Pendant une nuit étrange et fameuse, Jacob lutta longtemps avec un homme, corps à corps, cuisse contre cuisse. Ni vainqueur ni vaincu. Enfin l’homme frappa Jacob au creux (kaf) de la hanche (yarakh). Celle-ci se luxa.i
En hébreu, le mot kaf a plusieurs sens : « le creux, la paume de la main ; la plante du pied ; ou encore la concavité de la hanche (l’ischion, l’un des trois os constitutifs de l’os iliaque) ». Ces sens dérivent tous de la racine verbale kafaf signifiant ‘ce qui est courbé, ce qui est creux’. Dans une autre vocalisation, le mot kéf signifie aussi ‘rocher, pointe de rocher, caverne’, ce qui renvoie peut-être, au moins analogiquement, à un autre rocher, celui dans le creux ou dans la fente duquel Moïse dut se cacher, quand Dieu passa devant lui :
« Et il arrivera, quand ma gloire passera, que je te mettrai dans la fente du rocher (tsour), et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que je sois passé, puis je retirerai ma main, et tu me verras par derrière ; mais ma face ne se verra pas. »ii
Il est vrai que le rocher de Moïse n’était pas un kéf mais un tsour. Il faudrait pouvoir analyser la nuance. Le mot kéf ne s’emploie qu’au pluriel (kéfim) et on le trouve par exemple en Job 30,6 : « ils habitent dans les trous (ḥoreï) du sol et dans les crevasses (kefim) ».
Pour en revenir à Jacob et à son ‘creux dans la hanche, son combat ne prit fin que lorsque ‘l’homme’ voulut partir, l’aube étant venue. Avait-il peur du soleil ?
Jacob ne voulait cependant pas le laisser s’en aller. Il lui dit : « Je ne te laisserai point que tu ne m’aies béni. »iii
Singulière demande, adressée à un adversaire résolu, et qui avait été capable de le frapper au point faible, au ‘creux’ de la cuisse, la luxant.
S’ensuivit un dialogue bizarre, décousu.
L’homme demanda à Jacob : « Quel est ton nom ? »
Celui-ci répondit : « Jacob ».
L’homme, – mais était-ce seulement un homme, vu l’autorité du ton? –, reprit : « Ton nom ne sera plus Jacob, mais tu seras appelé Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes, et tu as été vainqueur. »iv
Était-ce donc contre Dieu Lui-même que Jacob avait ainsi lutté toute la nuit ? Et Jacob s’était-il battu non seulement contre Dieu, mais aussi en même temps contre des hommes? Et avait-il donc vaincu décisivement tout ce monde, divin et humain, au seul prix d’une luxation de la hanche ?
Son succès apparent était pourtant limité… Son nom avait été certes modifié pour l’éternité, et il avait reçu des éloges éloquents, mais Jacob n’était toujours pas béni, malgré sa demande instante.
Changeant de tactique, il l’interrogea l’homme :
« Fais-moi, je te prie, connaître ton nom. Il répondit : Pourquoi demandes-tu mon nom ? Et il le bénit, là. »v
Il le bénit, ‘là’. En hébreu : Va yébarekh cham.
Le mot cham signifie ‘là’ ; mais dans une vocalisation très proche, le mot chem signifie ‘nom’.
Jacob demandait son ‘nom’ (chem) à l’homme, et en réponse l’homme le bénit, ‘là’ (cham).
Il s’agit littéralement d’une ‘métaphore’, – c’est-à-dire d’un déplacement du ‘nom’ (chem) vers le lieu, vers le ‘là’ (cham).
Et ce ‘là’, ce ‘lieu’, recevra bientôt un nouveau nom (Péni-El), donné par Jacob-Israël, comme on va voir.
La transcendance divine, qui ne révèle ici point son nom (chem), laisse par là entendre que Jacob fait face à un non-savoir absolu, une impossibilité radicale d’entendre le nom (ineffable). Ce non-savoir et ce non-dire transcendants se laissent malgré tout saisir, à travers une métaphore de l’immanence, à travers le déplacement vers le ‘là’ (cham), mais aussi par une métaphore inscrite dans le corps, dans le creux (kaf) de la hanche et dans le ‘déplacement’ (la luxation) que ce creux rend possible.
Quelle curieuse rencontre, donc, que celle de Jacob avec le divin !
Jacob s’était battu sans vaincre, ni être vaincu, mais le creux de sa hanche fut frappé, et de cette hanche luxée, les enfants d’Israël gardent encore la souvenance par un tabou alimentaire…
Jacob avait demandé à être béni par son adversaire, mais celui-ci lui avait seulement changé son nom (chem), – sans toutefois le bénir.
Jacob avait alors demandé son propre nom (chem) à cet homme, et celui-ci, pour seule réponse, l’avait enfin béni, ‘là’ (cham), mais toujours sans lui donner son nom (chem).
Faute de savoir ce nom, décidément gardé secret, Jacob donna à ce lieu, à ce ‘là’ (cham), le nom (chem) de ‘Péni-El’. « Car, dit-il, j’ai vu Dieu face à face, et ma vie (néfech) est restée sauve. »vi
Faute d’avoir pu entendre le nom propre du Dieu, Jacob donna un nom à ce lieu, en employant le mot générique El, qui signifie ‘dieu’.
Péni-El, mot-à-mot, ‘face de Dieu’.
C’était là affirmer a posteriori que ‘l’homme’ contre qui Jacob avait lutté était en réalité Dieu, ou du moins quelque être vivant qui lui avait présenté une ‘face’ de Dieu…
Or, il était depuis longtemps admis, dans l’ancienne religion des Hébreux, que l’on ne peut pas voir la face de Dieu sans mourir.
Jacob avait lutté ‘contre Dieu’ et il avait vu Sa face, et pourtant il n’était pas mort. Son propre nom avait été changé, et il avait été béni, – mais le nom (de Dieu) ne lui avait pas été révélé.
Cette révélation sera pourtant faite, bien plus tard, à Moïse, à qui en revanche, il ne sera pas donné de voir la ‘face de Dieu’, puisqu’il dut se réfugier dans le ‘creux’ d’un autre rocher, et n’apercevoir que le dos du Dieu…
Le Nom ou la Face, – et non le Nom et la Face.
Ajoutons que toute cette scène se passait la nuit. Puis le soleil vint.
« Le soleil commençait à l’éclairer lorsqu’il eut quitté Péni-El. »vii
Cette directe référence au soleil (et à la lumière du jour) semble donner à l’astre solaire le rôle d’un négateur de la nuit, et de la révélation.
Elle n’est sans doute pas sans rapport non plus, du point de vue hébraïque, avec l’antique culture égyptienne, dont on sait qu’elle voyait dans le ‘soleil’, – tout comme dans la ‘nuit’ d’ailleurs, l’un des symboles du divin.
Pour comprendre cette référence implicite dans sa relation avec l’histoire du combat de Jacob contre ‘l’homme’ ou contre ‘Dieu’, il faut citer un épisode singulier de l’histoire de Râ, – ce Dieu solaire qui refusa, lui aussi, de révéler son nom ineffable à une questionneuse infatigable.
Le célèbre égyptologue, Gaston Maspéro, a décrit cette histoire en détail, en prenant pour source les papyrus ‘hiératiques’ de Turin, remontant à l’époque ramesside des XIXème et XXème dynasties, allant de la fin du 14ème siècle au 12ème avant J.-C., et donc quelques deux ou trois siècles avant la période correspondant aux générations d’Abraham, Isaac et Jacob.
« Rien ne le montre mieux que l’histoire de Râ. Son univers était l’ébauche du nôtre, car Shou n’existant pas encore, Nouît continuait de reposer entre les bras de Sibou et le ciel ne faisait qu’un avec la terre. »viii
A force de largesses envers les hommes, le Dieu Râ n’avait conservé qu’un seul de ses pouvoirs, son propre Nom, que lui avait donné son père et sa mère, qu’ils lui avaient révélé à lui seul et qu’il tenait caché au fond de sa poitrine, de peur qu’un magicien ou un sorcier s’en emparât.ix
Mais Râ se faisait vieux, son corps se courbait, « la bouche lui grelottait, la bave lui ruisselait vers la terre, et la salive lui dégouttait sur le sol »x.
Il se trouva qu’ « Isis, jusqu’alors simple femme au service du Pharaon, conçut le projet de lui dérober son secret ‘afin de posséder le monde et de se faire déesse par le nom du dieu augustexi’. La violence n’aurait pas réussi : tout affaibli qu’il était par les ans, personne ne possédait assez de vigueur pour lutter contre lui avec succès. Mais Isis ‘était une femme savante en sa malice plus que des millions d’hommes, habile entre des millions de dieux, égale à des millions d’esprits et qui n’ignorait rien au ciel et sur la terre, non plus que Râxii’. Elle imagina un stratagème des plus ingénieux. Un homme ou un dieu frappé de maladie, on n’avait chance de le guérir que de connaître son nom véritable et d’en adjurer l’être méchant qui le tourmentaitxiii. Isis résolut de lancer contre Râ un mal terrible dont elle lui cacherait la cause, puis de s’offrir à le soigner et de lui arracher par la souffrance le mot mystérieux indispensable au succès de l’exorcisme. Elle ramassa la boue imprégnée de la bave divine, et en pétrit un serpent sacré qu’elle enfouit dans la poussière du chemin. Le dieu, mordu à l’improviste tandis qu’il partait pour sa ronde journalière, poussa un hurlement : ‘sa voix monta jusqu’au ciel et sa Neuvaine, ‘Qu’est-ce, qu’est-ce ?’, et ses dieux, ‘Quoi donc, quoi donc ?’, mais il ne trouva que leur répondre, tant ses lèvres claquaient, tant ses membres tremblaient, tant le venin prenait sur ses chairs, comme le Nil prend sur le terrain qu’il envahitxiv.’
Il revint à lui pourtant et réussit à exprimer ce qu’il ressentait (…) : ‘çà, qu’on m’amène les enfants des dieux aux paroles bienfaisantes, qui connaissent le pouvoir de leur bouche et dont la science atteint le ciel !’
Ils vinrent, les enfants des dieux, chacun d’eux avec ses grimoires. Elle vint, Isis, avec sa sorcellerie, la bouche pleine de souffles vivifiants, sa recette pour détruire la douleur, ses paroles qui versent la vie aux gosiers sans haleine, et elle dit : ‘Qu’est-ce, qu’est-ce, ô pères-dieux ? Serait-ce pas qu’un serpent produit la souffrance en toi, qu’un de tes enfants lève la tête contre toi ? Certes il sera renversé par des incantations bienfaisantes et je le forcerai à battre en retraite à la vue de tes rayonsxv.’
Le Soleil, apprenant la cause de ses tourments, s’épouvante (…). Isis lui propose son remède et lui demande discrètement le nom ineffable, mais il devine la ruse et tente de se tirer d’affaire par l’énumération de ses titres. Il prend l’univers à témoin qu’il s’appelle ‘Khopri le matin, Râ au midi, Toumou le soir’. Le venin ne refluait pas, mais il marchait toujours et le dieu grand n’était pas soulagé.
Alors Isis dit à Râ : ‘Ton nom n’est pas énoncé dans ce que tu m’as récité ! Dis-le moi et le venin sortira, car l’individu vit, qu’on charme en son propre nom.’ Le venin ardait comme le feu, il était fort comme la brûlure de la flamme, aussi la Majesté de Râ dit : ‘J’accorde que tu fouilles en moi, ô mère Isis, et que mon nom passe de mon sein dans ton seinxvi.’
Le nom tout-puissant se cachait véritablement dans le corps du dieu, et l’on ne pouvait l’en extraire que par une opération chirurgicale, analogue à celle que les cadavres subissent au début de la momification. Isis l’entreprit, la réussit, chassa le poison, se fit déesse par la vertu du Nom. L’habileté d’une simple femme avait dépouillé Râ de son dernier talisman. »xvii
Mettons en parallèle les deux histoires, celle du combat de Jacob dans la Genèse et celle de l’extorsion du nom ineffable de Râ par Isis, dans le papyrus de Turin.
Jacob est un homme, intelligent, riche, à la tête d’une grande famille et d’une nombreuse domesticité.
Isis est une simple femme, une servante du Pharaon, mais fort rusée et décidée coûte que coûte à accéder à un statut divin.
Jacob se bat contre un homme qui est en réalité Dieu (ou un envoyé de Dieu, possédant sa ‘face’). Il lui demande sa bénédiction et son nom, mais n’obtient que la bénédiction, le changement de son propre nom, sans que le nom ineffable du Dieu (seulement connu sous le nom générique ‘El’) lui soit révélé.
Isis trompe par sa ruse le Dieu (connu publiquement sous les noms de Râ, Khopri, ou Toumou). Ce grand dieu se montre faible et souffrant, et il est aisément berné par cette femme, Isis. Elle emploie les forces créatrices du Dieu à son insu, et forme, à partir d’une boue imprégnée de la salive divine, un serpent qui mord le Dieu et lui inocule un venin mortel. Le Dieu Soleil est désormais si faible qu’il ne supporte même pas, lui pourtant le Soleil de l’univers, le ‘feu’ du venin, ‘brûlant’ comme une ‘flamme’…
Jacob « lutte » au corps à corps avec l’homme-Dieu, qui le frappe au « creux » de la hanche, sans jamais lui révéler son Nom.
Isis, quant à elle, « fouille » le sein du Dieu Râ, avec son accord (un peu forcé), pour en extraire enfin son Nom (non cité), et l’incorporer directement dans son propre sein, devenu divin.
Une idée un peu similaire à cette recherche dans le ‘sein’, quoique pour une part inversée, se trouve dans le récit de la rencontre de Moïse avec Dieu sur l’Horeb.
« Le Seigneur lui dit encore : ‘Mets ta main dans ton sein’. Il mit la main dans son sein, l’en retira et voici qu’elle était lépreuse, blanche comme la neige. Il reprit : ‘Replace ta main dans ton sein’. Il remit la main dans son sein, puis il l’en retira et voici qu’elle avait repris sa carnation. »xviii
La similarité se place au niveau de la fouille du ‘sein’. La différence, c’est que Moïse fouille son propre sein, alors qu’Isis fouillait le sein de Râ…
Notons que dans le cas de Jacob comme dans celui d’Isis, le nom ineffable n’est toujours pas révélé. Jacob ne connaît seulement que le nom générique El.
Quant à Isis, il lui est donné de voir le Nom transporté du sein de Râ dans son propre sein, la divinisant au passage, mais sans qu’elle révèle publiquement le Nom lui-même.
Cependant, il est indéniable qu’Isis a réussi, là où Jacob a échoué.
Il y a une autre différence encore entre Isis et Jacob.
Jacob, par son nom neuf, incarna dès lors la naissance d’Israël, puissance bien réelle, dans les siècles des siècles.
Isis, quant à elle, reçut en partage un destin plus symbolique. Elle devint une déesse, et la compagne fidèle, dans la vie et dans la mort, du dieu Osiris. Elle transcenda, le moment venu, son morcellement et son partage, et prépara les conditions de sa résurrection. Elle participa à l’aventure métaphysique de ce Dieu assassiné, démembré et ressuscité, et dont le corps divisé, coupé en morceaux, fut distribué à travers les nomes d’Égypte, pour leur transmettre vie, force et éternité.
Aujourd’hui, à la différence d’Israël, Isis semble n’avoir pas plus de réalité que celle que l’on accorde aux songes anciens.
Et pourtant, la métaphore du Dieu (Osiris) assassiné, au corps découpé, distribué à travers toute l’Égypte et le reste du monde, se retrouve presque trait pour trait dans l’idée christique du Dieu messianique, assassiné et partagé en communion, depuis deux millénaires, parmi les peuples du monde entier.
Le combat de l’homme contre (ou avec) les métaphores continue encore aujourd’hui…
Qui l’emportera, in fine, la métaphore hébraïque ou la métaphore égyptienne ?
La transcendance du ‘nom’ (chem), – ou l’immanence du ‘là’ (cham) ?
Le ‘creux’ de la hanche de Jacob, ou le ‘plein’ du sein d’Isis ?
Ou faut-il attendre encore autre chose, d’aussi ineffable que le Nom ?
Quelque chose qui unirait ensemble le plein et le creux, le chem et le cham ?
iGn 32, 25-26
iiEx 33, 22-23
iiiGn 32, 27
ivGn 32, 29
vGn 32, 30
viGn 32, 31
viiGn 32, 32
viiiG. Maspéro. Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique. Librairie Hachette. Paris, 1895, p. 160
ixG. Maspéro indique en note que la légende du Soleil dépouillé de son cœur par Isis a été publiée en trois fragments par MM. Pleyte et Rossi (Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. XXXI, LXXVII, CXXXI-CXXXVIII), sans qu’ils en soupçonnassent la valeur, laquelle fut reconnue par Lefébure (Un chapitre de la Chronique solaire, dans le Zeitschrift, 1883, p.27-33). In op.cit. p. 162, note 2
xPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 2-3, in op.cit. p. 162, note 3
xiPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 1-2, in op.cit. p. 162, note 4
xiiPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXI, I, 14 – pl. CXXXII, I,1, in op.cit. p. 162, note 5
xiiiSur la puissance des noms divins et sur l’intérêt de connaître leurs noms exacts, cf. G. Maspéro, Études de mythologie et d’Archéologie Égyptiennes, t. II, p.208 sqq.
xivPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 6-8, in op.cit. p. 163, note 1
xvPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 9- pl.. CCXXXIII, I,3, in op.cit. p. 163, note 2
xviPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 10-12, in op.cit. p. 164, note 1
xviiG. Maspéro. Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique. Librairie Hachette. Paris, 1895, p. 161-164
xviiiEx 4, 6-7