Plus de deux millénaires avant Melchisédechi et Abraham, des hommes errants et pieux chantaient déjà les hymnes du Ṛg Veda. Les transmettant fidèlement, génération après génération, ils célébraient, non dans le sang, mais par le chant, les mystères d’un Dieu Suprême, un Seigneur créateur des mondes, de toutes les créatures, de toutes les vies.
L’intelligence n’a pas commencé à Ur en Chaldée, ni la sagesse à Salem.
Elles régnaient déjà sans doute, il y a plus de cinq mille ans, parmi des esprits choisis, attentifs, dédiés. Ces hommes ont laissé en héritage les hymnes qu’ils psalmodiaient, en phrases sonores et ciselées, évoquant les mystères saillants, qui les assaillaient sans cesse :
Du Créateur de toutes choses, que peut-on dire ? Quel est seulement son nom?
Quelle est la source première de l’ « Être » ? Comment nommer le soleil primordial, d’où le Cosmos tout entier émergea ?
‘Qui ?’ est le Seigneur imposant sa seigneurie à tous les êtres, – et à l’« Être » même. Mais qui est ‘Qui ?’ ?
Quel est le rôle de l’Homme, quelle est sa véritable part dans le Mystère ?
Toutes ces difficiles questions, un hymne védique, fameux entre tous, les résume et les condense en une seule d’entre elles, à la fois limpide et obscure :
« À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice? »
On a souvent donné pour titre à l’Hymne X, 121 du Ṛg Veda, cette dédicace: « Au Dieu inconnu ».
Il vaudrait mieux, me semble-t-il, la dédier plus littéralement au Dieu que le Véda appelle ‘Qui ?’.
Au Dieu ‘Qui ?’ii
1. Au commencement parut le Germe d’or.
Aussitôt né, il devint le Seigneur de l’Être,
Le soutien de la Terre et de ce Ciel.
À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?
2. Lui, qui donne force de vie et dure vigueur,
Lui, dont les commandements sont des lois pour les Dieux,
Lui, dont l’ombre est Vie immortelle, – et Mort.
À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?
3. ‘Qui ?’iii – dans Sa grandeur est apparu, seul souverain
De tout ce qui vit, de tout ce qui respire et dort,
Lui, le Seigneur de l’Homme et de toutes les créatures à quatre membres.
À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?
4. À Lui, appartient de droit, par Sa propre puissance,
Les monts enneigés, les flux du monde et la mer.
Ses bras embrassent les quatre quartiers du ciel.
À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?
5. ‘Qui ?’ tient en sûreté les Cieux puissants et la Terre,
Il a formé la lumière, et au-dessus la vaste voûte du Ciel.
‘Qui ?’ a mesuré l’éther des mondes intermédiaires.
À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?
6. Vers Lui, tremblantes, les forces écrasées,
Soumises à sa gloire, lèvent leurs regards.
Par Lui, le soleil de l’aube projette sa lumière.
À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?
7. Quand vinrent les Eaux puissantes, charriant
Le Germe universel d’où jaillit le Feu,
L’Esprit Unique du Dieu naquit à l’être.
À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?
8. Cette Unité, qui, dans sa puissance, veillait sur les Eaux,
Enceinte des forces de vie engendrant le Sacrifice,
Elle est le Dieu des Dieux, et il n’y a rien à Son côté.
À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?
9. Ô Père de la Terre, gouvernant par des lois immuables,
Ô Père des Cieux, nous Te prions de nous garder,
Ô Père des amples et divines Eaux!
À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?
10. Ô Seigneur des créaturesiv, Père de toutes choses,
Toi seul pénètres tout ce qui vient à naître,
Ce sacrifice que nous t’offrons, nous le désirons,
Donne-le nous, et puissions-nous devenir seigneurs de l’oblation!
Quel est ce Germe divin, cité aux vers 1, 7 et 8 ? On ne sait, mais on le pressent. Le Divin n’est pas le résultat d’une création, ni d’une évolution, ou d’un devenir, comme s’il n’était pas, – puis était. Le Véda tente ici une percée dans la nature même de la divinité, à travers l’image du ‘germe’, image de vie pure. L’idée d’un ‘Dieu’ ne vaut en effet que par rapport au point de vue de la créature. L’idée de ‘Dieu’ ne paraît que par sa relation à l’idée de ‘créature’. Pour Lui-même, Dieu n’est pas ‘Dieu’, – Il est à Ses yeux tout autre chose, qui n’a rien à voir avec le pathos de la création et de la créature.
Il en est de même de l’être. L’être ne paraît que lorsque paraissent les êtres. Dieu crée les êtres et l’Être en même temps. Lui-même est au-delà de l’Être, puisque c’est par Lui que l’Être advient. Et avant les êtres, avant l’Être même, il semble bien qu’une vie divine, mystérieuse ‘avait lieu’. Non qu’elle ‘fût’, puisque l’être n’était pas encore, mais elle ‘vivait’, cachée, pour arriver ensuite à ‘naître’. Mais de quelle matrice ? De quel utérus préalable, primordial ? On ne sait. On sait seulement que, dans le mystère (et non dans le temps, ni dans l’espace), croissait, mais dans sa profondeur même, un mystère plus profond encore, un mystère sui generis, qui devait advenir à l’être, sans pour autant que le Mystère Lui-même ne se révèle par là.
Le lieu de la provenance du mystère n’est pas connu, mais le Véda l’appelle ‘Germe d’Or’ (hiraṇyagarbha). Ce ‘Germe’ suppose quelque ovaire, quelque matrice, quelque désir, quelque vie plus ancienne que toute vie, et plus ancienne que l’Être même.
La Vie vint de ce Vivant, en Qui, par Qui et de Qui, elle fut donnée à l’Être, elle fut donnée à être, et elle fut donnée par là aux êtres, à tous les êtres.
Ce processus mystérieux, que le mot ’Germe’ évoque, est aussi appelé ‘Sacrifice’, mot qui apparaît au vers 8 : Yajña ( यज्ञ). Le Germe meurt à Lui-même, Il se sacrifie, pour que de Sa propre Vie, naisse la vie, toutes les vies.
Que Dieu naisse à Lui-même, de par Son sacrifice… Quelle étrange chose !
En naissant, Dieu devient ‘Dieu’, Il devient pour l’Être le Seigneur de l’Être, et le Seigneur des êtres. L’hymne 121 prend son envol mystique, et célèbre un Dieu Père des créatures, et aussi toujours transcendant à l’Être, au monde et à sa propre ‘divinité’ (en tant que celle-ci se laisse voir dans sa Création, et se laisse saisir dans l’Unité qu’elle fonde).
Mais qui est donc ce Dieu si transcendant ? Qui est ce Dieu qui se cache, derrière l’apparence de l’Origine, en-deça ou au-delà du Commencement même ?
Il n’y pas de meilleur nom, peut-on penser, que ce pronom, interrogatif : ‘Qui ?’
Ce ‘Qui ?’ n’appelle pas de réponse. Il appelle plutôt une autre question, que l’Homme s’adresse à lui-même : À Qui ? À Qui l’Homme, saisi par la profondeur inouïe du mystère, doit-il, à son tour, offrir son propre sacrifice ?
Lancinante litanie : « À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice? »
Ce n’est pas que le nom de ce Dieu soit à proprement parler inconnu. Le vers 10 emploie l’expression Prajāpati , ‘Seigneur des créatures’. On la retrouve dans d’autres textes, par exemple dans ce passage de la Taittirīya Saṁhitā :
« Indra, le dernier-né de Prajāpati, fut nommé ‘Seigneur des Dieux’ par son Père, mais ceux-ci ne l’acceptèrent pas. Indra demanda à son Père de lui donner la splendeur qui est dans le soleil, de façon à pouvoir être ‘Seigneur des Dieux’. Prajāpati lui répondit :
– Si je te la donne, alors qui serai-je ?
– Tu seras ce que Tu dis, qui ? (ka).
Et depuis lors, ce fut Son nom. »v
Mais ces deux noms, Prajāpati , ou Ka, ne désignent que quelque chose de relatif aux créatures, se référant soit à leur Créateur, soit simplement à leur ignorance ou leur perplexité.
Ces noms ne disent rien de l’essence même du Dieu. Cette essence est sans doute au-dessus de tout intelligible, et de toute essence.
Ce ka, ‘qui ?’, dans le texte sanskrit original, est en réalité employé dans la forme du datif singulier du pronom, kasmai (à qui?).
On ne peut pas poser la question ‘qui ?’ à l’égard du Dieu, mais seulement ‘à qui ?’. On ne peut chercher à interroger son essence, mais seulement chercher à le distinguer parmi tous les autres objets possibles d’adoration.
Le Dieu est mentalement inconnaissable. Sauf peut-être en cela que nous savons qu’Il est ‘sacrifice’. Mais nous ne savons rien de l’essence de Son ‘sacrifice’. Nous pouvons seulement ‘participer’ à l’essence de ce sacrifice divin (mais non la connaître), plus ou moins activement, — et cela à partir d’une meilleure compréhension de l’essence de notre propre sacrifice, de notre ‘oblation’ . En effet, nous sommes à la fois sujet et objet de notre oblation. De même, le Dieu est sujet et objet de Son sacrifice. Nous pouvons alors tenter de comprendre, par anagogie, l’essence de Son sacrifice par l’essence notre oblation.
C’est cela que Raimundo Panikkar qualifie d’ ‘expérience védique’. Il ne s’agit certes pas de l’expérience personnelle de ces prêtres et de ces prophètes védiques qui psalmodiaient leurs hymnes, deux mille ans avant Abraham, mais il pourrait s’agir du moins d’une certaine expérience du sacré, – dont nous pourrions encore, nous ‘modernes’, ou ‘post-modernes’, sentir encore le souffle, et la brûlure.
iמַלְכֵּי־צֶדֶק , (malkî-ṣedeq) : ‘Roi de Salem’ et ‘Prêtre du Très-Haut (El-Elyôn)
iiṚg Veda X, 121. Trad. Philippe Quéau
iii En sanskit : क Ka
ivPrajāpati : « Seigneur des créatures ». Cette expression, si souvent citée dans les textes plus tardifs de l’Atharva Veda et des Brāhmaṇa, n’est jamais utilisée dans le Ṛg Veda, excepté à cet unique endroit (RV X,121,10). Il a donc peut-être été interpolé plus tardivement. Ou bien, – plus vraisemblablement à mon sens, il représente ici, effectivement, et spontanément, la première apparition historiquement consignée (dans la plus ancienne tradition religieuse du monde qui soit formellement parvenue jusqu’à nous), ou la ‘naissance’ du concept de ‘Seigneur de la Création’, de ‘Seigneur des créatures’,– Prajāpati .
vTB II, 2, 10, 1-2 cité par Raimundo Panikkar, The Vedic Experience. Mantramañjarī. Darton, Longman & Todd, London, 1977, p.69