« Nous ferons et nous entendrons »


A un moment crucial de l’Exode, juste après que Moïse lui eut lu le « livre de l’Alliance », le peuple juif, tout entier rassemblé, prononça d’une seule voix ces paroles : נַעֲשֶׂה וְנִשְׁמָע na’assèh vé-nichma’, « Nous ferons et nous entendrons » (Ex 24,7).

Il n’est pas sans intérêt de rappeler que, quelque temps auparavant, le peuple avait déjà prononcé la seconde moitié de cette formule : « Nous entendrons » (Ex 20,15). Et, dans une autre occasion, peu après, il avait aussi clamé d’une seule voix la première moitié de la formule : « Nous ferons » (Ex 24,3).

Le peuple juif venait d’être pris d’une grande frayeur lorsque Elohim avait prononcé les fameuses « Dix Paroles » au mont Sinaï, au milieu des tonnerres, des feux et des fumées. Saisi de peur, le peuple avait demandé à Moïse de servir désormais d’intermédiaire : « Toi, parle-nous et nous entendrons, mais qu’Elohim ne nous parle plus car nous en mourrions. » (Ex 20,15).

Acceptant la tâche, Moïse revint vers le peuple, après sa rencontre solitaire avec YHVH, et il leur transmit « toutes les paroles de YHVH » : כָּל-דִּבְרֵי יְהוָה kol dibri Adonaï.

«  Et tout le peuple (כָּל-הָעָם kol ha-’am) cria d’une seule voix (קוֹל אֶחָד qol éḥad), et ils dirent : toutes les paroles que YHVH a dites (kol ha-devarim acher dibber Adonaï), nous ferons ( נַעֲשֶׂה na’asseh) » ( Ex 24,3).

Ainsi, lorsque le peuple fut confronté, à deux reprises, aux paroles encore non écrites de YHVH, il s’agissait soit d’entendre, soit de faire.

Mais lorsque Moïse mit toutes ces paroles divines par écrit (Ex 24,4), constituant ainsi le livre de l’Alliance, סֵפֶר הַבְּרִית , sefer ha-brit, c’est seulement alors que le peuple s’écria : na’asséh vé-nichma’, « nous ferons et nous entendrons » (Ex 24,7).

Ce célèbre verset est peut-être l’un de ceux qui condense et résume le mieux l’essence de la foi juive, – de laquelle on dit souvent qu’elle prône une orthopraxie plutôt qu’une orthodoxie. Autrement dit, on caractérise souvent le judaïsme par la fidélité envers la pratique (notamment rituelle) plutôt que par telles ou telles interprétations théologiques (en l’occurrence relativement lacunaires dans le texte même de la Thora, et difficiles à formaliser, du fait de l’absence d’autorité suprême en ces matières).

Ce verset est aussi l’un des versets les plus scrutés par les générations successives de commentateurs, sans doute parce qu’il donne apparemment la précellence au verbe עָשָׂה ‘assah « faire, accomplir » sur le verbe שָׁמַע chama’ « entendre, comprendre, obéir », – ce dernier verbe n‘étant pas non plus dénué d’une certaine ambiguïté sémantique.

L’ordre choisi pour énoncer les deux verbes peut paraître a priori surprenant, si on l’interprète comme privilégiant le ‘faire’ (l’accomplissement de la Loi) sur l’ ‘écoute’ ou la ‘compréhension’, comme il est souvent proposé.

Mais Abraham ibn Ezra (1089-1164), célèbre commentateur du Moyen âge, a livré quatre explications possiblesi.

-La mise en pratique de la loi écrite doit s’accompagner de sa répétition orale : ‘nous ferons’ tout ce qui est écrit et ‘nous écouterons’ en permanence la loi prononcée de notre bouche, pour ne pas l’oublier.

-Autre explication: ‘nous ferons’ les commandements plantés dans notre cœur, et ‘nous écouterons’ les commandements reçus de la tradition.

-Ou encore: ‘nous ferons’ tous les commandements qui nous ont été ordonnés jusqu’à présent, et ‘nous écouterons’ tous les commandements futurs.

-Ou bien : ‘nous ferons’ les commandements positifs, et ‘nous écouterons’ les commandements négatifs.

Ces quatre interprétations ouvrent des pistes fort différentes, et qui vont bien au-delà du primat du ‘faire’ sur le ‘comprendre’. Elles jouent sur les diverses dialectiques de la mémoire écrite et de la mémoire orale, des injonctions venant du cœur ou de la tradition, des lois déjà données et de celles à venir, et encore sur la différence entre lois positives, à ‘faire’, et négatives, à ‘ne pas faire’.

Abraham ibn Ezra ouvre aussi une question fondamentale, qui n’est pas sans répercussion profonde: faut-il donner un poids équivalent à toutes les lois ? Autrement dit, faut-il considérer que le serment de ‘faire’ et ‘entendre’ (ou ‘comprendre’) s’applique à l’intégralité des lois mosaïques, ou bien faut-il séparer ces dernières en plusieurs catégories, notamment celles qu’il faudrait ‘faire’, et celles qu’il faudrait ‘entendre’ (ou ‘comprendre’) ?

Une lignée de commentateurs relève à ce sujet une différence de nature entre les lois (michpatim) qu’ils jugent ‘rationnelles’ et les commandements (ḥouqim), considérés comme ‘irrationnels’ ou du moins ‘difficiles à comprendre’. A ces derniers appartiennent par exemple les lois sur la pureté, la vache rousse, l’interdiction de mêler la laine et le lin dans un habit, etc.

D’autres commentateurs, y compris des auteurs contemporains comme Yeshayahou Leibowitz, ne font pas acception de ces nuances entre divers types de lois. Ils considèrent que si la religion juive peut en effet être considérée comme ritualiste, le système des commandements pratiques (les mitsvot) ne relève pas d’une logique déterminée. Les mitsvot doivent simplement être respectées en tant que telles, pour elles-mêmes, de façon totalement désintéressée, sans y mettre l’attachement ‘affectif’ ou même ‘idolâtrique’ que la Kabbale, les courants de pensée mystiques, et une certaine piété populaire, leur accordent. L’essence du système des mitsvot ne doit pas se chercher dans ses détails ou dans son improbable logique. Ce système doit être accepté comme tel, et ‘compris’ comme un tout. Sa légitimité réside surtout dans le fait qu’il a été jadis reçu par les fidèles, qui ont choisi, génération après génération, de reproduire la manière de vivre qui lui est associée, et qui est transmise par la loi orale.

« La spécificité du judaïsme ne se situe pas dans un système de mitsvot et règles établies a priori, mais dans le fait qu’il adopte ce système. […] On peut donc dire que le judaïsme historique n’existe que dans la mesure où il impose au fidèle un certain mode de vie quotidien, même si sa traduction dans les actes découle directement de la tradition orale, qui émane elle-même de la perception et de la connaissance d’hommes qui ont choisi de vivre selon la Torah – et de ce fait, elle est loin d’être un code rigide. […] Les mitsvot pratiques sont le judaïsme et le judaïsme n’existe pas sans elles ».ii

Ajoutons que des commentateurs ont suggéré que les Anciens n’ont en fait vu et ‘compris’ qu’une partie seulement de la vérité qui leur a été révélée. C’est pourquoi s’il faut faire ce qu’édicte la loi écrite, il faut aussi écouter la loi orale, et la comprendre, dans son essence plurielle, vivante, évolutive.

On peut aussi dire que la loi écrite et la loi orale ont un point commun, elles demandent à être entendues et comprises. Et ces mots eux-mêmes (‘entendre’ et ‘comprendre’, qui se dénotent par un même mot en hébreu, chama’ ) doivent être entendus et compris à leur véritable niveau de profondeur, qui est peut-être infiniment profond.

La Loi et la Foi

On vient de le voir, la formule na’asséh vé-nichma’ n’exprime qu’en apparence seulement la primauté du faire sur le comprendre. Elle dénote surtout, dans sa spontanéité et sa compacité, la réalité d’un mystère, celui de la foi du peuple juif, s’engageant dans l’Alliance, – à la fois en action et en esprit.

Ce peuple, qui avait été effrayé par les tonnerres, les feux et les fumées accompagnant les ‘Dix Paroles’, n’eut pas peur d’accepter le joug de la Loi, après qu’elle eut été écrite par Moïse. Et son cri initial, unanime, témoigne de toute sa foi, dès la réception du livre de l’Alliance. L’acceptation de la Loi se traduit par deux verbes à l’inaccompli, s’ouvrant sur tous les temps à venir.

Pour comparer la place de la Loi et de la foi dans le judaïsme avec celle qu’elles occupent dans le christianisme, la figure de Paul, ou Saül, disciple du rabbin Gamaliel, puis apôtre du Messie, vaut d’être évoquée.

L’apôtre Paul, excellent connaisseur de la Loi juive, a mis cette question au centre de son enseignement, en niant la primauté des actes (des mitsvot) sur la foi, dans son Épître aux  Romains. Paul en appelle à la promesse faite à Abraham, plus ancienne que celle faite à Moïse, et surtout plus universelle, puisque adressée à travers Abraham à sa descendance et à l’ensemble des Nations  :
« En effet, ce n’est pas par la loi que l’héritage du monde a été promis à Abraham ou à sa postérité, c’est par la justice de la foi.
Car, si les héritiers le sont par la loi, la foi est vaine, et la promesse est anéantie ».iii

La question posé par Paul est radicale, et révolutionnaire, et aux yeux des Juifs totalement hérétique.

A quoi sert exactement la Loi ? La Loi est bien plus qu’un joug ou un fardeau. Elle ne peut que susciter la colère de Dieu. « Car la Loi aboutit à la colère de Dieu, mais là où il n’y a pas de Loi, il n’y a pas non plus de transgression. »iv

Il n’y a pas moyen d’échapper au constat. La Loi est trop lourde pour l’homme.

« Par la pratique de la Loi, personne ne deviendra juste devant Dieu. En effet, la Loi fait seulement connaître le péché. »v

Paul ne fait là que reprendre l’ancienne leçon du Psalmiste : « N’entre pas en jugement avec Ton serviteur, nul vivant n’est justifié devant Toi » (Ps 143,2)vi.

Mais il donne à cette leçon une portée et une validité universelle : « En effet, nous estimons que l’homme est justifié par la foi, sans la pratique de la Loi.  Ou bien, Dieu serait-il seulement le Dieu des Juifs ? N’est-il pas aussi le Dieu des nations ? Bien sûr, il est aussi le Dieu des nations.»vii

La seule façon d’échapper au poids de la Loi, et à ses conséquences, c’est la grâce.

« Voilà pourquoi on devient héritier par la foi : c’est une grâce, et la promesse demeure ferme pour tous les descendants d’Abraham, non pour ceux qui se rattachent à la Loi seulement, mais pour ceux qui se rattachent aussi à la foi d’Abraham, lui qui est notre père à tous. »viii

Notons qu’il ne s’agit pas pour Paul de renoncer à la Loi, mais de se rattacher à la fois à la Loi (de Moïse) et à la foi (d’Abraham).

Certes, la Loi de Moïse conduit à la faute. Mais c’est un mal pour un bien.

« Quant à la loi de Moïse, elle est intervenue pour que se multiplie la faute ; mais là où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé ».ix

Malgré cela, Paul met toujours la Loi au plus haut : « Ainsi, la Loi est sainte ; le commandement est saint, juste et bon ».x Ce n’est pas la faute de la Loi si sa sainteté, sa justice et sa bonté sont bien au-delà des capacités de l’Homme.

Mais si Paul met la Loi au plus haut, il met la grâce plus haut encore qu’elle…

« Vous n’êtes plus sujets de la Loi, vous êtes sujets de la grâce de Dieu ».xi

Alors faut-il abandonner la Loi pour la grâce ? Bien sûr que non.

La conclusion de Paul est, en essence, sidérante.

Les deux, la foi et la Loi, sont indissolublement liés. De même, d’ailleurs, que le sort des Juifs et des païens…

« Ainsi, entre les Juifs et les païens, il n’y a pas de différence : tous ont le même Seigneur, généreux envers tous ceux qui l’invoquent ».xii

 « Que dire alors ? » demande Paul.

Des païens qui ne cherchaient pas à devenir des justes ont obtenu de le devenir, par la foi. Israël qui a cherché et qui cherche à observer une Loi qui devait permettre de devenir juste, n’y est pas parvenuxiii. Pourquoi ? Parce que les Juifs ont compté sur le « faire », justement, alors qu’il eut fallu compter sur la foi:

« Au lieu de compter sur la foi, ils comptaient sur les œuvres. Ils ont buté sur la pierre d’achoppement dont il est dit dans l’Écriture : Voici que je pose en Sion une pierre d’achoppement, un roc qui fait trébucher. Celui qui met en lui sa foi ne connaîtra pas la honte ».xiv

Paul fait ici allusion à Isaïe qui avait annoncé que YHVH serait « un piège, un rocher qui fait tomber, une pierre d’achoppement pour les deux maisons d’Israël, un filet et un piège pour les habitants de Jérusalem. »xv

Mais le même Isaïe, un peu plus tard, avait aussi parlé d’une autre pierre que le Seigneur allait poser en Sion, une pierre non d’achoppement, mais de fondation.

« Ainsi parle le Seigneur YHVY : Voici que je vais poser en Sion une pierre, une pierre de granite, pierre angulaire, précieuse, pierre de fondation bien assise : celui qui s’y fie ne sera pas ébranlé. »xvi

Ces deux pierres, l’une d’achoppement, l’autre de fondation, ne sont-elles pas comme des métaphores de la Loi et de la grâce, respectivement ?

Concluons.

Paul admire l’« audace » d’ Isaïe admonestant Israël, et cela lui donne peut-être le courage de dépasser cette audace à sa façon, en prophétisant à son tour le salut universel, celui d’Israël et celui des Nations, indissolublement unis…

« Je pose encore la question : Israël n’aurait-il pas compris ? Moïse, le premier, dit : Je vais vous rendre jaloux par une nation qui n’en est pas une, par une nation stupide je vais vous exaspérer.xvii

Et Isaïe a l’audace de dire : ‘Je me suis laissé trouver par ceux qui ne me cherchaient pas, je me suis manifesté à ceux qui ne me demandaient rien’xviii, tandis qu’il dit à l’adresse d’Israël : ‘Tout le jour j’ai tendu les mains vers un peuple désobéissant et rebelle’xix. »xx

Mais Paul n’en reste pas là. Il vient nous révéler un nouveau ‘mystère’xxi , plus profond encore. Un mystère scellant la communauté de destin entre les Juifs et la totalité des Nations.

«  Une partie d’Israël s’est endurcie jusqu’à ce que soit entrée la totalité des païens, et ainsi Israël tout entier sera sauvé, comme dit l’Écriture : ‘De Sion viendra le libérateur, il fera disparaître les impiétés du milieu de Jacob’ (…) Certes, par rapport à l’Évangile, ils sont des adversaires, et cela, à cause de vous ; mais selon l’Élection, ils sont des bien-aimés, et cela, à cause de leurs pères. Les dons gratuits de Dieu et son appel sont sans repentance. »xxii

Le message de Paul est cristallin de clarté. Les Juifs et les Nations, un jour, se retrouveront ensemble, et proclameront d’une seule voix ce qu’ils auront enfin ‘entendu’ et ‘compris’ :

« Quelle profondeur la sagesse et la connaissance de Dieu ! Ses décisions sont insondables, ses chemins sont impénétrables ! »xxiii

ihttp://www.akadem.org/medias/documents/Naasse-venichma-Doc4.pdf

iiY. Leibowitz, Judaïsme, peuple juif et État d’Israël, Paris, Jean-Claude Lattès, 1985. Cité in Sylvie Anne Goldberg, « Na‘assé vé-nishma. Nous ferons et nous entendrons ». De la croyance dans le judaïsme. P. Gisel, S. Margel (éds), Le Croire au cœur des sociétés et des cultures, Bibliothèque des Sciences Religieuses, Turnhout, Brepols, 2011, p. 43-63

iii Rm 4, 13-14

ivRm 4,15

vRm 3,20

viCf. aussi « Si tu retiens les fautes, Yahvé, Seigneur, qui subsistera ? » Ps 130,3

viiRm 3,28-29

viiiRm 4, 16

ixRm 5,20

xRm 7,12

xiRm 6,14

xiiRm 10,12

xiiiRm 9,31

xivRm 9, 32-33

xvIs 8,14

xviIs 28,16

xviiDt 32,21 : « Ils m’ont rendu jaloux avec un néant de dieu  בְלֹא-אֵל , ils m’ont irrité par leurs êtres de rien בְּהַבְלֵיהֶם  ; eh bien ! Moi, je les rendrai jaloux avec un néant de peuple בְּלֹא-עָם , je les irriterai avec une nation stupide  בְּגוֹי נָבָל . »

xviiiIs 65,1

xixIs 65,2

xxRm 10, 19-21

xxiRm 11,25

xxiiRm 11, 26-29

xxiiiRm 11,33

La figure d’Ismaël. Un paradigme ambigu.


Les importantes divergences d’interprétation du rôle d’Ismaël dans la transmission de l’héritage abrahamique, selon le judaïsme et selon l’islam, se sont focalisées notamment sur la question de l’identité de celui des fils d’Abraham qui a été emmené au sacrifice au mont Moriah. Pour les juifs, c’est sans conteste Isaac, comme l’indique la Genèse. Les musulmans affirment que c’était Ismaël. Or le Coran ne nomme pas le fils choisi pour le sacrifice. Cependant, la sourate 36 laisse entendre indirectement que ce fils était bien, en fait, Isaaci, et cela contrairement aux réinterprétations ultérieures de traditions islamiques plus tardives.

Il se peut d’ailleurs que, contrairement à l’importance qu’a prise historiquement cette controverse, ce ne soit pas là vraiment une question essentielle, tant Ismaël apparaît comme une sorte de double inversé d’Isaac, et tant les destins liés de ces deux demi-frères semblent composer (ensemble) une figure allégorique et même anagogique, – celle du ‘Sacrifié’, une figure de l’homme ‘sacrifié’ au service d’un projet divin qui le dépasse entièrement.

Le conflit entre le projet divin et les vues humaines apparaît d’emblée lorsque l’on compare les circonstances relativement banales et naturelles de la conception de l’enfant d’Abram (résultant de son désir d’assurer sa descendance ii, désir favorisé par sa femme Saraï), avec les circonstances de la conception de l’enfant d’Abraham et de Sara, particulièrement improbables et exceptionnelles.

On pressent alors la nature tragique du destin d’Ismaël, fils premier-né (et aimé), mais dont la ‘légitimité’ ne peut être comparée à celle de son demi-frère, né treize ans plus tard. Mais en quoi est-ce une ‘faute’ imputable à Ismaël que de n’avoir pas été ‘choisi’ comme le fils d’Abraham devant incarner l’Alliance ? N’aurait-il donc été ‘choisi’ que pour incarner seulement la dépossession arbitraire d’une mystérieuse ‘filiation’, d’une nature autre que génétique, et cela pour signifier à l’attention des multitudes de générations à venir un certain aspect du mystère divin ?

Ceci amène à réfléchir sur le rôle respectif des deux mères (Hagar et Sara) dans le destin corrélé d’Ismaël et d’Isaac, et invite à approfondir l’analyse des personnalités des deux mères pour se faire une meilleure idée de celles des deux fils.

La figure d’Ismaël est à la fois tragique et ambiguë. On tentera ici d’en tracer les contours en citant quelques ‘traits’ à charge et à décharge, en cherchant à soulever un pan du mystère, et à pénétrer l’ambiguïté du paradigme de l’élection, pouvant signifier que « l’élection des uns implique la mise à l’écart des autres», ou au contraire, que « l’élection n’est pas un rejet de l’autre »iii.

1 Les traits à charge

a) Ismaël, jeune homme, « joue » avec Isaac, enfant à peine sevré, provoquant la colère de Sara. Cette scène-clé est rapportée en Gn 21,9 : « Sara vit le fils de Hagar se livrer à des railleries »iv. Le mot hébreu מְצַחֵק se prête à plusieurs interprétations. Il vient de la racine צָחַק, dans la forme verbale Piël. Les sens du verbe semblent à première vue relativement anodins :

Qal :Rire, se réjouir.

Gen 18,12 « Sara rit (secrètement) »

Gen 21,6 « Quiconque l’apprendra s’en réjouira avec moi »

Piël : Jouer, plaisanter, se moquer.

Gen 19,14 « Mais il parut qu’il plaisantait, qu’il le disait en se moquant »

Ex 32,6 « Ils se levèrent pour jouer, ou danser ».

Jug 16,25 « Afin qu’il jouât, ou chantât, devant eux ».

Gen 26,8 « Isaac jouait, ou plaisantait, avec sa femme »

Gen 39,14 « Pour se jouer de nous, pour nous insulter ».

Cependant les sens donnés par Rachi à ce mot dans le contexte de Gn 21,9 sont beaucoup plus graves: ‘idolâtrie’, ‘immoralité’, et même ‘meurtre’. « RAILLERIES : il s’agit d’idolâtrie. Ainsi, ‘ils se levèrent pour s’amuser’ (Ex 32,6). Autre explication : Il s’agit d’immoralité. Ainsi ‘pour s’amuser de moi’ (Gn 39,17). Autre explication : il s’agit de meurtre. Ainsi ‘que ces jeunes gens se lèvent et s’amusent devant nous’ (2 Sam 2,14). Ismaël se disputait avec Isaac à propos de l’héritage. Je suis l’aîné disait-il, et je prendrai part double. Ils sortaient dans les champs, Ismaël prenait son arc et lui lançait des flèches. Tout comme dans : celui qui s’amuse au jeu insensé des brandons, des flèches, et qui dit : mais je m’amuse ! (Pr 26,18-19). »

Le jugement de Rachi est extrêmement désobligeant et accusateur. L’accusation d’ ‘immoralité’ est un euphémisme voilé pour ‘pédophilie’ (Isaac est un jeune enfant). Et tout cela à partir du seul mot tsaaq, le mot même qui a donné son nom à Isaac… Or ce mot revient étrangement souvent dans le contexte qui nous intéresse. Quatre importants personnages « rient » (du verbe tsaaq), dans la Genèse : Abraham, Sara, Isaac, Ismaël – sauf Hagar qui, elle, ne rit jamais, mais pleurev. Abraham rit (ou sourit) d’apprendre qu’il va être père, Sara rit intérieurement, se moquant de son vieil époux, Isaac rit en lutinant et caressant son épouse Rebeccavi, mais seul Ismaël qui, lui aussi,rit, en jouant, est gravement accusé par Rachi sur la nature de ce rire, et de ce ‘jeu’.

b) Selon les commentateurs (Berechit Rabba), Ismaël s’est vanté auprès d’Isaac d’avoir eu le courage d’accepter volontairement la circoncision à l’âge de treize ans alors qu’Isaac l’a subie passivement à l’âge de huit jours.

c) La Genèse affirme qu’Ismaël est un ‘onagre’, un solitaire misanthrope, un ‘archer’ qui ‘vit dans le désert’ et qui ‘porte la main sur tous’.

d) Dans Gn 17,20 il est dit qu’Ismaël « engendrera douze princes. » Mais Rachi, à ce propos, affirme qu’Ismaël n’a en réalité engendré que des ‘nuages’, prenant appui sur le Midrach qui interprète le mot נְשִׂיאִים (nessi’im) comme signifiant des ‘nuées’ et du ‘vent’. Le mot nessi’im peut en effet signifier soit ‘princes’ soit ‘nuages’, selon le dictionnairevii. Mais Rachi, pour une raison propre, choisit le sens péjoratif, alors que c’est Dieu même qui prononce ce mot après avoir avoir béni Ismaël.

2 Le dossier à décharge

a) Ismaël subit plusieurs fois les effets de la haine de Sara et les conséquences de l’injustice (ou de la lâcheté) d’Abraham, qui ne prend pas sa défense, obéit passivement à Sara et privilégie sans remords son fils cadet. Ceci n’a pas échappé à l’attention de quelques commentateurs. Comme l’a noté le P. Moïse Mouton dans son cours, Ramban (le Nahmanide) a dit à propos du renvoi de Hagar et Ismaël au désert : « Notre mère Saraï fut coupable d’agir ainsi et Abram de l’avoir toléré ». En revanche Rachi ne dit mot sur ce sujet sensible.

Pourtant Abraham aime et se soucie de son fils Ismaël, mais sans doute pas assez pour résister aux pressions, préférant le cadet, dans les actes. Pas besoin d’être psychanalyste pour deviner les profonds problèmes psychologiques ressentis par Ismaël, quant au fait de n’être pas le ‘préféré’, le ‘choisi’ (par Dieu) pour endosser l’héritage et l’Alliance, – bien qu’il soit cependant ‘aimé’ de son père Abraham, – tout comme d’ailleurs plus tard, Esaü, aîné et aimé d’Isaac, se vit spolié de son héritage (et de sa bénédiction) par Jacob, du fait de sa mère Rebecca, et bien malgré la volonté clairement exprimée d’Isaac.

b) Ismaël est le fils d’« une servante égyptienne » (Gen 16, 1), mais en réalité celle-ci, Hagar, est fille du Pharaon, selon Rachi : « Hagar, c’était la fille du Pharaon. Lorsqu’il a vu les miracles dont Saraï était l’objet, il a dit : Mieux vaut pour ma fille être la servante dans une telle maison que la maîtresse dans une autre maison. » On peut sans doute comprendre les frustrations d’un jeune homme, premier-né d’Abraham et petit-fils du Pharaon, devant les brimades infligées par Sara.

c) De plus Ismaël est soumis pendant toute son enfance et son adolescence à une forme de dédain réellement imméritée. En effet, Hagar a été épousée légalement, de par la volonté de Sara, et de par le désir d’Abraham de laisser sa fortune à un héritier de sa chair, et ceci après que se soit écoulé le délai légal de dix années de constat de la stérilité de Sara. Ismaël est donc légalement et légitimement le fils premier-né d’Abraham, et de sa seconde épouse. Mais il n’en a pas le statut effectif, Sara y veillant jalousement.

d) Ismaël est chassé deux fois au désert, une fois alors que sa mère est enceinte de lui (en théorie), et une autre fois alors qu’il a dix-sept ans (13 ans + 4 ans correspondant au sevrage d’Isaac). Dans les deux cas, sa mère Hagar a alors des rencontres avérées avec des anges, ce qui témoigne d’un très haut statut spirituel, dont elle n’a pas dû manquer de faire bénéficier son fils. Rarissimes sont les exemples de femmes de la Bible ayant eu une vision divine. Mais à ma connaissance, il n’y en a aucune, à l’exception de Hagar, ayant eu des visions divines, à plusieurs reprises. Rachi note à propos de Gn 16,13 : « Elle [Hagar] exprime sa surprise. Aurais-je pu penser que même ici, dans le désert, je verrais les messagers de Dieu après les avoir vus dans la maison d’Abraham où j’étais accoutumé à en voir ? La preuve qu’elle avait l’habitude de voir des anges, c’est que Manoé lorsqu’il vit l’ange pour la première fois dit : Sûrement nous mourrons (Jug 13,27). Hagar a vu des anges à quatre reprises et n’a pas eu la moindre frayeur. »

Mais à cela, on peut encore ajouter que Hagar est plus encore remarquable du fait qu’elle est la seule personne de toute les Écritures à se distinguer pour avoir donné non seulement un mais deux nouveaux noms à la divinité: אֵל רֳאִי El Ro’ï, « Dieu de Vision »viii , et חַי רֹאִי Ḥaï Ro’ï , le « Vivant de la Vision »ix. Elle a donné aussi, dans la foulée, un nom au puits tout proche, le puits du « Vivant-de-Ma-Vision » : בְּאֵר לַחַי רֹאִי , B’ér la-Ḥaï Ro’ï.x C’est d’ailleurs près de ce puits que viendra s’établir Isaac, après la mort d’Abraham, – et surtout après que Dieu l’ait enfin bénixi, ce qu’Abraham avait toujours refusé de fairexii. On peut imaginer qu’Isaac avait alors, enfin, compris la profondeur des événements qui s’étaient passés en ce lieu, et auxquels il avait, bien malgré, lui été associé.

Par un cru contraste avec Hagar, Sara eut aussi une vision divine, quoique fort brève, en participant à un entretien d’Abraham avec Dieu. Mais Dieu ignora Sara, s’adressant à Abraham directement, pour lui demander une explication sur le comportement de Sara, plutôt que de s’adresser à ellexiii. Celle-ci intervint pour tenter de se justifier, car « elle avait peur », mais Dieu la rabroua sèchement : ‘Non, tu as ri’.xiv

Aggravant en quelque sorte son cas, elle reprochera elle-même à Ismaël, par la suite, d’avoir lui aussi ‘ri’, et le chassera pour cette raison.

e) Ismaël, après ces événements, resta en présence de Dieu. Selon le verset Gn 21,20, « Dieu fut avec cet enfant, et il grandit (…) Il devint archer. » Curieusement, Rachi ne fait aucun commentaire sur le fait que « Dieu fut avec cet enfant ». En revanche, à propos de «il devint archer », Rachi note fielleusement : « Il pratiquait le brigandage »…

f) Dans le désir de voir mourir Ismaël, Sara lui jette à deux reprises des sorts (le ‘mauvais œil’), selon Rachi. Une première fois, pour faire mourir l’enfant porté par Hagar, et provoquer son avortementxv, et une deuxième fois pour qu’il soit malade, alors même qu’il était chassé avec sa mère au désert, l’obligeant ainsi à beaucoup boire et à consommer rapidement les maigres ressources d’eau.

g) Lors de sa circoncision, Ismaël a treize ans et il obéit sans difficulté à Abraham (alors qu’il aurait pu refuser, selon Rachi, ce que dernier compte à son avantage). Abram avait quatre-vingt six ans lorsque Hagar lui enfanta Ismaël (Gen 16,16). Rachi commente : « Ceci est écrit en éloge d’Ismaël. Ismaël aura donc treize ans lorsqu’il sera circoncis et il ne s’y opposera pas. »

h) Ismaël est béni par Dieu, du vivant d’Abraham, alors qu’Isaac n’est béni par Dieu qu’après la mort d’Abraham (qui refusa de le bénir, sachant qu’il devait engendrer Esaü, selon Rachi).xvi

i) Ismaël, malgré tout le passif de sa vie tourmentée, se réconcilia avec Isaac, avant que ce dernier n’épouse Rébecca. En effet, lorsque sa fiancée Rébecca arrive, Isaac vient justement de rentrer d’une visitexvii au Puits du ‘Vivant-de-ma-Vision’, près duquel demeuraient Hagar et Ismaël.

Son père Abraham finit d’ailleurs pas « régulariser la situation » avec sa mère Hagar, puisqu’il l’épouse après la mort de Sara. En effet, selon Rachi, « Qetoura c’est Hagar ». Du coup, pour la deuxième fois, Ismaël est donc « légitimé », ce qui rend d’autant plus remarquable le fait qu’il laisse la préséance à son frère cadet lors des funérailles d’Abraham.

j) Ismaël laisse Isaac prendre en effet la précellence lors de l’enterrement de leur père Abraham, ce que nous apprend le verset Gn 25, 9 : « [Abraham] fut inhumé par Isaac et Ismaël, ses fils. » L’ordre préférentiel des noms en témoigne.

k) Le verset Gn 25,17 donne une dernière indication positive sur Ismaël : « Le nombre des années de la vie d’Ismaël fut de cent trente sept ans. Il expira et mourut. » Rachi commente l’expression « il expira » de cette manière, hautement significative: « Ce terme n’est employé qu’à propos des Justes. »

Conclusion

L’Islam, qui se veut une religion plus ‘pure’, plus ‘originaire’, et dont la figure d’Abraham représente le paradigme, celui du ‘musulman’ entièrement ‘soumis’ à la volonté de Dieu, – l’Islam reconnaît en Isaac et Ismaël deux de ses ‘prophètes’.

En revanche, Ismaël n’est certes pas reconnu comme prophète en Israël.

Il ne nous appartient pas de trancher.

D’autant que l’un et l’autre sont, après tout, des personnages somme toute relativement secondaires (ou ‘intermédiaires’), dans les deux traditions coraniques et bibliques, du moins par rapport à des figures comme celles d’Abraham ou de Jacob-Israël.

D’un autre côté, ces deux figures, intimement liées par leur destin (fils du même père, et quel père!, mais pas de la même mère), sont aussi, curieusement, des figures du ‘sacrifice’, quoique avec des modalités différentes, et qui demandent à être interprétées.

Le sacrifice d’Isaac sur le mont Moriah se termina par l’intervention d’un ange, de même que la mort imminente d’Ismaël, au désert, près d’une source cachée, prit fin après l’intervention d’un ange.

Au vu des traits à charge et à décharge dont nous avons tenté une courte synthèse, il semble que devrait s’ouvrir de nos jours, et de toute urgence, une révision du procès jadis fait à Ismaël, sur les instigations de Sara, et sanctionné par son rejet immérité hors du campement d’Abraham.

Il semble indispensable, et non sans rapport avec l’état actuel du monde, de réparer l’injustice qui a été jadis faite à Ismaël, et par rapport à laquelle, quelque ‘élection’ que ce soit ne saurait certes peser du moindre poids.

i Coran 36, 101-113 : « Nous lui fîmes donc la bonne annonce d’un garçon longanime. Puis quand celui-ci fut en âge de l’accompagner, [Abraham] dit : « Ô mon fils, je me vois en songe en train de t’immoler. Vois donc ce que tu en penses ». Il dit : « Ô mon cher père, fais ce qui t’est commandé : tu me trouveras, s’il plaît à Dieu, du nombre des endurants ». Puis quand tous deux se furent , et qu’il l’eut jeté sur le front, voilà que Nous l’appelâmes « Abraham » ! Tu as confirmé la vision. C’est ainsi que Nous récompensons les bienfaisants ». C’était là certes, l’épreuve manifeste. Et Nous le rançonnâmes d’une immolation généreuse. Et Nous perpétuâmes son renom dans la postérité : « Paix sur Abraham ». Ainsi récompensons-Nous les bienfaisants ; car il était de Nos serviteurs croyants. Nous lui fîmes la bonne annonce d’Isaac comme prophète d’entre les gens vertueux. Et Nous le bénîmes ainsi qu’Isaac. »

Ce récit semble indiquer indirectement que le fils (non nommé) qui a été emmené au lieu du sacrifice est bien, en fait, Isaac, puisque le nom d’Isaac y est cité à deux reprises, aux versets 112 et 113, immédiatement après les versets 101-106 qui décrivent la scène du sacrifice, – alors que le nom d’Ismaël en revanche n’est pas cité du tout, à cette occasion. De plus Dieu semble vouloir récompenser Isaac de son attitude de foi, en annonçant à cette même occasion son futur rôle de prophète, ce que ne fait jamais le Coran à propos d’Ismaël.

ii Gn 15, 2-4. Notons que la promesse divine instille d’emblée une certaine ambiguïté : « Mais voici que la parole de l’Éternel vint à lui, disant : ‘Celui-ci n’héritera pas de toi; mais celui qui sortira de tes reins, celui-là sera ton héritier’ ». Si Eliezer [« celui-ci », à qui le verset fait référence] est ici clairement exclu de l’héritage, la parole divine ne tranche pas a priori entre les enfants à venir, Ismaël et Isaac.

iiiCours du P. Moïse Mouton. 7 Décembre 2019

ivTraduction du Rabbinat français, adaptée au commentaire de Rachi. Fondation S. et O. Lévy. Paris, 1988

v« Hagar éleva la voix, et elle pleura ». (Gn 21,16)

viGn 26,8. Rachi commente : « Isaac se dit : maintenant je n’ai plus à me soucier puisqu’on ne lui a rien fait jusqu’à présent. Et il n’était plus sur ses gardes.  Abimelec regarda – il les a vus ensemble. »

viiDictionnaire Hébreu-Français de Sander et Trenel, Paris 1859

viiiGn 16,13

ixGn 16, 14. Rachi fait remarquer que « le mot Ro’ï est ponctué Qamets bref, car c’est un substantif. C’est le Dieu de la vision. Il voit l’humiliation des humilés. »

xGn 16, 14

xiGn 25,11

xiiRachi explique en effet qu’« Abraham craignait de bénir Isaac car il voyait que son fils donnerait naissance à Esaü ».

xiiiGn 18,13

xivGn 18,15

xvRachi commente ainsi Gn 16,5 : « Saraï a regardé d’un regard mauvais la grossesse d’Agar et elle a avorté. C’est pourquoi l’ange dit à Agar : Tu vas concevoir (Gn 16,11). Or elle était déjà enceinte et l’ange lui annonce qu’elle sera enceinte. Ce qui prouve donc que la première grossesse n’avait pas abouti. »

xviRachi explique en effet qu’« Abraham craignait de bénir Isaac car il voyait que son fils donnerait naissance à Esaü ».

xviiGn 24, 62

Possession et extase


La conception juive du rapport avec Dieu a été symbolisée, dès l’origine, par la figure de « l’alliance », telle que conclue initialement avec Abraham et renouvelée avec Moïse (alliance valant pour le peuple tout entier et les innombrables générations).

Puis, avec les prophètes ultérieurs, le contenu de cette « alliance » évolue et prend le sens de « fiançailles » (éternelles) et d’un « mariage » (indissoluble) entre Dieu et Israël. « Et je te fiancerai à moi pour l’éternité; tu seras ma fiancée par la droiture et la justice, par la tendresse et la bienveillance. » (Osée 2,21)

L’alliance « contractuelle », quasi-juridique par son caractère formel et inaliénable, se double alors d’un lien « d’amour ».

Dans la conception chrétienne, on retrouve cette double relation d’alliance et d’amour entre Dieu et l’Église, encore renforcée par le sacrifice unilatéral que Dieu consent en la personne de son « Fils ».

Ces deux conceptions, la juive et la chrétienne, des relations entre Dieu et son « peuple », sont d’apparition assez tardive dans l’échelle des temps, puisqu’elles datent d’environ trente et vingt siècles respectivement.

Par contraste, si l’on remonte plus avant, et que l’on cherche dans la profondeur immense de l’Antiquité païenne, on constate qu’aucun « contrat », aucune « alliance » avec le divin ne se laissent nettement voir. Il y règne un tout autre climat. Le chamanisme, l’ancienne religion égyptienne, les religions à mystères, les religions de la Grèce ancienne, qu’elles soient de type apollinien ou dionysiaque, ne se laissent pas réduire à la sécurité apparente d’un « contrat »ou d’une « alliance », en l’occurrence totalement disproportionnée entre la Divinité toute-puissante et l’Homme si faible.

Dans ces temps archaïques, le divin pouvait sans doute être perçu sous les espèces du mystère, du « numineux », de l’effroi, de la terreur, ou de l’incompréhension. Les attitudes adoptées impliquaient, en retour, le respect, le scrupule, la prudence et une vigilance rigoureuse dans l’observation des rites divers.

Si l’on cherche à comprendre ce que pouvait ressentir au fond de son « âme » le « croyant » de ces hautes époques, par-delà la bigarrure infinie des rites spécifiques, on trouve deux attitudes fondamentalement différentes, tournées vers deux types (sublimés) de rapports avec le divin: la « possession » et l’ « extase ».

La « possession », c’est l’homme entièrement submergé, ici-bas, par la divinité.

L' »extase », c’est l’homme qui franchit tous les cieux pour la chercher et l’atteindre.

Le plus grand des poètes témoigne qu’il est lui-même un « possédé »: « C’est un dieu qui a implanté toutes sortes de chants dans mon esprit », dit Homère (Odyssée 22, 347).

Qu’elle soit due à l’opération d’un daimon, ou bien à l’entraînement irrésistible de l’individu dans la folie collective (atê: « insufflation divine de la folie« ), ou encore aux thiases dionysiaques des bacchanales provoquant « l’enthousiasme » (entheos, « animé d’un transport divin », enthousiazo, « être inspiré par la divinité »), la divinité peut prendre « possession » de tout l’homme, corps et âme.

A l’exact opposé d’une telle « descente » du divin « dans » l’âme de l’homme (descente pendant laquelle il en prend entièrement « possession »), l' »extase » (du grec ekstasis, littéralement « sortie hors de ») procède d’un mouvement inverse, d’une « montée » de l’âme humaine, s’élevant infiniment vers les hauteurs (apparemment) inaccessibles du divin.

Le prototype (l’archétype?) multi-millénaire de l’extase est la sortie chamanique hors du corps, suivi du voyage de l’âme dans les royaumes des esprits, voyage réussi par quelques individus choisis, ayant été capables de s’élever infiniment haut dans la poursuite de la vision divine, et d’en être revenus, sains et saufs.

Psychologiquement, on pourrait remarquer que la « possession » dionysiaque est associée à des phénomènes irrésistibles d’extraversion collective, et que l' »extase »chamanique peut être comparée à une révélation personnelle, plus « introvertie », plus « apollinienne ».

L’ancienne langue grecque rend compte de ces phénomènes, avec le verbe daimonaô qui signifie « être au pouvoir d’un dieu, être possédé, avoir l’esprit égaré », et le mot daimon signifiant originairement « puissance divine ». Ce terme s’emploie chez Homère pour désigner un dieu que l’on ne veut pas ou que l’on ne peut pas nommer, d’où les sens de divinité mais aussi de destin.

L’étymologie de daimon est dérivée de daiô, « diviser, partager », ou, selon d’autres sources, de daô, daènai, « enseigner, connaître, savoir ». Chantraine donne à daimon la même étymologie que daiomai, avec le sens de « puissance qui attribue », d’où « divinité, destin. »

Notons encore la grande antiquité de l’adjectif daimonios: « qui agit en suivant l’avertissement d’un daimon, qui a un rapport avec un daimon, qui est possédé d’un dieu ».

E.R. Dodds, dans Les Grecs et l’irrationnel, distingue nettement ces deux genres d’expérience religieuse, qu’il attribue respectivement aux cultes dionysiaques et apolliniens, pour les opposer: « Les deux grandes techniques dionysiaques — l’usage du vin et celui de la danse religieuse — ne jouent absolument aucun rôle dans la production de l’extase apollinienne. »i

Mais à y regarder de plus près, le culte d’Apollon (censé être « extatique ») pouvait aussi relever de la « possession ». La Pythie de Delphes devenait en effet entheos, pleine du Dieu: le dieu entrait en elle et se servait de ses organes vocaux comme s’ils étaient les siens: les discours delphiques d’Apollon sont toujours mis à la première personne, jamais à la troisième, souligne Dodds.

Réciproquement, les « enthousiasmes » dionysiens vont jusqu’à l’ômophagos charis, la manducation (homophagie) du Dieu. Dionysos est appelé Lusios, le « Libérateur ». Le but ultime de son culte était précisément d’atteindre ainsi l’ekstasis par sa dévoration.

Malgré ces similarités, empiétements et chevauchements, il importe de distinguer la doctrine de la « possession »où le Dieu joue le rôle essentiel et la doctrine « chamaniste » de l’extase, selon laquelle toute « folie » prophétique ou poétique reste due à une faculté innée de l’âme elle-même.ii

Le poète ne demande pas à être « possédé » ou à tomber en « extase »: il désire seulement servir d’interprète à la Muse, il désire recevoir d’elle une connaissance supranormale, sans être « possédé »par elle.

Démocrite soutient que les meilleurs poèmes sont composés « avec inspiration et un souffle saint »iii et que la poésie est « une révélation à côté et au-dessus de la raison ».iv

Pindare évoque le moment où, dans l’immédiate proximité de la mort, subsiste encore en l’homme une « image de la vie » (aiônos eidôlon), une image qui est « vivante » et « qui vient des dieux »:

« Le corps de chaque homme subit l’appel de la mort qui a toute maîtrise; mais une image de la vie subsiste encore, vivante, car cela seul vient des dieux. Elle sommeille quand les membres sont actifs; mais quand l’homme dort, elle montre souvent, dans les rêves, quelque décision de joie ou d’adversité à venir. »v

Platon explore aussi, dans ce sens, ce qui se passe aux confins de la mort: « Nombre de cultes ont été, et continueront à être fondés par suite de rencontres en rêve d’êtres surnaturels, de présages, d’oracles, et par suite de visions au moment de la mort. »vi

Il faut prendre les poètes au mot. Loin de divaguer, ils sont des témoins de premier ordre, des témoins de visu:

« Lorsque Hésiode nous dit que les Muses lui parlèrent sur l’Hélicon (Théog.22), ce n’est pas une allégorie, ni une tournure poétique, mais bien un effort pour exprimer une expérience authentique sous une forme littéraire. En outre nous pouvons raisonnablement accepter comme historiques la vision de Pan qu’eut Philippide avant la bataille de Marathon, vision dont le résultat fut l’établissement d’un culte de Pan à Athènes, et peut-être la vision qu’eut Pindare de la Mère des Dieuxvii sous l’apparence d’une statue de pierre. »viii

De même, on peut évoquer la rencontre de Pindare avec Alcméon sur la route de Delphesix:

« Et moi je jette aussi avec joie des couronnes sur Alcméon, et je l’arrose de mes hymnes. Car il habite près de moi, il veille sur mes biens, il s’est montré à moi lorsque j’allais vers le centre illustre du monde, et s’est livré à l’art de prédire, héréditaire dans sa famille.

Ἀλκμᾶνα στεφάνοισι βάλλω, ῥαίνω δὲ καὶ ὕμνῳ,
γείτων ὅτι μοι καὶ κτεάνων φύλαξ ἐμῶν
ὑπάντασεν ἰόντι γᾶς ὀμφαλὸν παρ᾽ ἀοίδιμον,
μαντευμάτων τ᾽ ἐφάψατο συγγόνοισι τέχναις.

D’où vient cette puissance chamanique de l’âme?

Xénophon propose cette explication: « C’est dans le sommeil que l’âme (psychê) montre le mieux sa nature divine; dans le sommeil elle jouit d’une certaine prescience intuitive; et cela, semble-t-il, parce que dans le sommeil, elle est plus libre. »x Il soutient ensuite que, dans la mort, il faut s’attendre à ce qu’elle soit encore plus libre, car la psychê est le soi vivant.

Au 5ème siècle av. J.-C., le mot psychê a pu avoir « quelque vague relent de l’insondable et de l’inquiétant, mais ce qui est certain, c’est qu’il n’avait assurément pas le moindre soupçon d’acception métaphysique. L’âme n’était pas du tout prisonnière récalcitrante du corps; c’était la vie ou l’esprit du corps, et elle s’y trouvait parfaitement à l’aise. C’est ici que la nouvelle structure religieuse apporta sa contribution décisive: en attribuant à l’homme un soi occulte d’origine divine, et en opposant ainsi le corps et l’âme, elle introduisit dans la culture européenne une nouvelle interprétation de l’existence humaine, l’interprétation qu’on appelle puritaine. »xi

Pour Pindare et Xénophon, la psychê est plus active quand le corps est endormi, ou même, comme le souligne Aristote, quand il est à l’article de la mort.

Bien loin d’être nées dans la Grèce ancienne, de telles croyances faisaient déjà partie intégrante, depuis des milliers d’années, de la culture chamanique (mondiale). Ces idées ont pu pénétrer par le nord de la Grèce au 5ème siècle av. J.-C., sans doute suite à l’influence du chamanisme sibérien.

Mircea Eliade, qui a consacré au chamanisme une étude qui fait toujours référence, montre que le chaman passe à volonté dans un état de dissociation mentale susceptible de le conduire à une « sortie » hors de son corps. Dans cet état « extatique » (au sens propre), il n’est pas « possédé » par un esprit étranger. C’est son âme même, parfaitement « consciente », qui réussit à quitter le corps et à voyager vers le « haut », vers le monde des esprits, puis vers le monde ineffable des Dieux.

Ce monde est habituellement jugé inaccessible (ou bien considéré comme totalement inexistant, et comme pure fabulation) par le commun des mortels, du moins par tous ceux qui n’ont absolument aucune idée de la réalité et de la vérité de l’expérience chamanique.

Pourtant, c’est l’expérience spirituelle la plus ancienne — et la moins dogmatique — de toute l’histoire de l’humanité, et elle continue d’ailleurs de produire des initiés aujourd’hui encore, dans toutes les parties de la Terre.

L’expérience religieuse du type chamanique n’est pas collective, elle est essentiellement individuelle; aussi pouvait-elle trancher radicalement dans la Grèce ancienne avec les extases collectives des bacchanales dionysiaques, et avec leur sanglantes conséquences.

L’influence du chamanisme fut si importante dans la civilisation grecque que Dodds a pu désigner Pythagore comme « le plus grand chaman grec ».

Empédocle, qui fut son disciple, disait pour sa part que Pythagore avait accumulé sa sagesse au cours de ses dix ou vingt vies précédentes.

Mais cette croyance affichée en la métempsycose n’était pas le plus important.

Il y avait plus à dire.

Pythagore affirmait à ses disciples, non seulement qu’ils revivraient, mais qu’ils deviendraient des « dieux » (daimon).xii

Empédocle, dans le fragment 23, rappelle à son interlocuteur, comme s’il s’agissait d’une évidence tangible et d’un fait absolument indéniable: « tu as entendu le récit d’une déesse » – (la Muse).

Et dans le fragment 15, Empédocle évoque avec une sorte d’ironie métaphysique « ce que les gens appellent la vie », pour lui opposer l’idée d’ une vie plus vraie, plus réelle, qui se tient en dehors de cette vie, — avant la naissance et après la mort.

Pythagore et Empédocle, « chamans grecs », croyaient à la réincarnation, à la métempsycose.

Mais pouvaient-ils expliquer le malheur du monde et la souffrance des hommes?

C’est Hippodamas qui fut le premier Grec à s’exclamer:

« D’où est venue l’humanité, et d’où vient sa méchanceté? » xiii

Pourquoi les dieux toléraient-ils tant de malheurs humains, et surtout la souffrance, imméritée, des innocents ?

Selon la théorie de la réincarnation aucune âme humaine n’est innocente.

Le corps (soma) est comparé au tombeau (sêma) dans lequel gît la psychê morte, dans l’attente de sa résurrection à la vraie vie, — qui est une vie sans le corps.

On en induit que cette psychê n’est pas ce qui incarne le divin en l’homme.

Cette essence divine, ce « Soi » qui persiste à travers les réincarnations successives, Empédocle l’appelle « daimôn » (« puissance divine »), et non pas « psychê« .

La fonction de ce daimôn est d’incarner la divinité (en puissance) de l’individu.

De même que dans de nombreux endroits de la Terre, l’on voit des signes irréfutables de l’accumulation de couches géologiques et de la profondeur des âges, l’âme de l’homme aussi est un mille-feuilles, stratifié en couches de croyances et d’inconscients archi-millénaires.

Et quoi de plus propice à la métaphore des « couches géologiques » qu’un récit des origines?

Pausanias (2ème siècle av. J.-C.) a repris le récit d’Onomacrite (6ème siècle av. J.-C.) selon lequel les méchants Titans s’emparèrent de Dionysos nouveau-né, le déchirèrent, le rôtirent, le mangèrent. Ils furent alors « foudroyés » par Zeus. De leur restes encore fumants surgit la race humaine. Celle-ci est donc issue à la fois de la chair brûlée des Titans, mais aussi d’un peu de la chair (mangée) de Dionysos, et de son âme divine, qui perdure encore en eux comme un Soi divin, caché.

Dans le Ménon, Platon, citant Pindare, fait allusion au « prix d’un grief ancien » et à la responsabilité des hommes dans la mort de Dionysos.

Comment ne pas voir que s’accumulent dans ce mythe toujours vivant les couches de divinité, de méchanceté, de culpabilité et d’humanité?

Les Upanishads, la religion mosaïque (telle que réinterprétée par Freud), tout comme la théologie chrétienne, trouvent le moyen de concilier la culpabilité héréditaire et collective de l’humanité entière, et la responsabilité morale individuelle.

Le mythe des Titans mêle géologiquement la chair brûlée et le Dieu vivant, la faute et le salut, la méchanceté et l’humanité, le sentiment « apollinien » d’un divin immensément éloigné et le sentiment « dionysiaque » de son identité avec le Soi de chaque homme.

Aristote suggère qu’Hermotime fut sans doute le premier philosophe, avant même Anaxagore, à affirmer le rôle de l’Esprit, du Noûs. comme créateur de l’univers. Mais il ajoute que c’est un poète, Hésiode, qui les a en réalité précédés dans cette intuition des origines:

« Une intelligence est la cause de l’arrangement et de l’ordre de l’univers (…) Nous savons avec certitude qu’Anaxagore entra le premier dans ce point de vue; avant lui Hermotime de Clazomène paraît l’avoir soupçonné. Ces nouveaux philosophes érigèrent en même temps cette cause de l’ordre en principe des êtres, principe doué de la vertu d’imprimer le mouvement. On pourrait dire qu’avant eux Hésiode avait entrevu cette vérité, Hésiode ou quiconque a mis dans les êtres comme principe l’amour ou le désir, par exemple Parménide. Celui-ci dit en effet: « Il fit de l’amour le premier de tous les Dieux ».xiv

Le poète Hésiode avait dit, bien avant que ne viennent le répéter les « prophètes » ou les « philosophes »:

« Avant toutes choses était le chaos; ensuite, la terre au vaste sein… puis l’amour, le plus beau de tous les immortels. »

iE.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977, p.76

iiE.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977, p.78

iiiDémocrite, fragments 17 et 18

ivE.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977, p.90

vPindare. Fragment 116B

viPlaton, Epinomis 985c

vii Pyth. 3.79

viiiE.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977, p.122

ixPindare. Pyth 8.59 Epistrophe 3

xCité par E.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977, p.130

xiE.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977, p.143-144

xii Jamblique Vit. Pyth. 90-93, 140,147

xiii Jamblique, Vit Pyth 82

xivAristote, Met. 984b 19

L’Esprit, la Vérité et la Justice – de l’Égypte à l’Inde


L’islam a treize siècles d’existence. Le christianisme est né il y a vingt siècles. Le judaïsme mosaïque est apparu il y a environ trois mille ans. L’origine de la religion du Véda remonte à plus de quatre mille deux cent ans. Il y a cinquante cinq siècles, soit plus de deux mille ans avant l’apparition du judaïsme, la religion de l’Égypte pré-dynastique vénérait déjà un Dieu unique, créateur, ainsi que les myriades de ses manifestations divines, la multitude de ses Noms. Elle célébrait la divinité, en tant qu’Une et Multiple, à la fois.

Des chercheurs ont consacré leur vie à l’étude de la représentation du divin telle qu’elle se laisse percevoir à travers les textes égyptiens les plus originels, et ils sont arrivés à des conclusions ébouriffantes. Par exemple, il semble qu’il faille renoncer à l’opposition, toute artificielle, entre « monothéisme » et « polythéisme », qui n’est vraiment pas applicable à l’Égypte ancienne, laquelle conjugue les deux systèmes sans contradictions.

En 1857, dans un Mémoire adressé à l’Académie, Emmanuel de Rougé a compilé les principales qualifications du Dieu suprême qu’il a trouvées dans les textes égyptiens les plus anciens. Elles sont indubitablement monothéistes : « Dieu UN, vivant en vérité, qui a fait les choses qui sont, a créé les choses existantes. – Générateur, existant SEUL, qui a fait le ciel, créé la terre. – SEULE substance éternelle, CRÉATEUR qui a engendré les dieux. – UNIQUE générateur dans le ciel et sur la terre, non engendré. – Dieu qui s’engendre lui-même. »i

En 1851, il avait déjà noté que « Neith, la grande Mère génératrice d’un Dieu, qui est un premier-né, et qui n’est pas engendré, mais enfanté, sans génération paternelle ou masculine. Ce Dieu est appelé le ‘Seigneur des siècles’. C’est le seul Dieu vivant en vérité… Le générateur des autres dieux… Celui qui s’engendre lui-même… Celui qui existe dans le commencement… ‘Les dieux de la demeure céleste n’ont point eux-mêmes engendré leurs membres, c’est Toi qui les a enfantés dans leur ensemble’ »ii

Dans sa Conférence sur la religion des anciens Égyptiens, Emmanuel de Rougé synthétise tout ce qu’il a appris après avoir exploré les textes sacrés, les hymnes et les prières funéraires les plus anciennes.

« Aujourd’hui, [ces textes] sont devenus classiques et personne n’a contredit le sens fondamental des principaux passages à l’aide desquels nous pouvons établir ce que l’Égypte antique a enseigné sur Dieu, sur le monde et sur l’homme. J’ai dit Dieu et non les dieux. Premier caractère ; c’est l’unité la plus énergiquement exprimée : Dieu un, seul, unique, pas d’autres avec lui. – Il est le seul être vivant en vérité. – Tu es un, et des millions d’êtres sortent de toi. – Il a tout fait et seul il n’a pas été fait. Notion la plus claire, la plus simple, la plus précise. Mais comment concilier l’unité de Dieu avec le polythéisme égyptien ? Peut-être l’histoire et la géographie éclaireront-elles la question. La religion égyptienne comprend une quantité de cultes locaux. L’Égypte, que Ménès réunit tout entière sous son sceptre, était divisée en nomes ayant chacun une ville capitale : chacune de ces régions avait son Dieu principal désigné par un nom spécial, mais c’est toujours la même doctrine qui revient sous des noms différents. Une idée y domine : celle d’un Dieu un et primordial : c’est toujours et partout une substance qui existe par elle-même et un Dieu inaccessible. (…) Toujours à Thèbes on adorera Ammon, dieu caché, père des dieux et des hommes, avec Ammon-Ra (dieu soleil), première forme où apparaît la matérialisation de l’idée divine. »iii

Pour quiconque est un peu familiarisé avec les concepts chrétiens, il est pour le moins extraordinaire de découvrir que les Égyptiens réfléchissaient, plus de trois mille ans av. J.-C., à des questions théologiques traitant de Dieu le Père et de Dieu le Fils, que E. de Rougé résume de la façon suivante:

« Dieu existe par lui-même, c’est le seul être qui n’ait pas été engendré. [Les Égyptiens] conçoivent Dieu comme la cause active, la source perpétuelle de sa propre existence ; il s’engendre lui-même perpétuellement. Dieu se faisant Dieu et s’engendrant perpétuellement lui-même, de là l’idée d’avoir considéré Dieu sous deux faces : le père et le fils. (…) Jamblique nous disait bien que le Dieu des Égyptiens était Πρῶτος τού πρωτοῦ, « Premier de premier ». Un hymne du musée de Leyde dit plus encore : il l’appelle le Un de un, pour attester l’Unité qui persiste malgré la notion de génération, d’où résultait une dualité apparente. »iv

La représentation du Dieu Un sous forme ‘trinitaire’ est aussi évoquée dans les anciens textes égyptiens. A Hiéropolis, E. de Rougé voit la même figure divine prendre trois formes différentes, celle du Dieu inaccessible, Atoum, celle du Père divin, Choper, représenté par l’image du dieu-scarabée, s’engendrant lui-même, et le Dieu Ra, qui en est la manifestation visible, solaire.

S’appuyant sur les idées de E. de Rougé et sur ses propres recherches, Peter le Page Renouf écrit un peu plus tard: « Dans l’ensemble de la littérature égyptienne (ancienne), nuls faits ne paraissent mieux établis que les deux points suivants : 1° la doctrine du Dieu unique et celle des dieux multiples étaient enseignées par les mêmes hommes ; 2° on ne percevait aucune incohérence entre ces deux doctrines. Il va de soi que rien n’aurait été plus absurde si les Égyptiens avaient attaché la même signification que nous au mot Dieu. Mais il existait peut-être un sens du mot qui permettait son usage tant pour la multitude que pour l’unique. Nous ne pouvons mieux faire pour commencer que de nous efforcer de préciser la signification exacte qu’avait pour les Égyptiens le mot nutar (nr)v que nous traduisons par ‘dieu’ »vi.

Plus récemment, analysant les Textes des sarcophages, qui sont parmi les plus anciens documents écrits de l’humanité, l’égyptologue Erik Hornung montre qu’on y voit mis en scène le Dieu créateur, lequel déclare : « Je n’ai pas ordonné que (l’humanité) fasse le mal (jzft) ; leurs cœurs ont désobéi à mes propos. »vii Une interprétation immédiate en découle: ce sont les êtres humains qui sont responsables du mal, non les Dieux. Leur naissance dans l’obscurité a permis au mal de s’insérer dans leurs cœurs.

Les Dieux de l’Égypte peuvent se montrer terrifiants, imprévisibles, mais contrairement aux hommes, ils ne font pas le mal, ils ne sont pas le Mal. Même Seth, le meurtrier d’Osiris, n’est pas un Dieu du Mal, il n’incarne pas le Mal absolu. Seth joue seulement sa partition dans l’ordre du monde vivant, et il contribue par ses actions à soutenir cet ordre du monde. « La bataille, la confrontation constante, la confusion, et la remise en question de l’ordre établi, actions dans lesquelles s’engagea Seth, sont des caractéristiques nécessaires du monde existant et du désordre limité qui est essentiel à un ordre vivant. Les dieux et les hommes doivent cependant veiller à ce que le désordre n’en arrive jamais à renverser la justice et l’ordre ; telle est la signification de leur obligation commune à l’égard de maât. »viii

Le concept de maât dans l’Égypte ancienne est d’une très grande importance et d’une grande complexité. Erik Hornung explique: « maât est l’ordre, la juste mesure des choses, qui sous-tend le monde ; c’est l’état parfait vers lequel nous devons tendre et qui est en harmonie avec les intentions du Dieu créateur (…) Tel l’ « œil d’Horus » blessé et perpétuellement soigné, maât symbolise cet état premier du monde. »ix

Maât, cette idée fondamentale d’un ordre du monde, d’une juste mesure à l’échelle universelle, évoque irrésistiblement, me semble-t-il, l’idée de ṛta dans le Véda et celle d’arta dans l’Avesta.

Dans le Véda, ṛta (ऋत ) signifie « loi divine, ordre cosmique » ou encore « vérité suprême ».

Dans l’Avesta, et en particulier dans les Gâthâs, on trouve le même concept sous un nom presque identique : arta.

« ta est le Kosmos, c’est l’ordre éternel de la nature et l’ordre établi par le culte des dieux et dans le sacrifice, parce que le culte pratiqué selon les prescriptions rituelles est un élément de première importance dans l’ordre universel ; c’est enfin la bonne conduite dictée par les bons sentiments, et le bon ordre moral, la vérité, le droit. »x

Selon Jacques Duchesne-Guillemin, l’ancienneté de la notion de ṛta est attestée par la présence de ce terme dans des noms propres de chefs aryens en Mitanni, en Syrie et en Palestine, connus dès 1400 av. J.-C., par l’intermédiaire des tablettes d’El Amarna, ainsi que dans des noms propres de l’Iran historique. Chez les Mèdes des textes cunéiformes parlent d’un Artasari et d’un Artasiraru. En Perse, Artaxerxès s’appelait plus exactement Arta-Khshathra.

La notion de ṛta a une triple valeur de sens: l’« ordre naturel », l’« ordre rituel », et la « vérité ».

Dans le Ṛg Veda et dans les Gâthâs, le ṛta s’applique au retour des saisons, à la succession des jours, aux déplacements réguliers des corps célestes :

« Qui a été, à l’origine, le père premier d’Arta ? Qui a assigné leur chemin au soleil et aux étoiles ? »xi

Mais le ṛta est aussi associé aux rites du Sacrifice :

« Quiconque, ô Agni, honore avec vénération ton sacrifice, celui-là garde le ta. »xii.

Le troisième sens de ṛta, « vérité », est sans doute le plus fondamental et le plus abstrait. « Dire le ta », tam vad, c’est « dire la vérité ». « Aller au ta », tam i, c’est « aller à la vérité » c’est-à-dire « faire le bien ».

Duchesne-Guillemin note à ce propos : « La religion indo-iranienne se rencontre ici avec l’Ancien Testament, en particulier avec les Psaumes, qui parlent du ‘chemin de la Justice’xiii. L’image devait se présenter naturellement. Elle figure aussi en Égypte, chez Pétosiris. »xiv

L’image est si ‘naturelle’, si ‘universelle’, qu’elle figure aussi, et c’est essentiel de le noter, dans le Nouveau Testament, – seulement enrichie d’un troisième terme, celui de ‘vie’ : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie »xv.

L’idée sous-jacente, étonnamment précoce et féconde au regard des cinquante-cinq siècles qui devaient suivre, est que la bonne conduite de l’homme, suivant la ‘voie de la vérité’, renforce l’ordre cosmique, universel, et in fine, l’ordre divin.

Les Dieux comme les hommes doivent ‘garder le ta’. Mitra et Varuna « gardent le ta par le ta »xvi  dit le Ṛg Veda à plusieurs reprises.

Un traducteur allemand utilise, pour rendre ta dans ce verset, le mot Gesetz, « loi ».

Un autre traducteur, persan et zoroastrien, rend le mot avestique arta par « justesse ». Mais dans les Gâthâs le mot arta n’est plus simplement un concept abstrait, c’est une personne divine, à laquelle le Dieu suprême (Ahura) s’adresse et auprès de qui il prend conseil :

« Ahura demande conseil à la Justesse : « Connais-tu un sauveur capable de mener la terre opprimée vers le bonheur ? »xvii

La ‘Justesse’ est souvent associée à une autre abstraction personnalisée, la ‘Sagesse’ :

« Que mon admiration s’adresse à Ahura et à la Pensée juste, ainsi qu’à la Sagesse et à la Justesse. »xviii

Le mot ta (ou Arta) est donc riche d’une vaste palette de sens : ordre, rite, vérité, loi, justesse.

Il me paraît que ce mot, appartenant à la civilisation indo-aryenne (védique, avestique, indo-iranienne), peut donc fort bien soutenir la comparaison avec le maât de l’Égypte antique.

Les Égyptiens considéraient que le maât était une substance par laquelle vivait le monde entier, les vivants et les morts, les dieux et les hommes. Dans les Textes des Sarcophages on trouve cette expression : les dieux « vivent sur maât »xix.

Concept abstrait, le maât disposait aussi d’une représentation symbolique, sous la forme d’une déesse assise portant sur la tête le hiéroglyphe d’une plume d’autruche. Le pharaon Ramsès II est représenté offrant cette image de maât au Dieu Ptah.

L’offrande de maât a une forte charge de sens, même si les dieux n’ont pas besoin des dons des hommes. Ce que les dieux veulent c’est être ressentis dans le cœur des hommes, car c’est ainsi que leur œuvre de création peut acquérir sa véritable signification.

Le maât émane du Dieu créateur lors de la création, et c’est par l’intermédiaire des hommes que maât peut et doit revenir à la divinité. C’est ainsi que maât représente, dans la religion égyptienne, l’association, ou « l’alliance » originaire de Dieu et de l’homme.xx

Le maât : une « Alliance entre Dieu et l’homme » , inventée sur les bords du Nil, il y a plus de cinq mille ans? Sans doute, le mot, et le concept, apparaissent chargés de résonances…

Franchissons un nouveau pas.

La symbolique la plus profonde de l’Égypte ancienne rejoint, on le voit, les croyances védiques, avestiques et gâthiques, et elle préfigure, on le pressent, les croyances juives et chrétiennes.

Maât, ta, Arta, sont, on peut le concevoir, des sortes de préfigurations (avec un ou deux millénaires d’avance) de la « Loi » et de l’« Alliance » que Moïse rapporta à son peuple du sommet de la montagne.

Aujourd’hui encore, pour des raisons auxquelles contribuent des croyances diverses et variées au sujet du Dieu Un, des flots de sang coulent des bords du Nil à ceux de l’Euphrate, et du bassin de l’Oxus (l’Amou-Daria) à celui du Gange.

Aujourd’hui, plus que jamais, il est temps de revenir à ce que les sages et les génies anciens d’Égypte, de Chaldée, d’Assur, d’Elam, de Trans-Oxiane, de Perse et d’Inde surent discerner, il y a de nombreux millénaires : l’Esprit de Maât, la Vérité de ta, la Justice d’Arta.

iCité par A. Bonnetty in Annales de philosophie chrétienne, t. XV, p.112 (4ème série). Bibliothèque égyptologique contenant les œuvres des égyptologues français, Tome XXVI. Emmanuel de Rougé. Œuvres diverses, publiées sous la direction de G. Maspéro et Ed. Naville. 1907-1918. Tome sixième, p. 226-227

iiEmmanuel de Rougé. Mémoire sur la Statuette naophore du Musée grégorien du Vatican. Œuvres diverses, t. II, pp.364, 358, 366

iiiEmmanuel de Rougé. Œuvres diverses, publiées sous la direction de G. Maspéro et Ed. Naville. Bibliothèque égyptologique contenant les œuvres des égyptologues français, Tome XXVI. 1907-1918. Tome sixième, p.232

ivIbid. p. 232

vErik Hornung note que les égyptologues contemporains donnent aujourd’hui la prononciation ‘netjer’ pour le hiéroglyphe nr.

viPeter le Page Renouf. Lectures on the Origin and Growth of Religion as Illustrated by the Religion of Ancient Egypt delivered in May and June 1879. London, Williams and Norgate, 2nd Edition, 1884, p. 94

viiErik Hornung. Der Eine und die Vielen. 1971. Trad. Paul Couturiau. Les Dieux de l’Égypte. L’Un et le multiple. Flammarion 1992, p195

viiiIbid. p.195

ixIbid. p.195

xArthur Christensen, Acta Orientalia, article cité par G. Dumézil, Naissances d’archanges, p.317, et également cité par Jacques Duchesne-Guillemin, Zoroastre, Robert Laffont, 1975, p. 57

xiYasna 44, 3 sq. Cité par J. Duchesne-Guillemin, op.cit. p. 58

xii Ṛg Veda V,12, 6

xiiiPs. 85,14. צֶדֶק, לְפָנָיו יְהַלֵּךְ; וְיָשֵׂם לְדֶרֶךְ פְּעָמָיו. « La justice marche au-devant de lui, et trace la route devant ses pas ».

xivJacques Duchesne-Guillemin, Zoroastre, Robert Laffont, 1975, p. 59, n.1.

xvJn, 14, 6

xviṚg Veda V, 62, 1 et 68, 4

xviiLes Gâthâs. Yasna hat 29. Trad. Khosro Khazaï Pardis. Albin Michel, 2011, p.122

xviiiLes Gâthâs. Yasna hat 30. Trad. Khosro Khazaï Pardis. Albin Michel, 2011, p.127

xixErik Hornung. Der Eine und die Vielen. 1971. Trad. Paul Couturiau. Les Dieux de l’Égypte. L’Un et le multiple. Flammarion 1992, p.195

xx Erik Hornung. Der Eine und die Vielen. 1971. Trad. Paul Couturiau. Les Dieux de l’Égypte. L’Un et le multiple. Flammarion 1992, p.196

L’Archéologie du divin sauvera le genre humain


Le Rig Véda est la tradition spirituelle la plus ancienne de l’humanité, dont on a la trace. Transmise oralement pendant des millénaires, puis définie par écrit au moyen d’une langue savante (le sanskrit), la mémoire du Véda témoigne de l’esprit d’un temps très ancien. Plus d’un millénaire avant Abraham, des prêtres védiques célébraient le Divin, unique et universel. Melchisedech lui-même, la plus ancienne figure prophétique de la Bible, n’est qu’un nouveau venu dans la suite obscure des temps qui l’ont précédé. Or c’est à Melchisedech, ce perdreau de l’année, qu’Abraham lui-même rendit ‘tribut’, après être parti d’Ur en Chaldée, il y a environ trente deux siècles. Après qu’il avait longuement cheminé à travers le bassin du Tigre et de l’Euphrate pour aller vers le Nil, Abraham pouvait-il totalement ignorer la culture des siècles anciens qui, plus loin vers l’Orient, avaient fleuri sur l’Oxus et l’Indus ?

L’Homme a toujours eu l’intuition du Divin. Dans l’histoire du monde, la Bible est un document d’une inspiration assez récente, remontant à environ mille ans avant notre ère. Son prix ne doit pas faire oublier sa relative jeunesse, à l’échelle de l’histoire de l’humanité. Il n’est pas indifférent de noter que, tout comme l’ancienne tradition égyptienne de la période pré-dynastique (dont on possède des traces archéologiques datant de plus de 35 siècles av. J.-C.), le Rig Véda précède la Bible d’au moins un millénaire.

Le passé est l’une des formes en puissance de l’avenir. Par sa position ancienne et quasi-originaire, dans la suite des spiritualités humaines, le Véda peut aider à comprendre ce que fut le rêve de l’humanité, jadis, il y a si longtemps.

Surtout, son étude attentive et comparative, peut nous inciter à imaginer comment de nouveaux rêves, si nécessaires, pourraient brûler d’une incandescence future l’âme des générations à venir, à partir des braises bien comprises, et régénérées du passé.

Pour éclairer ce point, je voudrais ici, brièvement, montrer que le Véda, bien avant les ‘monothéismes’, était déjà une religion du Sacrifice, de l’Alliance, de la Parole, de la Pensée, de l’Infini et de l’Amour (de l’âme pour le Divin).

Le Sacrifice

En ces temps anciens, les nuits étaient claires. Ce qui frappait l’imagination des hommes, c’était d’abord l’immensité du voile étoilé, la profondeur du cosmos, au-dessus de leurs têtes, mais aussi la complexité des liens qui alliaient ces puissances lumineuses, démesurées et lointaines à leurs chétives et obscures existences.

Bien avant qu’Abraham consente au sacrifice du sang, le sang de son fils d’abord, puis le sang d’un animal innocent, les prêtres védiques sacrifiaient à la divinité, non par le sang du bouc, mais par le lait de la vache.

Dans le sacrifice védique, le beurre fondu (ghṛita) représentait un miracle cosmique. Il incarnait l’alliance du soleil, de la nature et de la vie. Le soleil est la source de toute vie dans la nature, il fait pousser l’herbe, laquelle nourrit la vache, qui exsude un suc intime, le lait, lequel devient ‘beurre’ par l’action de l’homme (le barattage). Le beurre, mêlé d’eau pure et de sucs végétaux, et fondant sous l’action de la chaleur, vient couler librement comme sôma sur l’autel du sacrifice. Il s’embrase par le feu sacré, sur la pierre appelée yoni. Cette vive flamme engendre la lumière, et répand une odeur capable de monter aux cieux, concluant symboliquement le cycle. Cérémonie simple et profonde, prenant son origine dans la nuit des temps, et possédant une vision sûre de l’universelle cohésion entre le divin, le cosmos et l’humain.

« De l’océan, la vague de miel a surgi, avec le sôma, elle a revêtu, la forme de l’ambroisie. Voilà le nom secret du Beurre, langue des Dieux, nombril de l’immortel. (…) Disposé en trois parts, les Dieux ont découvert dans la vache le Beurre que les Paṇi avaient caché. Indra engendra une de ces parts, le Soleil la seconde, la troisième on l’a extraite du sage, et préparée par le rite. (…) Elles jaillissent de l’océan de l’Esprit, ces coulées de Beurre cent fois encloses, invisibles à l’ennemi. Je les considère, la verge d’or est en leur milieu. (…) Elles sautent devant Agni, belles et souriantes comme des jeunes femmes au rendez-vous ; les coulées de Beurre caressent les bûches flambantes, le Feu les agrée, satisfait. »i

Il n’est pas inintéressant de noter ici que l’idée d’une sacralité condensée dans le ‘beurre’ a été reprise plus tard en Israël même.

Les Prêtres, les Prophètes et les Rois d’Israël n’ont pas craint de se faire oindre d’une huile sacrée, d’un chrême, concentrant le sens et la puissance. Dans l’huile sainte, l’huile d’onction, convergent aussi, magiquement, le produit du Cosmos, le travail des hommes, et la puissance vivifiante du Dieu.

L’Alliance

L’idée d’un lien entre l’homme et le divin vient d’au-delà des âges. Et parmi les métaphores que l’idée du ‘lien’ rendent désirables, il y a celle du ‘cheveu’. C’est d’ailleurs à la fois une métaphore et une métonymie. Les cheveux sont sur la tête, couvrant le cerveau de l’homme, voltigeant au-dessus de ses pensées. Comment ne pas penser qu’ils peuvent adéquatement figurer autant de liens avec la sphère divine?

Cheveux et poils poussent sans cesse, depuis la naissance, et jusque après la mort. Ils accompagnent la transformation en profondeur du corps, pour la vie, l’amour et la génération. La terre féconde, elle-même, se couvre d’une sorte de chevelure quand la moisson s’annonce. Le génie des anciens voyait dans cette image un ‘lien’ réel entre la nature, l’homme et le divin.

Un hymne du Véda allie ces trois mondes dans une seule formule : « Fais pousser l’herbe sur ces trois surfaces, ô Indra, la tête du Père, et le champ que voilà, et mon ventre ! Ce Champ là-bas qui est le nôtre, et mon corps que voici, et la tête du Père, rends tout cela poilu ! »ii

Le cheveu, dans le Véda, sert aussi à décrire l’action du divin. Il est l’une des métaphores qui permet de le qualifier indirectement. « Le Chevelu porte le Feu, le Chevelu porte le Sôma, le Chevelu porte les mondes. Le Chevelu porte tout ce qu’on voit du ciel. Le Chevelu s’appelle Lumière. »iii

La Parole.

La parole (vāc) est l’essence du Véda. « Au commencement était le Verbe », lit-on dans l’Évangile de Jean. Plus de trois mille ans auparavant, la Parole était déjà, pour le Véda, d’essence divine. Le Véda voit la Parole comme une ‘Personne’, et même comme une ‘femme aimante’. « Plus d’un qui voit n’a pas vu la Parole. Plus d’un qui entend ne l’entend pas. A celui-ci, Elle a ouvert son corps comme à son mari une femme aimante aux riches atours. »iv

La Pensée

Dans le Véda, la Pensée (manas) est l’une des hautes métaphores du Divin. D’autres philosophies et religions célébrèrent aussi la Pensée divine, par exemple en tant qu’ ‘Intellect’, en tant que ‘Saint-Esprit’ ou comme ‘Binah’ (l’une des sefiroth des Kabbalistes). Mais dans le Véda, l’intuition de la Pensée divine possède d’emblée une force originaire, une puissance de création propre au Divin même.

« Celle en qui reposent prières, mélodies et formules, comme les rais au moyeu du char, celle en qui est tissée toute la réflexion des créatures, la Pensée : puisse ce qu’Elle conçoit m’être propice ! »v

L’Infini

Le Véda possède l’idée d’un Dieu infini, caché, et sur qui l’univers tout entier repose. Ce Dieu a pour nom l’ « Ancien ». Cela, plus de mille ans avant Abraham ou Moïse.

« Manifeste, il est caché. Antique est son nom. Vaste son concept. Tout cet univers est fondé sur lui. Sur lui repose ce qui se meut et respire. (…) L’Infini est étendu en directions multiples, l’Infini et le fini ont des frontières communes. Le Gardien de la Voûte céleste les parcourt en les séparant, lui qui sait ce qui est passé et ce qui est à venir. (…) Sans désir, sage, immortel, né de soi-même, se rassasiant de sève vitale,, ne souffrant d’aucun manque – il ne craint pas la mort celui qui a reconnu l’Ātman sage, sans vieillesse, toujours jeune. »vi

L’Amour

Dans la Bible, le (célèbre) Cantique des cantiques montre avec un éclat sans pareil que la célébration de l’amour humain, avec des mots vivants et des images crues, peut être interprétée comme la sainte métaphore de l’amour entre l’âme et Dieu. Or cette idée même se trouve déjà dans le Véda, qui est donc, jusqu’à preuve du contraire, le plus ancien texte de l’humanité présentant l’idée de l’amour réciproque de la Divinité et de l’âme humaine.

Cela oblige à considérer, me semble-t-il, une question d’ordre anthropologique. Pourquoi, depuis tant de millénaires, la célébration de l’amour comme image de la procession divine a-t-elle pu jaillir si tôt dans les profondeurs de l’âme humaine, bien avant les pyramides, les Écritures ou les Prophètes?

Le Cantique des Cantiques osait des formules brûlantes. Le Véda assume aussi l’amour incandescent de la Divinité pour l’âme humaine:

« Comme la liane tient l’arbre embrassé de part en part, ainsi embrasse-moi, sois mon amante, et ne t’écarte pas de moi ! Comme l’aigle pour s’élancer frappe au sol de ses deux ailes, ainsi je frappe à ton âme, sois mon amante et ne t’écarte point de moi ! Comme le soleil un même jour entoure le ciel et la terre, ainsi j’entoure ton âme. Sois mon amante et ne t’écarte pas de moi ! Désire mon corps, mes pieds, désire mes cuisses ; que tes yeux, tes cheveux, amoureuse, se consument de passion pour moi ! »vii

Je conclurai ainsi. Il y a plus de cinquante siècles, le Véda est déjà une religion du Sacrifice, de l’Alliance, de la Parole, de la Pensée, de l’Infini et de l’Amour.

Ce seul fait donne à penser qu’une anthropologie des profondeurs de l’âme humaine, par-delà les cultures et les âges, est possible. Il éclaire d’une lumière spéciale la possibilité d’une recherche sur l’essence même de l’âme humaine, et sa puissance universelle.

Dans notre époque étrécie, sans horizon, sans vision, quelle recherche pourrait être plus potentiellement féconde? Partant d’une archéologie comparée du Rêve humain, la recherche du futur pourrait imaginer le nouveau Récit, dont la modernité écrasée, blessée, souffre tant de l’absence.

igVéda IV,58. Trad. Louis Renou. Hymnes et prières du Véda. 1938

iigVéda VIII,91. Trad. Louis Renou. Ibid.

iiigVéda X,136. Trad. Louis Renou. Ibid.

ivgVéda X,71. Trad. Louis Renou. Ibid.

vIbid.

viA.V. X,8. Ibid.

viiA.V. VI,8-9. Ibid.