Ce n’est pas parce
que le mystique n’a rien à dire qu’il se tait. Il se tait parce
qu’il sait qu’il a beaucoup à dire, et qu’il ne sait pas
comment le dire, tant son expérience le « dépasse ».
L’ineffabilité de
l’expérience et le silence de l’expérimentateur ne sont pas de
même nature.
Comment parler de
l’ineffable ?
La réalité du
monde est déjà, à l’évidence, ineffable. Comment la dire ?
L’âme paraît
plus ineffable encore… Qu’en dire ?
Alors, qui dira ce
qui les dépasse absolument, et les transcende infiniment?
Un certain Parménide
s’est fait jadis une réputation durable en identifiant
(philosophiquement) la pensée à l’être.
Mais la pensée,
rétorquerons-nous, n’est pas en mesure de concevoir la nature de
ce qui lui échappe, par nature. Et l’être (pris dans toute sa
totalité) n’est certes pas de même nature que la pensée, dont
l’être (ou l’essence) n’est que l’une des modalités de
l’être.
Pour le dire en
style biblique : il y a de nombreuses demeures dans la maison de
l’être.
La pensée
(consciente) n’habite que l’une des nombreuses « demeures »
de l’être, et la « maison » de l’être elle-même
est bien plus vaste que tous les rêves pensés, et bien plus haute
que ses plus profonds sommeils.
Les deux métaphores
de la « demeure » et de la « maison », dans
le passage de Jean qui les a rendues célèbres, loin d’asseoir
notre mental, de lui donner une sorte d’assurance (foncière), de
certitude (immobilière), d’ancrage dans un « lieu »
(sédentaire), introduisent immédiatement dans le texte original un
ballet tournoyant de mouvements, une valse d’images mobiles, mêlant
« départ », « aller », « retour »,
« chemin », et « passage » :
« Dans la
maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures ; sinon, est-ce
que je vous aurais dit : ‘Je pars vous préparer une place’ ?
Quand je serai allé vous la préparer, je reviendrai vous prendre
avec moi ; et là où je suis, vous y serez aussi. Pour aller où
je m’en vais, vous savez le chemin. » Thomas lui dit :
« Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas ; comment
pourrions-nous savoir le chemin ? » Jésus lui répond :
« Moi, je suis le chemin, la vérité et la vie ; personne
ne va vers le Père sans passer par moi. »i
Si Jésus est le
« chemin », on est en droit de demander où sont alors
les « demeures » de l’être et de la pensée ?
Et, désormais
pénétrés de la dialectique de l’Évangile johannique, on
pourrait aussi légitimement demander si ces « demeures »
ne sont pas plutôt le « chemin » lui-même, ou la
« vérité », ou encore la « vie » même –
et réciproquement, si « chemin », « vérité »
et « vie » ne sont pas nos mouvantes, véritables et
vivantes « demeures »?
On voit ici que les
métaphores, philosophiques ou théologiques, du « lieu »,
de la « maison », ou de la « demeure »,
créent instantanément dans l’esprit les idées, nécessairement
duales, de « mouvement », de « déplacement »,
de « cheminement ».
De cela, l’on
déduira qu’un « lieu » (en latin locus, en grec
topos) habité par la pensée biblique (ou par la conscience
spirituelle) renvoie illico à la nécessité (métaphorique)
d’un « départ » (subreptice), d’un « exode »
(« hors d’Égypte »), d’un « passage »
(de la « Mer rouge »), ou d’une « fuite »
(« en Égypte »)…
Dans les mondes psychiques, un lieu crée un mouvement; le locus engendre le motus; le topos génère le tropos…
Ces métaphores sont
intrinsèquement « intriquées ». On ne peut concevoir
les unes sans les autres. Elles se propagent dès lors, liées en
groupe, dans l’esprit, et révèlent par là une propriété
fondamentale du monde psychique : la solidarité et l’unité
fusionnelle de tous les phénomènes qu’il fait naître.
Pour donner une
analogie de la ‘mécanique’ de ce monde psychique, de ce monde de
métaphores vivantes, on dira qu’elle semble être ‘quantique’ :
le dualisme des « tropes » est formellement analogue aux
dualités onde/corpuscule ou position/quantité de mouvement de la
mécanique quantique…
De cela, l’on
déduira aussi que les « lieux » que sont le
« monde », ou le «Cosmos» tout entier, ou
encore « l’être » ou « l’âme » de
l’homme, ne sont pas simplement des « lieux »,
mais sont aussi, nécessairement, des « chemins »,
des « vérités », des « vies ».
De cela, l’on
pourra encore conclure que l’on est en droit de comparer la nature
des « lieux » et des « cheminements » que
sont (métaphoriquement) le monde (le Cosmos)
et l’homme (l’Anthropos),
avec la
nature des « lieux »
et des
« chemins » de
l’Être divin (le Theos).
D’où la
question : d’un tel « Être divin », quel est le
« Lieu » ? Quel est le « Chemin » ?
Que peut-on
réellement dire de ce « Lieu », de ce « Chemin »,
du point de vue cosmique et anthropique, et en vertu de quelle
connaissance ?
Que ce « Lieu »
est celui du « Très-Haut », puisqu’on le nomme Elyon
ou Elohim ? Et donc que ce « Lieu » n’est
pas celui d’un « Très-Bas », d’un « Très-Humble »?
Que ce « Chemin »
est celui qui transcende toutes les voies, toutes les voix, comme
l’indique le nom imprononçable YHVH ?
Que ce « Lieu »
n’est présent que dans sa « Présence », sa Shekinah
seule?
Que ce « Lieu »
vit dans la permanence incarnée des 600.000 lettres de sa Torah ?
Que ce « Chemin »
vit et fourmille de l’innombrable mobilité, de l’infinie voix
des commentaires auxquels la Loi donne « lieu » ?
Toutes ces
métaphores sont juives.
Les chrétiens en
ont d’autres, un peu analogues :
Le « Lieu »
est à l’Origine, au Commencement. Il est le «Verbe» du Dieu
créateur (le « Père »).
Le « Chemin »
est celui de son « Esprit » (le « Vent » de
Dieu qui souffle où il veut), et celui de son Logos, ou
encore celui de son « Incarnation » dans le Monde, celui
de Son « Fils ».
De toutes ces
images, théologico-poétiques, on retiendra que la Vie (de l’esprit)
est bien plus large, bien plus haute, bien plus profonde que la
Réalité. On en induira que la Vie n’est certes pas « dans »
la Réalité. C’est bien plutôt la Réalité qui est en quelque
sorte « dans » la Vie.
La Vie dépasse de
tous les côtés ce que l’on appelle la Pensée, la Conscience ou
la Connaissance, dont il faut voir l’impuissante inadéquation à
rendre compte de ce qui les dépasse, et l’incapacité à
appréhender effectivement la Totalité de ce qui leur échappe.
Il faut prendre
toute la « mesure » des écarts (a priori
in-comblables) entre Vie, Réalité, Conscience et Pensée, non
pour s’en désoler, mais pour situer ces concepts à leur vraie
place, les assigner à leurs « lieux » propres.
C’est seulement
alors, quand la Vie, la Réalité, la Conscience et la Pensée
occupent respectivement leurs « lieux » essentiels, que
l’on peut commencer de rêver des voies autres, de tenter de
nouveaux « exodes », de « cheminer » par
l’esprit hors de ces « lieux ».
Quelles autres voies
seraient-elles alors possibles? Quels nouveaux exodes impensables, ou
seulement encore impensés?
Une telle voie
serait-elle « l’expérience mystique » d’un chacun,
par exemple, un passage renouvelé, démocratisé, de la « Mer
rouge », loin des pharaons du réel ?
Peut-être. Mais
aussitôt les maîtres à penser nous mettent en garde :
l’expérience mystique, disent ceux qui en parlent
philosophiquement (mais pas toujours en connaissance de cause), est
certainement une « expérience », mais ajoutent-ils, sûrs
d’eux-mêmes, assertoriques, « ce n’est pas une
connaissance »ii.
On reste libre
cependant d’imaginer qu’une expérience (mystique) des confins
des mondes et de leurs au-delà, des hauteurs indicibles, du divin
même, possède intrinsèquement quelque forme de connaissance,
parfaitement réelle, irréfutable.
Certes, une telle
« forme de connaissance » ne serait pas une connaissance
formelle ou formulable, mais ce serait une connaissance tout de même,
et en tout cas largement supérieure au babil sans fin des fats, et
aux rodomontades des cuistres et des arrogants.
L’expérience
(mystique) aux limites est d’abord une expérience des limites de
toute connaissance, et donc, en tant que telle, c’est une
connaissance claire, nette, de ce qui dans toute connaissance, quelle
qu’elle soit, est foncièrement limitée, et donc intrinsèquement
surpassable.
Ce premier résultat
est déjà en soi une excellente entrée en matière, dans les
sentiers difficultueux que nous devons emprunter…
Mais il est loin
d’être acquis… Raimon Panikkar, pour sa part, préfère
cloisonner radicalement l’expérience, la réalité, la conscience
et la « mystique » :
« J’ai dit
que l’expérience n’a pas d’intermédiaires et nous met en
contact immédiat avec la réalité, mais au moment où nous devenons
conscient de cette expérience, de telle sorte que nous pouvons en
parler, alors nous entrons dans le champ de la conscience, et nous
abandonnons la mystique. »iii
Contre ce point de
vue, je voudrais affirmer que la séparation dichotomique entre
« conscience » et « mystique » est
arbitraire, et à mon avis injustifiée, du point de vue du
bénéficiaire de l’expérience mystique elle-même.
L’expérience
mystique est bien une « expérience », mais sui
generis, hors de tout repère réel, hors de tout « contact
immédiat avec la réalité ».
Au moment où
l’expérimentateur (mystique) devient « conscient » de
cette expérience, on ne peut pas dire qu’il entre alors « dans
le champ de la conscience », comme le suggère Panikkar.
En effet, il est
alors « conscient » de son expérience ineffable, mais il
est aussi « conscient » que cette expérience est et
restera ineffable. Il est « conscient » qu’elle est
d’ailleurs seulement en train de commencer, et que le voyage qui
s’annonce sera périlleux, – et peut-être même sans retour
(dans la « conscience »).
Au moment où
l’expérience (mystique) commence, la conscience de ce commencement
commence. Mais on ne peut pas appeler cela une simple «entrée dans
le champ de la conscience ».
L’expérience ne
fait en effet que seulement « commencer ». C’est le
point zéro. Il reste à affronter l’infini, c’est une longue
route, et on ne le sait pas encore. L’expérience va encore durer
longtemps (toute une nuit, par exemple) et pendant tout ce temps, la
conscience de l’expérimentateur sera totalement submergée par des
flots, des océans, des galaxies liquides, puis des ultra-cieux et
des méta-mondes.
Jamais il ne reprend
pied, dans cette noyade par le haut, dans cette brûlure immense de
l’âme, dans cette sublimation de l’être.
Mais à aucun
moment, il ne peut se dire à lui-même qu’il entre alors,
simplement, « dans le champ de la conscience ».
Tout ce qu’il peut
dire, à la rigueur, c’est qu’il entre dans le champ de la
conscience de son ineffable inconscience (métaphysique, absolue, et
dont il ne sait absolument pas où elle va le mener).
Il est certes
nominalement « conscient » (ou plutôt « non
totalement inconscient »), et à partir de cette conscience
nominale, minimale, il voit qu’il est en réalité presque
totalement réduit à l’inconscience fusionnelle avec des forces
qui le dépassent, l’écrasent, l’élèvent, le transcendent, et
l’illuminent.
Contrairement à ce
qu’affirme Panikkar, il est donc possible pour le mystique de se
trouver dans un état paradoxal où se mêlent intimement et
simultanément, quoique avec des proportions variées,
l’« expérience » (mystique ), la « conscience »
(de cette expérience), la « réalité » (qui les
« contient » toutes les deux) et l’« inconscient »
(qui les « dépasse » toutes les trois).
Cet état si
particulier, si exceptionnel, on peut l’appeler la « découverte
de l’état originel du Soi ».
Le « Soi » :
C.G. Jung en a beaucoup parlé. La tradition védique l’appelle
ātman.
Une célèbre
Upaniṣad
dit à propos du « Soi »
qu’il est « le
connaisseur de tout, le maître intérieur, l’origine et la fin des
êtres » et précise
ainsi sa paradoxale essence:
« Ne
connaissant ce qui est intérieur, ni connaissant ce qui est
extérieur, ni connaissant l’un et l’autre ensemble, ni
connaissant
leur
totalité compacte,
ni connaissant ni non-connaissant, ni visible ni inapprochable,
insaisissable, indéfinissable, impensable, innommable, essence
de la connaissance de
l’unique Soi, ce en
quoi le monde se fond, en paix, bienveillant, unifié, on l’appelle
Turīya
[le ‘Quatrième’]. C’est lui, le Soi, qu’il faut
percevoir. »iv
Pourquoi
l’appelle-t-on le « Quatrième » ? Parce que cet
état vient après le « premier » qui correspond à
l’état de veille, après le « deuxième » qui définit
l’état de rêve, et après le « troisième » qui
désigne l’état de sommeil profond.
Mais comment diable
peut-on savoir tout cela, toutes ces choses incroyables, tous ces
mystères supérieurs, et les exposer ainsi, sans fards, au public ?
En fait rien n’est
vraiment dit, assené. Tout est plutôt non-dit, tout ce qui est dit
est présenté d’abord comme une négation. Rien n’est expliqué.
Il nous reste à faire le principal du cheminement, et à comprendre
de nous-mêmes. Tout repose sur la possible convergence de ce qui est
« dit » (on plutôt « non dit ») avec
l’intuition et la compréhension intérieure de « celui qui a
des oreilles pour entendre ».
Entre des
« univers » si éloignés, des « réalités »
si difficilement compatibles (la veille, le rêve, le sommeil
profond, le Soi), l’humble « conscience » est l’entité
médiatrice à qui l’on peut tenter de se fier, pour établir la
condition de ce cheminement, de cet entendement.
Mais l’expérience mystique, on l’a vu, a beaucoup de mal à se laisser réduire au champ étroit de « l’humble conscience ». L’« humble conscience » (en tant que sujet actif du champ de conscience de l’individu) ne peut recevoir que quelques rayons de ce soleil éruptif, aveuglant, et fort peu de son énergie outre-humaine, tant une irradiation pleine et totale lui serait fatale.
L’expérience
mystique montre surtout, de façon incandescente, que l’Être, pour
sa plus grande part, et dans son essence, n’est pas intelligible.
Elle disperse et vaporise la pensée humaine, en myriades d’images
sublimées, comme un peu d’eau jetée dans la fournaise du volcan.
Dans le cratère de
la fusion mystique, des pans inimaginables de la Totalité
bouillonnent et échappent (presque totalement) à la conscience
humaine, écrasée par son insignifiance.
Empédocle, pour
découvrir ces amères et brûlantes vérités, paya de sa vie.
Suicide philosophique ? Transe extatique ? Fureur
gnostique ?
Il est cependant
fort probable qu’Empédocle ne soit pas mort en vain, et que
d’infimes particules infra-quantiques, transportant quelque
infinitésimale portion de sa conscience, ont jailli pour toujours,
au moment où elle s’illumina dans la lave de l’Etna.
Il est vraisembable qu’elles continuent, aujourd’hui et demain, de voyager vers les confins.
Une âme vive, aux ailes ardemment séraphiques, mue ou motivée par des chérubins, pourrait même, le cas échéant, se lancer à leur poursuite.
iJn
14, 2-6
iiCf.
par exemple : « The mystical is certainly also an
experience, but it is not knowledge. » Raimon Panikkar. The
Rythm of Being. The Unbroken Trinity. Ed. Orbis Books. NY. 2013,
p. 247
iiiRaimon
Panikkar. The Rythm of Being. The Unbroken Trinity. Ed. Orbis
Books. NY. 2013, p. 247
ivMaU
7. Trad. Alyette Degrâces (modifiée), Ed. Fayard, 2014, p.507-508.
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