De l’essence de la conscience


Il faut continuer le chemin où nous mènent les métaphores. Elles en savent plus que nous peut-être, ou du moins le laissent croire. Et des mondes parfaitement non-devinables surgissent de leurs ombres propices. Ils ont leurs horizons cosmologiques, et leur matière sombre, où s’engendrent des futurs improbables, où des réalités sans consistance s’arrogent un être de fortune et nous renvoient à l’alternative: monter encore, s’élever sans cesse, ou plonger à nouveau dans la nuit.

Or ce chemin toujours se dédouble, il ne cesse de bifurquer, on ne cesse de devoir choisir. L’être ou le non-être, le réel ou le possible, l’acte ou la puissance, il faut devenir soi-même chemin à chaque carrefour.

L’esprit humain, comme tout esprit peut-être, est double. Il est au moins double. Il y a en lui une chose qui demande sans cesse à sortir au jour, qui exige de se présenter à la conscience. Et une autre chose, qui précisément la conduit, la mène, pour la présenter à l’esprit en marche, en quête. Il y a une chose qui paraît, qui surgit, comme d’un océan sage, lequel semble contenir toute réponse pour toute question que l’esprit se pose; et il y a une autre chose, ou serait-ce une puissance?, qui l’y cherche, qui l’y pêche, qui la délivre, qui la mène, qui la fait advenir, qui la met en présence de l’esprit, lequel la cherchait jusqu’alors sans la trouver.

Il y a donc au moins deux puissances ici à l’œuvre. L’une d’entre elles est une puissance capable de tout voir, de tout comprendre, mais par elle-même elle ne sait rien, elle est toujours seulement en marche sur le chemin de l’infini.

L’autre puissance semble avoir tout vu, tout connu, mais ce qu’elle sait elle l’a oublié, ou enfoui, ou mis de côté. Elle sait tellement de choses, elle a vu tant de mondes, et des univers empilés, et des nuits plus profondes que des néants, et des jours plus brillants que des milliards de nébuleuses assemblées sur une épingle. Elle sait tout cela, mais elle n’a ni la volonté ni le désir de se le remémorer, car tout ce qu’elle sait est pour elle « déjà vu ». Elle préfère le nouveau, même instantané, court, sans lendemain, à l’infini du passé qui a passé. Elle pressent que l’avenir sera pour elle plus brillant que la nuit des choses anciennes. Il faut donc qu’elle se fasse prier, et que par une douce violence, elle se laisse amener à révéler quelques-unes des lumières dont sa nuit est constellée, et dont elle éparpille sa langue bégayante.

C’est pourquoi la puissance qui la délivre, la déchaîne et la dévoile, cette puissance qui ne sait rien, mais qui sait entendre quand on lui répond, est la compagne nécessaire de la puissance qui sait, mais qui ne sait pas parler, ou qui ne veut pas parler, parce qu’il y a trop à dire, et surtout parce que tout reste à dire, et de cela elle n’en sait pas grand chose.

Si l’âme humaine est parturiente, il y a l’enfant en elle, qui ne demande pas encore à naître, et il y a la sage-femme qui sait les voies et moyens pour que s’accomplisse la venue au jour, mais qui ne sait pas qui est l’enfant, et moins encore, ce que cet enfant à naître sera capable d’engendrer lui-même, et ce que la suite des générations pourra accomplir, et les mondes qu’elles rempliront de leurs désirs. Elle ne sait rien de tout cela, — la puissance maïeutique.

Ce qui est à l’intérieur est là, dans son rêve, et contient toute sa propre puissance, inaccomplie.

Ce qui est à l’extérieur peut délivrer et mettre au jour, mais ne le peut que lorsque le temps est venu.

Et de quoi est fait ce troisième personnage, le temps, qui ne donne qu’en son temps?

D’une autre puissance encore?

Il faut donc déjà au moins trois puissances pour une naissance, l’enfant à naître, la sagesse faite femme, et le temps pour l’accomplir.

Et la mère? Et le père?

Oui, on le voit, les métaphores conduisent par des chemins, qui ne cessent d’ouvrir d’autres questions, sur ce qui aurait pu être ou ne pas être, questions sans réponses, tant qu’on ne les a pas posées. Mais si l’on parle de naissance, il faut s’attendre que le temps de la gestation, ou celui de la conception, ou celui du désir, pèsent aussi de la densité de leurs possibles.

La métaphore est sans fin, et cet infini est encore une métaphore.

Restons-en pour le moment, à l’instant de la naissance.

Pour qu’il y ait une naissance, il faut qu’il y ait les trois conditions de la séparation: l’existence de l’enfant à naître, et de ses rêves, la présence de la sagesse maïeutique, et celle du temps.

La mère et le père sont évidemment nécessaires, aussi. Mais ils forment comme la substance de l’événement, sa matière première, sa nature fondamentale. Ils ont créé les conditions générales pour que l’acte unique, l’acte de la naissance effective, réelle, advienne. Ils en seront les témoins, et ajouteront aussi leurs puissances propres à ce qui est en train de se passer, mais ils n’en maîtrisent pas l’instant, eux pourtant qui ont vécu si longtemps dans des temps qui ont rendu ce temps possible.

La naissance à l’être est, par essence, séparation. La femme sage et l’enfant nu ne se sont pas encore rencontrés et ne se connaissent pas. Ni le père ni la mère, d’ailleurs, ne peuvent se substituer à l’enfant ou aux mains qui le tiendront pour la première fois dans le jour. Chacun joue sa partie, selon l’ordre des choses.

A l’instant de la naissance, du complètement nouveau arrive enfin, et cette naissance est, dirons-nous ici, une métaphore de portée métaphysique.

De façon analogue, l’Entité suprême fut dans son éternité instantanée, comme enceinte d’elle-même, enceinte de Soi. Comme la logique de la métaphore nous invite à le penser, il fallut bien alors que quelque Sagesse, elle-même encore à naître, eût été auparavant conçue, portée, mise au monde et élevée en sagesse, pour qu’elle puisse en venir, par la puissance maïeutique, à aider l’accomplissement de la volonté de la Parturiente, dans ses douleurs d’enfantement.

Mais alors, dira le Rationaliste, pour que naissance il y eut, il fallut bien qu’une autre naissance, celle de la Sagesse, eût déjà eu lieu?

C’est là en effet une question légitime.

Mais nombreuses, là encore, sont les bifurcations possibles, et les métaphores des cheminements. Il est possible que la Sagesse fut la première-née, et qu’elle vint à l’éternité, non dans la douleur, mais dans la douceur.

On pourrait imaginer d’autres idées encore. Mais laissons ici le Rationaliste à ses arguties. Les métaphores, dans leur poésie propre, ont une conscience qui n’éclaire le chemin que sur une courte distance. On ne peut se laisser distraire par cette petitesse, ni s’effrayer d’emblée des abîmes sans fond qui se pressentent de tous côtés.

L’enfant à naître, si l’on continue notre cheminement métaphorique, est une image du Principe supérieur. Il ne le sait pas encore, mais il cherche à retrouver, en naissant, sa Liberté originaire, qu’il a mise en sommeil, lorsqu’il (se) fut conçu, et qu’il se confia inconsciemment à son sein immense, pour s’y blottir en silence.

Mais alors, dira le Rationaliste, comment… etc.?

Tais-toi un moment et tiens-toi plus tranquille! Laisse-moi aller selon l’idée. Tu pourras, toi aussi, inventer après tes propres métaphores, si le cœur t’en dit.

Le Principe supérieur, disions-nous, voulut (librement) se concevoir lui-même, et dans sa liberté en quelque sorte nouvellement restreinte, devant l’abondance des possibles, il décida de croître d’une traite, pour un temps sans carrefour, sans traverse, sans écart.

Ce temps de croissance solitaire, à l’intérieur de lui-même, fut précieux au Principe premier. Il prit conscience qu’il y a avait en lui une puissance dont il n’avait pas l’entière conscience. Vous-même, ô Lecteur, pouvez en faire l’expérience, en marchant librement au bord d’un chemin longeant la mer. Vous êtes libre de penser, si vous voulez marcher, ou plonger. Mais il faut choisir.

Et le temps étant venu, le Principe second, la Sagesse maïeutique, voulut, de ses propres mains attentives, aider le Principe premier à naître de lui-même, l’aider à se séparer d’elle, la Mère en lui. Les Puissances se multiplient, on le voit, et pourtant il ne s’agit là en fait que d’un acte simple, unique, un en essence.

Il fallut que la Sagesse aidât à accoucher l’Essence, grosse d’elle-même, grosse d’une Existence qui ne vînt à l’être que par le désir de l’Entité première, la Mère primale.

La Sagesse en vint ainsi à connaître cette Existence, qui avait grandi dans la nuit de l’Essence, elle en vint à la saisir, ce fruit d’entrailles essentielles, et à la porter au jour, à la baigner d’eau pure, à l’oindre, et enfin à la voiler de blancheur, pour la placer sur le sein de la Mère.

Elle peut sembler compliquée, cette métaphysique, et difficile à suivre, mais la métaphore qui l’éclaire est simple et familière.

Cette séparation intime, cette duplication intérieure de l’Entité, cette relation vivante, substantielle, qu’elle voulut d’abord secrète, puis proclamée au jour, nous enseigne une chose: il y a deux essences dans l’Essence, l’une qui demande, ou désire, et l’autre qui répond, ou agit. L’une qui ignore (qui elle est), mais qui cherche à savoir, et l’autre qui sait (mais ne sait pas vraiment ce qu’elle sait, n’est pas consciente ce tout ce qu’elle sait, ni de tout ce qu’elle pourrait savoir).

Les deux essences, les deux Puissances qui se révèlent au sein de l’Essence, sont aussi « une », comme dans l’âme est « un » ce qui la fait vouloir et ce qui la fait agir.

Il ne s’agit là que d’une simple métaphore. Mais, s’inspirant d’un phénomène de la Nature, sa portée va bien au-delà de toute Nature.

Elle s’applique autant à la philosophie qu’à la métaphysique, et peut servir à éclairer, me semble-t-il, la nature même de la conscience, — l’essence de la conscience.

Toute essence qui, dans quelque origine, a été profondément une, en soi, indivisiblement, désire aussi se déplier, se déployer, et vivre la vie dont sa nature se sent puissante.

Elle ne veut pas vivre en rêve seulement, dans la vision seulement libre de tout ce qu’elle peut concevoir. Elle veut aussi vivre en réalité devant son propre regard, et pour cela il lui faut se donner une existence qui double son essence, comme un soleil caresse toujours d’une ombre tout ce qu’il éclaire.

La vie ne s’atteint pas dans la vision seule. Car voir ce n’est pas encore comprendre. Et même les prophètes les plus élevés dans l’art de la vision ne furent pas assurés d’avoir compris ce qu’ils avaient vu. Il devait revenir à d’autres âges, et à la suite des générations, de mieux comprendre ce qu’ils avaient su voir, mais qu’ils n’avaient pas su, peut-être, vraiment comprendre.

Sur le plan métaphysique, cette métaphore conduit la pensée à percevoir que de l’Un peut naître du double, et que du double naît la multiplicité, et que de la multiplicité naît l’infini.

Venant de la présence inconsciente de l’éternel, et portée par elle, la conscience, qui n’est pas encore connaissance, tient aussi cette présence par la main, comme une enfant. Elle la conduit vers d’autres chemins encore, qui ne sont pas de naissance, mais d’éclat, et de lumière. Non plus seulement un passage de l’ombre à la lumière, mais un passage de la lumière à la connaissance.

On ne peut raconter la fin de ce chemin.

Cette route, il faut la prendre.

Descartes, Husserl et « moi »


« René Descartes »

Dans sa sixième Méditation métaphysique, Descartes souligne la différence entre l’« imagination » et la « pure intellection ». On peut concevoir un polygone à mille côtés (un chiliogone) à peu près aussi facilement qu’un simple triangle, mais on ne peut pas se représenter en imagination ses mille côtés, alors qu’on peut aisément le faire pour les trois côtés du triangle.i

De cette observation, il infère que l’imagination n’est pas une qualité essentielle de l’esprit, et qu’elle n’est pas nécessaire à la nature de l’homme. Si l’homme était dépourvu de la faculté d’imagination, dit-il, il serait « toujours le même »ii

L’imagination n’est pas inhérente à l’homme, mais a besoin de l’expérience du monde et des sens pour prendre son envol. Elle dépend d’autre chose que de la nature intime de l’esprit. Elle ne fait donc pas partie de l’essence du moi, parce qu’elle est, par nature, tournée vers ce qui n’est pas le moi.

Cette conclusion est parfaitement logique, en un sens, mais aussi très surprenante, et contraire au sens commun. Il nous paraît évident que, sans les riches ouvertures de l’imagination et ses intuitions éclairantes, l’homo sapiens, enfermé dans le clos de sa sapience, ne subsisterait pas longtemps dans un monde toujours changeant.

Le raisonnement de Descartes part de son intuition métaphysique du moi, son intuition de la conscience livrée à elle-même, à son essence intime.

La conscience à l’état « pur » ne peut s’observer que dans ses actes d’intellection.

En revanche, dans d’autres opérations mentales, par exemple lorsqu’elle « imagine », elle n’est plus dans son état « pur », car elle est mêlée des impressions qu’elle reçoit du monde ou des sens.

Lorsque l’esprit « conçoit » dans une intellection « pure », il se tourne en quelque sorte vers lui-même, il se plonge dans son intériorité, pour considérer les idées qu’il a en soi.

Lorsque l’esprit « imagine », il se tourne vers l’extérieur, vers le corps qu’il anime, ou vers le monde, et il y considère (ou y fait surgir) quelque chose qu’il a reçue par les sens, ou bien quelque chose qui est plus ou moins conforme aux idées qu’il a déjà formées en lui-même. L’esprit qui « imagine » ne considère donc pas des idées (pures), mais des images, plus ou moins liées aux impressions reçues des sens, et plus ou moins conformes aux idées préformées qu’il peut posséder en lui.

Pour Descartes, l’essence de l’homme, l’essence du moi, n’est donc pas dans les sens ou dans l’imagination, mais se trouve dans la seule pensée. La seule chose dont le moi puisse être sûr, c’est qu’il « pense ». Ego cogito. En conséquence, tout le reste (les sens, l’imagination,…) est accessoire.

On peut ne pas être d’accord sur cette catégorisation (l’essentiel, l’accessoire), mais la conclusion de Descartes est logique, de son point de vue : si je ne suis certain de rien d’autre que du fait que je pense, alors je dois en conclure que c’est en cela que consiste mon essence, et « que je suis une chose qui pense ».iii

L’essence de l’homme ne serait-elle donc que de « penser », et non pas aussi de sentir, d’imaginer, ou d’aimer ? C’est évidemment une question qui mérite la discussion. Mais continuons encore de suivre le raisonnement de Descartes, pour voir jusqu’où il nous mène.

Si la pensée est l’essence de l’homme, alors le corps ne fait pas partie de cette essence, car le corps est matériel et il ne pense pas (à l’époque de Descartes, on n’avait pas encore découvert que nos intestins étaient notre deuxième cerveauiv…)

Descartes en déduit que le moi (qu’il appelle aussi l’« âme ») a une existence distincte et indépendante du corps. L’âme peut donc « être ou exister sans lui ».v

Mais peut-on réellement affirmer cette ‘distinction’ et cette ‘indépendance’, au point d’y voir une dichotomie, une dissociation radicale entre le corps et l’âme ?

Selon Descartes, il n’y a pas de dissociation complète, du moins dans la vie présente. En réalité, le corps et l’âme sont très étroitement confondus et mêlés : « La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. »vi

« Il y a une grande différence entre l’esprit et le corps, en ce que le corps, de sa nature, est toujours divisible, et que l’esprit est entièrement indivisible. Car en effet, lorsque je considère mon esprit, c’est-à-dire moi-même en tant que je suis seulement une chose qui pense, je n’y puis distinguer aucunes parties, mais je me conçois comme une chose seule et entière. »vii

Contradiction ? Il est possible, je crois, de synthétiser ces vues apparemment contradictoires (distinction et indépendance, mélange et confusion).

Par exemple, on pourrait supputer que pendant la vie, le moi est étroitement mêlé au corps, au point de se confondre avec lui. Mais si l’on pose que la nature essentielle de l’âme (immatérielle et pensante) diffère de la nature essentielle du corps (matérielle et non-pensante), cela pourrait laisser pressentir leurs destins divergents lors de leur séparation de facto, après la mort.

Je voudrais maintenant mettre en rapport les idées de la phénoménologie de Husserl avec ces deux idées de Descartes, apparemment contradictoires, l’idée du « moi étroitement mêlé au corps » et l’idée que le moi, ou l’âme, peut « être ou exister sans lui ».

Husserl a donné en Sorbonne quatre célèbres conférences consacrées aux Méditations de Descartes, dans lesquelles il lui rend hommage, en proposant de qualifier la phénoménologie de « néo-cartésianisme »…

« Les impulsions nouvelles que la phénoménologie a reçues, elle les doit à René Descartes, le plus grand penseur de la France. C’est par l’étude de ses Méditations que la phénoménologie naissante s’est transformée en un type nouveau de philosophie transcendantale. On pourrait presque l’appeler un néo-cartésianisme, bien qu’elle se soit vue obligée de rejeter à peu près tout le contenu doctrinal connu du cartésianisme, pour cette raison même qu’elle a donné à certains thèmes cartésiens un développement radicalviii ».

Husserl reconnaît sa dette à l’égard de Descartes, mais pour aussitôt rejeter « à peu près tout le contenu doctrinal » de sa philosophie…

Et en effet, quoi de plus différent ?

Ainsi, Descartes considère, on l’a vu, le moi comme « indivisible », alors que Husserl distingue un « moi sous-jacent » et un « moi réfléchissant » pouvant conduire à une « scission du moi »ix.

Alors que Descartes cherche à établir un socle ferme et absolu pour commencer à philosopher, Husserl part de l’épochè (qui est à la base de la réduction phénoménologique), laquelle a pu être en revanche qualifiée de « processus dissolvant », de « liquéfaction conceptuelle » et de « pure stupeur devant l’inconnu sans fond ».x

Comment donc interpréter l’épochè et la réduction phénoménologique ?

Comme une réflexion de l’esprit sur lui-même ou comme l’amorce de sa transmutation ?

Comme un point de vue neuf sur la conscience ou bien comme un nouvel état de conscience ?

Comme un processus de dissociation analytique, ou bien comme le commencement d’une métamorphose ? xi

Comme « scission du moi »xii ou comme une nouvelle synthèse du moi pensant ?

Pour Descartes, l’indivisibilité de l’âme est son caractère fondamental. Elle est ce qui fait son essence. C’est d’ailleurs dans la nature d’une essence que d’être indivisible.

Cette essence indivisible est ce qui lui permet de joindre et de lier les souvenirs passés, les choses qui arrivent, et les intentions futures, ce qui donne une unité générale au déroulement de la vie. C’est aussi ce qui permet de distinguer formellement la réalité et les songes, l’état de veille et le sommeil.

« Mais lorsque j’aperçois des choses dont je connais distinctement et le lieu d’où elles viennent, et celui où elles sont, et le temps auquel elles m’apparaissent, et que, sans aucune interruption, je puis lier le sentiment que j’en ai avec la suite du reste de ma vie, je suis entièrement assuré que je les aperçois en veillant, et non point dans le sommeil. »xiii

Alors, est-ce que la réduction phénoménologique menace l’essence du moi par la scission initiale qu’elle semble provoquer ?

Non, bien sûr. C’est même plutôt ce qui va permettre de l’enrichir, de l’augmenter.

« La réduction phénoménologique ne consiste pas à limiter le jugement à un fragment prélevé sur la totalité de l’être réel »xiv. Elle n’a pas d’objet spécifique, mais s’applique tout entière au « champ » de l’expérience. Réduire (transcendantalement) la conscience, c’est appréhender le champ entier de l’expérience « pure », champ dans lequel tous les objets des sens et tous les éléments de la nature observée sont corrélés.

La corrélation de la conscience avec tous les objets de l’expérience et tous les éléments de la nature évoque immédiatement les notions de corrélation et d’intrication de la théorie quantique (élaborée, notons-le, à peu près à la même époque que la phénoménologie de Husserl).

Mais Husserl franchit une nouvelle étape, à vrai dire radicale.

Ce champ d’expérience pure est, dit-il, « le tout de l’être absolu »xv.

Le phénoménologue, ayant une fois découvert la puissance heuristique de l’épochè, ne cesse plus de vouloir l’élargir, dans la perspective d’une suspension toujours plus poussée du jugement. Son idéal, jamais atteint, est une épochè « universelle »xvi.

Une épochè « universelle » ? Qu’est-ce ?

Une réduction s’appliquant à tout, ou à tous ?

Une réduction pouvant même ‘suspendre’ la croyance à l’idée de vérité ?

Une réduction s’appliquant même à la possibilité de l’universelle épochè ?

Paradoxe incitatif, stimulant, que celui de tout réduire, tout suspendre, douter de tout, y compris douter du doute et de la suspension !

Paradoxe, par cela même, « révolutionnaire » ?

C’est le terme employé par l’un des thuriféraire de Husserl, Emmanuel Lévinas : « La réduction est une révolution intérieure, […] une manière pour l’esprit d’exister conformément à sa propre vocation et en somme d’être libre par rapport au monde xvii».

Un autre disciple husserlien de la première époque, Eugen Fink, avait déjà revendiqué l’idée de liberté.

« [Par l’épochè] ce que nous perdons, ce n’est pas le monde mais notre emprisonnement dans le mondexviii ».

La réduction élargit le paysage de la conscience, elle l’amplifie, l’augmente. La finesse de son grain s’affine encore. Mais surtout elle la libère.

Et pas qu’un peu. La liberté ainsi conquise semble infinie. Tout est possible. Et surtout, c’est le Tout (de la pensée) qu’il devient possible de penser…

Husserl énonce, d’un ton de triomphe :

« Dès qu’elle a été une fois accomplie, l’attitude transcendantale se révèle la seule légitimée, et celle qui englobe tout ce qui est concevable et connaissablexix ».

Mettons un bémol, tout de même, pour le principe : elle n’englobe pas tout ce qui reste inconcevable, inconnaissable…

Or, je voudrais avouer que c’est justement cela qui m’intéresse le plus, personnellement : l’inconcevable, l’inconnaissable.

Je donnerais volontiers tout le concevable et tout le connaissable pour le prix d’un peu d’inconcevable et d’inconnaissable.

Tant je devine que le secret du mystère n’est pas dans un monde, qui n’en est en somme que le « phénomène », et non l’essence.

Husserl a peut-être manqué d’un peu de modestie en affirmant que la réduction non seulement ne rend pas aveugle à l’objet, mais aussi « clair-voyant pour toutes chosesxx ».

Comme les adeptes du « en même temps », Husserl aime le « à la fois » :

« Dans cette scission du moi, je suis établi à la fois comme sujet voyant simplement, et comme sujet exerçant une pure connaissance de soi-mêmexxi ».

L’idée de Husserl : Je me scinde en deux mais pour mieux m’englober. Je ne me dissocie que pour m’éveiller à moi-même, et m’accroître de cet éveil même. Et par cet accroissement, monter vers « tout ce qui est concevable et connaissable ».

Qu’il me soit permis, parce que j’ai l’esprit taquin, de trouver le projet husserlien encore trop limité.

Ce qui m’intéresse, quant à moi, ce n’est pas vraiment « tout ce qui est concevable et connaissable ». On voit bien que tout cela ne sera jamais que l’aquarium des poissons rouges, dans lequel nous tournons en rond.

Ce qui m’intéresse vraiment, c’est de trouver le moyen de sortir du bocal, et comme un poisson volant, capter, ne serait-ce qu’un moment, un peu d’inconcevable et d’inconnaissable.

Et ce « peu » serait déjà une sorte d’infinité…xxii

______________

i« Que si je veux penser à un chiliogone, je conçois bien à la vérité que c’est une figure composée de mille côtés, aussi facilement que je conçois qu’un triangle est une figure composée de trois côtés seulement ; mais je ne puis pas imaginer les mille côtés d’un chiliogone, comme je fais les trois d’un triangle, ni, pour ainsi dire, les regarder comme présents avec les yeux de mon esprit. » Descartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 180-181

ii« Je remarque en outre cela, que cette vertu d’imaginer qui est en moi, en tant qu’elle diffère de la puissance de concevoir, n’est en aucune sorte nécessaire à ma nature ou à mon essence, c’est-à-dire à l’essence de mon esprit ; car, encore que je ne l’eusse point, il est sans doute que je demeurerais toujours le même que je suis maintenant : d’où il semble que l’on puisse conclure qu’elle dépend de quelque chose qui diffère de mon esprit. » Descartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 182

iii« De cela même que je connais avec certitude que j’existe, et que cependant je ne remarque point qu’il appartienne nécessairement aucune autre chose à ma nature ou à mon essence, sinon que je suis une chose qui pense, je conclus fort bien que mon essence consiste en cela seul, que je suis une chose qui pense, ou une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser. » Descartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 190

iv Francisca Joly Gomez. L’intestin, notre deuxième cerveau: Comprendre son rôle clé et préserver sa santé. Poche, 2016

v « Parce que d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue et que d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui. » Descartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 190

viDescartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 195-196

viiDescartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 203-204

viiiEdmund Husserl, Méditations cartésiennes : Introduction à la phénoménologie, Trad. Mlle Gabrielle Peiffer, Emmanuel Levinas. Ed. J.Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1966, p.1

ixE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p.136

x« La tentation présente à toutes les étapes de l’épochè, d’un arrêt de son processus dissolvant avant qu’il n’ait tout emporté sur son passage, avant qu’il n’ait abouti à une liquéfaction conceptuelle si entière que nous soyons reconduits par lui à un état primordial hypothétique de pure stupeur devant l’inconnu sans fond. » Michel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.138

xi« Il a été tantôt question de réflexion, et d’accès aux états de conscience, tantôt de ‘transmutation’ du vécu conscient. Alors s’agit-il d’un point de vue sur la conscience, ou d’un état de conscience à part entière ? La métaphore dualiste du point de vue est-elle compatible avec la description moniste de l’altération ?» Michel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.139

xiiE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p.136

xiiiDescartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 210-211

xivE. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, Gallimard, 1950, p.168, § 51

xvE. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, Gallimard, 1950, p.168, § 51

xviE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p.215

xviiE. Lévinas. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger. Vrin, 2001, p.54, cité par Michel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.146

xviiiEugen Fink, Sixième Méditation cartésienne, Traduit de l’allemand par Natalie Depraz, Ed. Jérôme Millon, 1994, p.99

xixE. Husserl, De la réduction phénoménologique, Traduit de l’allemand par Jean-François Pestureau, Ed. Jérôme Millon, 2007, p.49

xxE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p.156

xxiE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p.156

xxiiLa nature et le monde peuvent enseigner beaucoup de choses à l’homme, mais au fond ce n’est pas là l’important. Il y a aussi « beaucoup de choses qui n’appartiennent qu’à l’esprit seul, desquelles je n’entends point ici parler, en parlant de la nature : comme, par exemple, la notion que j’ai de cette vérité, que ce qui a une fois été fait ne peut plus n’avoir point été fait, et une infinité d’autres semblables, que je connais par la lumière naturelle, sans l’aide du corps. »Descartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 198

Éloge de l’intuition


Il y a de nombreux genres d’êtres, divin, humain, naturel, artificiel, matériel sans oublier les êtres de raison et de langage, idéels et symboliques etc. De cette multiplicité de types d’êtres, on peut conjecturer l’existence d’un riche assortiment d’ontologies possibles. Dans la foule de tous les étants, l’homme a quant à lui un rôle spécial. Il ne sait pas qui il est vraiment, et il sait qu’il ne le sait pas ; il sait aussi qu’il n’est pas seulement ce qu’il sait qu’il est. Il reste donc beaucoup de place à la recherche. Il devient davantage ce qu’en puissance il est en particulier, quand la question de l’être en général en lui se révèle. Il commence à comprendre sa propre nature lorsqu’il comprend qu’elle est tout entière dans ce questionnement, celui de son origine et celui de sa fin.

D’où sait-il tout cela ? Considérant le mystère opaque dont il surgit, et l’abîme plus sombre encore où la mort le projette, il tire des inductions, échafaude des hypothèses, formule des théories.

C’est pourquoi on dit que l’homme est un animal métaphysique, plus apte que l’oursin, la mouche, le singe ou l’ange, à se poser la question de son être spécifique, et par là à attaquer sans relâche celle de l’être en général, la question ontologique.

Ce ne fut pas une mince intuition d’arriver à penser le passage du particulier au général, c’est-à-dire de concevoir l’abstraction de l’être, comme émanant des innombrables cohortes d’étants concrets.

Cette intuition établit une communauté d’essence entre tout ce qui « est », sans mettre de côté une variation radicale entre les « niveaux d’être » des divers étants. Parmi eux, il en est qui baignent dans la conscience super-lumineuse de leur Soi, d’autres tâtonnent dans des limbes crépusculaires, et d’autres encore rampent sans fin dans la nuit des rêves morts.

L’homme est un étant placé au milieu d’autres étants, dans un monde qui est aussi un étant, et un ensemble d’étants de différentes natures. Ces étants de toutes sortes se manifestent d’une façon ou d’une autre, mais sans jamais se révéler intégralement. Il est difficile voire impossible à l’homme de pénétrer le mystère de l’être chez d’autres étant que lui, puisqu’il n’arrive déjà pas à pénétrer ce mystère en lui-même.

Sa conscience se manifeste à lui, elle aussi, et ne cesse de se révéler, toujours à nouveau, sans jamais s’épuiser, par son questionnement, sauf dans la mort évidemment. Et là, peut-on présumer que les questions que la conscience pose trouvent enfin une réponse, finale, complète, terminale ? La morts ne débouche-t-elle pas soit sur un néant désormais sans question ni réponse ? ou n’est-elle qu’un passage vers un état où le Soi continue, sous d’autres formes, à se poser d’autres interrogations encore ?

Il y a dans l’étant de l’homme un mélange d’infini (en puissance) et de finitude (en acte). Vers l’avant, vers l’après, vers le haut, vers le bas, et de tous les autres côtés, il est objectivement cerné par le fini, il est ‘confiné’. Ses perspectives s’écrasent vite. Son soi n’est qu’un point, sans dimension, et l’illimité qui l’entoure en théorie n’est qu’une conjecture, un phantasme, une représentation sans contenu explicite.

Ce point, ce point-limite, est un soi sans contenu dicible, mais il est la base de toutes les métaphysiques, les plus laconiques ou les plus bavardes. Sans ce point, ce radeau de l’étant, tout se dissout vite dans un néant sans rêve. Mais avec lui, on peut commencer à fonder, paradoxalement, une ontologie du dévoilement. Sur ce point, ce seul point, peut-on bâtir des mondes, des gouffres, des firmaments, des empyrées ? On ne sait trop, c’est l’esprit humain qui travaille, qui tisse sur son métier des toiles et des voiles.

Pourquoi l’esprit est-il enclin à toujours tisser ? Parce que le point de conscience est essentiellement nu. Il a besoin de lin, de laine et de mots, pour habiller sa nudité, qui est aussi une solitude.

Quand l’homme pense qu’il est fini, qu’il est seul, il pense aussi qu’il pourrait ne pas l’être, en théorie.

Quand il croit à la réalité, dense et basse, il croit aussi aux mirages, éthérés, élevés, que la foule et son temps propagent.

L’homme est un être infiniment fini, et finalement infini.

Pénétré d’une finitude et d’une solitude qui l’environnent de toutes parts, l’homme se tourne vers la transcendance comme d’une voie de sortie. Mais celle-ci ne lui donne aucune garantie, aucune certitude. Il faut continuer sans assurance la recherche, source d’angoisse, fontaine de souci. Affres de ne pas savoir où l’on va.

L’angoisse est peut-être un mot trop fort, trop dramatisé. Face au néant, l’âme forte ne s’émeut pas: si le grand trou est un lieu vide, qu’a-t-elle en effet à craindre, l’âme qui retrouve ainsi sans coup férir le noir et l’inconscient dans lesquels elle a dormi dans l’inexistence, avant de paraître brièvement sur la scène d’un monde sans sens.

L’alternative est bien plus stimulante naturellement. C’est la raison pour laquelle depuis des milliers et des milliers de génération, l’homme a continué de se poser la question métaphysique sans se préoccuper des lazzis des matérialistes, des ricanements des esprits forts.

L’angoisse s’appelle aussi la curiosité transcendantale.

Quelle peut être la nature d’un monde dont le sens ne se donne ni ne dit?

C’est le fait de regarder le néant en face qui est la première victoire de l’esprit. Il se voit mis à nu par sa question même. Et s’il ne s’empresse pas d’habiller de quelque voile hâtif sa nudité métaphysique, s’il ne se dépêche pas de mettre fin à cet écorchement, alors il peut se saisir comme tel, nu, dépecé, à vif, entre la vie et la mort, sans savoir ce qui l’emportera.

Ce non-savoir, cette ignorance, cette souffrance, on peut vouloir y mettre fin. Des religions comme la védique, la bouddhique, mais aussi la juive ou la chrétienne, théorisent à leur manière comment on peut y échapper.

Mais les religions ne font pas de métaphysique. Elles proposent des réponses codées, forgées au cours des millénaires. Or tout homme est nouvellement né : de façon entièrement neuve, il se pose à son tour de très vieilles questions.

Il peut adopter la leçon des maîtres anciens, mais il peut aussi en remarquer la vanité métaphysique, constater que leurs réponses se fondent sur des affirmations sans fondements.

A tout prendre l’homme bien né vaut bien un prophète ou un sage du temps jadis, s’il a des intuitions d’une force comparable ou même des visions supérieures à tel ou tel ancien.

Car tous, ces génies passés, ont dû aussi marcher sur une voie étroite. Tous, ils ont dû sentir la précarité, la fragilité de leurs certitudes.

Leur foi a toujours été en instance de vacillement.

Le doute fonde l’homme et lui donne sa noblesse irréfragable.

C’est ce doute qui donne au temps de l’homme son vernis d’éternité. Parce que sa vérité n’est pas dans ce qu’elle donne à voir, mais dans ce qu’elle cache. Derrière le voile du temps gît probablement à l’affût le grand mystère de tous les temps, – mais peut-être n’y a t-il rien que les ricanements de la matière échevelée.

Ontologie du doute, ontologie du pari, ontologie du dé et du Rubicon, royale et prophétique, que l’âme bien née adopte comme seule patrie, seule religion, seule métaphysique.

Si le temps est la seule vraie richesse, éminemment limitée, pourquoi passe-t-on son temps à le perdre, en riens, en néants ?

C’est seulement s’il n’est pas la seule richesse, la seule réalité, qu’il est raisonnable de perdre son temps à le penser, ce temps qui voile l’avenir, et tout ce qui est-dessus de lui, ou après lui.

C’est là, dans la pensée, que l’homme bien né, et rené, perce le mur de la présence à soi. L’horizon du temps, si bas, si flou, si proche, il l’enroule comme une toile, et se met en chemin vers les étoiles.

Car l’étant (de l’homme) n’est pas fait de temps. Une fois démontée la tente, il migre hors du temps. Il s’ouvre, et il découvre ce qui n’est plus du temps, ce qui est au-dessus et en dehors du temps, un intemporel, un méta-temps.

Le temps n’y a plus cours. Tout s’arrête-t-il alors ?

Non, le flux continue. D’autres dimensions se dessinent. Le monde à trois dimensions d’espace et une de temps, est remplacé par un monde à 17 ou 256 dimensions d’espace, et autant de durée.

Le temps n’y est plus temporel, mais… gustatif ou tactile.

Le temps est une intuition forte et creuse. Elle occupe sans cesse l’esprit, et elle est une forme vide.

Et l’homme cherche le plein, non le vide.

Il a l’intuition que du vide ne peut sortir que du vide. Il n’y a pas d’avenir en vue dans le vide. L’homme plein de lui-même n’imagine pas de vivre son propre vide. Il continue de chercher plus de plénitude, qui comble tous les vides dont il fait l’expérience.

Mais l’homme a-t-il pour autant une intuition du plein ? On peut le penser. Fœtus et amants font l’expérience d’une plénitude relative, qui laisse des marques inoubliables, travaillant sans relâche dans l’inconscient, et laissant espérer d’autres plénitudes à venir, moins relatives, plus absolues peut-être.

La raison n’est guère utile devant ce mystère, elle est incapable de discerner quelque voie. Elle est trop embarrassée de son poids de règles et de logiques.

L’intuition est ici plus souple, pour deviner l’avenir et la puissance non encore révélée. Moins formelle, mais plus fondée, – en un sens.

D’où vient l’intuition ? Si tant est qu’elle ait la moindre validité, ne serait-ce que celle d’un grain de moutarde, l’intuition vient de l’ailleurs, de l’au-delà et de l’impensable. Elle est une sorte d’antenne sensible à tous les bruits, toutes les rumeurs que la raison n’entend pas.

De deux choses l’une.

Soit l’intuition est effectivement en contact, de quelque façon indicible, avec l’arrière-monde, l’au-delà, l’univers des possibles, les sphères de l’impensable, et alors les précieuses gouttes d’élixir méta-temporel qu’elle capture et exsude ont plus de prix que toutes les richesses du monde.

Soit elle n’est en contact avec rien de tout cela, et alors que vaut-elle ? Même pas le tissu dont sont faits les songes, avortés avant d’avoir pris leur vol. Et alors, décidément, l’homme est un bestiau saisi de torpeur.

Il faut se représenter un monde où la pensée prend la forme d’intuitions pures. Leur immédiateté, leur netteté est sans pareille. Le temps s’abolit, soudain, devant la force de ces intuitions. Une fontaine de compréhension coule à grands flots, elle noie l’esprit abasourdi, le couvre de révélations, lui ouvre des pistes neuves, dévoile des mondes. Loin derrière l’intuition, l’esprit prend son envol, lourdement, mais assurément.

L’esprit est lourd, glaiseux. L’intuition est brûlante, chérubinique. Sa lumière réchauffe les lointains, que la pensée, quant à elle, refroidit et glace.

Non que la pensée n’ait son utilité. Elle l’a, à l’arrière, en support, avec le train.

Non à l’avant, en pointe.

Surtout l’intuition a ce caractère généreux, jaillissant, crépitant. Source ou flambée. Chaque goutte, chaque étincelle, est promesse d’un infini à venir, dont elles sont les humbles et brillants messagers.

C’est un phénomène étrange que l’intuition, dès l’instant où on la prend, non seulement pour ce qu’elle suggère, mais pour ce qu’elle implique. Son « au-delà » signe la fin de l’étroit. Elle révèle des portes ouvrant sur des myriades. Elle dévoile des mondes où le fins se charge d’épaisseur. Le pollen annonce la forêt, l’odeur fait miroiter les Orients oubliés, le grain promet les prémisses.

L’intuition n’est pas un phénomène. Au contraire, elle plus réelle que le réel.

La connaissance humaine découle de deux sources : la capacité à recevoir des impressions, et celle de se représenter des des formes. C’est en associant ces impressions (venues du monde) et ces formes (venues de l’esprit) que peut fleurir la faculté de ‘connaître’.

Quelles sont ces formes venues de l’esprit, ces concepts pré-positionnés pour interpréter les impressions ?

Ils ne résultent pas de l’activité de la pensée, mais de la fulgurance de l’intuition. L’intuition habite déjà le regard de l’enfant nouveau-né, et ensemence son cerveau vierge.

L’intuition règne en souveraine dans les moments les plus cruciaux, les plus sublimes, les plus transcendants.

L’intuition révèle de façon ténue et tenace ce que nous ne sommes pas encore conscients d’être.

Par le miracle de l’intuition, l’homme, étant fini, enserré de toutes parts, sans vision, sans perspective, découvre qu’il est infiniment plus que tout ce qu’il peut penser.

La métaphysique des causes


 

« La causalité des idées ne peut servir à rien »i affirme Aristote.

Cette phrase étonnante est manifestement une charge venimeuse de l’élève contre le maître (Platon). Et c’est, in nuce, l’annonce du programme moderne.

Je l’interprète ainsi :

Les « Idées » platoniciennes n’ont ni bras ni jambes. Impuissantes, elles ne font rien par elles-mêmes. Elles n’ont pas même d’existence propre. Pour qu’elles puissent exercer quelque influence que ce soit dans le monde, il faut qu’elles soient adoptées par des hommes bien réels, qui leur prêtent sang, chair, énergie, existence. Seule l’action des hommes leur donne une « forme » effective, mais qui ne leur est pas propre. Cette forme est indissolublement liée aux actes qui lui donnent « vie ».

Par elles-mêmes les « Idées » ne produisent aucune causalité. Ce sont toujours des hommes qui se chargent de produire des causes et des effets.

Certes les hommes peuvent s’inspirer d’idées préexistantes, à l’occasion, mais ce n’est pas toujours le cas. Le hasard, les circonstances ou les passions peuvent bien souvent inciter à l’action, sans qu’aucune « Idée » ne soit a priori nécessaire.

Souvent, les « Idées » ne sont jamais qu’un vernis ou un prétexte. D’autres logiques prévalent, qui ne sont justement pas logiques.

Cette idée d’Aristote (« La causalité des idées ne peut servir à rien ») a eu grand succès chez les penseurs matérialistes et a exercé une immense influence dans la modernité occidentale.

Parmi les philosophes qui ont tenté d’interpréter la phrase d’Aristote dans un sens un peu moins matérialiste, tout en restant encore « moderne », on peut citer Christian Godin pour qui les idées « agissent comme un catalyseur en chimie. Leur présence ne « fait » rien, mais elle permet que ce qu’elles ne font pas elles-mêmes puisse se faire. Elle est ce qui libère la causalité des causes, y compris celle des causes efficientes. »ii

« Ce qui libère la causalité des causes » !…

La formule a de quoi enthousiasmer rêveurs et poètes…

Mais elle a aussi vocation à se fracasser bien vite contre le mur inoxydable des déterminismes, et l’impassibilité rude des matérialismes.

Si la causalité doit être prise dans son essence même, si elle soit être prise « au sérieux », on doit nécessairement en déduire qu’elle ne peut pas se libérer de cette dernière. Son essence même la contraint précisément à participer sans cesse au cycle sans fin des « causes ».

Seul un Deus ex machina doit pouvoir éventuellement changer la causalité en son contraire absolu.

Ce contraire est un absolu justement, – l’absolu inconditionnel et inconditionné de la Liberté.

Mais qu’est-ce que la Liberté ?

Une Idée métaphysique.

On en revient à Platon.

Il faut choisir son camp, toujours à nouveau…

iAristote, Métaphysique Z,8, 1033b 28

iiChristian Godin. La fin de l’homme. Ed. Champ Vallon, 2003, p.119

Trous noirs, prophétie et mystère


La photo d’un trou noir distant de 50 millions d’années-lumière, placé au centre de la galaxie M87, vient de paraître en grande fanfare médiatique. La photo est floue et banale. Mais le plus décevant c’est le vide absolu des commentaires journalistiques : pas l’ombre d’une évocation de possibles prolongements philosophiques, pas le moindre début d’une réflexion plus large, par exemple sur les éventuels liens cosmologiques entre les trous noirs et la nature de l’univers, sur la question du mystère de son origine ou de sa « fin » métaphysique, plus opaque encore.

Il est vrai que les questions métaphysiques sont aujourd’hui des occupations passées de mode, et même hautement suspectes aux yeux des scientistes et des matérialistes qui pullulent de par le monde.

L’idéologie dominante domine, et la civilisation mondiale a perdu manifestement tout intérêt pour le Mystère.

Elle n’a plus guère le désir de contempler en face ce qui la dépasse entièrement, et la rapetisse infiniment, au fond.

Elle préfère se concentrer sur des images (matérielles) et des idées (positivistes).

La tendance n’est pas nouvelle. Elle a été maintes fois décrite, depuis le 19ème siècle.

Oswald Spengler, par exemple, au début du siècle dernier, en pleine expansion industrielle et technique, a écrit ces lignes critiques:

« Une chose est de savoir qu’il y a des mystères, que le monde n’est rien qu’un mystère unique et impénétrable. Une ère qui perd cette foi n’a plus d’âme. Commencent alors les questions arrogantes, fondées sur la croyance que le mystère n’est rien de plus qu’un inconnu provisoire, que l’esprit d’interrogation peut déchiffrer. »i

Spengler, dira-t-on, n’est plus désormais qu’un auteur sulfureux, discrédité. Le citer revient sans doute à prendre des risques vis-à-vis des petits marquis.

Mais soyons fous ! Il témoigne à sa façon d’un univers disparu et d’une vision du monde fort peu « moderne », où l’on vénérait encore (horresco referens) les héros et les saints :

« Le héros dédaigne la mort, et le saint dédaigne la vie. »ii

Oswald Spengler, et c’était sans doute , entre autres, une erreur fatale, a surtout commis l’indélicatesse de pointer avec acuité le « déclin » de l’Occident, tout en donnant l’impression de regretter ce naufrage programmé.

Plutôt que de s’attaquer à l’Occident seulement, il eut mieux valu sans doute qu’il condamnât le déclin de « l’humain » tout entier, ou qu’il fustigeât la déchéance progressive de l’humanité considérée dans son ensemble.

C’eut été politiquement plus correct, mais les tenants du progressisme auraient été plus enragés que jamais à son égard.

D’un point de vue strictement philosophique, il est probable que Spengler eût été en réalité incapable de donner chair et substance au concept d’« humanité » et à des expressions comme « l’humain » ou l’« homme en soi », – toutes formulations dont il niait la pertinence, et dont il attribuait l’origine aux « bavardages des philosophes » :

« Il n’existe pas d’« homme en soi » comme le prétendent les bavardages des philosophes mais rien que des hommes d’un certain temps, en un certain lieu, d’une certaine race, pourvus d’une nature personnelle qui s’impose ou bien succombe dans son combat contre un monde donné, tandis que l’univers, dans sa divine insouciance subsiste immuable à l’entour. Cette lutte, c’est la vie. »iii

Dans cette « lutte pour la vie », donc, l’ « homme en soi » a-t-il encore un avenir ?

Ou bien l’avenir est-il seulement réservé à des hommes d’un certain lieu, d’une certaine race, d’une certaine religion, à des combattants s’imposant au monde ?

La question vaut d’être reposée en forme d’alternative:

D’un côté, la guerre civile mondiale, – tout homme devenant un loup pour les autres hommes, toutes meutes cherchant à s’imposer impitoyablement aux autres meutes.

De l’autre côté, la paix civile mondiale, et tous les hommes unis dans la recherche du mystère.

J’opte pour la paix future, universelle, me fiant aux paroles de Joël :

« Je répandrai mon Esprit sur toute chair. Vos fils et vos filles prophétiseront, vos anciens auront des songes, vos jeunes gens, des visions. Même sur les esclaves, hommes et femmes, en ces jours-là, je répandrai mon Esprit. »iv

Mais quel rapport, demandera-t-on, entre le déclin de l’Occident, les trous noirs et l’effusion de l’Esprit ?

L’Occident décline parce qu’il s’est rendu incapable de comprendre le mystère, le mystère qui s’incarne dans les trous noirs et dans l’Esprit répandu.

iOswald Spengler. Écrits historiques et philosophiques. § 43 Ed. Copernic. Paris. 1979. p.128

iiOswald Spengler. Écrits historiques et philosophiques. § 61 Ed. Copernic. Paris. 1979. p.132

iiiOswald Spengler. Écrits historiques et philosophiques. § 68 Ed. Copernic. Paris. 1979. p.135

ivJl 3, 1-2

Les mystères du cerveau (4). La question métaphysique et le nombril de l’univers…


Marcel Conche écrit quelque part, avec une sorte d’allègre ironie : « J’aime beaucoup la nèfle. Il n’y a rien à manger. C’est le fruit le plus métaphysique. Car la métaphysique revient à ceci que de toute façon, on ne sait rien de rien. »i

Pour ma part je préfère la pêche. Il en est de fort juteuses, à la chair tendre et savoureuse. Les unes ont la peau lisse, d’autres duvetées, mais toutes ont une fente d’invite, et un noyau dur, libre ou adhérent. C’est, à mon humble avis, un fruit beaucoup plus métaphysique que la nèfle : à la fin des fins, on sait qu’on va en reprendre sans s’en lasser, tant la saveur ne s’en s’oublie pas, et tant le mystère de cette fente close et de ce noyau dur ne peut que mystifier les esprits les moins propres à saisir l’immanente transcendance du pêcher, de sa fleur à son fruit…

C’est réellement un grand mystère que les cerveaux humains, du moins certains d’entre eux, puissent s’ouvrir à la métaphysique, la grande, la magnifique métaphysique, celle qui survole les mondes, et réfléchit à ce qui était avant que rien ne soit…

L’un des mythes les plus anciens du monde date d’il y a au moins 6000 ans, soit quatre mille ans avant notre ère, et trois mille ans avant Moïse. C’est le mythe védique de Prajāpati, nom qui signifie « Père, ou Seigneur des créatures ». Prajāpati est le Dieu suprême, l’Unique qui a créé le monde. Mais, à la différence du Dieu biblique, la création de l’Univers et de toutes les créatures, selon le Véda, n’a pu se faire que par le « sacrifice » de Prajāpati.

Au commencement, n’ayant rien à partir de quoi créer le monde, puisque tout était néant, Prajāpati doit recourir à soi-même, se démembrer, s’offrant soi-même comme sacrifice, et se divisant de sorte que de lui puissent découler l’Univers et la Vie. Dans le Véda, la création de l’univers est décrite comme l’auto-immolation du Créateur, et ce sacrifice devient alors « le nombril de l’Univers »ii.

« Maintenant, le Seigneur des créatures, après avoir engendré les êtres vivants, se sentit comme vidé. Les créatures se sont éloignées de lui ; elles ne sont pas restées avec lui pour sa joie et sa subsistance. »iii Le Dieu suprême se donne tout entier, et il subit les affres de la mort : « Après avoir engendré tout ce qui existe, il se sentit comme vidé et il eut peur de la mort. »iv

C’est à cet instant précis que notre pêche devient juteuse, et que la métaphysique prend son envol…

Pourquoi ce Sacrifice du Dieu suprême ?

Peut-être parce qu’un « plus grand Bien » peut en être attendu ? Le Dieu (Theos) se sacrifie-t-il pour rendre possible non seulement l’existence du Cosmos et de l’Anthropos mais aussi leur « divinisation » ?

Le Theos se sacrifie pour étendre des modes de divinisation à d’autres êtres qu’à lui-même. Ainsi l’on voit que l’essence du Sacrifice est tout entière dans le devenir général. Le Dieu se sacrifie pour que l’avenir puisse advenir à l’être. Le Dieu se sacrifie tout entier, il prend ce risque suprême, pour que le « futur » et « l’Autre » puissent être aussi…

Mais alors Dieu n’est pas éternel ?

Il sacrifie son éternité solitaire pour que devienne un « devenir » partagé, commun. À l’éternité, dont il était l’unique dépositaire, il adjoint le Temps, l’Avenir, le Processus,… et donc la Liberté. Il transforme son essence stable, immobile, de « premier moteur », en un processus risqué, instable, incertain. Il donne volontairement une liberté propre au Cosmos, ainsi qu’à l’Anthropos qui finit par y apparaître.

Le Dieu crée l’univers avec une très grande précision (Cf. l’admiration que les physiciens les plus renommés ont pour l’incroyable finesse avec lesquelles les « constantes » de l’Univers ont été façonnées…). Mais l’univers n’est cependant pas une mécanique déterministe. Il y a du « hasard », selon certains. Disons simplement qu’il y a de la « liberté ». Le Dieu a lancé, n’en déplaise à Einstein, un coup de dé anthropo-cosmique…

D’où ce nouveau mystère, propre au cerveau humain : comment peut-on présumer savoir ce que Prajāpati a concocté avant l’aube des temps? Comment sait-on qu’il s’est sacrifié, qu’il s’est senti vidé, qu’il a eu peur de la mort ? Comment le cerveau des visionnaires du Véda a-t-il pu concevoir ce sacrifice divin et en apprécier toutes les conséquences (la « kénose » avant la lettre) ?

Il y a deux réponses possibles.

Soit le Theos a permis que ce mystère soit « révélé » directement à l’âme de certains représentants de l’Anthropos (c’est la solution biblique, telle que rapportée par Moïse : YHVH m’a dit que…)

Soit il existe, de façon plus immanente, une congruence, une sympathie, une évidence, qui semblent imbiber le cerveau humain. Le cerveau des prophètes védiques a ressenti en interne, par une sorte d’analogie et d’anagogie, le drame divin. Il s’est appuyé sans doute sur l’observation de phénomènes apparus dans le milieu humain, et qui sont parmi les plus nobles, les plus frappants, les plus contre-intuitifs qui puissent se concevoir : le sacrifice par amour, le don de sa vie au bénéfice de la survie de ceux que l’on aime…

Quoi qu’il en soit, concluons que le cerveau humain, par ses antennes, ses pistils, son « oosphère », est capable de naviguer librement dans la « noosphère » éternelle, et qu’il lui est donné, parfois, dans certaines circonstances, d’en pénétrer l’essence…

iMarcel Conche. Regain. Ed. Hdiffusion. 2018, p.65

ii R.V. I,164,35

iii S.B. III, 9,1,1

iv S.B. X, 4,2,2

L’âme, la liberté et les lois de la Nature


C’est le biologiste et philosophe Ernst Haeckel qui a fait connaître Darwin en Allemagne. Il fut l’un des premiers à appliquer les idées darwinistes aux ‘races’ humaines. Les idéologues nazis ont utilisé ses écrits pour appuyer leurs théories racistes et leur darwinisme social. Haeckel est par ailleurs l’auteur de la théorie de la « récapitulation », selon laquelle l’ontogenèse « récapitule » la phylogenèse.

Haeckel avait une vision moniste du monde, une perception aiguë de l’immanence divine et proposait une quasi-déification des « lois de la Nature ». « Dieu se trouve dans la loi de la nature elle-même. La volonté de Dieu agit selon des lois, aussi bien dans la goutte de pluie qui tombe et dans le cristal qui se développe, que dans le parfum de la rose et dans l’esprit des hommes. »i Cette immanence se retrouve dans la « mémoire cellulaire » (« Zellgedächtnis ») et dans l’« âme des cristaux » (« Kristallseelen »).

D’une telle compénétration de la « Nature » et de « Dieu », Haeckel déduisait la fin de « la croyance en un Dieu personnel, à l’immortalité personnelle de l’âme et à la liberté de volonté humaine. »ii Toute la métaphysique était remise en cause.

« A côté de la loi d’évolution et en étroit rapport avec elle, on peut considérer comme le suprême triomphe de la science moderne la toute-puissante loi de substance, la loi de conservation de la matière (Lavoisier, 1789) et de la conservation de l’énergie (Robert von Mayer, 1842). Ces deux grandes lois sont en contradiction manifeste avec les trois grands dogmes centraux de la métaphysique, que la plupart des gens cultivés considèrent aujourd’hui encore comme les trésors les plus précieux : la croyance en un Dieu personnel, à l’immortalité personnelle de l’âme et à la liberté de volonté humaine. (…) Ces trois précieux objets de foi seront seulement supprimés, en tant que vérités du domaine de la science pure. En revanche ils subsisteront, précieux produit de la fantaisie, dans le domaine de la poésie.»iii

Il y a deux points à considérer, d’une part la question de la validité des « lois suprêmes » de la science moderne, la loi d’évolution et la loi de conservation, et d’autre part, la question de la « contradiction manifeste » entre ces lois et les « trois dogmes centraux de la métaphysique ».

Sur le premier point, il faut rappeler que la vision purement scientifique de la conservation et de l’évolution du monde ne peut pas à elle seule rendre compte de phénomènes singuliers comme le Big Bang. D’où vient l’énergie initiale de l’univers ? Elle a toujours été déjà là, de par la loi de conservation, répondent les croyants en la science pure.

Mais cette thèse même est en soi indémontrable, et donc non-scientifique.

La « science pure » se fonde sur un axiome improuvable.

Le second point est la question de la contradiction « manifeste », selon Haeckel, entre les deux lois de conservation et les dogmes centraux de la métaphysique comme la liberté de la volonté ou l’immortalité de l’âme.

En 1907, une année seulement après la parution de l’ouvrage cité de Haeckel, le médecin américain Duncan MacDougall mesura le poids de six patients juste avant et après leur mort. Constatant une diminution de 21 grammes, il en déduisit qu’il pouvait s’agir du poids de l’âme s’échappant du corps humain. Une vive controverse s’ensuivit.

Si l’âme « existe », elle est de nature immatérielle, et donc ne peut avoir de masse.

En admettant la validité des résultats de D. MacDougall, il faut en déduire que la perte de masse de 21 grammes censée avoir été observée chez certains individus après la mort provient d’autres causes que celle de la sortie de l’âme hors du corps.

Il serait possible d’imaginer par exemple une « sublimation », au sens chimique, de certaines composantes du corps humain, qui passeraient ainsi de l’état solide à l’état gazeux, sans passer par l’état liquide. De fait, cette « sublimation » se traduirait par une exhalaison ou une évaporation de la matière transformée en masse gazeuse.

Le « dernier soupir » ne serait donc pas seulement constitué de l’air contenu dans les poumons du corps à l’agonie, mais aussi d’une masse de matière corporelle « sublimée » par les transformations métaboliques, accompagnant la mort elle-même. Parmi ces transformations, celles affectant le cerveau seraient particulièrement cruciales, si l’on tient compte du fait que celui-ci consomme environ le quart de l’énergie métabolique du corps.

La mort aurait sur le cerveau un effet physico-chimique se traduisant sous la forme d’une « sublimation » d’une partie de sa substance.

L’âme n’a pas de masse, et elle ne pèse rien. Mais la « structure » d’un cerveau vivant, son « organisation », ce sceau spécifique d’une personne singulière, pourrait s’avérer posséder un poids de plusieurs grammes. Lors de la mort, cette structure se décomposerait rapidement et s’« exhalerait » hors du corps.

La structure du cerveau, son organisation « systémique », constitue – d’un point de vue matérialiste – l’essence même de l’individu. Elle peut aussi se définir comme étant la condition même de sa « liberté », ou de son « esprit », pour reprendre des concepts métaphysiques.

Que l’on soit matérialiste ou non, la mort produit une perte systémique, qui se traduit aussi par une perte de matière.

Comment les lois de « conservation » de la substance et de l’énergie peuvent-elles rendre compte d’une telle perte ?

De même que toute naissance ajoute de l’unique et du jamais vu dans ce monde, de même toute mort soustrait de l’unique et de l’indicible.

Que l’on appelle cet unique, cet indicible, « âme », « souffle », « structure » ou « masse de 21 grammes » n’a pas de réelle importance, du point de vue qui nous intéresse ici.

Dans tous les cas, la mort se traduit par une perte nette, que les lois scientifiques de la « conservation » ne peuvent pas expliquer.

L’âme ou la liberté n’ont pas de « masse ». Mais lorsqu’on les perd, les lois de la conservation ne les retrouvent pas dans leurs bilans.

iErnst Haeckel. Religion et évolution. 1906

iiErnst Haeckel. Religion et évolution. 1906

iiiIbid.

Les prophètes du passé et les rois de l’avenir


On peut affirmer avec quelque force, sans craindre la morsure des sceptiques, que le scepticisme et le relativisme caractérisent, mieux qu’aucune autre idéologie, notre époque. Ceci n’est pas nouveau en soi. Autrefois, dans d’autres circonstances, à travers d’autres tribulations, le doute, l’absence d’absolu, le manque de foi, ont pu affaiblir la conscience des peuples, briser la force des cultures, casser l’échine des empires du moment.

Mais on peut aussi penser, rétrospectivement, que ces doutes, ces absences, ces manques n’étaient au fond, que des péripéties locales, fugaces et passagères. Des nations, plusieurs fois mises en servitude, plutôt que de sombrer dans l’oubli, fêtent aujourd’hui avec quelque éclat leur nouvelle liberté. La Rome impériale a connu le siège d’Alaric en 409 et subit un sac sévère en 410. Était-ce la fin d’une civilisation ? Ou le commencement d’une nouvelle ère ? La Gaule fut dévastée pendant les années 407-409 par les Vandales, les Alains et les Suèves. Quatre siècles plus tard, Pépin le Bref et Charlemagne réinventaient un empire à forme européenne. Aujourd’hui, la perspective, même improbable, de catastrophes générales, suivies de temps nouveaux, peut servir d’une certaine façon à relativiser les anciennes et les actuelles dérélictions. Mais que faire de cette relativisation ?

Le combat constant des consciences contre les pentes apparemment irrémédiables de l’histoire nécessite toujours davantage une culture renouvelée, une volonté de refondation, une autre façon de voir le monde, un mythe mondial. Les esprits inquiets et militants cherchent à éloigner le spectre renaissant de la barbarie. Ils espèrent contribuer à la création d’une « synthèse générale », à l’élaboration d’un « grand récit », qui dépassent les médiocrités accumulées, qui projettent une voie lumineuse pour les siècles putatifs, à venir. Ils convoitent l’idée d’une philosophie de l’histoire qui serait valable pour toute l’éternité. Ils ont encore la force de se demander comment la vie et la réalité des hommes plongés dans l’histoire peut conquérir un sens, assertif, non bafouable par les infamies latentes, toujours prêtes à infirmer l’humanité de l’homme, ou à confirmer son inhumanité foncière.

Aristote a dit dans sa Métaphysiquei : τὸ ὂν πολλαχῶς λέγεται (« L’Être se dit de multiples manières »), mais, continue-t-il, « c’est toujours relativement à un terme unique, à une seule nature déterminée ». « L’Être se prend en de multiples acceptions, mais, en chaque acception, toute dénomination se fait par rapport à un principe unique. »ii C’est cette nature, ce principe unique, qu’il faut saisir, me semble-t-il, quand on se targue de « réalisme ».

Quel est ce principe unique ? Qu’est-ce que l’Être vise ? Quel est son sens ? Il ne s’agit pas là d’une question seulement ontologique, ou purement métaphysique, mais aussi politique, sociale, anthropologique. La question de la visée, du but, du sens, affleure en toute conscience, selon divers modes, il est vrai. Il y a la conscience du politicien, celle du philosophe, la conscience du savant et celle du religieux, la conscience de l’esclave et celle du dominant. Et il y a la conscience de la possible connexion de tous les modes de conscience en une conscience « partagée » et « augmentée ». Augmentée dans quel sens ? Tous les points de vue ne se valent pas, mais tous ont leur valeur propre. Et tous doivent pouvoir être vus, en principe, d’un point de vue qui puissent leur laisser une place relative. Viendra toujours le moment, crucial, de leur mise en rapport, de leur synthèse, de leur intégration en vue d’un sens, d’un projet, d’une genèse, ou d’une épigenèse, constituant la base d’une nouvelle étape de l’histoire, et de notre compréhension du mouvement de celle-ci.

Pour cela, il faut adopter l’attitude fondamentale de celui qui oublie résolument tout ce qui a déjà été accompli et qui se tend tout entier en avant, vers le but. « Je ne me flatte point d’avoir déjà saisi ; je dis seulement ceci : oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être, et je cours vers le but. »iii

Il est des moments de l’histoire où de tels hommes ou de telles femmes ont pris sans hésiter cette voie, brûlant tous leurs vaisseaux. « Vous avez certes entendu parler de ma conduite jadis dans le judaïsme, de la persécution effrénée que je menais contre l’Église de Dieu et des ravages que je lui causais, et de mes progrès dans le judaïsme, où je surpassais bien des compatriotes de mon âge, en partisan acharné des traditions de mes pères. »iv

Ce qui rend exceptionnel l’exemple de tels hommes, ce n’est pas qu’ils se disent élus, appelés, à l’exemple d’Isaïe : « Îles, écoutez-moi, soyez attentifs, peuples lointains ! YHVH m’a appelé dès le sein maternel, dès les entrailles de ma mère il a prononcé mon nom »v, ou de Jérémie : « La parole de YHVH me fut adressée en ces termes : Avant même de te former au ventre maternel, je t’ai connu ; avant même que tu sois sorti du sein, je t’ai consacré ; comme prophète des nations, je t’ai établi »vi, ou, successeur auto-proclamé de ces célèbres figures, et reprenant sans vergogne leurs tropes, à l’exemple de Paul : « Mais quand Celui qui dès le sein maternel m’a mis à part et appelé par sa grâce daigna révéler en moi son Fils pour que je l’annonce parmi les païens » vii.

Ce qui les rend exceptionnels, ces hommes, ce n’est pas d’avoir été appelés, mais c’est leur doute. Jérémie : « Vraiment je ne sais pas parler, car je suis un enfant ! »viii Isaïe : « Et moi j’ai dit : ‘c’est en vain que j’ai peiné, pour rien, pour du vent j’ai usé mes forces.’ »

Ce qui les rend exceptionnels, c’est que surmontant ce doute, ils sont allés impétueusement vers l’avant, oubliant tout ce qui semblait avoir déjà été parcouru, le comptant désormais, non pour rien, mais pour infiniment moindre que ce qui restait à faire advenir.

« Il a dit : ‘C’est trop peu que tu sois pour moi un serviteur pour relever les tribus de Jacob et ramener les survivants d’Israël. Je fais de toi la lumière des nations pour que mon salut atteigne aux extrémités de la terre.’ »ix

De tels hommes on ne sait pas ce qui fonde leur énergie, leur vie, leur élan. Ils se savent méprisés de la foule (« Ainsi parle YHVH, le rédempteur, le Saint d’Israël, à celui dont l’âme est méprisée, honnie de la nation »x) Mais le fait est qu’ils ont changé l’histoire, qu’ils lui ont imprimé un mouvement nouveau, qu’ils ont établi pour longtemps l’idée même que des mots acérés comme des flèches, une pensée aiguë comme une lance, une vision aussi tranchante qu’une épée, pouvait infléchir les millénaires pensifs et las, les orienter autrement.

Leur exemple, dirais-je, vaut pour nous, habitants de l’avenir. Tous nous sommes aussi prophètes, et en une certaine façon rois des mondes en genèse. Mots épars sur la page, souffles discrets dans le silence du soir, rêves inassouvis, actes discrets, non, vous n’êtes pas des néants, des riens, des zéros. Vos cerveaux inentamés ont vocation à dépasser les extrémités de la terre, atteindre aux portes du ciel, et vos âmes mêmes verront ce qu’aucun prophète des temps passés n’a jamais pu, même en songe, seulement pressentir.

 

 

 

iAristote, Métaphysique, Γ 2, 1003 a 33

iiIbid. 1003 b 5

iiiPh 3, 13

ivGa 1,13-14

vIs 49,1

viJr. 1,4-5

viiGa 1,15

viiiJr 1,6

ixIs 49,6

xIs 49,7