Une nouvelle « Bonne nouvelle »


« Franz Rosenzweig »

Parsemant ses phrases de brillances séraphiques, les zébrant d’intuitions inchoatives, Franz Rosenzweig fut prophète au 20ème siècle (il en est si peu!), – et son nom, qui signifie ‘rameau de roses’, n’a pas de rapport avec ses dires durs, ses mots tranchants, son style cinglant.

Il eut l’audace, en quelque sorte voyante, dans un siècle de fer et de sang, d’affronter l’ambiguïté de la Révélation (telle qu’elle s’incarne dans la Thora), dans son incompréhensible distance d’avec la promesse de la Rédemption.

D’un côté, la Révélation s’adresse à l’homme de la terre (adam), aux enfants de la glaise, plongés dans l’immanence mondaine, immergés dans les orbes closes de leurs esprits lents.

De l’autre, elle affirme la transcendance absolue du Créateur, ouvrant des mondes, s’évasant très en arrière vers des commencements inouïs, et s’accélérant très en avant vers un après parfaitement impensable.

Peut-on relier (conceptuellement) ces deux pôles, semblant opposés à l’extrême ?

Pour Rosenzweig, la Révélation se situe dans le temps, ce temps qui est le temps propre du monde, qui se trouve entre le temps de la Création et le temps de la Rédemption, – ces deux figures, l’une originelle et l’autre eschatologique, ces deux ‘moments’ qui sont manifestement l’un et l’autre au-delà ou en deçà du temps.

« La Rédemption délivre Dieu, le monde et l’homme des formes et des morphismes que la Création leur a imposés. Avant et après, il n’y a que de l’ ‘au-delà’. Mais l’entre-deux, la Révélation, est à la fois entièrement en deçà, car (grâce à elle) je suis moi-même, Dieu est Dieu, et le monde est monde, et absolument au-delà, car je suis auprès de Dieu, Dieu est auprès de moi, et où est le monde ? (« Je ne désire pas la terre »). La Révélation surmonte la mort, crée et institue à sa place la mort rédemptrice. Celui qui aime ne croit plus à la mort et ne croit plus qu’à la mort. »i

Le rôle unique de la Création est inexplicable si on la considère seulement comme un fiat ! divin (en hébreu un yéhi!). Pourquoi inexplicable ? Parce qu’un tel fiat ! n’affiche ni sa raison, ni son pourquoi, ni sa fin. Or il est plus conforme à la structure anthropologique de l’expérience humaine (et sans doute à la structure même du cerveau) de considérer que même Dieu ne fait rien pour rien, et l’on aimerait savoir pourquoi ce fiat, ce yéhi fut dit.

Une réponse ancienne à l’énigme est la trouvaille védique, – l’idée fondamentale du Véda. Il faut penser la Création, dit-il, comme un sacrifice fait par le Dieu suprême, – le sacrifice de Prajāpati, le Dieu qui crée les mondes au prix de Sa propre substance.

Ce sacrifice sera appelé kénose, deux mille ans plus tard, par les chrétiens, et les juifs de la cabale médiévale l’appelleront, quant à eux, tsimtsoum.

Il est certes difficile de concevoir l’holocauste de Dieu par (et pour) Lui-même, sacrifiant Sa gloire, Sa puissance et Sa transcendance, – afin de transcender Sa transcendance, et de Se dépasser dans ce dépassement.

Qu’il est difficile à un cerveau humain de comprendre un Dieu qui Se transcende Lui-même !

C’est difficile, certes, mais moins difficile que de comprendre une Création sans origine et sans raison, qui renvoie par construction à l’impuissance absolue de toute raison, et à sa propre absurdité.

Avec ou sans raison, avec ou sans sacrifice, la Création représente, à l’évidence, un ‘au-delà’ de nos capacités de compréhension.

Mais la raison veut continuer de raisonner. Voyons ce qui en ressort.

Dans l’hypothèse du sacrifice du Dieu, quel serait le rôle de la Création dans le dépassement divin?

Dieu ferait-Il alliance avec sa Création, lui ‘donnant’ Son souffle, Sa vie, Sa liberté, Son esprit ? Ce don ne serait pas entièrement gratuit : il y aurait charge pour le Monde et l’Homme de multiplier et de faire fructifier ce Souffle, cette Vie, cette Liberté, cet Esprit, au long des Temps.

Au moins il y a dans cette vue une sorte de logique, quoique opaque.

L’autre pôle du drame cosmique, – la Rédemption –, est bien plus encore ‘au-delà’ de l’intelligence humaine. Mais il faut s’essayer à tenter de comprendre. La Rédemption « délivre Dieu, le monde et l’homme des formes que la Création leur a imposés » suggère Rosenzweig.

La Rédemption délivre-t-elle donc Dieu de Dieu Lui-même ? Est-ce à dire qu’elle Le délivre de Son infinité, sinon de Sa limite ? Le délivre-t-elle de Sa transcendance, – sinon de Son immanence? de Sa Justice, – sinon de Sa bonté ?

Il est plus intuitif de comprendre qu’elle libère surtout le monde (c’est-à-dire l’univers total, le Cosmos intégral) de ses propres limites, – de sa hauteur, de sa largeur et de sa profondeur. Mais libère-t-elle aussi le monde de son immanence?

La Rédemption affranchit l’Homme, enfin. Est-ce à dire qu’elle l’affranchit de sa poussière et de sa glaise ? L’affranchit-elle de son souffle (nechma), ce souffle qui le lie à lui-même? L’affranchit-elle de son ombre (tsel) et de son ‘image’ (tselem), qui l’attachent à la lumière ? L’affranchit-elle de son sang (dam) et de sa ‘ressemblance’ (demout), qui le structurent et l’enchaînent (et déjà dans son ADN même)?

Que veut dire Rosenzweig en affirmant : « La Rédemption délivre Dieu (…) des formes que la Création a imposées » ?

C’est le rôle de la Révélation de nous enseigner que la Création a nécessairement imposé certaines structures. Par exemple, s’impose l’idée que les ‘cieux’ (chammayim) sont par essence faits d’« étonnement » (comme l’étymologie du mot dont le pluriel est chammayim nous l’apprend), et peut-être même de « destruction » (comme l’indique celle du mot chamam).

Mais, à la vérité, nous ne savons pas ce que ‘rédimer’ veut dire, – à part de montrer l’existence du lien avec la mort, d’un Exode hors du monde, et de nous-mêmes.

Il faut tenter d’entendre la voix des prophètes d’aujourd’hui. Rosenzweig dit que croire en la Rédemption, c’est ne plus croire qu’en l’amour, c’est-à-dire c’est ne plus croire « qu’en la mort ».

C’est elle qui montre que « fort comme la mort est l’amour » (ki-‘azzah kham-mavêt ahabah), comme dit le Cantiqueii.

La Révélation est unique en ce sens qu’elle est ‘une’ entre ‘deux’ moments, entre deux ‘au-delà’.

Elle est un unique ‘en-deça’ entre deux ‘au-delà’.

N’étant qu’un ‘en-deçà’, elle n’est pas indicible, – et d’ailleurs elle est ‘dicible’ en tant qu’elle est ‘révélée’. Elle n’est donc pas aussi indicible que le sont les ‘au-delà’ de la Création et de la Rédemption, – qu’on ne peut saisir que fort indistinctement, et seulement à travers ce que la Révélation veut bien en dire.

La Révélation est dicible, mais elle ne se dit pas d’un seul et unique jet oraculaire.

Elle n’est pas dite en un moment seulement. Elle est continue. Elle s’étale dans le temps. Elle est loin d’être close, sans doute. Aucun sceau n’a été posé sur ses lèvres mobiles. Aucun prophète ne peut raisonnablement prétendre avoir scellé à jamais la source sans finiii.

Le temps, le temps même, constitue tout l’espace de la Révélation, dont on sait qu’elle a jadis commencé, puisqu’on en a des traces dites, mais dont on ne sait pas quand elle finira, puisqu’elle n’est qu’un ‘en-deçà’, et qu’elle le restera toujours, – une voix préparant la voie d’un ‘au-delà’ à venir.

Et d’ailleurs, de ce qui a déjà été ‘révélé’ que sait-on vraiment ? Peut-on assurer à quel rythme se fait la Révélation ? Peut-on lire ses lignes profondes, entendre ses mélodies cachées ? N’apparaît-elle dans le monde que d’une seule traite ou de façon sporadique, intermittente ? Avec ou sans pauses respiratoires ? Son canon ne tonnera-t-il pas à nouveau? Et même si elle était désormais close, les interprétations, les gloses, ne font-elles pas partie de son souffle ouvert ?

Et demain ? Et dans six cent mille ans ? Et dans six cent millions d’années ? Quelque Moïse cosmique, quelque Abraham total, quelque Élie, élu des étoiles, ne viendront-ils pas à leur tour apporter quelque nouvelle Bonne Nouvelle ?

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iFranz Rosenzweig. Der Mensch und sein Werk. Gesammelte Schriften 1. Briefe und Tagebücher, 2 Band 1918-1929. Den Haag. M.Nijhoft, 1979, p.778, cité par S. Mosès. Franz Rosenzweig. Sous l’étoile. Ed. Hermann. 2009, p. 91.

iiCt 8,6

iiiLa Thora même, qui peut prétendre l’avoir lue ?

« Quoique la Thorah fût assez répandue, l’absence des points-voyelles en faisait un livre scellé. Pour le comprendre, il fallait suivre certaines règles mystiques. On devait lire une foule de mots autrement qu’ils étaient écrits dans le texte ; attacher un sens tout particulier à certaines lettres et à certains mots, suivant qu’on élevait ou abaissait la voix ; faire de temps en temps des pauses ou lier des mots ensemble là précisément où le sens extérieur paraissait demander le contraire (…) Ce qu’il y avait surtout de difficile dans la lecture solennelle de la Thorah, c’était la forme de récitatif à donner au texte biblique, suivant la modulation propre à chaque verset. Le récitatif, avec cette série de tons qui montent et baissent tour à tour, est l’expression de la parole primitive, pleine d’emphase et d’enthousiasme ; c’est la musique de la poésie, de cette poésie que les anciens appelèrent un attribut de la divinité, et qui consiste dans l’intuition de l’idée sous son enveloppe hypostatique. Tel fut l’état natif ou paradisiaque dont il ne nous reste plus aujourd’hui que quelques lueurs sombres et momentanées. » J.-F. Molitor. Philosophie de la tradition. Trad. Xavier Duris. Ed. Debécourt. Paris, 1837. p.10-11

The True Meaning of Exile


« Light, intelligence and wisdom ». These three words are used together several times in the Book of Daniel. The queen, wife of King Balthazar, son of Nebuchadnezzar, praises Daniel’s « extraordinary spirit » as follows: « There is a man in your kingdom in whom dwells the spirit of the holy gods. In the days of your father there was in him light and understanding and wisdom like that of the gods. « (Dan. 5:11).

Then Balthazar called him and said: « Are you Daniel, of the people of the deportation of Judah, brought from Judah by my father the king? I have heard that the spirit of the gods resides in you and that in you is light, intelligence and extraordinary wisdom. « (Dan. 5:13-14)

Daniel had already experienced a glorious hour in Babylon when he had explained the dreams of Nebuchadnezzar, and revealed their « secret », their « mystery ».

The Hebrew word for « secret » and « mystery » is רָז (raz). This word is of Persian origin, and it is only found in the Bible in the Book of Daniel alone. It is also found later in the Qumran texts. It may be used in various contextsi.

Nebuchadnezzar had defeated the kingdom of Judah and destroyed the temple of Jerusalem in ~587. However Daniel brought him to resignation by revealing “the mystery”.

The mystery takes on its full value, its true meaning, only when it is brought to light, when it is « revealed », as in the verse: « It is he who reveals the deep and hidden things. »(Dan. 2:22).

The Hebrew verb used for « reveal » is גָלָה (galah) which means: « To discover, to appear, to reveal, to make known ». But in a derived sense, it means: « To emigrate, to be taken into captivity, to be exiled, to be banished. » In the niphal form, “To be uncovered, to be naked; to reveal oneself, to be announced.”

For example, « Have the gates of death been opened to you? « (Job 38:17), « There God revealed himself to him. « (Gen. 35:7), « The glory of God will be manifested. « (Is. 40:5).

It is the « revelation » that constitutes the deep substance of the secret, its inner fabric, much more than the secret itself, which is only the external appearance. A secret forever buried in the depths of time would be like a seed that would never germinate.

And, in Hebrew, “to reveal” evokes another series of meanings, revolving around emigration, exile, banishment. A penetration of the secret, an entry into the mystery, evokes a departure to a foreign land, or even a deportation, like an exile to Babylon…

A child of exile, a deportee from Judah, « reveals » his own « secret » to the king who « exiled » his people, – and by doing so, who « discovered » Judah, who made it « appear ».

Irony and depth of words, which say more than they are meant to say.

The word גָלָה (galah), which means « to reveal » and « to emigrate », also reaches a sublime form of mystery. By linking « revelation » and « emigration », it deepens a mystery whose meaning it does not reveal.

i« Then the mystery (רָז ) was revealed to Daniel in a night vision. « (Dan. 2:19)

« He who reveals depths and secrets (רָז ) knows what is in the darkness, and the light dwells with him.  » (Dan. 2:22)

« The mystery (רָז ) that the king pursues, wise men, soothsayers, magicians and exorcists have not been able to discover it to the king. « (Dan. 2:27)

« But there is a God in heaven who reveals the mysteries (רָז ) and who has made known to King Nebuchadnezzar what is to happen at the end of days. Your dream and the visions of your head on your bed, here they are. « (Dan. 2:28)

« This mystery (רָז ) has been revealed to me, and I have no more wisdom than anyone else, for the sole purpose of letting the king know its meaning. « (Dan. 2:30)

« And the king said to Daniel: « Truly your god is the God of gods, and the master of kings, the revelator of mysteries (רָז ), since you were able to reveal the mystery (רָז ).  » (Dan. 2:47)

L’Élie des étoiles


Franz Rosenzweig est un prophète du 20ème siècle (il en est si peu!), dont le nom signifie ‘rameau de roses’. Zébré d’intuitions inchoatives, et de brillances séraphiques, un court texte de sa plume étonne par son audace voyante:

« La Rédemption délivre Dieu, le monde et l’homme des formes et des morphismes que la Création leur a imposés. Avant et après, il n’y a que de l’« au-delà ». Mais l’entre-deux, la Révélation, est à la fois entièrement en deçà, car (grâce à elle) je suis moi-même, Dieu est Dieu, et le monde est monde, et absolument au-delà, car je suis auprès de Dieu, Dieu est auprès de moi, et où est le monde ? (« Je ne désire pas la terre »). La Révélation surmonte la mort, crée et institue à sa place la mort rédemptrice. Celui qui aime ne croit plus à la mort et ne croit plus qu’à la mort. »i

Sont ici mises en scène l’ambiguïté de la Révélation par rapport à la Rédemption, mais aussi ses invitations à l’ouverture, à l’invention.

D’un côté, la Révélation s’adresse à l’homme de la terre, aux enfants de la glaise, plongés dans l’immanence mondaine, immergés dans les orbes closes de leurs esprits.

De l’autre, elle affirme la transcendance absolue du Créateur, en ouvrant des mondes, s’évasant très en arrière vers des commencements inouïs, et s’accélérant très en avant vers un après impensable.

Peut-on relier ces deux pôles, semblant opposés ?

Pour Rosenzweig, la Révélation se situe dans le temps, ce temps qui est le temps propre du monde, entre la Création et la Rédemption, – les deux figures, originelle et eschatologique, les deux ‘moments’ des ‘au-delà’ du temps.

Le rôle unique de la Création est inexplicable si on la considère seulement comme un fiat divin. Pourquoi inexplicable ? Parce qu’un tel fiat n’affiche ni sa raison, ni son pourquoi. Il est plus conforme à la structure anthropologique de l’expérience humaine (et sans doute à la structure même du cerveau) de considérer que même Dieu ne fait rien pour rien.

Une réponse ancienne à l’énigme est l’idée védique. Penser la Création comme un sacrifice de Dieu (Sa kénose diront plus tard les chrétiens, et les juifs l’appelleront tsimtsoum), – à l’image du sacrifice de Prajāpati, le Dieu suprême, le Créateur des mondes, au prix de Sa propre substance.

Il est certes difficile de concevoir l’holocauste de Dieu par (et pour) Lui-même, sacrifiant Sa gloire, Sa puissance et Sa transcendance, – à Sa transcendance, pour Se dépasser dans ce dépassement.

Qu’il est difficile à un cerveau humain de comprendre Dieu Se transcendant Lui-même !

C’est difficile, certes, mais moins difficile que de comprendre une Création sans origine et sans raison, qui renvoie par construction à l’impuissance absolue de toute raison, et à sa propre absurdité.

Avec ou sans raison, avec ou sans sacrifice, la Création représente, à l’évidence, un ‘au-delà’ de nos capacités de compréhension.

Mais la raison veut raisonner. Laissons la faire.

Dans l’hypothèse du sacrifice du Dieu, quel serait le rôle de la Création dans ce dépassement divin?

Dieu ferait-Il alliance avec sa Création, lui ‘donnant’, par ce moyen Son souffle, Sa vie, Sa liberté, Son esprit ? Avec charge pour le Monde et l’Homme de multiplier et de faire fructifier ce Souffle, cette Vie, cette Liberté, cet Esprit, au long des Temps ?

Au moins il y a dans cette vue une sorte de logique, opaque et dense.

L’autre pôle du drame cosmique, – la Rédemption –, est bien plus encore ‘au-delà’ de l’intelligence humaine. Mais certains s’essaient à tenter de comprendre. La Rédemption « délivre Dieu, le monde et l’homme des formes que la Création leur a imposés » suggère Rosenzweig.

La Rédemption délivre-t-elle Dieu de Dieu Lui-même ? Est-ce à dire qu’elle Le délivre de Son infinité, sinon de Sa limite ? de Sa transcendance, – sinon de Son immanence? de Sa Justice, – sinon de Sa bonté ?

Il est plus intuitif de comprendre qu’elle libère aussi le monde (c’est-à-dire l’univers total, le Cosmos intégral) de ses propres limites, – de sa hauteur, de sa largeur et de sa profondeur. Mais le libère-t-elle de son immanence?

Elle affranchit l’homme, enfin. Est-ce à dire qu’elle l’affranchit de sa poussière et de sa glaise ? Et de son souffle (nechma), qui le lie à lui-même? Et de son ombre (tsel) et de son ‘image’ (tselem), qui l’attachent à la lumière ? Et de son sang (dam) et de sa ‘ressemblance’ (demout), qui le structurent et l’enchaînent (dans son ADN même)?

Que veut dire Rosenzweig en affirmant : « La Rédemption délivre Dieu (…) des formes que la Création a imposées » ?

C’est le rôle de la Révélation de nous enseigner que la Création a nécessairement imposé certaines structures. Par exemple, s’impose l’idée que les ‘cieux’ (chammayim) sont par essence faits d’« étonnement », et peut-être même de « destruction » (chamam).

Mais, à la vérité, nous ne savons pas ce que ‘rédimer’ veut dire, – à part de montrer l’existence du lien avec la mort, d’un Exode hors du monde, et de nous-mêmes.

Il faut tenter d’entendre la voix des prophètes nouveaux. Rosenzweig dit que croire en la Rédemption, c’est ne plus croire qu’en l’amour, c’est-à-dire ne plus croire « qu’en la mort ».

Car elle qui montre que « fort comme la mort est l’amour » (ki-‘azzah kham-mavêt ahabah), comme dit le Cantiqueii.

La Révélation est unique en ce sens qu’elle est ‘une’ entre deux ‘moments’, ‘deux ‘au-delà’.

Elle est un unique ‘en-deça’ entre deux ‘au-delà’.

N’étant qu’un ‘en-deçà’ elle n’est pas indicible, – et étant ‘révélée’, elle n’est donc pas aussi indicible que les ‘au-delà’ de la Création et de la Rédemption, qu’on ne peut saisir qu’à travers ce que la Révélation veut bien en dire.

La Révélation est dicible, mais pas d’un unique jet oraculaire.

Elle n’est pas un moment seulement. Elle est continue. Elle s’étale dans le temps. Elle est loin d’être close, sans doute. Aucun sceau n’a été posé sur ses lèvres mobiles. Aucun prophète ne peut raisonnablement prétendre avoir scellé à jamais la source sans finiii.

Le temps, le temps même, constitue tout l’espace de la Révélation, dont on sait qu’elle a jadis commencé, puisqu’on en a des traces dites, mais dont on ne sait pas quand elle finira, puisqu’elle n’est qu’un ‘en-deçà’, et qu’elle le restera toujours, – voix préparant la voie d’un ‘au-delà’ à venir.

Et d’ailleurs, de ce qui a déjà été ‘révélé’ que sait-on vraiment ? Peut-on assurer à quel rythme se fait la Révélation ? Peut-on lire ses lignes profondes, entendre ses mélodies cachées ? N’apparaît-elle dans le monde que d’une seule traite ou de façon sporadique, intermittente ? Avec ou sans pauses respiratoires ? Son canon ne tonnera-t-il pas à nouveau? Et même si elle l’était, close, les interprétations, les gloses, ne font-elles pas partie de son souffle ouvert ?

Et demain ? Dans six cent mille ans ? Ou dans six cent millions d’années ? Quelque Moïse cosmique, quelque Abraham total, quelque Élie, élu des étoiles, ne viendront-ils pas à leur tour apporter quelque nouvelle Bonne Nouvelle ?

iFranz Rosenzweig. Der Mensch und sein Werk. Gesammelte Schriften 1. Briefe und Tagebücher, 2 Band 1918-1929. Den Haag. M.Nijhoft, 1979, p.778, cité par S. Mosès. Franz Rosenzweig. Sous l’étoile. Ed. Hermann. 2009, p. 91.

iiCt 8,6

iiiLa Thora même, qui peut prétendre l’avoir lue ?

« Quoique la Thorah fût assez répandue, l’absence des points-voyelles en faisait un livre scellé. Pour le comprendre, il fallait suivre certaines règles mystiques. On devait lire une foule de mots autrement qu’ils étaient écrits dans le texte ; attacher un sens tout particulier à certaines lettres et à certains mots, suivant qu’on élevait ou abaissait la voix ; faire de temps en temps des pauses ou lier des mots ensemble là précisément où le sens extérieur paraissait demander le contraire (…) Ce qu’il y avait surtout de difficile dans la lecture solennelle de la Thorah, c’était la forme de récitatif à donner au texte biblique, suivant la modulation propre à chaque verset. Le récitatif, avec cette série de tons qui montent et baissent tour à tour, est l’expression de la parole primitive, pleine d’emphase et d’enthousiasme ; c’est la musique de la poésie, de cette poésie que les anciens appelèrent un attribut de la divinité, et qui consiste dans l’intuition de l’idée sous son enveloppe hypostatique. Tel fut l’état natif ou paradisiaque dont il ne nous reste plus aujourd’hui que quelques lueurs sombres et momentanées. » J.-F. Molitor. Philosophie de la tradition. Trad. Xavier Duris. Ed. Debécourt. Paris, 1837. p.10-11

Les dangers du christianisme et les dangers du judaïsme


Né en 1886 dans une famille juive assimilée, Franz Rosenzweig décide, dans les années 1910, de se convertir au christianisme, après de nombreux débats avec des cousins, Hans et Rudolf Ehrenberg, qui s’étaient déjà convertis, ainsi qu’avec son ami Eugen Rosenstock, lui aussi juif converti. Mais il y renonce après avoir assisté à l’office de Yom Kippour dans une synagogue de Berlin, en 1913.

Peu après, il écrit dans les tranchées de la 1ère Guerre mondiale son œuvre maîtresse, L’étoile de la Rédemption, qui offre une sorte de mise en parallèle du judaïsme et du christianisme.

Des parallèles qui ne se rejoignent pas, sauf peut-être à la fin des Temps. Je trouve son essai significatif d’une double distance, d’une scission constitutive, dont il est difficile de voir l’issue, sauf à changer totalement de paradigme, – ce qui serait peut-être le véritable enjeu, dans quelque futur.

Rosenzweig affirme que le christianisme affronte trois « dangers » qu’il « ne dépassera jamais ». Ces « dangers » sont essentiellement d’ordre conceptuel : « la spiritualisation du concept de Dieu, l’apothéose accordée au concept de l’homme, la panthéisation du concept de monde ».i

Le concept chrétien de Dieu, le concept chrétien de l’homme, le concept chrétien du monde, sont fautifs et dangereux, selon Rosenzweig, parce qu’ils impliquent une atteinte à la transcendance absolue de Dieu, à laquelle le judaïsme est supposé être fondamentalement attaché.

La charge est lourde, mais nette, – et triple.

« Que l’Esprit soit en toutes choses le guide, et non pas Dieu ; que le Fils de l’Homme, et non pas Dieu, soit la Vérité ; que Dieu soit un jour en tous et non point au-dessus de tout ; voilà les dangers. »ii Dieu. Dieu. Dieu.

Rosenzweig ne peut accepter que le Dieu absolument transcendant du judaïsme puisse être représenté par son « Esprit » , fût-il « saint ». Pourquoi ? Dieu n’est-il pas Son propre Esprit ?

Non. La transcendance de Dieu est sans doute si absolue que l’usage du mot « esprit » est encore trop anthropomorphique dans ce contexte. Du point de vue du judaïsme, tel qu’interprété par Rosenzweig, employer le mot « esprit » comme hypostase de Dieu est attentatoire à son absolue transcendance. Dieu n’est-il pas nommé dans la Torah le « Dieu des esprits »  (Nb 16,22), parce qu’Il en est le Créateur ? L’esprit en tant qu’il est créé par Dieu, pourrait-il être dès lors une « substance » que le Dieu et l’homme auraient alors en commun ? Non. Ceci n’est pas acceptable. Le principe même de la transcendance absolue de Dieu exclut toute idée de communauté de substance entre le divin et l’humain, fût-ce celle de l’« esprit ».

Rosenzweig ne peut accepter non plus que le Dieu absolument transcendant du judaïsme puisse se faire représenter ici-bas par un « Fils », ou horresco referens, puisse s’abaisser à l’humiliation, en consentant à une « incarnation » humaine, à qui il déléguerait de plus, ipso facto, le soin et le privilège de révéler sa « Vérité » aux hommes.

Enfin, et a fortiori, Rosenzweig ne peut évidemment accepter que le Dieu absolument transcendant du judaïsme puisse condescendre à quelque immanence que ce soit, et en particulier en venant dans le « monde », pour y demeurer « en tous ».

Le judaïsme ne transigera pas. Jamais. Transcendance absolument absolue du Dieu, infiniment au-delà de l’esprit, infiniment au-delà de l’humain, infiniment au-delà du monde.

Transcendance infiniment absolue du Dieu Créateur, transcendance infinie de sa Révélation, et transcendance infinie, enfin, de la Rédemption.

Oui, mais.

De quoi parle-t-on alors dans les Écritures? Sur quoi s’exercent les commentaires ? Sur quoi s’appliquent les esprits enclins à l’étude ?

Notons-le bien, l’attaque de Rosenzweig contre le christianisme porte sur les « concepts » que ce dernier est censé employer,.

Mais qu’est-ce qu’un concept ?

C’est une tentative positive de l’esprit humain de saisir l’essence de quelque chose. Or le dogme de l’absolue transcendance de Dieu exclut d’emblée toute tentative, quelle qu’elle soit, de le « conceptualiser », que ce soit à travers des noms, des attributs ou des manifestations.

La seule conceptualisation acceptable est le concept de l’impossibilité de toute conceptualisation. Théologie absolument négative donc, rigoureusement et infiniment apophatique.

Mais alors la révélation de son Nom, faite à Moïse par Dieu Lui-même? Quid des théophanies, dont la Bible n’est pas exempte ? Et les dialogues de Dieu avec les Prophètes ? Ou dans un autre ordre d’idées, l’octroi d’une Alliance entre Dieu et son Peuple? Quid de l’errance de la Shekhina dans ce monde, et de sa « souffrance » ? Ou, à un autre niveau encore, comment comprendre l’idée que les cieux et la terre sont une « création » de Dieu, avec tout ce que cela comporte de responsabilité sur le contenu de leur avenir, et les implications de leurs puissances ? Ne sont-ce pas là autant d’exceptions notables, par le biais de la parole ou par celui de l’esprit, quant à l’idée même de transcendance absolue, radicale, de Dieu? Ne sont-ce pas en effet autant de liaisons, d’interactions consenties entre Dieu Lui-même et tout ce qui est pourtant si infiniment en-dessous, en deçà de Lui, tout ce qui est si infiniment rien?

Ces questions ne sont pas traitées par Rosenzweig. Ce qui lui importe, c’est de reprocher au christianisme de « s’extérioriser dans le Tout », de « disperser ses rayons » lors de la marche dans le temps, avec la spiritualisation [du concept de Dieu], la divinisation [du concept de l’homme] et la mondanisation [de la transcendance].

Mais les reproches de Rosenzweig ne s’arrêtent pas là. Pour faire bonne mesure, il critique aussi les « dangers » propres au judaïsme.

Là où le christianisme pèche en « dispersant », en « extériorisant » l’idée de Dieu, le judaïsme pèche au contraire par le « rétrécissement », par l’enfermement dans « l’étriqué », par le refuge dans « un étroit chez-soi »iii. En résumé : « Le Créateur s’est rétréci au créateur du monde juif, la Révélation a seulement eu lieu dans le cœur juif. »iv

Ces « dangers juifs », voilà comment Franz Rosenzweig les analyse:

« C’est ainsi qu’au plus profond de ce sentiment juif, toute scission, tout ce qui englobe au-dedans la vie juive, est devenu fort étriqué et fort simple. Trop simple et trop étriqué, voilà ce qu’il faudrait dire, et dans cette étroitesse, il faudrait éventer autant de dangers que dans la dilatation chrétienne. Là, c’est le concept de Dieu qui était en péril : chez nous, c’est son Monde et son Homme qui paraissent en danger (…) Le judaïsme qui se consume au-dedans court le risque de rassembler sa chaleur en son propre sein, loin de la réalité païenne du monde. Dans le christianisme, les dangers avaient nom : spiritualisation de Dieu, humanisation de Dieu, mondanisation de Dieu ; ici, ils s’appellent dénégation du monde, mépris du monde, étouffement du monde.

Dénégation du monde, lorsque le juif dans la proximité de son Dieu anticipait à son profit la Rédemption dans le sentiment, oubliant que Dieu était Créateur et Rédempteur, que, comme Créateur, il conserve le monde entier et que dans la Révélation, il tourne en fin de compte sa face vers l’homme tout court.

Mépris du monde, lorsque le juif se ressentait comme un Reste, et donc comme l’homme véritable, créé à l’origine à l’image de Dieu et vivant dans l’attente de la fin au sein de cette pureté originelle, se retirant ainsi de l’homme : c’était pourtant précisément avec sa dureté oublieuse de Dieu, qu’était survenue la Révélation de l’amour de Dieu, et c’était cet homme qui avait désormais à exercer cet amour dans l’œuvre illimitée de la Rédemption.

Étouffement du monde, enfin, lorsque le juif, en possession de la Loi à lui révélée et devenue chair et sang dans son esprit, avait désormais le toupet de régler l’être-là à chaque instant renouvelé et la croissance silencieuse des choses, voire de prétendre à les juger.

Ces dangers sont tous trois les conséquences nécessaires de l’intériorité qui s’est détournée du monde, de même que les dangers du christianisme étaient dus à l’extériorisation de soi tournée vers le monde. »v

Faute de pouvoir se déterminer à élire un seul champion, Rosenzweig conclut que juifs et chrétiens travaillent en réalité à la même œuvre, et que Dieu lui-même ne peut se priver d’aucun d’eux : « il les a liés ensemble dans la réciprocité la plus étroite. A nous [juifs], il a donné une vie éternelle en allumant dans nos cœurs le feu de l’Étoile de sa vérité. Les chrétiens, il les a placés sur la voie éternelle en leur faisant suivre les rayons de cette Étoile de sa vérité au long des siècles, jusqu’à la fin éternelle. »vi

La vie, la vérité, la voie. L’Oint de Nazareth, le Messie chrétien, s’était déjà désigné par ces trois mots, les identifiant alors à sa propre Personne, mais dans un ordre exactement inverse.

Quant au Messie juif, il nous reste sans doute à l’attendre encore fort longtemps. Il viendra à la fin des siècles, peut-être.

Rétrécissement, étroitesse, étouffement.

Dispersion, dilatation, paganisation.

Laissons couler les millénaires, fleurir les éons.

Que sera devenu le monde dans trois cent milliards d’années ? Juif ? Chrétien ? Bouddhiste ? Nihiliste ? Gnostique ? Ou le monde sera-t-il Tout Autre ?

Verrons-nous naître un jour des Messies non-galiléens ou des Oints non-davidiques aux confins inimaginés des univers connus, et révélant dans une langue claire une méta-Loi, aussi lumineuse que mille milliards de nébuleuses assemblées en un point unique?

Ou bien est-ce le message même des Écritures qui, par quelque miracle, sera répété, mot pour mot, lettre pour lettre, souffle pour souffle, dans tous les multivers, franchissant sans dommage l’attraction et la translation de multiples trous noirs et de vertigineux trous de ver?

La voie, devant nous, est infiniment, évidemment, ouverte.

Nous savons seulement qu’à la toute fin, il y aura de la vie, alors, encore, – et non la mort.

Quelle vie ? On ne le sait.

On sait aussi qu’alors, avec la vie, il y a aura également la vérité, et non la non-vérité.

Vérité et vie sont indissolublement liées, comme la transcendance et l’immanence.

Mais quelle vérité ? – Excellente question.

« Qu’est-ce que la vérité ? », demanda jadis, fameusement, Pilate.

On pourrait aussi demander, tout bonnement : « Qu’est-ce que la vie ? »

Puisque la transcendance est si infiniment au-dessus de l’esprit humain, comment peut-on oser poser même ce genre de questions ?

C’est exactement le point. Oser poser des questions. C’est déjà, d’une certaine manière, commencer d’y répondre.

Je ne doute pas que dans six cent millions d’années, ou trente-trois milliards d’ères, un peu de vérité se donnera encore à voir, – s’il reste, bien entendu des yeux pour voir, ou des oreilles pour entendre.

iFranz Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.474

iiFranz Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.474

iiiFranz Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.478

ivFranz Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.476

vFranz Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.479-480

viFranz Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.490

The power of whisper


« But among the humble is wisdom. » i.

In Hebrew, the word « humble » derives from the verb צָנַע, to hide, to humiliate oneself. A more literal translation might then be possible: « But among those who hide is wisdom. »

The humble are hiding. So is wisdom, hiding.

The idea of hidden wisdom is old. It is found in many religious, exoteric or esoteric traditions.

« I speak to you, O Nacitekas, heavenly Agni, who knows how to obtain the endless worlds and the sojourn. O thou, know it, [this wisdom] is deposited in a secret place. » ii

The secret is first and foremost a “place”. And wisdom also is a “place”.

Going to this secret “place” is akin to a “revelation”. To penetrate the divine secret is to penetrate this divine place, and to plunge into the abyss. When you enter it, you lose all balance, all connection, you leave everything to go beyond the human.

« When he meditated, applying himself, on the union with the supreme soul, on the God who is difficult to perceive, who has penetrated into the secret, who has settled in the hiding place, who resides in the abyss, – the wise leaves aside joy and sorrow. » iii

Not everyone can imitate the wise man. The Holy of Holies is a very empty, solitary, place.

If the revelation reveals anything, it is that nothing sheds light on the mystery. It only deepens it without measure, always more so.

Abrahamic, Mosaic or Christian “revelations” are in a way an “unveiling”. But this unveiling brings in reality many new veils, many questions, throwing inconceivable, unexpected perspectives.

Among them: any divine revelation threatens the state of things and life itself. How many prophets stoned or crucified for sharing their vision? Death is the companion of their truth.

R. Isaac of Acra comments: « When Moses our master said: « Show me your glory » (Ex. 33:18), it is death that he asked for, so that his soul may break the light of his palace, which separates him from the wonderful divine light, which she was eager to contemplate ».

The union with the Divine presents an extraordinary challenge: death.

Elsewhere, in other traditions, it is called dissolution. It is compared to a drop of water in the sea. « As pure water poured into pure water becomes like it, the soul of the discerning wise man becomes like Brahman.»iv

The same image can be found in the Jewish Kabbalah: « The soul will cling to the divine Intellect and the intellect will cling to the soul (…) And the soul and the Intellect become the same thing, as when a jug of water is poured into a gushing spring. This is therefore the secret of the verse: ‘A fire that devours fire’. » (R. Isaac of Acra).

A drop of water in the spring. A fire that devours the fire. Wisdom is well hidden. Why is she concealing herself, shying away from glory, from revelation?

A passage from Paul can put us on the track. « Should we boast? It’s not worth anything, though. (…) For me, I will only boast of my weaknesses.» v

An « angel of Satan » is in charge of blowing Paul so that he does not take pride. If Paul asks God to remove this satanic angel from him, God answers: « My grace is enough for you; for power unfolds in weakness.» So the blows continue.

And Paul concludes: « That is why I take pleasure in weaknesses, in outrages, in distress, in persecutions and anguish endured for Christ: for when I am weak, it is then that I am strong ».vi

It is strange (and maybe inaudible) in our modern times, to hear that weakness, distress, persecution,, may be a « strength ».

Strength and power in effect veil and muffle everything. In the noisy storm, in the midst of the devastating hurricane, only the humble, the wise, have a little chance of hearing the zephyr, which will follow, in a whisper.

iProv.11,2

iiKatha Upanisad 1,14

iiiKatha Upanisad 2,12.

ivKatha Upanisad 4,15

v2 Cor. 12,1-10

vi2 Cor. 12,1-10

Les mystères du cerveau (3). De l’oosphère à la noosphère.


 

La mer est-elle consciente de ses rivages ? Sent-elle que d’elle, dardée de soleil, naissent les nuages ? Les vagues viennent de loin, mais toujours elles se brisent et finissent en légère écume.

Mer, vagues, nuages, écume forment un tout, dont l’esprit de l’homme prend parfois conscience. Mais l’homme a-t-il aussi conscience que sa propre conscience est à la fois comme de l’écume et comme un nuage ? La conscience dépend entièrement de l’évaporation et de la distillation de l’amplitude océan qui lui pré-existe, avant de se répandre en pluies bienfaisantes ou destructrices, et son écume est la preuve du pli final de ses vagues intérieures.

Nuages, vagues, écume sont de bonnes métaphores de la conscience confrontée à ce qui est infiniment plus grand qu’elle, l’océan, la terre et le ciel.

La conscience ne se sent « conscience » qu’aux frontières, aux interfaces.

Le rouleau de la vague sent le sable sous sa lame, et elle vient lécher à la fin la chaleur du soleil, offert par le sable lent, qu’elle pénètre par l’écume bouillonnante.

La rencontre immémoriale de la mer, de la terre et du ciel se fait sur la plage ou le roc. C’est un lieu triphasé, où s’unissent brièvement l’eau, le sable et la bulle. Lieu mythique ! D’où émergea il y a bien longtemps des formes de vie marine qui avaient décidé de tenter l’aventure terrestre ! Métaphore encore de notre âme, chargée de conscience assoupie, et se réveillant abruptement au contact du dur (le roc, ou le rivage) pour que jaillisse l’impalpable (l’air et les bulles)…

L’homme lui aussi est un rivage marin. L’homme aussi est multi-phasé. Il représente le point de rencontre de plusieurs mondes, celui de la vie (bios), celui de la parole (logos) et celui de l’esprit (noos). La métaphore de ces trois phases s’explique ainsi. La mer immense, la mer profonde, c’est la Vie. La vague tumultueuse qui affronte le rocher, ou bien se coule langoureuse sur le rivage, c’est le Logos, la parole frappant le monde, l’éclaboussant d’écume. Quant au nuage baignant dans ses vapeurs, il prouve que des molécules auparavant enfouies dans les ténèbres des gouffres marins ont été admises à ‘monter au ciel’, aspirées par des chaleurs dont elles n’avaient aucune idée, avant de réaliser qu’elles montaient en effet vers des altitudes inconcevables, et qu’elles traversaient des horizons infinis pour un long voyage, apparemment sans fin. De ces molécules élues pour le grand voyage, la plupart iront irriguer les montagnes et les plaines, et quelques unes d’entre elles humecteront des gosiers assoiffés et habiteront un temps des corps fait d’eau d’abord, et de quelques autres molécules aussi, et viendront nourrir des cerveaux humains… Métaphores ! Où nous menez-vous ?

A une nouvelle métaphore, celle de la panspermie.

Le cerveau, disais-je dans les deux billets précédents, est une sorte d’antenne. Mais on pourrait aussi employer une image plus florale, celle du pistil, par exemple.

Le pistil, du latin pistillum, pilon, est l’organe femelle de la reproduction des fleurs. Il se dresse comme une petite antenne attendant des pollens volants.

Le cerveau-pistil est en communication multiple avec le monde, et il reçoit à tout moment des nuages de pollens, invisibles ou visibles, inconscients ou au contraire destinés à s’imposer à la conscience. Le cerveau baigne dans cet océan d’ondes de pollens, qu’on peut qualifier de panspermique. Il y a des spermes de vie et des spermes de conscience. Il y a des spermes de connaissance et des spermes de révélation. Tous les pistils ne sont pas égaux. Certains préfèrent se contenter de transmettre la vie, d’autres font mieux et fécondent de nouvelles oosphères.i

Passons ici, par le miracle de la métaphore, de l’oosphère à la noosphère.

La panspermie dont le « monde » est saturé atteint continuellement nos cerveaux engourdis, et titillent nos pistils. De cette titillation mondiale, bien des choses résultent. Il n’est pas donné à toutes les fleurs la joie de la vraie jouissance, pure et sans limite.

Pour celles d’entre les fleurs humaines qui se prêtent et s’ouvrent tout entières à ces « visitations », les vagues panspermiques viennent féconder en leur for intérieur la naissance de nouveaux embryons noosphériques….

Dans un prochain billet, je décrirai comment certains des plus grands mythes jamais inventés par l’humanité peuvent se rapporter aux idées de panspermie, d’oosphère et de noosphère…

iL’oosphère est le nom donné au gamète femelle chez les végétaux et les algues. C’est l’homologue de l’ovule chez les animaux.

Les mystères du cerveau humain (1)


Le cerveau humain recèle plusieurs mystères.

Il y a le mystère de la conscience elle-même (dont les neurosciences sont bien incapables d’expliquer la nature et le support, aujourd’hui encore).

Il y a la question de la raison (qui se déploie différemment dans la vie quotidienne, en philosophie, ou dans les mathématiques). Elle semble capable de construire des espaces spécifiquement « humains », basés sur ses règles propres. Et, de façon a priori fort surprenante, elle semble en mesure de formuler des lois fondamentales de la nature à partir de raisonnements complètement abstraits. Le mystère gît dans cette adéquation de la raison formelle avec les structures de la nature, de la microphysique aux confins du cosmos.

Il y a enfin, il faut se résoudre à l’admettre, le mystère de la révélation, qui paraît certes réservée aux prophètes, aux mystiques ou aux poètes, mais dont la potentialité même ne peut être mise sous le boisseau. La multitude l’ignore ou s’en moque, surtout dans la période actuelle, mais le fait est que les prophéties de Moïse, de Bouddha, de Jésus ou de Muhammad se sont avérées capables de pénétrer la conscience d’innombrables générations. Elles continuent d’animer, longtemps après la disparition des hommes vivants qui les portaient initialement, les consciences de masses immenses et de personnalités singulières. Les mystiques ont laissé des traces brûlantes de leurs visions dans leurs témoignages, qui ne sont pas sans analogie avec ceux des chamanes, qui pratiquent l’art de l’extase et de la communion avec des puissances supérieures depuis plusieurs dizaines de milliers d’années, et dans toutes les régions du globe.

Conscience, raison, révélation représentent trois modes d’interaction du cerveau humain avec le monde qui l’entoure, un mode neurobiologique, un mode mental et un mode spirituel. Dans ces trois cas, le mystère c’est qu’il y ait des correspondances efficaces, dans des mesures variées, entre le cerveau humain et, respectivement le cosmos tout entier, les lois cachées qui paraissent le gouverner, et des arrière-mondes, ou des méta-mondes, plus éloignés encore de ce que l’on peut expérimenter dans la vie de tous les jours.

Ces trois mystères sont de différente nature.

Commençons par la conscience. A quel moment de l’évolution la conscience émerge-t-elle ? La forme spéciale de conscience dont les humains bénéficient représente-t-elle un saut singulier, unique, ou bien n’est-elle seulement qu’un palier dans une longue série évolutive ? Faut-il admettre que les autres animaux, les végétaux, et, pourquoi pas, les minéraux mêmes ont des formes de conscience spécifiques qui pourraient, si on était en mesure de les observer effectivement, nous permettre de mieux comprendre la nature de notre propre conscience, ses avantages particuliers, et ses potentialités encore non révélées?

La question de l’existence même de la raison, et surtout de son efficacité propre par rapport à la compréhension de la nature de la nature, soulève d’innombrables questions, dont les plus grands philosophes ne sont pas arrivés à bout (cf. Kant et son aveu d’échec concernant la nature des « noumènes »). Pourquoi des mathématiques parfaitement « abstraites », développées pour leur seule beauté formelle ou pour l’exploration rigoureuse de la logique interne de certains systèmes d’axiomes, sont-elles capables, plusieurs années après, et de façon complètement inattendue, de permettre de résoudre avec élégance et puissance des problèmes complexes de physique quantique ou de cosmologie ?

Enfin, il y a la question de la révélation. Le monde moderne semble être universellement matérialiste, agnostique, athée. Mais en réalité, la puissance de pénétration de grandes religions mondiales ne cessent de s’affirmer. Comment comprendre le monde actuel sans prendre en compte l’influence des monothéismes (judaïsme, christianisme, islam), du bouddhisme ou de l’hindouisme ?

Plus étonnant peut-être, au sein du camp de la rationalité la plus rigoureuse, de nombreux scientifiques du plus haut rang (Einstein, Heisenberg, Schrödinger, Pauli, Eddington,…) ont eu recours à des formes diverses de mysticisme pour tenter de répondre aux questions ultimes auxquelles les résultats (ultimement insuffisants) de leur science même finissaient toujours par les confronter.

Du parallèle entre conscience, raison et révélation, on peut tirer par induction que le cerveau humain est capable en quelque façon de se corréler avec l’univers, selon diverses modalités.

L’entrelacs subtil des molécules géantes d’ADN et de protéines explique apparemment le développement de la vie sur terre, mais il est fort difficile de se représenter pourquoi ces mêmes entrelacs poussés à un certain niveau de complexité débouchent sur un phénomène qui transcende la seule vie biologique, à savoir l’irruption de la conscience au cœur du neurobiologique. La conscience représente par rapport à la vie un saut au moins aussi considérable que celui de la vie par rapport à la seule chimie organique.

Mais ce premier mystère ne fait que préparer l’entrée en scène d’un mystère plus profond encore, celui que le cerveau humain incarne lorsqu’il est capable, par ses seules forces, d’inventer (ou de « découvrir »?) des modèles mentaux qui se révèlent en mesure d’expliquer certaines des structures les plus complexes de l’univers.

Enfin, le mystère de la révélation n’est certes pas le moindre en vérité, si l’on accepte, pour le besoin de notre raisonnement, de lui accorder ce que tant de témoins prestigieux nous affirment depuis tant de millénaires : à savoir l’existence d’une communication possible entre l’univers des hommes et celui d’un ultra-monde, que l’on qualifiera seulement ici de « spirituel ».

Dans un prochain article, je m’efforcerai de déduire de ce constat certaines hypothèses possibles sur la structure profonde du cerveau humain, capable on le voit, de baigner avec une certain aisance au sein de ces trois sortes de mystères: la conscience, la raison et la vision.

La vérité est un enfant


 

Elles disent toutes apporter une « révélation », mais aucune religion humaine n’a jamais présenté une totale transparence, assumé un dévoilement intégral. Comment le pourraient-elles?

Une bonne part de ce qui les fonde baigne dans le secret, et « plus nous remontons loin dans l’histoire religieuse, plus le rôle dévolu au secret est important.»i

Mais ces secrets ne doivent pas être confondus avec le mystère.

Le mystère est immense, profond, vivant.

Le secret est utile et humain. Il est entretenu à dessein, par les pythies, les chamans, les mages, les prêtres, les haruspices. Il sert au contrôle, il facilite la construction du dogme, renforce les rites et la rigueur des lois.

Le mystère n’appartient à personne. Il n’est pas donné à tous de le pressentir, et moins encore d’en saisir l’essence et la nature.

Le secret est mis en avant, proclamé publiquement, non dans son contenu, mais en tant que principe. Il s’impose dès lors à tous et profite à quelques-uns.

Dans une certaine mesure, le secret s’appuie (un petit peu) sur l’existence du mystère. L’un est l’apparence de la réalité de l’autre.

C’est pourquoi le secret, par ses signes, peut parfois nourrir le sens du mystère, lui donner une présence.

Le secret peut rester longtemps tel, mais un jour il se découvre pour ce qu’il est, et on voit qu’il n’était pas grand chose, au regard du mystère. Ou alors, tout simplement, il se perd à jamais, dans l’indifférence, sans grand dommage pour quiconque.

Le mystère, en revanche, toujours se tient en retrait, en arrière, ou très en avant, vraiment ailleurs, absolument autre. On n’en a jamais fini avec lui.

Du mystère que peut-on savoir?

Une vérité divine vient se révéler, mais elle s’en vient voilée.

« La vérité n’est pas venue dans le monde nue, mais elle est venue vêtue de symboles et d’images. Le monde ne la recevra d’aucune autre façon. »ii

La vérité ne vient jamais « nue » dans le monde.

Du moins, c’est ce qu’un bon sens cauteleux, sarcastique, nous garantit.

Dieu ne peut être nu. Ni vu.

« Comment croirais-je en un dieu suprême qui entrerait dans le ventre d’une femme par ses organes sexuels […] sans besoin de nécessité ? Comment croirais-je en un dieu vivant qui serait né d’une femme sans savoir ni intelligence, sans distinguer sa droite de sa gauche, qui fait ses besoins et urine, tète les seins de sa mère avec faim et soif et qui, si sa mère ne le nourrissait pas, mourrait de faim comme le reste de hommes ? »iii

Rigueur du raisonnement. Réalisme du constat. Assurance absolue.

Comment le Très-Haut, en effet, pourrait-il s’abaisser à uriner, ou à téter les seins d’une femme sans intelligence ?

On imagine en leurs temps médiévaux, Juda Halévi, David Kimhi, ou Moïse Nahmanide, goguenards, riant fort de telles croyances, crédules, naïves, niaises, ingénues, dupes.

Comment ne pas s’esclaffer à propos de ce Yehoshua, ce fils d’une prostituée et d’un légionnaire nommé Panther, ce nobody, mort en esclave, un vrai loser.

Ce type, le Messie? Vous voulez rire? Soyons sérieux: « Il m’est impossible de croire en sa messianité car la prophétie annonce au sujet du Messie :« Il dominera de la mer à la mer et du fleuve aux confins de la terre«  (Psaume 72,8). Or, Jésus n’eut absolument pas de règne, au contraire, il fut persécuté par ses ennemis et dut se cacher d’eux : à la fin, il tomba entre leurs mains et ne put même pas préserver sa propre vie. Comment aurait-il pu sauver Israël ? Même après sa mort il n’eut pas de royaume (…) A l’heure actuelle, les serviteurs de Mohammed, vos ennemis, disposent d’un pouvoir supérieur au vôtre. D’ailleurs la prophétie annonce qu’au temps du Messie […] « la connaissance de YHVH emplira la terre comme les eaux recouvrent la mer » (Isaïe 11,9). Or, depuis l’époque de Jésus jusqu’à aujourd’hui, il y eut maintes guerres et le monde a été plein d’oppressions et de ruines. Quant aux chrétiens, ils ont fait couler plus de sang que le reste des nations. »iv

Jamais, jamais, une religion dont un prophète vit Dieu dans un buisson en feu, dont la Loi fut gravée par la main divine dans des tables de pierre, n’admettra la moindre « incarnation » de ce même Dieu, et en tout cas certainement pas sous la forme d’un obscur charpentier, un rabbin de province.

Quel scandale absolu, quelle bêtise risible qu’un enfant qui tète et urine prétende incarner un Dieu, dont la gloire et la puissance sont au-dessus de la Terre et du Ciel.

Dans cette affaire, à l’évidence le bon sens, la raison, la vérité, sont du côté des rieurs. Deux millénaires de chrétienté ne feront rien pour les faire changer d’avis, bien au contraire…

Ce qui est frappant dans toute cette affaire, c’est son côté paradoxal, incroyable, invraisemblable. Une histoire de gogos. Du jamais vu.

Historiquement, l’idée que la vérité relève du secret est extrêmement ancienne.

Mais que la vérité puisse relever du risible, ça vraiment c’est nouveau, c’est autre chose.

Philosophiquement, on peut tenter d’avancer qu’il y a des vérités « nues » qui sont, par cela même, les plus voilées. Elles se cachent dans la lumière de l’évidence.

Mais l’histoire nous apprend sans relâche qu’il n’y a pas de vérité « nue ».

« La théorie antique de la religion égyptienne secrète, telle que nous la retrouvons chez Plutarque et Diodore, Philon, Origène et Clément d’Alexandrie, ainsi que chez Porphyre et Jamblique part du principe que la vérité constitue en soi un secret, et qu’on ne peut la saisir en ce monde que voilée, dans des images, des mythes, des allégories et des énigmes. »v

Cette ancienne conception remonte sans doute bien avant la période pré-dynastique, et l’on peut penser qu’elle remonte bien avant la pré-histoire elle-même…

Depuis ces temps immensément reculés, elle n’a pas cessé d’influencer les religions « premières », puis les religions « historiques ». Elle n’a pas cessé non plus de proliférer dans le pythagorisme, le platonisme, l’hermétisme ou la gnose.

Les manuscrits de Nag Hammadi en gardent encore la mémoire. L’un d’eux, retrouvé en 1945, l’Évangile de Philippevi, affirme que le monde ne peut recevoir la vérité autrement que voilée par des mots, des mythes, des images.

Les mots et les images n’ont pas pour fonction de cacher la vérité aux yeux des non-croyants, des endurcis, des blasphémateurs.

Les mots et les images sont l’expression même du secret, les symboles du mystère.

Goethe a résumé en trois vers l’ambivalence du secret, comme dissimulation et comme manifestation de la vérité :

«  Le vrai est semblable à Dieu;

il n’apparaît pas immédiatement,

nous devons le deviner à partir de ses manifestations. »vii

Les secrets finissent toujours par être révélés, mais ils ne révèlent au fond que le ‘vide’ de leur temps, de leur époque.

Le mystère, quant à lui, n’en finit pas de se celer.

Concluant sa belle étude sur « Moïse l’Égyptien », Jan Assmann jette un pavé dans la mare :

« A son apogée, ce n’est pas un vide que la religion païenne dissimulait dans les mystères, mais la vérité du Dieu Unique ».viii

On imagine les lazzi des monothéistes de tout poil, devant ce raccourci iconoclaste…

Abraham lui-même dut rendre tribut à un certain Melchisedech, un goy.

Augustin, de manière plus surprenante encore, relie d’un trait tous les âges de la croyance:

« Ce qui se nomme aujourd’hui religion chrétienne existait dans l’antiquité, et dès l’origine du genre humain jusqu’à ce que le Christ s’incarnât, et c’est de lui que la vraie religion qui existait déjà, commença à s’appeler chrétienne. »ix

Au fond l’idée est très simple. Et très dérangeante pour les esprits petits.

Si une vérité est réellement vraie, alors elle l’a toujours été, et elle le sera toujours. Elle était vérité dès l’origine du monde, et même dès avant l’origine du monde. Elle sera aussi vraie dans cent millions ou cent milliards d’années.

Les mots qui la nomment, cette vérité, et les hommes qui y croient, Akhenaton, Melchisedech, Abraham, Moïse, Zoroastre, Platon, Yehoshua, sont seulement fugaces, à son service, selon leur rang, selon leur sagesse.

La vérité, si ancienne qu’elle était déjà vérité avant même l’Ancien des jours, est aussi toujours jeune; elle ne fait que commencer à vivre, dans son berceau de paille.

iJan Assmann. Moïse l’Égyptien. Aubier, Paris, 2001, p.316

iiÉvangile de Philippe, 67

iiiDavid Kimhi (1160-1235) cité par Shmuel Trigano. In Judaïsme et christianisme, entre affrontement et reconnaissance. Bayard. Paris, 2005, p. 32

ivMoïse Nahmanide. La dispute de Barcelone. Lagrasse, Verdier, 1984, p.41s. Cité par S. Trigano in op.cit.

vJan Assmann. Moïse l’Égyptien. Aubier, Paris, 2001, p.317

viÉvangile de Philippe, 67

viiGoethe. « Aus Makariens Archiv ». Werke 8. Münich 1981, p. 460 N.3. Cité in Jan Assmann, op.cit. p.318

viiiJan Assmann. Moïse l’Égyptien. Aubier, Paris, 2001, p.320

ixAugustin. Retr. I, 13

Nudité et mystère


Dans la Bible, on peut relever quatre sortes de nudités, que je qualifierai respectivement d’innocente, d’inconsciente, de rituelle, et de honteuse.

La première sorte de nudité est la fière et innocente nudité d’Adam et Ève au jardin d’Éden. « Or ils étaient tous deux nus, l’homme et sa femme, et ils n’en éprouvaient point de honte. » (Gen. 2, 25).

La seconde sorte de nudité biblique est celle de l’homme qui n’a pas toute sa conscience, par exemple sous le coup de l’ivresse. Ce fut le cas de Noé : « Il but de son vin et s’enivra, et il se mit à nu au milieu de sa tente. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père, et alla dehors l’annoncer à ses deux frères. » (Gen. 9, 21-22)

La troisième sorte de nudité vient du respect de certains rites, qui en prescrivent les formes spécifiques dans certaines circonstances, par exemple le fait d’avoir la tête découverte, le visage non voilé, ou encore de déchirer ses vêtements. Ainsi Moïse a dit à Aaron, Eléazar et Ithamar: « Ne découvrez point vos têtes et ne déchirez point vos vêtements, si vous ne voulez mourir et attirer la colère divine sur la communauté entière. » (Lév. 10, 6)

La tristesse et le deuil s’étaient emparé d’Aaron et de ses fils parce qu’un feu divin venait de brûler mortellement deux de ses autres fils. Mais Moïse ne leur permit pas d’extérioriser leur peine suivant les rites convenus (tête découverte, vêtements déchirés), parce que ce malheur qui les touchait venait de la colère divine.

Dans un autre épisode, c’est le visage non voilé de la femme d’Abraham qui pose problème, parce qu’il excite le désir du pharaon, et qu’il incite Abraham à lui mentir à propos de sa femme qu’il présente comme sa sœur.

« Quand il fut sur le point d’arriver en Égypte, il dit à Saraï son épouse: « Certes, je sais que tu es une femme au gracieux visage. Il arrivera que, lorsque les Égyptiens te verront, ils diront: ‘C’est sa femme’; et ils me tueront, et ils te conserveront la vie. » (Gen. 12, 11-12)

La quatrième sorte de nudité est celle du corps honteux. « L’Éternel-Dieu appela l’homme, et lui dit: « Où es-tu? » Il répondit: « J’ai entendu ta voix dans le jardin; j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché. » Alors il dit: « Qui t’a appris que tu étais nu? » (Gen. 3, 9-11)

Je propose d’interpréter ces différentes nudités comme autant d’allégories du rapport de l’homme au « mystère ».

Il y a plusieurs façons pour l’homme de se confronter à ce qui lui échappe par essence, de s’approcher de ce qu’il ne peut saisir, d’affronter ce qui est absolument transcendant. Il y a aussi diverses sortes de mystères, partiels ou complets, subtils ou profonds, des mystères visibles mais incompréhensibles, et des mystères potentiellement intelligibles mais réellement réservés, élusifs, exclusifs.

Tout le monde, on doit bien l’admettre, n’est pas admis à voir ou à entendre tous les mystères que recèlent le ciel et la terre. Beaucoup sont hors de portée, d’autres sont destinés à quelques élus seulement. Même dans le cas de mystères communs, il y a plusieurs niveaux de dévoilement, correspondant à ceux qui ont la capacité de les comprendre, suivant leurs propres mérites.

Par essence, on ne peut « voir », telle quelle, la « nudité » du mystère. C’est le principe de base. Cependant, il est des cas intermédiaires, où il est plus ou moins possible d’y jeter un œil, avec certaines conséquences.

Chercher à lever le voile, mettre le mystère à nu, implique une prise de risques.

La nudité rituelle évoque quelques circonstances possibles de ce risque à prendre. Si, comme Aaron, tout en respectant apparemment les rites, on se découvre la tête ou l’on déchire ses vêtements à contre temps, ou à contre-sens, alors on risque de susciter la colère divine.

La nudité de Noé ivre annonce un autre type de risque.

On est parfois en situation de découvrir subrepticement un mystère interdit. Sans l’avoir cherché, Cham a vu accidentellement la « nudité » de son père. Cham sera châtié non pas pour l’avoir « vue », mais pour ne pas l’avoir « cachée ».

Il est sorti pour révéler cet incident à ses frères Sem et Japhet au lieu d’agir immédiatement, de prendre les mesures nécessaires. Il aurait dû couvrir la « nudité » de son père, c’est-à-dire cacher le mystère au lieu de le divulguer à ceux qui n’étaient pas initialement choisis pour le voir.

D’ailleurs ce sont ces derniers qui prendront l’initiative de couvrir ensuite soigneusement cette « nudité », en s’approchant de leur père à reculons, et en détournant le visage. Bien que n’ayant pas « vu » initialement le mystère, ils seront récompensés pour n’avoir pas cherché à le « voir » précisément, et pour lui avoir rendu au contraire, par respect, toute son aura.

La première nudité, la nudité heureuse d’Adam et Ève, est celle de l’origine. Il s’agit là d’une image encore. On voit alors le mystère tout entier, sans aucun voile. Révélation entière, nudité « frontale », éblouissement peut-être ? Le paradoxe, pour Adam et Eve, c’est qu’ils n’ont pas pleine conscience de la nature profonde de ce qui se révèle à leurs yeux. Tout est découvert, mais tout se passe comme s’il n’y avait pour eux rien de spécial à voir, comme si le mystère se dissolvait en fait à leurs yeux sans se laisser voir vraiment, bien qu’en réalité « visible ». Piège du visible non intelligible. Liens de l’intelligence inexercée. Lacets, corsets, d’une volonté de voir non aguerrie.

Adam et Ève ne voient pas le mystère qui les entoure, ils n’ont pas conscience de leur propre mystère. Le mystère est bien là, présent en eux, autour d’eux, mais ils n’en savent rien.

La quatrième sorte de nudité est la nudité « honteuse ». Adam connaît et voit enfin sa nudité telle qu’elle est, mais il en a « honte ». Que nous enseigne cette métaphore ?

Le mystère se donne à voir à la conscience, à ce moment. La conscience a enfin accès à la connaissance du mystère. Mais c’est pour un infime instant. La présence du mystère lui est aussitôt retirée, parce qu’il n’en est pas digne.

Quatre nudités, quatre manières de voir ou de pas voir, de fuir ou d’entrapercevoir le mystère. Quatre métaphores des diverses distances qui nous en séparent.