On trouve quatre sortes de nudités dans la Bible : l’innocente, l’inconsciente, la rituelle, et la honteuse.
La première sorte de nudité est la fière et innocente nudité d’Adam et Ève au jardin d’Éden. « Or ils étaient tous deux nus, l’homme et sa femme, et ils n’en éprouvaient point de honte. » (Gen. 2, 25).
La seconde sorte de nudité biblique est celle de l’homme qui n’a pas toute sa conscience, par exemple sous le coup de l’ivresse. Ce fut le cas de Noé : « Il but de son vin et s’enivra, et il se mit à nu au milieu de sa tente. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père, et alla dehors l’annoncer à ses deux frères. » (Gen. 9, 21-22)
La troisième sorte de nudité vient du respect de certains rites, qui en prescrivent les formes spécifiques dans certaines circonstances, par exemple le fait d’avoir la tête découverte, le visage non voilé, ou encore de déchirer ses vêtements. Ainsi Moïse a dit à Aaron, Eléazar et Ithamar: « Ne découvrez point vos têtes et ne déchirez point vos vêtements, si vous ne voulez mourir et attirer la colère divine sur la communauté entière. » (Lév. 10, 6)
La tristesse et le deuil s’étaient emparé d’Aaron et de ses fils parce qu’un feu divin venait de brûler mortellement deux de ses autres fils. Mais Moïse ne leur permit pas d’extérioriser leur peine suivant les rites convenus (tête découverte, vêtements déchirés), parce que ce malheur qui les touchait venait de la colère divine.
Dans un autre épisode, c’est le visage non voilé de la femme d’Abraham qui pose problème, parce qu’il excite le désir du pharaon, et qu’il incite Abraham à lui mentir à propos de sa femme qu’il présente comme sa sœur.
« Quand il fut sur le point d’arriver en Égypte, il dit à Saraï son épouse: « Certes, je sais que tu es une femme au gracieux visage. Il arrivera que, lorsque les Égyptiens te verront, ils diront: ‘C’est sa femme’; et ils me tueront, et ils te conserveront la vie. » (Gen. 12, 11-12)
La quatrième sorte de nudité est celle du corps honteux. « L’Éternel-Dieu appela l’homme, et lui dit: « Où es-tu? » Il répondit: « J’ai entendu ta voix dans le jardin; j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché. » Alors il dit: « Qui t’a appris que tu étais nu? » (Gen. 3, 9-11)
Je propose d’interpréter ces quatre sortes de nudités comme autant d’allégories du mystère.
Ce sont autant d’images des diverses façons pour l’homme de se confronter à ce qui lui échappe, de s’approcher de ce qu’il ne peut saisir, d’affronter ce qui est absolument transcendant.
Les mystères, il en est des myriades, furtifs ou infinis, subtils ou profonds. Il en est de bien visibles, mis en lumière – mais irréductiblement incompréhensibles, et d’autres semblant intelligibles – mais en réalité réservés, élusifs, exclusifs.
De tous les mystères que recèlent le ciel et la terre, beaucoup sont hors de la portée humaine, et nombreux sont destinés à quelques élus seulement. Quant aux mystères communs, ils sont partagés par tous, mais ils peuvent avoir plusieurs niveaux de dévoilement, nécessitant, pour les comprendre, diverses qualités.
En principe, on ne peut voir, telle quelle, l’essence nue du mystère. Mais il est des cas intermédiaires.
Chercher à lever le voile, mettre le mystère à nu, implique toujours un risque.
Aaron, respectant les rites, se découvre la tête, déchire ses vêtements, mais à contre temps, à contre-sens, et alors risque de susciter la colère divine.
La nudité de Noé ivre présente un autre risque.
Sans l’avoir cherché, Cham a vu par hasard la « nudité » de son père. Cham sera châtié non pas pour l’avoir « vue », mais pour ne pas l’avoir « cachée ».
Au lieu d’agir immédiatement, de prendre les mesures nécessaires, Cham est sorti pour révéler l’incident à ses frères Sem et Japhet. Il aurait plutôt dû couvrir la « nudité » de son père. C’est-à-dire, métaphoriquement, il aurait dû cacher le mystère au lieu de le divulguer à ceux qui n’étaient pas initialement choisis pour le voir.
D’ailleurs ce sont ces derniers qui prendront l’initiative de couvrir soigneusement la « nudité », en s’approchant de leur père à reculons, et en détournant le visage.
Bien que n’ayant pas « vu » le mystère, ils seront récompensés pour n’avoir pas cherché à le « voir » précisément, et pour lui avoir rendu au contraire, par respect, toute son aura.
La première nudité, la nudité heureuse d’Adam et Ève, est celle des commencements. Il s’agit là d’une image encore. On voit à l’origine le mystère tout entier, sans voile. Révélation entière, nudité « frontale », éblouissement peut-être ? Le paradoxe, pour Adam et Eve, c’est qu’ils n’ont pas pleine conscience de la nature profonde de ce qui se révèle à leurs yeux. Tout est découvert, mais tout se passe comme s’il n’y avait pour eux rien de spécial à voir, comme si le mystère se dissolvait en fait à leurs yeux sans se laisser voir vraiment, bien qu’en réalité « visible ». Piège du visible non intelligible. Liens de l’intelligence inexercée. Lacets, corsets, d’une volonté de voir non aguerrie.
Adam et Ève ne voient pas le mystère qui les entoure, ils n’ont pas conscience de leur propre mystère. Le mystère est bien là, présent en eux, autour d’eux, mais ils n’en savent rien.
La quatrième sorte de nudité est la nudité « honteuse ». Adam connaît et voit enfin sa nudité telle qu’elle est, mais il en a « honte ». Que nous enseigne cette métaphore ?
Le mystère se donne à voir à la conscience, en un instant. La conscience a accès à la connaissance d’un mystère qui lui est brièvement « dévoilé ». Mais la présence du mystère est aussitôt retirée, parce que la conscience n’en est pas digne.
Quatre nudités, quatre manières de voir ou de pas voir, de fuir ou d’entrapercevoir le mystère.
Quatre métaphores de la faiblesse de la conscience humaine.