Né en 1886 dans une
famille juive assimilée, Franz Rosenzweig décide, dans les années
1910, de se convertir au christianisme, après de nombreux débats
avec des cousins, Hans et Rudolf Ehrenberg, qui s’étaient déjà
convertis, ainsi qu’avec son ami Eugen Rosenstock, lui aussi juif
converti. Mais il y renonce après avoir assisté à l’office de
Yom Kippour dans une synagogue de Berlin, en 1913.
Peu après, il écrit
dans les tranchées de la 1ère Guerre mondiale son œuvre maîtresse,
L’étoile de la Rédemption, qui offre une sorte de mise en
parallèle du judaïsme et du christianisme.
Des parallèles qui
ne se rejoignent pas, sauf peut-être à la fin des Temps. Je trouve
son essai significatif d’une double distance, d’une scission
constitutive, dont il est difficile de voir l’issue, sauf à
changer totalement de paradigme, – ce qui serait peut-être le
véritable enjeu, dans quelque futur.
Rosenzweig affirme
que le christianisme affronte trois « dangers » qu’il
« ne dépassera jamais ». Ces « dangers »
sont essentiellement d’ordre conceptuel : « la
spiritualisation du concept de Dieu, l’apothéose accordée au
concept de l’homme, la panthéisation du concept de monde ».i
Le concept chrétien
de Dieu, le concept chrétien de l’homme, le concept chrétien du
monde, sont fautifs et dangereux, selon Rosenzweig, parce qu’ils
impliquent une atteinte à la transcendance absolue de Dieu, à
laquelle le judaïsme est supposé être fondamentalement attaché.
La charge est
lourde, mais nette, – et triple.
« Que l’Esprit
soit en toutes choses le guide, et non pas Dieu ; que le Fils de
l’Homme, et non pas Dieu, soit la Vérité ; que Dieu soit un
jour en tous et non point au-dessus de tout ; voilà les
dangers. »ii
Dieu. Dieu. Dieu.
Rosenzweig ne peut
accepter que le Dieu absolument transcendant du judaïsme puisse être
représenté par son « Esprit » , fût-il « saint ».
Pourquoi ? Dieu n’est-il pas Son propre Esprit ?
Non. La
transcendance de Dieu est sans doute si absolue que l’usage du mot
« esprit » est encore trop anthropomorphique dans ce
contexte. Du point de vue du judaïsme, tel qu’interprété par
Rosenzweig, employer le mot « esprit » comme hypostase de
Dieu est attentatoire à son absolue transcendance. Dieu n’est-il
pas nommé dans la Torah le « Dieu des esprits »
(Nb 16,22), parce qu’Il en est le Créateur ? L’esprit en tant
qu’il est créé par Dieu, pourrait-il être dès lors une
« substance » que le Dieu et l’homme auraient alors en
commun ? Non. Ceci n’est pas acceptable. Le principe même de
la transcendance absolue de Dieu exclut toute idée de communauté de
substance entre le divin et l’humain, fût-ce celle de
l’« esprit ».
Rosenzweig ne peut
accepter non plus que le Dieu absolument transcendant du judaïsme
puisse se faire représenter ici-bas par un « Fils », ou
horresco referens, puisse s’abaisser à l’humiliation, en
consentant à une « incarnation » humaine, à qui il
déléguerait de plus, ipso facto, le soin et le privilège de
révéler sa « Vérité » aux hommes.
Enfin, et a
fortiori, Rosenzweig ne peut évidemment accepter que le Dieu
absolument transcendant du judaïsme puisse condescendre à quelque
immanence que ce soit, et en particulier en venant dans le
« monde », pour y demeurer « en tous ».
Le judaïsme ne
transigera pas. Jamais. Transcendance absolument absolue du Dieu,
infiniment au-delà de l’esprit, infiniment au-delà de l’humain,
infiniment au-delà du monde.
Transcendance
infiniment absolue du Dieu Créateur, transcendance infinie de sa
Révélation, et transcendance infinie, enfin, de la Rédemption.
Oui, mais.
De quoi parle-t-on
alors dans les Écritures? Sur quoi s’exercent les commentaires ?
Sur quoi s’appliquent les esprits enclins à l’étude ?
Notons-le bien,
l’attaque de Rosenzweig contre le christianisme porte sur les
« concepts » que ce dernier est censé employer,.
Mais qu’est-ce
qu’un concept ?
C’est une
tentative positive de l’esprit humain de saisir l’essence de
quelque chose. Or le dogme de l’absolue transcendance de Dieu
exclut d’emblée toute tentative, quelle qu’elle soit, de le
« conceptualiser », que ce soit à travers des noms, des
attributs ou des manifestations.
La seule
conceptualisation acceptable est le concept de l’impossibilité de
toute conceptualisation. Théologie absolument négative donc,
rigoureusement et infiniment apophatique.
Mais alors la révélation de son Nom, faite à Moïse par Dieu Lui-même? Quid des théophanies, dont la Bible n’est pas exempte ? Et les dialogues de Dieu avec les Prophètes ? Ou dans un autre ordre d’idées, l’octroi d’une Alliance entre Dieu et son Peuple? Quid de l’errance de la Shekhina dans ce monde, et de sa « souffrance » ? Ou, à un autre niveau encore, comment comprendre l’idée que les cieux et la terre sont une « création » de Dieu, avec tout ce que cela comporte de responsabilité sur le contenu de leur avenir, et les implications de leurs puissances ? Ne sont-ce pas là autant d’exceptions notables, par le biais de la parole ou par celui de l’esprit, quant à l’idée même de transcendance absolue, radicale, de Dieu? Ne sont-ce pas en effet autant de liaisons, d’interactions consenties entre Dieu Lui-même et tout ce qui est pourtant si infiniment en-dessous, en deçà de Lui, tout ce qui est si infiniment rien?
Ces questions ne
sont pas traitées par Rosenzweig. Ce qui lui importe, c’est de
reprocher au christianisme de « s’extérioriser dans le
Tout », de « disperser ses rayons » lors de la
marche dans le temps, avec la spiritualisation [du concept de Dieu],
la divinisation [du concept de l’homme] et la mondanisation [de la
transcendance].
Mais les reproches
de Rosenzweig ne s’arrêtent pas là. Pour faire bonne mesure, il
critique aussi les « dangers » propres au judaïsme.
Là où le
christianisme pèche en « dispersant », en
« extériorisant » l’idée de Dieu, le judaïsme pèche
au contraire par le « rétrécissement », par
l’enfermement dans « l’étriqué », par le refuge
dans « un étroit chez-soi »iii.
En résumé : « Le Créateur s’est rétréci au créateur
du monde juif, la Révélation a seulement eu lieu dans le cœur
juif. »iv
Ces « dangers
juifs », voilà comment Franz Rosenzweig les analyse:
« C’est
ainsi qu’au plus profond de ce sentiment juif, toute scission, tout
ce qui englobe au-dedans la vie juive, est devenu fort étriqué et
fort simple. Trop simple et trop étriqué, voilà ce qu’il
faudrait dire, et dans cette étroitesse, il faudrait éventer autant
de dangers que dans la dilatation chrétienne. Là, c’est le
concept de Dieu qui était en péril : chez nous, c’est son
Monde et son Homme qui paraissent en danger (…) Le judaïsme qui se
consume au-dedans court le risque de rassembler sa chaleur en son
propre sein, loin de la réalité païenne du monde. Dans le
christianisme, les dangers avaient nom : spiritualisation de
Dieu, humanisation de Dieu, mondanisation de Dieu ; ici, ils
s’appellent dénégation du monde, mépris du monde, étouffement
du monde.
Dénégation du
monde, lorsque le juif dans la proximité de son Dieu anticipait à
son profit la Rédemption dans le sentiment, oubliant que Dieu était
Créateur et Rédempteur, que, comme Créateur, il conserve le monde
entier et que dans la Révélation, il tourne en fin de compte sa
face vers l’homme tout court.
Mépris du monde,
lorsque le juif se ressentait comme un Reste, et donc comme l’homme
véritable, créé à l’origine à l’image de Dieu et vivant dans
l’attente de la fin au sein de cette pureté originelle, se
retirant ainsi de l’homme : c’était pourtant précisément
avec sa dureté oublieuse de Dieu, qu’était survenue la Révélation
de l’amour de Dieu, et c’était cet homme qui avait désormais à
exercer cet amour dans l’œuvre illimitée de la Rédemption.
Étouffement du
monde, enfin, lorsque le juif, en possession de la Loi à lui révélée
et devenue chair et sang dans son esprit, avait désormais le toupet
de régler l’être-là à chaque instant renouvelé et la
croissance silencieuse des choses, voire de prétendre à les juger.
Ces dangers sont
tous trois les conséquences nécessaires de l’intériorité qui
s’est détournée du monde, de même que les dangers du
christianisme étaient dus à l’extériorisation de soi tournée
vers le monde. »v
Faute de pouvoir se déterminer à élire un seul champion, Rosenzweig conclut que juifs et chrétiens travaillent en réalité à la même œuvre, et que Dieu lui-même ne peut se priver d’aucun d’eux : « il les a liés ensemble dans la réciprocité la plus étroite. A nous [juifs], il a donné une vie éternelle en allumant dans nos cœurs le feu de l’Étoile de sa vérité. Les chrétiens, il les a placés sur la voie éternelle en leur faisant suivre les rayons de cette Étoile de sa vérité au long des siècles, jusqu’à la fin éternelle. »vi
La vie, la
vérité, la voie. L’Oint de Nazareth, le Messie
chrétien, s’était déjà désigné par ces trois mots, les
identifiant alors à sa propre Personne, mais dans un ordre
exactement inverse.
Quant au Messie
juif, il nous reste sans doute à l’attendre encore fort longtemps.
Il viendra à la fin des siècles, peut-être.
Rétrécissement,
étroitesse, étouffement.
Dispersion,
dilatation, paganisation.
Laissons couler les
millénaires, fleurir les éons.
Que sera devenu le monde dans trois cent milliards d’années ? Juif ? Chrétien ? Bouddhiste ? Nihiliste ? Gnostique ? Ou le monde sera-t-il Tout Autre ?
Verrons-nous naître un jour des Messies non-galiléens ou des Oints non-davidiques aux confins inimaginés des univers connus, et révélant dans une langue claire une méta-Loi, aussi lumineuse que mille milliards de nébuleuses assemblées en un point unique?
Ou bien est-ce le
message même des Écritures qui, par quelque miracle, sera répété,
mot pour mot, lettre pour lettre, souffle pour souffle, dans tous les
multivers, franchissant sans dommage l’attraction et la translation
de multiples trous noirs et de vertigineux trous de ver?
La voie, devant
nous, est infiniment, évidemment, ouverte.
Nous savons
seulement qu’à la toute fin, il y aura de la vie, alors, encore, –
et non la mort.
Quelle vie ? On
ne le sait.
On sait aussi
qu’alors, avec la vie, il y a aura également la vérité, et non
la non-vérité.
Vérité et vie sont
indissolublement liées, comme la transcendance et l’immanence.
Mais quelle vérité ?
– Excellente question.
« Qu’est-ce
que la vérité ? », demanda jadis, fameusement, Pilate.
On pourrait aussi
demander, tout bonnement : « Qu’est-ce que la vie ? »
Puisque la
transcendance est si infiniment au-dessus de l’esprit humain,
comment peut-on oser poser même ce genre de questions ?
C’est exactement
le point. Oser poser des questions. C’est déjà, d’une certaine
manière, commencer d’y répondre.
Je ne doute pas que
dans six cent millions d’années, ou trente-trois milliards d’ères,
un peu de vérité se donnera encore à voir, – s’il reste, bien
entendu des yeux pour voir, ou des oreilles pour entendre.
iFranz
Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre
Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.474
iiFranz
Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre
Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.474
iiiFranz
Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre
Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.478
ivFranz
Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre
Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.476
vFranz
Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre
Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.479-480
viFranz
Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre
Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.490
Partage (et 'agitprop' ...) :
WordPress:
J’aime chargement…