Vivre et l’à-venir


« Plotin »

Aristote dit que Dieu est la ‘cause première’ ; Platon le désigne comme étant ‘l’Intelligible’ ; pour Descartes, il est ‘l’Infini’, et pour Hegel, il est ‘l’Absolu’. Plotin, pour sa part, dit qu’il faudrait ‘aller au-delà de l’être même’, pour exprimer qui il est, ou ce qu’il est. Cette formule, ‘aller au-delà de l’être même’, excite mon imagination. J’y trouve une immense incitation à penser, une puissante stimulation neuronale. Je la relie à cette idée de l’essence de la conscience humaine : ce qui a vocation à se dépasser sans cesse.

Ce qui est curieux, dans le cas de Plotin, c’est qu’il a des formules d’une force percutante, capable d’ébranler les mondes, mais qu’il ne sort pas de son monde, le néo-platonisme, monde brillant, excellent même, mais pas suffisant. Il habille toute sa pensée d’une sorte de voile un peu statique, de facture classique, empêtrée dans l’Antique. Dans ses Ennéades, par exemple, Plotin écrit, parlant de Dieu : « Rien n’est pour Lui dans le futur. Car dire qu’une chose est pour Lui dans le futur, c’est dire qu’elle Lui manque, donc qu’Il n’est pas le tout »i. Je diffère de Plotin sur ce point. Mon intuition inamovible est qu’Il est, bien au contraire, essentiellement dans le futur. Le Dieu des Hébreux n’a-t-il pas dit à Moïse : אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה , ehyeh acher ehyeh, « Je serai qui Je serai »ii. Le mot hébreu ehyeh est la première personne du verbe être, conjugué à l’inaccompli. Il s’agit donc d’un processus continuel, qui, grammaticalement, n’a pas de fin. Il n’est pas possible de traduire ehyeh par « je suis ». C’est un contresens grammatical.

Plotin affirme encore: « Il n’y a pour Lui ni futur, ni passé. » Donc, Il n’y aurait pour Lui que le ‘présent’ ? Mais, de nos jours du moins, ‘Il’ semble briller, non par sa ‘présence’, mais plutôt par son absence. On doit donc éviter dans ces difficiles matières le ton assertorique. La recherche n’est pas finie, elle ne fait que commencer. Tentons d’ajouter modestement, humblement, nous qui ne sommes que des fétus futiles, une petite et putative contribution aux pensées des géants qui nous ont précédés. Essayons, à notre tour, et avant de nous enfoncer dans l’ombre, de faire briller quelque étincelle dans l’obscurité profonde qui nous submerge…

Commençons par considérer notre être même, et comparons-le à toutes les formes possibles, ou concevables, de l’être, telles qu’elles pourraient exister dans ce monde, ou au-delà. « Si vous enleviez l’avenir aux choses engendrées, vous les priveriez immédiatement de leur être, puisqu’elles acquièrent à chaque instant un état nouveau ; mais si vous donniez un avenir aux choses non engendrées, vous les verriez déchoir de leur rang d’êtres véritables ; l’être ne leur était pas inhérent, c’est clair, puisque de l’être leur est advenu dans le passé et doit leur advenir plus tard. L’être des choses engendrées part du premier moment de leur génération et va jusqu’à leur dernier moment, où elles cessent d’être ; il y a donc pour elles un futur, et, si on le leur retranchait, leur vie, et par conséquent leur être en seraient amoindris. L’univers sensible a aussi un avenir vers lequel il se dirige. Il court vers cet avenir, sans vouloir s’arrêter ; il attire à lui sa propre existence, en faisant un acte, puis un autre, et en se mouvant d’un mouvement circulaire, parce qu’il aspire à l’être ; nous avons ainsi découvert la cause de ce mouvement qui tend, chez les êtres qui ont un avenir, à une existence sans cesse renouvelée. Mais les êtres premiers et bienheureux n’aspirent pas à l’avenir ; ils sont déjà la totalité de l’être, et ils possèdent la vie totale qui est due en quelque sorte à leur nature ; aussi ils ne recherchent rien parce qu’il n’y a pour eux ni avenir ni temps, dont l’avenir est une partie.»iii

Je propose de différer radicalement de Plotin, quant à son opinion sur « les êtres premiers et bienheureux ». D’abord, ces êtres ne sont pas « la totalité de l’être ». L’être n’a pas de fin, donc il ne peut jamais être « total », car il est sans cesse appelé à se totaliser toujours de nouvelle manière, par adjonction de nouvelles formes d’être, par fusion et perfusion de vies neuves, d’esprits vivants. Les « êtres premiers et bienheureux » ne possèdent pas non plus « la vie totale ». En effet, il n’y a pas de « vie totale », parce que vivre, pour les mortels comme pour les immortels, – vivre c’est sans cesse aller de l’avant, que ce soit dans le temps ou au-delà du temps. Vivre, c’est sans cesse créer de l’être. Vivre, c’est « attirer à soi sa propre existence », c’est arracher au néant cette existence, qui n’existe pas encore, et lui donner souffle, chair et sang. Enfin, dire comme Plotin que ces êtres (premiers et bienheureux) « ne recherchent rien parce qu’il n’y a pour eux ni avenir ni temps » est parfaitement discutable. En admettant même qu’il n’y ait pas d’avenir chez des êtres éternels (point sur lequel on va revenir dans un instant), qu’est-ce qui permet de dire que des êtres éternels « ne recherchent rien » ? Seraient-il complètement amorphes, tellement gavés de leur éternité qu’ils n’aient plus aucun désir, aucune pulsion, aucune aspiration ? Comme imaginer des « esprits » qui n’auraient aucune ‘spiration’ ou ‘inspiration’ ? Cela n’est pas crédible.

Plotin affirme encore que « l’être éternel ou l’être qui est toujours, c’est celui qui n’a absolument aucune tendance à changer de nature, celui qui possède en entier sa propre vie, sans y rien ajouter ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’avenir. Un tel être possède la perpétuité. »iv Cela ressemble furieusement à la prison. Ou à la mort. Là encore, Plotin fait fausse route, me semble-t-il. D’ailleurs, il donne un peu plus loin des signes de la nécessité pour l’être « éternel » de s’ouvrir à une véritable diversité interne, de s’ouvrir à sa propre multiplicité intérieure et intrinsèque. « L’éternité est Dieu lui-même se montrant et se manifestant tel qu’Il est ; elle est encore l’être, en tant qu’immuable, identique à lui-même, et ainsi doué d’une vie constante. Et si nous disions que cet être est pourtant fait de plusieurs, il ne faut pas s’en étonner, chaque être intelligible est multiple, parce qu’il a une puissance infinie ; infinie, dis-je, parce que rien ne lui manque ; et il est par excellence l’être à qui rien ne manque, parce qu’il ne perd rien de lui-même. On peut donc dire que l’Éternité est la vie infinie, ce qui veut dire qu’elle est une vie totale.»v

Il y a une espèce de contradiction, me semble-t-il, entre les expressions : « l’être est identique à lui-même » et « l’être intelligible est multiple ». Mais cette contradiction peut se lever assez facilement si l’on note que le mot ‘être’ s’entend à différents niveaux. L’être, au niveau ontologique, est égal à lui-même, c’est d’ailleurs là une tautologie ; mais on conçoit aussi que l’être, au niveau phénoménologique, pris dans la vaste puissance de tous ses possibles, est aussi infiniment infiniment divers, infiniment multiple. De cela on déduit qu’il n’y a pas de contradiction ici, mais seulement une intrication intime de niveaux de sens. Cependant, je n’accepte pas l’équation finale de Plotin : « l’Éternité est la vie infinie, ce qui veut dire qu’elle est une vie totale ». Il me paraît évident que le propre de l’Infini est précisément d’être « sans fin », et par conséquent de ne pouvoir jamais être « totalisé ». L’expression « vie totale » est intrinsèquement contradictoire, puisque l’essence de la vie est une aspiration infinie à vivre sans fin. Pour moi, la vie peut se comprendre comme un processus, un mouvement qui tend à ajouter de la vie à la vie, de l’existence à l’existence, et ce processus ne peut jamais être finalisé, totalisé, il est en soi sans cesse en devenir.

Mais quid des « êtres premiers et bienheureux » dont on peut penser qu’ils sont éternels et donc hors du temps ? Eh bien, justement, il faut distinguer, même dans les êtres « premiers », ce qui, en eux, ne change pas, et ce qui, en eux, se meut. Là encore, il faut se séparer de Plotin quand il dit : « Car ce qui est n’est pas différent de ce qui est toujours, non plus que le philosophe n’est différent du vrai philosophe ; mais comme on peut usurper l’habit du philosophe, on ajoute l’épithète vrai. Ainsi à ce qui est on ajoute toujours, et à toujours on ajoute ce qui est en disant ‘ce qui est toujours’. Ce qui est toujours doit se prendre dans le sens de : ce qui est véritablement. »vi Tout cela est bel et bon, mais le véritable point à éclaircir, c’est l’essence même de l’être « véritable ». J’ose affirmer qu’être « véritablement » ne peut pas équivaloir à « être de façon statique, immuable ». De même que l’esprit est un ‘vent’, et que l’âme est un ‘souffle’, l’être est essentiellement ‘un devenir’ et il est ‘en devenir’. Plotin lui-même le reconnaît implicitement, quoiqu’il emploie le mot ‘avenir’ plutôt que le mot ‘devenir’ : « Un être qui dure, même s’il est achevé, par exemple un corps qui se suffit parce qu’il est achevé par une âme, a encore besoin de l’avenir ; il a donc du défaut, puisqu’il a besoin du temps. Lié au temps et durant avec le temps, il est donc en réalité inachevé et ne peut être appelé ‘achevé’ que par une équivoque. »vii

Là où Plotin voit dans l’avenir quelque chose qu’il appelle « du défaut », un manque, ou un « besoin », je pense qu’il y faut voir du désir, et partant, une infinie richesse, une profuse puissance, une infinie aspiration à ‘être autre’, tout en restant ‘en’ l’être, en cet être même qui aspire à l’autre.

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iPlotin. Ennéades III, 7,4. Trad. Émile Bréhier. Les Belles Lettres, 1989, p.131

iiEx. 3,14

iiiPlotin. Ennéades III, 7,4. Trad. Émile Bréhier. Les Belles Lettres, 1989, p.131

ivPlotin. Ennéades III, 7,5. Trad. Émile Bréhier. Les Belles Lettres, 1989, p.132

vPlotin. Ennéades III, 7,5. Trad. Émile Bréhier. Les Belles Lettres, 1989, p.132

viPlotin. Ennéades III, 7,6. Trad. Émile Bréhier. Les Belles Lettres, 1989, p.134

viiIbid.

3 réflexions sur “Vivre et l’à-venir

    • On ne peut pas exprimer Dieu, si l’on en croit certains experts (les mystiques, les prophètes, les poètes). Mais, peut-être, tout ce qu’on en dit, ou tout ce qu’on n’en dit pas, ou tout ce qu’on ressent à son sujet, ou à tout autre sujet, ou tout ce qu’on tait, de quelques horizons que cela vienne (croyance, incroyance ou indifférence), tout cela L’exprime, en quelque sorte de façon immanente.

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      • J’ajouterais volontiers, ayant ‘peut-être’ besoin de quelque soutien, cette phrase de René Char: « Certains jours, il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire. »
        ‘Pauvreté et privilège’ (in Recherche de la base et du sommet, Gallimard, 1965)

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