependant, un moyen d’accès à l’Intérieur, à cet ‘au-delà supra-sensible’. Ce moyen, c’est le phénomène.xxvii Car l’Intérieur prend naissance dans le phénomène, il en provient, et il en est nourri. Puis il le dépasse.

On pourrait même dire que le phénomène est l’essence de l’Intérieur (« die Erscheinung ist sein Wesen »).

La vérité du sensible, l’essence du perçu, est d’être un ‘phénomène’ pour une conscience. Mais alors, la conscience de ce phénomène (sensible) induit une nouvelle prise de conscience, un nouveau niveau de conscience : la conscience prend conscience qu’elle est un étant ‘supra-sensible’.

La vérité du sensible est d’être essentiellement un ‘phénomène’ pour la conscience, pour cet Intérieur. De cela il s’ensuit qu’un nouvel état de conscience émerge, celui d’un Intérieur ‘supra-sensible’, qui est en quelque sorte un nouveau type de phénomène dont le phénomène est l’essence.

D’où la formule : ‘le supra-sensible est donc le phénomène comme phénomène’ (« Das Übersinnliche ist also die Erscheinung als Erscheinung »)xxviii.

La conscience que le phénomène n’est, purement et simplement, que ‘phénomène’, libère du même coup la conscience, et la fait advenir à un état plus élevé, dépassé, de conscience, — la conscience qu’existe un au-delà du sensible, et partant, la conscience qu’existe un au-delà de la conscience du sensible, et, par conséquent, la conscience qu’existe un au-delà de la conscience.

De tout ceci l’on peut conclure que la conscience est sans cesse en puissance de se dépasser elle-même. De la conscience du ‘ceci’, elle se dépasse en conscience de l’Intérieur, puis en conscience du supra-sensible, puis en conscience d’un au-delà de la conscience.

Sans cesse la conscience prend conscience de ses dépassements successifs ; elle prend conscience de sa capacité à être autre qu’elle-même et à être consciente de son devenir-autre.xxix

Mais cette prise de conscience n’est encore que pour elle-même. Elle n’a pas atteint d’autres états ultérieurs, putatifs, de la conscience, qui ne se révéleraient que dans de futurs dépassements. Elle n’a pas atteint, par exemple, la conscience de sa possible unité avec d’autres consciences, et moins encore celle de son unité avec la ‘conscience en général’xxx, laquelle peut être identifiée avec la « Raison ».

Cependant, par sa considération de la nature de la perception, et en s’élevant au-dessus d’elle, la conscience a découvert l’entendement.xxxi

Quelque chose comme un « rideau » vient d’être levé à l’intérieur de l’Intérieur.

Ce rideau levé, « c’est l’acte par lequel l’Intérieur regarde dans l’Intérieur. » C’est la « conscience de soi »xxxii.

Si le rideau est levé, tout sera-t-il désormais en pleine lumière ?

Il semble que non. Le cheminement ne fait que commencer.

« Derrière le rideau, comme on dit, qui doit recouvrir l’Intérieur, il n’y a rien à voir, à moins que nous ne pénétrions nous-même derrière lui, tant pour qu’il y ait quelqu’un pour voir, que pour qu’il y ait quelque chose à voir. »xxxiii

Il reste bien d’autres étapes à franchir.

« La connaissance de ce que la conscience sait quand elle se sait soi-même, requiert encore plus de considérations. »xxxiv

La connaissance que la ‘conscience de soi’ acquiert sur elle-même n’est jamais qu’une construction de l’esprit, et non une fin en soi. La ‘conscience de soi’ est encore loin de l’éveil ultime, elle ne s’est pas éveillée à « ce qui » est tout autre qu’elle-même.

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i« Les Upaniṣad finissent avec ‘ni ceci, ni cela’ (neti neti) et ne traite de rien d’autre. » Śaṅkara. A Thousand Teachings. Ch. 18, §19. Trad. Swāmi Jagadānanda, Ed. Sri Ramakrishna Math, Madras, 1949, p.223

iiLa langue allemande distingue Bewußtsein et Bewußtsheit. Le Dictionnaire étymologique Duden définit Bewußtsein comme : « deutliches Wissen von etwas (connaissance claire de quelque chose); Zustand geistiger Klarheit (état de clarté mentale) ; Gesamtheit der psychichen Vorgänge, durch die sich der Mensch der Aussenwelt und seiner silbst bewußt wird (Ensemble des processus psychiques par lesquels l’être humain devient conscient du monde extérieur et de lui-même). » Le mot Bewußtsheit est défini comme : « das Geleitetsein durch das klare Bewußtsein » (le fait d’être dirigé par une claire conscience).

iiiLe dictionnaire sanskrit-français de Gérard Huet définit ātman comme : « souffle, principe de vie; âme; esprit, intelligence; soi; essence, caractère, nature; particularité » et indique que c’est aussi le nom propre du “Soi”, de « l’Âme universelle », de « l’essence immuable de l’ Être », ou encore de « la forme microcosmique du brahman ».

iv Alyette Degrâces, Les Upaniad, Introduction, p.73. Fayard, 2014

vG.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.81

viनेति नेति (neti neti) est une expression sanskrite qui signifie littéralement « ni ainsi ni ainsi ». « Neti » est une liaison/contratction (sandhi) de « na iti » (« non ainsi »). Elle est employée dans les Upaniṣad (BAU 3.9.26, : 4.2.4 ; 4.4.22 ; 4.5.15) et dans la pratique du Yoga Jñana, qui consiste à nier tous les objets de la conscience y compris les pensées et l’esprit, pour réaliser la nature essentiellement non-dualiste de la réalité, qui est le brahman.

viiBṛhadāraṇyakaUpaniad (BAU) 4.5.14 

viiiChāndogya Upaniad (CU) 4.15,1 : « L’ātman est immortel, sans crainte, il est brahman. » Voir aussi CU 8.3.4 ; CU 8.8.3 : « C’est le Soi (ātman), il est immortel, libre de peur, c’est le brahman. »

ixBṛhadāraṇyakaUpaniad 2.3.6 Trad. Alyette Degrâces, Les Upaniad, Fayard, 2014, p.247

xKena Upaniad 1.4 Trad. Alyette Degrâces, Les Upaniad, Fayard, 2014, p.210

xi« Pour autant que toute chose est connue, quelque part, par quelqu’un, tout ce qui est manifesté est certainement connu. Mais l’idée [de ce verset] est qu’Il [le brahman] est différent de cela, de ce qui est ‘connu’ (…) Tout ce qui est connu est limité, mortel, et plein de misère ; et donc cela doit être rejeté. Ainsi quand on dit que le brahman est différent du connu, cela revient à dire qu’Il ne doit pas être rejeté. De façon similaire, quand on dit qu’Il est différent du non-connu, cela revient à affirmer qu’Il n’est pas quelque chose que l’on peut obtenir. C’est dans le but d’obtenir un effet que quelqu’un acquiert quelque chose de différent de lui-même pour servir de cause.Ainsi l’affirmation que le brahman est différent du connu et du non-connu, signifiant que l’on nie que le brahman soit un objet à atteindre ou à rejeter, le désir du disciple de connaître (objectivement) le brahman vient à une fin [le désir se termine], car le brahman n’est pas différent du Soi (ātman). (Ou, selon une autre lecture, le désir du disciple de connaître un brahman, différent du Soi, se termine). Car rien d’autre que son propre Soi peut se révéler différent du connu et du non-connu. Ainsi il s’ensuit que la signification de cette phrase est que le Soi est le brahman. Et cela découle aussi de textes védiques comme ‘Ce Soi est le brahman’, ‘Le Soi qui est libre de mal, libre de vieillesse, libre de mort.’(Ch. Up 8.7.1), ‘Le brahman manifeste et perceptible, qui est le Soi au-dedans de Tout.’ (Bṛ 3.4.1) (…) Mais comment le Soi (ātman) peut-il être le brahman ? Le Soi est habituellement connu comme être ce qui peut effectuer les rites et pratiquer la méditation, ce qui est soumis à la naissance et à la mort, ce qui cherche à atteindre les dieux créés et dirigés par le Créateur (Brahmā). Il s’ensuit que des êtres divins autres que le Soi, comme le dieu Viņu, le Seigneur (Ῑśvara), Indra ou le souffle (prāņa), peuvent bien être le brahman, — mais ils ne sont pas le Soi (ātman) ; car cela est contraire au sens commun. Tout comme les raisonneurs disent que le Soi est différent du Seigneur, de même les ritualistes adorent d’autres dieux et disent :‘Sacrifiez à celui-ci’, ‘Sacrifiez à celui-là’. Donc il est raisonnable que ce soit le brahman qui soit connu et adoré; et l’adorateur devrait être différent de lui. » Commentaire de la Kena Upaniad 1.4 par Śaṅkara. Eight Upaniads. Traduction en anglais du sanskrit par Swāmῑ Ghambῑrānanda. Calcutta 1977, Vol. 1. p.48

xiiKeU 1.5 Trad. Alyette Degrâces, Les Upaniad, Fayard, 2014, p.210

xiiiCommentaire de la Kena Upaniad 1.5 par Śaṅkara. Eight Upaniads. Traduction en anglais du sanskrit par Swāmῑ Ghambῑrānanda. Calcutta 1977, Vol. 1. p.49

xiv« La certitude immédiate ne prend pas possession du vrai, car sa vérité est l’universel ; mais elle veut prendre le ceci. Au contraire, tout ce qui pour la perception est l’étant est pris par elle comme Universel. L’universalité étant son principe en général, sont aussi universels les moments se distinguant immédiatement en elle : le moi comme moi universel, et l’objet comme objet universel. » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.93

xv« Le « dépasser » (aufheben) [le sensible] présente sa vraie signification double. Il a à la fois le sens de nier et celui de conserver. » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.94

xviDans la perception, « la conscience est en même temps consciente qu’elle se réfléchit aussi en soi-même, et que dans l’acte de percevoir se présente le moment opposé à l’aussi. Mais ce moment est l’unité de la chose avec soi-même, unité qui exclut de soi la différence. » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.101

xvii« La conscience prend sur soi l’être-un, et ainsi ce qui était nommé propriété est maintenant représenté comme matière libre. De cette façon la chose est élevée au véritable aussi puisqu’elle devient une collection de matières, et au lieu d’être un Un devient seulement la surface qui les enveloppe. » Ibid. p.101

xviiiIbid. p.102

xix« La chose est un Un, elle est réfléchie en soi-même, elle est pour soi mais elle est aussi pour un autre; et en vérité elle est pour soi un autre qu’elle n’est pour un autre. Ainsi la chose est pour soi et aussi pour un autre, il y a en elle deux êtres divers ; mais elle est aussi un Un ; or l’être-un contredit cette diversité ; la conscience, par conséquent, devrait de nouveau prendre sur soi cette position du divers dans un Un et l’écarter de la chose.» Ibid. p.102

xx« D’un seul et même point de vue, l’objet est plutôt le contraire de soi-même: pour soi, en tant qu’il est pour un autre, et pour un autre en tant qu’il est pour soi. Il est pour soi, réfléchi en soi, est un Un; mais cet Un pour soi et réfléchi en soi est dans une unité avec son contraire, l’être-pour-un-autre, il est donc posé seulement comme un être-supprimé; en d’autres termes, cet être-pour-soi est inessentiel comme est inessentielle sa relation avec un autre. »Ibid. p.104-105

xxi« Sophisterei »

xxiiIbid. p.106

xxiii« Den wahren Hintergrund der Dinge ». G.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.95

xxiv« Dieses wahrhafte Wesen der Dinge ». G.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.95

xxv« Denn es findet sich selbst in ihm noch nicht ». G.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.96

xxviG.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.97

xxvii« Mais l’Intérieur ou l’au-delà supra-sensible a pris naissance, il provient du phénomène, et le phénomène est sa médiation, ou encore le phénomène est son essence, et en fait son remplissement. Le supra-sensible est le sensible et le perçu posés comme ils sont en vérité ; mais la vérité du sensible et du perçu est d’être phénomène. » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.121-122

xxviiiG.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.97

xxix« La conscience d’un Autre, d’un objet en général, est en vérité elle-même nécessairement conscience de soi, être réfléchi en soi-même, conscience de soi-même dans son être-autre. » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.140

xxx« Das Selbstbewußtsein ist erst für sich geworden, noch nicht als Einheit mit dem Bewußtsein überhaupt » G.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.112

xxxi« En fait l’entendement fait seulement l’expérience de soi-même. Élevée au-dessus de la perception, la conscience se présente elle-même jointe au supra-sensible par le moyen du phénomène, à travers lequel elle regarde dans le fond des choses. Les deux extrêmes, celui du pur Intérieur, et celui de l’Intérieur regardant dans ce pur intérieur, coïncident maintenant. » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.140

xxxiiG.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.140

xxxiiiG.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.140-141

xxxivG.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.141

La conscience et l’amandier


Toute conscience veille, puis s’éveille. Elle vit alors d’une conscience nouvelle, elle vit de son éveil même.

Jadis Jérémie joua sur le mot « amandier » pour en faire la métaphore printanière de la veille et de l’éveil.

« La parole de YHVH me fut adressée en ces termes : ‘Que vois-tu, Jérémie ?’ Je répondis : ‘Je vois une branche d’amandier’. Alors YHVH me dit : ‘Tu as bien vu, car je veille sur ma parole, pour l’accomplir’. »i

Il y a là une allusion intraduisible. En hébreu, le mot שָׁקֵד, shaqed, « amandier », vient de la racine verbale שָׁקַד, « veiller », parce que, veillant sur l’arrivée du printemps, il fleurit le premier, avant les autres arbres.

Métaphoriquement, ce mot évoque aussi le Veilleur (שׁוֹקֵד, shôqed), qui est l’un des noms de Dieu, toujours en éveil, toujours vigilant.

Comme un amandier en hiver, la conscience veille à la venue du printemps qui la couvrira de fleurs. Elle rêve peut-être aussi de l’été qui les fera fructifier.

La conscience, plongée dans sa nuit, environnée d’hiver, veille. Elle attend son propre printemps, la venue de ce qui en elle est absent. Elle veille sur la révélation à venir.

Elle attend le moment de s’élever au-dessus de son essence, de son être de nature, et au-dessus de toute nature. Elle attend la manifestation de la sur-nature dans la nature.

Elle ne fuit pas l’expérience de la vie dans laquelle elle semble comme enfouie.

Elle veut plutôt la savourer dans son amplitude, la pressentir dans sa puissance, dans ses potentialités encore à paraître.

Dans l’obscur hiver, l’amandier sent-il en lui la sève montante ?

Sait-il le suc, lampe-t-il le lait de l’amande à venir?

Filons la métaphore de la sève, pour en savourer la saveur.

Il y a dans les plantes deux sortes de sèves, la sève « brute », qui « monte », et la sève « élaborée », qui « descend ».ii

La lumière est captée par des « antennes », elle est convertie en énergie, laquelle permet la synthèse des glucides, composant la sève « élaborée », nécessaire à la vie de la plante.iii En « descendant » cette sève prélève une partie de l’eau et des sels minéraux que contient la sève « montante ». Les deux sèves se croisent et collaborent pour nourrir la plante et la faire croître.

L’amandier, comme toutes les plantes, est une « antenne » arborescente, qui reçoit les signaux du ciel et de la terre, l’énergie de la lumière et de l’eau. En hiver, on l’a dit, il guette la venue du printemps. Dès qu’il en perçoit les signes annonciateurs, il en proclame la venue. Mobilisant la puissance de ses deux sèves, il bourgeonne, et se couvre de fleurs.

L’amandier « veilleur » est une métaphore de la conscience.

Tous deux, l’amandier et la conscience « veillent ».

Celui-là attend le printemps, la fleur et le fruit.

Celle-ci, l’élévation, la révélation et la transfiguration.

L’amandier a-t-il conscience de l’amande à venir ?

La conscience de l’homme, dès son origine, se lie au fœtus blotti dans l’amnios.

A-t-elle, dans sa nuit première, une subconscience qui veille sur elle ?

Après la naissance, elle vit comme un « enfant du monde »iv.

Rêve-t-elle dès lors à la venue présomptive d’une nouvelle mise au jour, d’une nouvelle venue à la vie ?

Comme l’amandier l’hiver, le philosophev, dans l’épochè, « suspend » la montée de sa conscience, la poussée de sa sève. La goûte-t-il alors dans cette attente ?

__________

iJr 1, 11-12

iiLa sève brute est une solution composée d’eau et de sels minéraux. Cette solution est absorbée au niveau des racines par les radicelles. Elle circule principalement dans le xylème, c’est-à-dire les vaisseaux du bois. Par le xylème, la plante faire monter la sève dans ses parties aériennes. Elle bénéficie pour ce faire d’un effet aspirant et de la pression racinaire.

L’effet aspirant est provoqué par les pertes d’eau (par transpiration et évaporation) au niveau des feuilles, ce qui entraîne une diminution de la pression. La baisse de pression attire alors l’eau du xylème vers le haut de la plante. La pression racinaire a lieu surtout la nuit. L’accumulation des sels minéraux dans la stèle de la racine provoque la venue de l’eau, une augmentation de la pression hydrique et l’ascension du liquide dans le xylème.

La sève élaborée est produite par la photosynthèse au niveau des feuilles, et se compose de saccharose. Elle descend pour être distribuée dans les divers organes de la plante, en empruntant un autre tissu conducteur, le phloème, à contre-courant de la sève brute, qui quant à elle monte dans le xylème. Cette double circulation permet aux molécules d’eau de passer du xylème vers le phloème. Cf. http://www.colvir.net/prof/chantal.proulx/BCB/circ-vegetaux.html#c-transport-de-la-sve-brute-

iii Les organismes qui utilisent la photosynthèse absorbent les photons lumineux dans des structures appelées « antennes ». Leur énergie excitent des électrons et provoquent leur migration sous forme d’excitons dont l’énergie sera ensuite convertie en énergie exploitable chimiquement. Ces « antennes » varient selon les organismes. Les bactéries utilisent des antennes en forme d’anneau, tandis que les plantes se servent des pigments de chlorophylle. Les études sur l’absorption des photons et le transfert d’électrons montrent une efficacité supérieure à 99 %, qui ne peut être expliquée par les modèles mécaniques classiques. On a donc théorisé que la cohérence quantique pouvait contribuer à l’efficacité exceptionnelle de la photosynthèse. Les recherches récentes sur la dynamique du transport suggèrent que les interactions entre les modes d’excitation électronique et vibratoire nécessitent une explication à la fois classique et quantique du transfert de l’énergie d’excitation. En d’autres termes, alors que la cohérence quantique domine initialement (et brièvement) le processus de transfert des excitons, une description classique est plus appropriée pour décrire leur comportement à long terme. Un autre processus de la photosynthèse qui a une efficacité de presque 100% est le transfert de charge, ce qui peut aussi justifier l’hypothèse que des phénomènes de mécanique quantique sont en jeu. Cf.Adriana Marais, Betony Adams, Andrew K. Ringsmuth et Marco Ferretti, « The Future of Quantum Biology », Journal of the Royal Society, Interface, vol. 15, no 148,‎ 11 14, 2018.

ivSelon l’expression de E. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p.173

vCf. E. Husserl. La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Gallimard, 1976, p.172

Dépasser la conscience


« Maître Eckhart »-

Plus une conscience est consciente d’elle-même, plus elle se constitue consciemment comme conscience, plus elle devient davantage conscience, plus elle s’ouvre à ce qui en elle est ‘conscience’, plus elle se livre à ce dont elle n’est pas encore consciente, et plus en elle s’immisce, surgit, apparaît une conscience obscure de ce dont elle est encore loin d’être consciente, et dont elle devient consciente qu’elle ignore presque tout…

Le propre de toute conscience, qu’elle soit humaine ou non-humaine, est de tendre à se dépasser toujours, à se hausser sans cesse.

Aristote dit qu’en tout être vivant, c’est l’âme (végétale ou animale) qui est le principe de vie. Mais il ne dit pas si ce principe est aussi source de la conscience, la conscience qu’un être vivant a d’être « vivant ». Les nombreuses formes du principe vital que l’on peut observer sont-elles associées à différentes formes de conscience ? Certaines formes de conscience sont-elles seulement dans l’immanence ? D’autres formes aspirent-elles, en revanche, à se dépasser, visent-elles, consciemment ou non, à se transcender ?

La vie, l’âme et la conscience de la vie, ont-elles une essence immanente ou transcendante? Vie, âme, conscience, sont-elles éminemment immanentes, ou aspirent-elles essentiellement au dépassement ?

Leur essence est-elle d’aspirer au dépassement de leur essence ?

La tradition biblique affirme qu’en l’homme, l’âme est le souffle de sa vie, et que l’esprit est un vent qui va où il veut. Mais quelle est la métaphore biblique de la conscience ? Élie tenta une formule audacieuse et délibérément antinomique, ‘qol demamah daqqah’… Mais comment la traduire ? « La voix d’un murmure ténu » ? « La parole d’un silence léger » ?i

Dans certaines traditions chamaniques, en Sibérie, ou chez les mystiques du Tibet, l’âme-souffle est comparée à une monture, et c’est l’esprit-conscience qui en est le cavalier.ii Les chamanes « chevauchent leurs tambours » dans leur voyage extatique.

La conscience peut-elle se chevaucher elle-même, et ainsi monter plus haut que tout ce dont elle a jamais eu conscience, et devenir autre qu’elle-même ?

Si les intuitions anciennes, sur lesquelles on reviendra, ont saisi la capacité extatique de la conscience chamanique, quelle leçon pourrait-on en tirer pour une définition universelle de la conscience, valable pour toutes les époques, et même pour le lointain avenir ?

Ma thèse fondamentale est que la conscience peut se dépasser sans cesse, et qu’elle trouve sa véritable essence dans ce dépassement : la conscience doit se dépasser absolument pour se connaître essentiellement. Réciproquement, elle doit se connaître absolument pour continuer de dépasser son essence.

Les états de conscience prennent diverses formes, qui peuvent être continues et continuelles, poétiques, mystiques, extatiques, métaphysiques, et bien d’autres.

Mais la conscience n’a pas vocation à demeurer en son état; elle se dépasse en se continuant et se continue en se dépassant. Il y a une complémentarité et une dualité entre sa tendance au même et son aspiration vers l’autre, qui est peut-être analogue à la dualité ondes/corpuscules des particules quantiques.

La conscience se sépare continuellement de son soi par son aspiration essentielle, et elle continue dans le même temps d’être en puissance tout ce qui la sépare encore de ce qu’elle croit pouvoir être, de ce qu’elle pense pouvoir devenir.

Tchouang-tseu : « Vouloir trop apprendre amène la ruine. Venez avec moi par-delà la grande lumière et vous parviendrez à la source de la lumière suprême. Franchissez avec moi la porte de l’obscurité et vous descendrez à la source de l’obscurité suprême. Le ciel et la terre ont leurs fonctions; l’obscurité et la lumière ont leurs ressources. »iii

La conscience a plusieurs sources, dont la lumière et l’obscurité sont deux métaphores. Mais il en est d’autres.

Sartre : « la conscience n’est pas ce qu’elle est et elle est ce qu’elle n’est pas ».

Voilà une formule statique, est/n’est pas, à la structure sophistique, selon une pseudo-dialectique à la Hegel, être/non-être

Y manquent l’idée des flux de conscience, ainsi que celle de ses sauts (quantiques).

Le « quantique » dans la conscience est ce qu’est le virtuel par rapport au réel, ou la puissance par rapport à l’acte, – tout ce qui en elle est saltus angeli : écart, bond, envol, révélation, intuition, tout ce qui est autre en elle que ce qu’elle « continue » d’être.

Dans l’apparente diversité des idées de la conscience, l’antique, l’ontique ou la quantique, se tient toujours au fond la même structure duale, – l’être et le non-être, le moi et le non-moi, les paquets d’ondes et leurs « effondrements ».

Mais la conscience dépasse toute structure ; dans ses flux, elle bouillonne, bourgeonne, fourmille ; elle est, devient, s’efface, se jette, se recueille, s’endort, se rêve, s’éveille, s’illumine, s’effondre, s’assure, doute, s’enfuit, se sauve, se sacrifie, se transcende…

Cioran : « L’inconscience est une patrie; la conscience un exil. »iv

Belle formule, aux résonances bouddhiques. Mais Cioran, grand styliste, est trop calviniste à mon goût.v Et surtout je ne partage pas ce qui fonde cette artificielle opposition entre l’inconscience et la conscience : « Nous acceptons sans frayeur l’idée d’un sommeil ininterrompu, en revanche un éveil éternel (l’immortalité, si elle était concevable, serait bien cela), nous plonge dans l’effroi. »vi

Je préfère Maître Eckhart : »L’âme doit s’élever avec toute sa force au-dessus d’elle-même, elle doit être attirée au-delà du temps et au-delà de l’espace, dans l’immensité et l’amplitude où Dieu est entièrement présent à lui-même et proche. »vii

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iAinsi que rapporté en 1R 19,12, Élie entend sur le mont Horeb : קוֹל דְּמָמָה דַקָּה , Qol demamah daqqah,  que l’on peut traduire mot à mot : la « voix d’un murmure ténu ». Dans la traduction de la Septante : phônê auras leptês, « le son d’une brise légère », dans celle du Targoum « la voix de ceux qui louent (Dieu) dans le secret (le silence) ». Le mot demamah vient de la racine verbale damam dont le sens premier est « se taire, faire silence ». On pourrait donc être enclin à traduire demamah par « silence ». Que signifierait alors dans ce contexte le mot qol, « voix, cri, son, bruit », et l’adjectif daqqah, « pulvérisé, fin, mince, ténu, maigre, léger » (et qui vient de la racine verbale daqaq, « écraser, broyer, réduire en poussière »)  ? Il y a une alliance un peu contradictoire entre les notions de voix, de son, de bruit, de silence, ou de murmure, et de finesse, de ténuité. Cette triple alliance pourrait-elle être une métaphore de la conscience d’Élie?

ii« ‘Le souffle est la monture et l’esprit le cavalier ‘ répètent les mystiques du Tibet. ». Alexandra david-Néel. Mystiques et magiciens du Tibet. Plon, 1929. Ed. Pocket, p. 261

iiiTchouang-tseu. L’Oeuvre complète, XI. Trad. Liou Kia-Hway et Benedykt Grynpas. Gallimard, 1969. p.159

ivCioran. De l’inconvénient d’être né, VII. Œuvres. Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p.828

v« Je crois avec ce fou de Calvin qu’on est prédestiné au salut ou à la réprobation dans le ventre de sa mère. On a déjà vécu sa vie avant de naître. » Cioran. De l’inconvénient d’être né, VI. Œuvres. Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p.803

viCioran. De l’inconvénient d’être né, VII. Œuvres. Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p.828

viiMaître Eckhart. Sermons, Traités, Poème. Sermon 7. Trad. Jeanne Ancelet-Hustache et Eric Mangin, Seuil, Paris, 2015, p.85

La conscience, la glu et l’oiseau


« G.W.F. Hegel »

Pour décrire le cheminement de la conscience à travers les étapes de son développement, Hegel emploie des métaphores qui l’assimile à une sorte de chasse. Quelle chasse? Celle d’un savoir ‘absolu’ — un savoir ‘absolu’ sur soi, et par là-même, un savoir absolu sur l’Absolu.i

Dans cette longue course au savoir et à l’absolu, la ‘connaissance’ n’est plus guère qu’un moyen, une « ruse », pour « s’emparer de l’essence absolue », pour la capturer « comme un oiseau pris à la glu ».

Mais pourquoi l’absolu, cet oiseau que l’on peut imaginer libre, sauvage, se laisserait-il prendre facilement au piège? Pourquoi ne volerait-il pas très haut, bien loin des ruses de la raison et des rets de la connaissance ?

La connaissance vue comme une technique de chasse à la « glu » est-elle d’ailleurs pertinente quand on constate à quel point elle semble défectueuse pour mettre la main sur l’absolu?

Toute connaissance en effet est un « instrument » qui transforme et altère ce à quoi il s’applique, et donc, dans la chasse à l’absolu, ne risque-t-elle pas de ne rapporter qu’un gibier relatif ?

Vouloir capturer l’absolu par des connaissances essentiellement relatives semble a priori contradictoire.

« Gagner à la conscience ce qui est en soi par la médiation de la connaissance est un contre-sens »ii.

Toute connaissance ‘gagnée’ sur l’absolu ne peut être, au mieux, que partiellement vraie. Plus exactement, sans parvenir jamais au vrai absolu, la connaissance ne peut contenir qu’une « autre vérité », et non la vérité absolue. Toute connaissance de l’absolu ne peut être que relative, car « l’absolu seul est vrai ou le vrai seul est absolu »iii.

Toute acquisition de connaissance par la conscience semble limitée à l’acquisition d’un savoir phénoménal, un savoir sur les phénomènes, un savoir relatif donc, et non un savoir absolu.

La conscience naturelle suit son impulsion, elle se lance dans la recherche de ces savoirs relatifs, arpentant le long chemin dont on peut penser qu’il la conduit vers le vrai savoir.

Ce cheminement peut être comparé à celui de l’âme qui, elle aussi, parcourt « la série de ses formations comme les stations qui lui sont prescrites par sa propre nature » et qui, ainsi, « s’élève à l’esprit et, à travers la complète expérience d’elle-même, parvient à la connaissance de ce qu’elle est en soi-même »iv.

La conscience naturelle se pense naturellement capable d’un savoir réel. Mais sur ce chemin, elle se révèle en fait n’être capable que de ‘savoirs non-réels’ ou seulement d’un « concept du savoir »v.

En avançant sur le chemin de la ‘connaissance’, la conscience commence à se perdre. Elle est prise d’un doute croissant, pouvant aller même au désespoir. Elle commence à perdre sa propre vérité. Elle avance certes, mais ce faisant elle pénètre dans la conscience de la non-vérité du savoir phénoménal.

Et finalement, la ‘suprême réalité’ elle-même ne lui apparaît plus que comme ‘un concept non-réalisé’vi.

Saisir ce concept (non encore réalisé) c’est cela toute la ‘science’ que la conscience veut enfin acquérir.

Le cheminement de la conscience, quoique constellé de doutes, finit par atteindre son but: la prise de conscience de la nécessité pour elle de cette ‘science’.

« La série des figures que la conscience parcourt sur ce chemin est plutôt l’histoire détaillée de la formation de la conscience elle-même à la science »vii.

Mais quelle est cette ‘science’ ?

Cette ‘science’ est le cheminement lui-même de la conscience ; cette ‘science’ est la science du savoir de la conscience, elle résulte du « développement effectivement réel » de la conscience, dont chacun des moments de développement, chacune des étapes du chemin, n’est qu’une figure passagère.

Mais toutes ces figures passagères doivent être ‘expérimentées’ et ‘dépassées’.

La conscience ne doit pas cesser de se dépasser dans le savoir qu’elle a d’elle-même. La conscience est fondamentalement l’acte de s’outrepasser soi-même.

« La conscience est pour soi-même son propre concept, elle est donc immédiatement l’acte d’outrepasser le limité, et, quand ce limité lui appartient, l’acte de s’outrepasser soi-même. »viii (« Das Bewußtsein aber ist für sich selbst sein Begriff, dadurch unmittelbar das Hinausgehen über das Beschränkte und, da ihm dies Beschränkte angehört, über sich selbst. »)ix

Pour la conscience qui se dépasse, il n’y a plus ni objet ni sujet à examiner, ni divers moments de conscience à comparer. La conscience s’outrepasse, parce qu’elle a conscience que le vrai se situe toujours au-delà de ce dont elle a conscience.

« Quand la conscience s’examine elle-même, il ne nous reste que le pur acte de voir ce qui se passe. Car la conscience est d’un côté conscience de l’objet, d’un autre côté conscience de soi-même ; elle est conscience de ce qui lui est le vrai et conscience de son savoir de cette vérité. »x

La conscience se dédouble. Elle prend conscience de ce qu’elle sait, de ce qu’elle prend pour vrai, puis elle en mesure la relativité, et alors, d’elle-même, elle veut dépasser ce savoir relativisé, et par là veut aussi se dépasser elle-même.xi

A chaque moment de la conscience, le savoir qu’elle acquiert sur de nouveaux objets change, et la change. De l’en-soi présumé de tel objet, elle tire un savoir de ce que cet objet est ‘en-soi’, et elle intègre en elle ce savoir comme un savoir ‘en-soi pour elle’, savoir qu’elle considère comme étant « le vrai », comme étant l’essence même de l’objet. Cette essence « vraie » est aussi ce dont la conscience fait « l’expérience », face à l’objet.

L’essence de l’objet vient à être ‘sue’, connue comme objet d’une ‘expérience’ de la conscience, mais seulement au prix d’une « conversion de la conscience » (« ümkehrung des Bewußtseins ») elle-mêmexii.

Elle se ‘convertit’, ou plutôt se métamorphose, de par la nouvelle appréhension et l’assimilation qu’elle fait de l’en-soi d’un objet nouveau. Cette assimilation constitue, en elle et pour elle, une nouvelle ‘expérience’.

Le processus de ‘conversion de la conscience’ est continuellement à l’œuvre. Il peuple la conscience de naissances nouvelles, qui sont autant d’essences encore inconnues en elle.

Récapitulons.

Un nouvel objet paraît devant la conscience. Elle le transforme en un certain savoir de ce qu’il paraît être ‘en soi’, puis cet ‘en soi’, le savoir de cet ‘en soi’ devient lui-même partie vivante, autonome, de la conscience, un être-pour-la-conscience de cet en-soi (« Das Ansich zu einem Für-das-Bewußtsein-Sein des Ansich wird »)xiii. Alors, de par l’apparition de ce nouvel être-pour-la-conscience, surgit une nouvelle ‘figure de la conscience’ (« eine neue Gestalt des Bewußtseins auftritt »)xiv. Cette figure a une essence différente de toutes les autres figures qui l’ont précédée. À ce moment, la conscience saisit cette nouvelle ‘figure’ et la situe dans « la succession entière des figures » qu’elle porte en elle.

La naissance du nouvel objet dans la conscience se présente « sans qu’elle sache comment il lui vient ». Car, étant plongée dans le monde, comment pourrait-elle prévoir tout ce qui lui advient ? Cette naissance est ce qui « pour nous, se passe pour ainsi dire derrière son dos »xv (« die Entstehung (…) ist es, was für uns gleichsam hinter seinem Rücken »xvi), du moins pour ‘nous’ qui savons qu’elle a eu lieu.

La conscience est en quelque sorte relativement inconsciente du fait même que cette nouvelle naissance a eu lieu. Le « moment » de la naissance n’est pas présent pour la conscience, qui reste « enfoncée dans l’expérience ». Le contenu de ce que ‘nous’ voyons naître (l’en-soi de l’objet pour la conscience) est bien acquis par la conscience. Mais pas son concept, ni son essence.

‘Nous’ ne concevons pas encore pas ce contenu qui est en train de naître ; ‘nous’ le voyons naître mais ‘nous’ ne concevons pas ce qui naît, ‘nous’ ne concevons que son pur mouvement de naîtrexvii (« wir nur begreifen das Formelle desselben oder sein reines Entstehen »)xviii.

« Pour elle [pour la conscience] ce qui est né est seulement comme objet, pour nous il est en même temps comme mouvement et comme devenirxix » (« für es ist dies Entstandene nur als Gegenstand, für uns zugleich als Bewegung und Werden »)xx.

À ce moment, il y a donc une différenciation claire entre ‘nous’ (« uns ») et la ‘conscience’ (« Bewußtsein »).xxi

Quel est en nous ce ‘nous’ qui se distingue de la ‘conscience’, et qui se met en position de l’observer en train de se ‘mouvoir’ et de ‘devenir’ ?

Hegel n’en dit rien.

‘Nous’ sommes sans doute faits de la somme totale de tous les moments de ‘conscience’, passés et à venir. Nous ‘nous’ constituons par la succession entière des figures nées dans la conscience.

Il ‘nous’ appartient de rassembler tous ces moments, toutes ces ‘figures’, et de les agréger progressivement en savoirs, pour enfin les subsumer sous un savoir absolu, ou, peut-être même, sous un savoir de l’absolu.

‘Nous’ observons la conscience faisant naître en soi de nouveaux ‘objets’ et de nouvelles ‘figures’, et ‘nous’ sommes conscients du devenir continu de la ‘conscience’.

‘Nous’ incarnons en quelque sorte une conscience de niveau supérieur : la conscience que la ‘conscience’ est essentiellement en mouvement, en devenir, et qu’il lui faut garder la mémoire de ce devenir, dans sa progression vers l’absolu.

La ‘conscience’ fait, à chaque ‘moment’, l’expérience d’objets nouveaux, et il ‘nous’ revient de transformer ces expériences en ‘science’, — la ‘science de l’expérience de la conscience’ (« Wissenschaft der Erfahrung des Bewußtseins »).

Il ‘nous’ revient de confronter les moments successifs de la conscience à l’ensemble de tous les autres moments déjà vécus, d’ajouter chaque expérience à l’ensemble de toutes les expériences que la conscience a déjà faites, pour ‘nous’ acheminer vers le « royaume de la vérité de l’esprit ».

« L’expérience que la conscience fait de soi ne peut, selon le concept de l’expérience même, comprendre rien de moins en elle que le système total de la conscience ou le royaume total de la vérité de l’esprit. »xxii

La chasse de la conscience a commencé ; elle va, au cours d’un long cheminement, chercher à s’emparer de cette essence qui lui est propre, et c’est alors seulement qu’elle pourra « désigner la nature du savoir absolu lui-même ».xxiii

Désigner la nature du savoir absolu ? La pointer du doigt ? La croquer d’un trait rapide ? Ou seulement l’apercevoir de loin, suivre un instant sa silhouette envolée, comme celle de l’oiseau divin, décidément subtil, qui a décidé de ne pas se laisser prendre à notre glu ?

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iDans son Introduction à la Phénoménologie de l’esprit.

iiG.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.65

iiiIbid. p.67

ivIbid. p.69

vIbid. p.69

viIbid. p.69

viiIbid. p.70

viiiIbid. p.71

ixG.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.55

x« Puisque tous les deux sont pour elle, elle est elle-même leur comparaison : C’est pour elle que son savoir de l’objet correspond à cet objet ou n’y correspond pas. L’objet paraît, à vrai dire, être seulement pour elle comme elle le sait, elle paraît incapable d’aller pour ainsi dire par derrière pour voir l’objet comme il n’est pas pour elle, et donc comme il est en soi. » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.74

xi« La conscience sait quelque chose, cet objet est l’essence ou l’en-soi ; mais il est aussi l’en-soi pour la conscience ; avec cela entre en jeu l’ambiguïté de ce vrai. Nous voyons que la conscience a maintenant deux objets, l’un, le premier-en-soi, le second, l’être-pour-elle de cet en-soi. Ce dernier paraît être seulement d’abord la réflexion de la conscience en soi-même, une représentation non d’un objet, mais seulement de son savoir du premier objet.» G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.75

xiiCf. G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.76

xiiiIbid.

xiv« Quand l’en-soi devient un être-pour-la-conscience de l’en-soi, c’est là alors le nouvel objet par le moyen duquel surgit encore une nouvelle figure de la conscience ; et cette figure a une essence différente de l’essence de la figure précédente ». Ibid. p.76

xvIbid. p.77

xviG.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.60

xviiIbid. p.77

xviiiG.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.60

xixIbid. p.77

xxG.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.60

xxiJean Hyppolite note à ce propos : « Dans la Phénoménologie il y aura donc deux dialectiques, l’une est celle de la conscience qui est plongée dans l’expérience, l’autre, qui est seulement pour nous, est le développement nécessaire de toutes les figures de la conscience. Le philosophe voit naître ce qui se présente seulement à la conscience comme un contenu ‘trouvé’. » Ibid. p.77, Note 27.

xxiiG.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.77. « Die Erfahrung, welche das Bewußtsein über sich macht. kann ihrem Begriffe nach nichts weniger in sich begreifen als das ganze System desselben, oder das ganze Reich der Wahrheit des Geistes, » Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.60-61

xxiii« Und endlich, indem es selbst dies sein Wesen erfaßt, wird es die Natur des absoluten Wissens selbst bezeichnen. » Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.61

La conscience d’ek-sister


« Heidegger »

Nous sommes à la fois « plus », « moins » et « autre » que la conscience que nous avons de nous-mêmes. Et cette différence, notre conscience n’en a pas conscience, tant qu’elle ne se dépasse pas elle-même.

Novalis affirme que l’acte de se dépasser soi-même est partout « l’acte suprême, l’origine, la genèse de la vie. La flamme n’est pas autre chose qu’un tel acte.»i

Innombrables sont les manières de dépassements. L’étincelle ‘dépasse’ le silex, ou la braise. Le Phoenix ‘dépasse’ la cendre. Les poètes ‘dépassent’ les mots.

Au premier chant du Paradis, Dante a forgé un néologisme: ‘trasumanar’.

« Trasumanar significar per verba non si poria. » ii

Littéralement traduit: « Transhumaniser, par des mots ne se peut signifier ».

Selon un traducteur du 19ème siècle: « Qui pourrait exprimer, par des paroles, cette faculté de transhumaner ! »

Une traduction récente propose: « Outrepasser l’humain ne se peut signifier par des mots. »iii

Dante invente un mot pour exprimer ce qui ne peut se signifier par des mots…

De quelle ‘outrepassement’, ou de quel ‘trans-humanisme’ est-il question ? 
Dante vient d’évoquer la vision dans laquelle il était plongé en compagnie de Béatrice. Cette expérience fut si profonde qu’il la compara à la vision de Glaucus, « quand il goûta l’herbe, qui le fit dans la mer parent des dieux », selon le vers d’Ovide, dans les Métamorphoses.

Un commentateur a fait le lien entre ce vers de Dante, le vers d’Ovide, et l’extase de S. Paul qui a dit aux Corinthiens qu’« il fut ravi jusqu’au troisième ciel ; si ce fut dans ce corps, je ne sais, si ce fut hors de ce corps, je ne sais, Dieu seul le sait.»iv

Sept siècles après Dante, les ‘transhumanistes’ ont repris le mot, mais pas l’idée.

Il faut sans doute être poète pour goûter le « dépassement ».

Dans Les paradis artificiels, Baudelaire décrit « le goût de l’infini » de l’homme.

Il dit « ne supporter la condition humaine qu’en plaçant entre elle et lui l’écran ou le filtre de l’opium », pour « expérimenter l’infini dans le fini »v.

Il emploie, pour la première fois, l’expression « homme augmenté », mais dans un sens péjoratif, dépréciateur, critique.

« L’homme a voulu rêver, le rêve gouvernera l’homme. Il s’est ingénié pour introduire artificiellement le surnaturel dans sa vie et dans sa pensée ; mais il n’est, après tout (…) que le même homme augmenté, le même nombre élevé à une très haute puissance. Il est subjugué ; mais, pour son malheur, il ne l’est que par lui-même. »

Poussé à outrance, le « goût de l’infini » de l’homme l’aveugle. Il se prend pour son propre Dieu.

« Personne ne s’étonnera qu’une pensée finale, suprême, jaillisse du cerveau du rêveur : ‘Je suis devenu Dieu !’, qu’un cri sauvage, ardent, (…) culbute les anges disséminés dans les chemins du ciel: ‘Je suis un Dieu!’ ».vi

Rimbaud ouvre une autre piste. Il sait qu’il a « vu », et il sait qu’il est un « autre ».

« Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. (…) Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. (…) Il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! »vii

L’Homme augmenté. L’Homme-Dieu. Le Suprême Savant. Le Voyant…

Un autre poète encore, Henri Michaux, cisèle des formules plus mesurées, ressassées et pleines de sous-entendus.

« Gestes de dépassement
du dépassement

surtout du dépassement »viii

Les mots français ‘dépasser, surpasser, outrepasser’ dénotent des différences de degré et de nature. En latin, en grec, en hébreu, en sanskrit, on trouve d’autres nuances, et des métaphores inattendues.

Le latin transeosignifie ‘aller au-delà, se changer en’. Riche est le latin en synonymes du dépassement. Supero : ‘surpasser, survivre’, antecello : ‘dépasser, s’élever en avant des autres’, excello, ‘dépasser, exceller’, excedo, ‘dépasser, sortir de’.

Dans la langue de la Bible, excessus, ‘départ, sortie’,traduit le grec ἔκστασις, ex-stase, qui est aussi le‘transport’ de l’esprit.

Le grec rend l’idée du dépassement en recourant au préfixe ύπερ, hyper, comme dans: ύπερϐάλλειν, ‘dépasser, l’emporter sur’, ou encore: hyper-anthropos, ‘supérieur à l’homme’.

En hébreu, c’est le mot ‘hébreu’ lui-même, עֵֵבֶר, qui veut dire ‘dépasser’. ‘Hébreu’ vient du nom du patriarche des Hébreux, Héberix, – dont la racine vient du verbeעָבַר, ‘passer, aller au-delà, traverser’.x

Par extension, le verbeעָבַר signifie ‘violer, transgresser (une loi, un ordre, une alliance), mais aussi ‘passer outre, passer devant quelqu’un’xi, ou encore : ‘passer une faute, pardonner’.

Le sanskrit dispose de plusieurs dizaines de verbes qui traduisent de multiples nuances du ’dépassement’. Il possède des racines verbales comme tṝ तॄ ‘traverser, atteindre, accomplir, surpasser, surmonter, échapper’, laṅgh, ‘aller au-delà, exceller, surpasser, briller, transgresser’, ou pṛ पृ ‘surpasser, exceller, être capable de’. Le sanskrit use aussi de nombreux préfixes.

L’un d’eux, ati अति, exprime l’idée d’au-delà, de surpassement, ce qui permet de forger des mots comme : atimānuṣa-, ‘surhumain’, devātideva, un ‘Dieu qui surpasse tous les dieux’.

En résumé, l’idée de ‘dépassement’ se trouve dans tous les peuples, toutes les langues, mais avec leurs biais propres.

Les Latins voient le dépassement comme un excès.

Mais pour les Grecs, le dépassement et l’excès mènent à l’extase.

Les Hébreux portent le ‘dépassement’ dans leur nom même, – ce qui revient peut-être, à l’inclure dans l’essence de leur psyché (nomen est numen).

Dans leur recherche constante du dépassement spirituel, les Indo-āryas ont inventé un mot désigner ce qui ‘surpasse’ (yajñātīta) le rite suprême de leur très ancienne religion (le Sacrifice, yajña).

Les langues, les cultures, les peuples conjuguent l’idée du dépassement sous toutes ses formes.

L’homme toujours cherche, et veut dépasser, l’infini même.

« Je crois fermement qu’on peut l’atteindre »xii, dit Fernando Pessoa.xiii

Idem chez Borgès, qui emprunte à John Donne l’idée d’un infini dépassement de l’âme.

« Nous avons le poème The Progress of the Soul (Le Progrès de l’âme) de John Donne: ‘Je chante le progrès de l’âme infinie’, et cette âme passe d’un corps à un autre. Il projetait d’écrire un livre qui aurait été supérieur à tous les livres y compris l’Écriture sainte. »xiv

D’où vient ce désir d’infini, cette recherche sans fin du ‘dépassement’ ?

Tout commence dans l’inconscient « océanique » de l’embryon humain. Il sait déjà, par mille signaux, qu’il est ici de ‘passage’, en ‘transit’, qu’un autre monde l’attend, tout proche, tangible, à portée de voix. Poussé à terme hors de l’utérus, une sortie difficile, une traversée étroite, une naissance l’attend. Lui revient d’assumer une nouvelle et unique façon d’être conscient, – d’« être-au-monde ».

Borgès explique : « [Gustav] Fechner pense à l’embryon, au corps qui n’est pas encore sorti du ventre maternel. Ce corps a des jambes qui ne servent à rien, des bras qui ne servent à rien, et rien de cela n’a de sens; cela n’aura de sens que dans une vie ultérieure. Nous devons penser qu’il en va de même de nous, que nous sommes pleins d’espoirs, de craintes, de théories dont nous n’avons nul besoin dans une vie purement mortelle. Nous n’avons besoin que de ce qu’ont les animaux et ils peuvent se passer de tout cela qui peut-être nous servira dans une autre vie plus complète. C’est un argument en faveur de l’immortalité. »xv

En devenir, nous continuons toujours de croître et de nous transformer. Les rêves et les idéaux ‘dépassent’ le cadre étroit des vies, ils incitent au dépassement, à grandir vers d’autres états de la conscience ou de l’être.

Il n’y a pas de limites.

Tout est possible.

A la fin de sa vie, Stephen Hawking a prédit l’avènement prochain de ‘super-humains’, résultant de manipulations génétiques, et la création de nouvelles espèces, au risque de la destruction du ‘reste’ de l’humanité.

« Dès que de tels super-humains apparaîtront, de graves problèmes politiques se poseront avec les humains non-augmentés, mis hors compétition. A leur place, une nouvelle race d’êtres auto-conçus, progressant toujours plus rapidement. »xvi

La mission de l’humanité dans le futur sera de répandre la vie dans la galaxie, comme des pollens de conscience dans la jardin cosmique…

« Nous transcenderons la Terre et apprendrons à vivre dans l’espace. »xvii

Le philosophe Hans Jonas va dans le même sens, et affirme que l’homme se trouve désormais en mesure d’user de la technique pour se transformer lui-même.

Dans une conférence au titre provocateur, « Règles pour le parc humain » (1999), Peter Sloterdijk annonça comme inévitable la fin de « l’ère de l’humanisme »xviii, et la nécessaire « réforme des qualités de l’espèce humaine », grâce aux progrès de la science génétique et des biotechnologies.

L’avenir de l’humanité est menacé par les tendances actuelles, « qu’il s’agisse de brutalité guerrière ou de l’abêtissement quotidien de l’homme par les médias ».xix

L’idéologie humaniste est désormais obsolète, et c’est Heidegger qui lui a porté les premiers coups. « Il caractérise l’humanisme – qu’il soit antique, chrétien ou des Lumières – comme l’agent de la non-pensée depuis deux mille ans. Heidegger explique que l’humanisme n’a pas visé suffisamment haut. »xx

La métaphysique avait fameusement défini l’homme comme animal rationale, l’animal rationnel. Mais cela aussi est obsolète. La différence décisive entre l’homme et l’animal n’est plus la raison, c’est le langage.

Le langage est la nouvelle ‘demeure’ de l’homme, car c’est par le langage que l’homme peut ‘ek-sister’.

Cette forme orthographique permet à Heidegger de souligner l’étymologie du verbe ‘exister’, qui a pour sens premier « sortir de », « sortir de là où l’on se tient ».

Il en conclut que c’est dans ‘l’ek-sister’, dans ‘l’extatique de l’ek-sistence’ que se trouve la dimension essentielle de l’Être.

Le moment de la naissance est une sorte de première ‘ek-stase’, de premier ‘dépassement’ de la nature, en apparaissant pour la première fois dans le monde humain, pour s’humaniser toujours davantage.

Heidegger aspire à un humanisme qui vise ‘suffisamment haut’.xxi

« L’humanisme consiste en ceci: réfléchir et veiller à ce que l’homme soit humain et non in-humain, ‘barbare’, c’est-à-dire hors de son essence. Or en quoi consiste l’humanité de l’homme ? »xxii

Quelle est l’essence de l’homme, selon Heidegger ?

La réponse est quasi-mystique :

« L’essence extatique de l’homme repose dans l’ek-sistence. »xxiii

« Ek-sistence signifie ek-stase [Hinaus-stehen] en vue de la vérité de l’Être.»xxiv

Quelle est cette vérité de l’Être?

Un jeu de mots, seul possible dans la langue allemande, l’explique:

« Il est dit dans Sein und Zeit ‘il y a l’Être’ ; « es gibt » das Sein. Cet ‘il y a ‘ ne traduit pas exactement « es gibt ». Car le « es » (ce) qui ici « gibt » (donne) est l’Être lui-même. Le « gibt » (donne) désigne toutefois l’essence de l’Être, essence qui donne, qui accorde sa vérité. Le don de soi [das Sichgeben] dans l’ouvert au moyen de cet ouvert est l’Être même. »xxv

En bon français : la vérité de l’Être, c’est que dans ce qui ‘est’, l’Être donne sa vérité…

L’essence de l’Être est aussi de se dépasser en s’ouvrant, en se ‘donnant’…

« L’Être est essentiellement au-delà de tout étant.(…) L’Être se découvre en un dépassement (Uebersteigen) et en tant que ce dépassement. »xxvi

Pour découvrir l’Être, l’homme doit donc, à son exemple, se dépasser, en un mot : ek-sister.

« L’homme est, et il est homme, pour autant qu’il est l’ek-sistant. Il se tient en extase en direction de l’ouverture de l’Être, ouverture qui est l’Être lui-même’. »xxvii

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iNovalis. Fragments. Ed. José Corti. Paris, 1992, p. 198

iiDante Alighieri. La Divine Comédie. Paradis, Chant I, v. 70-72

iiiTraduction de Jacqueline Risset. Ed. Diane de Selliers, 1996

iv2 Cor. 12,2

vC. Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, éd. de la Pléiade, 1975

viC. Baudelaire, Le poème du haschisch. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, éd. de la Pléiade, 1975

viiLettre de A. Rimbaud à Paul Demeny (Lettre du Voyant), 15 mai 1871

viiiHenri Michaux. Mouvements. NRF/ Le point du jour, 1951

ixHéber, fils de Selah, patriarche des Hébreux (Gen 10,24)

xComme dans les exemples suivants : « Il passa le gué du torrent de Jabbok » (Gn 32,23) . »Lorsque tu traverseras les eaux » (Is. 43,2). « Tu ne passeras pas par mon pays » (Nb 20,18)

xi Par exemple : »L’Éternel passa devant lui » (Ex 34,6)

xii« J’ai concentré et limité mes désirs, pour pouvoir les affiner davantage. Pour atteindre à l’infini — et je crois fermement qu’on peut l’atteindre — il nous faut un port sûr, un seul, et partir de là vers l’Indéfini. » Fernando Pessoa. Le livre de l’intranquillité. Vol. I. § 96. Ed Christian Bourgois, 1988, p.171

xiiiIl dit aussi : « Je n’ai jamais oublié cette phrase de Haeckel: ‘L’homme supérieur (je crois qu’il cite quelque Kant ou quelque Goethe) est beaucoup plus éloigné de l’homme ordinaire que celui-ci ne l’est du singe.’ Je n’ai jamais oublié cette phrase, parce qu’elle est vraie. » Fernando Pessoa. Le livre de l’intranquillité. Vol. I. §140. Ed Christian Bourgois, 1988, p.239-240

xivJ.L. Borgès. Sept nuits. Immortalité. Œuvres complètes II, Gallimard, 2010, p. 749

xvJ.L. Borgès. Sept nuits. Immortalité. Œuvres complètes II, Gallimard, 2010, p. 746

xviStephen Hawking, Brief Answers to the Big Questions, Ed. John Murray, 2018.

xviiStephen Hawking, Brief Answers to the Big Questions, Ed. John Murray, 2018.

xviiiCela se voulait être une allusion et une réponse polémique à la Lettre sur l’humanisme, adressée par Heidegger à Jean Beauffret en 1946. Cette Lettre avait été elle-même initialement conçue comme une réponse à l’ouvrage de Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1946).

xixPeter Sloterdijk. Règles pour le parc humain, 1999. Trad.fr. Mille et une nuits, 2000.

xxPeter Sloterdijk. Règles pour le parc humain, 1999. Trad.fr. Mille et une nuits, 2000.

xxi« Les plus hautes déterminations humanistes de l’essence de l’homme n’expérimentent pas encore la dignité propre de l’homme. En ce sens, la pensée qui s’exprime dans Sein und Zeit est contre l’humanisme. Mais cette opposition ne signifie pas qu’une telle pensée s’oriente à l’opposé de l’humain, plaide pour l’inhumain, défende la barbarie et rabaisse la dignité de l’homme. Si l’on pense contre l’humanisme, c’est parce que l’humanisme ne situe pas assez haut l’humanitas de l’homme. » Martin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 75

xxii Martin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 45

xxiiiMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 61

xxivMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 65

xxvMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 87

xxviMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 95

xxviiMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 131

Conscience et étincelles


La psychologie et la géologie sont cousines. Comme dans toute orogenèse, la conscience se compose et se recompose sans cesse par l’action de nombreuses strates, les unes visiblement affleurantes, d’autres subconscientes, émergeant par lentes extrusions ou violentes irruptions, d’autres plus hadales, truffées de diapirs et de dykes intrusifs, ou coupées de sills, et d’autres, plus profondes encore, apparemment inconscientes, mais puissamment à l’œuvre, peuplées de plutons, et de magmas métamorphosant en continu l’abîme du moi, par la subduction de bien plus amples abysses, originaires, et dont la préhistoire mêlée de l’humanité elle-même a perdu le souvenir.

Ces abysses n’ont plus rien d’humain, à vrai dire, et pourtant habitent et animent la conscience humaine en son infini tréfonds.

Depuis les milliards d’années du Précambrien, les couches magmatiques de l’inconscient se sont nourries de fungi et d’oomycètes, d’amibes et d’oursins, de lombrics et de buses, de girafes et d’aïs.

Et cette énumération à la Noé est encore très incomplète.

Il faut aller vers le haut, et le lointain. Il faut se désenlacer du passé, et percevoir ce qui est hors du temps. Il y a bien d’autres niveaux de conscience encore, dont le moi et dont le Soi s’irriguent, sans les soupçonner.

Fort au-dessus des strates de conscience chthonienne, marine ou aérienne, on peut supputer à bon droit que d’autres sortes de consciences, xéno-biologiques ou même méta-physiques, planent, guettent et soutiennent, guérissent ou blessent.

Au-dessus de l’horizon, des nuages de consciences inouïes, d’autres épaisseurs sapientiales encore, éthérées, impalpables, tourbillonnent en silence, comme des autours spirituels.

D’un tel empilement, comment rendre la dynamique des métamorphoses, la puissance des soubresauts ?

Comme en géologie, tous ces niveaux de conscience peuvent se plier, ils peuvent plonger vers l’abîme ou bien s’élever vers les hauteurs, et ainsi chercher à se rejoindre.

Filons à nouveau la métaphore. Les couches élevées en s’abaissant, en s’enfonçant, viennent au contact des couches les plus oubliées. Se pliant, et se repliant en boule, comprimant en leur centre les couches du milieu, celles de granites ou de gabbros, les couches les plus stratosphériques enveloppent comme des langes les couches intermédiaires, et aussi celles, en-dessous, qui englobent en leur sein le feu chthonien, et même le centre du vide.

Ou alors, topologie inverse, mais au fond équivalente, du point de vue de l’archétype de la boule ou de la sphère, qui est aussi l’archétype du tout, ce sont les couches chthoniennes qui se plient et qui enveloppent les couches de conscience intermédiaires, lesquelles contiennent alors en leur cœur le feu sacré des sphères ultimes.

Que le Dieu ou le Soi soient au centre de la Sphère unifiée, de l’Un total, ou qu’ils soient eux-mêmes l’Englobant, le Totalisant, revient topologiquement au même.

Comme l’Ouroboros, le Dieu ou le Soi se sacrifient eux-mêmes en se nourrissant de leur centre comme de leur périphérie, en se dévorant par leur fin, comme par leur commencement.

L’important ici, c’est d’apercevoir le processus dynamique lui-même, sans doute sans fin, et non de considérer seulement sa forme, fugace, qu’elle soit empilée, sphérique ou métamorphique.

Ce processus dynamique se nourrit d’énergie pure, primale. Il faut considérer que tout ce qui est associé à la conscience, par exemple la libido, le désir ou la volonté de puissance, est essentiellement la manifestation locale d’une énergie inextinguible, et totale.

On fait aussi l’hypothèse que la nature de la conscience (humaine) ne peut que découler de son état intermédiaire, qui résulte de la fusion intime entre le niveau biologique (l’instinct, la mémoire génétique, l’habitus corporel et sensoriel) et le niveau des formes spirituelles et archétypales qui habitent l’humanité depuis des dizaines de millénaires).

La conscience (ou la psyché) se compose donc du moi ‘conscient’, mais aussi de toute la mémoire enfouie, de tout ce qui a pu faire partie de la conscience d’autres moments et d’autres formes de vie, et qui désormais font partie intrinsèque de l’inconscient personnel.

Selon Jung, elle se compose aussi de l’ensemble des représentations de l’inconscient collectif, à savoir les archétypes, c’est-à-dire les formes symboliques qui structurent la conscience. Les archétypes, les grands symboles qui émaillent l’inconscient collectif de l’humanité entière depuis des temps préhistoriques, sont aussi des images « instinctives », mais cet instinct n’est pas d’origine biologique. Il est de nature psychique. Il organise et structure la vie de la conscience.

Les formes instinctuelles du psychisme, les archétypes, s’opposent, par leur nature même, aux formes instinctives liées au substrat biologique. Celles-ci tiennent en effet leur nature de la matière biologique, de la matière vivante (plus organisée que la matière non vivante). Celles-là tiennent leur essence de la substance psychique, dont il faut postuler ici l’existence. Elle existe en effet, mais on ne peut la réduire en aucune manière à la matière elle-même, puisqu’elle paraît en être le principe organisateur.

La conscience ne connaît pas la nature de la matière, même si elle en subit les effets.

Elle ne connaît pas non plus la nature, l’essence des archétypes, même si ceux-ci la structurent. Les archétypes sont d’une essence purement psychique dont la conscience, coincée dans son niveau de réalité propre, entre les niveaux biologique et psychique, n’a pas les moyens de se les représenter, puisque toutes ses représentations sont induites par eux. Elle est moulée selon un moule psychique, dont la nature lui échappe entièrement. Comment la forme ainsi moulée pourrait-elle concevoir l’essence du moule, et les conditions du moulage ? Comment la chose mue pourrait-elle concevoir l’essence de ce qui l’anime ?

Cependant la conscience peut se représenter des idées, des images, des symboles, des formes. Mais elle ne peut se représenter d’où ces idées, ces images, ces symboles, ces formes émergent. Elle ne perçoit que les effets de l’énergie psychique dans laquelle elle est plongée entièrement.

Elle ne conçoit pas (ou presque pas ?) la nature de l’énergie qui la nourrit, ni d’où elle vient, et moins encore sa finalité.

Malgré leur nette différence de nature, peut-on trouver des éléments de comparaison entre les instincts (qui viennent du substrat biologique) et les archétypes (qui ne peuvent venir que d’une sphère englobant le psychique, mais ne s’y limitant pas) ?

Y a-t-il une analogie possible entre les formes instinctives de la biologie qui affectent la conscience, par le bas, et les représentations symboliques et archétypales de la psychologie, qui l’affectent par le haut ?

On peut faire deux hypothèses.

La première c’est que les instincts et les archétypes sont au fond de même nature. Ce sont les uns et les autres des phénomènes énergétiques. Quoique d’origine différente, dans les deux cas ils représentent des modulations, à des fréquences très différentes, d’une énergie primale, fondamentale.

La seconde hypothèse trace par contraste une ligne de séparation radicale entre matière et esprit.

Si l’on suit la première hypothèse, on peut postuler qu’une fusion profonde est toujours possible entre instincts et archétypes, entre biosphère et noosphère, au sein d’un Tout, dont ils ne seraient que deux aspects différents.

Dans la seconde hypothèse, le Tout comporte en son sein une brisure de symétrie, une solution de continuité, une coupure ontologique entre ce qui appartient à la matière et à la biologie, et ce qui relève de l’esprit, de la psychologie, et de la philosophie.

Dans les deux cas, l’archétype du Tout, présent en notre psyché, n’est pas remis en cause. Ce qui s’offre à la conjecture c’est la nature de ce Tout : soit une entité fusionnelle, soit une entité se renouvelant sans cesse par un jeu de forces contradictoires, accompagné par de synthèses partielles et provisoires.

Fusion unifiée (mais alors au fond terminale?), ou bien polarisation vivante, agonistique et dialogique (ouverte et libre, mais sans cesse remise en question).

Ajoutons qu’implicitement ce sont aussi deux modèles archétypaux du divin qui se présentent : le modèle océanique (la fusion finale), et le modèle du couple (le dialogue constructeur).

Dans le premier cas, il faut expliquer la présence du mal, en tant que partenaire du bien, et capable d’être in fine « résorbé » en lui par la victoire ultime de l’unité-totalité.

Dans le second cas, on pourrait considérer que les dialectiques bien/mal ou Dieu/Homme ne seraient que des représentations perceptibles par l’esprit humain d’une dialectique d’ordre infiniment supérieur : celle du Dieu avec Lui-même.

Dieu ne serait donc pas « parfait » dans le sens où il aurait depuis toujours atteint un état de complétion propre. Dieu ne serait pas parfait parce qu’il ne serait pas complet. Il serait toujours en devenir, toujours en progression dans la mise en lumière de sa propre profondeur.

On peut supputer également qu’il inclut en Lui-même, depuis toujours, dans son abysse originaire, des entités comme le ‘néant’ ou le ‘mal’, dont il tire certains éléments de sa dynamique en devenir, autrement dit de sa ‘volonté’.

Notons ici que, selon Jung encore, la psyché, c’est-à-dire toutes les formes de l’énergie psychique que ce terme incarne, se traduit essentiellement par et dans l’expression de la volonté. C’est la volonté qui est l’essence de la psyché, et de la conscience.

Ceci pourrait valoir aussi au niveau divin (si l’on peut supposer que Dieu aussi a une ‘psyché’, ou un ‘ Esprit’).

Faisons un pas de plus.

Il faut observer qu’il est impossible à la psyché (ou à la conscience) de prendre un point de vue extérieur à elle-même. C’est seulement de son propre point de vue, du point de vue de la psyché (ou de la conscience), que celle-ci peut s’observer elle-même. Ceci ne va pas sans contradiction : observer sa propre conscience revient à prendre conscience que la conscience se change au moment même où elle prend conscience de son observation

.Il est difficile de plus, pour la conscience, d’apercevoir ses propres limites. Où s’arrête le pouvoir de la conscience par rapport à sa propre élucidation ? Porteuse d’une sorte de lumière autonome, ne peut-elle se déplacer a priori indépendamment, et jusqu’au fin fond des abîmes ? Peut-elle alors déterminer, en théorie du moins, si ce fin fond existe bel et bien, ou s’il n’y a en réalité aucune limite à l’exploration ainsi amorcée, la psyché se révélant alors ‘infinie’, au même titre par exemple que la divinité créatrice, dont on peut supposer qu’elle a créé la psyché à son image (comme la tradition juive l’enseigne) ?

Il est tout aussi difficile pour la conscience de déterminer les conditions de son ancrage dans la matière vivante, dans son substrat biologique. Il faudrait, en théorie, qu’elle soit capable là encore de se placer à l’extérieur d’elle-même, pour considérer objectivement, si c’est possible, l’articulation précise du biologique et du psychique, de la matière vivante et de la conscience vivante. Leur ‘vie’ est-elle de même nature ? Ou sont-ce deux formes de vie différentes, analogues en apparence, mais en réalité d’essence différente ?

La psyché ne se représente pas clairement elle-même, elle ne se représente pas bien sa frontière floue avec la matière et avec le monde de l’instinct, ni son interface non moins incertaine avec l’esprit (et avec le royaume des archétypes).

Elle ne se représente pas très bien non plus ce qui l’anime, la nature de la volonté.

La volonté qui se déploie dans la conscience a besoin d’une sorte méta-conscience pour pouvoir prendre conscience d’elle-même, afin de pouvoir précisément se ‘voir’ effectuer des choix, et le cas échéant de pouvoir se ‘voir’ les modifier.

La volonté (de la conscience) doit avoir en elle-même et pour elle-même une représentation de ce qu’elle ‘veut’ mais aussi une représentation de ce qu’elle ne ‘veut pas’, ou de ce qu’elle ne ‘veut plus’, représentations qu’elle doit garder subconsciemment en mémoire, à fleur de conscience, pour se donner le moyen de reprendre sa liberté à tout moment, si l’envie lui en prend.

Comment cette conscience de soi, cette ‘autorité’ supérieure de la conscience, cette ‘connaissance’ consciente émergent-elles ? Comment se forgent-elles un autre but qu’instinctuel ? Comment cette ‘envie’ de liberté prend-elle en elle le dessus ?

La conscience est un flux continu, coulant vers le haut et vers le bas (je pense ici au rêve de l’échelle de Jacob). Un flux sans fin de plis et de replis. Quand un pli se replie, deux niveaux différents de conscience se frôlent et se touchent en se différenciant.

D’où potentiel, et étincelle, et nouvelle envie en vie

Phénoménologie et conscience


« Husserl »

Au début du siècle dernier, Husserl a élaboré une philosophie de la conscience réflexive, – nommée phénoménologie. Elle prône une plongée dans la présence à soi, dans la conscience du phénomène même de la conscience, autrement dit une immersion intime dans l’expérience du « soi » en tant que « phénomène ».

Husserl a marqué quelques générations de philosophes, de Heidegger et Gödel à Sartre et Derrida. Il a laissé par ailleurs en héritage quelques principes méthodiques comme la « réduction transcendantale »i, la suspension du jugement, sa « mise entre parenthèses », – en un mot, l’« époché » (ἐποχή). Ce vocable,emprunté aux Grecs, subit chez Husserl un exhaussement « phénoménologique », qui est censé l’éloigner de son sens originaire, dans ses emplois sophistiques et sceptiquesii.

Dans ses Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, Husserl relève quatre postures fondamentales de la conscience « naturelle »iii.

1. La co-présence, qui consiste seulement à connaître que le monde est présent à la conscience, à « sentir que les objets sont là pour moi », et qu’ils s’offrent à l’appréhension sensible. La conscience est ouverte à ce qui se présente à elle, mais elle reste passive.

2. L’attention, qui se focalise plus précisément sur chaque objet de conscience. L’attention suppose (étymologiquement) une « tension vers » l’objet que la conscience élit pour être l’objet de son activité réflexive.

3. La vigilance, qui est un état plus général de la conscience, moins spécifique et moins sélectif que l’attention dirigée, mais plus englobant, pérenne, comme une veille permanente.

4. L’accueil. Il s’agit là, pour Husserl, de la capacité de la conscience à entrer en relation avec les autres consciences, avec les autres humains, les alter-ego du moi conscient. L’accueil de l’autre suppose réciprocité, disposition à l’ouverture, effort vers la compréhension mutuelle.

Voilà, c’est tout ce dont la conscience « naturelle » est capable, selon Husserl…

Mais la conscience est-elle condamnée à rester dans cet ordre « naturel »  auquel Husserl limite son champ d’investigation?

Peut-elle avoir accès à une « sur-nature » ?

Cette question mérite examen.

Depuis des millénaires, les chamanes de tous les temps et de tous les horizons, tout comme les prophètes des grandes religions, les mystiques et les autres visionnaires offrent les témoignages de consciences capables de tutoyer un au-delà de la nature, une « sur-nature ».

Ces manières diverses et éclectiques, mais en somme incontestables, de partir explorer la « sur-nature », nécessitent, on en conviendra, un élargissement, un approfondissement ou une élévation considérables de la conscience, bien au-delà de ce que Husserl appelle les postures de la conscience « naturelle ».

Autrement dit, la conscience est à l’évidence capable de bien plus amples performances que celles associées à la co-présence, l’attention, la vigilance ou l’accueil.

Je vois au moins trois autres états, ou étapes, dans le cheminement (fondamentalement illimité) de la conscience, lorsqu’elle part à la recherche de ses racines les plus enfouies, ou lorsqu’elle veut explorer les cimes de ses possibles apex.

Aux quatre postures fondamentales relevées par Husserl, il me semble impératif de noter d’autres postures, ou plutôt d’autres allures de la conscience lancée à la découverte de sa sur-nature :

5. La sortie de la conscience hors d’elle-même, son ravissement.

6. La fusion de la conscience avec ce qui la dépasse et l’englobe entièrement, et que l’on a appelé de divers noms, suivant les époques, les traditions et les cultures : l’Être, l’Absolu, l’Autre, l’Infini, l’ātman, ‘Dieu’…

7. Le retournement (ou la métanoïa) de la conscience. Ce dernier état représente peut-être le plus haut degré d’accomplissement de la conscience humaine, lorsqu’elle a déjà été « ravie » puis confrontée à l’Infini en acte, ou à l’essence même de l’Être, et que loin d’y entrer et y rester comme à demeure, elle est « retournée » à la vie « naturelle ».

La conscience, revenue de son ravissement et de son extase, a renoué avec sa vie naturelle, sans avoir oublié ce que fut son moment de rencontre avec l’altérité absolue.

Descendue dans l’abîme même de la mort, ou montée au plus haut des cieux, elle a repris pied, si l’on peut dire. Mais elle est désormais double. Plus exactement elle est intimement intriquée à ce qu’il y a de plus autre en elle, à ce qu’il y a de plus autre que tout objet du monde, de plus autre même que toute autre conscience.

Je choisis ici d’employer l’expression de conscience « intriquée » pour son évidente connotation quantique. Ce n’est pas là, de ma part, simplement une métaphore gratuite, mais une indication que cette 7ème posture, ou allure, de la conscience dénote en réalité la superposition de plusieurs états de conscience.

Ici, nulle référence au « trouble de la personnalité multiple » (Multiple Personality and Dissociation ou MPD, en anglais).

Restant fidèle à la métaphore quantique, il y a là seulement une occasion de la filer plus avant, en rappelant la capacité des états quantiques de se « superposer ».

Une conscience ayant été « ravie », puis « fusionnée » à un autre Soi ou un autre « Être » qui la dépasse entièrement, et enfin étant « retournée » à sa nature originelle, ne peut reste totalement indemne, après une telle ascension, une aussi éprouvante métanoïa.

L’oubli n’est plus possible.

La conscience est marquée à la braise, à sa bouche.

Nulle absence à soi n’est plus permise, car le feu a fouillé les entrailles, la blessure de la lumière est trop profonde, la hache de l’Être a fendu l’étant.

Que faire alors, se demande la conscience « retournée », « intriquée », « superposée » et « marquée » à jamais du manque absolu, et pour elle désormais originaire ?

Nul retour simplement « naturel » n’est plus envisageable. La seule piste acceptable pour la conscience intriquée est de continuer vers l’avant, sur la voie de recherche que la métaphore quantique indique allusivement.

L’intrication putative de la conscience avec la conscience de l’absolu et avec l’inconscient universel lui est désormais sa noblesse, – et la noblesse oblige.

Elle se relie, ne serait-ce qu’infinitésimalement, à l’univers entier.

Elle se noue en puissance et à jamais à tout ce qui est au-delà de toute conception humaine.

La conscience « retournée » et « intriquée » doit dès lors se distinguer radicalement de sa précédente attitude « naturelle », l’attitude qui consiste à s’établir dans une posture « intentionnelle ».

Quelle « intention » peut-elle prendre à bras le corps la totalité des mystères passés et à venir ?

La conscience, même augmentée, ointe et soutenue par des légions d’ange, n’est qu’une poussière dans l’orage. Et sa fugace « intention » que vaut-elle dans la course de la tempête ?

L’« intention » ne suffit plus : elle est trop courte, essoufflée par avance. Tout ne fait que commencer.

La conscience ne fait toujours que commencer. C’est là sa vraie « nature », et cela n’a rien de « naturel ».

La réflexion est un infini marathon.

De quoi rendre le phénoménologue perplexe.

La réflexion ? Mais quelle réflexion est-elle encore possible pour une conscience « ravie », « retournée » et « intriquée »?

Husserl peut-il ici aider ?

De son point de vue phénoménologique, Husserl a qualifié la réflexion (de la conscience dite « réflexive ») de « modification de la conscience », ou encore de « changement d’attitude qui [fait] subir une transmutation au vécu préalablement donné »iv.

Mais la « suspension » phénoménologique ne semble n’être qu’une simple abstention, une « mise entre parenthèses » de tout doute et de toute croyance.

Quid alors de la conscience ravie, transportée, intriquée?

Doute-t-elle de ce ravissement, de ce transport, de la fusion qui s’ensuit et enfin de son retournement même? Et que peut-elle encore croire ?

Il y a en effet de quoi douter, vu la distance infinie entre les phénomènes ayant été vécus alors par elle et la phénoménologie des philosophes de la terre.

Il y a aussi de quoi croire, tant la braise, la marque, le feu et la lumière ont laissé leur empreinte.

S’il y a ainsi de quoi douter et de quoi croire, alors la phénoménologie ne peut être raisonnablement mise en pratique. Les conditions initiales fixées par le maître de Fribourg-en-Brisgau ne sont pas remplies.

L’épochè septique suspendait la croyance en la possibilité d’atteindre jamais la nature des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, et elle mettait radicalement en doute le fait de pouvoir jamais y parvenir.

L’épochè phénoménologique, quant à elle, « neutralise la validité de la croyance tacite, dite ‘naturelle’, en un monde extérieur réel ; elle descend en somme un étage cognitif plus bas que l’épochè sceptique (…) Le but déclaré de l’époché phénoménologique, fort peu sceptique, est d’exposer au regard le fondement ultime de toute science, ce fondement ferme et absolu parce qu’auto-fondé et auto-évident qu’est le présent-vivant.»v

Mais la conscience « ravie », « retournée » et « intriquée » peut-elle encore croire à « quelque fondement ferme et absolu » ?

Reste seule en elle la croyance en ce qui fut sa possible « montée » vers un état de sur-conscience absolue.

Reste sa croyance, ou son non-oubli, en une possible « montée » vers des états cognitifs non seulement supérieurs de plusieurs degrés à la conscience « naturelle », mais surtout bien supérieurs à la croyance phénoménologique d’avoir soi-disant atteint le fondement « ultime, ferme, absolu, auto-fondé et auto-évident  » de toute science…

Reste enfin sa croyance en la possibilité (non bannissable, même si elle n’est pas a priori pensable) d’exposer un jour à son propre regard le souvenir de l’infondé absolu, de la fluence fluide vers l’ultra-sommital, vers l’apex inextinguible. Reste vivide la précision de la visée vers des cieux toujours plus miroitants, et plus inaccessibles.

Le lyrisme du vocabulaire, dont j’use ici, ne doit pas faire oublier l’acuité de la question posée.

Il est curieux de noter à cet égard que Husserl est resté fort prudemment au plan philosophique, sans reconnaître la nécessité en quelque sorte inévitable de passer à l’étape suivante, celle de la transmutation du philosophe lui-même dans sa démarche de réduction transcendantale, et partant, de la nécessaire transmutation de sa quête…

Pourtant, Husserl emploie notablement des expressions qui devraient en bonne logique l’emmener dans ce sens : l’« auto-transformation », la « métamorphose », la « vocation absolue ».

« Le programme latent de la phénoménologie subordonne en effet la révélation d’une vérité réflexive sur l’origine vécue de la connaissance, à l’auto-transformation pensée et voulue du philosophe. La métamorphose désirée par le phénoménologue tend à instaurer une vie philosophique ne se confondant avec nulle autre ; une vie qui s’avance sous la férule d’une continuelle ‘responsabilité de soi’vi, et qui tend à incorporer au cœur d’elle-même, dans le battement de ses jours, la co-naissance de l’absolu qui survient en son premier acte cartésien. La vie du philosophe, déclare Husserl est ‘une vie par vocation absoluevii. Or, l’auto-transformation qui soutient cette vie-là ne s’obtient que moyennant une quête ascétique, au sens étymologique d’un exercice de maîtrise de soi-même en vue d’incarner un idéal. »viii

Quel idéal ? Quel Graal ?

Un traducteur de Husserl, Arion Kelkel, estime que la phénoménologie est une tentative de « découvrir l’idée téléologique », de « réaliser son propre commencement », et même de « reprendre à son compte l’idée de philosophie dans son commencement absolu »ix.

Mais quel est ce « commencement absolu » ?

« Comment motiver l’immotivation de l’épochè transcendantale ? Pari pascalien ? »x

Le philosophe vise-t-il à la rationalité universelle ? Mais n’est-il pas d’abord « fils de son temps » ?

Peut-il s’arracher à son enracinement dans le temps et l’espace ?

Peut-il s’approprier son propre télos comme un « commencement absolu » ?

Ou bien la philosophie doit-elle être condamnée à rester conscience malheureuse, recherche sans fin de la réminiscence, errance, exil indéfini ?

Kelkel présente le parcours de Husserl comme étant celui de « l’idée d’une philosophie première ». Elle doit conduire à « la mise en œuvre radicale de la science du commencement absolu ». Elle doit révéler que « le problème du commencement est en même temps une mise en question de l’interrogation philosophique elle-même (…) d’où la ‘lutte pour le commencement’ qui peu à peu le mettra devant l’évidence que le commencement est une fin ‘située à l’infini’, une fin peut-être inaccessible mais qui miroite devant la conscience philosophique depuis le commencement de la pensée rationnelle comme la ‘terre promise’»xi.

La ‘terre promise’ !

Cette métaphore religieuse est-elle nécessaire dans le contexte d’une pensée philosophique, se voulant rationnelle, depuis son « commencement »?

Mais peut-être est-ce l’origine même du « commencement » qui exige ce type de métaphore pour être pensée ?

Elle semble le seul moyen de résumer en une image puissante l’ensemble des harmoniques inhérentes au projet husserlien. Elle permet d’englober tout à la fois le « commencement absolu » de la pensée et le télos qu’elle poursuit, et qui paraît comme une fin ‘située à l’infini’.

Il vaut la peine de s’interroger sur le choix de cette image de ‘terre promise’, fameusement associée depuis trois mille ans à l’exode des Hébreux, menés par Moïse à travers le désert.

Husserl mime-t-il, par le paradigme de la ‘réduction phénoménologique’, l’idée d’un projet philosophique chargé de connotations prophétiques et transcendantales (et donc évoquant peut-être par anagogie une posture visant le ‘transcendant’)?

Autrement dit, le ‘transcendantal’ serait-il chez Husserl une image philosophiquement acceptable du ‘transcendant’ ?

Husserl voudrait-il, ne fut-ce qu’inconsciemment, incarner une sorte de « nouveau Moïse » ?

Il faudrait, pour pouvoir le dire, « avoir cheminé au désert de la réduction, en avoir parcouru dans son site austère les pistes en tous sens ; plus exactement, non pas après, mais sur le parcours même, sans cesse recommencé. On ne peut aujourd’hui commencer à philosopher sans recommencer le commencement husserlien. Sans fin, peut-être, tel un nouveau Moïse. »xii

Husserl, nouveau Moïse phénoménologique, emmenant les apprentis philosophes à travers le désert de la ‘réduction transcendantale’?

La vision de la ‘réduction transcendantale’ jouerait-elle le rôle d’un nouveau ‘buisson ardent’ ?

Et l’épochè, cette Jérusalem philosophique, symboliserait alors un nouveau Chanaan gorgé du miel de la « réduction » et du lait de la « suspension » ?

A défaut de bien distinguer les coupoles promises, lointaines et dorées, du télos phénoménologique et transcendantal prophétisé par Husserl, on peut du moins affirmer qu’il s’agit bel et bien d’un exil, et d’un exode (de la pensée par rapport à elle-même).

Exil, exode. Métaphores là aussi connues, répétées, archi-codées. Mais non moins valides, toujours vivantes, par leur force propre.

Il s’agit bien pour le phénoménologue d’emprunter un « chemin destinal, inséparable du chemin de la connaissance »xiii et de se lancer dans l’époché, comme jadis les Hébreux dans le désert du Sinaï. L’épochè « représente un mode de vie à part entière ; et un mode de vie qui s’empare du philosophe de manière définitive, parce que, à partir de l’instant où il a réalisé la plénitude d’être à laquelle il s’ouvre par son biais, et la radicalité de la décision qui en permet l’instauration, il peut difficilement s’empêcher d’en suivre la pente jusqu’aux extrémités où celle-ci l’entraîne. »xiv

Un mode de vie ? Ou un mode de ‘sur-vie’ ? C’est-à-dire un mode de ‘vie transcendantale’ ?

Mais peut-on réellement vivre dans les hauteurs absolues de la pensée ‘réduite’, où l’oxygène se fait de plus en plus rare ?

Ou faut-il envisager un double mode, mêlant à la fois la ‘vie’ tout court et la ‘sur-vie’ transcendantale?

Un double mode où le rêve de la ‘sur-vie’ couvrirait d’un voile phénoménologique la réalité de la vie même, où la transcendance et l’immanence se lieraient sublimement par quelque lien serré ?

L’époché est une aventure de toute la vie et de tout l’être. Les tièdes et les velléitaires n’y sont pas admis.

Il faut renoncer à toutes les normes de la bien-pensance, déchirer les voiles du conformisme et de l’irréflexion sociale, et se blinder dans une solitude radicale, où personne ne viendra supporter l’exilé dans ses départs sans cesse recommencés…

Car un seul exil est-il suffisant pour le phénoménologue ?

Une seule ‘suspension’ du jugement est-elle opératoire lors de la réduction transcendantale?

La métaphore éminemment biblique de la ‘terre promise’ suggère qu’un jour celle-ci est enfin atteinte.

Or l’exil de la pensée philosophique n’est-il pas sans cesse en cours, et toujours sans fin ?

La migration de l’esprit peut-elle s’arrêter en si bon chemin ?

« L’épochè demande seulement de ne plus s’exiler dans un monde représenté, et de prendre pleinement conscience de tous les biais mentaux qui conduisent à s’y croire en exil. »xv

Tout ne fait jamais que toujours seulement commencer. L’exil même, ce premier mouvement de l’âme, n’est qu’un premier pas sur la longue route du voyage.

La conscience, à la recherche de sa sur-nature, n’exige-t-elle pas, en pleine conscience de son manque, de toujours à nouveau s’exiler hors de quelle Jérusalem (terrestre ou céleste) que ce soit?

_______

iCf. Ses trois ouvrages majeurs sur ce sujet: Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, Méditations cartésiennes et La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale.

ii« L’ἐποχή phénoménologique. À la place de la tentative cartésienne de doute universel, nous pourrions introduire l’universelle ἐποχή, au sens nouveau et rigoureusement déterminé que nous lui avons donné. (…) Je ne nie donc pas ce monde comme si j’étais sophiste ; je ne mets pas son existence en doute comme si j’étais sceptique ; mais j’opère l’ἐποχή phénoménologique qui m’interdit absolument tout jugement portant sur l’existence spatio-temporelle. Par conséquent, toutes les sciences qui se rapportent à ce monde naturel (…) je les mets hors circuit, je ne fais absolument aucun usage de leur validité ; je ne fais mienne aucune des propositions qui y ressortissent, fussent-elles d’une évidence parfaite » (Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures (1913), Gallimard, coll. « Tel », p. 101-103.

iiiE. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, Gallimard, 1950, p.87-100, § 27-31

ivE. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, Gallimard, 1950, § 78

vMichel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.132

viE. Husserl. Philosophie première, t.II, PUF, 1972, p. 9

viiE. Husserl. Philosophie première, t.II, PUF, 1972, p. 15

viiiMichel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.134. (Les mises en italiques sont de moi)

ixE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p. XXIII

xE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p. XXIII

xiE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p. XLV

xiiRegnier Pirard. Compte-rendu du livre de E. Husserl, Philosophie première (1923-24) Deuxième partie. Théorie de la réduction phénoménologique. In Revue Philosophique de Louvain. Année 1973, n°11, p.597

xiiiMichel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.135

xivMichel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.135

xvMichel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.137

Brèves consciences, 2


Apnée

*

J’avais sept ans. Un matin humide d’octobre, marchant vers l’école, je fus soudain, dans une fulgurance, conscient de ma conscience. Jusqu’alors, de la conscience m’habitait certes, mais dans une sorte d’évidence vague, ouatée, sans pourquoi, ni comment. J’étais conscient d’exister, de vivre, pendant les premières années de la petite enfance, mais sans que je fusse pleinement conscient de la nature unique, du fait même de la conscience, du fait brut de l’existence de la conscience, et de toutes ses implications. Un voile brusquement se déchirait. En un instant, je me découvris singulièrement « présent » au monde, je me sus « là », considérant ma présence dans ce « là », cette présence à moi que jusqu’alors j’avais royalement ignorée. Je me vis pour la première fois consciemment « présent » à moi-même.

J’en déduisis aussitôt que, tout ce temps, j’avais été inconsciemment « conscient », « conscient » et inconscient de cette « conscience ». Un monde nouveau s’ouvrit. Je commençai à penser ceci : que je me sentais à la fois conscient de mon inconscience et de ma conscience.

*

Dès la conception, la conscience s’insinue lentement en elle-même, sous la forme d’infimes mais multiples événements de proto-conscience, au niveau des cellules de l’embryon, qui commencent aussitôt à se différencier, et à se singulariser. Embryons minuscules de conscience, dans les replis de l’embryon.

La conscience du « moi » proprement dit n’apparaît que bien plus tard, après la naissance, à l’âge dit « de raison ». Non pas lentement, mais soudainement.

L’idée du « moi » se présente à l’improviste, comme une fente, une fissure, une fêlure, dans le ciment de l’être. Fini l’uni. Terminée l’apnée. Un souffle, un vent d’inspiration écarte le voile. C’est comme si l’on faisait un pas de côté, et que l’on marchait dès lors à côté de soi-même, à quelque distance. Un dévoilement, et non un déchirement. Une révélation, et non un tourment. Une route, et non un doute.

*

J’ai très peu de rêves dont je suis conscient au réveil. Comme si la barrière entre le Soi et le Moi était opaque, étanche. Le Soi et le Moi, chacun pour soi. Chacun dans son monde propre, et rares, bien rares, les passerelles, les raccourcis, les sentes, les voies, les pistes, les liant.

Tout se passe comme si le Soi était excédé du Moi, et le Moi las du Soi.

*

Le Soi : un inconscient vide de toute conscience, – mais qui est plein de ce vide. Plein de la vérité de ce vide. Plein d’un éveil plénier au vide. Et à la liberté qui s’ensuit. Plus on approche du fond de ce vide, plus on se sent libre.

*

Le monde paraît avec la conscience, et disparaît avec elle. La conscience a donc une puissance d’être comparable à celle du monde. Une puissance complémentaire, duale, d’un poids métaphysique au moins équivalent, celui du sujet par rapport à l’objet. En mourant, nous emportons cette puissance, intacte.

*

Il y a trois sortes de consciences, parmi les créatures dites raisonnables.

Les consciences défaillantes, les conscientes désirantes, et les consciences secourables.

Les premières sont tombées en naissant dans les corps, par suite de « la défaillance de leur intelligence »i.

Les secondes y ont été entraînées par « le désir des réalités visibles »ii.

La troisième catégorie de consciences, les plus rares, sont descendues avec l’intention de porter secours aux deux premières.

Dans leur dévouement, leur altruisme, elles ont fait preuve, elles aussi, d’une certaine défaillance, et d’un grand désir.

*

Ne me séduit guère ce qui fut, et qui me précède. Le déjà né. Le déjà vu. Le déjà dit.

Me fascine bien plutôt la conscience de tout ce qui reste à venir.

Tout le non-né. Tout le non-vu. Tout le non-dit.

Qui peut-être restera, à jamais, non-dit, non-vu, non-né.

*

Ma conscience a la semblance des éthers et des nues, des confins et des nuits.

Je ne rêve pas de plonger dans le ciel, dont j’ai su jadis l’écorce et la sève.

« Amer savoir, celui qu’on tire du voyage ! » a dit le Poète.

Non ! Il faut repartir, sans cesse, et toujours encore.

Je dis pour ma part :

« Âpres extases, gloires liquides, vins si purs, mille chemins. »

Deux gouffres, l’un fort ancien, l’autre très nouveau.

Le Ciel et l’Enfer.

Je veux, tant le feu me brûle l’âme,

trouver l’Inconnu au-delà du nouveau.

___________

iOrigène. Des principes, III, 5, 4

iiOrigène. Des principes, III, 5, 4

« Je suis hier et je connais le matin » (ou: l’épectase d’Osiris)


Il y a cinq mille ans, N., un Égyptien anonyme est mort. Était-il homme du peuple ou scribe, prêtre ou prince ? Peu importe en fait. Il a été embaumé, momifié et placé selon les rites dans un caveau sec et secret, sur la rive occidentale du Nil. Favorisée par les chants du rituel, ayant retrouvé son nom, et défendu sa vie passée, l’âme de N. a été justifiée et admise à continuer son périple céleste. Elle poursuit son voyage vers l’Amenti, la demeure du Dieu. Elle a pour l’heure, déjà été transformée en Osiris N., ce qui représente une sacrée promotion, car elle participe maintenant de la nature de la Divinité.

Elle peut maintenant parler en son nom, et les chants rituels ici-bas transmettent sa voix, pour le bénéfice de toute l’assemblée des hommes:

« Je suis hier et je connais le matin. »i

Le Livre des morts commente :

« Il l’explique : hier, c’est Osiris ; le matin, c’est Ra, dans ce jour où il a écrasé les ennemis du Seigneur universel, et où il a donné le gouvernement et le droit à son fils Horus. Autrement dit, c’est le jour où nous célébrons la rencontre du cercueil d’Osiris par son père Ra. »ii

Emmanuel de Rougé commente ce commentaire : « La formule me paraît exprimer l’unité du temps par rapport à l’être éternel ; hier et le lendemain sont le passé et le futur également connus de Dieu. La glose introduit pour la première fois le mythe d’Osiris. Elle donne Osiris comme le type du passé sans limites qui précède la constitution de l’univers, accompagnée par la victoire du soleil sur les puissances désordonnées. Ra est ici une véritable transfiguration d’Osiris, puisque Horus est appelé son fils. La seconde glose nous montre, au contraire, Osiris comme fils de Ra. »iii

Le traité de Plutarque « Sur Isis et Osiris » montre que la figure d’Osiris peut avoir des sens bien différents. Osiris est à la fois père et fils de Ra. Comme indiqué dans un article précédent, Osiris est vis-à-vis de lui-même, engendreur et engendré.

« Il a livré un grand combat avec les dieux, sur l’ordre d’Osiris, seigneur de la montagne d’Amenti. »iv

Le Livre des Morts commente :

« Il l’explique : l’Amenti, c’est le lieu où sont les âmes divinisées, sur l’ordre d’Osiris, seigneur de la montagne d’Amenti. Autrement, l’Amenti est le lieu marqué par le dieu Ra ; quand chaque dieu y arrive, il y soutient un combat. »v

L’Amenti est l’Occident, – c’est-à-dire le séjour des morts. C’est aussi le dieu en tant que plongé dans la Nuit, et qui paraît garder une sorte de prééminence sur le dieu du Jour, Ra, puisque c’est sur l’ordre d’Osiris que Ra combat les autres dieux, sur la montagne d’Amenti. Quels autres dieux ? Les dieux des ténèbres et de la mort. Leur victoire se révélait dès l’aube suivante. Le dieu par sa lumière nouvelle prouvait sa victoire sur la Nuit, et revenait au Jour à l’Orient du monde.

L’idée implicite est que la divinité se renouvelle constamment. Elle se régénère sans fin, dans ce cycle de mort provisoire, de combat furieux, et de résurrection solaire. Horus était nommé « le vieillard qui se rajeunit »vi. L’expression « âme divinisée » doit être comprise dans ce sens, qui est une autre manière d’évoquer la vie éternelle.

N. reprend son récit :

« Je connais le Grand Dieu qui réside dans l’Amenti. »vii

Le Livre des Morts commente :

« Il l’explique : c’est Osiris. Autrement l’adoration de Ra est son nom ; l’âme de Ra est son nom, c’est celui qui jouit en lui-même. »viii

On apprend ainsi que c’est Osiris qui est le Grand Dieu de l’Amenti, le Dieu suprême. Mais alors qui est Ra ? Ra est son symbole, il est le disque solaire vu comme symbole de la Divinité.

Osiris jouit en lui-même. Emmanuel de Rougé, qui l’a traduit de l’original, souligne la force de l’expression hiéroglyphique. Il s’agit littéralement de la jouissance charnelle, poussée à l’extrême. Comment interpréter une telle jouissance charnelle, fût-elle allégorique, du point de vue du Dieu ? L’idée qui s’en rapprocherait le plus pourrait être celle d’épectase, mot dont on sait le double sens.

On pourrait ici lui en attribuer un troisième. L’épectase d’Osiris serait alors une autre manière de décrire, par une image humaine et crue, la perpétuelle génération divine dont il est le symbole.

N., comme une sorte d’émetteur Wi-Fi, branché sur les secrets divins, transmet en direct, aux hommes en peine, son savoir nouveau.

« Je suis ce grand Vennou qui apparaît dans An ; je suis la loi de l’existence et des êtres. »ix

Le Livre des morts commente :

« Il l’explique : Le Vennou, c’est Osiris dans An. La loi de l’existence et des êtres, c’est son corps. Autrement, c’est toujours et l’éternité : toujours, c’est le jour ; l’éternité, c’est la nuit. »x

An, c’est Héliopolis. Le Vennou c’est un oiseau mythique, qui renaît sans cesse, une sorte de préfiguration égyptienne du Phoenix grec. Selon l’égyptologue Heinrich Karl Brugsch, Vennou est l’un des noms sacrés de la planète Vénus, connue pour ses apparitions au matin et au soir.

Selon Emmanuel de Rougé, le papyrus du Louvre n° 3089 donne une variation de la seconde partie du verset: « Je fais la loi des mondes et des êtres. »xi

Une version plus ancienne encore donne ce commentaire : « Les êtres, c’est sa semence, c’est son corps. » Selon E. de Rougé, ce dernier texte, qui n’est qu’une glose plus tardive du Rituel, implique une sorte de panthéisme qui divinise la création et fait une émanation de la substance divine. Cette interprétation ne correspond pas au texte originel (« Je suis la loi de l’existence et des êtres ») qui pose la Divinité comme principe suprême de sa création, déterminant ses lois générales, mais sans rien dévoiler de sa véritable essence, et sans s’y mêler substantiellement ou par quelque émanation.

Le mot « toujours » (hiéroglyphe hah) prend le soleil comme déterminatif, ainsi que toutes les expressions qui se rapportent au temps. Ce temps est celui du « jour », c’est-à-dire le temps du monde tel qu’il se déroule depuis le commencement de la création.

Le mot « éternité », en revanche, se réfère à la « nuit éternelle » qui a précédé le « temps » et le « jour ». C’est la nuit primordiale, qui a précédé toutes choses.

Sur le plan symbolique et mythologique, c’est Atoum (le Dieu qui se défini en se niant Lui-même, comme l’indique l’étymologie du mot, tem) qui précède Ra.

Quelques moments plus tard, l’âme de N. s’écrie, et l’on entend encore l’écho de sa voix après cinq millénaires, telle que relayée par le Livre des Morts :

« Vous qui êtes en présence du Dieu, tendez vers moi vos bras, car je deviens l’un de vous. »xii

Mais la montée de l’âme est loin d’être terminée.

La suite dans un prochain article…

iEmmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.44 . Verset 5 du Chapitre XVII du Livre des morts.

iiIbid. p.44

iiiIbid. p.44

ivEmmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.44 . Verset 6 du Chapitre XVII du Livre des morts.

vIbid. p.45

viIbid. p.45

viiEmmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.45 . Verset 7 du Chapitre XVII du Livre des morts.

viiiIbid. p.45

ixEmmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.45 . Verset 8 du Chapitre XVII du Livre des morts.

xIbid. p.46

xiIbid. p.46

xiiEmmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.45 . Verset 50 du Chapitre XVII du Livre des morts.

Elle a vu la Vie à Avila


D’abord il y a le courage. Il ne faut pas craindre la peur. La terreur n’est rien, pour qui entreprend, d’un seul élan, ce long voyage, dans une obscurité totale, et se coupant apparemment de toutes choses terrestres.

« Pensez-vous que ce soit peu de choses et qu’il faille peu de courage lorsque l’âme se voit privée de ses sens et se croit séparée de son corps, sans comprendre ce qu’elle devient ? Il faut que Dieu accorde à l’âme une si haute faveur, lui donne encore le courage nécessaire. »i

Ensuite, il y a la dureté. Il faut être plus que fort, il faut être dur comme du basalte, durci dans les volcans premiers. Il s’agit d’affronter un tel feu, qu’une âme trop tendre brûlerait trop tôt pour sentir seulement l’évanouissement instantané de son néant.

« Je ne suis point tendre, et j’ai, au contraire, le cœur si dur que cela me cause quelque fois de la peine. »ii

Sont nécessaires trois instruments de navigation. La connaissance. L’humilité. Le mépris.

La connaissance ne cesse de s’agrandir au fur et à mesure du voyage. Plus on avance, plus les perspectives s’ouvrent, et l’avancée s’accélère. Le mathématicien dira : ‘progression géométrique !’. Le poète pensera : ‘plonger au fond du gouffre pour trouver du nouveau !’. Le philosophe rêvera : ‘vivre la mort, mourir la vie’.

« Le démon ne saurait lui donner les trois choses que je vais dire, et qu’elle possède à un très haut degré.

La première, une connaissance de Dieu qui, à mesure qu’il se découvre, nous communique une idée plus haute de sa grandeur.

La seconde, la connaissance de nous-même et un sentiment d’humilité, à la seule pensée qu’une créature, qui n’est que bassesse en comparaison de l’auteur de tant de merveilles, ait osé l’offenser et soit encore assez hardie pour le regarder.

La troisième, un souverain mépris pour toutes les choses de la terre. »iii

Le danger est extrême. Est engagé l’enjeu même, – la mort, la mort absolue, sans retour. Danger d’autant plus menaçant qu’on ne redoute alors plus la mort, mais qu’on la désire, telle une luciole le feu. Il ne faut pourtant pas mourir, mais on le voudrait. Ce serait l’erreur fatale, que de succomber à cet appel intempestif. Et on la désire de toute son âme.

« Sa vie est un dur tourment quoique mêlé de délices, et elle soupire très vivement après la mort. Aussi demande-t-elle à Dieu, avec des larmes fréquentes, de la retirer de cet exil. Tout ce qu’elle voit la fatigue ; elle ne trouve de soulagement que dans la solitude. »iv

La mort est à la portée. Mais elle tarde. Où se tapit-elle ? Dans l’amour ? Dans la parole ? Non, elle se tient au centre de l’âme. Comme un cancer minuscule, qui voudrait grandir, tout dévorer.

« Ici, l’âme se trouve embrasée d’un tel amour, que très souvent, à la moindre parole qui lui rappelle que la mort tarde à venir, soudain, sans savoir ni d’où ni comment, il lui vient un coup, et comme une flèche de feu (…) La blessure est pénétrante. Et cette blessure, à mon avis, n’est point faite à l’endroit où nous ressentons les douleurs ordinaires, mais au plus profond et au plus intime de l’âme, à l’endroit où le rayon de feu, en un instant, réduit en poussière tout ce qu’il rencontre de notre terrestre nature. »v

L’âme est en soi un monde. Et, le croirez-vous ? C’est même un monde plus vaste que l’univers entier. Cela semble impossible. Et pourtant ça l’est. C’est un monde si vaste qu’il contient même le Tout qui, pour sa part, contient tout. Ceux qui savent comprendront. Le Tout est en tous, et réciproquement. Fi de la logique booléenne.

« Nous devons, mes filles, nous représenter l’âme, non pas comme un coin du monde étroit et resserré, mais comme un mode intérieur, où se trouvent ces nombreuses et resplendissantes demeures que je vous ai fait voir ; il le faut bien, puisqu’il y a dans cette âme une demeure pour Dieu lui-même. Or, lorsque Notre Seigneur veut accorder à une âme la grâce de ce mariage divin, il l’introduit d’abord dans sa propre demeure. Déjà sans doute, il s’était uni cette âme soit dans les ravissements, soit dans l’oraison d’union. Dieu l’introduit donc dans sa demeure par une vision intellectuelle. Comment se fait cette représentation, je l’ignore ; mais elle se fait. »vi

Quelle est cette ‘demeure’ ? C’est la ‘septième’. Quelle est cette ‘septième demeure’ ? Il y a là un souvenir extrêmement ancien, sans doute inscrit dans nos gènes humains depuis le Paléolithique, ou même bien avant, l’homme-oiseau, le chamane de Lascaux en témoigne. J’en veux pour preuve, pour ce qu’elle indique de permanence dans la psyché humaine, la figure d’Inanna, la Divinité sumérienne de l’amour, de la guerre et de la sagesse. Il y a six mille ans, à Sumer, fut composé le récit du voyage d’Inanna sous terre, sa quête dans l’abysse primordial, au royaume de Kur, où règne la mort. Elle dut franchir successivement sept portes, fortement gardées, se dépouillant à chaque fois d’une pièce de ses habits, pour enfin arriver, entièrement nue, devant la Divinité de la Mort.

Dans les traditions juives et chrétiennes, de célèbres aventuriers de l’impossible eurent aussi l’heur de monter fort haut, ou bien de descendre très bas.

Hénoch, on ne sait jusqu’à quel ciel il allavii. Élie, non plusviii. Jonas plongea au fond de l’Abîmeix.

S. Paul a révélé, dans sa manière cryptique, son ravissement au ‘troisième ciel’x. Pas mal ! Mais en l’occurrence Paul put peu, ou moins que d’autres, qui parlent du ‘septième ciel’.

Qu’importe le nombre, pourvu qu’on ait l’ivresse d’avancer dans la profondeur, ou de s’élever dans la hauteur.

Il reste que le chiffre 7 a cette vertu anthropologique, universelle. Même en Asie, au Japon ou en Chine, on célèbre encore aujourd’hui le mariage mystique des deux Constellations divines, la Tisserande et le Bouvier, le septième jour du septième mois de l’année.

« Lorsqu’il plaît à Notre Seigneur d’avoir compassion d’une âme qu’il s’est choisie pour épouse et qui souffre si fort du désir de le posséder, il veut, avant le mariage spirituel, la faire entrer dans cette septième demeure qui est la sienne. Car le Ciel n’est pas son seul séjour, il en a aussi un dans l’âme, séjour où il demeure lui seul et que l’on peut nommer un autre ciel. »xi

Il y a une autre analogie à caractère universel qu’il convient de rapporter ici, celle de l’idée générale d’abysse ou d’abîme.

Ces mots viennent du grec « abyssos » (άβυσσος) qui signifie « sans fond ». Le terme est repris en latin et devient « abyssus », puis à la forme superlative « abyssimus », d’où en français « abysme » puis « abîme »

En sumérien, abysse se dit abzu, mot étymologiquement composé des cunéiformes AB 𒀊 ‘océan cosmique’ et ZU 𒍪, ‘connaître’. L’abzu est la demeure de la Divinité Enki. Il est intéressant de souligner que ce Dieu Enki sera nommé plus tard Aya dans les langues sémitiques antiques, comme l’akkadien, – nom qui n’est pas sans analogie avec le nom hébreu יָהּYah (l’un des noms bibliques de YHVH), qui représente les deux premières lettres יה du Tétragramme יהוה, et qui s’emploie dans l’expression הַלְלוּ-יָהּ Allélou Yah !xii

En hébreu, abysse se dit תְּהוֹם, tehom. Au début de la Genèse, il est dit que des ténèbres couvraient « la face de l’Abîme »xiii, עַל-פְּנֵי תְהוֹם, ‘al-pnéï tehom. Le psalmiste, plongé en son tréfonds, implore : « et des abysses de la Terre remonte-moi ! »xiv וּמִתְּהֹמוֹת הָאָרֶץ, תָּשׁוּב תַּעֲלֵנִי , vo-mi-tehomot ha-eretz tachouv ta ‘aléni. Jonas se remémore: « l’Abîme m’entourait »xv, תְּהוֹם יְסֹבְבֵנִי , tehom yeçovvéni.

Dans le mysticisme allemand, le concept d’abîme a été décliné avec les moyens propres à la langue allemande, qui jouit de sa souplesse prépositionnelle : Abgrunt, Ungrund et Urgrund. Maître Eckhart et Jacob Boehme, puis plus tard, Schelling, Hegel et Heidegger ont magistralement joué avec l’idée d’abîme, et le concept du « Sans-fond ».

Maître Eckhart, dominicain allemand du début du 14ème siècle, développe une théologie négative et mystique de l’Abgrunt (l’Abîme). L’âme humaine est « capable » de retrouver en elle sa propre origine, son essence primordiale, ce qu’elle était elle-même avant toute création, c’est-à-dire son fond originel (Grunt ,dans sa graphie médiévale, mot devenu plus tard Grund). En ce fond primordial, qui n’est justement pas un fond (Grunt) mais un Sans-Fond (Ab-Grunt) elle peut s’efforcer de rejoindre Dieu dans son infinité.

L’Abîme, chez Jacob Böhme, est aussi l’image négative, apophatique, de l’origine. L’origine est définie négativement comme ce qui « n’a ni fond, ni commencement, ni lieu », comme un « Un-Rien ».xvi

Après avoir introduit le concept d’Ungrund (le « Sans-fond »), Böhme établit l’existence d’une « volonté sans-fond (Ungrund), incompréhensible, sans nature et sans créature […] qui est comme un Rien et pourtant un Tout […] qui se saisit et se trouve en soi-même et qui enfante Dieu de Dieu »xvii

Plus proche de nous, Heidegger analyse l’abîme dans lequel Rilke est censément « descendu ».

« Rainer Maria Rilke est-il un poète en temps de détresse ? Quel est le rapport de son dire poétique avec l’indigence de l’époque ? Jusqu’où descend-il dans l’abîme ? Jusqu’où le poète parvient-il, une fois posé qu’il va aussi loin qu’il le peut ? »xviii

Et Jankélévitch, dans son livre La Mort, reprend lui aussi cette métaphore inépuisable – et incomblable :

« Dieu est une sorte de rien abyssal, et pourtant la vérité ne s’abîme pas dans cet abîme, ni ne s’écroule dans ce précipice »xix.

Après ce court développement, et peut-être mieux pénétré de la puissance métaphorique de l’abîme, on lira sous une autre lumière ce que « cette personne » dit avoir vu à Avila :

« Elle voit clairement (…) qu’elles sont dans l’intérieur de son âme, dans l’endroit le plus intérieur, et comme dans un abîme très profond ; cette personne, étrangère à la science, ne saurait dire ce qu’est cet abîme si profond, mais c’est là qu’elle sent en elle-même cette divine compagnie. »xx

Que voit-elle exactement ?

« Elle n’avait jamais vu le divin maître se montrer ainsi dans l’intérieur de son âme. Il faut savoir que les visions des demeures précédentes diffèrent beaucoup de cette dernière demeure ; de plus, entre les fiançailles et le mariage spirituel, il y a la même différence qu’ici-bas entre de simples fiancés et de vrais époux (…) Il n’est plus question ici du corps que si l’âme en était séparée, et que l’esprit fût seul. Cela est surtout vrai dans le mariage spirituel parce que cette mystérieuse union se fait au centre le plus intérieur de l’âme, qui doit être l’endroit où Dieu lui-même habite. Aucune porte là, dont il ait besoin pour entrer. »xxi

L’image du mariage, par contraste avec celle de « simples » fiançailles, est puissamment évocatrice. Le Cantique des cantiques nous avait certes habitués à des métaphores d’une telle crudité, que l’on ne peut guère s’étonner d’en retrouver des échos, voilés, et nettement plus chastes, sous la plume d’une nonne du seizième siècle.

Le mariage mystique est entièrement consommé.

« L’âme, ou mieux l’esprit de l’âmexxii, devient une même chose avec Dieu. Afin de montrer combien il nous aime, Dieu, qui est esprit lui aussi, a voulu faire connaître à quelques âmes, jusqu’où va cet amour, (…) il daigne s’unir de telle sorte à une faible créature, qu’à l’exemple de ceux que le sacrement de mariage unit d’un lien indissoluble, il ne veut plus se séparer d’elle. Après les fiançailles spirituelles, il n’en est pas ainsi, plus d’une fois on se sépare. De même, après l’union, car bien que l’union consiste à réunir deux choses en une seule, et définitive, ces deux choses peuvent être disjointes et aller chacune de leur côté (…) Dans le mariage spirituel, au contraire, l’âme demeure toujours avec Dieu dans le centre dont j’ai déjà parlé. »xxiii

Dans la religion grecque, Zeus s’unit à Héra, et la métaphore poétique qui en rend compte est celle de la pluie qui féconde la terre.

Une métaphore analogue est employée par la mystique d’Avila. Mais la pluie s’unit non à la terre, mais à l’eau vive.

« L’union du mariage spirituel est plus intime : c’est comme l’eau qui, tombant du ciel dans une rivière, ou une fontaine, s’y confond tellement avec l’autre eau qu’on ne peut plus ni séparer ni distinguer l’eau de la terre et l’eau du ciel ; c’est encore comme un petit ruisseau qui entrerait dans la mer et s’y perdrait entièrement. »xxiv

Cette image de l’humble ru qui finit par se fondre à la mer, – avant de monter au ciel, appelé par le soleil, me fait penser à ce poème de Swinburne :

« From too much love of living
From hope and fear set free,
We thank with brief thanksgiving
Whatever gods may be
That no life lives for ever;
That dead men rise up never;
That even the weariest river
Winds somewhere safe to sea. 
»xxv

Ce poème est dédié à Proserpine, déesse de la Mort.

L’eau qui se joint à l’eau, et le ru à la mer, – à Avila, c’est la Vie.

iThérèse d’Avila. Le château intérieur. Trad. de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Rivages Poche. 1998, p.261

iiIbid. p. 268

iiiIbid. p. 260

ivIbid. p. 262

vIbid. p. 322-323

viIbid. p. 339-340

viiGn, 5,24

viii2 R 2,11

ixJon 2,6

x2 Cor 12,2

xiIbid. p. 337

xiiPs 113 – 118

xiiiGn 1,2

xivPs 71,20

xvJon 2,6

xviJ. Böhme, De la signature des choses (De signatura rerum, oder Von der Geburt und Bezeichnung aller Wesen, 1622), VI, 8.

xvii Jacob Böhme 1623, repris dans König 2006, p. 52.

xviii « Ist R.M. Rilke ein Dichter in dürfitiger Zeit ? Wie verhält sich sein Dicthen zum Dürftigen der Zeit ? Wie eit reicht es in den Abgrund ? Wohin kommt der Dichter, gesetzt dass er dahin geht, wohin er es kann ? », Martin Heidegger, « Wozu Dichter ? », in Holzwege, Klostermann, Frankfurt a.M, 1963 (4), p. 252 ; « Pourquoi des poètes ? » in Chemins qui ne mènent nulle part, traduction Wolfgang Brokmeier, Gallimard, Paris, 1986, p. 329.

xixV. Jankélévitch, La mort, Paris, Flammarion, 1966.

xxThérèse d’Avila. Le château intérieur. Trad. de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Rivages Poche. 1998, p.341

xxiIbid. p. 346

xxii Une expression comparable se retrouve dans le Zohar, qui explique que la Sagesse ou Ḥokhmah, est symbolisée par la 1ère lettre du Tétragramme, c´est-à-dire la lettre Yod י , et qu’elle est aussi appelée le « souffle du souffle ». Voir mon article https://metaxu.org/2020/10/11/la-sagesse-et-י/

xxiiiThérèse d’Avila. Le château intérieur. Trad. de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Rivages Poche. 1998, p.347-348

xxivIbid. p. 349

xxvAlgernon Charles Swinburne. The Garden of Proserpine

La Sagesse et י


Dans la bible hébraïque, le mot חָכְמָה, ḥokhmah, se rapporte à une entité mystérieuse, parfois définiei mais le plus souvent indéfinie, généralement singulière et quelquefois plurielleii. Elle peut ‘habiter’ dans l’esprit des hommes ou parmi les peuples. On ne sait pas d’où elle vient.iii

On dit qu’elle a aidé le Très-Haut dans son œuvre de Création.iv

Voici un bref florilège, phénoménologique, de ses furtives apparitions :

Elle fait vivre.v

Elle fait luire le visage.vi

Elle est torrent, ou source.vii

Elle peut être d’Orient ou d’Égypteviii.

Elle peut emplir Josuéix ou Salomonx.

Elle peut se trouver chez les humblesxi et les vieillardsxii, chez l’homme simplexiii ou chez le justexiv.

Elle peut venir avec la connaissancexv, ou bien avec la puissancexvi, ou encore avec l’intelligencexvii. Mais elle vaut bien mieux que la force.xviii

Elle peut se cacher dans un murmurexix, dans un crixx, ou dans le secretxxi.

On peut l’appeler ‘amie’xxii, ´sœur’xxiii, ‘mère’ ou ‘épouse’.

Elle rend heureux.xxiv

Elle conduit à la royauté.xxv

Elle est ‘esprit’.xxvi

Elle est brillante, et elle ne se flétrit pas.xxvii

Plus rapide que n’importe quel mouvement, elle est infiniment mobile.xxviii

Elle habite dans sa propre demeure, et celui qui habite avec elle, celui-là seul Dieu l’aime.xxix

Elle peut tout faire.xxx

Elle peut mourirxxxi

Elle accompagne l’ange d’ « Élohim », et aussi le Seigneur appelé « Adonaï »xxxii.

Elle est en Thôtxxxiii, mais c’est YHVH qui la donnexxxiv.

Elle partage le trône du Seigneur.xxxv

Elle est avec Lui, et elle connaît Ses œuvres.xxxvi

Elle a été créée avant toute chose.xxxvii

C’est par elle que les hommes ont été formés.xxxviii

Et c’est elle qui les sauve.xxxix

Ces bribes, ces fulgurances, ne sont qu’une infime partie de son infinie essence.

Mais une simple lettre, la plus petite de l’alphabet hébraïque, י, Yod, peut la comprendre et l’incarner tout entière.

Le Yod est la première lettre du Tétragramme : יהוה. Dans la cabale juive, et peut-être pour cette raison, le Yod correspond surtout à la séfira Ḥokhmahxl, la Sagesse, ce qui nous mène au cœur du sujet.

Le Tétragramme יהוה, nom certes indicible, peut du moins, en principe, être transcrit en lettres latines: YHVH.

Y pour י, H pour ה, V pour ו, H pour ה.

Ce nom, YHVH, on le sait, est le nom imprononçable de Dieu.

Mais si on l’écrit avec un blanc interstitiel YH VH, il est aussi le nom de l’Homme primordial, – selon la thèse du Zohar que l’on va maintenant rappeler ici.

Le commentaire du Livre de Ruth dans le Zohar ne s’embarrasse pas de détours. D’emblée, servi par un style immensément dense, il plonge dans le mystère, il saute dans l’abysse, il affronte la nuit primordiale, il explore la profondeur de l’Obscur, à la recherche de l’origine oubliée des mondes.

Le Zohar sur Ruth, – vin puissant, savant nectar, aux arômes de myrrhe et d’encens.

A déguster lentement.

« Le Saint béni soit-Il a créé en l’homme YH VH, qui est son saint nom, le souffle du souffle qui est appelé Adam. Et des lumières se répandent en neuf éclats, qui s’enchaînent depuis le Yod. Elles constituent la lumière une sans séparation ; aussi le corps de l’homme est appelé vêtement d’Adam. Le est appelé souffle, et il s’accouple avec le Yod, il s’épand en de nombreuses lumières qui sont une. Yod Hé sont sans séparation, c’est ainsi que ‘Élohim créa l’homme à son image, à l’image d’Élohim il le créa, mâle et femelle il les créa … et il les appela Adam’ (Gen 1,27 et 5,2).Vav est appelé esprit, et il est dénommé fils de Yod Hé ; [final] est appelé âme et il est dénommé fille. Ainsi y a-t-il Père et Mère, Fils et Fille. Et le secret du mot Yod Hé Vav Hé est appelé Adam. Sa lumière se répand en quarante-cinq éclats et c’est le chiffre d’Adamxli, mahxlii, qu’est-ce ? »xliii.

Logique cabalistique. Sacralité de la lettre, du nombre. Unité du sens, mais multiplicité de ses puissances. Toute idée germe, et engendre dérives, ombres neuves, soleils naissants, lunes seules. La pensée ne cesse jamais son rêve, elle aspire au souffle, au chant, à l’hymne.

La lettre relie le ciel et la terre. Elle relie en séparant, littéralement : יה → יהוה et וה .

En lisant יה, le cabaliste pressent le rôle inchoatif, séminal et sexuel de י, – d’où émaneront les lumières des sefirot.

Résumons ce que dit le Zohar:

YHVH → YH VH → Adam → le Yod, י, le « souffle du souffle » → okhmah , la ‘lumière une’ → d’où émanent les autres ‘lumières’ ou sefirot.

YHVH « crée en l’homme YH VH », c’est-à-dire qu’Il crée en l’homme le nom divin, comme deux couples, יה et וה, respectivement YH et VH, qui seront aussi le nom de l’Homme primordial, Adam, « YH VH ».

Ces deux couples de lettres peuvent être interprétés symboliquement, comme des métaphores de l’union et de la filiation : YH = Père-Mère, et VH = Fils-Fille.

C’est en effet une ancienne interprétation de la Cabale que le Yod, י, représente le principe masculin, et que le , ה, représente le principe féminin.

Le Vav, ו, symbolise le fruit filial de l’union de י et ה. Le second ה du Tétragramme s’interprète alors comme un autre fruit, la « Fille », quand il s’associe au Vav ו…

Images humaines, charnelles, cachant une autre idée, divine, spirituelle…

Une deuxième série de métaphores est en effet ici décelée par la cabale, qui explique:

YH = Sagesse-Intelligence (okhmah-Binah) et VH = Beauté-Royauté (Tiferet-Malkhout).

A partir de Ḥokhmah, d’autres séfirot s´unissent ou émanent.

Le Zohar nous apprend de plus que Ḥokhmah, c´est-à-dire י , la 1ère lettre du Tétragramme, symbolise le « souffle du souffle », créé en « Adam »…

Est-ce que cet « Adam » est le même que « le Adam » (הָאָדָם ha-’adam), qui a été créé après le 7ème jour, selon Gen 2,7 ?

Et quelle différence, s’il y en a une, entre cet « Adam », souffle du souffle, et « le Adam » de la Genèse ?

Le Zohar pose cette question et y répond, dans un style opaque, concis, condensé :

« Quelle différence entre Adam et Adam ? Voici : YHVH est appelé Adam, et le corps est appelé Adam, quelle différence entre l’un et l’autre ? En vérité, là où il est dit : ‘Élohim créa Adam à son image’, il est YHVH ; et là où il n’est pas dit ‘à son image’, il est corps. Après qu’il est dit : ‘YHVH Elohim forma’ (Gen 2,7), à savoir qu’il forma Adam, il le ‘fit’, comme il est écrit : ‘YHVH Elohim fit pour Adam et sa femme une tunique de peau et il les en revêtit’ (Gen 3,21). Au début, il y a une tunique de lumière, à la ressemblance de l’en-haut, après qu’ils fautèrent, il y a une tunique de peau.xliv A ce propos il est dit : ‘Tous ceux qui sont appelés de mon nom, que j’ai créés pour ma gloire, que j’ai formés, et même que j’ai faits’ (Is 43,7)xlv. ‘Que j’ai créés’, c’est Yod Hé Vav Hé, ‘que j’ai formés’, c’est la tunique de lumière, ‘et même que j’ai faits’, c’est la tunique de peau. »xlvi

Les indices laissés par l’Écriture sont minces, assurément. Mais Isaïe, d’une phrase, illumine l’intelligence de la création de l’Homme. Et il ouvre des perspectives puissantes à notre compréhension du Texte qui la rapporte.

Charles Mopsik commente ce passage clé de la façon suivante : « Le verset d’Isaïe tel que le lit le Zohar présente une progression de la constitution de l’homme en fonction de trois verbes : le verbe créer se rapporte à la constitution d’Adam comme nom divin (les quatre âmes précitées [le souffle du souffle, le souffle, l’esprit, l’âme]), le verbe former se rapporte à la constitution de son corps primordial, qui est une robe de lumière, enfin le verbe faire se rapporte à sa constitution d’après la chute, où son corps devient une enveloppe matérielle, une tunique de peau, que la ‘colère’, c’est-à-dire l’Autre côté, le domaine d’impureté, avoisine sous la forme du penchant au mal. »xlvii

L’Homme est, dans la Genèse, associé à trois mots hébreux, essentiels : néchamah, ruaḥ et néfech. Ces mots ont plusieurs acceptions. Pour faire simple, on les traduira respectivement par « souffle », « esprit » et « âme ».

On apprend ici qu’il y a aussi, à l´origine, à la toute première place, à la racine du souffle, le « souffle du souffle ».

Et ce « souffle du souffle », c’est la sagesse : י

i‘Haḥokhmah’, comme dans וְהַחָכְמָה, מֵאַיִן תִּמָּצֵא ,Vé-ha-ḥokhmah, méïn timmatsa’, « Mais la Sagesse d’où provient-elle ? » Job 28,12

iiOn peut l’employer comme un substantif au féminin pluriel חָכְמוֹת, ḥokhmot, signifiant alors, suivant les traductions, « les femmes sages », ou les « sagesses », ou la « Sagesse », comme dans חָכְמוֹת, בָּנְתָה בֵיתָהּ , « Les femmes sages – ou les sagesses – ont bâti sa maison » (Pv 9,1) ou encore comme חָכְמוֹת, בַּחוּץ תָּרֹנָּה , « Les femmes sages – ou la Sagesse – crie(nt) par les rues » (Pv 1,20) 

iii « Mais la Sagesse d’où provient-elle ? » Job 28,12

iv« YHVH, avec la Sagesse, a fondé la terre, par l’intelligence il a affermi les cieux. » Pv 3,19

v« C’est que la sagesse fait vivre ceux qui la possèdent » Qo 7,12

vi« La sagesse de l’homme fait luire son visage et donne à son visage un double ascendant » Qo 8,1

vii« Un torrent débordant, une source de sagesse » Pv 18,4

viii« La sagesse de Salomon fut plus grande que la sagesse de tous les fils de l’Orient et que toute la sagesse de l’Égypte » 1 Ro 5,10

ix« Josué, fils de Nûn, était rempli de l’esprit de sagesse » Dt 34,9

xLes Proverbes lui sont attribués, comme le Qohélet.

xi« Mais chez les humbles se trouve la sagesse » Pv 11,2

xii« La sagesse est chez les vieillards » Job 12,12

xiii « Il donne la sagesse au simple » Ps 19,8

xiv« La bouche du juste exprime la sagesse » Pv 10,31

xv« Sagesse et connaissance sont les richesses qui sauvent » Is 33,6

xvi« Mais en Lui résident sagesse et puissance » Job 12,13

xvii« Esprit de sagesse et d’intelligence » Is 11,2

xviii« Sagesse vaut mieux que force, mais la sagesse du pauvre est méconnue » Qo 9,16

xix« La bouche du juste murmure la sagesse » Ps 37,30

xx« La Sagesse crie par les rues » Pv 1,20

xxi« Dans le secret tu m’enseignes la sagesse » Ps 51,8

xxii« La Sagesse est un esprit ami des hommes » Sg 1,6

xxiii« Dis à la sagesse : Tu es ma sœur ! Et appelle la raison Mon amie ! » Pv 7,4

xxiv« Heureux l’homme qui a trouvé la sagesse » Pv 3,13

xxvSg 6,20

xxvi« Esprit de sagesse et d’intelligence » Is 11,2

xxviiSg 6,12

xxviiiSg 7,24

xxixSg 7,28

xxxSg 8,5

xxxi« Avec vous mourra la Sagesse » Job 12,2

xxxii « Mais mon Seigneur (Adonaï), sage comme la sagesse de l’ange de Elohim ». 2 Sa 14,20

xxxiiiמִי-שָׁת, בַּטֻּחוֹת חָכְמָה « Qui a mis la sagesse en Thôt [Thouot] ? » (Job 38,36)

xxxiv« Car c’est YHVH qui donne la sagesse » Pv 2,6

xxxvSg 9,4

xxxviSg 9,9

xxxvii« Mais avant toute chose fut créée la Sagesse. » Sir 1,4

xxxviiiSg 9,2

xxxixSg 9,18

xlLe Zohar. Midrach Ha-Néélam sur Ruth, 78c. Trad. de l’hébreu et de l’araméen, et annoté par Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1987, p.83, note 136.

xliLa valeur numérique du Tétragramme YHVH est 45, de même que la valeur numérique du mot Adam.

xliiL’expression « Qu’est-ce ? » ou « Quoi ? » (mah) a aussi 45 pour valeur numérique.

xliiiLe Zohar. Midrach Ha-Néélam sur Ruth, 78c. Trad. de l’hébreu et de l’araméen par Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1987, p.82-83. (Ch. Mopsik traduit néchama par ‘respir’ et néchama [de la] néchama par ‘respir du respir’, ce qui est un peu artificiel. Je préfère traduire néchama, plus classiquement, par ‘souffle’, et dans son redoublement, par ‘souffle du souffle’).

xlivCh. Mopsik note ici : « Lumière se dit ’or (avec un aleph) et peau se dit ‘or (avec un ‘aïn). Avant la faute Adam et Eve sont enveloppés dans un ‘corps’ lumineux, la ‘tunique de lumière’ pareille à celle des anges ; après la faute, ils endossent un vêtement d’une étoffe plus grossière : une tunique de peau. » Le Zohar. Midrach Ha-Néélam sur Ruth, 78c. Trad. de l’hébreu et de l’araméen par Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1987, p.84, note 148.

xlv כֹּל הַנִּקְרָא בִשְׁמִי, וְלִכְבוֹדִי בְּרָאתִיו:  יְצַרְתִּיו, אַף-עֲשִׂיתִיו.  Les trois verbes employés ici par Isaïe impliquent une progression de l’intervention toujours plus engagée de Dieu par rapport à l’homme; bara’ , yatsar, ‘assa, signifient respectivement : « créer » (tirer du néant), « façonner/former », et « faire/accomplir ».

xlviLe Zohar. Midrach Ha-Néélam sur Ruth, 78c. Trad. de l’hébreu et de l’araméen par Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1987, p.84

xlviiIbid. note 149

Le souffle et l’abîme. A propos du visage de la Sulamite (Ct 4,1-3)


Le Cantique des cantiques cèle des sources vives, et des secrets certains. Il suffit de se glisser dans l’espace de ses silences et de ses abysses sereins, il suffit de caresser ses absences sûres, sciemment allusives… il suffit de sentir son souffle saint.

Chacun de ses mots est un voile, un indice, une invite.

Les versets 1-3 du chapitre 4 du Cantique des cantiques sont traduits de la façon suivante, dans la version de la Bible de Jérusalem:

Que tu es belle, ma bien aimée, que tu es belle !

Tes yeux sont des colombes, derrière ton voile.

Tes cheveux, comme un troupeau de chèvres,

ondulant sur les pentes du mont Galaad.

Tes dents, un troupeau de brebis tondues qui remontent du bain.

Chacune a sa jumelle et nulle n’en est privée.

Tes lèvres, un fil d’écarlate,

et tes discours sont ravissants.

Tes joues, des moitiés de grenade, derrière ton voile.

Cette traduction est sans doute l’une des meilleures qui existent en françaisi. Cependant, l’impression qui s’en dégage au premier abord est celle d’une sorte de poème d’amour, orné de métaphores un peu mièvres, parfois bizarres, décalées, et qui donnent à penser qu’elles pourraient bien cacher un double, voire un triple sens.

On ne pense pas pouvoir s’en satisfaire…

Une lecture attentive des versets hébreux du Chir ha-chirim (dans la version massorétique de la Bible qui sert aujourd’hui de référence dans le monde juif), révèle plusieurs différences significatives entre l’original hébreu et cette traduction de la Bible de Jérusalem.

D’autres différences, d’autres écarts encore, apparaissent dans bien d’autres traductions, tant les plus anciennes que les plus récentes, de ce texte unique au monde. Elles semblent toutes se heurter à son opacité intrinsèque, à son dessein secret, sans atteindre à son sens profond.

Les traductions proposées au cours de l’histoire (la version grecque de la Septante, la latine de S. Jérôme, et les principales versions dans différentes langues européennes) peinent à rendre certains des mots les plus obscurs, qui ne semblent pas se prêter aisément à une interprétation ‘naturelle’, celle qui semblerait aller de soi dans le contexte apparent, – celui de la célébration d’une rencontre amoureuse.

En analysant l’étymologie des mots hébreux, et en revenant à leurs sens premiers, les plus anciens, ce sens que les racines hébraïques mettent encore en évidence, je me suis efforcé de percer certains des sens qu’ils portent intrinsèquement, originairement, et de mettre au jour le réseau des allusions, des images et des métaphores qu’ils induisent, qu’ils favorisent.

La méthode a du bon. On trouve bien des pépites, mais aussi des abysses.

Pour une raison qui sera expliquée et argumentée en détail, j’ai dû inventer le néologisme âm(i)e, et j’ai traduit deux mots habituellement considérés comme des noms communs (yonah, plur. yonim, « colombe » et rimmon, « grenade ») comme des noms propres Yonah (Jonas) et Rimmon (le Dieu unique, considéré comme « Dieu du souffle »).

Voici cette tentative de traduction :

Voici, tu es belle, mon âm(i)e, voici, tu es belle !

Tes yeux sont des Yonah piégés en ton fond,

Tes cheveux, comme des démons en bataille,

Dévalant le mont du Témoignageii,

Tes dents, comme des [filles] épiléesiii remontant du bain,

Chacune est en couple, pas une n’est stérile,

Tes lèvres, un fil écarlate,

Et ta bouche est désirable.

Ta tempe, comme un voile, et derrière, merveille !  – Rimmoniv !

הִנָּךְ יָפָה רַעְיָתִי, הִנָּךְ יָפָה

hinnakh yafah ra‘yati hinnakh yafah.

Je traduis :

Voici, tu es belle, mon âm(i)e, voici, tu es belle !

Le premier hémistiche du verset 4,1 a une forme ternaire, il est composé de deux exclamations, hinnakh yafah (« voici, tu es belle! »), encadrant symétriquement, comme deux ailes éployées, une troisième exclamation ra‘yati (« mon amie !», ou plutôt « mon âm(i)e » !).

Pourquoi répéter « voici, tu es belle! » ? Parce qu’il s’agit de deux beautés, l’apparente et la cachée. Célébrer la beauté apparente n’est qu’une introduction à la célébration de la beauté cachée, à laquelle le Cantique est réellement dédié.

Le mot central, רַעְיָתִי, ra‘yati, a pour racine le verbe רָעָה, ra‘ah, dont le premier sens est simplement pastoral : « paître, faire paître, conduire ». Les sens secondaires, dérivés de cette idée originaire, fondamentale pour un peuple de pasteurs, sont soit négatifs, rappelant la conséquence destructrice du passage des troupeaux : « se repaître, brouter », et au figuré : « détruire, maltraiter », soit positifs : « suivre, aimer, fréquenter ».

Ainsi : « Ils paîtront, ou détruiront (ra‘ou), avec l’épée, le pays d’Assur » (Mich. 5,5), « le feu détruira (yer‘a) ce qui sera laissé » (Job 20,26), « il maltraite (ro‘eh) la femme stérile » (Job 24,21).

Les acceptions positives du verbe ra‘ah, pris au figuré, sont souvent utilisées dans un contexte curieusement négatif.

De cela, on conclura à une sorte d’ambiguïté du verbe ra‘ah, dont le mot רֵעַ, ré‘a, garde la trace, en signifiant à la fois : « ami, prochain, amant », mais aussi « l’autre ».

Les versets bibliques suivants illustrent bien le double sens, positif et négatif, de ce mot :

« Et tu t’es corrompue avec beaucoup d’amants (ré‘im) » (Jér 3,1), « aimée d’un amant (ré‘a = d’un autre que son mari) » (Osée 3,1).

Le mot peut aussi avoir un sens plus abstrait : « pensée, volonté ».

En conséquence, traduire le mot ra‘yati du verset Ct 4,1 par « mon amour », ou « ma bien-aimée », comme cela est souvent fait, ne rend pas compte de l’ambivalence originelle du mot.

Pour bien le traduire, il faudrait conjoindre l’idée d’ « amie » avec l’idée d’« autre », sans négliger la piste ouverte par les sens « pensée, volonté »…

J’ai opté pour une voie combinant ces possibles, avec le néologisme : « âm(i)e ». L’âme est en effet amante et autre, amie et proche, et elle est pensée et volonté.

L’hébreu a d’autres mots pour signifier « âme », comme rouaḥ ou nechamah, mais dans le contexte tout particulier du Chrir ha-chirim, traduire ra‘yati par « mon  âm(i)e » me paraît une solution préférable à « ma bien-aimée ».

Le deuxième hémistiche du verset 4,1 se lit :

עֵינַיִךְ יוֹנִים, מִבַּעַד לְצַמָּתֵךְ

èïnikh yonim mi ba‘ad le-tsammatekh

Je traduis :

Tes yeux sont des Yonah, piégés en ton fond.

Tous les traducteurs des versions reconnues traduisent יוֹנִים, yonim, par « colombes ».

Le mot hébreu yonim est le pluriel du mot יִוֹנָה yonah, qui signifie certes « colombe », mais qui est aussi le nom du prophète Jonas, יִוֹנָה Yonah, – lequel fut jeté à la mer pendant une tempête, puis avalé trois jours durant par un ‘énorme poisson’ (dag gadol)v.

Le mot yonah évoque donc, non seulement la célèbre colombe annonçant à Noé la fin du déluge, mais aussi de manière indirecte et métaphorique le prophète Jonas, pris dans un ouragan marin, puis englouti dans le ventre d’un poisson gigantesque.

Ce mot yonah n’est donc pas sans une certaine profondeur, abyssale, historique et prophétique, qui vient habiter les yeux de la Sulamite et les mettre en abîme…

Une question se pose. Pourquoi privilégier dans la traduction de yonim l’acception de la colombe (yonah) plutôt que celle du prophète Jonas (Yonah)?

Certes yonim est au pluriel et le nom Yonah est au singulier.

Mais si l’on fait l’hypothèse qu’il s’agit d’un texte à clefs, dont chaque mot pèse, dont chaque tournure cache une idée anagogique, alors on peut faire a priori la remarque que ni la colombe ni Jonas ne sont des prédicats évidents, allant de soi, pour qualifier les yeux de la Sulamite.

Il me semble que l’on devrait garder à l’esprit les deux sens, d’autant que les yeux sont dits aussi être « derrière un tsammah», suggérant par là les métaphores du « piège » ou du « filet », métaphores qui peuvent s’appliquer à la colombe et à Jonas. Notons que l’on traduit souvent tsammah par « voile » en français. Mais, outre le fait que cette traduction par ‘voile’ ne correspond pas aux traductions de la Septante et de la Vulgate, l’image du « voile » n’a guère de sens si elle est mise en rapport avec les ‘colombes’ et encore moins avec ‘Jonas’…

Le mot hébreu צַמָּה, tsammah, dérive de la racine verbale צָמַם, tsamam, « tisser, tresser ». Le mot צָמִים, tsamim signifie « ce qui est natté, tressé », et peut s’appliquer à une chevelure, mais il signifie aussi, par métaphore, « filet, piège » ou même « celui qui tend le piège », le « brigand ».

La traduction de tsammah par « voile » est aussi possible mais elle est considérée par Sander et Trenel, dans leur Dictionnaire Hébreu-français, comme ‘douteuse’. Sander et Trenel rapportent trois traductions possibles de l’expression mi ba‘ad le-tsammatekh: selon les uns, « derrière ton voile », selon les autres, « entre les nattes de tes cheveux », et selon d’autres encore, beaucoup plus allusifs : « outre ce qui est caché en toi, ce que l’on doit passer sous silence »vi.

Dans un commentaire fort technique de ce passage publié dans le monumental An Old Testament Commentary édité par Charles Ellicott, le mot tsammah est traduit par ‘locks’ (mèches, boucles, tresses de cheveux) et on lit à ce propos :

« Locks. Heb. Tsammah, only besides in chap. 6,7 and Is. 47,2. So in Is. 47,2, the LXX understood it, though here they have given the strange and meaningless translation ‘out of they silence’, which the Vulgate has still further mystified into ‘from that which lies hid within’, a rendering which has been a fruitful source of moral allusion to the more hidden beauties of the soul. »vii

«Boucles, tresses. Le mot hébreu tsammah se trouve par ailleurs seulement en Ct 6,7 et en Is 47,2. C’est ainsi qu’en Is 42,7, les Septante comprennent ce mot, bien qu’ici [en Ct 4,1] ils aient donné la traduction étrange et incompréhensible ‘hors de ton silence’, que la Vulgate a plus encore mystifié en ‘hors cela qui est caché à l’intérieur’, une leçon qui a été une source fructueuse d’allusions morales aux beautés les plus cachées de l’âme. »

En effet la Septante a traduit l’hébreu mi ba‘ad le-tsammate-kh (Ct 4,1) par ‘ektos tès siôpèseôs sou’, soit, si l’on retraduit littéralement du grec en français : « hors de ton silence », ce qui est pour le moins relativement mystérieux, et même plutôt incompréhensible dans le contexte du Cantique.

Que pourrait vouloir dire en effet : « Tes yeux sont des colombes, hors de ton silence » ?

Pourtant c’est bien là , mot-à-mot, la plus ancienne traduction de l’hébreu vers le grec, rédigée par un aréopage de rabbins et de savants au 3ème siècle av. J.-C., soit environ un siècle seulement après la composition du Cantique des cantiques.

Les variations d’interprétation et de traduction de l’expression mi ba‘ad le-tsammate-kh fournies par la Septante ou la Vulgate font ressortir la simplicité de la solution généralement admise (‘derrière ton voile’).

Mais les leçons de la Septante (‘hors de ton silence’) et de la Vulgate (‘hors de ce qui est caché en toi’), donnent à réfléchir et incitent à subodorer qu’il y a peut-être des sens cachés que les traductions courantes ne rendent pas…

Si l’on s’en tient à la racine étymologique du mot tsammah, ce sont les notions de « nattes », de « tresses » (de cheveux), mais aussi les métaphores du « piège » ou du « filet » qui s’imposent.

Si l’on tient compte que l’idée de ‘prise au piège’ peut s’appliquer tant aux colombes (yonim) qu’à Jonas (Yonah), avalé par un poisson géant, et en gardant le mot hébreu yonah, on pourrait donc traduire:

« Tes yeux sont des Yonah pris au piège ».

Il y a encore une possibilité. La tresse, la natte, ou la mèche de cheveux pourraient aussi être des métonymies désignant ‘that which lies hid within’, c’est-à-dire les ‘parties secrètes’ de la Sulamite, ou ‘ce qui est caché à l’intérieur’ (– et par ‘parties secrètes’, il faudrait entendre ici non son sexe, mais plutôt le ‘tréfonds de son âme’):

D’où cette autre proposition de traduction, en manière d’alexandrin :

« Tes yeux sont des Yonah, piégés en ton fond  ».

Tes yeux sont comme des Yonah ou des Jonas engloutis, des colombes prisonnières, ou des prophètes rendus muets par la profondeur de tes secrets, sidérés par tout ce qui est enfoui au fond de toi.

Et toi-même, ô Sulamite, tu es piégée par ce qui est le plus profondément caché en toi…

Tes cheveux, comme des démons en bataille,

Dévalant le mont du Témoignage.

Le mot hébreu employé dans le Cantique pour « cheveux » est שַׂעְר sa‘er. Ce mot appartient à une large famille sémantique, associant notamment les cheveux ou les poils au bouc, au démon et à la terreur et à l’épouvante. Basés sur la même racine, et ne différant que légèrement par les vocalisations, on a les mots: שֵׂעַר sear, « cheveux, poils », שֵׂעִיר seir, « velu », שָׂעִיר sair, « bouc ; satyre, démon », שָׂעַר sāar, « être effrayé, frémir d’épouvante ; emporter comme dans un tourbillon », שַׂעַר saar, « terreur, épouvante ; orage, tourbillon » et שְׂעָרָה seārāh, « tempête ».

Tous ces mots, proches par l’étymologie, forment un réseau de sens, se contaminant les uns les autres. Ces mots employés dans un contexte donné, incitent parfois à des interprétations allant au-delà des contextes immédiats, apparents.

Les « chèvres » comparées à la chevelure, peuvent-elles n’être simplement que de paisibles caprins, dans un contexte bucolique et pastoral ?

Sans doute pas.

La chevelure s’associe étymologiquement, en hébreu, à la passion démoni(a)que, à la tempête et à l’épouvante. Cette image plus rude, plus forte, est bien prégnante. Mais aucune traduction courante n’a cherché à en rendre compte…

Le mot שַׂעְר sa‘er, « cheveux », évoque d’emblée, étymologiquement et phonétiquement, l’image du « démon » et du « satyre ». Puis, viennent à l’esprit sensible aux résonances hébraïques, les idées de « frayeur » et d’« épouvante » associées aux boucs et aux démons, et aussi les idées d’« orage », de « tourbillon » et de « tempête », évoquées par les cheveux tourbillonnant.

Les cheveux de la Sulamite peuvent sembler, au premier regard, au premier degré, comme un troupeau de chèvres’.

Mais sa chevelure symbolise allusivement un troupeau de bêtes velues, de boucs endiablés, dévalant les pentes du mont Galaad.

Bien que nous soyons ici dans un contexte hébreu, cette fuite éperdue de boucs évoque subliminalement quelque chose de l’ordre de la tragédie grecqueviii.

Le mot hébreu signifiant «bouc,  chèvre », עֵז, ‘éz, offre, de plus, une ample matière à réflexion. Il a pour racine verbale עָזַז, ‘azaz, « fortifier, rendre fort, être puissant ». Un autre substantif, très proche, עַז, ‘az, signifie « force, puissance ».

Quant au mot « troupeau », l’hébreu עֵדֶר, ‘édêr, n’évoque rien d’un désordre incontrôlé, d’une foule en folie, bien au contraire. Sa racine est עָדַר ‘adar, qui signifie « mettre en ordre de bataille ». Le « troupeau de chèvres » signifie donc, phonétiquement et étymologiquement : « des forces, des puissances mises en ordre de bataille »…

D’où cette proposition de traduction :

Tes cheveux, comme des démons en bataille.

Où cette bataille a-t-elle lieu ?

Sur les pentes du mont Galaad.

Le mont Galaad évoque un épisode de la Genèse. Pour témoigner de l’alliance qu’il a conclue avec Laban, Jacob a érigé un monument de pierres qu’il nomme Gal‘ed (ou Galaad), – mot-à-mot : gal « monceau de pierres » et ‘ed « témoignage », c’est-à-dire le « monument du témoignage ».ix

Rachi écrit en effet à propos de cette expression: « ‘La butte du témoignage’ : C’est la traduction araméenne de Galed, écrit en deux mots GAL ‘ED. »

Le mot גַּּל, gal, possède une seconde acception, celle de « source », – sans doute par métonymie, car souvent une source sourd de quelque amas de pierres.

Or, dix versets plus loin, le mot גַּּל, gal désigne directement la « source scellée » de la Sulamite : gal na‘oul.x

Dans la Genèse, gal a servi pour désigner la « butte » (du témoignage), et dans le Cantique, gal désigne la « source » (fermée, scellée).

Le mot gal met en réseau cette intertextualité, et relie les idées d’alliance et de témoignage avec les hauteurs du mont Galaad et l’abyssale et celée « source scellée » de la Sulamite…

Quelle est cette source scellée ? Son âme assurément.

Les cheveux de la Sulamite semblent comme un troupeau de démons velus descendant de la hauteur de la montagne, appelée « Monument du Témoignage » par Jacob. Pourquoi ces boucs fuient-ils ? Pourquoi dévalent-ils du sommet du Mont du Témoignage ?

Dans une première interprétation, on peut imaginer qu’ils fuient le sacrifice auquel ils sont destinés en tant que boucs, ils fuient la perspective de tous les sacrifices qui seront faits à leur dépens dans la suite des siècles, au pied d’autels de pierres, ou au Temple de Jérusalem, en mémoire du « Témoignage » de Dieu, – témoignage dont Il a gratifié l’alliance conclue entre Laban et Jacob…

Rachi explique en effet que c’est « l’Éternel » qui a été le Témoin de l’alliance de Laban et Jacob. Le « Témoignage » est donc celui de Sa présence.

Ces boucs, ces velus, ces démons, fuient. Ils ne veulent certes pas être sacrifiés. Ils fuient Galaad, ou Gal ‘ed, ils ne veulent pas être les témoins du Témoignage, du témoignage de la Présence de l’ Éternel, lors de l’alliance de Laban et de Jacob.

Ils ne veulent surtout pas être en Sa présence.

D’où cette possible ré-interprétation:

Tes cheveux [ou tes ‘démons’], comme un troupeau de boucs [ou de diables],

Dévalant le mont du Témoignage [– ou, fuyant la Présence de l’Éternel].

Mais cette fuite descendante va confronter les chèvres/boucs/démons à un autre troupeau, qui lui, remonte…

Le verset suivant reprend l’image du ‘troupeau’ en inversant tous les termes.

Tes dents, comme un groupe de [filles] épiléesxi remontant du bain,

Chacune est en couple, pas une n’est stérile

Pour qualifier le mot ‘dents’, שִׁנַּיִ , chinnaï, le Cantique emploie l’expression כְּעֵדֶר הַקְּצוּבוֹת , ki-‘édêr ha-qetsouvot, souvent traduit : « comme un troupeau de brebis tondues ».

Les « brebis » ?

À lire attentivement le texte hébreu du verset Ct 4,2 le mot ‘brebis’ n’y apparaît absolument pas. On lit seulement : « un troupeau de tondues ».

L’adjectif הַקְּצוּבוֹת ha-qetsouvot est au féminin pluriel. Il pourrait donc s’appliquer en effet à des brebis. Mais aussi à des jeunes filles. Le substantif étant absent, il est possible de préférer cette acception. D’autant que le mot qetsouvot peut vouloir dire « tondues » mais aussi « rasées » ou « épilées », et que l’expression « remonter du bain » s’applique bien plus facilement à des jeunes filles juives suivant le rituel, qu’à des brebis tondues…

Si l’on se rappelle maintenant le verset précédent, l’opposition est frontale, flagrante, entre les « velues qui descendent » et les «épilées qui remontent ».

D’un côté, « les cheveux » : les chèvres (velues) descendent de la montagne, comme un troupeau de démons fuyant Dieu.

De l’autre, « les dents » : les brebis (?) « tondues » remontent du bain.

On peut interpréter cette opposition comme la descente (ou plutôt la fuite) des démons ou des désirs, représentés par les « boucs » et les « chèvres », et la pureté des «épilées», des jeunes filles nues qui remontent du bain rituel, le bain qui purifie, juste avant la cérémonie nuptiale.

Les cheveux et les poils : furie, tempête, lubricité.

Les dents : nudité, blancheur, pureté.

Les images de la tonte et du bain impliquent visuellement la blancheur et la propreté.

Mais il y aussi dans la sonorité du mot hébreu שִׁנַּיִ chinnaï, ‘dents’, une résonance associée à des mots très proches phonétiquement et métonymiquement, dérivés du verbe racine שָׁנַה, chanah, ‘briller’, ou encore comme l’adjectif שָׁנִי chani, ‘écarlate’ (adjectif que l’on retrouve dans le verset suivant pour qualifier les lèvres de fil ‘écarlate’, soulignant d’autant plus que les lèvres ‘écarlates’ (chani) sont fort proches des ‘dents’ (chinnaï) blanches et pures).

Il est intéressant de remarquer que le verbe racine שָׁנַה, chanah possède aussi deux autres sens apparemment contradictoires : « changer » et « répéter, refaire ». Du verbe chanah avec le sens de « changer » dérive le substantif chanah « année ». Du verbe racine chanah avec le sens de « répéter » viennent l’adjectif numérique ordinal cheni « second » et les mots michnah « double, copie, second » et chin’an « répétition ».

Or cette idée de ‘répétition’ et de ‘double’, associée phonétiquement au mot ‘dents’, est mise en avant par l’expression qui suit : שֶׁכֻּלָּם, מַתְאִימוֹת , chêkoullam mat’imot. mot-à-mot : « chacune, deux par deux (ou accouplée) », et complétée par une autre expression : וְשַׁכֻּלָה, אֵין בָּהֶם ,vé-chakoulah ’éïn ba-hêm, mot-à-mot : « et stérile, – pas une d’entre elles ».

On est immédiatement frappé par le jeu de mots délibéré, absolument intraduisible, dont l’hébreu nous gratifie : chêkoullam, « chacune », renvoie phonétiquement à chakoulah, « stérile ».

On peut tenter d’interpréter ce jeu de mots ainsi :

«Chacune » est « stérile »  chêkoullam chakoulah, mais toutes sont « accouplées», et alors « pas une ne l’est [stérile] ».

Comme le mot ‘brebis’ n’est pas présent dans le texte, on l’a dit, il est d’autant plus tentant de développer des interprétations anagogiques. La meilleure est celle qui met l’âme en scène.

Si la Sulamite est une métaphore de l’âme, alors indéniablement, le psalmiste a voulu montrer que l’âme est double, partagée entre des puissances et des passions qui descendent et des aspirations et des désirs qui remontent.

Le verset suivant étaye cette même idée.

כְּחוּט הַשָּׁנִי שִׂפְתוֹתַיִךְ, וּמִדְבָּרֵךְ נָאוֶה

ke-ḥout ha-chani siftotaïkh, vé midbarékh na’vêh

Tes lèvres, un fil d’écarlate,

et ta bouche est désirable.

Le mot חוּט, ḥout, signifie « fil » ou encore « filet », et certainement pas « ruban » comme l’a cru Paul Claudel sur la foi du latin vitta. L’un des sens les plus anciens de ḥout est associé aux pierres de fondation que l’on entourait d’un fil, un ḥout, pour en prendre la mesure.

Il y a encore ici, d’ailleurs, une évocation intertextuelle qui a un rapport avec la confiance engagée, et avec la parole jadis donnée à une femme prostituée, Rahab, qui avait aidé les espions hébreux à observer les défenses de Jéricho: « Quand nous entrerons dans la contrée, tu attacheras ce cordon de fil écarlate à la fenêtre par laquelle tu nous as fait descendre » (Jos 2,18 ). 

Le fil d’écarlate n’est certes pas le « ruban rouge » dont se gaussait imprudemment Claudel dans son ignorance de l’hébreu. Il représente le fil symbolique qui lie les personnes par la parole donnée.

Ta bouche est désirable.

On commence à se douter que les traductions proposées pèchent souvent par l’inexactitude et l’à-peu-près. On ne suivra pas ici l’improbable traduction « tes discours sont ravissants » de la Bible de Jérusalem.

Le mot hébreu מִדְבָּרֵךְ midbarékh signifie simplement « ta bouche », et non pas « tes discours ». Et le mot נָאוֶה na’vêh ne signifie certes pas le mièvre adjectif « ravissant », mais de la façon la plus crue, la plus violente : « désirable ».

Il vient du verbe ’avah, vouloir, désirer ».

On le trouve par exemple dans Isaïe :

« Je t’ai désiré en mon âme, toute la nuit » (Is 26,9),

Ou dans le Deutéronome : « Dans tout le désir de ton âme » (Dt 18,6).

Il faut donc traduire, me semble-t-il :

Ta bouche est désirable.

Le visage de la Sulamite semble être le théâtre de forces et de puissances contradictoires : ses yeux évoquent la déréliction d’un prophète avalé par le poisson, ses cheveux la furie de démons fuyant la présence divine, ses dents symbolisent la pureté et la future fécondité de vierges épilées remontant du bain, ses lèvres la fidélité à la parole donnée, et sa bouche incarne le désir d’amour.

כְּפֶלַח הָרִמּוֹן רַקָּתֵךְ

מִבַּעַד לְצַמָּתֵךְ

kipalaḥ ha-Rimmon raqqatekh

mi-ba‘ad le-tsammatekh

Ta tempe,comme un voile, et derrière, merveille !  – Rimmon !

C’est peut-être là le verset le plus obscur et le plus profond de ce passage.

Le mot hébreu רַקָּה raqqah signifie « tempe », et il est parfois traduit par « joues », mais cette dernière acception est fautive, si l’on se rapporte à l’étymologie de raqqah, qui en lien avec l’adjectif רַק raq, « mince, fin, fine », s’applique bien à la finesse des tempes, derrière lesquelles on sent battre le pouls. L’idée de finesse correspond beaucoup moins bien à des joues, pleines et rebondies…

On traduit souvent כְּפֶלַח kipêlaḥ : « comme des moitiés ». Cette traduction est censée correspondre au sens obvie de la « grenade » (rimmon).

Le mot פָּלַח, palaḥ, appartient à une famille de mots, très proches étymologiquement, et phonétiquement, dont פָּלָה, palah , פָּלַא, pala’.

La racine verbale פָּלַא, pala’ , signifie « être extrême, étonnant, merveilleux » et le substantif pala’ a pour sens: « prodige, merveille », « admirable, merveilleux, extraordinaire », comme dans « Dieu fait des prodiges » (Ex 15,11) ou « Je me souviendrai de tes merveilles » (Ps 77,12).

La racine פָּלָה, palah, signifie « être distingué, séparé ».

La racine פָּלַח, palaḥ, signifie « couper, fendre », d’où le substantif פָּלַח, palaḥ « ce qui est coupé, morceau, moitié ».

Ces mots ont un lien évident entre eux : être un prodige → séparer, consacrer → être distingué → être coupé.

Mais la traduction du mot palaḥ comme « morceau, moitié », quoique formellement exacte, est fort triviale dans le contexte, et surtout elle laisse complètement dans l’oubli l’idée originaire, fondamentale, de « prodige, merveille ».

En fait ces mots (pala’, palah, palaḥ) sont implicitement associés au sacré, au divin.

Au piel, le verbe pala’ signifie « séparer des autres, consacrer par la parole », ce qui implique l’idée de séparation et de consécration associée à l’idée de merveille et de prodiges.

Quant au verbe chaldéen פְּלַח, pelaḥ, il signifie « servir, adorer Dieu », comme dans ce verset de Daniel : « notre Dieu, celui que nous adorons » (Dan. 3,17).

Le même mot, à une voyelle près, peut signifier d’un côté « moitié (de grenade) », et de l’autre « adorer (Dieu) ».

Dans le contexte du Cantique, j’incline à penser que pour bien comprendre le mot פָּלַח, palaḥ, il faut sans doute chercher du côté de l’adoration de Dieu, plutôt que du côté de la tranche de grenade.

Ceci est d’autant plus probable que le mot qui lui est ensuite associé (רִמּוֹן rimmôn) a deux sens, dont l’un est un nom divin, en araméen, – selon le dictionnaire Gesenius-Robinsonxii.

Il peut signifier « grenade », lorsque rimmôn est compris comme un mot d’importation étrangère, signifiant toute sorte de fruits à la forme ronde, comme pomme, grenade ou citron (‘lemon’)…

Mais s’il est lu et compris comme un mot araméen, alors Rimmôn signifie « Dieu ».

D’ailleurs on trouve l’expression « temple de Rimmôn » à plusieurs reprises dans la Bible juive, par exemple en 2 Rois 5,18 : « Quand mon Seigneur vient se prosterner dans le temple de Rimmôn, il s’appuie sur mon bras; je devrai donc me prosterner dans le temple de Rimmôn. »

L’original hébreu de ce verset est franchement mystérieux, car il emploie le mot Adonaï pour « Seigneur », par ailleurs utilisé pour désigner le Dieu d’Israël…

בְּבוֹא אֲדֹנִי בֵית-רִמּוֹן

be-bo’ Adonaï beït-Rimmon

Soit, mot-à-mot : « Quand Adonaï vient dans le temple de Rimmon ».

Dans le grand commentaire de la Bible en huit volumes, édité par Charles Ellicot, cette mention du nom Rimmôn dans ce passage étrange est ainsi annoté:

«Le temple de Rimmôn. C’est le Dieu assyrien Rammânu (de ramâmu, « tonner »). Une de ses épithètes en cunéiforme est Râmimu, ‘Celui qui tonne’, et une autre est Barqu (=Bâriqu) ‘Celui qui illumine’. Rimmôn était le Dieu de l’atmosphère, en akkadien AN.IM (‘Dieu de l’Air ou du Vent’), qui figure sur des bas-reliefs et des cylindres armé d’éclairs. Son nom est souvent mis en avant dans le récit du Déluge (par ex. il est dit : Rammânu irmum, ‘Rimmôn a tonné’), et l’un de ses titres est Râhiçu (‘Celui qui fit le Déluge’). Les Assyriens assimilaient Rammân au Dieu araméen et édomite Hadad. (Cf. ‘Hadad-Rimon’, Zac 12,11 et : ‘Tabrimon’,1 Rois 15,18). Une liste d’au moins quarante et un titres différents de Rimmôn a été extraite de stablettes cunéiformes. »xiii

Qu’on soit invité à considérer ces éléments.

D’un côté, Rimmôn est un Dieu araméen, Dieu du Vent et de l’Air, dont le nom remonte à un Dieu akkadien de l’Atmosphère, un Dieu tonnant, qui a déclenché le Déluge, et qui remonte lui-même plus en encore en arrière (- 4000 ans av J.-C.) au Dieu suprême de Sumer : An, Dieu du Ciel, du Vent, du Souffle.

D’un autre côté, dans un texte de la Bible juive, on lit qu’un « Adonaï » est venu se prosterner dans le temple de Rimmôn.

Peut-on raisonnablement, dès lors, traduire Rimmôn par « grenade » ?

Non. Et je propose donc cette traduction littérale de Ct 4,3 :

Ta tempe, comme un voile, et derrière, merveille !  – Rimmon !

Explication : La tempe (raqqah) de la Sulamite, – la tempe de notre âme, est extrêmement fine (raq), elle est aussi comme ‘un voile’ (tsammah), et derrière elle (mi ba‘ad), il y a une merveille (pala’), un prodige que l’on peut adorer (pelaḥ) : Dieu, le Dieu unique et suprême, le Dieu du Souffle, dans le temple duquel Adonaï est venu.

Ce Dieu unique, appelé en araméen Rimmôn, fut aussi, bien plus anciennement à Sumer, le Dieu An, et en Akkad, le Dieu Rammânu, et il fut pour d’innombrables peuples, en Mésopotamie et ailleurs, le Dieu du Déluge, que, pour leur part, les Hébreux appelèrent plus tard, YHVH, le Dieu qui déclencha le Déluge (Gn 7,1-12), mais sauva Noé.

Le visage de la Sulamite est infiniment pluriel, comme le ‘visage’ en hébreu (panim). S’y lisent tout ensemble des prophètes avalés, des démons dévalant, le Témoignage de Dieu pour Jacob, l’épilation des vierges, le bain rituel, la parole donnée à Rahab, la prostituée de Jéricho, et ce prodige, cette merveille, — le souffle divin, finement perceptible sous la tempe de la Sulamite, sous la tempe de l’âme.

iCf. par exemple les quatre traductions françaises de l’édition du Cantique des cantiques par les éditions Dianne de Selliers (Paris 2016), qui présente aussi la version originale en hébreu, la version des Septante, celle de la Néo-Vulgate. Les quatre versions françaises sont celles de la Bible de Jérusalem, de Louis Segond, de Zadoc Kahn et d’André Chouraqui.

iiGalaad = Gal + ‘ed, « monceau de pierres + témoignage », selon l’explication de Rachi.

iiiL’hébreu ne mentionne pas de « brebis » mais seulement « un troupeau de tondues », עֵדֶר הַקְּצוּבוֹת , édêr ha-qetsouvot.

ivLe nom propre, araméen et théophore, Rimmon, est apparenté au nom Rammânu, le Dieu assyrien du souffle et du vent, lui même venant du Dieu suprême de Sumer, An, Dieu du souffle, et de .

vJonas 2,1

viN. Ph. Sander, M.I. Trenel. Dictionnaire hébreu-français. Paris, 1859, p. 620

viiAn Old Testament Commentary for English Readers, Edited by Charles John Ellicott. The Song of Solomon, trad. par Rev. A.S. Aglen, Editions Cassell and Co. London, 1884, Vol. 4, p.393

viiiIl n’est pas anodin de remarquer ici,et même s’il faut pour cela changer apparemment d’aire culturelle, et passer de l’hébreu au grec, que le mot français ‘tragédie’ vienne du grec ancien τραγῳδία, tragôidía (« tragédie »), de τράγος, trágos (« bouc ») et ᾠδή, ôidế (« chant, poème chanté »). D’où le sens « chant du bouc », désignant le chant rituel qui accompagnait le sacrifice du bouc aux fêtes de Dionysos à l’époque archaïque.

ixGn 31, 44-48

xCt 4, 12 « Elle est un jardin bien clos, ma sœur, ô fiancée ; un jardin bien clos, une source scellée »

xiL’hébreu ne mentionne pas de « brebis » mais seulement « un troupeau de tondues », עֵדֶר הַקְּצוּבוֹת , édêr ha-qetsouvot.

xiiDans A Hebrew and English Lexicon of the Old Testament, basé sur le dictionnaire de William Gesenius, et traduit de l’allemand par Edward Robinson, The Clarendon Press, Oxford, (1ère éd. 1906), 1939, p.942, je lis ceci : «  רִמּוֹן : Rimmôn nom propre de Dieu en araméen. Lié au nom assyrien Rammânu, Dieu du vent, de la pluie et de l’orage (…) Il y a l’ ancienne racine ramamu, ‘tonner, gronder’. » Par ailleurs, je voudrais faire également remarquer que Rammânu hérite sans doute du nom d’un Dieu bien plus ancien encore, le Dieu suprême An, le Dieu du Ciel, Dieu de tous les dieux, à Sumer…

xiiiA Bible Commentary for English Readers. Vol III, Edited by Charles John Ellicott, Cassell and Co., London, 1905, p.120

Inanna et Dumuzi: La fin de leur sacré mariage.


Comme à Sumer, il y a six mille ans, j’aimerais chanter un lai divin, un hymne de joie en l’honneur d’Inanna, la ‘Dame du Ciel’, la Déesse suprême, la plus grande des divinités, la Souveraine des peuples, la Déesse de l’amour et de la guerre, de la fertilité et de la justice, de la sagesse et du sexe, du conseil et du réconfort, de la décision et du triomphe.

Pendant plus de quatre millénaires, à Sumer et ailleurs, des peuples ont prié et célébré Inanna, « joyeuse et revêtue d’amour », sous son nom d’Ishtar ou d’Astarté, de Vénus ou d’Aphrodite, dans toutes les langues d’alors, de l’Akkad à l’Hellade, de la Chaldée à la Phénicie, de l’Assyrie à la Phrygie, de Babylone à Rome…

Et longtemps, d’hymnes et de prières, on a aussi chanté sur la terre, dans l’allégresse, les noces, l’union sacréei d’Inanna et Dumuzi.

En témoigne ces vers sacrés, non dénués d’une forte charge d’érotisme :

« Le roi, tête droite, saisit le sein sacré,

Tête droite, il le saisit, ce sein sacré d’Inanna,

Et il [Dumuzi] se couche avec elle,

Il se réjouit en son sein pur. »ii

Ou encore, ce chant, non moins cru, et non moins sacré :

« Cette glèbe bien irriguée qui est à moi,

Ma propre vulve, celle d’une jeune fille,

Comme une motte ouverte et bien irriguée – qui en sera le laboureur ?

Ma vulve, celle d’une femme, terre humide et bien mouillée,

Qui viendra y placer un taureau ?

– ‘Ma Dame, le roi viendra la labourer pour toi.

Le roi Dumuzid viendra la labourer pour toi.’

‘Ô laboure mon sexe, homme de mon cœur !’ …

Elle baigna ses saintes hanches… son saint bassin… »iii

Le nom du dieu Dumuzi (ou Dumuzid) s’écrit 𒌉 𒍣 dans les anciens caractères cunéiformes de Babylone.

En sumérien, ces caractères se lisent Dû-zi , Dum-zi, Dumuzi ou Dumuzid, et en akkadien Tammuz, nom qui apparaît d’ailleurs dans la Bible, dans le livre d’Ézéchieliv.

Le caractère 𒌉, ou dum, signifie « fils ».

Le caractère 𒍣, zi, signifie «vie», « souffle », « esprit ».

Zi

Dû-zi ou Dumuzid signifie donc ‘Fils de la Vie’ — mais compte-tenu de l’ambivalence du signe zi, il pourrait aussi signifier ‘Fils du Souffle’, ‘Fils de l’Esprit’.

Cette interprétation du nom Dumuzi comme ‘Fils de la Vie’ est « confirmée, selon l’assyriologue François Lenormant, par le fragment d’hymne bilingue, en accadien avec traduction assyrienne, contenu dans la tablette K 4950 du Musée Britannique et qui commence ainsi : ‘Gouffre où descend le seigneur Fils de la vie, passion brûlante d’Ishtar, seigneur de la demeure des morts, seigneur de la colline du gouffre’. »v

Ainsi, de par l’étymologie et à en croire les chants qui les ont célébrées, les noces d’Inanna et de Dumuzi furent à la fois divinement érotiques et spirituelles, – elles furent, en essence, très crûment et très saintement, celles de la Déesse « Dame du Ciel » et du Dieu « Fils de la Vie ».

Mais l’amour, même mystique, de Dumuzi, ne suffit pas à combler la divine Inanna…

Elle désira un jour quitter les hauteurs du Ciel, et descendre en ce ‘Pays immuable’, nommé Kur, ou Irkalla, et qui est pour Sumer le monde d’En-bas, le monde des morts.

Pour ce faire, il lui fallait tout sacrifier.

Le texte sumérien original qui relate la descente aux Enfers d’Inanna est disponible sur le site de l’ETCSL géré par l’université d’Oxford. J’en traduis ici les premiers versets, qui ont une forme répétitive, insistante, hypnotique, et qui évoquent comme une litanie tous les éléments de la perte, et l’immensité du sacrifice consenti par la Déesse pour entreprendre sa katabase :

« Des hauteurs du Ciel, elle fixa son esprit sur le grand En-bas. Des hauteurs du Ciel, la Déesse fixa son esprit sur le grand En-bas. Des hauteurs du Ciel, Inanna fixa son esprit sur le grand En-bas. Ma Dame abandonna le Ciel, elle abandonna la Terre, elle descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le en [la prêtrise], elle abandonna le lagar [une autre fonction religieuse], et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-ana d’Unug [un temple, comme les autres lieux sacrés qui vont suivre], et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-muš-kalama de Bad-tibira, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le Giguna de Zabalam, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-šara d’Adab, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le Barag-dur-ĝara de Nibru,et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le Ḫursaĝ-kalama de Kiš, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-Ulmaš d’Agade, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’ Ibgal d’Umma, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-Dilmuna d’Urim,et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’Amaš-e-kug de Kisiga, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-ešdam-kug de Ĝirsu, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-šeg-meše-du de Isin, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’Anzagar d’Akšak, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le Niĝin-ĝar-kug de Šuruppag, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-šag-ḫula de Kazallu, et descendit dans le monde d’En-bas (…) »

Une autre version, akkadienne, et plus courte, de la descente d’Inanna / Ishtar dans ce Pays souterrain fut traduite en français pour la première fois par François Lenormantvi, au 19ème siècle.

Les Babyloniens et les Assyriens se représentaient le monde d’En-bas divisé en sept cercles successifs, à l’instar, et comme par symétrie, des sept sphères célestesvii [révélées par les trajectoires des sept planètes], que leur science astronomique, multiséculaire et fort avancée, avait pu observer avec acuité.

Inanna franchit donc une à une les portes des sept cercles de l’Enfer, et à chacune de ces portes le gardien infernal la dépouilla, les unes après les autres, des parures précieuses dont elle était embellie. Finalement, à la septième porte, elle fut aussi dépouillée de sa grande robe de cérémonie, la pala, si bien qu’elle était entièrement nue lorsqu’elle fut enfin mise en présence de la reine du royaume funèbre et chthonien, – qui était aussi sa sœur aînée, nommée Ereshkigal en sumérien, et Belit en akkadien, ‘la Dame de la Terre’.

Lenormant note qu’à ce nom de Belit, une tablette mythologique fait correspondre le nom sémitique d’Allat, que l’on retrouve plus tard dans le paganisme arabe. Il souligne qu’Hérodote cite aussi les formes Alilat et Alitta du nom Allat. Il en déduit que ce nom a servi de principale appellation de la divinité du ‘principe féminin’, – ou plutôt, pourrais-je ajouter, de désignation du principe féminin de la Divinité –, et cela dans plusieurs régions de la Mésopotamie et de l’Asie mineure.viii

Le mot allat est en effet la forme féminine du mot arabe ilah, ‘dieu, divinité’, qui donnera ultérieurement le nom du Dieu du monothéisme, Allah, littéralement « le Dieu ».

Mais revenons au fond de l’Enfer.

Ereshkigal, ou encore Belit/Allat, en voyant arriver Inanna/Ishtar, se révéla à la fois fort jalouse et immédiatement méfiante. S’enflammant de colère, elle la frappa de maux et de lèpres qui affectèrent gravement toutes les parties de son corps. Selon une autre narration, sumérienne, Ereshkigal condamna Inanna à mort, et la tua par une triple imprécation, en lui jetant un « regard de mort », en prononçant une « parole de fureur» et en proférant un « cri de damnation » :

Elle porta sur Inanna un regard : un regard meurtrier!
Elle prononça contre elle une parole ; une parole furibonde!
Elle jeta contre elle un cri : un cri de damnation !ix

La mort d’Inanna s’ensuivit. Son cadavre fut pendu à un clou.

Mais pendant ce temps-là, An, le Dieu du Ciel, et les dieux de l’air et de l’eau, Enlil et Enki, s’inquiétaient de l’absence d’Inanna.

Ils intervinrent et envoyèrent au fond de l’Enfer deux êtres ambigus, Kalatur et Kurgara, pour la sauver de la mort. En répandant sur Inanna une ‘nourriture de vie’ et en lui versant une ‘eau de vie’, ceux-ci opérèrent sa résurrection, et la firent sortir du royaume des morts, remontant à rebours par les sept portes infernales.

Mais il y a une règle inflexible, immuable, du « Pays immuable » : toute résurrection doit être payée de la vie d’un vivant.

Les démons qui poursuivaient Inanna essayèrent donc de s’emparer, pour le prix de sa vie, de plusieurs personnes de la suite d’Inanna, d’abord sa fidèle servante Ninšubur, puis Šara, son musicien et psalmiste, et enfin Lulal, son garde du corps.

Mais Inanna refusa absolument de laisser les démons se saisir d’eux.

Alors les êtres infernaux allèrent avec elle jusqu’à la plaine de Kul’aba, où se trouvait son mari, le Roi-berger et Dieu Dumuzi.

Ils l’escortèrent donc jusqu’au grand Pommier
Du plat-pays de Kul’aba.
Dumuzi s’y trouvait confortablement installé
Sur un
trône majestueux!
Les démons se saisirent de lui par les jambes,
Sept d’entre eux renversèrent le lait de la baratte,
Cependant que certains hochaient la tête,
Comme la mère d’un malade,
Et que les
bergers, non loin de là,
Continuaient de jouer de la flûte et du pipeau!
Inanna porta sur lui un regard : un regard meurtrier
Elle prononça contre lui une parole ; une parole furibonde
Elle jeta contre lui un cri : un cri de damnation!
« C’est lui! Emmenez-le »
Ainsi leur livra-t-elle le
[roi] berger Dumuzi.x

Comme Ershkigal l’avait fait pour elle, Inanna porta un regard de mort sur Dumuzi, elle prononça contre lui une parole de fureur, elle lança contre lui un cri de damnation, mais avec un résultat différent. Alors qu’elle-même avait été « changée en cadavre » par les imprécations d’Ereshkigal, Dumuzi ne fut pas « changé en cadavre », mais il fut seulement emmené à son tour, bien vivant, dans l’Enfer de Kur, par les juges infernaux.

Quelle interprétation donner au fait qu’Inanna livre son amour Dumuzi aux démons infernaux, en échange de sa propre vie ?

Pourquoi ce regard de mort, ces paroles de fureur, ces cris de damnation à son encontre ?

Je propose trois hypothèses :

1. Pendant le séjour d’Inanna en Enfer, et doutant qu’elle revienne jamais, Dumuzi a trahi Inanna avec d’autres femmes ou avec d’autres déesses, ou bien encore, il a renoncé à la vie ‘spirituelle’ pour une vie ‘matérielle’ symbolisée par le ‘trône majestueux et confortable’… Inanna, le voyant se prélasser, écoutant la flûte et le pipeau, semblant indifférent à son sort, se met donc en colère et le livre aux démons pour lui faire connaître ce qu’elle a vécu, dans l’En-bas. Après tout n’est ce pas digne d’un Roi-dieu, nommé « Fils de la Vie », que de faire lui aussi l’apprentissage de la mort ?

2. Inanna se croyait jusqu’alors ‘déesse immortelle’, et divinement amoureuse du ‘Fils de la Vie’. Or après son expérience dans l’enfer d’Irkalla, elle s’est découverte ‘déesse mortelle’, et elle a constaté que son amour est mort aussi : Dumuzi n’a rien fait pour elle, il l’a décue par son indifférence… C’est en effet le Dieu de l’Eau, Ea (ou Enki), qui l’a sauvée, et non Dumuzi.

Comment ne pas être furieuse contre un dieu « Fils de la Vie » qui l’a aimée, certes, mais d’un amour moins fort que sa propre mort, puisqu’il ne lui a pas résisté ?

Elle découvre aussi que « l’amour est « violent comme la mort »xi. Sinon celui de Dumuzi, du moins le sien propre.

Et envoyer Dumuzi au Royaume des morts lui servira peut-être de leçon ?

3. Inanna représente ici une figure de l’âme déchue. Sa révolte est celle de l’âme qui se sait mortelle, qui est tombée dans l’Enfer, et qui se révolte contre le dieu Dumuzi. Elle se révolte contre un Dieu véritablement sauveur , car il s’appelle le Dieu « de la Vie », mais elle a perdu toute confiance en lui, parce qu’elle a cru qu’il n’avait apparemment pas su vaincre la mort, ou du moins qu’il s’était « reposé » pendant que un autre Dieu (Enki) s’employait à envoyer à Inanna « eau et nourriture de vie ».

Dans sa révolte, Inanna le livre aux juges infernaux et le condamne à une mort certaine, pensant sans doute : « Sauve toi toi-même si tu es un dieu sauveur! », mimant avec 3000 ans d’avance sur la passion du Christ, ceux qui se moquaient du Dieu en croix, au Golgotha.

Inanna révèle par là, sans le savoir, la véritable nature et le destin divin de Dumuzi, – celui d’être un dieu incompris, trahi, raillé, « livré » pour être mis à mort et enfermé dans l’enfer d’Irkalla, dans l’attente d’une hypothétique résurrection…

Le Dieu ‘Fils de la Vie’, ce Dieu qui est ‘Fils unique’xii, ‘enlevé avant le terme de ses jours’ et sur lequel on prononce des lamentations funèbres, n’est autre que le dieu lumineux, moissonné dans la fleur de sa jeunesse, qu’on appelait Adonis à Byblos et à Chypre, et Tammuz à Babylone.

Dumuzi à Sumer, Tammuz, à Akkad et en Babylonie, Osiris en Égypte, Attis en Syrie, Adonis en Phénicie, Dionysos en Grèce, sont des figures du même archétype, celui du Dieu mort, descendu aux enfers et ressuscité.

Il y a manifestement un aspect christique dans cet archétype.

Hippolyte de Rome (170-235), auteur chrétien, propose une interprétation allant effectivement dans ce sens.

Pour lui, la figure païenne de Dumuzi, ce Dieu sacrifié, connu aussi sous les noms d’Adonis, Endymion ou Attis, peut être interprétée comme un principe abstrait, et par ailleurs universel, celui de « l’aspiration à la vie », ou de « l’aspiration à l’âme ».

« Tous les êtres qui sont au ciel, sur la terre et dans les enfers soupirent après une âme. Cette aspiration universelle, les Assyriens l’appellent Adonis, ou Endymion, ou Attis. Quand on l’appelle Adonis, c’est pour l’âme en réalité que, sous ce nom, Aphrodite [c’est-à-dire originellement Inanna] brûle d’amour. Pour eux, Aphrodite, c’est la génération. Perséphone ou Coré [c’est-à-dire dans le mythe sumérien, Ereshkigal] est-elle éprise d’Adonis : c’est, dit-il, l’âme exposée à la mort, parce qu’elle est séparée d’Aphrodite, c’est-à-dire privée de la génération. La Lune devient-elle amoureuse d’Endymion et de sa beauté : c’est, dit-il, que les êtres supérieurs (à la terre) ont aussi besoin de l’âme. La mère des dieux [Cybèle] a-t-elle mutilé Attis, bien qu’elle l’eût pour amant, c’est que là-haut, la bienheureuse nature des êtres supérieurs au monde et éternels veut faire monter vers elle la vertu masculine de l’âme, car l’homme, dit-il est androgyne. »xiii

Inanna (ou Aphrodite) représente symboliquement le principe même de la « génération », ou de la « création », qui anime toute matière, et qui traverse tout être et toute chose, – au ciel, sur la terre et en enfer.

Dumuzi (ou Adonis) est en revanche la figure de la « spiration de l’esprit », la spiration du divin, qui est présente dans les « aspirations de l’âme », ou dans « l’aspiration à l’âme », et qu’on peut appeler aussi le « désir d’amour ».

i Samuel Noah Kramer, The Sacred Marriage: Aspects of Faith, Myth and Ritual in Ancient Sumer. Bloomington, Indiana: Indiana University. 1969, p.49

ii Selon la traduction que je propose en français du chant rapporté en anglais par Yitschak Sefati: « The king goes with lifted head to the holy lap,
Goes with lifted head to the holy lap of Inanna,
[Dumuzi] beds with her,
He delights in her pure lap. » (Yitschak Sefati, Love Songs in Sumerian Literature: Critical Edition of the Dumuzi-Inanna Songs. Ramat Gan, Israel, Bar-Ilan University. 1998, p.105, cité par Johanna Stuckey in Inanna and the Sacred Marriage.)

iii Selon ma traduction de la version anglaise du chant d’Inanna collationné par l’université d’Oxford :

« Inana praises … her genitals in song: « These genitals, …, like a horn, … a great waggon, this moored Boat of Heaven … of mine, clothed in beauty like the new crescent moon, this waste land abandoned in the desert …, this field of ducks where my ducks sit, this high well-watered field of mine: my own genitals, the maiden’s, a well-watered opened-up mound — who will be their ploughman? My genitals, the lady’s, the moist and well-watered ground — who will put an ox there? » « Lady, the king shall plough them for you; Dumuzid the king shall plough them for you. » « Plough in my genitals, man of my heart! »…bathed her holy hips, …holy …, the holy basin ».

A balbale to Inanna. http://etcsl.orinst.ox.ac.uk/cgi-bin/etcsl.cgi?text=t.4.08.16#

iv « Et il me conduisit à l’entrée de la porte de la maison de l’Éternel, du côté du septentrion. Et voici, il y avait là des femmes assises, qui pleuraient Tammuz. » Éz 8,14

v François Lenormant. Les premières civilisations. Tome II. Chaldée, Assyrie, Phénicie. Paris. Ed. Maisonneuve, 1874, pp. 93-95

vi François Lenormant. Textes cunéiformes inédits n°30, traduction de la tablette K 162 du British Museum, citée in François Lenormant. Les premières civilisations. Tome II. Chaldée, Assyrie, Phénicie. Paris. Ed. Maisonneuve, 1874, pp. 84-93

vii Hippolyte de Rome, dans son libre Philosophumena, écrit qu’Isis, lorsqu’elle mène le deuil d’Osiris, ou Astarté/Vénus, lorsqu’elle pleure Adonis, « est vêtue de sept robes noires … [tout comme] la nature est revêtue de sept robes éthérées (il s’agit des orbites des planètes auxquelles les Assyriens donnent le nom allégorique de robes éthérées). Cette nature est est représentée par eux comme la génération changeante et la création transformée par l’être inexprimable, sans forme, qu’on ne peut représenter par aucune image, ni concevoir par l’entendement. » Hippolyte de Rome. Philosophumena, Ou Réfutation de toutes les hérésies. Trad. A. Siouville. Editions Rieder. Paris, 1928, p.132-133

viii Cf. François Lenormant. Les premières civilisations. Tome II. Chaldée, Assyrie, Phénicie. Paris. Ed. Maisonneuve, 1874, p.84

ixTraduction (légèrement modifiée) de Jean Bottéro, Samuel, Noah Kramer. Lorsque les dieux faisaient l’homme. Éditions Gallimard, Paris, 1989, p. 276-290.

xTraduction (légèrement modifiée) de Jean Bottéro, Samuel, Noah Kramer. Lorsque les dieux faisaient l’homme. Éditions Gallimard, Paris, 1989, p. 276-290.

xiJe cite ici intentionnellement un verset fameux du Cantique des cantiques : כִּי-עַזָּה כַמָּוֶת אַהֲבָה azzah ka-mavet ahabah (Ct 6,8).

xiiC’est là un des épithètes caractéristiques d’Adonis ‘monogène’

xiiiHippolyte de Rome. Philosophumena, Ou Réfutation de toutes les hérésies. Trad. A. Siouville. Editions Rieder. Paris, 1928, p.129-130

Le « mariage sacré », — Inanna, Isis, Eleusis, la Sulamite, Ste Thérèse de Vila et S. Jean de la Croix


Le mot français ‘sacré’ vient du latin sacer (fém. sacra, neut. sacrum). Il forme un couple d’opposés avec le ‘profane’. « Ce qui est sacrum s’oppose à ce qui est profānum »i. Ces deux catégories sont bien tranchées et antagonistes. Il y a là, fondamentalement, une idée de séparation, d’opposition, entre deux sphères de réalité, – la divine et l’humaine. Ce qui est sacrum appartient au monde du ‘divin’ et diffère essentiellement de ce qui relève du monde des hommes. La notion de sacer ne recouvre pas celles de « bon » ou de « mauvais », mais les englobe et les dépasse. Le sens de sacer diffère de religiōsus.ii Sacer désigne la personne ou la chose qui ne peut être touchée sans être souillée, ou au contraire, sans souiller celui qui la touche. D’où l’ambiguïté de ce mot, avec son double sens de « sacré », mais aussi de « maudit » ou d’« exécré » (emprunté au latin classique ex(s)ecrari, « charger d’imprécations, vouer à l’exécration »).

Le neutre sacrum désigne toute chose sacrée : sacrum facere « accomplir une cérémonie sacrée », d’où sacrificium, « sacrifice » ou sacerdōs, ancienne forme de nom d’agent. Mais un coupable que l’on consacre aux dieux infernaux est aussi sacer.

Pour éviter, peut-être, une certaine contamination par un rapprochement avec les notions païennes associées au sacer et aux sacra (« les cérémonies du culte »), l’Église a préféré privilégier l’usage latin du mot sanctus, qui lui est apparenté, mais avec une nuance différente. Sānctus est le participe passé du verbe sanciō, « rendre sacré ou inviolable », terme de la langue religieuse et politique. De même que sacer peut signifier parfois « voué aux dieux de l’Enfer, exécrable », sanciō a le sens de « proclamer comme exécrable », d’où « interdire solennellement », puis « punir », « sanctionner ». De là sānctus, « rendu sacré ou inviolable, sanctionné ».

Il y a donc une certaine parenté initiale entre sacer et sānctus. Mais sacer indique un état, sānctus résulte d’un acte, d’un rite à caractère religieux (un rite de sanctification).

Arrivé plus tardivement, sānctus a reçu après coup les sens attachés au mot grec ἃγιος (hagios) qui lui-même, tant chez les juifs que chez les chrétiens, a hérité des sens de l’hébreu קָדַשׁ (qadacha) « sortir de l’ordinaire, de ce qui est commun ; être pur, saint ; être sanctifié, glorifié ; sanctifier, consacrer, purifier ».

En hébreu, la même idée de séparation stricte entre le profane et le sacré est présente, mais s’y ajoute l’idée essentielle de ‘sainteté’. Ainsi, dit la Thora, « quiconque touchera l’autel doit être saint » (Ex 29,37), ou, dans un hébraïsme du redoublement : « Ils sanctifieront le saint de Jacob », vé-iqdichou êt-qedoch Ia’qov, (Is. 29,23).

Le substantif קֹדֶשׁ (qodech) cumule le sens abstrait de « sainteté » (« Dieu a parlé par sa sainteté », Ps 60,8), et des sens concrets : « une personne ou une chose sainte », « le tabernacle, le temple, le Saint des saints (qodesh ha-qadachim) ».

Mais la famille de mots bâtie autour de la racine verbale קָדַשׁ retient elle aussi la mémoire d’une ambiguïté originelle. Par exemple, le mot קָדֵשׁ qadech (fem. קְדֵשָׁה, qdéchah) signifie « un garçon ou une femme qui se voue aux idoles en leur sacrifiant son innocence, qui s’adonne à la fornication »iii.

Cette brève introduction étymologique était nécessaire pour souligner que les expressions françaises ‘union sacrée’ ou ‘mariage sacré’ contiennent objectivement une sorte de contradiction, et même une profonde antinomie.

Si le « sacré » est par essence « séparé » (du commun, du quotidien, de la norme), comment l’homme peut-il penser pouvoir « s’unir » à ce «sacré  séparé » ?

Il est frappant que l’histoire des religions regorge précisément de récits d’« unions sacrées » entre l’humain et le divin, ou même, dans une veine plus anthropomorphique encore, de « mariages sacrés » ou d’« épousailles spirituelles » entre le croyant et la divinité.

Ces récits, ces mythes, dénotent l’aspiration constante de l’homme, dans la suite des millénaires, au sein de traditions spirituelles fort différentes, à désirer s’unir à ce dont il est, par essence, fondamentalement ‘séparé’…

Derrière l’apparente contradiction, on voit poindre une autre forme de logique, non rationnelle mais transcendantale… Si le sacré est par essence « séparé », il invite l’âme par là-même à désirer « l’union » avec ce « Tout Autre ». Il donne de plus à tous les désirs d’union spirituelle une forme de sacralité. Si, linguistiquement, l’union est une antinomie de la séparation, le fait de désirer l’union avec le sacré, l’entrée dans le mystère, induit aussi une forme de sacralité.

Tout désir d’union conjure la séparation du sacré, et par là se sacralise en quelque sorte, par métonymie.

Rudolf Otto, dans son fameux ouvrage publié en 1917, Das Heilige, a dû inventer un néologisme, le mot ‘numineux’iv tiré du numen latinv, pour tenter de traduire au plus près en allemand ce que les langues anciennes des religions sémitiques et bibliques véhiculaient avec les mots qadoch, hagios, sacer. Mais le mot ne suffisait pas. Restait à lui donner chair et sens. Il proposa de qualifier l’idée du ‘numineux’ à l’aide d’une fameuse expression latine, le mysterium tremendum, le « mystère qui fait trembler». Tout un spectre de sentiments pouvant s’emparer de l’âme y est associé, l’excitation, l’ivresse, les transports, l’extase, le sublime, ou au contraire, des formes sauvages, démoniaques, de possession, entraînant le saisissement, l’horreur, la terreur, l’effroi.

Le numineux, pour Otto, est avant tout porteur de l’idée d’une « inaccessibilité absolue », devant laquelle l’homme est plongé, – dans l’étonnement ou la stupeur. Le numineux, c’est ce qu’il découvre alors être le « tout autre »vi, lequel se révèle à la fois insaisissable, incompréhensible, et se dérobe à la raison, transcendant toutes ses catégories. Non seulement il les dépasse, mais il les rend impuissantes, obsolètes, inopérantes, et il paraît même s’opposer à elles, impliquant leur radicale caducité, leur inanité foncière.

Si le sacré, ou le numineux, voisine avec l’altérité extrême et la transcendance absolue, comment s’accommode-t-il de métaphores apparemment paisibles, quotidiennes, humaines, comme celles de l’union ou du mariage ?

Une possible explication est que le mariage évoque lui-même, dans son principe, une sorte de préfiguration et de métaphore de l’union ‘sacrée’. Il est d’ailleurs significatif qu’il soit rituellement ‘consacré’, depuis des âges antiques. Il est possible, conséquemment, que toute « union » (réelle ou fantasmée) avec le divin appelle naturellement, anthropologiquement, à mobiliser la métaphore du ‘mariage sacré’ pour la caractériser.

L’une (l’union avec le divin) est la métaphore de l’autre (le mariage, ou l’amour humain), – et réciproquement, en quelque sorte.

Du point de vue de la psychologie des profondeurs, l’amour incarne dans sa finalité ontologique la régénération des générations, et donc il représente pour le genre humain dans son ensemble une victoire a priori sur la mort à venir des individus, et sur l’évanescence de leurs destins transitoires.

Mais l’amour et la mort sont aussi intrinsèquement, transcendalement, « unis » par la complémentarité structurelle de leurs rôles antagonistes.

La mort est, d’un point de vue anthropologique, la séparation par excellence. Symétriquement, on peut sans doute poser que l’amour représente l’union par excellence, et que le mariage d’amour est le sacrement par excellence (« Le sacrement nuptial, le grand sacrement, le sacrement par excellence », écrit Paul Claudelvii).

C’est pourquoi il convient de souligner que, dans la plupart des ‘descentes aux Enfers’ léguées par les civilisations passées, la ‘réunion’ finale du couple est rarissime. Je ne connais que l’exemple, chanté par Euripide, des retrouvailles d’Admète (bien vivant et désespéré) et d’Alceste (qui était morte) grâce à Héraclès, étant allé tirer Alceste des griffes du Cerbère infernal.

La règle générale est plutôt la séparation inéluctable des couples (Inanna, sauvée de la mort, envoie son mari Dumuzi en Enfer, à sa place, Orphée perd à jamais Eurydice, juste avant d’atteindre le seuil de l’Enfer).

Avec le thème de la descente de Jésus aux Enfers, et sa victoire sur la mort par amour pour les hommes, apparaît en revanche un autre aspect : l’ambivalence de la mort.

La mort, dès lors, peut représenter à la fois la séparation (la mort sépare les vivants et les morts pour toujours) et la promesse de la ‘ré-union’ future et éternelle, – après la résurrection.

L’amour de Jésus, le Sauveur, garantit à l’âme la victoire sur la mort.

Quatre siècles auparavant, le Cantique des cantiques (attribué traditionnellement à Salomon, mais écrit sans doute au 4ème siècle av. J.-C.) préfigure lui aussi, d’une certaine manière, cette lutte de l’amour et de la mort, lorsqu’il proclame : « l’amour est fort comme la mort, la passion terrible comme le Chéol » (Ct 8,6).

Ces quelques exemples font pressentir l’intérêt de la comparaison anthropologique des principales traditions léguées par les civilisations de Sumer, d’Akkad, de l’Égypte ancienne, de la Babylonie, de la Phénicie, de la Grèce et de Rome, et en partie reprises dans le judaïsme et le christianisme, — et plus particulièrement celles qui touchent aux thèmes, récurrents dans toutes ces traditions, de la « descente aux Enfers » et des « épousailles sacrées ». On est invité à constater un certain nombre de structures psychiques analogues, quoique dotées aussi de variations fort significatives.

En parcourant les 6000 ans d’histoire qui couvrent Sumer, Akkad, l’Égypte ancienne, l’Israël post-exilique, la Grèce des mystères d’Éleusis, et qui se prolongent dans l’Europe de la modernité, il me semble que l’on peut relever six paradigmes de ‘l’union sacrée’ ou du ‘mariage mystique’:

1 L’amour libre. 2 L’épouse fidèle. 3 La prostitution sacrée. 4 L’érotisme mystique. 5 Le mariage éternel. 6 La divinisation de l’âme.

1- L’amour libre. Après sa mort et sa résurrection en Enfer, Inanna, déesse de l’Amour, de la Guerre et du Pouvoir, revient sur terre libre de tous ses désirs et de ses amours, et elle sacrifie son époux Dumuzi, en échange de sa propre vie.

2- L’épouse fidèle. La fidélité absolue de l’amour, dans la mort et dans la résurrection, d’Isis pour Osiris, dieu sauveur.

3- La prostitution sacrée (« hiérogamie ») célébrée pendant les mystères d’Éleusis, mime les étreintes de Zeus et de Déméter, et par là, la régénération de la nature, mais aussi la vie éternelle promise aux mystes initiés.

4- L’érotisme mystique de la Sulamite et du Roi Salomon a fait du Cantique des cantiques l’un des textes les plus beaux de la littérature mondiale, mais aussi l’un des plus controversés, quant à son interprétation ultime.

5- Le « mariage éternel » de l’âme et de Dieu, se consomme éternellement au plus profond du « Château intérieur » de Thérèse d’Avila.

6- La « vive flamme d’amour » projette l’âme de Jean de la Croix au « sommet » le plus élevé du divin, et la « transforme » en Dieu Lui-même.

Je me propose d’étudier ces six paradigmes dans une série d’articles à venir.

iAlfred Ernout et Antoine Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine. Ed. Klincksieck, Paris 2001, p.586

ii« Sacrae [res] sunt quae dis superis consecratae sunt ; religiosas quae dis manibus relictae sunt ». Gaïus, Inst. 2,3

iiiDictionnaire Hébreu-français de Sander et Trenel.

ivRudolf Otto. Le sacré. L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel. Payot. 2015, p.26-27

vNumen est un terme religieux signifiant « puissance divine », d’où le sens concret de « divinité » que le mot prend à l’époque impériale selon Ernout et Meillet. Étymologiquement il dérive de nuō, nuere, « faire un signe de tête » (comme manifestation d’un ordre ou d’une volonté).

viRudolf Otto. Le sacré. L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel. Payot. 2015, p. 63

viiPaul Claudel. Commentaires et exégèses. Le Cantique des cantiques.Tome 22 des Œuvres complètes. Gallimard. 1963, p.10.

La brûlure de l’exil et la fleur de l’étincelle


Le mot hébreu נִיצוֹץ, nitsots, « étincelle », n’est employé qu’une seule fois dans la Bible hébraïque, par le prophète Isaïe, – avec un sens figuré d’évanescence, de fugacité.

« L’homme puissant deviendra de l’étoupe, son œuvre une étincelle, et tous deux brûleront ensemble, sans que personne vienne éteindre. »i

Sous une autre forme, verbale, (נֹצְצִם, notstsim, « ils étincelaient »), le verbe-racine natsats est aussi employé une seule fois par le prophète Ézéchiel ii

Deux hapax, l’un pour le nom « étincelle » et l’autre pour le verbe « étinceler ».

Mots rares, donc.

Cependant, dans la version grecque de la Bible hébraïque, appelée la ‘Septante’, parce qu’elle fut traduite par soixante dix rabbins à Alexandrie au 3ème siècle av. J.-C., le mot σπινθὴρ, spinther, « étincelle » en grec, est employé trois fois dans le Livre de la Sagesse (dite « de Salomon »), et trois fois dans l’Ecclésiastique (attribué au ‘Siracide’).

Mais ces deux Livres sont considérés aujourd’hui comme apocryphes par les Juifs, et donc non canoniques. En revanche ils sont conservés canoniquement par les Catholiques et les Orthodoxes.

Cela n’enlève rien à leur valeur intrinsèque, à leur souffle poétique, non dénué de pessimisme.

« Nous sommes nés du hasard, après quoi nous serons comme si nous n’avions pas existé. C’est une fumée que le souffle de nos narines, et la pensée, une étincelle qui jaillit au battement de notre cœuriii; qu’elle s’éteigne, le corps s’en ira en cendre et l’esprit se dispersera comme l’air inconsistant. »iv

Le logos n’est ici qu’une « étincelle ». Là encore apparaît l’idée de fugacité, de brièveté impalpable.

Les autres emplois du mot étincelle dans la Sagesse et dans l’Ecclésiastique se partagent entre acceptions au sens propre et au sens figuré v.

Significativement, un verset de l’Ecclésiastique semble inviter, précisément, à la contemplation de la fugacité étincelante, vite noyée dans le néant : « Comme une étincelle qu’on pourrait contempler »vi.

Le mot grec spinther, « étincelle », est utilisé par Homère dans une acception proche de celle employée par Ézéchiel, puisque elle est associée à la représentation de la Divinité :  « La déesse est semblable à un astre brillant qui (…) fait jaillir autour de lui mille étincelles (πολλοὶ σπινθῆρες) »vii.

Du mot spinther dérive le mot spintharis, qui est un nom d’oiseau (similaire au mot latin spinturnix). Pierre Chantraine suggère que c’est « peut-être à cause de ses yeux »viii.

Les yeux de certains oiseaux (de proie) ne font-ils pas des étincelles dans la nuit ?

De façon analogue, le mot hébreu nitsots, « étincelle », est aussi un nom d’oiseau désignant un rapace, le faucon ou l’aigle.

L’analogie se justifie peut-être à cause du scintillement des yeux dans la nuit, mais on peut opter aussi pour l’analogie de l’envol des étincelles et des oiseaux…

La racine verbale de nitsots est נָצַץ, natsats, « briller, étinceler ». Natsats est employé par Ezéchiel pour décrire l’aspect de quatre « apparitions divines » (מַרְאוֹת אֱלֹהִים , mar’ot Elohim) qu’Ezéchiel appelle les quatre « Vivants » ( חַיּוֹת , aïot). Les quatre Vivants avaient chacun quatre visages (panim), «et ils étincelaient (notstsim) comme l’apparence de l’étain poli ».ix

La racine verbale נָצַץ natsats est fort proche étymologiquement d’une autre racine verbale, נוּץ, nouts, « fleurir, pousser », et de נָצָה, natsah, « s’envoler , s’enfuir». D’ailleurs un même substantif, נֵץ, nets, signifie à la fois « fleur » et « épervier », comme si ce groupe sémantique rapprochait les notions d’étincelle, de floraison, de pousse, d’envol. S’y ajoutent les notions de dispersion, de dévastation, et métaphoriquement, de fuite et d’exil, portées par le champ lexical du verbe natsah, par exemple dans les versets « tes villes seront dévastées » (Jr 4,7) et « ils se sont enfuis, ils se sont dispersés en exil » (Lam 4,15)  .

L’étincelle est donc associée à des idées de brillance, de floraison, mais aussi de jaillissement, d’envol, de fuite, de dispersion, de dévastation et même d’exil.

Métaphoriquement, les valeurs associées vont du négatif (fugacité, inanité de l’étincelle) au très positif (les apparitions divines « étincelantes »).

C’est peut-être cette richesse et cette ambivalence des mots nitsots, natsats et natsah qui a incité Isaac Louria à choisir l’étincelle comme métaphore de l’âme humaine.

Ainsi que l’explique Marc-Alain Ouaknin, « Rabbi Isaac Louria enseigne que l’âme [d’Adam] est composée de 613 parties : chacune de ces parties est composée à son tour de 613 parties ou ‘racines’ (chorech) ; chacune de ces ‘racines’ dites majeures se subdivise en un certain nombre de ‘racines’ mineures ou ‘étincelles’ (nitsotsot). Chacune de ces ‘étincelles’ est une âme individuelle sainte. »x

Mais le processus de subdivision et d’individuation dont on vient d’énoncer trois étapes ne s’arrête pas là.

« Chaque ‘étincelle individuelle’ est divisée en trois niveaux : nefech, rouah, nechama, et chaque niveau comprend 613 parties. (…) La tâche de l’homme est d’atteindre la perfection de son ‘étincelle individuelle’ à tous les niveaux. »xi

De plus, Isaac Louria met en scène une vaste perspective eschatologique, où le lien entre l’étincelle et l’exil, dont on a déjà souligné la parenté étymologique, est particulièrement mis en avant, du point de vue de la cabale lourianique.

« Louria propose en effet un système explicatif – une thèse philosophico-mystique du processus historique (…) L’homme responsable de l’Histoire est encore à entendre dans son son sens collectif. Le peuple d’Israël tout entier est revêtu d’une fonction propre. Il doit préparer le monde du Tiqoun, ramener chaque chose à sa place ; il a le devoir de rassembler, de recueillir les étincelles dispersées aux quatre coins du monde. 

Par conséquent, il doit lui-même, le peuple, être en exil aux quatre extrémités de la terre. L’Exil n’est pas seulement un hasard, mais une mission qui a pour but la réparation et le ‘tri’ (…) Les enfants d’Israël sont complètement engagés dans le processus de l’ ‘élévation des étincelles’. »xii

On aimerait imaginer que non seulement Israël, mais aussi tous les autres « vivants », tous ceux qui possèdent une ‘âme’, une ‘étincelle’ divine, ont vocation à s’élever, à s’envoler, et à se rassembler au sein de l’immense soleil divin, qui en représente l’origine et la fin, et surtout aussi la brûlure lumineuse, – la fleur éternelle et fugace.

iIs 1,31

iiEz 1,7

iiiὁ λόγος σπινθὴρ ἐν κινήσει καρδίας ἡμῶν.

ivSg 2,2-3

v « Ils brilleront comme des étincelles qui courent à travers les roseaux. » (Sag 3,7). « Lançant de leurs yeux de terribles étincelles » (Sag 11,18). « Une étincelle allume un grand brasier » (Sir 11,32). « Souffle sur une braise, elle s’enflamme, crache dessus, elle s’éteint ; l’un comme l’autre vient de ta bouche ». (Sir 28,12) « Comme une étincelle qu’on pourrait contempler » (Sir 42,22)

viSir 42,22

viiIliade 4, 73-77

viiiPierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Ed Klincksieck, Paris, 1977.

ixEz 1,7

xMarc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum. Introduction à la méditation hébraïque. Albin Michel. Paris, 1992, p.37

xiIbid. p. 39. Il est à noter que la récurrence du nombre 613 dans ces processus de division n’est sans doute pas sans rapport avec les 613 commandements (négatifs et positifs) contenus dans la Torah.

xiiIbid. p. 40-41

Ammon au Caucase


Il fut un temps où l’idée d’un Dieu suprême finit par impliquer logiquement son unicité, parmi les nations diverses. C’est ainsi que le Dieu suprême de l’Égypte, Amon, fusionna dans la conscience des peuples d’Europe et d’Asie mineure avec le Dieu grec Zeus. Les Grecs lui donnèrent le nom syncrétiste de Zeus-Ammon (Άμμωνα Δία / Ámmôna Día).

Des écrits anciens rapportent qu’un petit peuple de prêtres (de cet Ammon) s’établit, bien avant les temps historiques, sur les rives du Pont-Euxin (Mer Noire), et y fonda une colonie portant fièrement le nom de « Nome d’Ammon ». Hérodote et Pline les localisent assez précisément dans le Palus Méotide, dans les zones marécageuses à proximité de la Mer d’Azov, et sur les bords du fleuve Kouban, lequel prend sa source dans le Caucase, au pied du mont Elbrouz, le plus haut sommet d’Europe.

Hellanicus dit aussi qu’ils habitaient au-delà des monts Riphées, c’est-à-dire dans le Caucase, et qu’ils étaient une nation pieuse.

A.C. Moreau de Jonnèsi rapporte que Pline y a fait allusion en en parlant comme d’un peuple ‘céleste’, Ætheria gens, appelé aussi Atlantes. Orphée les a évoqués quand il cite la sagesse des Macrobes, qui habitent près des Cimmériens. Selon Onomacrite, ils étaient vertueux, se nourrissaient de plantes, et vivaient d’une fort longue vie, pouvant atteindre mille ans. Leur mort subvenait dans un sommeil tranquille.

Les peuples vivant aux alentours, et jusqu’en Grèce, les appelèrent les Hyperboréens, nom qui devait connaître une grande fortune. Hérodote, qui emploie ce nom, souligne que les Hyperboréens sont pacifiques, isolés au milieu d’une multitude de nations belliqueusesii.

De la Grèce jusqu’au Pont-Euxin, de nombreux peuples entretenaient des rapports religieux (et philosophiques) avec les Hyperboréens. Ils leur devaient le nom de leurs divinités, la science des oracles et des mystères. « Tout ce qu’il y eut de sacré en Grèce venait de ce peuple qui se disait issu de la race des vieux Titansiii, et qui existait encore du temps d’Hécatée. »iv

Moreau de Jonnès déduit de ces indices que « ce n’est donc point en Égypte que les Grecs avaient appris à connaître les dieux des Égyptiens, et on peut en conclure que ces premiers princes à qui les Athéniens durent leur éducation sociale et religieuse, Cécrops, Erichthon, Erechthée, s’étaient détachés du nome sacré pour venir s’établir sur le littoral sud de la Tauride. »v

La réputation des Hyperboréens était immense dans l’Antiquité, pour leur magistère moral. « Ce peuple est savant, il possède la sagesse et sait prédire l’avenir. L’on reconnaît les principaux caractères du druidisme dans cette science des choses futures, dans le droit d’asile et l’habitation au fond des forêts.»vi

Les Hyperboréens envoyaient des offrandes au Dieu en les faisant passer de peuples en peuples, qui les transmettaient fidèlement jusqu’au temple de Délos …

« Les Déliens racontent que les offrandes des Hyperboréens leur venaient enveloppées dans de la paille de froment. Elles passaient chez les Scythes : transmises ensuite de peuple en peuple, elles étaient portées le plus loin possible vers l’occident, jusqu’à la mer Adriatique. De là, on les envoyait du côté du midi. Les Dodonéens étaient les premiers Grecs qui les recevaient. Elles descendaient de Dodone jusqu’au golfe Maliaque, d’où elles passaient en Eubée, et, de ville en ville, jusqu’à Caryste. De là, sans toucher à Andros, les Carystiens les portaient à Ténos, et les Téniens à Délos. Si l’on en croit les Déliens, ces offrandes parviennent de cette manière dans leur île. »vii

De cette estime, de cette réputation et de cette reconnaissance universelle, Alexandre César Moreau de Jonnès va jusqu’à supputer que « les mythes fondamentaux du druidisme émanèrent jadis des enseignements que les Scythes, pères des Kimris et des Germains, avaient reçu du nome égyptien aux bords de la Mer Noire »viii.

Quelle sacrée effusion du sacré, du Caucase à l’Europe du Nord !

Ce qui est certain c’est que le nom même du « nome » d’Ammon, le nom noum, a bénéficié d’une diffusion quasi-universelle. Noum a signifié la ‘loi’ (divine), et cela sur un territoire immense, allant de l’Europe du Nord à la Sibérie, de la Mongolie à la Perse, de la Chaldée à l’Arabie…

« Dans tout le nord de l’Asie, en Chine et dans la Tartarie, namoun signifie loi. Noum chez les Chaldéens, nomos parmi les Grecs a le même sens ; les Sibériens, dit Klaproth, adorent un dieu Noum. Les Parses, selon l’Avesta, durent leur civilisation à Anhouma. Les Romains personnifient de même la loi dans Numa, le second de leurs rois mythiques, et chez eux, de ce même vocable, se sont formés les termes exprimant les premières notions nécessaires à toute société policée : numen, nomen, numerus. »ix

Si l’on partage la première partie de l’opinion de Moreau de Jonnès à propos de la diffusion du concept de noum, en revanche sur son dernier point (le rapprochement de noum avec numen, nomen, et numerus), il se peut qu’il ait ici commis une catachrèse malencontreuse, bien qu’on partage aussi son enthousiasme pour les allitérations, les polyptotes ou les homéotéleutes…

Certes, l’adage romain ‘nomen est numen’ est dans toutes les têtes.

Mais ce célèbre jeu de mots n’est pas une preuve de parenté étymologique. Il témoigne plutôt du contraire, puisqu’il ne pouvait certes pas passer pour une simple tautologie pour les locuteurs latins, faute de perdre tout son sel…

Quelques recherches étymologiques peuvent éclairer ce point délicat.

Nomen vient d’une très ancienne racine indo-européenne, attestée en sanskrit, नामन् nāman, ‘nom, appellation’.

Numen vient du verbe latin nuo, ‘faire un signe de tête’, lui-même dérivé de la racine sanskrite नम् nam-, ‘pencher, incliner, courber ; saluer, honorer, rendre hommage’. Il existe sans doute un rapport entre ces deux racines sanskrites nam– et nāman, mais rien qui atteste un rapport avec noum

Numerus vient du grec νέμω, nemo, ‘attribuer, répartir, distribuer’ selon le dictionnaire étymologique d’Arnout/Meillet. Des trois mots cités, c’est le seul qui semble avoir un réel rapport avec noum et nomos, ‘loi’.

Le mot nemo est particulièrement riche de résonancesx. Nemo peut décrire l’action de ‘faire paître’ (utiliser la part attribuée à la pâture), mais il peut aussi signifier ‘croire, reconnaître pour vrai’ (c’est-à-dire conforme à la vérité reconnue de tous). Parmi les nombreux mots qui en sont dérivés, on peut citer nomeus ‘pâtre’, nomas (gén. nomados), ‘bergers, nomades’, nomos ‘usage, loi’, nemesis ‘distribution, partage’, nomisma, ‘monnaie, nomizo ‘reconnaître pour vrai, croire’. Comme nom propre il désigne les Numides.

Emile Benveniste note pour sa part que la racine *nem– trouve un correspondant avec le gotique niman, ‘prendre’, au sens de ‘recevoir légalement’xi, et l’allemand nehmen. Il conclut à l’existence d’une racine germanique nem– qui rejoint le groupe abondant des formes indo-européennes de *nem-.

Cependant, fort malheureusement pour la thèse noum/nomen/numen/numerus de Moreau de Jonnès que nous citions plus haut, Chantaine remet en cause le lien étymologique entre numerus et nemo. « On est tenté de faire entrer dans la famille de nemo le latin numerus, ce qui reste douteux. xii»

On conclura ici que ni le ‘nom’ (nomen), ni le ‘numineux’ (numen), ni le ‘nombre’ (numerus), n’ont quelque lien avec noum et le nomos.

Il y a de fortes raisons de supposer, en revanche, que noum se rattache, ainsi que nomos, à un groupe très riche de formes indo-européennes venant de la racine *nem-.

De fait, il est même permis de supposer un usage bien plus universel de ces mots, touchant à des sphères linguistiques plus larges encore, si l’on tient compte des remarques de Jean-Pierre Abel-Rémusat, qui fut le premier titulaire de la chaire de langues et littératures chinoises et tartares-mandchoues du Collège de France:

« Nomoun, mot récemment adopté pour rendre le 經 jīng des Chinois, terme qui signifie ‘doctrine certaine, constante, livre classique’, est dérivé du mot Mongol et Ouïgour noum, qui a le même sens. Le grec νόμος, nomos, d’où s’est formé en chaldéen נמסא, en arabe ناموس (namous) et en syriaque ܢܰܡܳܘܣܰ (namous) paroît être la racine de ces mots Tartares qui ont gardé la signification primitive. Il y a sûrement quelque confusion dans le récit que fait Aboulfaradjexiii d’une controverse ordonnée par Tchinggis-Khan, entre les prêtres idolâtres des Ouïgours nommés Kami, et ceux du Khatai qui, dit-il, avoient apporté avec eux le livre de leur loi qu’ils nommoient Noum. Suivant toute apparence, l’auteur Syrien attribue aux Khitayens ou Chinois ce qui appartenoit aux Ouïgours. De tels mots sont de ceux qu’il est naturel qu’une nation emprunte de celle dont elle reçoit son écriture et ses livres.»xiv

Revenons aux Hyperboréens, inventeurs du noum, et sans doute, par là même, les penseurs et les philosophes de la religion les plus anciens dont on ait aujourd’hui la trace en Europe et en Asie mineure…

Leur réputation morale et philosophique fut telle que leur nom d’hyperboréen fut emprunté et revendiqué, beaucoup plus tard, par un groupe de penseurs, de mages et de chamans eux-mêmes bien antérieurs à Socrate et même au premier des présocratiques (Thalès) : Aristée de Proconnèse (vers 600 av. J.-C.), Épiménide de Crète (vers 595 av. J.-C.), Phérécyde de Syros (vers 550 av. J.-C.), Abaris le Scythe (vers 540 av. J.-C.), Hermotime de Clazomènes (vers 500 av. J.-C.). Ils formaient une école « hyperboréenne » ou « apollinienne », qui anticipait le pythagorisme.

Selon Wikipedia, Apollonios Dyscole (vers 130) a écrit « À Épiménide, Aristée, Hermotime, Abaris et Phérécyde a succédé Pythagore (…) qui ne voulut jamais renoncer à l’art de faiseur de miracles. »xv 

Nicomaque de Gérase (vers 180) déclare : « Marchant sur les traces de Pythagore, Empédocle d’Agrigente, Épiménide le Crétois et Abaris l’Hyperboréen accomplirent souvent des miracles semblables. » 

Clément d’Alexandrie regroupe ensemble Pythagore, Abaris, Aristée, Épiménide, Zoroastre, Empédoclexvi, et Pline rapproche Hermotime, Aristée, Épiménide, Empédoclexvii.

Walter Burkert énumère comme « faiseurs de miracles » : Aristée, Abaris, Épiménide, Hermotime, Phormio, Léonymos, Stésichore, Empédocle, Zalmoxis.xviii

Ces nouveaux ‘hyperboréens’ étaient à la fois des chamans, des penseurs et des philosophes.

Selon Giorgio Colli, cité par Wikipédia, Abaris et Aristée, c’est « le délire d’Apollon à l’ouvrage. L’extase apollinienne est un sortir hors de soi : l’âme abandonne le corps et, libérée, elle se transporte au dehors. Cela est attesté par Aristée, et on dit de son âme qu’elle ‘volait’xix . À Abaris, en revanche, on attribue la flèche, symbole transparent d’Apollon, et Platon fait allusion à ses sortilèges. Il est permis de conjecturer qu’ils ont réellement vécu. (…) Ce que relate Hérodote à propos de la transformation d’Aristée en corbeau est aussi digne d’intérêt : le vol est un symbole apollinien. (…) D’autres renseignements sur Épiménide en donnent une représentation chamanique qui est à mettre en relation avec Apollon Hyperborée. Dans ce cadre prennent place sa vie ascétique, sa diète végétarienne, voire son fabuleux détachement vis-à-vis de la nécessité de se nourrir. (…) C’est chez Épiménide que l’on peut saisir pour la première fois les deux aspects de la sagesse individuelle archaïque de source apollinienne : l’extase divinatoire et l’interprétation directe de la parole oraculaire du dieuxx. Le premier aspect est déjà repérable chez Abaris et Aristée. (…) Phérécyde de Syros se présente à première vue comme un personnage apollinien. En effet, de Phérécyde est attestée l’excellence dans la divination, et Aristote lui-mêmexxi  lui attribue une pratique miraculeuse de la magie, qualité récurrente dans le chamanisme hyperboréen. »xxii 

Aristote classe Phérécyde de Syros comme proches des Magesxxiii.

Selon Élien, vers 530 av. J.-C., « les habitants de Crotone ont appelé Pythagore Apollon Hyperboréenxxiv. » 

Enfin, beaucoup plus proche de nous, et combien inactuelle, l’idée hyperboréenne revient dans la modernité avec Nietzsche :

« Regardons-nous en face. Nous sommes des hyperboréens, — nous savons assez combien nous vivons à l’écart. ‘Ni par terre, ni par mer, tu ne trouveras le chemin qui mène chez les Hyperboréens’ : Pindare l’a déjà dit de nous. Par delà le Nord, les glaces et la mort — notre vie, notre bonheur… Nous avons découvert le bonheur, nous en savons le chemin, nous avons trouvé l’issue à travers des milliers d’années de labyrinthe. Qui donc d’autre l’aurait trouvé ? — L’homme moderne peut-être ? — ‘Je ne sais ni entrer ni sortir ; je suis tout ce qui ne sait ni entrer ni sortir’ — soupire l’homme moderne… Nous sommes malades de cette modernité  malades de cette paix malsaine, de cette lâche compromission, de toute cette vertueuse malpropreté du moderne oui et non. Cette tolérance et cette largeur du cœur, (…) est pour nous quelque chose comme un sirocco. Plutôt vivre parmi les glaces.»xxv

Vivre parmi les glaces, dans la chaleur des Hyperboréens…

iAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.134

iiHérodote note la nature pacifique des Hyperboréens : « Aristée de Proconnèse, fils de Caystrobius, écrit dans son poème épique qu’inspiré par Phébus, il alla jusque chez les Issédons ; qu’au-dessus de ces peuples on trouve les Arimaspes, qui n’ont qu’un œil ; qu’au delà sont les Gryplions, qui gardent l’or ; que plus loin encore demeurent les Hyperboréens, qui s’étendent vers la mer; que toutes ces nations, excepté les Hyperboréens, font continuellement la guerre à leurs voisins, à commencer par les Arimaspes ; que les Issédons ont été chassés de leur pays par les Arimaspes, les Scythes par les Issédons; et les Cimmériens, qui habitaient les côtes de la mer au midi, l’ont été par les Scythes. Ainsi Aristée ne s’accorde pas même avec les Scythes sur cette contrée. » Hérodote, Histoire, Trad. du grec par Larcher avec des notes de Bochard, Wesseling, Scaliger.. [et al.]   Paris. Charpentier, 1850. Livre IV, XIII

iiiPindare, Olymp., schol. III, 28 cité par Alexandre César Moreau de Jonnès, in op. cit.

ivAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.135

vIbid.p.135

viIbid.p.135

viiHérodote, Histoire, Trad. du grec par Larcher avec des notes de Bochard, Wesseling, Scaliger.. [et al.]   Paris. Charpentier, 1850. Livre IV, XXXIII

viiiIbid. p.136

ixAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.136

xUn livre entier a été consacré à cette famille de mots : Ε. LarocheHistoire de la racine NEM- en grec ancien. Paris, Klincksieck, 1949.

xiCf. E. Benveniste, Le vocabulaire des Institutions indo-européennes I, Paris Éditions de Minuit, 1969, p. 85

xiiPierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Paris, Klincksieck, 1977, p.744

xiiiAlboufaradj (897-967), Chron. Bar. Hebr. text Syr. p. 441, vers. Lat. p. 451 et 452

xivAbel Rémusat, Recherches sur les langues tartares, Paris, 1820, T. 1, p.137

xvApollonios Dyscole, Histoires merveilleuses, 6.

xviClément d’AlexandrieStromates, I, 133.

xviiPline l’AncienHistoire naturelle, VII, 174

xviiiWalter Burkert, Lore and Science in Ancient Pythagoreanism, Harvard University Press, 1972, p. 147-158.

xix SoudaMaxime de Tyr, X, 2 e ; 38, 3 d.

xxPlaton, Les Lois, 642 d-643 a ; 677 d-e.

xxiAristote, Sur les Pythagoriciens, fragment 1, trad. an. : The Complete Works of Aristotle, J. Barnes édi., Princeton University Press, 1984, p. 2441-2446.

xxiiGiorgio Colli, La sagesse grecque (1977-1978), trad., Éditions de l’Éclat, t. I : Dionysos. Apollon. Éleusis. Musée. Hyperboréens. Énigme, 1990, p. 46, 427 ; t. II : Épiménide. Phérécyde. Thalès. Anaximandre. Anaximène. Onomacrite, 1991, p. 15, 264, 19.

xxiiiAristote, Métaphysique, 1091 b 10.

xxivÉlienHistoires variées, II, 26.

xxvNietzsche. L’Antéchrist. Essai d’une critique du christianisme. §1

Tout ce qui respire


Qui sait encore l’odeur et le goût du soma, le crépitement du beurre clair, le bruissement du miel dans la flamme, la brillance, l’éclat, la douceur des chants ? Qui se souvient des sonorités, des lumières, des odeurs, concentrées, multipliées, du rita renouvelé ?

L’âme vivante du Véda a traversé des milliers d’années. Elle habite encore des mots murmurés, anciens.

« Tu es l’océan, ô poète, ô soma omniscient. A toi sont les cinq régions du ciel, dans toute leur étendue ! Tu t’es dressé au-dessus du ciel et de la terre. A toi sont les étoiles et le soleil, ô soma clarifié ! »i

On ne sait pas si le soma était extrait du Cannabis sativa, de la Sarcostemma viminalis, de l’ Asclepias acida , de quelque variété d’Ephedra, ou même de champignons comme l’Amanita muscaria. Le secret du soma est perdu.

Ce que l’on sait c’est que la plante donnant le soma avait des vertus hallucinogènes et « enthéogènes ». Les chamanes, partout dans le monde, en Sibérie, en Mongolie, en Afrique, en Amérique centrale, en Amazonie, ou ailleurs, continuent d’utiliser aujourd’hui les propriétés psychotropes de leur pharmacopée.

La plongée enthéogène est presque indicible. Il n’en reste souvent rien de racontable, sinon quelques certitudes inimaginables, lointaines, répétées. Les métaphores se multiplient et s’entêtent à vouloir dire l’impossible. A la poésie est donnée la souvenance de consciences passées si près de ces mondes.

« La vague de miel est montée du sein de l’océan, de concert avec le soma, elle a atteint le séjour immortel. Elle a conquis le nom secret :  »langue des dieux »,  »nombril de l’immortel » ».ii

On peut le croire, ces mots disent presque tout ce qui possible de dire sur ce qui ne peut se dire. Il faut compléter ce qu’ils signifient, par l’intuition, l’expérience, ou le commentaire.

Depuis plus de cinq mille ans, les Upaniṣad s’y essaient. Ils cachent des pépites, des diamants, des charbons, des lueurs, des éclairs.

« Il meut et ne se meut pas. Il est loin et il est proche.

Il est au-dedans de tout ce qui est ; de tout ce qui est, Il est au-dehors (…)

Ils entrent dans d’aveugles ténèbres, ceux qui croient dans le non-savoir ;

et dans plus de ténèbres encore, ceux qui se plaisent dans le savoir.

Le savoir et le non-savoir – celui qui connaît l’un et l’autre à la fois,

il franchit la mort par le non-savoir, il atteint par le savoir la non-mort.

Ils entrent dans d’aveugles ténèbres ceux qui croient dans le non-devenir ;

et dans plus de ténèbres encore ceux qui se plaisent dans le devenir (…)

Le devenir et la cessation d’être – celui qui connaît l’un et l’autre à la fois,

il franchit la mort par la cessation de l’être, il atteint par le devenir la non-mort.»iii

Ces mots, pensés plus de deux mille ans avant la naissance d’Héraclite d’Éphèse, parlent encore dans la nuit.

Maintenant il est temps de boire le soma et de fixer la flamme claire, qui remplit l’air d’odeurs nouvelles. Le vent attise la flamme.

Il est temps de louer le Souffle ! Il est maître de l’univers. Il est maître de toutes choses. Il fonde le monde. Il est clameur et tonnerre ! Il est l’éclair, et la pluie !

Il respire, il inspire, il s’éloigne, il s’approche !

Les mots aussi respirent, halètent, ne cessent de s’éloigner et de se rapprocher. Et puis ils s’ouvrent vers d’autres échappées.

Le Souffle caresse les êtres, comme un père son enfant.

Il effleure tout ce qui respire et tout ce qui ne respire pas.

i Rg Veda 9.86.29

ii Rg Veda 4.58.1

iii Īśāvāsya upaniṣad, 5-14

L’agonie du miracle – et réciproquement


Entre la perspective d’une mort assurée et l’évidence d’une vie fragile, l’homme subit chaque jour le drame de son obsolescence programmée, sans cesse confirmée à ses yeux, par les plus petits indices.

Lié par son destin, entravé par son passé, l’homme n’est guère plus qu’une marionnette plus ou moins docile, au bois malléable, aux ficelles élastiques et distendues, sous le regard lointain d’un marionnettiste myope, sans doute indolent, plutôt inoccupé, manifestement livré à d’autres sujets d’intérêt, considérablement plus élevés.

L’ombre des mystères supérieurs et la lumière de leur partielle révélation traversent parfois l’esprit des hommes, mal équipés pour comprendre les vacillations de leur propre intelligence, les limites vites atteintes de leur discernement. Elles n’en finissent jamais, l’ombre et la lumière, comme le jour et la nuit font le rythme du temps. Elles se mélangent aux voix infinies des peuples morts, aux hymnes de royaumes enterrés, aux psaumes de religions décomposées.

Tout s’écoule, tout s’enfuit, tout se perd, tout se mélange, tout se métamorphose.

De ces fines fluences, qui contrôle la teneur, teste la saveur ?

Tout va un jour à la mort, rien jamais n’est sans fin.

Vivre c’est se survivre seulement encore un peu, jusqu’au bout. Et la fin vient et vainc.

La vie, trop tôt éteinte, n’est qu’un rêve, celui d’atteindre l’éternité, ou son vide antonyme.

Une vie condamnée d’avance à un destin étriqué, mécanique, est plus absurde encore que la mort même. Et Dieu sait que la mort n’a vraiment, en soi, aucun sens !

Elle est un épiphénomène, dont l’esprit s’acharne à nier l’essence, et la fin. Alors que son essence est sa fin. Son essence est, logique imparable, la mort de la mort même : sa fin est donc sa propre fin, si l’on veut jouer avec les mots.

La vie ‘dure’ un temps, pendant que les choses et le monde ‘perdurent’.

Mais toutes ces durées sont molles, assoupies, déjà livrées aux prémisses de l’agonie à venir.

Le monde et la vie ont la réalité des fantômes irréels, existant hors d’eux-mêmes, éthérés, impossibles à saisir, à étreindre fermement, ou alors seulement par fractions, par illusion.

Parfois pourtant, assez rarement, un grand « éclair », une éblouissante lumière, un soleil plus large que le ciel, envahit la conscience réduite, et l’éclaire de haut en bas. Son obscurité morne, indécise, s’illumine alors. Sa nuit ruisselle de soleils.

« Ah!, se dit l’âme, interloquée. Enfin du nouveau, du gouffre, de l’abysse, et même du totalement sommital, du vraiment jamais vu ! »

Dans la confusion générale, l’âme abasourdie pressent que se profile au loin l’ombre sombre de bien d’autres miracles encore, inconnus, invisibles et éphémères, et que sonne bruyamment le tocsin digne du ‘neuf’, de l’absolument ‘neuf’.

Mais pour les autres, ceux qui n’ont vu ni neuf, ni nuit, ni ciel, ni soleil, ils ne peuvent pas vivre ainsi, dans le tohu, dans le bohu et dans le tehom du monde, dans cet abîme de non-sens. Non, on ne peut pas y vivre, et pourtant si, il le faut, il faut continuer simplement de vivre, car il n’y a pas mieux, comme idéologie, comme pis-aller, comme fin en soi, de simplement vivre.

Pour les uns, il serait plus facile de nier tout ce qu’ils pensent, tout ce qu’ils sentent, tout ce qu’ils croient, plutôt que de cesser de vivre.

Pour d’autres, ils cesseraient plutôt de vivre plutôt que de nier ce qu’ils ont vu et cru.

A qui donner raison ?

Les hommes vivent dans l’incertain, l’ignorance, l’aveuglement, depuis le premier jour. Nombreux les faux espoirs, les illusions, les impasses, au rythme des jours et des nuits, quant à eux chichement comptés.

Pendant ce temps, le miracle se terre. Comme un assassin de la réalité ou de l’illusion, fuyant sournoisement, de par la terre, les milices pensantes, le miracle est en cavale perpétuelle.

S’il paraît d’aventure, ici ou là, des sirènes stridentes alertent le peuple, les patrouilles grouillent, les badauds dénoncent, la police se place, – sans succès.

La cavale miraculeuse reprend toujours, et sans cesse essoufflée.

Il risque tous les jours sa peau mince, translucide et veinée de pulsations, – le miracle.

Une rafale d’Uzi ou de Kalach la trouerait sans retour, cette peau fine. Un rire vulgaire ou le sourire supérieur des intelligents aussi.

Il ne peut s’en empêcher de paraître à la demande, cependant. C’est dans sa nature, , – le miracle –, de faire irruption, dans le désert des mondes.

C’est dans sa nature : mais qui a fait sa nature ?

On ne sait. Ce qu’on sait, c’est seulement ça : il apparaît inopinément, comme un voleur, ou un malheur, ou alors, pas du tout.

Mais quand il paraît, il impose son énormité tranquille, son non-sens non niable, son absurdité absolue, son irréfutable incongruité.

La vie continue toujours. On attend, on espère. Et ce que le destin met soudain hors de notre portée, on le dédaigne alors, faute de mieux, comme des raisins trop verts, on le méprise derechef, on se console par des mouvements intérieurs, on se réfugie en des excès de grandeur d’âme, la plupart du temps hypocrites, mais parfois non.

On ne sait rien de notre propre vie, de son pourquoi, de son comment, de son origine et de sa fin. On ne sait rien, vraiment. Et on ne fait rien de ce non savoir. Pourtant, quand rien n’est accompli, tout reste en quelque sorte possible.

Le possible ? L’impossible ? Le miracle ?

Le miracle, quand d’aventure il paraît, arrête l’illusion, le jeu, l’indifférence. Il surgit avec sa masse totale, inamovible, irréfutable, éléphantesque, bloquant les couloirs, colmatant les issues et brouillant les points de fuite.

Il occupe tout le terrain. Il arrache tous les voiles.

Devant lui, l’âme est nue comme au premier jour.

Le miracle, si rare ici-bas, est le quotidien du Dieu, son ordinaire. Ce qui est extraordinaire, pour Lui, c’est plutôt l’absence du miracle, la grève du zèle, la kénose.

Dieu a ses radars, ses rayons X. Rien ne lui est obstacle. Il ne fait pas acception de la substance et de l’apparence, de l’existence et de l’essence. Tout cela ne lui est rien de bien réel, à lui qui est au-delà de l’essence et au-delà de l’existence.

Pour un Dieu qui est à lui-même sa propre valeur, son propre cap, son infinie liberté, que signifient la réalité, la liberté et la destinée humaines?

S’Il est Tout, tout le ‘reste’ est rien. S’Il n’est pas Tout, qu’est-Il ou que devient-Il que le ‘reste’ ne puisse être ou devenir?

Au théâtre du Cosmos, Dieu est un grand acteur tragique. L’homme fait plutôt dans le genre tragi-comique.

L’homme voit son visage, met son masque, mais perd la face, face à la Face de Dieu.

Le Dieu de la nature et de la destinée se tient coi, devant l’homme sans face.

Il reste coi, dépassé par Sa voix, éclaboussé de lumière, muet devant l’initiative de son Verbe.

Il est aussi dépassé par le silence de Sa création. Le Dieu pleure le silence du monde et de l’homme, et Son absence en leur sein.

Le Dieu de la transcendance reste absent, loin de Son immanence, et réciproquement. Quel déchirement, titanesque, olympien, divin !

Vide de Sa création, un tel Dieu qu’est-Il sinon une absence à Lui-même, – et à l’Autre ?

Ce Dieu-là, absent, vide, toujours le Même, et qui est quand même intelligent, ne doit pas pouvoir supporter longtemps cette absurdité. Il lui faut coûte que coûte trouver un terrain d’entente. Sinon, quel échec, pour Lui, le créateur des mondes, incapable d’un dialogue avec Sa créature ? Impossible. Insupportable. Improbable.

Bien sûr, il y a d’autres dieux, des dieux du temps et du monde, des dieux de la matière et du ciel, de la réalité et de la dialectique, de l’histoire et de la fin, qui prétendent occuper le vide, l’absence.

Mais ces dieux ne sont que du vent et de la poussière, croyez-m’en. Ou du moins, de pâles simulacres de la déité même, des figurines.

Sous le vent et dans la poussière, la puissance absente du divin se révèle au creux du roc, ou au creux de l’aile (kef et kaf), comme un fin murmure, un bruissement, un ruissellement, comme une eau lente, non la crue d’un grand fleuve, ou le tsunami d’un océan.

Et si le vrai Dieu n’était qu’un ru, et non la mer ?

Le Dieu, le grand Dieu, n’est pas un Dieu petit, terré dans l’immanence, guettant de misérables succès d’estime. Il joue un grand jeu, dont on n’a aucune idée, et qui sans doute le dépasse Lui aussi, tant Il a tout parié, son passé et son avenir, son être et son devenir, et sa toute-puissance.

Il ne cherche ni le chaos ni l’ordre, ni la paix, ni la guerre.

Non. Il cherche sans cesse ce qu’Il ne peut se résoudre à trouver en Lui-même.

Il le cherche aussi en l’homme, qu’Il habille de miracles aussi fins que des fibres ou des fils.

Quelle tragédie que l’existence d’un grand Dieu qui observe, dépité, que Sa création n’est qu’un pantin bien mal articulé, une marionnette saccadée… Tout ça pour ça ? Non, vraiment cela n’en valait pas la peine.

C’est donc que tout est à refaire. Tout est dé-déifier, à dés-humaniser et à ré-inventer.

Non que Dieu disparaisse alors à jamais. Cela ferait de l’Homme un micro-dieu, de silicium et de saccharose, bien incapable de seulement lever les yeux vers ses propres confins.

Dieu, sans doute, doit se cacher, se terrer, quelque part, après avoir quitté la scène. Il ne peut faire que ça, c’est ce qu’on attend de Lui. S’Il se présentait en pleine lumière, cela détruirait pour toujours ce monde petit, création engendrée dans la souffrance et l’ignorance, aux prises aux rets de l’impuissance.

Dieu une fois absent, ou mort, la nature, l’humanité et la destinée paraissent esseulées, presque entièrement dépourvues d’âme et de fin.

Lorsqu’elles en seront absolument et irrémédiablement privées, elles découvriront l’étendue de leur tragique inanité, leur flagrante nudité.

Les âmes humaines ayant perdu leurs voiles, elles n’auront plus que leur intérieure essence pour parer leurs pudenda.

Elles n’auront plus rien à cacher, leur moi intime aura été mis en éclatante lumière, devant les myriades d’yeux et de dieux des divers univers.

Nues, peut-être trouveront-elles enfin la force de s’envoler, de prendre la fuite vers le haut, loin de leur bassesse, de leur humus?

Dans le grain, la grappe, et la cuve, l’alcool s’élève lentement, par degré, avant de viser les anges, illuminant brièvement le cerveau lent de ceux qui ne savent que fuir, toujours.

Mais fuir c’est être aussi, c’est être encore. Tout comme c’est encore être que de ne pas vouloir être ou ne pas pouvoir être. Il y a de multiples façons d’être et plus encore de n’être pas.

Les infinies gradations de l’être et du non-être sont plus fines que les ailes du papillon, plus impalpables que les senteurs printanières.

La métaphysique des scolastiques a asséné cette vérité dans les écoles : « Plus un être est parfait, plus il est ».

Conséquemment, moins il est parfait, moins il existe.

Le Soi est-il parfait ? S’il est, il devrait être parfait. En revanche, s’il est imparfait, il n’existe qu’à demi ou pour un quart ou un dixième.

Notre vie, et notre Soi, n’offrent à la raison qui raisonne aucune fin auto-suffisante.

Tout ce qui existe pourrait tout aussi bien ne pas exister, a priori, ou prendre bien d’autres formes. Tout ce qui existe est bien plus accidentel et hasardeux qu’essentiel et nécessaire.

C’est pourquoi certains croyants croient que la nécessité est une invention du divin. Le divin serait d’autant plus nécessaire qu’il serait la cause essentielle de la nécessité. Mais c’est un raisonnement circulaire (le cercle est d’ailleurs une autre image de la nécessité).

Le passé est-il nécessaire, puisqu’il a été ?

On peut soutenir cette thèse. Mais on peut aussi soutenir la thèse inverse, tant il est aisé à tout ce qui vit à présent de réinventer, reconstruire et réinterpréter le passé.

Beaucoup de choses dans la vie, qui semblaient absolument nécessaires, indispensables, qui figuraient des colonnes vertébrales de l’être et de la pensée, peuvent disparaître brutalement en quelques minutes, ou insensiblement en quelques années. Inversement, des détails minuscules, des secondes presque vides auxquelles on ne prêta pas attention, peuvent un jour révéler leur puissance soudaine, dévoiler leur germination indescriptible.

Un oubli profond de la mémoire, ou au contraire son imprévisible prévoyance, peuvent abasourdir l’âme, et lui montrer sa légèreté, son vide propre, son inconsistance, – et sa fraîche nouveauté.

Si l’âme a une ‘essence’, peut-elle jamais en être privée, en être dépossédée ? Et cette essence, qu’est-elle sinon un fardeau ?

L’âme aimerait bien s’en débarrasser, pour mieux s’envoler. Mais les métaphores trompent plus qu’elles ne guident, tant elles ont réversibles.

Le bateau ne voguerait pas mieux sans le poids mort de la quille. L’essence est la quille de l’âme. Sans elle, impossible de remonter au vent.

Cette essence se trouve dans ses fins ultimes, ses pierres de touche, ses limites absolues et ses rêves.

L’existence de l’homme après une expérience absolue, mystique, des fins, se fonde désormais sur l’idée qu’il a été témoin de l’indicible, de la non-séparation. Le miracle dont il a été le témoin éberlué et quasi-impotent, détruit à tout jamais la valeur des idées, des formes, des sensations, des réalités humaines, devenues bien trop ‘provinciales’.

L’expérience mystique n’a pas d’essence.

Pour les uns elle représente la destruction de l’individu, du soi. Pour d’autres elle préfigure un changement de paradigme. Pour d’autres enfin, il n’y a rien à dire, rien à prouver, tout est au-delà de l’imaginable, du verbalisable.

Pour ma part, il est tout-à-fait inexplicable que le Soi puisse absorber l’intégralité de l’expérience mystique, après la destruction de toute idée du Divin, du Cosmos, et du Soi.

Il est tout aussi incompréhensible que le Soi (humain) puisse rester capable de résister à l’impact extatique du Soi (divin). Face contre Face. Panim.

Comment expliquer qu’un Soi humain fusionne extatiquement avec le Soi divin, qu’il disparaisse en Lui, et qu’il garde conscience et connaissance de cette assimilation, cette désintégration, cette annulation ?

L’individu, le Soi, semble englouti dans le Tout, le Dieu. Le paradoxe, c’est que jamais, jamais, ce Soi englouti par l’océan divin ne perd sa conscience d’être encore un Soi, un petit point de conscience ballotté dans une tempête inouïe, un vent force 10000. Il reste irrésistiblement invincible, il ne se dissout pas, jamais, quelle que soit la puissante infiniment puissante qui l’envahit…

La mystique et la tragédie ont ceci de commun qu’elles font voisiner la mort et la vie, le rien et le tout, l’autonomie du Soi et la dissolution dans l’Être.

Le mystique se fond, se laisse absorber, dans et par ces puissances supérieures, le tragique s’y affronte, s’y confronte et s’y fracasse.

Dans le premier cas, étant uni au Tout, le Soi échappe à la vision ou à l’interprétation personnelle de ce qui l’a mené là, pour se précipiter sans retenue dans l’indescriptible extase.

Dans le second cas, l’homme tragique perd son individualité au moment même où il effectue le choix suprême, celui qui est censé le confirmer dans la pureté de son Soi, celui dans lequel il découvre la puissance propre de l’exaltation.

Qui peut dire alors ce qui est vivant et ce qui est mort, dans l’homme mystique et dans l’homme tragique, tant la mort semble une super-vie, et la vie une sorte de mort.

Héraclite a dit quelque chose d’approchant.

« Les immortels sont mortels et les mortels, immortels ; la vie des uns est la mort des autres, la mort des uns, la vie des autres. »i

La super-vie, ou le miracle, on n’en voit pas tous les jours.

Il y en a qui en rient, d’ailleurs, du miracle. Le passage de la mer rouge, les colonnes de feu et les nuées, la résurrection de Lazare, la multiplication des pains, ils en rient, les incrédules. Et comme tout cela leur paraît démodé, forclos, inutilisable, à jamais dénué de sens moderne !

Mais pour les témoins qui voient de leurs yeux, il n’a pas de doute, seul le miracle est réel, vraiment réel, resplendissant de sur-réalité. Mais cette rutilance et cet éclaboussement sont aussi une porte vers la mort. Le miracle annonce un arrière-monde, une méta-réalité, à laquelle rien ne nous prépare, sinon ce que le miracle précisément laisse entrevoir. La mort alors, pour qui accepte d’en tirer la leçon, n’est qu’un passage obligé, comme jadis la Mer rouge, vers un désert parcouru de colonnes et de nuées, vers quelque putative Terre promise, ou quelque résurrection, dans un univers autre où l’on sera rassasié de pain ‘sur-essentiel’ (en grec épiousion, – comme dans τὸν ἄρτον τὸν ἐπιούσιον).

Lorsque la mort approche de son pas de velours le regard s’ouvre. L’âme devient plus consciente d’elle-même, non de ses victoires ou de ses défaites, qui n’ont alors plus guère d’importance, mais de son irrésistible pulsion interne de vie. La vie veut vivre. Mais la frontière est là, tangible, l’âme s’en approche, est-ce un mur, une porte, un abîme sans fond ? Jusqu’au dernier moment l’énigme subsiste. Seules quelques âmes ont vu par avance ce qui était au-delà de l’expérience. Par quel miracle ?

Elles voient ce qui les attend derrière la mort, quelque chose comme mille soleils, ou plutôt un milliard de milliards de soleils, tant les mots manquent. Et elles voient leur Soi même se fondre, goutte de feu pur dans l’océan infini.

Non, non, illusion, assènent les sceptiques, simple chimie d’un cerveau se nécrosant par avance, dérisoire tourbillon neurochimique, emballement affolé de synapses asphyxiées.

Qu’importe la polémique à cette heure, encore un instant et l’on sera fixé pour toujours, dans un sens ou un autre.

On ne peut pas, par la force seule du raisonnement, exclure l’une ou l’autre voie, celle menant au néant et celle ouvrant sur l’océan des possibles.

Après tout, la naissance n’était-elle pas, si l’on s’en rappelle, comme un passage (fort étroit) de la mère rouge, pour sortir dans le feu de la lumière, et la multiplication des peines ?

C’est dans les derniers moments, ô paradoxe, que la vie prend tout son sens, se charge de tout son poids, se remplit de toutes les émotions, les regrets, les espoirs, les rires et les bonheurs.

Tout cela se fond en un seul point, hyper-dense, lourd de tout le vécu, centre sur-concentré, et qui n’est plus cependant qu’un léger bagage, un maigre baluchon, soudain, pour l’éternel migrant que l’être vivant se découvre être dans le parage de la mort.

L’essence de l’homme est dans cet unique point, cette nébuleuse de myriades d’instants, cette somme d’existence et d’oubli.

C’est une autre façon de résoudre la question rebattue de l’essence et de l’existence. Ni l’une ni l’autre ne précède.

C’est ce point unique et dense, gravide de toute une vie, qui est seulement réel, miraculeusement réel, et qui permet d’ajouter un tant soit peu à l’océanique immensité.

L’océan surréel qui agrège, et agrée, tout ce qui a vécu, et qui vivra.

iFr. 62

Le ‘nom’ – et le ‘corps’ du Dieu. Le cas du Dieu Râ et celui du Dieu El.


Pendant une nuit étrange et fameuse, Jacob lutta longtemps avec un homme, corps à corps, cuisse contre cuisse. Ni vainqueur ni vaincu. Enfin l’homme frappa Jacob au creux (kaf) de la hanche (yarakh). Celle-ci se luxa.i

En hébreu, le mot kaf a plusieurs sens : « le creux, la paume de la main ; la plante du pied ; ou encore la concavité de la hanche (l’ischion, l’un des trois os constitutifs de l’os iliaque) ». Ces sens dérivent tous de la racine verbale kafaf signifiant ‘ce qui est courbé, ce qui est creux’. Dans une autre vocalisation, le mot kéf signifie aussi ‘rocher, pointe de rocher, caverne’, ce qui renvoie peut-être, au moins analogiquement, à un autre rocher, celui dans le creux ou dans la fente duquel Moïse dut se cacher, quand Dieu passa devant lui :

« Et il arrivera, quand ma gloire passera, que je te mettrai dans la fente du rocher (tsour), et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que je sois passé, puis je retirerai ma main, et tu me verras par derrière ; mais ma face ne se verra pas. »ii

Il est vrai que le rocher de Moïse n’était pas un kéf mais un tsour. Il faudrait pouvoir analyser la nuance. Le mot kéf ne s’emploie qu’au pluriel (kéfim) et on le trouve par exemple en Job 30,6 : « ils habitent dans les trous (ḥoreï) du sol et dans les crevasses (kefim) ».

Pour en revenir à Jacob et à son ‘creux dans la hanche, son combat ne prit fin que lorsque ‘l’homme’ voulut partir, l’aube étant venue. Avait-il peur du soleil ?

Jacob ne voulait cependant pas le laisser s’en aller. Il lui dit : « Je ne te laisserai point que tu ne m’aies béni. »iii

Singulière demande, adressée à un adversaire résolu, et qui avait été capable de le frapper au point faible, au ‘creux’ de la cuisse, la luxant.

S’ensuivit un dialogue bizarre, décousu.

L’homme demanda à Jacob : « Quel est ton nom ? »

Celui-ci répondit : « Jacob ».

L’homme, – mais était-ce seulement un homme, vu l’autorité du ton? –, reprit : « Ton nom ne sera plus Jacob, mais tu seras appelé Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes, et tu as été vainqueur. »iv

Était-ce donc contre Dieu Lui-même que Jacob avait ainsi lutté toute la nuit ? Et Jacob s’était-il battu non seulement contre Dieu, mais aussi en même temps contre des hommes? Et avait-il donc vaincu décisivement tout ce monde, divin et humain, au seul prix d’une luxation de la hanche ?

Son succès apparent était pourtant limité… Son nom avait été certes modifié pour l’éternité, et il avait reçu des éloges éloquents, mais Jacob n’était toujours pas béni, malgré sa demande instante.

Changeant de tactique, il l’interrogea l’homme :

« Fais-moi, je te prie, connaître ton nom. Il répondit : Pourquoi demandes-tu mon nom ? Et il le bénit, là. »v

Il le bénit, ‘là’. En hébreu : Va yébarekh cham.

Le mot cham signifie ‘là’ ; mais dans une vocalisation très proche, le mot chem signifie ‘nom’.

Jacob demandait son ‘nom’ (chem) à l’homme, et en réponse l’homme le bénit, ‘là’ (cham).

Il s’agit littéralement d’une ‘métaphore’, – c’est-à-dire d’un déplacement du ‘nom’ (chem) vers le lieu, vers le ‘là’ (cham).

Et ce ‘là’, ce ‘lieu’, recevra bientôt un nouveau nom (Péni-El), donné par Jacob-Israël, comme on va voir.

La transcendance divine, qui ne révèle ici point son nom (chem), laisse par là entendre que Jacob fait face à un non-savoir absolu, une impossibilité radicale d’entendre le nom (ineffable). Ce non-savoir et ce non-dire transcendants se laissent malgré tout saisir, à travers une métaphore de l’immanence, à travers le déplacement vers le ‘là’ (cham), mais aussi par une métaphore inscrite dans le corps, dans le creux (kaf) de la hanche et dans le ‘déplacement’ (la luxation) que ce creux rend possible.

Quelle curieuse rencontre, donc, que celle de Jacob avec le divin !

Jacob s’était battu sans vaincre, ni être vaincu, mais le creux de sa hanche fut frappé, et de cette hanche luxée, les enfants d’Israël gardent encore la souvenance par un tabou alimentaire…

Jacob avait demandé à être béni par son adversaire, mais celui-ci lui avait seulement changé son nom (chem), – sans toutefois le bénir.

Jacob avait alors demandé son propre nom (chem) à cet homme, et celui-ci, pour seule réponse, l’avait enfin béni, ‘là’ (cham), mais toujours sans lui donner son nom (chem).

Faute de savoir ce nom, décidément gardé secret, Jacob donna à ce lieu, à ce ‘là’ (cham), le nom (chem) de ‘Péni-El’. « Car, dit-il, j’ai vu Dieu face à face, et ma vie (néfech) est restée sauve. »vi

Faute d’avoir pu entendre le nom propre du Dieu, Jacob donna un nom à ce lieu, en employant le mot générique El, qui signifie ‘dieu’.

Péni-El, mot-à-mot, ‘face de Dieu’.

C’était là affirmer a posteriori que ‘l’homme’ contre qui Jacob avait lutté était en réalité Dieu, ou du moins quelque être vivant qui lui avait présenté une ‘face’ de Dieu…

Or, il était depuis longtemps admis, dans l’ancienne religion des Hébreux, que l’on ne peut pas voir la face de Dieu sans mourir.

Jacob avait lutté ‘contre Dieu’ et il avait vu Sa face, et pourtant il n’était pas mort. Son propre nom avait été changé, et il avait été béni, – mais le nom (de Dieu) ne lui avait pas été révélé.

Cette révélation sera pourtant faite, bien plus tard, à Moïse, à qui en revanche, il ne sera pas donné de voir la ‘face de Dieu’, puisqu’il dut se réfugier dans le ‘creux’ d’un autre rocher, et n’apercevoir que le dos du Dieu…

Le Nom ou la Face, – et non le Nom et la Face.

Ajoutons que toute cette scène se passait la nuit. Puis le soleil vint.

« Le soleil commençait à l’éclairer lorsqu’il eut quitté Péni-El. »vii

Cette directe référence au soleil (et à la lumière du jour) semble donner à l’astre solaire le rôle d’un négateur de la nuit, et de la révélation.

Elle n’est sans doute pas sans rapport non plus, du point de vue hébraïque, avec l’antique culture égyptienne, dont on sait qu’elle voyait dans le ‘soleil’, – tout comme dans la ‘nuit’ d’ailleurs, l’un des symboles du divin.

Pour comprendre cette référence implicite dans sa relation avec l’histoire du combat de Jacob contre ‘l’homme’ ou contre ‘Dieu’, il faut citer un épisode singulier de l’histoire de Râ, – ce Dieu solaire qui refusa, lui aussi, de révéler son nom ineffable à une questionneuse infatigable.

Le célèbre égyptologue, Gaston Maspéro, a décrit cette histoire en détail, en prenant pour source les papyrus ‘hiératiques’ de Turin, remontant à l’époque ramesside des XIXème et XXème dynasties, allant de la fin du 14ème siècle au 12ème avant J.-C., et donc quelques deux ou trois siècles avant la période correspondant aux générations d’Abraham, Isaac et Jacob.

« Rien ne le montre mieux que l’histoire de Râ. Son univers était l’ébauche du nôtre, car Shou n’existant pas encore, Nouît continuait de reposer entre les bras de Sibou et le ciel ne faisait qu’un avec la terre. »viii

A force de largesses envers les hommes, le Dieu Râ n’avait conservé qu’un seul de ses pouvoirs, son propre Nom, que lui avait donné son père et sa mère, qu’ils lui avaient révélé à lui seul et qu’il tenait caché au fond de sa poitrine, de peur qu’un magicien ou un sorcier s’en emparât.ix

Mais Râ se faisait vieux, son corps se courbait, « la bouche lui grelottait, la bave lui ruisselait vers la terre, et la salive lui dégouttait sur le sol »x.

Il se trouva qu’ « Isis, jusqu’alors simple femme au service du Pharaon, conçut le projet de lui dérober son secret ‘afin de posséder le monde et de se faire déesse par le nom du dieu augustexi’. La violence n’aurait pas réussi : tout affaibli qu’il était par les ans, personne ne possédait assez de vigueur pour lutter contre lui avec succès. Mais Isis ‘était une femme savante en sa malice plus que des millions d’hommes, habile entre des millions de dieux, égale à des millions d’esprits et qui n’ignorait rien au ciel et sur la terre, non plus que Râxii’. Elle imagina un stratagème des plus ingénieux. Un homme ou un dieu frappé de maladie, on n’avait chance de le guérir que de connaître son nom véritable et d’en adjurer l’être méchant qui le tourmentaitxiii. Isis résolut de lancer contre Râ un mal terrible dont elle lui cacherait la cause, puis de s’offrir à le soigner et de lui arracher par la souffrance le mot mystérieux indispensable au succès de l’exorcisme. Elle ramassa la boue imprégnée de la bave divine, et en pétrit un serpent sacré qu’elle enfouit dans la poussière du chemin. Le dieu, mordu à l’improviste tandis qu’il partait pour sa ronde journalière, poussa un hurlement : ‘sa voix monta jusqu’au ciel et sa Neuvaine, ‘Qu’est-ce, qu’est-ce ?’, et ses dieux, ‘Quoi donc, quoi donc ?’, mais il ne trouva que leur répondre, tant ses lèvres claquaient, tant ses membres tremblaient, tant le venin prenait sur ses chairs, comme le Nil prend sur le terrain qu’il envahitxiv.’ 

Il revint à lui pourtant et réussit à exprimer ce qu’il ressentait (…) : ‘çà, qu’on m’amène les enfants des dieux aux paroles bienfaisantes, qui connaissent le pouvoir de leur bouche et dont la science atteint le ciel !’

Ils vinrent, les enfants des dieux, chacun d’eux avec ses grimoires. Elle vint, Isis, avec sa sorcellerie, la bouche pleine de souffles vivifiants, sa recette pour détruire la douleur, ses paroles qui versent la vie aux gosiers sans haleine, et elle dit : ‘Qu’est-ce, qu’est-ce, ô pères-dieux ? Serait-ce pas qu’un serpent produit la souffrance en toi, qu’un de tes enfants lève la tête contre toi ? Certes il sera renversé par des incantations bienfaisantes et je le forcerai à battre en retraite à la vue de tes rayonsxv.’

Le Soleil, apprenant la cause de ses tourments, s’épouvante (…). Isis lui propose son remède et lui demande discrètement le nom ineffable, mais il devine la ruse et tente de se tirer d’affaire par l’énumération de ses titres. Il prend l’univers à témoin qu’il s’appelle ‘Khopri le matin, Râ au midi, Toumou le soir’. Le venin ne refluait pas, mais il marchait toujours et le dieu grand n’était pas soulagé.

Alors Isis dit à Râ : ‘Ton nom n’est pas énoncé dans ce que tu m’as récité ! Dis-le moi et le venin sortira, car l’individu vit, qu’on charme en son propre nom.’ Le venin ardait comme le feu, il était fort comme la brûlure de la flamme, aussi la Majesté de Râ dit : ‘J’accorde que tu fouilles en moi, ô mère Isis, et que mon nom passe de mon sein dans ton seinxvi.’

Le nom tout-puissant se cachait véritablement dans le corps du dieu, et l’on ne pouvait l’en extraire que par une opération chirurgicale, analogue à celle que les cadavres subissent au début de la momification. Isis l’entreprit, la réussit, chassa le poison, se fit déesse par la vertu du Nom. L’habileté d’une simple femme avait dépouillé Râ de son dernier talisman. »xvii

Mettons en parallèle les deux histoires, celle du combat de Jacob dans la Genèse et celle de l’extorsion du nom ineffable de Râ par Isis, dans le papyrus de Turin.

Jacob est un homme, intelligent, riche, à la tête d’une grande famille et d’une nombreuse domesticité.

Isis est une simple femme, une servante du Pharaon, mais fort rusée et décidée coûte que coûte à accéder à un statut divin.

Jacob se bat contre un homme qui est en réalité Dieu (ou un envoyé de Dieu, possédant sa ‘face’). Il lui demande sa bénédiction et son nom, mais n’obtient que la bénédiction, le changement de son propre nom, sans que le nom ineffable du Dieu (seulement connu sous le nom générique ‘El’) lui soit révélé.

Isis trompe par sa ruse le Dieu (connu publiquement sous les noms de Râ, Khopri, ou Toumou). Ce grand dieu se montre faible et souffrant, et il est aisément berné par cette femme, Isis. Elle emploie les forces créatrices du Dieu à son insu, et forme, à partir d’une boue imprégnée de la salive divine, un serpent qui mord le Dieu et lui inocule un venin mortel. Le Dieu Soleil est désormais si faible qu’il ne supporte même pas, lui pourtant le Soleil de l’univers, le ‘feu’ du venin, ‘brûlant’ comme une ‘flamme’…

Jacob « lutte » au corps à corps avec l’homme-Dieu, qui le frappe au « creux » de la hanche, sans jamais lui révéler son Nom.

Isis, quant à elle, « fouille » le sein du Dieu Râ, avec son accord (un peu forcé), pour en extraire enfin son Nom (non cité), et l’incorporer directement dans son propre sein, devenu divin.

Une idée un peu similaire à cette recherche dans le ‘sein’, quoique pour une part inversée, se trouve dans le récit de la rencontre de Moïse avec Dieu sur l’Horeb.

« Le Seigneur lui dit encore : ‘Mets ta main dans ton sein’. Il mit la main dans son sein, l’en retira et voici qu’elle était lépreuse, blanche comme la neige. Il reprit : ‘Replace ta main dans ton sein’. Il remit la main dans son sein, puis il l’en retira et voici qu’elle avait repris sa carnation. »xviii

La similarité se place au niveau de la fouille du ‘sein’. La différence, c’est que Moïse fouille son propre sein, alors qu’Isis fouillait le sein de Râ…

Notons que dans le cas de Jacob comme dans celui d’Isis, le nom ineffable n’est toujours pas révélé. Jacob ne connaît seulement que le nom générique El.

Quant à Isis, il lui est donné de voir le Nom transporté du sein de Râ dans son propre sein, la divinisant au passage, mais sans qu’elle révèle publiquement le Nom lui-même.

Cependant, il est indéniable qu’Isis a réussi, là où Jacob a échoué.

Il y a une autre différence encore entre Isis et Jacob.

Jacob, par son nom neuf, incarna dès lors la naissance d’Israël, puissance bien réelle, dans les siècles des siècles.

Isis, quant à elle, reçut en partage un destin plus symbolique. Elle devint une déesse, et la compagne fidèle, dans la vie et dans la mort, du dieu Osiris. Elle transcenda, le moment venu, son morcellement et son partage, et prépara les conditions de sa résurrection. Elle participa à l’aventure métaphysique de ce Dieu assassiné, démembré et ressuscité, et dont le corps divisé, coupé en morceaux, fut distribué à travers les nomes d’Égypte, pour leur transmettre vie, force et éternité.

Aujourd’hui, à la différence d’Israël, Isis semble n’avoir pas plus de réalité que celle que l’on accorde aux songes anciens.

Et pourtant, la métaphore du Dieu (Osiris) assassiné, au corps découpé, distribué à travers toute l’Égypte et le reste du monde, se retrouve presque trait pour trait dans l’idée christique du Dieu messianique, assassiné et partagé en communion, depuis deux millénaires, parmi les peuples du monde entier.

Le combat de l’homme contre (ou avec) les métaphores continue encore aujourd’hui…

Qui l’emportera, in fine, la métaphore hébraïque ou la métaphore égyptienne ?

La transcendance du ‘nom’ (chem), – ou l’immanence du ‘là’ (cham) ?

Le ‘creux’ de la hanche de Jacob, ou le ‘plein’ du sein d’Isis ?

Ou faut-il attendre encore autre chose, d’aussi ineffable que le Nom ?

Quelque chose qui unirait ensemble le plein et le creux, le chem et le cham ?

iGn 32, 25-26

iiEx 33, 22-23

iiiGn 32, 27

ivGn 32, 29

vGn 32, 30

viGn 32, 31

viiGn 32, 32

viiiG. Maspéro. Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique. Librairie Hachette. Paris, 1895, p. 160

ixG. Maspéro indique en note que la légende du Soleil dépouillé de son cœur par Isis a été publiée en trois fragments par MM. Pleyte et Rossi (Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. XXXI, LXXVII, CXXXI-CXXXVIII), sans qu’ils en soupçonnassent la valeur, laquelle fut reconnue par Lefébure (Un chapitre de la Chronique solaire, dans le Zeitschrift, 1883, p.27-33). In op.cit. p. 162, note 2

xPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 2-3, in op.cit. p. 162, note 3

xiPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 1-2, in op.cit. p. 162, note 4

xiiPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXI, I, 14 – pl. CXXXII, I,1, in op.cit. p. 162, note 5

xiiiSur la puissance des noms divins et sur l’intérêt de connaître leurs noms exacts, cf. G. Maspéro, Études de mythologie et d’Archéologie Égyptiennes, t. II, p.208 sqq.

xivPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 6-8, in op.cit. p. 163, note 1

xvPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 9- pl.. CCXXXIII, I,3, in op.cit. p. 163, note 2

xviPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 10-12, in op.cit. p. 164, note 1

xviiG. Maspéro. Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique. Librairie Hachette. Paris, 1895, p. 161-164

xviiiEx 4, 6-7

Dans la fente du rocher


Le jour n’était plus, le soleil s’était enfui sous la terre depuis plusieurs heures, la nuit était fort sombre, la lune, cachée derrière des nuages lourds et noirs, ne donnait plus ce soir son miel de lumière. Les hommes, trois chamans nus, couverts de cendres chaudes et de peintures ocres et noires, s’avançaient vers un creux dans la pierre, ils se glissaient dans l’ouverture quasi obstruée de ce qu’on appelle aujourd’hui une ‘grotte’, – située dans des falaises calcaires, près du lieu-dit Pergouset, sur la rive droite d’une rivière qu’on appelle de nos jours le Lot.

Ceci se passait il y a vingt ou quarante mille ans, – mais assurément, il y a six cent ou huit cent mille ans, dans une quête similaire, d’autres hommes cheminaient ailleurs de façon analogue, en Asie ou en Amérique, suivant aussi leurs rêves, assouvissant leurs instincts brûlants.

Nos trois chamans allaient devoir ramper en silence sur plusieurs centaines de mètres dans un vagin étroit de pierre et de terre, plongés dans une obscurité radicale, seulement trouée de la pauvre lumière de lumignons de graisse animale.

Dans la grotte de Pergouset, d’autres fentes les attendaient encore. Ils allaient dans quelques instants les caresser longuement de leurs mains suppliantes. Ils allaient prier de toute leur âme pour s’introduire à travers elles dans le sexe du monde, dans l’utérus chthonien, dans le sein de la terre-mère, dans la tombe des rêves et des ravissements. Ils allaient entreprendre cette nuit, à nouveau, une quête indéfinissable au cœur du cosmos tout entier, dont ils sentaient battre le rythme dans leur propre cœur, dans leur sang affolé de puissants psychotropes, et dans leurs tympans pleins du bruit sourd de tambours aux alentours, – faits de peaux tannées de mammouths ou de tigres, martelées de doigts gourds d’avoir longtemps frappé les sensibles membranes, projetant leurs vibrations jusqu’au fond des cavernes, dans l’intérieur des corps, dans les abysses des âmes, remuant les songes de traditions immémoriales, les souvenances irrémissibles, bien plus anciennes que les souvenirs et les morts.

A Pergouset, il y avait tout particulièrement trois fentes qui les attendaient, muettes dans la nuit, mouillées d’humidité, suintantes de sucs généreux, de graisses sacrifiées et d’ocres sanglants, – trois fentes, trois portes, qui devaient les introduire, en esprit, vers d’autres profondeurs encore, d’autres nuits, parfaitement inimaginables, régnant au centre de la terre, des obscurités plus noires que la mort, que nul humain ne verrait jamais, mais que leurs esprits décuplés, enthousiasmés, chevauchant des oiseaux de proie, déchireraient, pour franchir enfin les portes de toutes les nuits, les secrets du jour, et contempler la volonté du Dieu, celui qu’ils n’appelaient peut-être pas encore l’Unique, ainsi que sa Lumière, diffractée dans l’infini des puissances, sa Lumière salvatrice et mortifère, impensée et impensable, émanant de Sa face, illuminant tous les mondes connus et inconnus, la Lumière de ce Dieu qui donne la vie et la reprend.

De cette cérémonie étrange et profonde, nous n’avons plus guère que quelques traces sèches et savantes :

« Les trois triangles pubiens que compte la grotte de Pergouset se succèdent de façon telle que c’est la plus sommaire, simple triangle sans fente vulvaire, qui se trouve au plus profond de la grotte, puis un triangle marqué par une fente légèrement entrouverte, enfin, au plus proche de l’entrée, une vulve largement ouverte. »i

L’interprétation de l’art pariétal et de ‘l’art préhistorique d’Occident’ par des paléoanthropologues aussi réputés que André Leroi-Gourhan, Michel Lorblanchet ou Alain Testart nous frappe par son indécision informée, sa prudence tactique, sa volonté de système.

« Les grottes sont organisée comme des sanctuaires »ii dira l’un.

L’autre invoquera avant toute chose un ‘principe de modestie, ou de réserve’, impliquant de « rester humble devant l’énigme »iii, et suggérant même de « s’abstenir de toute interprétation ».

Elles ne manquent pas pourtant les tentatives de percer les états d’âme de nos ancêtres pas si lointains, ces Homo Sapiens, ces Homme dits de ‘Cro-Magnon’, c’est-à-dire en occitan, du ‘grand creux’, du nom d’un célèbre site en Dordogne, près des Eyzies-de-Tayac-Sireuil.

Ainsi, que d’encre a coulé pour interpréter la fameuse scène du Puits, à Lascaux, où l’on voit un homme à terre, à la tête d’oiseau, au sexe érigé en poignard, couché devant un bison le chargeant, tête baissée, perdant ses entrailles…

Georges Batailleiv y devine la culpabilité du chasseur et l’idée du rachat, ou même du sacrifice. Pour André Leroi-Gourhanv, plus matérialiste, il ne s’agit que de représenter l’homme blessé par le bison. Louis-René Nougiervi, fort pratique lui aussi, comprend qu’il s’agit là d’une scène de chasse. Denis Vialouvii y voit une ‘métaphore de la vie et de la mort’.viii

Comment donc interpréter les trois ‘fentes’ de Pergouset, l’une abstraite, l’autre légèrement entrouverte, et la troisième, vraie vulve, largement ouverte?

Alain Testart les comprend comme « une progression vers la complétude, complétude du dessin gravé qui va de pair avec son interprétation sociale, la femme ‘accomplie’ étant dans toutes les sociétés traditionnelles celle qui a eu plusieurs enfants, donc à la vulve largement ouverte comme en situation postnatale dans la dernière représentation de Pergouset. Les trois triangles balisent en quelque sorte le parcours orné de la grotte : ils forment un gradient selon lequel le sexe féminin se complète au fur et à mesure que, partant du fond, on progresse vers la sortie. »ix

La « grotte secrète », aux trois fentes, serait-elle donc un bref Traité d’obstétrique et de gynécologie comparative, enterré dans l’ombre, et accessible seulement aux corps minces de fougueux chamans, « après une longue reptation dans une chatière »x ?

J’ai évoqué trois chamans rampant dans la grotte. Mais selon Michel Lorblanchet, il ne pouvait guère s’y tenir que deux ‘officiants’. Deux hommes pour trois fentes ? Je n’y crois pas. Il m’est avis qu’ils étaient bien trois, chacun devant sa fente, psalmodiant son hymne, léchant le calcaire mouillé, y mettant la main, tentant d’ouvrir un peu plus ces lèvres gluantes, pour entrer enfin dans le monde très supérieur du très-profond.

Je crois intuitivement à cette trinité chamanique, tout comme Abraham, bien plus récemment, crut lui aussi de bonne foi à une trinité d’anges-Elohim, apparus non sous la terre, mais sous le chêne de Mambré.

Je crois qu’ils étaient trois, ces chamans, et qu’ils accomplissaient un rite profond comme la mer.

D’autres exemples en témoignent. Il y a aussi trois ‘triangles’ dans la grotte de La Marche (réseau Guy-Martin), où l’on trouve « une même dynamique, une même succession de différents états de la chose féminine »xi.

Il semblerait que la « chose féminine » ait obsédé l’Homme de Cro-Magnon. Dans un chapitre intitulé Vulves, Alain Testard explique : « L’art paléolithique n’a aucun problème à représenter la vulve ou le triangle pubien, et même avec un certain réalisme. Il le fait lorsque le relief naturel le lui suggèrexii, le réalise par gravure ou le sculpte sur statuette, telle la Vénus de Montpazier (Dordogne). Si la vulve devait être schématisée, elle le serait au mieux par une double parenthèse ou par un ovale. Ce schématisme est universel. »xiii

On trouve ainsi en Australie de nombreuses vulves gravées dans la roche, et cernées de doubles lèvres, ou de doubles parenthèses, dans un abri sous-roche à Ken’s Cave (Queenland central), et au Mexique, à Agua Honda, un monceau de triangles et de signes punctiformes.

A la grotte de Font-de-Gaume, on voit un relief naturel évoquant indubitablement une vulve, mais auquel a été ajoutée une vigoureuse giclée d’ocre, renforçant l’illusion de manière saisissante.

Mais ne précipitons pas trop hâtivement les conclusions. Ces grottes sexuées n’étaient ni des lupanars, ni des boites de nuit.

« En archéologie paléolithique, on appelle souvent ‘vulves’ des choses qui n’en sont pas. Ce sont alors des triangles pubiens, avec ou sans représentation de la fente vulvaire, des ventres entiers, des fesses, des cuisses, ou même des hanches. Tous ces éléments peuvent être ajoutés les uns aux autres comme dans un jeu de construction. L’art paléolithique compose ainsi de la femme des représentations partielles, incomplètes et tronquées, ce qu’elles souvent en art mobilier, et toujours en art pariétal. »xiv

Un ‘jeu de construction’ ?

Quelle pauvre métaphore, quand on sait de quoi il retourne réellement !

Quelle pauvre science, incapable de concevoir la future vigueur des génies anciens !

Les schématismes employés par les artistes de l’art pariétal pour représenter la ‘vulve’ sont le simple trait vertical, le triangle avec ou sans fente, le triangle avec un ovale intérieur, au milieu d’un fuseau qui représente les grandes lèvres.

Mais pourquoi représenter le sexe, et non la femme tout entière ? L’auroch ou le bison, le cheval ou le lion eurent droit à leur image intégrale. Pourquoi ce morcellement ?

Les savants affirment : « L’art pariétal paléolithique représente la femme en morceaux. Des morceaux de la grotte servent à représenter des morceaux de femme. La grotte est une femme. »xv

Mais il me semble que ce constat apparemment objectif est parfaitement plat, et qu’il laisse l’intégralité du mystère dans la nuit.

Reprenons au commencement.

Au commencement, au début du monde, au début de la vie, il y a toujours eu la nuit, non la vulve.

En conséquence on peut affirmer que le sexe de la femme n’est pas un ‘morceau’, selon l’élégante expression du renommé Alain Testart.

Et que la grotte n’est ni un vagin, ni une femme.

L’un et l’autre sont plutôt des métaphores extrêmement profondes de la nuit, la nuit originelle.

La grotte, dans laquelle on pénètre religieusement au profond de la nuit, pour y chercher dans ses fissures et ses fentes les trous mystiques qui permettront à l’esprit de poursuivre son voyage, – cette grotte pleine de trous n’est certes pas une femme ou l’un de ses ‘morceaux’.

C’est, dans la nuit du monde, la porte de la Nuit.

La grotte est une porte qui ouvre sur une porte, et cette porte ouvre sur le sombre univers dont aucun des hommes restés à la surface ne soupçonnera jamais l’existence.

Seuls ceux qui ont subi l’épreuve, ceux qui ont su voyager dans les mondes cachés derrière les parois trouées et pariétales, ceux qui ont compris la puissance de l’esprit, et qui ont vu à l’œuvre en eux-mêmes les incroyables bonds vers l’avenir que des Homo Sapiens pouvaient déjà réaliser il y a quarante mille ans, ou même il y a huit cent mille ans, seuls les esprits assez larges, assez hauts, assez forts, assez courageux pour réaliser les implications de ces antiques leçons, comprendront que les fentes et les vulves, péniblement collationnées par les paléoanthropologues, n’ont rien de gynécologique ou de féminin en essence, mais qu’elles sont plutôt les portes battantes de la métaphysique première, et les chemins des prophètes premiers.

Ils explorèrent, depuis des centaines de millénaires, l’infinie puissance de leurs cerveaux, bien avant qu’un Platon, un Descartes ou un Husserl aient seulement commencé d’en entrouvrir les lèvres puissantes et goulues.

Ironique rappel de ces conquêtes anciennes, Moïse se cacha dans une grotte, et YHVY lui dit : « Quand passera ma gloire, je te mettrai dans la fente du rocher et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que je sois passé. Puis j’écarterai ma main et tu verras mon dos, mais ma face on ne peut pas la voir. »xvi

Élie, sur l’Horeb, témoigne lui aussi de l’importance de la grotte comme lieu de ‘passage’ :

« Là il entra dans la grotte et il y resta pour la nuit. Voici que la parole de YHVH lui fut adressée, lui disant : ‘Que fais-tu ici, Élie ?’  Il répondit : ‘Je suis rempli d’un zèle jaloux pour YHVH Sabaot, parce que les Israélites ont abandonné ton alliance, qu’ils ont abattu tes autels et tué tes prophètes par l’épée. Je suis resté moi seul et ils cherchent à m’enlever la vie.’ Il lui fut dit : ‘Sors et tiens toi dans la montagne devant YHVH.’ Et voici que YHVH passa.»xvii

Huit cent mille ans auparavant, à Zhōukǒudiàn (anciennement transcrit Chou Kou Tien), comme il y a dix sept mille ans à Lascaux, ou à Pergouset, et comme il y a il y a trois mille ans sur le Sinaï, l’Horeb, ou il y a deux mille ans sur le mont des Oliviers, nul ne peut douter que quelque chose se passa, ou, dit autrement, que dans la nuit des choses et des mots, quelqu’un passa.

iAlain Testart. Art et religion, de Chauvet à Lascaux. Gallimard, 2016, p. 261

iiAndré Leroi-Gourhan, Préhistoire de l’art occidental, Mazenod, 1971

iiiAlain Testart. Art et religion, de Chauvet à Lascaux. Gallimard, 2016, p. 14

ivGeorges Bataille. Lascaux ou la naissance de l’art. Skira, 1955

vAndré Leroi-Gourhan, Préhistoire de l’art occidental, Mazenod, 1971

viLouis-René Nougier, L’Art de la préhistoire, Hachette, 1993.

viiDenis Vialou, « L’art paléolithique », La Préhistoire, Bruxelles, De Boeck, 1999.

viiiCité in Alain Testart. Art et religion, de Chauvet à Lascaux. Gallimard, 2016, p. 15

ixAlain Testart. Art et religion, de Chauvet à Lascaux. Gallimard, 2016, p. 261

xAlain Testart. Art et religion, de Chauvet à Lascaux. Gallimard, 2016, p. 263

xiAlain Testart. Art et religion, de Chauvet à Lascaux. Gallimard, 2016, p. 263

xiiCf les ‘triangles pubiens de Lussac-les-Châteaux (Vienne) dans le réseau Guy-Martin. Des trous naturels en forme de triangles ont incité l’artiste à dessiner des triangles.

xiiiAlain Testart. Art et religion, de Chauvet à Lascaux. Gallimard, 2016, p. 149-150

xivAlain Testart. Art et religion, de Chauvet à Lascaux. Gallimard, 2016, p. 149

xvAlain Testart. Art et religion, de Chauvet à Lascaux. Gallimard, 2016, p. 159

xviEx 33, 22-23

xvii1 Rois 19,9-10

Sémaphores de l’infime


Curieux du monde, de son ordre et de sa fin, je me mis à la recherche de signaux brefs, de signes insignifiants, d’indices discrets, incitatifs mais putatifs ; je partis à leur quête, errant dans la rue.

Le divin, certes, ne se donnait pas à voir sur le trottoir. Traces de pisses délavées, déjections écrasées, asphaltes éventrés, égouts mal cicatrisés, poubelles dégorgeant leurs intestins, odeurs infâmes, caniveaux défoncés, elle est belle la ville l’été. Le quartier a beaucoup changé, disent-ils. C’est l’un des plus bobos, pourtant, soi-disant. ‘La beauté est dans l’œil qui regarde, fais un effort’, ressassai-je in petto, sans conviction.

Mes attentes étaient fort modestes. Il ne s’agissait ni de découvrir le Dieu en gloire, le Pantocrator, le Tout-Puissant, l’Elyôn, l’Adonaï-YHVH, ni le Prajāpati, le Seigneur des créatures, ni le Jupiter tonnant dans les nuées, ni seulement le zéphyr d’Élie.

Je m’étais mis en chasse d’une proie infiniment plus modeste.

Je visais le Dieu des petits, le Dieu des riens, le Dieu de l’infime, le Dieu de l’immanence. Mais on ne le trouve pas non plus ici, ce matin.

Arundhati Roy, Hildegarde de Bingen, François d’Assise, Rainer Maria Rilke, ont eu jadis plus de chance, chacun à sa manière. Mais non, décidément, je ne le distingue pas, le divin du petit rien, dans les pavés disjoints, dans les relents, les effluves nauséabonds, les flétrissures, les vomissures, les avertisseurs de décomposition.

D’où la question : Aurais-je un problème de méthode ? Faudrait-il appliquer la leçon des phénoménologues ?

Faudrait-il se résigner à la « réduction transcendantale » à la façon Husserl, consentir à « la réduction ontologique » à la manière de Heidegger ? Ou s’efforcer de pratiquer la « réduction micro-eschatologique »i ?

Je voulais dès le départ m’augmenter et non me réduire, moi qui me sentais déjà si peu grand, si près du rien…

Et voilà que ces maîtres enseignent bizarrement qu’il faut effacer son soi pour élever l’esprit vers le pinacle de l’essence, pour atteindre l’évidence de l’être, et lui faire don de son dérisoire Dasein ?

Je rêvais de transcender la poussière et la brindille, la tavelure et la souillure, la diaprure et l’éclat, le chatoiement et la moirure.

Je cherchais l’être de l’au-delà dans le là, ou dans l’au-, ou dans l’en de l’en-deçà, dans le ça ou dans le sous de l’au-dessous. Partout, partout. Sauf dans l’au-delà, bondé de bons dieux.

J’égrainais une à une quelques graines de grâce, et je parsemais l’air de levains légers, j’irriguais de buée les pousses du possible.

Je tressais une poétique du commun.

Mais toujours, j’avais conscience de la mort à l’affût, de ses constants clins d’œil (Augenblick), tapis dans les brefs intervalles du présent.

Je guettais les épiphanies de l’inchoatif, je rendais sacré le banal, je voyais sans raison l’extraordinaire dans l’ordinaire.

Je voulais seulement le ‘seulement’ de la chose même ; je désirais que mon soi devienne non-soi, qu’il me révèle la nuit de son propre soi.

J’étais la baleine blanche échouant sur le sable, la bête inéluctable éludée du regard.

J’étais à moi-même un ange nécessaire, me donnant à chaque pas en avant le souffle, j’étais l’esprit voyant par mon regard un monde neuf.

Je cherchais à l’arrêt des bus, l’omni-Dieu, toujours en retard, et le Pan de paix.

J’étais trop seul dans un monde trop plein, et les saints en étaient absents.

Je n’étais rien, en tout cas presque rien, certainement pas grand-chose, pas même une pierre, je n’en avais ni la ruse ni le secret.

Alors je composai ceci.

Je voltige seulement sans fin

autour de Bab El et de Kobé,

au-dessus de l’écume d’Awaji,

ce chemin de lait baratté,

vautour, chant ou nuit,

faucon, zéphyr, ouragan,

rumeur, colombe, ou cri.

J’aime sentir chaque jour les eaux sombres

de mon sang qui s’ouvre

lentement sa voie d’ombre en silence

haletant gluant errant.

Bref écho

d’un passé enfui

je tais à tous le pourquoi

et le rien.

C’est son sourire

il va au loin

et les yeux

et la douceur

aussi s’en vont.

Tu me dis ‘vis’ fort

mais ‘meurs’ comme en passant

tu me dis ‘sois’ aussi souvent

et jamais jamais le néant n’osa

te nier ce droit.

Je vins un jour de la nuit

à la vie

et j’irai un jour dans la nuit

comme larme à la mer

salée silencieuse solitaire absolue

coulant sans étoile sans cieux.

Tu apparais au loin caché

dans des îles englouties

des tavelures de l’horizon

dénuées de mirages

des éboulis brûlants

des sables blancs, pourpres et or.

Tu es celé dans les silences

des chœurs tonnants

d’anges géants aux ailes à l’arrêt.

Je te trouve dans toutes ces choses.

Ich finde dich in allen diesen Dingenii.

Dans tous ces signes infimes et ténus

je déterre l’impossibilité de l’impossible.

Au cœur de chaque moment, au centre du futur, il y a une petite porte qui bat.

La porte des épiphanies éparpillées.

La porte des possibilités suréminentes, se projetant sans cesse, au-delà même de l’être.iii

La porte qui ouvre sur le dessein dormant de Dieu,

les cieux possibles,

le véritable petit,

la poussière de la comète, l’éclat du plancton,

la nuit du germe, la kénose incréée,

contenant le non-contenable.

Je serai.iv

Qui ?

Le témoin de la périchorèse, et de la chora achoraton.

L’Ancien de l’ein sof et du tsimtsoum.

Je serai « Je serai ».

iRichard Kearney. « Epiphanies of the Everyday : Toward a Micro-Eschatology ». In After God. Richard Kearney and the Religious Turn in Continental Philosophy. Fordham University Press. New York. 2006, p.6

iiRainer Maria Rilke. Das Stunden-Buch I, 22

iii« Toute vie, quelle qu’elle soit, purement intellectuelle, raisonnable, animale, végétative; tout principe de vie, toute chose vivante enfin, empruntent leur vie et leur activité à cette vie suréminente, et préexistent en sa simplicité féconde. Elle est la vie suprême, primitive, la cause puissante qui produit, perfectionne et distingue tous genres de vie. »  Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch.VII, 3

ivCf. Ex 3,14 : אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה

De deux choses Lune


L’autre c’est le soleil.

Lorsque, jouant avec les mots, Jacques Prévert célébra la lune ‘une’, et le soleil ‘autre’, il n’avait peut-être pas entièrement à l’esprit le fait qu’il effleurait ainsi le souvenir de l’un des mythes premiers de la Mésopotamie ancienne, et qu’il rendait (involontairement) hommage à la prééminence de la lune sur le soleil, conformément aux croyances des peuples d’Assyrie, de Babylonie, et bien avant eux, d’Akkad.

Dans les récits épiques assyriens, le Soleil, Šamaš (Shamash), nom dont la trace se lit encore dans les appellations du soleil en arabe et en hébreu, est aussi nommé rituellement ‘Fils de Sîn’. Le père de Šamaš est Sîn, le Dieu Lune. En sumérien, le Dieu Lune porte des noms plus anciens encore, Nanna ou Su’en, d’où vient d’ailleurs le nom Sîn. Le Dieu Lune est le fils du Dieu suprême, le Seigneur, le Créateur unique, le roi des mondes, dont le nom est Enlil, en sumérien,ʿĒllil ou ʿĪlue, en akkadien.

Le nom sumérien Enlil est constitué des termes ‘en’, « seigneur », et ‘líl’, «air, vent, souffle ».

Le terme líl dénote aussi l’atmosphère, l’espace entre le ciel et la terre, dans la cosmologie sumérienne.

Les plus anciennes attestations du nom Enlil écrit en cunéiforme ne se lisent pas ‘en-líl’, mais ‘en-é’, ce qui pourrait signifier littéralement « Maître de la maison ». Le nom courant du Dieu suprême en pays sémitique est Ellil, qui donnera plus tard l’hébreu El et l’arabe Ilah, et pourrait avoir été formé par un dédoublement de majesté du terme signifiant ‘dieu’ (ilu, donnant illilu) impliquant par là l’idée d’un Dieu suprême et universel, d’un Dieu des dieux. Il semble assuré que le nom originel, Enlil, est sumérien, et la forme ‘Ellil’ est une forme tardive, sémitisée par assimilation du n au l.

L’Hymne à Enlil affirme qu’il est la Divinité suprême, le Seigneur des mondes, le Juge et le Roi des dieux et des hommes.

« Tu es, ô Enlil, un seigneur, un dieu, un roi. Tu es le juge qui prend les décisions pour le ciel et la terre. Ta parole élevée est lourde comme le ciel, et il n’y a personne qui puisse la soulever. »i « Enlil ! son autorité porte loin, sa parole est sublime et sainte ! Ce qu’il décide est imprescriptible : il assigne à jamais les destinées des êtres ! Ses yeux scrutent la terre entière, et son éclat pénètre au fin fond du pays ! Lorsque le vénérable Enlil s’installe en majesté sur son trône sacré et sublime, lorsqu’il exerce à la perfection ses pouvoirs de Seigneur et de Roi, spontanément les autres dieux se prosternent devant lui et obéissent sans discuter à ses ordre ! Il est le grand et puissant souverain, qui domine le Ciel et la Terre, qui sait tout et comprend tout ! » — Hymne à Enlil, l. 1-12.ii

Un autre hymne évoque le Dieu Lune sous son nom sumérien, Nanna.

« Puis il (Marduk) fit apparaître Nanna
À qui il confia la Nuit.
Il lui assigna le Joyau nocturne
Pour définir les jours :
Chaque mois, sans interruption,
Mets-toi en marche avec ton Disque.
Au premier du mois,
Allume-toi au-dessus de la Terre ;
Puis garde tes cornes brillantes
Pour marquer les six premiers jours ;
Au septième jour,
Ton Disque devra être à moitié ;
Au quinzième, chaque mi-mois,
Mets-toi en conjonction avec Shamash (le Soleil).
Et quand Shamash, de l’horizon,
Se dirigera vers toi,
À convenance
Diminue et décrois.
Au jour de l’Obscurcissement,
Rapproche-toi de la trajectoire de Shamash,
Pour qu’au trentième, derechef,
Tu te trouves en conjonction avec lui.
En suivant ce chemin,
Définis les Présages :
Conjoignez-vous
Pour rendre les sentences divinatoires. »iii

Ce que nous apprennent les nombreux textes cunéiformes qui ont commencé d’être déchiffrés au 19ème siècle, c’est que les nations sémitiques de la Babylonie et d’Assyrie ont reçu de fortes influences culturelles et religieuses des anciens peuples touraniens de Chaldée, et cela plus de trois millénaires av. J.-C., et donc plus de deux millénaire avant qu’Abraham quitte la ville d’Ur (en Chaldée). Cette influence touranienne, akkadienne et chaldéenne, s’est ensuite disséminée vers le sud, la Phénicie et la Palestine, et vers l’ouest, l’Asie mineure, l’Ionie et la Grèce ancienne.

Le peuple akkadien, « né le premier à la civilisation »iv, n’était ni ‘chamitique’, ni ‘sémitique’, ni ‘aryen’, mais ‘touranien’, et venait des profondeurs de la Haute Asie, s’apparentant aux peuples tartaro-finnois et ouralo-altaïques.

La civilisation akkadienne forme donc le substrat de civilisations plus tard venues, tant celles des indo-aryens que celles des divers peuples sémitiques.

Suite aux travaux pionniers du baron d’Eckstein, on pouvait affirmer dès le 19ème siècle, ce fait capital : « Une Asie kouschite et touranienne était parvenue à un haut degré de progrès matériel et scientifique, bien avant qu’il ne fut question des Sémites et des Aryens. »v

Ces peuples disposaient déjà de l’écriture, de la numération, ils pratiquaient des cultes chamaniques et mystico-religieux, et leurs mythes fécondèrent la mythologie chaldéo-babylonienne qui leur succéda, et influença sa poésie lyrique.

Huit siècles avant notre ère, les bibliothèques de Chaldée conservaient encore des hymnes aux divinités, des incantations théurgiques, et des rites magico-religieux, traduits en assyrien à partir de l’akkadien, et dont l’origine remontait au 3ème millénaire av. J.-C. Or l’akkadien était déjà une langue morte au 18ème siècle avant notre ère. Mais Sargon d’Akkad (22ème siècle av. J.-C.), roi d’Assur, qui régnait sur la Babylonie et la Chaldée, avait ordonné la traduction des textes akkadiens en assyrien. On sait aussi que Sargon II (8ème siècle av. J.-C.) fit copier des livres pour son palais de Calach par Nabou-Zouqoub-Kinou, chef des bibliothécaires.vi Un siècle plus tard, à Ninive, Assurbanipal créa deux bibliothèques dans laquelle il fit conserver plus de 20 000 tablettes et documents en cunéiformes. Le même Assurbanipal, connu aussi en français sous le nom sulfureux de ‘Sardanapale’, transforma la religion assyrienne de son temps en l’émancipant des antiques traditions chaldéennes.

L’assyriologue français du 19ème siècle, François Lenormant, estime avoir découvert dans ces textes « un véritable Atharva Veda chaldéen »vii, ce qui n’est certes pas une comparaison anachronique, puisque les plus anciens textes du Veda remontent eux aussi au moins au 3ème millénaire av. J.-C.

Lenormant cite en exemple les formules d’un hiératique hymne au Dieu Lune, conservé au Bristish Museumviii. Le nom assyrien du Dieu Lune est Sîn, on l’a dit. En akkadien, son nom est Hour-Ki, que l’on peut traduire par : « Qui illumine (hour) la terre (ki). »ix

Il est le Dieu tutélaire d’Our (ou Ur), la plus ancienne capitale d’Akkad, la ville sacrée par excellence, fondée en 3800 ans av. J.-C., nommée Mougheir au début du 20ème siècle, et aujourd’hui Nassiriya, située au sud de l’Irak, sur la rive droite de l’Euphrate.

L’Hymne au Dieu Lune, texte surprenant, possède des accents qui rappellent certains versets de la Genèse, des Psaumes, du Livre de Job, – tout en ayant plus de deux millénaires d’antériorité sur ces textes bibliques…

« Seigneur, prince des dieux du ciel, et de la terre, dont le commandement est sublime,

Père, Dieu qui illumine la terre,

Seigneur, Dieu bonx, prince des dieux, Seigneur d’Our,

Père, Dieu qui illumine la terre, qui dans l’abaissement des puissants se dilate, prince des dieux,

Croissant périodiquement, aux cornes puissantesxi, qui distribue la justice, splendide quand il remplit son orbe,

Rejetonxii qui s’engendre de lui-même, sortant de sa demeure, propice, n’interrompant pas les gouttières par lesquelles il verse l’abondancexiii,

Très-Haut, qui engendre tout, qui par le développement de la vie exalte les demeures d’En-haut,

Père qui renouvelle les générations, qui fait circuler la vie dans tous les pays,

Seigneur Dieu, comme les cieux étendus et la vaste mer tu répands une terreur respectueuse,

Père, générateur des dieux et des hommes,

Prophète du commencement, rémunérateur, qui fixe les destinées pour des jours lointains,

Chef inébranlable qui ne garde pas de longues rancunes, (…)

De qui le flux de ses bénédictions ne se repose pas, qui ouvre le chemin aux dieux ses compagnons,

Qui, du plus profond au plus haut des cieux, pénètre brillant, qui ouvre la porte du ciel.

Père qui m’a engendré, qui produit et favorise la vie.

Seigneur, qui étend sa puissance sur le ciel et la terre, (…)

Dans le ciel, qui est sublime ? Toi. Ta Loi est sublime.

Toi ! Ta volonté dans le ciel, tu la manifestes. Les Esprits célestes s’élèvent.

Toi ! Ta volonté sur la terre, tu la manifestes. Tu fais s’y conformer les Esprits de la terre.

Toi ! Ta volonté dans la magnificence, dans l’espérance et dans l’admiration, étend largement le développement de la vie.

Toi ! Ta volonté fait exister les pactes et la justice, établissant les alliances pour les hommes.

Toi ! Dans ta volonté tu répands le bonheur parmi les cieux étendus et la vate mer, tu ne gardes rancune à personne.

Toi ! Ta volonté, qui la connaît ? Qui peut l’égaler ?

Rois des Rois, qui (…), Divinité, Dieu incomparable. »xiv

Dans un autre hymne, à propos de la déesse Anounitxv, on trouve un lyrisme de l’humilité volontaire du croyant :

« Je ne m’attache pas à ma volonté.

Je ne me glorifie pas moi-même.

Comme une fleur des eaux, jour et nuit, je me flétris.

Je suis ton serviteur, je m’attache à toi.

Le rebelle puissant, comme un simple roseau tu le ploies. »xvi

Un autre hymne s’adresse à Mardouk, Dieu suprême du panthéon sumérien et babylonien :

« Devant la grêle, qui se soustrait ?

Ta volonté est un décret sublime que tu établis dans le ciel et sur la terre.

Vers la mer je me suis tourné et la mer s’est aplanie,

Vers la plante je me suis tourné et la plante s’est flétrie ;

Vers la ceinture de l’Euphrate, je me suis tourné et la volonté de Mardouk a bouleversé son lit.

Mardouk, par mille dieux, prophète de toute gloire (…) Seigneur des batailles

Devant son froid, qui peut résister ?

Il envoie sa parole et fait fondre les glacesxvii.

Il fait souffler son vent et les eaux coulent. »xviii

De ces quelques citations, on pourra retenir que les idées des hommes ne tombent pas du ciel comme la grêle ou le froid, mais qu’elles surgissent ici ou là, indépendamment les unes des autres jusqu’à un certain point, ou bien se ressemblant étrangement selon d’autres points de vue. Les idées sont aussi comme un vent qui souffle, ou une parole qui parle, et qui fait fondre les cœurs, s’épancher les âmes.

Le Dieu suprême Enlil, Dieu des dieux, le Dieu suprême Mardouk, créateur des mondes, ou le Dieu suprême YHVH, Dieu unique régnant sur de multiples « Elohim », dont leur pluralité finira par s’identifier à son unicité, peuvent envoyer leurs paroles dans différentes parties du monde, à différentes périodes de l’histoire. L’archéologie et l’histoire enseignent la variété des traditions et la similitude des attitudes.

On en tire la leçon qu’aucun peuple n’a par essence le monopole d’une ‘révélation’ qui peut prend des formes variées, dépendant des contextes culturels et cultuels, et du génie propre de nations plus ou moins sensibles à la présence du mystère, et cela depuis des âges extrêmement reculés, il y a des centaines de milliers d’années, depuis que l’homme cultive le feu, et contemple la nuit étoilée.

Que le Dieu Enlil ait pu être une source d’inspiration pour l’intuition divine de l’hébraïque El est sans doute une question qui mérite considération.

Il est fort possible qu’Abraham, après avoir quitté Ur en Chaldée, et rencontré Melchisedech, à qui il demanda sa bénédiction, et à qui il rendit tribut, ait été tout-à-fait insensible aux influences culturelles et cultuelles de la fort ancienne civilisation chaldéenne.

Il est possible que le Dieu qui s’est présenté à Abraham, sous une forme trine, près du chêne de Mambré, ait été dans son esprit, malgré l’évidence de la trinité des anges, un Dieu absolument unique.

Mais il est aussi possible que des formes et des idées aient transité pendant des millénaires, entre cultures, et entre religions.

Il est aussi possible que le Zoroastre de l’ancienne tradition avestique ait pu influencer le Juif hellénisé et néoplatonicien, Philon d’Alexandrie, presque un millénaire plus tard.

Il est aussi possible que Philon ait trouvé toute sa philosophie du logos par lui-même, plus ou moins aidé de ses connaissances de la philosophie néo-platonicienne et des ressources de sa propre culture juive.

Tout est possible.

En l’occurrence il a même été possible à un savant orientaliste du 19ème siècle d’oser établir avec conviction le lien entre les idées de Zoroastre et celles du philosophe juif alexandrin, Philon.

« I do not hesitate to assert that, beyond all question, it was the Zarathustrian which was the source of the Philonian ideas. »xix

Il est aussi possible de remarquer des coïncidences formelles et des analogies remarquables entre le concept de ta et de vāc dans le Veda, celui d’asha, d’amesha-spenta et de vohu manah et dans l’Avesta de Zoroastre/Zarathoustra, l’idée du Logos et de νοῦς d’abord présentées par Héraclite et Anaxagore puis développées par Platon.

Le Logos est une force ‘raisonnable’ qui est immanente à la substance-matière du monde cosmique. Rien de ce qui est matériel ne pourrait subsister sans elle. Sextus Empiricus l’appelle ‘Divin Logos’.

Mais c’est dans l’Avesta, et non dans la Bible, dont l’élaboration fut initiée un millénaire plus tard, que l’on trouve la plus ancienne mention, conservée par la tradition, de l’auto-mouvement moral de l’âme, et de sa volonté de progression spirituelle « en pensée, en parole et en acte ».

Héraclite d’Éphèse vivait au confluent de l’Asie mineure et de l’Europe. Nul doute qu’il ait pu être sensible à des influences perses, et ait eu connaissance des principaux traits philosophiques du mazdéisme. Nul doute, non plus, qu’il ait pu être frappé par les idées de lutte et de conflit entre deux formidables armées antagonistes, sous l’égide de deux Esprits originels, le Bien et le Mal.

Les antithèses abondent chez Zoroastre : Ahura Mazda (Seigneur de la Sagesse) et Aṅgra Mainyu (Esprit du Mal), Asha (Vérité) et Drūj (Fausseté), Vohu Manah (Bonne Pensée) et Aka Manah (Mauvaise Pensée), Garô-dmān (ciel) et Drūjô- dmān (enfer) sont autant de dualismes qui influencèrent Anaxagore, Héraclite, Platon, Philon.

Mais il est possible enfin, qu’indo-aryens et perses, védiques et avestiques, sumériens et akkadiens, babyloniens et assyriens, juifs et phéniciens, grecs et alexandrins, ont pu contempler « le » Lune et « la » Soleil, et qu’ils ont commencé à percevoir dans les jeux sidéraux qui les mystifiaient, les premières intuitions d’une philosophie dualiste de l’opposition, ou au contraire, d’une théologie de l’unité cosmique, du divin et de l’humain.

i Hymne à Enlil, l. 139-149 . J. Bottéro, Mésopotamie, L’écriture, la raison et les dieux, Paris, 1997, p. 377-378

ii J. Bottéro, Mésopotamie, L’écriture, la raison et les dieux, Paris, 1997, p. 377-378

iiiÉpopée de la Création, traduction de J. Bottéro. In J. Bottéro et S. N. Kramer, Lorsque les Dieux faisaient l’Homme, Paris, 1989, p. 632

ivFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 147.

vFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 148.

viIbid. p.148

viiIbid. p.155

viiiRéférence K 2861

ixEn akkadien, An-hur-ki signifie « Dieu qui illumine la terre, ce qui se traduit en assyrien par nannur (le « Dieu lumineux »). Cf. F. Lenormant, op.cit. p. 164

xL’expression « Dieu bon » s’écrit avec des signes qui servent aussi à écrire le nom du Dieu Assur.

xiAllusion aux croissants de la lune montante et descendante.

xiiLe mot original porte le sens de « fruit »

xiiiOn retrouve une formule comparable dans Job 38,25-27 : « Qui a creusé des rigoles à l’averse, une route à l’éclair sonore, pour arroser des régions inhabitées, le désert où il n’y a pas d’hommes, pour abreuver les terres incultes et sauvages et faire pousser l’herbe nouvelle des prairies? »

xivFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 168

xvTablette conservée au British Museum, référence K 4608

xviFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 159-162

xvii Deux mille ans plus tard, le Psalmiste a écrit ces versets d’une ressemblance troublante avec l’original akkadien:

« Il lance des glaçons par morceaux: qui peut tenir devant ses frimas? 

 Il émet un ordre, et le dégel s’opère; il fait souffler le vent: les eaux reprennent leur cours. »  (Ps 147, 17-18)

xviii Tablette du British Museum K 3132. Trad. François Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 168

xix« Je n’hésite pas à affirmer que, au-delà de tout doute, ce sont les idées zarathoustriennes qui ont été la source des idées philoniennes. » Lawrence H. Mills. Zoroaster, Philo, the Achaemenids and Israel. The Open Court Publishing. Chicago, 1906, p. 84.

xxIgnaz Goldziher. Mythology among the Hebrews. Trad. Russell Martineau (de l’allemand vers l’anglais). Ed. Longmans, Green and co. London, 1877, p. 28

xxiCf. SB XI.5.6.4

xxiiIbid., p. 29

xxiiiIbid., p. 35

xxivIbid., p. 37-38

xxvIbid., p. 54

Pour en finir avec le monothéisme


Longtemps chamaniste, l’ancienne Russie, dont on ne peut certes pas dire qu’elle n’avait pas le sens du mystère, devint « monothéiste » (et conséquemment « sainte ») vers le 9ème siècle, grâce à Cyrille et Méthode. Ces deux moines apportèrent l’écriture (cyrillique), et ils étendirent significativement le nombre des « croyants », moins d’un millénaire après les premières conversions opérées en Crimée, selon la légende, par saint André, le frère de saint Pierre.

Il vaut la peine de noter qu’en Russie, jusqu’au début du 20ème siècle, d’étranges coutumes faisaient toujours se côtoyer, à l’amiable pour ainsi dire, les niveaux de compréhension mutuelle entre plusieurs interprétations de l’idée du divin.

En 1911, dans le gouvernement de Kazan, chez les Votiaks, l’on fêtait encore, une fois l’an, le dieu Kérémet, sous la forme d’une poupée installée sur le clocher de l’église du village. Pendant la journée de cette célébration païenne et polythéiste, tous les représentants du clergé Orthodoxe (diacre, sacristain et marguillier) s’enfermaient dans une cabane, comme en une prison symbolique, pendant que la vieille divinité païenne sortait de sa geôle chrétienne et était fêtée par le peuple Votiak en liesse…i

Les Russes n’en avaient pas encore fini avec les dieux multiples.

On n’en finira pas non plus, avant longtemps, avec l’Un.

Un ou multiple, on propose ici de s’initier sans tarder à l’Infini. Et de s’affranchir un temps de la clôture des monologues, des soliloques des religions établies.

Mis en rapport sincère avec l’Infini, en balance avec la puissance des possibles, l’Un paraît, dans sa radicale simplicité, n’être jamais que l’ombre d’une amorce, le songe d’un commencement, l’inachèvement d’une idée.

Dans l’Infini toujours ouvert, sommeille, lointaine, la vision, jamais finale, – la révélation, l’‘apocalypse’ qui ‘dévoile’ non la vérité ou une fin, mais l’infinité de tout ce qui reste (toujours encore) à découvrir.

La route du voyage est longue, infiniment longue. Les carrefours perplexes et les impasses déçues y foisonnent, nécessairement. Mais les sentes adventices, les déviations inopinées, les voies invisibles, les échelles au ciel, les passerelles d’étoiles, quant à elles, prolifèrent, bien plus nombreuses encore.

Elle fatigue et scandalise l’esprit, la sempiternelle opposition, la mise en scène exacerbée du combat millénaire entre les « monothéistes », prétendant monopoliser l’évidence, et les « polythéistes », méprisés, dont on humilie l’imagination, l’intuition et le paganisme.

Le « paganisme » et les « païens » tirent leur nom du latin pāgus, ‘borne fichée en terre’, et par extension, ‘territoire rural délimitée par des bornes’. Pāgus est lié au verbe pango, pangere, ‘ficher, enfoncer, planter’, et, par métonymie, au mot pax, ‘paix’… De pāgus dérive pāgānus, ‘habitant du pāgus’, ‘paysan’. Dans la langue militaire, pāgānus prend le sens de ‘civil’ par opposition au soldat. Chez les chrétiens, pāgānus a désigné le ‘païen’.

Certes, tous les paysans ne sont pas polythéistes, et tous les polythéistes ne sont pas des païens. Mais l’arbre des mots offre à l’encan des grappes de sens, où la borne, le champ, la racine, le ‘pays’ et le ‘païen’ voisinent. Ces catégories se mêlaient jadis durablement dans l’imaginaire collectif.

Peut-être qu’elles continuent d’ailleurs de se mêler et de s’emmêler, à notre époque de repli local, de refus de l’unité et de haine de l’universel.

Les intuitions premières ne s’évanouissent pas facilement, après quelques millénaires. Il y a longtemps déjà que s’opposent Abel et Caïn, les éleveurs et les agriculteurs, la transhumance et le bornage, l’exode et l’agora, le tribal et le local.

Dans cette litanie de pugnacités irréductibles, les paradigmes, si nets, de l’Un et du Tout prennent par contraste l’apparence de hautes figures, épurées, abstraites, prêtes à s’entre-égorger à mort.

Face aux myriades éparses des divinité locales et confuses, l’intuition originelle de « l’Un », illuminant le cerveau de quelques prophètes ou de chamanes visionnaires, pourrait aisément passer pour la source profonde, anthropologique, du monothéisme.

Complémentaire, la considération (poétique et matérialiste) de la plénitude absolue du « Tout » pourrait sembler être, pour sa part, l’une des justifications des premières sensibilités « polythéistes ».

Les mots ici portent déjà, dans leur construction, leurs anathèmes implicites. De même que ce sont les chrétiens qui ont inventé le mot ‘païen’, ce sont les monothéistes qui ont fabriqué, pour les dénigrer, le néologisme stigmatisant les ‘polythéistes’.

Il est fort possible que les dits ‘polythéistes’ ne se reconnaissent pourtant aucunement dans ces épithètes importées et mal pensées.

Il est fort possible aussi, qu’excédé de stériles querelles, on préfère changer d’axe et de point de vue.

Plutôt que de se complaire dans l’opposition gréco-mécanique du mono– et du poly-, ne vaut-il pas mieux considérer comme plus opératoire, plus stimulant, le jeu de la transcendance et de l’immanence, qui met en regard l’au-delà et l’en-deçà, deux figures radicalement anthropologiques, plus anciennes que les travaux et les jours.

Surtout, l’au-delà et l’en-deçà (ou l’au-dehors et l’en-dedans) ne s’opposent frontalement mais ils se complémentent.

Il n’est pas a priori nécessaire que l’Un s’oppose irréductiblement au Tout, ni la transcendance à l’immanence.

Si l’Un est vraiment un, alors il est aussi le Tout… et le Tout n’est-il pas aussi, en quelque manière, en tant que tel, la principale figure de l’Un ?

L’Un et le Tout sont deux images, deux épiclèses d’une autre figure, bien plus haute, bien plus secrète, et dont le mystère se cache encore, au-delà de l’Un et en-deçà du Tout.

Les « monothéistes » et les « polythéistes », comme des grues et des mille-pattes dans un zoo, apportent seulement, à leur manière, quelques éléments aux myriades de niveaux de vue, aux multitudes de plans, aux innombrables béances. Ces vues, ces niveaux, ces plans de compréhension (relative), ces béances accumulent inévitablement de graves lacunes d’intellection, – amassent sans cesse les biais.

Depuis toujours, l’humain a été limité par nombre de biais, – la nature, le monde, le temps, l’étroitesse, l’existence même.

Et depuis toujours aussi, paradoxalement, l’humain a été saisi (élargi, élevé) par le divin, – dont la nature, la hauteur, la profondeur et l’infinité lui échappent absolument, essentiellement.

Il y a un million d’années, et sûrement bien avant, des hommes et des femmes, peu différents de nous, recueillis dans la profondeur suintante des grottes, réunis autour de feux clairs et dansants, ont médité sur l’au-delà des étoiles et sur l’origine du sombre, ils ont pensé à l’ailleurs et à l’après, à l’avant et à l’en-dedans.

Qui dira le nombre de leurs dieux, alors ? Étaient-ils un ou des monceaux ? Leurs figures divines étaient-elles solaire, lunaire, stellaires, ou chthoniennes ? Comptaient-ils dans le secret de leur âme le nombre des gouttes de la pluie et la lente infinité des sables ?

Le mono-, le poly– !

L’un et le milliard ne se soustraient pas l’un de l’autre, dira l’homme de calcul, mais ils s’ajoutent.

L’un et l’infini ne se combattent pas, dira le politique, mais ils s’allient.

L’un et le multiple ne se divisent pas, dira le philosophe, mais ils se multiplient.

Tout cela bourgeonne, vibrionne, fermente, prolifère.

Comment nommer d’un nom toutes ces multiplicités ?

Comment donner à l’Un tous les visages du monde ?

Le plus ancien des noms de Dieu archivés dans la mémoire de l’humanité n’est pas le nom hébreu, commun et éminemment pluriel, Elohim, ni le nom propre, יהוה, parfaitement singulier et indicible (sauf une fois l’an).

Le plus ancien des noms de Dieu est le mot sanskrit देव, deva, apparu deux millénaires avant qu’Abraham ait songé à payer un tribut à Melchisédech pour obtenir sa bénédiction. Le mot deva, ‘divin’, vient de div, ‘ciel’, ce qui dénote l’intuition première de l’au-delà de la lumière, pour dire le divin.

Après être apparu dans le Veda, deva fit belle carrière et engendra Dyaus, Zeus, Deus et Dieu.

Il y a bien d’autres noms de Dieu dans la tradition védique. Et certains ne sont ni communs ni propres, mais abstraits, comme le nom pūrṇam, ‘plein, infini’, qui s’applique à la divinité absolument suprême :

« Cela est infini ; ceci est infini. L’infini procède de l’infini. On retire l’infini de l’infini, il reste l’infini. »ii

Cette phrase est au cœur de la plus ancienne des Upaniṣad.

‘Cela’ y désigne le principe suprême, le brahman.

‘Ceci’ pointe vers le réel même, le monde visible et invisible, l’ordre et le cosmos tout entier.

L’Upaniṣad n’oppose par le mono– et le poly-, mais les unit.

C’est là l’une des plus antiques intuitions de l’humanité. La Dispersion appelle à la Réunion.

Juste avant de boire la ciguë, Socrate s’est souvenu d’une ‘antique parole’ (παλαιὸς λόγος) : « J’ai bon espoir qu’après la mort, il y a quelque chose, et que cela, ainsi du reste que le dit une antique parole, vaut beaucoup mieux pour les bons que pour les méchants. »iii

Il précise un peu plus loin ce que ce palaios logos enseigne:

« Mettre le plus possible l’âme à part du corps, l’habituer à se ramener, à se ramasser sur elle-même en partant de tous les points du corps, à vivre autant qu’elle peut, aussi bien dans le présent actuel que dans la suite, isolée et par elle-même, entièrement détachée du corps, comme si elle l’était de ses liens ? »iv

L’âme doit revenir à son unité, se ramasser sur elle-même, se détacher de tout ce qui n’est pas son essence.

Cette idée du recueil, du ramassement sur soi, est frappante. Elle évoque la nécessité pour l’âme de cheminer à rebours, de remonter la ‘descente’ que fit le Dieu créateur de l’humanité, lors de son sacrifice.

Dans la culture de la Grèce ancienne, c’est le démembrement de Dionysos qui illustre l’acte de démesure qui fut à l’origine de l’humanité.

Les Titans, ennemis des Olympiens, tuent l’enfant-Dieu Dionysos, fils de Zeus (et de Perséphone). Ils le dépècent, puis en font rôtir les membres pour les dévorer, à l’exception du cœur. En châtiment, Zeus les foudroie de ses éclairs et les consume de sa foudre. L’Homme naît de la cendre et de la suie qui résultent des restes calcinés des Titans. Les Titans ont voulu détruire l’enfant-Dieu, l’immortel Dionysos. Résultat : Dionysos est sacrifié à leur folie. Mais ce sacrifice divin sera la cause de la naissance de l’Humanité. Une fine suie est tout ce qui reste des Titans (consumés par le feu divin) et de l’enfant-Dieu (dont les Titans ont consommé la chair et le sang). Cette fine suie, cette cendre, cette poussière, d’origine indiscernablement divine et titanique, disperse l’immortalité divine en l’incarnant en autant d’« âmes », attribuées aux vivants.

La croyance orphique reprend en essence la vérité fondamentale déjà proclamée par le Veda il y a plus de quatre mille ans (le sacrifice originel de Prajāpati, Dieu suprême et Seigneur des créatures) et elle préfigure aussi, symboliquement, la foi chrétienne en un Dieu en croix, sauveur de l’humanité par Son sacrifice.

La croyance orphique pose surtout, et c’est là un sujet fascinant, la question du rôle de l’homme vis-à-vis du divin :

« L’homme n’a pas été ‘créé’ pour sacrifier ; il est né d’un sacrifice primordial (celui de Dionysos), synonyme de l’éparpillement de l’immortalité, et à ce titre, l’homme a la charge de sa recomposition. La séparation humain-divin est tromperie et imposture. De plus, à la distanciation (moteur du sacrifice sanglant rendu par la cité), les orphiques opposent l’assimilation avec le divin, et s’abstenir de viande c’est être comme les dieux. C’est refuser de définir l’homme en opposition à la divinité (postulat fondamental du règne de Zeus). L’unique sacrifice (…) c’est celui de Dionysos. Il doit précisément rester pour toujours unique. »v

Un sacrifice « unique », – dans la religion orphique, « polythéiste ».

La communion de la chair et du sang du Christ par tous les croyants, sacrifice infiniment répété, dans la suite des générations, – dans une religion « monothéiste ».

Il est temps de s’ouvrir à l’Infini des possibles.

iVassili Rozanov. Esseulement. Trad. Jacques Michaut. Editions L’âge d’homme. Lausanne, 1980, p. 32

iiBrihadaranyaka Upaniṣad 5.1.1

पूर्णमदः पूर्णमिदं पूर्णात्पूर्णमुदच्यते ।

पूर्णस्य पूर्णमादाय पूर्णमेवावशिष्यते ॥

pūrṇam adaḥ, pūrṇam idaṃ, pūrṇāt pūrṇam udacyate

pūrṇasya pūrṇam ādāya pūrṇam evāvaśiṣyate.

iiiPlaton, Phédon, 63c

ivPlaton, Phédon, 67c

vReynal Sorel. Dictionnaire du paganisme grec. Les Belles Lettres. Paris, 2015, p. 437

L’histoire mondiale de ton âme


Kafka s’égarei. Il se perd continuellementii. Il cherche un chemin et n’en trouve pas. Ou bien s’il en trouve un, il s’en barre lui-même l’accèsiii. Ou alors, les chemins sont recouverts par la neige en hiveriv, et par les feuilles mortes en automnev. Plus probablement, il n’y a pas de cheminvi. En guise de chemin, on trouve seulement des cordes, placées au ras du sol, et elles semblent mises là plutôt pour faire trébucher le marcheur que pour le guidervii.

Alors il faut chercher un autre type de voie, ailleurs ? Prendre exemple sur Moïse, et se créer son propre chemin dans le désertviii ? Ou bien, comme Ézéchiel, on peut espérer s’envoler vers le ciel, en montant dans un ‘char magique’ix ? Ou bien, il faudra peut-être se résigner à creuser un souterrainx, pour avancer coûte que coûte, s’il s’avère que passer par les voies supérieures semble impossible.

Il y a aussi la tentation de suivre les fleuves, comme ceux qui emmènent les morts. Mais on risque de les voir se mettre à couler à rebours, ramenant contre toute attente les morts à la vie. Certes les morts qui se voient revenir à la vie s’en réjouissent, ils exultent de joie, mais n’est-ce pas parce qu’ils n’ont rien compris ?xi

Revenir à vie, ce n’est pas le but. Il faut aller bien au-delà de cette chimère, et atteindre le point de non-retourxii. Peu importe si l’on monte ou dévale la pente, si l’on erre dans le désert, si l’on s’exile hors de Chanaan, il faut fuir et avancer à tout prix.

Mais les obstacles sont partout. A commencer par soi. Le cerveau se cogne contre l’os frontal. À force de se cogner le front contre lui-même, on met celui-ci en sang.xiii

On est à soi-même son premier obstacle, car on ne cesse d’hésiter sur la voie à prendre. Et c’est peut-être même cette hésitation qui se trouverait alors être le cheminxiv. Surtout lorsque le choix est crucial, quand il s’agit de naître d’abord, ou de naître à nouveauxv. On hésite toujours à ces moments-là, car même pour aller à la vie, il n’y a pas de voies vraiment viables.xvi

Car dans la vie, inévitable, l’obstacle surgit toujours et bloque le chemin.

Comment faire ? Le contourner ? Le faire disparaître ? L’incendier ?xvii Moïse usa de deux moyens. Il sut se détourner de son chemin, non pour éviter l’obstacle, mais pour s’en approcher et pour en contempler l’incendie, qui ne consumait pas le buisson.

Le buisson en flammes n’était pas un obstacle à la vision, mais il la signifiait, et il montrait la voie.

Ces images (‘buisson’,‘flammes’, ‘consumer’) sont peut-être trop fortes, ou seulement données aux prophètes, à ceux qui perçoivent la voie transcendante, ou qui voient la transcendance de la voie.

Pour les autres, de manière plus modeste, plus neutre, faut-il seulement viser un ‘dépassement’ (de soi-même) ?

Peut-être. Mais cette métaphore du dépassement est trompeuse dans sa simplicité. Le dépassement n’est pas ponctuel. Il n’en finit pas. Aucune vision, aucun horizon, aucun panorama ne sauraient embrasser tout le chemin qui reste infiniment à accomplir.xviii

Car c’est une chose assurée, le chemin est infiniment infinixix.

Il est infiniment infini, parce que, quelle que soit sa longueur, il se confond avec l’éternité.xx

Ce chemin si long, au moins peut-on savoir dans quel sens il faudrait le prendre ? Vers le haut, vers le bas ? Vers l’amont ou vers l’aval ? Faut-il aller du côté facile, ou du côté difficile ?xxi

Et d’ailleurs, quelle est la destination que l’on peut espérer atteindre, un jour, au bout de ce cheminement infini, s’il y en a une ?

Serait-ce le Paradis ? Non, puisqu’on en a été expulsés, dès le départ.xxii On peut seulement dire que la sortie du Paradis fut le point initial de l’errance, de l’exil. Quel est le point d’arrivée ? Après l’expulsion, quelle direction prendre ? Où aller ? Quel est le but espéré, dans cet exil sans fin ?

Faut-il désirer s’exiler hors de l’exil même ? S’exiler, toujours à nouveau, éternellement, sortir infiniment de la terre de Chanaan elle-même, après l’avoir trouvée (au bout de seulement quarante ans) ? Après tout, Dieu Lui-même ne se sent-il à l’étroit dans Sa propre infinité ?xxiii

Ce fut l’attitude d’Abraham, qui lui fut comptée en mérite, bien qu’il eut aussi certaines difficultés à franchir quelques portes étroites, encombré qu’il était de tous ses biens, et chargé de plus du monde entier, – qui lui avait été, il est vrai, donné en partage…xxiv

Il semble que Dieu comme l’homme se fatiguent de l’éternité elle-même, et que sa vastitude rende ce dernier triste et abattu.xxv

Dieu doit peut-être vouloir sortir de l’Infini, ou de la divinité, et l’Homme voudra symétriquement sortir de l’humain.xxvi

Kafka ne veut pas faire autre chose. Même si cela semble moins grandiose, il veut seulement changer de place, et se mettre à côté de lui-même.xxvii

Pour cela, la littérature aide. Elle permet de bondir hors du commun, et de monter.xxviii

Kafka, contre toute attente, a réussi. Il est sorti du monde, et lui est devenu étranger. Contrairement à Moïse qui, toute sa vie, s’est continuellement rapproché de Chanaan, pour finir par mourir à la frontière, Kafka a voulu sortir hors du monde, et de Chanaan, et désormais il erre, après s’être enfui au désert. Dans le désert, la misère de sa situation ne lui échappe pas. Lui faut-il alors revenir encore à Chanaan ?xxix

Ce serait tentant…

Mais G. veille au grain. Il attaque Kafka. Il le pousse en avant, sur un chemin qui va devenir le guide, et qui va le conduire ‘derrière la vie’xxx.

Qui est ce mystérieux G. ? Certains commentateurs ont voulu y voir l’initiale du mot Geschlecht, qui signifie « le sexe »xxxi. L’idée me paraît bouffonne, typique d’une époque écervelée. Personnellement, je trouve évident d’après le contexte, que G. est ici l’initiale de Gott, « Dieu », seule entité capable de conduire K. au-delà de la vie, et d’assumer les métaphores de ‘guide des masses’, de ‘commandant’, et de ‘commandant en chef’, cette dernière employée dans un fragment narratif, faisant suite immédiatement à la même date dans le Journal.

Il s’agit d’un ‘commandant en chef’ qui voit passer des soldats dans la neige, depuis la fenêtre d’une hutte en ruine. De temps en temps, un soldat sort des rangs, s’arrête et lui jette un regard bref, à travers la fenêtre puis continue son chemin. Ne tolérant plus ce jeu davantage, le commandant en chef empoigne le prochain soldat qui lève ainsi les yeux sur lui, le fait entrer dans la hutte par la fenêtre et lui demande :

« Qui es-tu ?

– Rien, répondit le soldat.

– On pouvait s’y attendre, dit le commandant en chef. Pourquoi as-tu regardé dans la chambre ?

– Pour voir si tu étais encore là. »xxxii

Kafka sait qu’il possède en lui des ressources puissantesxxxiii. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Et le souffle manque. L’asphyxie intérieure guette.xxxiv

Mais il y a un lieu où l’on peut respirer ‘autrement’, et où un ‘astre plus aveuglant que le soleil’ rayonne.xxxv Le seul problème c’est que Kafka n’y est encore jamais allé. Mais il ne doute pas y arriver un jour, malgré la longueur interminable du chemin.

Et il y a le risque, toujours présent, de rater la rencontre, et d’être renvoyé dans le monde, dans quelque Chanaan, ou quelque désert. Kafka a, à l’évidence, la phobie de la métempsychose.

Ce qu’il faut c’est trouver le chemin pour revenir au pays natal, qui est le pays d’avant la naissance, naturellement, et une fois là, de ne plus jamais en repartir.xxxvi

Kafka s’est juré à lui-même de se bannir du monde pour toujours, de franchir toutes les montagnes et tous les déserts, et de ne plus jamais revenir dans les villesxxxvii.

Il s’est juré d’aller rejoindre le seul lieu qui compte, le lieu lointain où se déroule « l’histoire mondiale de [son] âme »xxxviii.

i« Je m’égare. » Kafka. Journaux (19 octobre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 440

ii« Je perds continuellement mon chemin, c’est un sentier forestier, mais facile à reconnaître, ce n’est qu’en le suivant tout droit qu’on peut apercevoir un coin de ciel, partout ailleurs la forêt est épaisse et sombre. Mais me voilà maintenant continuellement, désespérément égaré, et puis, si je fais un pas hors du chemin, je me trouve aussitôt à mille pas en pleine forêt si abandonné que je voudrais me laisser tomber et rester couché à jamais. » Kafka. Journaux. (Septembre-Décembre 1920). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 506

iii« Il a le sentiment qu’il se barre le chemin par le fait même qu’il vit. Mais ensuite il tire la preuve qu’il vit de cet empêchement. » Kafka. Journaux. (Septembre-Décembre 1920). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 493

iv« Je suis seul ici (…) sur un chemin abandonné où, dans le noir on glisse constamment sur la neige, un chemin absurde, sans but terrestre. » Kafka. Journaux (29 janvier 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris, 1957, p. 531

v« Comme un chemin en automne : à peine est-il balayé qu’il se couvre de nouveau de feuilles mortes. » Kafka. Journaux (6 novembre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris, 1957, p. 446

vi« Il n’y a qu’un but, pas de chemin. » Kafka. Journaux. (17 septembre 1920). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 503

vii« Le vrai chemin passe par une corde qui n’est pas tendue en l’air, mais presque au ras du sol. Elle paraît plus destinée à faire trébucher qu’à être parcourue. » Kafka. Journaux (19 octobre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 440

viii« Principe du chemin dans le désert. Un homme qui fait ce chemin en qualité de chef de son organisme national, avec un reste de conscience (on ne peut concevoir plus qu’un reste) de ce qui est en train de s’accomplir. Il a durant toute sa vie le flair qu’il faut pour découvrir Chanaan. » Kafka. Journaux (19 octobre 1921). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 512

ix« Il a trop d’esprit, il voyage avec son esprit comme dans un char magique au-dessus de la terre, même là où il n’y a pas de chemins. Et il n’a aucun moyen de savoir par lui-même qu’en cet endroit il n’y a pas de chemins. C’est pourquoi l’humilité avec laquelle il demande à être suivi se change en tyrannie, et la bonne foi avec laquelle il croit être ‘sur le chemin’, en orgueil. » Kafka. Journaux. (Février-Décembre 1919). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 486

x« Qu’est-ce que tu construis ? – Je veux creuser un souterrain. Il faut qu’un progrès ait lieu. Mon poste est trop élevé là-haut. » Kafka. Journaux. (Fin 1923). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 551

xi« Nombreuses sont les ombres des défunts qui s’emploient uniquement à lécher les flots du fleuve de la mort, parce qu’il vient de chez nous et qu’il a encore le goût de sel de nos océans. Le fleuve se soulève de dégoût, se met à couler à rebours et rejette les morts dans la vie. Eux cependant sont heureux, ils chantent des actions de grâce. » Kafka. Journaux. (20 octobre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 442

xii« A partir d’un certain point, il n’y a plus de retour. C’est ce point qu’il faut atteindre. » Kafka. Journaux. (20 octobre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 442

xiii« Son propre os frontal lui barre le chemin, il se met le front en sang en le cognant contre son propre front. » Kafka. Journaux. (Janvier-Février 1920). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 493

xiv« Ce que nous appelons chemin est hésitation. » Kafka. Journaux. (17 septembre 1920). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 503

xv« Ma vie est hésitation devant la naissance. » Kafka. Journaux. (24 janvier 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 527

xvi« Le fait est qu’il n’y a aucun chemin qui aille de ces régions à la vie, alors qu’il doit bien en avoir un qui menait de la vie jusqu’ici. C’est ainsi que nous nous sommes égaré. » Kafka. Journaux. (Janvier-Février 1920). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 501

xvii« Le buisson d’épines est le vieil obstacle sur ton chemin. Si tu veux avancer, il doit prendre feu. » Kafka. Journaux. (18 novembre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 449

xviii« Je n’aspire pas à la domination de moi-même. Me dominer moi-même signifierait : vouloir agir en un point fortuit des rayons infinis projetés par mon existence spirituelle. Mais s’il me faut tracer de pareils cercles autour de moi, je le ferai mieux passivement, dans la simple contemplation émerveillée de ce formidable complexe, et j’emporterai seulement chez moi le réconfort que cette vue procure e contrario. » Kafka. Journaux. (21 novembre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 451

xix« Le chemin est infini, il n’y a rien à en retrancher, rien à y ajouter, et chacun cependant le mesure avec sa petite aune enfantine. ‘Bien sûr, il te faut faire encore cette petite aune de chemin, on n’oubliera pas de te la compter.’ » Kafka. Journaux. (25 novembre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 453

xx« Quelqu’un s’étonnait de parcourir si facilement le chemin de l’éternité, en effet, il le dévalait à fond de train. » Kafka. Journaux. (24 novembre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 452

xxi« Nombreux son ceux qui rôdent autour du mont Sinaï. Leurs propos sont inintelligibles, ou ils bavardent, ou ils crient, ou ils sont taciturnes. Mais aucun d’eux de descend tout droit sur une route large et unie, une route nouvellement créée qui, de son côté, agrandit et accélère les pas. » Kafka. Journaux. (17 septembre 1920). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 508

xxii« Nous avons été créés pour vivre au Paradis, le Paradis était destiné à nous servir. Notre destination a été changée ; mais que celle du Paradis l’ait été également, cela n’est pas dit. » Kafka. Journaux. (18 janvier 1918). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 466

xxiii«Je me sens à l’étroit dans tout ce que Je signifie, même l’éternité que Je suis est trop étroite pour moi. » Kafka. Journaux. (7 février 1918). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 473

xxiv« Ce monde transitoire ne suffit pas à la prévoyance d’Abraham, c’est pourquoi il décide d’émigrer et de se transporter avec lui dans l’éternité. Mais soit que la porte de sortie, soit que la porte d’entrée soit trop étroite, il ne parvient pas à faire passer la voiture de déménagement. » Kafka. Journaux. (25 février 1918). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 485

xxv« Je devrais saluer l’éternité et je suis triste quand je la trouve. Grâce à l’éternité je devrais me sentir parfait et je me sens abattu. » Kafka. Journaux. (7 février 1918). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 473

xxvi« Cette poursuite emprunte une route qui sort de l’humain. » Kafka. Journaux. (16 janvier 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 519

xxvii« Stabilité. Je ne veux pas me développer dans un sens défini, je veux changer de place ; c’est bien, en vérité, ce fameux ‘vouloir-aller-sur-une-autre-planète’, il me suffirait d’être placé à côté de moi, il me suffirait de pouvoir concevoir comme un autre la place qui est la mienne. » Kafka. Journaux. (24 janvier 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 527

xxviii« Étrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice : bond hors du rang des meurtriers, acte-observation (…) Plus [la littérature] est indépendante, plus elle obéit aux lois propres de son mouvement, plus son chemin est imprévisible et joyeuse, plus il monte. » Kafka. Journaux. (27 janvier 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 529

xxix« Pourquoi voulais-je sortir du monde ? (…) Maintenant je suis d’ores et déjà citoyen de cet autre monde qui est, avec le monde ordinaire, dans le même rapport que le désert avec une contrée agricole (il y a quarante ans que j’erre au sortir de Chanaan) ; c’est en étranger que le regarde derrière moi, je suis assurément, même dans cet autre monde, le plus infime et le plus craintif de tous (…) Devais-je donc nécessairement trouver le chemin qui mène à ce monde ? ‘Banni’ de là-bas, rejeté d’ici, n’aurais-je pu être écrasé à la frontière ? (…) Sans doute c’est comme si j’accomplissais la pérégrination dans le désert à rebours en me rapprochant continuellement du désert et en nourrissant les espoirs puérils (‘peut-être resterai-je tout de même en Chanaan ?’) ; mais entre-temps je suis arrivé depuis longtemps dans le désert et ces espoirs ne sont que les chimères du désespoir, surtout en des temps où, même au désert, je suis la plus misérable des créatures et où Chanaan doit nécessairement se présenter à moi comme l’unique terre d’espoir, car il n’y a pas de troisième terre pour les hommes. » Kafka. Journaux. (28 janvier 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 530-531

xxx« Nouvelle attaque de G., animal affamé, il te pousse en avant, le chemin qui mène à une nourriture comestible, à un air respirable, à une vie libre, et dût-il te conduire derrière la vie. Tu guides les masses, long et mince commandant, guide donc les désespérés, à tarvers les défilés de la montagne que personne d’autre que toi ne découvrirait sous la neige. » Kafka. Journaux. (10 février 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 537

xxxiCf. note 1 de la page 537. Kafka. Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 1455

xxxii Kafka. Œuvres complètes. Tome II. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 640

xxxiii« J’accorde qu’il y a en moi des possibilités immédiates que je ne connais pas encore ; mais trouver le chemin qui y mène, et uen fois que je l’aurai trouvé, oser le prendre ! » Kafka. Journaux. (26 février 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 539

xxxiv« Et si l’on était cause de sa propre asphyxie ? Si, sous la pression de l’introspection, l’ouverture par laquelle on se déverse dans le monde devenait trop étroite ou se fermait tout-à-fait ? Il y a des moments où je ne suis pas loin d’en être là. Un fleuve qui coule à rebours. » Kafka. Journaux. (9 mars1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 539

xxxv« Jamais encore je ne fus en ce lieu : on y respire autrement, un astre, plus aveuglant que le soleil, rayonne à côté de lui. » Kafka. Journaux. (7 novembre 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 447

xxxvi« Comme le chemin est long de ma détresse intérieure à la scène qui se passe dans la cour, et comme le chemin de retour est bref. Mais on est désormais dans son pays natal, et l’on ne peut plus repartir. » Kafka. Journaux. (4 avril 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 542

xxxvii« De nouveau, de nouveau, banni au loin, banni au loin. Montagnes, déserts, vastes contrées, il s’agit de les traverser à pieds (…) Jamais plus, jamais plus tu ne reviendras dans les villes.» Kafka. Journaux. (23 juin 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 549

xxxviii« Loin, loin de toi, se déroule l’histoire mondiale de ton âme ». Kafka. Journaux. (23 juin 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 549

Kafka l’hérétique


 

« Le premier signe d’un début de connaissance est le désir de mourir. »i

Kafka a longtemps cherché la clé qui pourrait lui ouvrir les portes de la véritable « connaissance ». A l’âge de 34 ans, il semble qu’il ait trouvé une clé, et c’était la mort, ou au moins le désir de mourir.

Il ne s’agissait pas de n’importe quelle sorte de mort, ou d’une mort qui ne ferait que continuer le tourment de vivre, dans une autre vie après la mort, dans une autre prison.

Il ne s’agissait pas non plus de n’importe quelle connaissance, une connaissance qui serait seulement mentale, ou livresque, ou cabalistique…

Kafka rêvait d’une mort qui conduise à la liberté, la liberté infinie.

Il cherchait une seule connaissance, la connaissance qui fait enfin vivre, et qui sauve, une connaissance qui serait l’ultime, – la rencontre décisive avec « le maître ».

« Le maître » ? Le langage ne peut être qu’allusif. Ne jamais se résigner à livrer des noms propres à la foule. Mais on peut donner quelques indices quand même, en ces époques d’incroyance et de mépris pour toutes formes de foi…

« Cette vie paraît insupportable, une autre, inaccessible. On n’a plus honte de vouloir mourir ; on demande à quitter la vieille cellule que l’on hait pour être transféré dans une cellule nouvelle que l’on apprendra à haïr. Un reste de foi continue en même temps à vous faire croire que, pendant le transfert, le maître passera par hasard dans le couloir, regardera le prisonnier et dira : ‘Celui-là, vous ne le remettrez pas en prison, il viendra chez moi’. »ii

Cet extrait du Journal de l’hiver 1917-1918 fait partie des quelques « aphorismes » que Kafka a recopiés et numérotés un peu plus tard, en 1920, ce qui semble leur accorder une valeur particulière.

Après la mort de Kafka, Max Brod a d’ailleurs donné à cet ensemble de cent neuf aphorismes le titre un peu grandiloquent, mais accrocheur, de « Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin ».

L’aphorisme que l’on vient de citer porte le n°13.

L’aphorisme n°6, écrit cinq jours auparavant, est plus cinglant, mais peut-être plus embarrassant pour les tenants fidèles de la « Tradition ».

« L’instant décisif de l’évolution humaine est perpétuel. C’est pourquoi les mouvements spirituels révolutionnaires sont dans leur droit en déclarant nul et non avenu tout ce qui les précède, car il ne s’est encore rien passé. »iii

Alors, toute la Loi, et tous les prophètes, nuls et non avenus ?

Rien ne s’est-il « passé » sur le mont Moriah ou le mont Sinaï?

Kafka, – un hérétique ? Un aventurier ‘spirituel’, un ‘révolutionnaire’ ?

On va voir dans un instant que c’est précisément là l’opinion d’un Gershom Scholem à son sujet.

Mais avant d’ouvrir avec Scholem le procès en hérésie de Kafka, il peut être éclairant de citer le bref commentaire dont Kafka accompagne l’aphorisme n°6 :

« L’histoire humaine est la seconde qui s’écoule entre deux pas faits par un voyageur. »iv

Après l’image du « maître », celle du « voyageur »…

C’est là un très beau Nom, moins grandiose que le « Très-Haut », moins mystérieux que le Tétragramme, moins philosophique que « Je suis » (éhyéh)… Sa beauté vient de l’idée d’exil éternel, d’exode continuel, de mouvance perpétuelle…

C’est un Nom qui réduit toute l’Histoire humaine à une seule seconde, une simple enjambée. Toute l’Humanité n’est même pas fondée sur un sol ferme, une emprise assurée, elle est comme en suspens, fugace, « entre deux pas »…

Image humble et fantastique.

On en vient à l’évidence : renoncer en une seconde à tout désir de connaître le but d’un voyage sans fin.

Toute prétendue connaissance à ce sujet semble dérisoire pour celui qui devine l’ampleur de l’écart entre le long chemin du « voyageur », son ample foulée, et l’insoutenable fugacité des mondes.

Désormais, comment supporter l’arrogance de tous ceux qui proclament savoir ?

Parmi les ‘sachants’, les cabalistes jouent un rôle spécial.

La cabale, on le sait, s’est forgée depuis le Moyen Âge une forte réputation comme entreprise d’exploration du mystère, de travail de la connaissance.

Selon Gershom Scholem, qui l’a savamment étudiée, la cabale pense détenir des clés pour connaître la vérité:

« Le cabaliste affirme qu’il y a une tradition de la vérité, et qu’elle est transmissible. Affirmation ironique, puisque la vérité dont il s’agit est tout sauf transmissible. Elle peut être connue mais on ne saurait la transmettre, et c’est justement ce qui, en elle, devient transmissible qui ne la contient plus – la tradition authentique reste cachée. »v

Scholem ne nie pas que tel ou tel cabaliste puisse peut-être « connaître » l’essence du secret. Il doute seulement que s’il la connaît, cette essence, il puisse en « transmettre » la connaissance à d’autres. Dans le meilleur des cas il ne peut qu’en transmettre le signe extérieur.

Scholem se montre même plus pessimiste encore, lorsqu’il ajoute que ce que l’on peut transmettre de la tradition est vide de vérité, que ce que l’on en transmet « ne la contient plus ».

Ironie d’une cabale qui éclate d’une splendeur évidée. Désespoir et désolation d’une lumière lucide et vide…

« Il y a quelque chose d’infiniment désolant à établir que la connaissance suprême est sans objet, comme l’enseignent les premières pages du Zohar. »vi

Quel rapport la cabale a-t-elle avec Kafka ?

Il se trouve que dans ses « Dix propositions non historiques sur la Cabale », Gershom Scholem enrôle curieusement l’écrivain au service de la cabale. Il estime que Kafka porte (sans le savoir) le ‘sentiment du monde propre à la cabale’. Il lui concède en retour un peu de la « splendeur austère » du Zohar (non sans un effet pléonastiquevii) :

« La limite entre religion et nihilisme a trouvé chez [Kafka] une expression indépassable. C’est pourquoi ses écrits, qui sont l’exposé sécularisé du sentiment du monde propre à la cabale (qui lui était inconnue) ont pour maints lecteurs d’aujourd’hui quelque chose de la splendeur austère du canonique – du parfait qui se brise. »viii

Kafka, – vacillant ‘entre religion et nihilisme’ ? Kafka, – ‘sécularisant’ la cabale, sans même l’avoir connue ?

Les mystères ici semblent enchâssés, fusionnés !

N’est-ce pas là, d’ailleurs, l’essence même du tsimtsoum ? Le monde comme frénésie d’enchâssement, de contraction, de fusion, d’opacification.

« Le langage matérialiste de la Kabbale lourianique, en particulier dans sa manière de déduire le tsimtsoum (l’auto-rétractation de Dieu), suggère l’idée que peut-être la symbolique qui utilise de telles images et de telles formules pourrait de surcroît être la chose même. »ix

Par l’image (ô combien matérialiste) de contraction, de rétrécissement, le tsimtsoum donne à voir et à comprendre. Mais l’auto-rétractation divine s’incarne difficilement dans cette symbolique d’étroitesse, de contrainte, de contraction. Le tsimtsoum divin qui consent à l’obscurité, à l’effacement, implique logiquement un autre tsimtsoum, celui de l’intelligence, et la mise en évidence de son écrasement, de sa confusion, de son incompétence, de son humiliation, devant le mystère d’un tsimtsoum qui la dépasse.

Mais au moins l’image du tsimtsoum possède une aura « matérialiste » (quoique non-historique), ce qui, en 1934, sous la plume d’un Scholem, pouvait passer pour un compliment.

« Comprendre les kabbalistes comme des matérialistes mystiques d’orientation dialectique serait absolument non historique, mais tout sauf absurde. »x

La cabale, vue comme une entreprise mystique fondée sur un matérialisme dialectique, non-historique.

C’est un vocabulaire de l’époque, qui permet d’appeler « contradiction dialectique » un Dieu pleinement être se faisant « néant », ou encore de concevoir un Dieu Un donnant naissance à de multiples émanations (les sefirot)…

« Quel est au fond le sens de la séparation entre l’Eyn Sof et la première Sefira ? Précisément que la plénitude d’être du Dieu caché, laquelle reste transcendante à toute connaissance (même à la connaissance intuitive), devient néant dans l’acte originel de l’émanation, lorsqu’elle se convertit exclusivement à la création. C’est ce néant de Dieu qui devait nécessairement apparaître aux mystiques comme l’ultime étape d’un ‘devenir rien’. »xi

Ce sont là des questions essentielles, qui taraudent les esprits vraiment supérieurs, ceux qui n’ont toujours pas digéré la Chute originelle, le Péché, et l’exclusion initiale du Paradis, désormais perdu.

« A Prague, un siècle avant Kafka, Jonas Wehle (…) est le premier à s’être posé la question (et à y répondre par l’affirmative) de savoir si, avec l’expulsion de l’homme, le Paradis n’avait pas davantage perdu que l’homme lui-même. Est-ce seulement une sympathie des âmes qui, cent ans plus tard, a conduit Kafka à des pensées qui y répondaient si profondément ? C’est peut-être parce que nous ignorons ce qu’il est advenu du Paradis qu’il fait toutes ces considérations pour expliquer en quoi le Bien est ‘en un certain sens inconsolable’. Considérations qui semblent sortir tout droit d’une kabbale hérétique. »xii

Kafka, – un kabbaliste « hérétique » !

Scholem présente à nouveau Kafka comme un néo-kabbaliste ‘hérétique’, dans des lettres écrites à Walter Benjamin en 1934, à l’occasion de la parution de l’essai que celui-ci venait d’écrire sur Kafka dans la Jüdische Rundschau

Dans cet essai, Benjamin nie la dimension théologique des œuvres de Kafka. Pour lui, Kafka fait du théâtre. Il est étranger au monde.

« Kafka voulait être compté parmi les hommes ordinaires. Il se heurtait à chaque pas aux limites de l’intelligible : et il les faisait volontiers sentir aux autres. Parfois, il semble assez près de dire, avec le Grand Inquisiteur de Dostoïevski : ‘Alors c’est un mystère, incompréhensible pour nous, et nous aurions le droit de prêcher aux hommes, d’enseigner que ce n’est pas la libre décision des cœurs ni l’amour qui importent, mais le mystère auquel ils doivent se soumettre aveuglément, même contre le gré de leur conscience’xiii. Kafka n’a pas toujours échappé aux tentations du mysticisme. (…) Kafka avait une singulière aptitude à se forger des paraboles. Il ne se laisse pourtant jamais réduire à de l’interprétable, et a au contraire, pris toutes les dispositions concevables pour faire obstacle à l’interprétation de ses textes. Il faut s’y enfoncer à tâtons, avec prudence, avec circonspection, avec méfiance. (…) Le monde de Kafka est un grand théâtre. A ses yeux l’homme est par nature comédien. (…) Le salut n’est pas une prime sur la vie, c’est la dernière issue d’un homme à qui, selon la formule de Kafka, ‘son propre os frontal barre le chemin’xiv. La loi de ce théâtre, nous la trouvons au milieu de la Communication à une Académie : ‘J’imitais parce que je cherchais une issue et pour nulle autre raison.’xv (…) En effet, l’homme d’aujourd’hui vit dans son corps comme K. dans le village au pied du château ; il lui échappe, il lui est hostile. Il peut arriver que l’homme un matin se réveille et se trouve transformé en vermine. Le pays étranger – son pays étranger – s’est emparé de lui. C’est cet air là qui souffle chez Kafka, et c’est pourquoi il n’a pas été tenté de fonder une religion.»xvi

Kafka n’est donc pas un cabaliste. L’interprétation ‘surnaturelle’ de son œuvre ne tient pas.

« Il y a deux manières de méconnaître fondamentalement les écrits de Kafka. L’une est l’interprétation naturaliste, l’autre l’interprétation surnaturelle ; l’une comme l’autre, la lecture psychanalytique comme la lecture théologique, passent à côté de l’essentiel. »xvii

Walter Benjamin s’inscrit nettement en faux contre Willy Haas qui avait interprété l’ensemble de l’œuvre de Kafka « sur un modèle théologique », une interprétation résumée par cet extrait : « Dans son grand roman Le Château, [écrit Willy Haas], Kafka a représenté la puissance supérieure, le règne de la grâce ; dans son roman Le Procès, qui n’est pas moins grand, il a représenté la puissance inférieure, le règne du jugement et de la damnation. Dans un troisième roman, L’Amérique, il a essayé de représenter, selon une stricte stylisation, la terre entre ces deux puissances […] la destinée terrestre et ses difficiles exigences. »xviii

Benjamin trouve également « intenable » l’analyse de Bernhard Rang qui écrit : « Dans la mesure où l’on peut envisager le Château comme le siège de la grâce, la vaine tentative et les vains efforts de K. signifient précisément, d’un point de vue théologique, que l’homme ne peut jamais, par sa seule volonté et son seul libre-arbitre, provoquer et forcer la grâce de Dieu. L’inquiétude et l’impatience ne font qu’empêcher et troubler la paix sublime de l’ordre divin. »xix

Ces analyses de Bernhard Rang ou de Willy Haas tentent de montrer que pour Kafka, « l’homme a toujours tort devant Dieu »xx.

Or, niant farouchement le filon de l’interprétation « théologique », Benjamin pense que Kafka a certes soulevé de nombreuses questions sur le « jugement », la « faute », le « châtiment », mais sans jamais leur donner de réponse. Kafka n’a en réalité jamais identifié aucune des « puissances primitives » qu’il a mises en scène.

Pour Benjamin, Kafka est resté profondément insatisfait de son œuvre. Il voulait d’ailleurs la détruire, comme son testament en témoigne. Benjamin interprète Kafka à partir de cet échec (doctrinal). « Échec est sa grandiose tentative pour faire passer la littérature dans le domaine de la doctrine, et pour lui rendre, comme parabole, la modeste vigueur qui lui paraissait seule de mise devant la raison. »xxi

« C’était comme si la honte dût lui survivre. »xxii Cette phrase, la dernière du Procès, symbolise pour Benjamin l’attitude fondamentale de Kafka.

Ce n’est pas là une honte qui le toucherait lui, personnellement, mais une honte s’étendant à tout son monde, toute son époque, et peut-être toute l’humanité.

« L’époque où vit Kafka ne représente pour lui aucun progrès par rapport aux premiers commencements. Le monde où se déroulent ses romans est un marécage. »xxiii

Quel est ce marécage ?

Celui de l’oubli.

Benjamin cite à nouveau Willy Haas, cette fois pour l’encenser d’avoir compris le mouvement profond du procès : « L’objet de ce procès, ou plutôt le véritable héros de ce livre incroyable est l’oubli […] dont la principale caractéristique est de s’oublier lui-même […] Dans la figure de l’accusé, il est devenu ici un personnage muet. »xxiv Benjamin ajoute : « Que ce ‘centre mystérieux’ provienne de ‘la religion juive’, on ne peut guère le contester. ‘Ici, la mémoire en tant que piété joue un rôle tout à fait mystérieux. Une des qualités de Jéhovah – non pas une quelconque, mais la plus profonde de ses qualités – est de se souvenir, d’avoir une mémoire infaillible, ‘jusqu’à la troisième et la quatrième génération’, voire la ‘centième génération’ ; l’acte le plus saint […] du rite […] consiste à effacer les péchés du livre de la mémoire’xxv. »

Ce qui est oublié, conclut Benjamin, est mêlé à « la réalité oubliée du monde primitif »xxvi, et cette union engendre des « fruits toujours nouveaux »xxvii. Parmi ces fruits surgit, à la lumière, « l’intermonde », c’est-à-dire « précisément la plénitude du monde qui est la seule chose réelle. Tout esprit doit être concret, particulier, pour obtenir un lieu et un droit de cité. [.…] Le spirituel, dans la mesure où il exerce encore un rôle, se mue en esprits. Les esprits deviennent des individus tout à fait individuels, portant eux-mêmes un nom et liés de la manière la plus particulière au nom de l’adorateur […]. Sans inconvénient on ajoute à profusion leur profusion à la profusion du monde […] On n’y craint pas d’accroître la foule des esprits : […] sans cesse de nouveaux s’ajoutent aux anciens, tous ont un nom propre qui les distingue des autres. »xxviii

Ces phrases de Franz Rosenzweig citées par Benjamin traitent en réalité du culte chinois des ancêtres. Mais justement, pour Kafka le monde des ancêtres remonte à l’infini, et « plonge ses racines dans le monde animal »xxix. Les bêtes sont pour Kafka le symbole et le réceptacle de tout ce qui est tombé dans l’oubli, pour les humains : « une chose est sûre : parmi toutes les créatures de Kafka, ce sont les bêtes qui réfléchissent le plus. »xxx Et, « Odradek est la forme que prennent les choses tombées dans l’oubli. »xxxi

Odradek, ce « petit bossu », représente pour Kafka, « l’assise première » que ne lui fournissent ni la « divination mythique », ni la « théologie existentielle »xxxii, et cette assise est celle du génie populaire, « celui des Allemands, comme celui des Juifs »xxxiii.

Walter Benjamin porte alors son coup d’estoc, passant à un ordre supérieur, bien au-delà des religiosités, des synagogues et des églises : « Si Kafka n’a pas prié – ce que nous ignorons –, du moins possédait-il au plus haut degré, ce que Malebranche appelle ‘la prière naturelle de l’âme’: la faculté d’attention. En laquelle, comme les saints dans leur prière, il enveloppait toute créature. »xxxiv

Pour Scholem, Kafka était un « cabaliste hérétique ».

Pour Benjamin, il est comme un « saint », enveloppant les créatures de ses prières…

L’un et l’autre se rejoignent dans une sorte de réserve, et même de dénigrement à son égard.

Scholem écrit à Benjamin : « Le monde de Kafka est le monde de la révélation, mais dans une perspective où la révélation se réduit à son Néant (Nichts). »

Pour lui, Kafka se présente comme incapable de comprendre ce que la Loi a d’incompréhensible, et le fait même qu’elle soit incompréhensible.

Alors que la Cabale affiche une calme certitude de pouvoir non seulement approcher mais ‘comprendre’ l’incompréhensible de la Loi.

Benjamin partage la réprobation de Scholem à l’égard de Kafka, et va même plus loin, lui reprochant son manque de ‘sagesse’ et son ‘déclin’, qui participe du ‘déclin’ général de la tradition : « Le vrai génie de Kafka fut (…) d’avoir sacrifié la vérité pour s’accrocher à sa transmissibilité, à son élément haggadique. Les écrits de Kafka (…) ne se tiennent pas modestement aux pieds de la doctrine, comme la Haggadah se tient aux pieds de la Halakhah. Bien qu’ils se soumettent en apparence, ils donnent, au moment où on s’y attend le moins, un violent coup de patte contre cette soumission. C’est pourquoi, en ce qui concerne Kafka, nous ne pouvons parler de sagesse. Il ne reste que les conséquences de son déclin. »xxxv

Kafka, – un homme qui manque de sagesse, en déclin.

Nul n’est prophète en son pays.

Pour ma part, je vois en Kafka la trace d’une vision fulgurante, auprès de laquelle la cabale, la religion, et ce monde même, ne pèsent que peu.

Non pas qu’il ait vraiment vu.

« Jamais encore je ne fus en ce lieu : on y respire autrement, un astre, plus aveuglant que le soleil, rayonne à côté de lui. »xxxvi

Quel est ce lieu ? Le Paradis ?

Et s’il n’a pas « vu », qu’a-t-il « compris » ?

Kafka a écrit que nous avons été créés pour vivre dans le Paradis, et que le Paradis était fait pour nous servir. Nous en avons été exclus. Il a aussi écrit que nous ne sommes pas ‘en état de péché’ parce que nous avons mangé de l’Arbre de la Connaissance, mais aussi parce que nous n’avons pas encore mangé de l’Arbre de Vie.

L’histoire n’est pas finie, elle n’a peut-être même pas encore commencé. Malgré tous les « grands récits » et leurs fausses promesses.

« Le chemin est infini »xxxvii, affirme-t-il.

Et peut-être que ce chemin est l’expulsion même, l’un et l’autre éternels.

« Dans sa partie principale, l’expulsion du Paradis est éternelle : ainsi, il est vrai que l’expulsion du Paradis est définitive, que la vie en ce monde est inéluctable »xxxviii.

Nous sommes là assurément très loin de la Cabale ou du matérialisme dialectique.

Et pour Kafka, une autre possibilité encore émerge, fantastiquement improbable.

L’éternité de l’expulsion « rend malgré tout possible que non seulement nous puissions continuellement rester au Paradis, mais que nous y soyons continuellement en fait, peu importe que nous le sachions ou non ici. »xxxix

Quelle hérésie !

iFranz Kafka. « Journaux », 25 octobre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.446

iiFranz Kafka. « Journaux », 25 octobre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.446

iiiFranz Kafka. « Journaux », 20 octobre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.442

ivFranz Kafka. « Journaux », 20 octobre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.443

vGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 249

viGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, III’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 249

viiLe mot hébreu zohar (זֹהַר) signifie « éclat, splendeur ».

viiiGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, X’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 256

ixGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, IV’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 251

xGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, IV’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 251

xiGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, V’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 252

xiiGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, X’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 255-256

xiiiF.M. Dostoëvski. Les Frères Karamazov. Livre V, chap. 5, Trad. Henri Mongault. Ed. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 278.

xivFranz Kafka, Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.493

xvFranz Kafka, Œuvres complètes, t.II, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.517

xviWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.429-433

xviiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.435

xviiiW. Haas, cité par Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.435

xixBernhard Rang. « Franz Kafka » Die Schildgenossen, Augsburg. p.176, cit. in Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.436

xxWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.436

xxiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.438

xxiiFranz Kafka. Le Procès. Œuvres complètes, t.I, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.466

xxiiiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.439

xxivW. Haas, cité par Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441

xxvW. Haas, cité par Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441

xxviWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441

xxviiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441

xxviiiFranz Rosenzweig, L’Étoile de la rédemption, trad. A. Derczanski et J.-L. Schlegel, Paris Le Seuil, 1982, p. 92, cité par Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.442

xxixWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.442

xxxWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.443

xxxiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.444

xxxiiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.445

xxxiiiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.445-446

xxxivWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.446

xxxvCité par David Biale. Gershom Scholem. Cabale et Contre-histoire. Suivi de G. Scholem : « Dix propositions anhistoriques sur la cabale. » Trad. J.M. Mandosio. Ed de l’Éclat. 2001, p.277

xxxviFranz Kafka. « Journaux », 7 novembre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.447

xxxviiFranz Kafka. « Journaux », 25 novembre 1917, aphorisme 39b. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.453

xxxviiiFranz Kafka. « Journaux », 11 décembre 1917, aphorisme 64-65. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.458

xxxixFranz Kafka. « Journaux », 11 décembre 1917, aphorisme 64-65. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.458

Anthropologie Métaphysique du Sacrifice


 

« Au commencement, en vérité, cet univers était le néant ; le ciel n’existait pas, ni la terre, ni l’atmosphère. Le non-être qui seul était se fit alors esprit, disant : Je veux être ! (…) Du non-être l’esprit fut émis, l’esprit émit Prajāpati, Prajāpati émit les êtres.»i

La traduction de l’idée de création par le mot ‘émettre’ ne rend pas compte des acceptions originaires de la racine verbale sṛj सृज्, beaucoup plus imagées : « lâcher, répandre, laisser aller, laisser couler, éjaculer; créer, procréer, engendrer, enfanter ; émettre, lancer. »ii

Dans un autre récit des origines, l’image spermatique est plus précise:

« A l’origine, en vérité, il n’y avait que le Brahman ; comme le suc de sa vigueur surabondait, il devint Brahma. Brahma médita en silence avec l’esprit ; son esprit devint Prajāpati. »iii

Dans les deux cas, l’idée fondamentale est que la création résulte d’un sacrifice consenti par l’’Être suprême, – c’est-à-dire d’un don émanant de son essence même, de son suc intérieur. Prajāpati est la figure divine qui incarne ce sacrifice originaire, parce qu’il est le « Seigneur (pati) des créatures (prajā) », et qu’il possède une nature intermédiaire, pour une part mortelle, pour une part immortelle.

« Prajāpati créa les êtres vivants. Par ses inspirations, il créa les dieux, et par ses expirations il créa les êtres mortels. Au-dessus des êtres il créa la Mort, pour les consumer. Maintenant, de Prajāpati, une moitié était mortelle, une moitié immortelle. Avec sa partie mortelle, il eut peur de la mort, et ayant peur, il devint double, argile et eau () Cinq parties de son corps étaient mortelles, poil, peau, chair, os, moelle ; et cinq immortelles: l’esprit, la parole, le souffle, la vue, l’ouïe. »iv

Prajāpati est le Seigneur des créatures, l’être primordial, à la fois mortel et immortel. Il a créé l’univers par son propre Sacrifice, en partageant son essence avec le Feu, le Souffle ou la Parole.

« Cela, Prajāpati le désira. ‘Que cela se multiplie, que cela se reproduise !’ Par Agni, Il s’est accouplé avec la terre. Un œuf a éclos. Il le toucha : ‘Qu’il croisse ! Qu’il croisse et se multiplie !’ dit-Il. Et l’embryon qui était à l’intérieur fut créé en tant que Vāyu (le Vent) (…) Par Vāyu, Il s’accoupla avec l’air. Un œuf a éclos. Il le toucha et dit :Que tu sois glorifié !’ Par là Āditya (le Soleil) fut créé (…) Par Āditya il s’accoupla avec le Ciel (…) Ayant créé ces mondes, Il désira : ‘Puissé-je créer des créatures qui soient miennes dans ces mondes !’ Par Son Esprit (manas) il s’accoupla avec la Parole (vāc)Il devint enceint de huit gouttes. Elles donnèrent naissance aux huit Vasus, qu’Il plaça sur la terre. Par Son Esprit, Il s’accoupla avec la Parole. Il devint enceint de onze gouttes. Elles donnèrent naissance aux onze Rudras, qu’Il plaça dans l’air. Par Son Esprit, Il s’accoupla avec la Parole. Il devint enceint de douze gouttes, qui donnèrent naissance aux douze Ādityas, qu’il plaça dans le ciel. Par Son Esprit, Il s’accoupla avec la Parole. Il devint enceint. Il créa Tous-les-Dieux, qu’Il plaça dans les lieux.»v

La Parole (vāc) est la compagne de Prajāpati. Comme le Satapatha-Brahamaa nous l’apprend, Il s’accouple à quatre reprises avec elle. Un autre texte, le Kāṭhaka, présente les choses de façon analogue : «  Prajāpati était l’univers. Vāc était sa compagne ; Il s’accoupla avec Elle. Elle conçut, se sépara de Lui. Elle engendra les créatures, puis Elle rentra en Prajāpati »vi.

Vāc est ici la Parole, qui crée et engendre. Mais ailleurs, ce n’est pas la Parole divinisée et indéfinie, qui est agente de la création, mais des paroles courtes et précises, d’une ou deux syllabes : « Au bout d’un an, Prajāpati  voulut parler : Il dit bhūḥ et la terre fut ; il dit bhuvaḥ et l’espace fut, il dit svaḥ et le ciel fut. »vii

Ces trois mondes, la terre, l’espace, le ciel, correspondent aux trois catégories de sons, les voyelles, les consonnes et les spirantes.

Le procédé de création par la parole se poursuit alors dans toute sa logique, de division et de pulvérisation syllabaire:

« Prajāpati  était à Lui seul tout l’univers. Vāc était à Lui, Vāc était sa compagne. Il considéra : Cette Vāc, je veux l’émettre, elle ira se transformant à l’infini en toute chose. Il émit Vāc, elle alla se transformant en toute chose. Elle qui était tout en haut, elle se développa comme se développe la goutte d’eau. Prajāpati en coupa le tiers, ā, ce fut la terre (…) Il en coupa le tiers ka et ce fut l’atmosphère (…) Il lança en haut le tiers ha et ce fut le ciel (…) Il sépara en trois Vāc, qui était une seule syllabe. »viii

Les paroles, les mots, les syllabes sont la matrice (et la matière) d’où l’univers et toutes les créatures sont engendrées.

Mais tout ceci a un prix, – le Sacrifice du Créateur.

Après avoir « émis » tous les mondes et tous les êtres, Prajāpati perdit son unité intrinsèque, il se morcela. « Quand Prajāpati eut émis les créatures, ses membres se détachèrent. Maintenant Prajāpati, certainement, est l’année. Ses membres sont les deux transitions du jour et de la nuit [c’est-à-dire l’aube et le crépuscule], la pleine lune et la lune nouvelle, et le commencement des saisons. »ix  « Quand Il eut émis les créatures et parcouru toute la carrière, Il se détacha en morceaux (…) Quand il fut tombé en pièces, le souffle sortit du milieu, et le souffle sorti, les dieux Le quittèrent. Il dit à Agni : ‘Recompose-Moi’. »x « Quand Il eut émis les créatures, Il tomba en pièces. N’étant plus rien qu’un cœur, il gisait. Il poussa un cri : Ah ! Ma vie ! Les eaux L’entendirent ; avec l’agnihotra [le sacrifice du lait] elles vinrent à son secours, elles Lui rapportèrent le trône. »xi

Heureusement les dieux sont là, qui veillent sur Lui. Agni, Vāyu, Āditya, Candramas récupèrent ses membres épars, et les pasus rapportent le poil, la peau, les os, la moelle. «Prajāpati, quand il eut émis les êtres gisait épuisé. Les dieux rassemblèrent le suc et la vigueur des êtres et s’en servirent pour le guérir. »xii

Le Créateur suprême, Prajāpati, le Dieu primordial s’est sacrifié tout entier pour que l’univers, ainsi que l’ensemble des créatures vivantes, puissent advenir à l’être. Son sacrifice vide Prajāpati de toute sa substance. « Quand Il eut créé tous les choses existantes, Prajāpati sentit qu’il était vidé ; il eut peur de la mort. »xiii

Ce moment unique dans l’histoire des représentations théogoniques, offre cependant l’occasion d’établir un parallèle avec d’autres traditions religieuse, et plus spécifiquement avec la Passion du Christ, ressentant « tristesse et angoisse »xiv (« Mon âme est triste à en mourir »xv), et peur de la mort. Il demanda à plusieurs reprises à Dieu que son supplice lui soit épargné, mais dut finalement subir railleries, flagellations, tortures et crucifixion, jusqu’au cri final, devant l’abandon du Père (« Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »xvi).

Le terme employé par la théologie chrétienne pour rendre compte de cet ‘évidement’ du divin, a été initialement forgé par S. Paul. C’est la ‘kénose’, du grec kenosis, mot qui vient du verbe κενόω, ‘vider’. Une autre forme d’évidement du divin a aussi été conceptualisée par le judaïsme, quoique plus tardivement, avec le concept de tsimtsoum, ‘contraction’ [du Divin], idée forgée par la cabale juive au Moyen Âge.

Bien que ces analogies valent d’être fortement soulignées, et qu’elles mériteraient d’être l’objet d’une étude d’anthropologie comparative, l’idée du Sacrifice primordial, consenti par le Créateur Unique et Suprême garde toute son antériorité, sa force et son originalité.

Prajāpati n’est pas le Christ, bien qu’il en préfigure de façon troublante le destin métaphysique. Il est le Dieu Créateur de tous les mondes et de tous les êtres. Son Sacrifice a rendu possible la création de l’univers, et il continue dans la suite des temps, et il se métaphorise dans chacun des êtres existant de par le monde. En chaque instant du Temps, le Dieu suprême continue de se diviser pour que le Monde continue à être.

Prajāpati pensa : « ‘Comment puis-je ramener tous ces êtres dans mon corps ? Comment puis-je à nouveau devenir le corps de tous ces êtres ? Il divisa son corps en deux parties. Il y avait trois cent soixante briques d’un côté et autant de l’autre. Il échoua. »xvii Puis il le divisa en trois parties de deux cent quarante briques. Nouvel échec. Puis en quatre parties de cent quatre vingt briques. Échec à nouveau. Puis en cinq parties de cent quarante quatre briques. Échec. Puis en six parties de cent vingt briques. Échec.

Il ne tenta pas de le diviser en sept. Mais il le divisa en huit parties de quatre vingt dix briques. Échec.Puis en neuf parties de quatre-vingt briques. Échec. Puis en dix parties de soixante-douze briques. Échec. Il ne tenta pas de le diviser en onze. Il le divisa en douze parties de soixante briques. Échec. Il ne tenta pas de le diviser en treize ou quatorze parties. Il le divisa en quinze parties de quarantehuit briques. Échec. Il le divisa en seize parties de quarante cinq briques. Échec. Il ne tenta pas de le diviser en dix-sept parties. Il se divisa en dix-huit parties de quarante briques. Échec. Il ne tenta pas de se diviser en dix neuf parties. Il se divisa en vingt parties de trente six briques. Échec. Il ne tenta pas de se diviser en vingt et une, vingt-deux ou vingt-trois parties. Il se divisa en vingtquatre parties de trente briques. Là, Il s’arrêta à la quinzième partie. Et c’est pour cela qu’il y a quinze formes de lunes croissantes et quinze de lunes décroissantes. Et c’est aussi parce qu’il se divisa en vingt-quatre parties qu’il y a vingt-quatre demi-mois.

Malgré tout, avec ces vingt-quatre parties de trente briques, il ne s’était pas encore suffisamment divisé. Il divisa donc le gVeda en douze mille versets et il divisa de la même façon les deux autres Veda, respectivement huit mille pour le Yajur Veda et quatre mille pour le Sāma Veda. Il divisa encore plus finement les trois Veda en quatre vingt fois dix mille huit cent quatre vingt syllabes.

Puis il continua de se diviser Lui-même jusqu’à devenir le corps de toutes choses et de tous les êtres, qui sont composés de mètres, de souffles vitaux ou de déités.

Ce que l’on retiendra, c’est que le Sacrifice initial et continuel du Créateur suprême accède à la hauteur de réalité primordiale, et qu’il est palpable dans le Temps et dans l’Espace. Le Sacrifice est avant tous les êtres. Le Sacrifice est à la fois le Créateur et la Création. Tous les phénomènes de l’univers lui doivent l’existence, et en sont l’image indéfiniment répétée. Le Sacrifice est infini, éternel, et l’Homme a pour tâche de l’accomplir pour le ressusciter et le faire vivre sans fin.

« L’éternité du Sacrifice se répartit en périodes infiniment nombreuses ; qui l’offre le tue, et chaque mort le ressuscite. Le Mâle suprême, l’Homme par excellence (Purua) meurt et renaît sans cesse. »xviii

C’est pourquoi il revient aussi à l’homme, qui est à l’image de l’Homme primordial (Purua), d’effectuer pour sa part le « sacrifice » qui est à l’image du sacrifice primordial de Prajāpati.

Idée fort christique, aussi, « émise » quelque deux millénaires avant que Jésus de Galilée ne l’incarne à son tour sur sa croix, au Golgotha, non loin du second Temple de Jérusalem.

iTaittirya Brāhamaṇa. 2,2,9,10 :« asato ’dhi mano ’sṛjyata, manaḥ Prajāpatim asṛjyata. Prajāpatiḥ prajā asṛjyata. » Cité par Sylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhamaṇas. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1898, p. 14

ii Notons par ailleurs que la racine sṛj est à l’origine étymologique du mot français ‘source’.

iiiSāmavidhāna. I, 1-3

ivSatapatha Brāhamaṇa X,1,3, 13 et 4

vSatapatha Brāhamaṇa VI,1,2,1-9

viKāṭhaka 12,5 ; 27,1 (Ind. Stud. IX,477) cité par Sylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhamaṇas. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1898, p. 22

viiSatapatha Brāhamaṇa XI,1,6, 3

viiiTūndya-Māha-Brahmaṇa 20,14,2 cité par Sylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhamaṇas. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1898, p. 23

ixSatapatha Brāhamaṇa I,6,3,35

xSatapatha Brāhamaṇa VI,1,2,12

xiTaittirya Brāhamaṇa. 2,3,6,1. Cité par Sylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhamaṇas. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1898, p. 24

xiiTaittirya Brāhamaṇa. 1,2,6,1. Cité par Sylvain Lévi. Ibid.

xiiiSatapatha Brāhamaṇa X,4,2,2

xivMt 26,37

xvMt 26, 38

xviMt 27,46

xviiSatapatha Brāhamaṇa X,4,2,4

xviiiSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhamaṇas. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1898, p. 11

Noire métaphysique du ‘blanc mulet’ – (ou: du brahman et de la māyā)


 

Un ‘blanc mulet’ (śvata aśvatara) a donné son nom à la ŚvetāśvataraUpaniṣad. Pourquoi ? Son auteur, Śvetāśvatara, était-il amateur de beauté équine, ou de promenades équestres? Siddheswar Varmai et Gambhīrānanda préfèrent comprendre ce nom comme une métaphore signifiant ‘celui dont les organes des sens sont purs’ (‘One whose organs of sense are very pure’)ii.

Il fallait sans doute une réelle pureté de sens (et d’intelligence), en effet, pour s’attaquer aux questions que traite cette Upaniṣad :

« Le brahman est-il la causeiii ? D’où sommes-nous nés ? Par quoi vivons-nous ? Sur quoi prenons-nous appui ? »iv

La réponse à toutes ces questions se trouve dans l’Un.

L’Un, – c’est-à-dire le brahman, se manifeste dans le monde par ses attributs et ses pouvoirs (guṇa), auxquels on a donné des noms divins (Brahmā, Viṣṇu et Śiva). Ces trois noms symbolisent respectivement la Conscience (sattva, la pureté, la vérité, l’intelligence), la Passion (rájas, la force, le désir, l’action) et la Ténèbre (támas, l’obscurité, l’ignorance, l’inertie, ou la limitation).

La ‘grande roue du brahmanv donne la vie au Tout, dans le flux sans fin des renaissances (saṃsāra).

L’âme individuelle erre ici et là’ dans le grand Tout, comme une ‘oie sauvage’ (haṃsa)vi. En quête de délivrance, cette volaille à la dérive s’égare lorsqu’elle vole séparée du Soi. Mais lorsqu’elle s’y attache, lorsqu’elle en goûte la ‘joie’, elle atteint l’immortalité.

Le Tout est un grand mélange, de mortels et d’immortels, de réalités et d’apparences. L’oie qui vole libre en lui, sans savoir où elle va, est en réalité liée, garrottée. Elle se croit sujet conscient, mais n’est qu’un simple soi, sourd et aveugle, ignorant la joie, le Soi du brahman.

Pour se mettre sur sa voie, elle doit trouver en elle une image trinitaire de l’Un, une triade intérieure, composée de son âme (jīva), de son seigneur personnel (Īśvara) et de sa nature (prakṛti). Cette triade est à la fois trine’ et ‘une’, ce qui est aussi une image familière au christianisme, – apparue sous la plume de Jean, plus de deux mille ans après le Véda.

Cette âme trine n’est pas simplement une image, elle est déjà brahman, elle est dans le brahman, elle est avec le brahman. L’Un.

L’Un gouverne le Tout, le périssable, l’impérissable et le Soi. C’est en méditant sur l’Un, et s’unissant à lui, que le soi peut se délivrer de la ‘puissance de la mesure’ qui règne sur le monde, – la fameuse māyā.

La māyā signifie originairement et étymologiquement la ‘toute-puissance divine’, – une puissance de création, de connaissance, d’intelligence, de sagesse.

Lacception de māyā comme ‘illusion’ n’est que dérivée. Elle prend ce sens (paradoxalement) antonyme de ‘tromperie’, d’‘apparence’, lorsque le soi ne reconnaît pas la présence de la puissance. Quand la connaissance, l’intelligence et la sagesse sont absentes, l’illusion prend leur place et occupe tout le terrain.

Ainsi māyā peut se comprendre (véritablement) comme puissance, mesure et sagesse, lorsqu’on la voit à l’œuvre, ou bien (faussement) comme illusion, lorsqu’on lui est aveugle.

Ce n’est pas la māyā en tant que telle qui est ‘illusion’. L’illusion ne vient, à propos du monde, que lorsque la puissance créatrice de la māyā n’est pas reconnue comme telle, mais qu’on se laisse prendre par le résultat de son opération.

Par sa nature duelle, par sa puissance d’occultation et de manifestation, la māyā cache mais aussi révèle le principe divin, le brahman qui en est le maître et la source.

Connaître l’essence de la māyā, c’est connaître ce principe, – le brahman. Pour y atteindre, il faut se délier de tous liens, sortir de la voie de la naissance et de la mort, pour s’unir au Seigneur suprême et secret, accomplir Son désir, et demeurer dans le Soi (Ātman).

La māyā est comparée à un filetvii. Elle enveloppe tout. On ne lui échappe pas. Elle est la puissance cosmique du Seigneur, en acte dans le Tout. Elle est le Tout.

Pour lui échapper enfin, il faut la voir à l’œuvre, la comprendre dans son essence, s’en faire une compagne.

Double face, donc, dualité de la vérité et de l’illusion. C’est par la māyā que l’on peut connaître māyā, et son créateur, le brahman.

C’est pourquoi il est dit qu’il y a deux sortes de māyā, l’une qui conduit au divin (vidhyā-māyā) et l’autre qui en éloigne (avidhyā-māyā).

Toute chose, même le nom du brahman, est doublement māyā, à la fois illusion et sagesse.

« C’est uniquement grâce à māyā que l’on peut conquérir la suprême Sagesse, la béatitude. Comment aurions-nous pu imaginer ces choses sans māyā ? D’elle seule viennent la dualité et la relativité. »viii

On a aussi comparé la māyā aux couleurs innombrables que produit l’Un qui Lui, est « sans couleur », comme la lumière se diffracte dans l’arc-en-ciel.

« L’Un, le sans couleur, par la voie de son pouvoir produit de multiples couleurs dans un but caché. »ix

La nature témoigne, avec le bleu, le vert, le jaune, l’éclat de l’éclair, la couleur des saisons ou des océans. Le rouge, le blanc, le noir, sont la couleur du feu, de l’eau, de la terrex.

« Tu es l’abeille bleu-nuit, [l’oiseau] vert aux yeux jaunes, [les nuages] porteurs d’éclairs, les saisons, les mers. »xi

Pour voir la māyā il faut la considérer à la fois sous ses deux aspects, indissociables.

Un jour Nārada dit au Seigneur de l’univers : « Seigneur, montre-moi Ta māyā, qui rend possible l’impossible ».

Le Seigneur accepta et lui demanda d’aller lui chercher de l’eau. Parti vers la rivière, il rencontra une ravissante jeune fille près du rivage et oublia alors tout de sa quête. Il tomba amoureux, et perdit la notion du temps. Et il passa sa vie dans un rêve, dans ‘l’illusion’, sans se rendre compte qu’il avait devant les yeux ce qu’il avait demandé au Seigneur de ‘voir’. Il voyait la māyā à l’œuvre, mais sans le savoir, sans en être conscient. Seulement à la fin de ses jours, peut-être se réveilla-t-il de son rêve.

Appeler māyā « l’illusion », c’est ne voir que le voile, et non ce que ce voile recouvre.

Une tout autre ligne de compréhension du sens de māyā se dessine lorsqu’on choisit de lui rendre son sens originaire, étymologique, de « puissance () de la mesure (mā)».

Tout est māyā, le monde, le temps, la sagesse, le rêve, l’action et le sacrifice. Le divin est aussi māyā, dans son essence, dans sa puissance, dans sa ‘mesure’.

« Le hymnes, les sacrifices, les rites, les observances, le passé et le futur, et ce que les Veda proclament – hors de lui, le maître de la mesure a créé ce Tout, et en lui, l’autre est enfermé par cette puissance de mesure (māyā). Qu’on sache que la nature primordiale est puissance de mesure (māyā), que le Grand Seigneur est maître de la mesure (māyin). Tout ce monde est ainsi pénétré par les êtres qui forment ses membres.»xii

Ces deux versets essentiels de la ŚvetāśvataraUpaniṣad (4.9 et 4.10) se lisent, en sanskrit :

On reconnaîtra les mots importants :

माया māyā, «la puissance de la mesure » ou « l’illusion »,

महेश्वरम् maheśvaram, « le Grand Seigneur »,

मायिनं māyin, « le maître de la mesure » ou « de l’illusion »,

प्रकृति prakṛti, « la nature matérielle ou primordiale ».

Il y a une réelle différence d’interprétation entre les traducteurs qui donnent à māyā le sens de « puissance de la mesure », comme on vient de voir chez Alyette Degrâces, et ceux qui lui donnent le sens d’ « illusion », ainsi que le fait Michel Hulin :

« Comprends la nature matérielle (प्रकृति prakṛti) comme illusion (माया māyā) et le Grand Seigneur (महेश्वरम् maheśvaram) comme illusionniste (मायिनं māyin). »xiii

Le célèbre sanskritiste Max Müller a choisi de ne pas traduire māyā, proposant seulement entre parenthèses le mot ‘Art’, ce qui donne:

« That from which the maker (māyin) sends forth all this – the sacred verses, the offerings, the sacrifice, the panaceas, the past, the future, and all that the Vedas declare – in that the other is bound up through that māyā.

Know then Prakṛti (nature) is Māyā (Art), and the great Lord the Māyin (maker) ; the whole world is filled with what are his members. »xiv

En note, Müller commente :

« Il est impossible de trouver des termes correspondant à māyā et māyin. Māyā signifie ‘fabrication’ ou ‘art’, mais comme toute fabrication ou création est seulement phénomène ou illusion, pour autant que le Soi Suprême est concerné, māyā porte aussi le sens d’illusion. De manière semblable, māyin est le fabricateur, l’artiste, mais aussi le magicien, le jongleur. Ce qui semble être signifié par ce verset, est que tout, tout ce qui existe ou semble exister, procède de l’akara [l’immortel], qui correspond au brahman, mais que le créateur effectif, ou l’auteur de toutes les émanations est Īśa, le Seigneur, qui, comme créateur, agit par la māyā ou devātmaśakti. Il est possible, par ailleurs que anya, ‘l’autre’, soit employé pour signifier le puruṣa individuel. »xv

A la suite de Max Müller, Alyette Degrâces refuse catégoriquement d’employer les mots ‘illusion’ et ‘illusionniste’. A propos du mot māyin elle explique, s’inspirant manifestement de la position du sanskritiste allemand :

« Ce terme est impossible à traduire, et surtout pas comme ‘illusionniste’ ainsi qu’on le trouve dans beaucoup de traductions (mais pas Max Müller ni les traducteurs indiens). La māyā, d’une racine MĀ « mesurer », signifie « une puissance de mesure », où la mesure désigne la connaissance. Si la mesure est mauvaise, on parlera alors d’illusion, mais pas avant. Brahman est ici māyin « maître de la mesure, de cette puissance de mesure », par laquelle le monde se manifeste. Lorsque le brahman prend un aspect relatif et qu’il crée le monde, le maintient ou le résorbe, il est défini par des attributs, il est dit saguṇa, aparaṃ brahman ou le maître de la mesure (māyin) par lequel le monde est déployé et par rapport auquel l’être humain doit actualiser son pouvoir de mesure pour ne pas surimposer ni confondre les deux niveaux du brahman, dont l’un est le support de tout. »xvi

Aparaṃ brahman, c’est le brahman « inférieur », non-suprême, doué de « qualités », de « vertus » (saguṇa). Il est le brahman créateur de l’Univers et il se distingue du brahman suprême, qui est quant à lui, sans nom, sans qualité, sans désir.

En consultant le dictionnaire de Monier-Williams au mot māyā, on voit que les sens les plus anciens du mot n’ont en effet rien à voir avec la notion d’illusion, mais renvoient vers les sens de « sagesse », de « pouvoir surnaturel ou extraordinaire ». C’est seulement dans le Ṛg Veda, donc plus tardivement, qu’apparaissent les notions que Monier-Williams énumère ainsi : « Illusion, unreality, deception, fraud, trick, sorcery, witchcraft, magic. An unreal or illusory image, phantom, apparition. »

Ces dernières acceptions sont toutes franchement péjoratives, et contrastent nettement avec les sens originels du mot, « sagesse », « pouvoir », s’appuyant sur l’étymologie de « mesure » (MĀ-).

On peut considérer qu’il y eut avant l’âge du Ṛg Veda, déjà lui-même fort ancien (plus d’un millénaire avant Abraham, Isaac et Jacob), un renversement presque complet du sens du mot māyā, passant de « sagesse » à « tromperie, fraude, illusion ».

Ces considérations peuvent nous mettre en mesure, si je puis dire, de tenter de répondre à la question initiale du « pourquoi ? » de la Création.

Pourquoi le brahman paraṃ’ , ‘cause’ suprême, a-t-il délégué le soin au brahman aparaṃ’ le soin de créer un univers si plein de maux et d’illusions ?

La raison est que māyā, originairement, représente non une illusion mais sa « Sagesse » et sa « Puissance ».

Le brahman est le maître de Māyā, Sagesse, Puissance, Mesure.

Et toute la Création, – le Tout, a aussi vocation à s’approprier cette Māyā.

Un millénaire plus tard, les Écritures (hébraïques) reprirent l’idée.

D’abord, elles mirent la sagesse au fondement et à l’origine du Tout.

« Mais avant toute chose fut créée la sagesse. »xvii

Avant le Siracide, les Upaniṣad avaient aussi décrit cette création primordiale, avant que rien ne fût :

« De lui est créée l’ancienne sagesse. »xviii

« Ce Dieu qui se manifeste pas sa propre intelligence – en lui, moi qui désire la délivrance, je prends refuge. »xix

Ensuite, les Écritures mirent en scène une sorte de délégation de pouvoir comparable à celle que l’on vient de voir entre le paraṃ brahman (le suprême brahman) et l’aparaṃ brahman (le non-suprême brahman).

Dans les Écritures, YHVH joue un rôle analogue à celui du brahman et délègue à la Sagesse (ḥokhmah) le soin de fonder la terre :

« YHVH, par la sagesse, a fondé la terre. »xx

Enfin il est intéressant de noter que le prophète (Job) ne dédaigne pas de contempler la Sagesse (divine) à l’œuvre, immanente, dans toutes les créatures.

« Qui a mis dans l’ibis la sagesse ? »xxi

Job avait compris l’essence de Māyā, en la distinguant même sous le couvert d’un volatile des marécages, au plumage blanc et noir. Ce n’était certes pas une ‘oie sauvage’, mais l’ibis pouvait lui être avantageusement comparé sur les bords du Nil (ou du Jourdain).

En citant l’Ibis comme image de la sagesse, Job n’ignorait pas que cet oiseau était le symbole du Dieu égyptien Thôt, Dieu de la Sagesse.

Non effrayé de reprendre des éléments culturels appartenant aux goyim égyptiens, Job préfigurait avec grâce le génie de l’anthropologie comparée du divin, sous toutes ses formes…

Puisqu’on en est à parler de syncrétisme, Thôt est une étrange préfiguration égyptienne du Verbe Créateur, dont un texte trouvé à Edfou relate la naissance et annonce la mission : « Au sein de l’océan primordial apparut la terre émergée. Sur celle-ci, les Huit vinrent à l’existence. Ils firent apparaître un lotus d’où sortit , assimilé à Shou. Puis il vint un bouton de lotus d’où émergea une naine, une femme nécessaire, que Rê vit et désira. De leur union naquit Thôt qui créa le monde par le Verbe. »xxii

Après ce court détour par la ḥokhmah des Écritures, et par l’Ibis et le Dieu Thôt, figures de la sagesse dans l’Égypte ancienne, revenons à la sagesse védique, et à sa curieuse et paradoxale alliance avec la notion d’ignorance, , en brahman même.

Dans le Véda, c’est laparaṃ brahman qui crée la Sagesse. En revanche, dans le paraṃ brahman, dans le brahman suprême, il y a non seulement la Connaissance, il y a aussi l’Ignorance.

« Dans l’impérissable (akṣara), dans le suprême brahmanxxiii, infini, où les deux, la connaissance et l’ignorance, se tiennent cachées, l’ignorance est périssablexxiv, tandis que la connaissance est immortellexxv. Et celui qui règne sur les deux, connaissance et ignorance, est autre. »xxvi

Comment se fait-il qu’au sein du brahman suprême puisse se tenir cachée de l’ignorance’ ?

De plus, comment pourrait-il y avoir quelque chose de ‘périssable’ au sein même de ‘l’impérissable’ (akṣara), au sein de l’immortel,?

Si l’on tient à respecter la lettre et l’esprit du Véda (révélé), il faut se résoudre à imaginer que même le brahman n’est pas et ne peut pas être ‘omniscient’.

Et aussi qu’il y a en lui, l’Éternel, quelque chose de ‘périssable’.

Contradiction ?

Comment l’expliquer ?

Voici comment je vois les choses.

Le brahman ne connaît pas encore ‘actuellement’ l’infinité infinie dont Il est porteur ‘en puissance’.

Imaginons que le brahman soit symbolisé par une infinité de points, chacun d’eux étant chargés d’une nouvelle infinité de points, eux-mêmes en puissance de potentialités infinies, et ainsi de suite, répétons ces récurrences infiniment. Et imaginons que cette infinité à la puissance infiniment répétée de puissances infinies est de plus non pas simplement arithmétique ou géométrique (des ‘points’), mais qu’elle est bien vivante, chaque ‘point’ étant en fait une ‘âme’, se développant sans cesse d’une vie propre.

Si l’on comprend la portée de cette image, on pourra alors peut-être concevoir que le brahman, quoique se connaissant lui-même en puissance, ne se connaît pas absolument ‘en acte’.

Sa puissance, sa Māyā, est si ‘infiniment infinie’ que même sa connaissance, certes déjà infinie, n’a pas encore pu faire le tour de tout ce qu’il y a encore à connaître, parce que tout ce qui est encore à être et à devenir n’existe tout simplement pas, et dort encore dans le non-savoir, et dans l’ignorance de ce qui est encore à naître, un jour, possiblement.

La sagesse, ‘infiniment infinie’, du brahman, n’a donc pas encore pu prendre toute la mesure de la hauteur, de la profondeur et de la largeur de la sagesse à laquelle le brahman peut atteindre.

Il y a des infinis qui dépassent l’infiniment infini même.

On pourrait appeler ces sortes d’infinis infiniment infinis, des « transfinis », pour reprendre un mot inventé par Georg Cantor. Conscient des implications théologiques de ses travaux en mathématiques, Cantor avait même comparé à Dieu l’« infini absolu », l’infini d’une classe comme celle de tous les cardinaux ou de tous les ordinauxxxvii.

Identifier un ensemble transfini de transfinis au brahman ne devrait donc pas être trop inconcevable a priori.

Mais c’est la conséquence de l’interprétation métaphysique de ces empilements d’entités transfinies qui est potentiellement la plus polémique.

Elle nous invite à considérer l’existence d’une sorte d’ignorance ‘en acteau cœur du brahman.

Un autre verset accumule les indices en ce sens.

On y parle du brahman, ‘bienveillant’, qui ‘fait la non existence’.

« Connu par le mental, appelé incorporel, lui le bienveillant qui fait l’existence et la non-existence, lui le Dieu qui fait la création avec ses parties – ceux qui le connaissent ont laissé leur corps. »xxviii

Comment un Dieu suprême et bienveillant peut-il ‘faire’ du ‘non-existant’ ?

On peut comprendre que ce que ce Dieu fait ne se fait que parce qu’il s’ampute de certaines ‘parties’ de Lui-même.

C’est avec ce sacrifice, ce départ du divin d’avec le divin, que peuvent advenir à l’existence ce qui serait demeuré dans la non-existence.

Autre manière de comprendre : c’est parce que le Dieu consent à une certaine forme de non-existence, en Lui, que de l’existant peut venir à l’existence.

Il n’est pas inutile de comparer la version de A. Degrâces avec la traduction de Max Müller, qui apporte une clarté supplémentaire sur ces lignes obscures.

« Those who know him who is to be grasped by the mind, who is not to be called the nest (the body), who makes existence and non-existence, the happy one (Śiva), who also creates the elements, they have left the body. »xxix

Traduction de la traduction :

Ceux qui le connaissent, lui qui doit être saisi par l’esprit, lui qui ne doit pas être appelé le nid (le corps), lui qui fait l’existence et la non-existence, cet heureux (Śiva), lui qui crée aussi les éléments, ceux-là ont quitté leur corps.’

The nest, the body’. Le mot sanskrit vient du verbe: nīdhā, नीधा, « déposer, poser, placer ; cacher, confier à ». D’où les idées de ‘nid’, de ‘cachette’, de ‘trésor’, implicitement associées à celle de ‘corps’.

Cependant, Müller note que Śaṅkara préfère lire ici le mot anilākhyam, ‘ce qui est appelé le vent’, ce qui est prāṇasya prāṇa, le ‘souffle du souffle’.

L’image est belle : c’est par le souffle, qui vient puis qui quitte le corps, que se continue la vie.

Who also creates the elements.‘Lui qui crée les éléments’, kalāsargakaram. Müller mentionne plusieurs interprétations possibles de cette expression.

Celle de Śaṅkara, qui comprend :’Lui qui crée les seize kalās mentionnés par les Âtharvaikas, commençant avec le souffle (prāṇa) et se terminant avec le nom (nāman).La liste de ces kalās est, selon Śaṅkarānanda : prāṇa,śraddhā, kha, vāyu, jyotih, ap, pṛthivī, indriya, manaḥ, anna, vīrya, tapah, mantra, karman, kalā, nāman.

Vigñānātman suggère deux autres explications, ‘Lui qui crée par le moyen du kalā, [sa puissance propre]’, ou encore ‘Lui qui crée les Védas et les autres sciences’.

L’idée générale est que pour ‘connaître’ l’Immortel, le brahman, le Bienveillant, le créateur de l’existence et de la non-existence, il faut quitter le ‘nid’.

Il faut partir en exil.

Il y a la même idée chez Abraham et Moïse.

La dernière partie de la ŚvetāśvataraUpaniṣad évoque le ‘Seigneur suprême des seigneurs’, la ‘Divinité suprême des divinités’, expressions qui sont, formellement du moins, analogues aux noms YHVH Elohim et YHVH Tsabaoth, – apparus dans la conscience des Hébreux plus de mille ans après l’idée védique.

« Lui, le Seigneur suprême des seigneurs, lui la Divinité suprême des divinités, le Maître suprême des maîtres, lui qui est au-delà, trouvons-le comme le Dieu, le Seigneur du monde qui est à louer. »xxx

A nouveau, proposons la version de Max Müller :

« Let us know that highest great Lord of lords, the highest deity of deities, the master of masters, the highest above, as God, the Lord of the world, the adorable. »xxxi

Le premier hémistiche se lit:

तमीश्वराणां परमं महेश्वरं

Tam īśvarāṇām paramam Maheśvaram.

Lui, des seigneurs, – le suprême Seigneur ’.

Qui sont les ‘seigneurs’ (īśvarāṇām)? Śaṅkara, dans son commentaire, cite la Mort, le fils du Soleil et d’autres encore (Cf. SUb 6.7).

Et surtout, qui est ce ‘Lui’ (tam) ?

Une série de qualifiants est énumérée :

Lui, le Dieu suprême des dieux (devatānām paramam Daivatam).

Lui, le Maître (patīnām) des maîtres, le Maître des Prajāpatis, – qui sont au nombre de dix : Marīci, Atri, Aṅgiras, Pulastya, Pulaka, Kratu, Vasiṣṭa, Pracetas, Bhṛgu, Nārata.

Lui, qui est ‘Plus-Haut’ (paramam) ‘que le Haut’ (parastāt)

Lui, qui est ‘Plus-Haut’ que la Sagesse (la Māyā)

Lui, qui est le Seigneur des mondes (bhuvaneśam)

Lui, qui est digne d’adoration (īdyam)

Et la litanie continue :

Lui, il est la Cause (saḥ kāraṇam)xxxii.

Lui, le Dieu Un (ekaḥ devaḥ), caché (gūḍhaḥ) dans tous les êtres (sarva-bhūteṣu), le Tout-pénétrant (sarva-vyāpī), il est le soi intérieur de tous les êtres(sarva-bhūta-antarātmā), il est le Veilleur de tous les actes (karma-adhyakṣaḥ), il réside en tous les êtres (sarva-bhūta-adhivāsa), il est le Témoin ou le Voyant (en anglais Seer, et en sanskrit sākṣī), le Connaisseur, celui qui donne l’intelligence (cet<