Faire un enfant avec le Divin


« Diotime de Mantinée ».

Un jour, Diotime, une « dorienne », mit publiquement en doute les capacités de Socrate. Elle lui dit ouvertement qu’il ne savait rien des « plus grands mystères », et qu’il était même sans doute incapable de les comprendre… Quoi ? Le célèbre Socrate ! La gloire de la philosophie grecque ! Se faire ainsi tancer par une « étrangère » ? Et sur les questions les plus importantes qui soient ?

Diotime avait commencé sa discussion avec Socrate, en parlant de « l’amour de la renommée »i chez tous ceux qui peuvent y prétendre, et qui s’y complaisent. Diotime avait dit que des poètes, comme Homère et Hésiode, ou des hommes politiques comme Lycurgue, « sauvegarde de la Grèce », avaient recherché « l’immortalité de la gloire », et l’avait à l’évidence obtenue. Mais elle s’interrogeait sur cette soif de gloire, ce désir d’immortalité. « C’est pour que leur mérite ne meure pas, c’est pour un tel glorieux renom, que tous les hommes font tout ce qu’ils font, et cela d’autant plus que meilleurs ils sont. C’est que l’immortalité est l’objet de leur amour ! »ii

Ce grand amour pour l’immortalité, certainement Socrate pouvait le comprendre. On pouvait certainement faire crédit à Socrate, pour tout ce qui concerne l’amour, et ce qui touche à son initiation…

Mais, continua Diotime, au-delà de l’amour, il y a des mystères bien plus élevés encore, et derrière leur voile, il y a une ‘révélation’ supérieure. Cela, Socrate était-il capable de le comprendre ? Rien n’était moins sûr.

« Or, les mystères d’amour, Socrate, ce sont ceux auxquels, sans doute, tu pourrais être toi-même initié. Quant aux derniers mystères et à la révélation, qui, à condition qu’on en suive droitement les degrés, sont le but de ces dernières démarches, je ne sais si tu es capable de les recevoir. Je te les expliquerai néanmoins, dit-elle, pour ce qui est de moi, je ne ménagerai rien de mon zèle ; essaie, toi, de me suivre, si tu en es capable ! »iii.

Diotime maniait l’ironie avec finesse. On entendait les jeunes gens glousser sur les gradins de l’Académie, et l’on voyait les vieux sages figer leur sourire, dans l’attente de la réplique…

Qui ne vint pas.

Qu’on ne s’y méprenne pas ! Socrate n’était pour sa part ni moins doué de finesse, ni moins capable d’une féroce ironie. Sa puissance rhétorique était sans pareille.

Mais en l’occurrence, il se tint coi. Il retenait chaque mot de Diotime, pour se les graver dans la mémoire. C’est ainsi d’ailleurs qu’il les conserva pour la postérité. C’est lui-même qui, plus tard, rapporta fidèlement les paroles de Diotime, qui transmit la leçon qu’il nous est donné aujourd’hui de revivre…

Diotime continuait de parler. Elle s’attaquait sans tergiverser au problème le plus important qui soit, selon elle. Pour atteindre à la « révélation », dit-elle, il faut commencer par dépasser « l’océan immense du beau » et il faut dépasser aussi « l’amour sans bornes pour la sagesse ».

Il s’agit d’aller bien plus haut que la beauté ou la sagesse. Il faut aller aller à ce point extrême où l’on peut enfin « apercevoir une certaine connaissance unique ».

Quelle connaissance ? La connaissance d’une autre beauté, – « cette beauté dont je vais maintenant te parler »iv.

L’ironie de Diotime prit un tour cinglant.

« Efforce-toi, reprit-elle, de me prêter ton attention le plus que tu en seras capable. »v

Qu’est-ce qui, pour Socrate, était donc si difficile à apercevoir, selon Diotime ? Quelle était cette connaissance apparemment hors d’atteinte ? Quelle était cette beauté que Socrate paraissait « incapable » de connaître ?

Cette « beauté dont la nature est merveilleuse », on ne peut l’atteindre que par une « soudaine vision » dit alors Diotime. Comment la décrire plus précisément ? Diotime elle-même avait du mal à l’expliquer. Elle se contentait de formules allusives, ou bien seulement négatives.

C’est, dit-elle, « une beauté dont, premièrement l’existence est éternelle, étrangère à la génération comme à la corruption, à l’accroissement comme au décroissement ; qui, en second lieu, n’est pas belle à ce point de vue et laide à cet autre, pas davantage à tel moment et non à tel autre, ni non plus belle en comparaison avec ceci, laide en comparaison avec cela. »

Ces formules, que l’on pourrait qualifier d’apophatiques, étaient censées exciter l’imagination, mais pour émouvoir un Socrate il en fallait davantage.

Diotime ajouta avec une pointe de grandiloquence: « Cette beauté se montrera en elle-même et par elle-même, éternellement unie à elle-même dans l’unicité de sa nature formelle »vi.

Ah, d’accord. En effet, voilà qui semble prometteur. On vit passer sur le visage de Socrate l’ombre d’un sourire. Mais il ne semblait pas convaincu.

Diotime continua, sans se décourager.

Pour accéder à cette « beauté surnaturelle », il faut « s’élever sans arrêt, comme au moyen d’une échelle ». Il faut monter jusqu’à « cette science sublime, qui n’est science de rien d’autre que de ce beau surnaturel tout seul ». Et, c’est seulement à la fin de cette ascension que l’on peut connaître « l’essence même du beau »vii

Socrate accusa le coup. « L’essence même du beau » ! Diantre !

Donnant à son interlocuteur du « cher Socrate », Diotime poursuivit :

« C’est à ce point de l’existence, mon cher Socrate, dit l’étrangère de Mantinée, que, plus que partout ailleurs, la vie pour un homme vaut d’être vécue, quand il contemple le beau en lui-même ! Qu’il t’arrive un jour de le voir ! »viii

(« Bonne chance à toi Socrate ! Ce n’est pas que j’en doute, semblait-elle penser, mais il est temps, Socrate, que tu te mettes à t’élever si tu veux jamais y parvenir, à ce beau en lui-même, à le voir dans son intégrité, dans sa pureté sans mélange » …)

Il fallait en effet souhaiter à Socrate de réussir dans cette quête-là, d’autant qu’apercevoir le beau en lui-même n’était qu’une première étape. Il fallait ensuite réussir à voir dans ce Beau en lui-même, un autre Beau, plus élevé encore : « le Beau divin dans l’unicité de sa nature formelle »ix .

Et ce n’était pas fini, la quête n’était pas close.

Il ne s’agissait pas simplement de contempler le Beau, que ce soit le Beau en lui-même ou le Beau divin. Il fallait encore s’unir à lui, au sens propre. Il fallait s’unir au Divin pour « enfanter », et pour devenir soi-même immortel…

Diotime conclut alors, – cette fois, sans la moindre trace d’ironie.

La contemplation de la sublime Beauté n’est qu’un prélude. Doit suivre une union avec la Divinité, dont cette sublime Beauté n’est que le voile. Et cette union ne doit pas être stérile. Elle doit viser à enfanter. Enfanter qui ?

Le Divin n’est pas un simulacre, ce n’est pas une vision, une image ou une idée. Le Divin est le « réel authentique ». Il est la Réalité même.

Il s’agit pour qui arrive à ce point de faire un enfant avec la Réalité même.

Il s’agit donc pour Socrate, s’il en est « capable », dit Diotime, de faire réellement un enfant avec la Réalité elle-même…

C’est cela, se rendre immortel, Socrate ! Faire un enfant avec le Divin !x

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iPlaton. Le Banquet. 208 c

iiPlaton. Le Banquet. 208 d,e

iiiPlaton. Le Banquet. 209 e, 210 a

ivPlaton. Le Banquet. 210 d

vPlaton. Le Banquet. 210 e

viPlaton. Le Banquet. 211 a,b

viiPlaton. Le Banquet. 211 c

viiiPlaton. Le Banquet. 211 d

ixPlaton. Le Banquet. 211 e

x« Conçois-tu que ce serait une vie misérable, celle de l’homme dont le regard se porte vers ce but sublime ; qui, au moyen de ce qu’il faut, contemple ce sublime objet et s’unit à lui ? Ne réfléchis-tu pas, ajouta-t-elle, qu’en voyant le beau au moyen de ce par quoi il est visible, c’est là seulement qu’il réussira à enfanter, non pas des simulacres de vertu, car ce n’est pas avec un simulacre qu’il est en contact, mais une vertu authentique, puisque ce contact existe avec le réel authentique ? Or, à qui a enfanté, à qui a nourri une authentique vertu, n’appartient-il pas de devenir cher à la Divinité ? Et n’est-ce à celui-là, plus qu’à personne au monde, qu’il appartient de se rendre immortel ? » Platon. Le Banquet. 212 a

Le Socrate incapable


Socrate présente une figure difficilement surpassable, celle d’un héros éternel de la pensée philosophique. Mais dans sa vie même, il trouva pourtant son maître, – ou plutôt sa maîtresse, de son propre aveu.

Dans le Banquet, Socrate rapporte qu’une femme « étrangère », la dorienne Diotime, n’avait pas caché son doute pour les capacités limitées de Socrate quant aux questions réellement supérieures. Diotime lui avait affirmé, sans précaution oratoire excessive, qu’il ne savait rien des ‘plus grands mystères’, et qu’il n’était peut-être même pas capable de les comprendre…

Diotime avait commencé par inviter Socrate à « méditer sur l’étrange état où met l’amour de la renommée, et le désir de se ménager pour l’éternité du temps une gloire immortelle. »i

Parlant des « hommes féconds selon l’âme », que sont les poètes ou les inventeurs, comme Homère et Hésiode qui possèdent « l’immortalité de la gloire », ou encore Lycurgue, « sauvegarde de la Grèce », elle avait souligné leur soif de gloire, et leur désir d’immortalité. « C’est pour que leur mérite ne meure pas, c’est pour un tel glorieux renom, que tous les hommes font tout ce qu’ils font, et cela d’autant plus que meilleurs ils sont. C’est que l’immortalité est l’objet de leur amour ! »ii

Certes, l’amour de l’immortalité, c’est quelque chose que Socrate est encore en mesure de comprendre. Mais il y a des mystères bien plus élevés, et au-delà même, la ‘révélation’ dernière, la plus sublime qui soit…

« Or, les mystères d’amour, Socrate, ce sont ceux auxquels, sans doute, tu pourrais être toi-même initié. Quant aux derniers mystères et à la révélation, qui, à condition qu’on en suive droitement les degrés, sont le but de ces dernières démarches, je ne sais si tu es capable de les recevoir. Je te les expliquerai néanmoins, dit-elle. : pour ce qui est de moi, je ne ménagerai rien de mon zèle ; essaie, toi, de me suivre, si tu en es capable ! »iii.

L’ironie est patente. Non moindre est l’ironie sur soi-même dont témoigne Socrate, puisque c’est lui-même qui rapporte ces paroles provocantes de Diotime à son égard.

Diotime tient parole, et commence son explication. Pour quiconque s’efforce (s’il en est capable) d’atteindre la ‘révélation’, il faut commencer par dépasser « l’océan immense du beau » et même « l’amour sans bornes pour la sagesse ».

Il s’agit d’aller bien plus haut encore, pour enfin « apercevoir une certaine connaissance unique, dont la nature est d’être la connaissance de cette beauté dont je vais maintenant te parler »iv.

Et à nouveau l’ironie se fait cinglante.

« Efforce-toi, reprit-elle, de me prêter ton attention le plus que tu en seras capable. »v

Qu’est-ce qui est donc si difficile à apercevoir, et quelle est cette connaissance apparemment hors d’atteinte pour Socrate lui-même ?

Il s’agit de découvrir « la soudaine vision d’une beauté dont la nature est merveilleuse », une « beauté dont, premièrement l’existence est éternelle, étrangère à la génération comme à la corruption, à l’accroissement comme au décroissement ; qui, en second lieu, n’est pas belle à ce point de vue et laide à cet autre, pas davantage à tel moment et non à tel autre, ni non plus belle en comparaison avec ceci, laide en comparaison avec cela (…) mais bien plutôt elle se montrera à lui en elle-même et par elle-même, éternellement unie à elle-même dans l’unicité de sa nature formelle »vi.

Avec, pour but, cette « beauté surnaturelle », il faut « s’élever sans arrêt, comme au moyen d’échelons (…) jusqu’à cette science sublime, qui n’est science de rien d’autre que de ce beau surnaturel tout seul, et qu’ainsi, à la fin, on connaisse, isolément, l’essence même du beau. »vii

Diotime résume cette longue quête ainsi:

« C’est à ce point de l’existence, mon cher Socrate, dit l’étrangère de Mantinée, que, plus que partout ailleurs, la vie pour un homme vaut d’être vécue, quand il contemple le beau en lui-même ! Qu’il t’arrive un jour de le voir ! »viii

Il s’agit de « réussir à voir le beau en lui-même, dans son intégrité, dans sa pureté, sans mélange (…) et d’apercevoir, en lui-même, le beau divin dans l’unicité de sa nature formelle »ix .

C’est cela le but ultime, suprême : réussir à voir en soi-même le beau en lui-même, dans l’unicité de sa nature…

D’ailleurs, il ne s’agit pas de contempler seulement le Beau. Il faut encore s’unir à lui, de façon à « enfanter », et à devenir soi-même immortel…

Diotime dévoile enfin son idée la plus profonde :

« Conçois-tu que ce serait une vie misérable, celle de l’homme dont le regard se porte vers ce but sublime ; qui, au moyen de ce qu’il fautx, contemple ce sublime objet et s’unit à lui ? Ne réfléchis-tu pas, ajouta-t-elle, qu’en voyant le beau au moyen de ce par quoi il est visible, c’est là seulement qu’il réussira à enfanter, non pas des simulacres de vertu, car ce n’est pas avec un simulacre qu’il est en contact, mais une vertu authentique, puisque ce contact existe avec le réel authentique ? Or, à qui a enfanté, à qui a nourri une authentique vertu, n’appartient-il pas de devenir cher à la Divinité ? Et n’est-ce à celui-là, plus qu’à personne au monde, qu’il appartient de se rendre immortel ? »xi

Est-ce cela dont Socrate lui-même est « incapable » ? D’enfanter la vertu ?

iPlaton. Le Banquet. 208 c

iiPlaton. Le Banquet. 208 d,e

iiiPlaton. Le Banquet. 209 e, 210 a

ivPlaton. Le Banquet. 210 d

vPlaton. Le Banquet. 210 e

viPlaton. Le Banquet. 211 a,b

viiPlaton. Le Banquet. 211 c

viiiPlaton. Le Banquet. 211 d

ixPlaton. Le Banquet. 211 e

xPour ce faire, il faut « user de la pensée toute seule sans recourir ni à la vue, ni à aucune autre sensation, sans en traîner aucune à la remorque du raisonnement » et « se séparer de la totalité de son corps puisque celui-ci est ce qui trouble l’âme et qui l’empêche d’acquérir vérité et pensée, et de toucher au réel. » Phédon 65 e-66a

« Au-dedans de son âme chacun possède la puissance du savoir (…) et est capable , dirigé vers le réel, de soutenir la contemplation de ce qu’il y a dans le réel de plus lumineux. Or c’est cela, déclarons-nous le Bien » La République VII 518 c. « Le talent de penser a vraisemblablement part à quelque chose qui est beaucoup plus divin que n’importe quoi. » Ibid. 518 e

xiPlaton. Le Banquet. 212 a

Métaphysique du sacrifice


Dans la philosophie platonicienne, le Dieu Éros (l’Amour) représente un Dieu toujours à la recherche de la plénitude, toujours en mouvement, pour combler son manque d’être.

Mais comment un Dieu pourrait-il manquer d’être ?

Si l’Amour signale un manque, comme l’affirme Platon, comment l’Amour pourrait-il être un Dieu, dont l’essence est d’être?

Un Dieu ‘Amour’ à la façon de Platon n’est pleinement ‘Dieu’ que par sa relation d’amour avec ce qu’il aime. Cette relation implique un ‘mouvement’ et une ‘dépendance’ de la nature divine par rapport à l’objet de son ‘Amour’.

Comment comprendre un tel ‘mouvement’ et une telle ‘dépendance’ dans un Dieu transcendant, un Dieu dont l’essence est d’ ‘être’, dont l’Être est a priori au-delà de tout manque d’être?

C’est pourquoi Aristote critique Platon. L’amour n’est pas une essence, mais seulement un moyen. Si Dieu se définit comme l’Être par excellence, il est aussi ‘immobile’ affirme Aristote. Premier Moteur immobile, il donne son mouvement à toute la création.

« Le Principe et le premier des êtres est immobile : il l’est par essence et par accident, et il imprime le mouvement premier, éternel et un. »i

Dieu, ‘immobile’, met en mouvement le monde et tous les êtres qu’il contient, en leur insufflant l’amour, le désir de leur ‘fin’. Le monde se met en mouvement parce qu’il désire cette ‘fin’. La fin du monde est dans l’amour de la ‘fin’, dans le désir de rejoindre la ‘fin’ ultime en vue de laquelle le monde a été mis en mouvement.

« La cause finale, en effet, est l’être pour qui elle est une fin, et c’est aussi le but lui-même ; en ce dernier sens, la fin peut exister parmi les êtres immobiles. »ii

Pour Aristote donc, Dieu ne peut pas être ‘Amour’, ou Éros. L’Éros platonicien n’est qu’un dieu ‘intermédiaire’. C’est par l’intermédiaire d’ Éros que Dieu met tous les êtres en mouvement. Dieu met le monde en mouvement par l’amour qu’Il inspire. Mais il n’est pas Amour. L’amour est l’intermédiaire par lequel on vise la ‘cause finale’, la ‘fin’ de Dieu.

« La cause finale meut comme objet de l’amour. » iii.

On voit là que la conception du Dieu d’Aristote se distingue radicalement de la conception chrétienne d’un Dieu qui est pour sa part essentiellement « amour ». « Dieu a tant aimé le monde » (Jn, 3,16).

Le Christ renverse les tables de la loi aristotélicienne, celle d’un Dieu ‘immobile’, un Dieu pour qui l’amour n’est qu’un moyen en vue d’une fin, nommé abstraitement la « cause finale ».

Le Dieu du Christ n’est pas ‘immobile’. Paradoxal, dans sa puissance, il s’est mis à la merci de l’amour (ou du désamour, ou de l’indifférence, ou de l’ignorance) de sa création.

Pour Aristote, le divin immobile est toujours à l’œuvre, partout, en toutes choses, comme ‘Premier Moteur’. L’état divin représente le maximum possible de l’être, l’Être même. Tous les autres êtres manquent d’être. Le niveau le plus bas dans l’échelle de Jacob des étants est celui de l’être seulement en puissance d’être, l’être purement virtuel.

Le Dieu du Christ, en revanche, n’est pas toujours à l’œuvre, il se ‘vide’, il est ‘raillé’, ‘humilié’, il ‘meurt’, et il ‘s’absente’.

Finalement, on pourrait dire que la conception chrétienne de la kénose divine est plus proche de la conception platonicienne d’un Dieu-Amour qui souffre de ‘manque’, que de la conception aristotélicienne du Dieu, ‘Premier Moteur’ et ‘cause finale’.

Il y a un véritable paradoxe philosophique à considérer que l’essence du Dieu est un manque ou un ‘vide’ au cœur de l’Être.

Dans cette hypothèse, l’amour ne serait pas seulement un ‘manque’ d’être, comme le pense Platon, mais ferait partie de l’essence divine elle-même. Le manque serait en réalité la plus haute forme de l’être.

Qu’est-ce que l’essence d’un Dieu dont le manque est au cœur ?

Il y a un nom – fort ancien, qui en donne une idée : le ‘Sacrifice’.

Cette idée profondément anti-intuitive est apparue quatre mille ans avant le Christ. Le Veda a forgé un nom pour la décrire : Devayajña, le ‘Sacrifice du Dieu’. Un célèbre hymne védique décrit la Création comme l’auto-immolation du Créateuriv. Prajāpati se sacrifie totalement soi-même, et par là il peut donner entièrement à la création son Soi. Il se sacrifie mais il vit par ce sacrifice même. Il reste vivant parce que le sacrifice lui donne un nouveau Souffle, un nouvel Esprit.

« Le Seigneur suprême dit à son père, le Seigneur de toutes les créatures : ‘J’ai trouvé le sacrifice qui exauce les désirs : laisse-moi l’accomplir pour toi !’ – ‘Soit !’ répondit-il. Alors il l’accomplit pour lui. Après le sacrifice, il souhaita : ‘Puis-je être tout ici !’. Il devint Souffle, et maintenant le Souffle est partout ici. »v

Ce n’est pas tout. L’analogie entre le Véda et le christianisme est plus profonde. Elle inclut le ‘vide’ divin.

« Le Seigneur des créatures [Prajāpati], après avoir engendré les êtres vivants, se sentit comme vidé. Les créatures se sont éloignées de lui ; elles ne sont pas restées avec lui pour sa joie et sa subsistance. »vi

« Après avoir engendré tout ce qui existe, il se sentit comme vidé et il eut peur de la mort. »vii

Le ‘vide’ du Seigneur des créatures est formellement analogue à la ‘kénose’ du Christ (kénose vient du grec kenosis et du verbe kenoein, ‘vider’).

Il y a aussi la métaphore védique du ‘démembrement’, qui anticipe celle du démembrement d’Osiris, de Dionysos et d’Orphée.

« Quand il eut produit toutes les créatures, Prajāpati tomba en morceaux. Son souffle s’en alla. Quand son souffle ne fut plus actif, les Dieux l’abandonnèrent »viii.

« Réduit à son cœur, abandonné, il émit un cri : ‘Hélas, ma vie !’ Les eaux le sentirent. Elles vinrent à son aide et par le moyen du sacrifice du Premier Né, il établit sa souveraineté. »ix

On le voit, comme le Véda l’a vu. Le Sacrifice du Seigneur de la création est à l’origine de l’univers. C’est pourquoi « le sacrifice est le nombril de l’univers ».x

Le plus intéressant peut-être, si l’on parvient jusque là, est d’en tirer une conclusion pour ce qui concerne tous les autres êtres.

« Tout ce qui existe, quel qu’il soit, est fait pour participer au sacrifice ».xi

Dure leçon, pour qui projette son regard au loin.

iAristote. Métaphysique, Λ, 8, 1073a, 24 Trad. J. Tricot. Ed. Vrin, Paris 1981, p.688

iiAristote. Métaphysique, Λ, 7, 1072b, 2 Trad. J. Tricot. Ed. Vrin, Paris 1981, p.678

iiiAristote. Métaphysique, Λ, 7, 1072b, 3 Trad. J. Tricot. Ed. Vrin, Paris 1981, p.678

ivRV I,164

vŚatapatha Brāhmaṇa (SB) XI,1,6,17

viSB III,9,1,1

viiSB X,10,4,2,2

viiiSB VI,1,2,12-13

ixTaittirīya Brāhmaṇa 2,3,6,1

xRV I,164,35

xiSB III,6,2,26

L’Archéologie du divin sauvera le genre humain


Le Rig Véda est la tradition spirituelle la plus ancienne de l’humanité, dont on a la trace. Transmise oralement pendant des millénaires, puis définie par écrit au moyen d’une langue savante (le sanskrit), la mémoire du Véda témoigne de l’esprit d’un temps très ancien. Plus d’un millénaire avant Abraham, des prêtres védiques célébraient le Divin, unique et universel. Melchisedech lui-même, la plus ancienne figure prophétique de la Bible, n’est qu’un nouveau venu dans la suite obscure des temps qui l’ont précédé. Or c’est à Melchisedech, ce perdreau de l’année, qu’Abraham lui-même rendit ‘tribut’, après être parti d’Ur en Chaldée, il y a environ trente deux siècles. Après qu’il avait longuement cheminé à travers le bassin du Tigre et de l’Euphrate pour aller vers le Nil, Abraham pouvait-il totalement ignorer la culture des siècles anciens qui, plus loin vers l’Orient, avaient fleuri sur l’Oxus et l’Indus ?

L’Homme a toujours eu l’intuition du Divin. Dans l’histoire du monde, la Bible est un document d’une inspiration assez récente, remontant à environ mille ans avant notre ère. Son prix ne doit pas faire oublier sa relative jeunesse, à l’échelle de l’histoire de l’humanité. Il n’est pas indifférent de noter que, tout comme l’ancienne tradition égyptienne de la période pré-dynastique (dont on possède des traces archéologiques datant de plus de 35 siècles av. J.-C.), le Rig Véda précède la Bible d’au moins un millénaire.

Le passé est l’une des formes en puissance de l’avenir. Par sa position ancienne et quasi-originaire, dans la suite des spiritualités humaines, le Véda peut aider à comprendre ce que fut le rêve de l’humanité, jadis, il y a si longtemps.

Surtout, son étude attentive et comparative, peut nous inciter à imaginer comment de nouveaux rêves, si nécessaires, pourraient brûler d’une incandescence future l’âme des générations à venir, à partir des braises bien comprises, et régénérées du passé.

Pour éclairer ce point, je voudrais ici, brièvement, montrer que le Véda, bien avant les ‘monothéismes’, était déjà une religion du Sacrifice, de l’Alliance, de la Parole, de la Pensée, de l’Infini et de l’Amour (de l’âme pour le Divin).

Le Sacrifice

En ces temps anciens, les nuits étaient claires. Ce qui frappait l’imagination des hommes, c’était d’abord l’immensité du voile étoilé, la profondeur du cosmos, au-dessus de leurs têtes, mais aussi la complexité des liens qui alliaient ces puissances lumineuses, démesurées et lointaines à leurs chétives et obscures existences.

Bien avant qu’Abraham consente au sacrifice du sang, le sang de son fils d’abord, puis le sang d’un animal innocent, les prêtres védiques sacrifiaient à la divinité, non par le sang du bouc, mais par le lait de la vache.

Dans le sacrifice védique, le beurre fondu (ghṛita) représentait un miracle cosmique. Il incarnait l’alliance du soleil, de la nature et de la vie. Le soleil est la source de toute vie dans la nature, il fait pousser l’herbe, laquelle nourrit la vache, qui exsude un suc intime, le lait, lequel devient ‘beurre’ par l’action de l’homme (le barattage). Le beurre, mêlé d’eau pure et de sucs végétaux, et fondant sous l’action de la chaleur, vient couler librement comme sôma sur l’autel du sacrifice. Il s’embrase par le feu sacré, sur la pierre appelée yoni. Cette vive flamme engendre la lumière, et répand une odeur capable de monter aux cieux, concluant symboliquement le cycle. Cérémonie simple et profonde, prenant son origine dans la nuit des temps, et possédant une vision sûre de l’universelle cohésion entre le divin, le cosmos et l’humain.

« De l’océan, la vague de miel a surgi, avec le sôma, elle a revêtu, la forme de l’ambroisie. Voilà le nom secret du Beurre, langue des Dieux, nombril de l’immortel. (…) Disposé en trois parts, les Dieux ont découvert dans la vache le Beurre que les Paṇi avaient caché. Indra engendra une de ces parts, le Soleil la seconde, la troisième on l’a extraite du sage, et préparée par le rite. (…) Elles jaillissent de l’océan de l’Esprit, ces coulées de Beurre cent fois encloses, invisibles à l’ennemi. Je les considère, la verge d’or est en leur milieu. (…) Elles sautent devant Agni, belles et souriantes comme des jeunes femmes au rendez-vous ; les coulées de Beurre caressent les bûches flambantes, le Feu les agrée, satisfait. »i

Il n’est pas inintéressant de noter ici que l’idée d’une sacralité condensée dans le ‘beurre’ a été reprise plus tard en Israël même.

Les Prêtres, les Prophètes et les Rois d’Israël n’ont pas craint de se faire oindre d’une huile sacrée, d’un chrême, concentrant le sens et la puissance. Dans l’huile sainte, l’huile d’onction, convergent aussi, magiquement, le produit du Cosmos, le travail des hommes, et la puissance vivifiante du Dieu.

L’Alliance

L’idée d’un lien entre l’homme et le divin vient d’au-delà des âges. Et parmi les métaphores que l’idée du ‘lien’ rendent désirables, il y a celle du ‘cheveu’. C’est d’ailleurs à la fois une métaphore et une métonymie. Les cheveux sont sur la tête, couvrant le cerveau de l’homme, voltigeant au-dessus de ses pensées. Comment ne pas penser qu’ils peuvent adéquatement figurer autant de liens avec la sphère divine?

Cheveux et poils poussent sans cesse, depuis la naissance, et jusque après la mort. Ils accompagnent la transformation en profondeur du corps, pour la vie, l’amour et la génération. La terre féconde, elle-même, se couvre d’une sorte de chevelure quand la moisson s’annonce. Le génie des anciens voyait dans cette image un ‘lien’ réel entre la nature, l’homme et le divin.

Un hymne du Véda allie ces trois mondes dans une seule formule : « Fais pousser l’herbe sur ces trois surfaces, ô Indra, la tête du Père, et le champ que voilà, et mon ventre ! Ce Champ là-bas qui est le nôtre, et mon corps que voici, et la tête du Père, rends tout cela poilu ! »ii

Le cheveu, dans le Véda, sert aussi à décrire l’action du divin. Il est l’une des métaphores qui permet de le qualifier indirectement. « Le Chevelu porte le Feu, le Chevelu porte le Sôma, le Chevelu porte les mondes. Le Chevelu porte tout ce qu’on voit du ciel. Le Chevelu s’appelle Lumière. »iii

La Parole.

La parole (vāc) est l’essence du Véda. « Au commencement était le Verbe », lit-on dans l’Évangile de Jean. Plus de trois mille ans auparavant, la Parole était déjà, pour le Véda, d’essence divine. Le Véda voit la Parole comme une ‘Personne’, et même comme une ‘femme aimante’. « Plus d’un qui voit n’a pas vu la Parole. Plus d’un qui entend ne l’entend pas. A celui-ci, Elle a ouvert son corps comme à son mari une femme aimante aux riches atours. »iv

La Pensée

Dans le Véda, la Pensée (manas) est l’une des hautes métaphores du Divin. D’autres philosophies et religions célébrèrent aussi la Pensée divine, par exemple en tant qu’ ‘Intellect’, en tant que ‘Saint-Esprit’ ou comme ‘Binah’ (l’une des sefiroth des Kabbalistes). Mais dans le Véda, l’intuition de la Pensée divine possède d’emblée une force originaire, une puissance de création propre au Divin même.

« Celle en qui reposent prières, mélodies et formules, comme les rais au moyeu du char, celle en qui est tissée toute la réflexion des créatures, la Pensée : puisse ce qu’Elle conçoit m’être propice ! »v

L’Infini

Le Véda possède l’idée d’un Dieu infini, caché, et sur qui l’univers tout entier repose. Ce Dieu a pour nom l’ « Ancien ». Cela, plus de mille ans avant Abraham ou Moïse.

« Manifeste, il est caché. Antique est son nom. Vaste son concept. Tout cet univers est fondé sur lui. Sur lui repose ce qui se meut et respire. (…) L’Infini est étendu en directions multiples, l’Infini et le fini ont des frontières communes. Le Gardien de la Voûte céleste les parcourt en les séparant, lui qui sait ce qui est passé et ce qui est à venir. (…) Sans désir, sage, immortel, né de soi-même, se rassasiant de sève vitale,, ne souffrant d’aucun manque – il ne craint pas la mort celui qui a reconnu l’Ātman sage, sans vieillesse, toujours jeune. »vi

L’Amour

Dans la Bible, le (célèbre) Cantique des cantiques montre avec un éclat sans pareil que la célébration de l’amour humain, avec des mots vivants et des images crues, peut être interprétée comme la sainte métaphore de l’amour entre l’âme et Dieu. Or cette idée même se trouve déjà dans le Véda, qui est donc, jusqu’à preuve du contraire, le plus ancien texte de l’humanité présentant l’idée de l’amour réciproque de la Divinité et de l’âme humaine.

Cela oblige à considérer, me semble-t-il, une question d’ordre anthropologique. Pourquoi, depuis tant de millénaires, la célébration de l’amour comme image de la procession divine a-t-elle pu jaillir si tôt dans les profondeurs de l’âme humaine, bien avant les pyramides, les Écritures ou les Prophètes?

Le Cantique des Cantiques osait des formules brûlantes. Le Véda assume aussi l’amour incandescent de la Divinité pour l’âme humaine:

« Comme la liane tient l’arbre embrassé de part en part, ainsi embrasse-moi, sois mon amante, et ne t’écarte pas de moi ! Comme l’aigle pour s’élancer frappe au sol de ses deux ailes, ainsi je frappe à ton âme, sois mon amante et ne t’écarte point de moi ! Comme le soleil un même jour entoure le ciel et la terre, ainsi j’entoure ton âme. Sois mon amante et ne t’écarte pas de moi ! Désire mon corps, mes pieds, désire mes cuisses ; que tes yeux, tes cheveux, amoureuse, se consument de passion pour moi ! »vii

Je conclurai ainsi. Il y a plus de cinquante siècles, le Véda est déjà une religion du Sacrifice, de l’Alliance, de la Parole, de la Pensée, de l’Infini et de l’Amour.

Ce seul fait donne à penser qu’une anthropologie des profondeurs de l’âme humaine, par-delà les cultures et les âges, est possible. Il éclaire d’une lumière spéciale la possibilité d’une recherche sur l’essence même de l’âme humaine, et sa puissance universelle.

Dans notre époque étrécie, sans horizon, sans vision, quelle recherche pourrait être plus potentiellement féconde? Partant d’une archéologie comparée du Rêve humain, la recherche du futur pourrait imaginer le nouveau Récit, dont la modernité écrasée, blessée, souffre tant de l’absence.

igVéda IV,58. Trad. Louis Renou. Hymnes et prières du Véda. 1938

iigVéda VIII,91. Trad. Louis Renou. Ibid.

iiigVéda X,136. Trad. Louis Renou. Ibid.

ivgVéda X,71. Trad. Louis Renou. Ibid.

vIbid.

viA.V. X,8. Ibid.

viiA.V. VI,8-9. Ibid.

Tout perdre pour entendre


 

Gérard de Nerval était pénétré de chamanisme et d’orphisme. Avec sa poésie calculée, ironique et visionnaire, le Voyage en Orient témoigne de ces tropismes.

« Ils m’ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte » (Antéros).

Les quatre fleuves de l’Enfer, qui peut franchir leur muraille liquide ? Traverser ces barrières amères, ces masses sombres, convulsives, un poète pâle en est-il capable ?

« Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron

Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée

Les soupirs de la sainte et les cris de la fée. » (El Desdichado)

L’œuvre de Nerval est influencée par la figure tutélaire d’Orphée, prince des poètes, des amoureux et des mystiques – explorateur des profondeurs.

Orphée fut démembré vivant par les Bacchantes en folie, mais continua de chanter depuis la bouche de sa tête décapitée. Son chant avait déjà persuadé Hadès de le laisser quitter l’Enfer avec Eurydice. La condition était qu’il ne la regardât pas, jusqu’à la sortie du monde des morts. Inquiet du silence de l’aimée, il tourna la tête alors qu’ils étaient arrivés au bord du monde des vivants. Il perdit à nouveau, et à jamais, Eurydice.

Au lieu de lui jeter un regard, il aurait pu lui parler, la tenir par la main, ou bien respirer son odeur, pour s’assurer de sa présence? Non, il fallait qu’il la vît. Il s’ensuivit qu’elle mourut.

Pourquoi ces héros veulent-ils affronter l’Enfer ?

Ce qui les hante, c’est de savoir si la mort est réelle, ou imaginaire. Ce qui les pousse, c’est le désir de revoir les êtres aimés, perdus à jamais. Dans ces difficiles circonstances, il faut se doter de pouvoirs spéciaux, de capacités magiques. Orphée avait pour atouts la musique, le chant et la poésie.

La musique produit, même en Enfer, une forme, zèbre un sens, appelle le poème. Orphée chanta peut-être:

« Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile

Le pâle hortensia s’unit au myrte vert. » (Myrto)

Gérard de Nerval était inspiré. Par quoi ? Comment le savoir ?

De miettes éparses, déduisons le pain qui le nourrit.

« Homme, libre penseur ! Te crois-tu seul pensant

Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ?

(…)

Chaque fleur est une âme à la nature éclose.

Un mystère d’amour dans le métal repose.

(…)

Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché

Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,

Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres. » (Vers dorés)

Les poètes partent perdant, perdus, dans les assauts théologiques. Nerval avoue sa défaite, ses faux espoirs et ses vrais regrets:

« Ils reviendront ces Dieux que tu pleures toujours !

Le temps va ramener l’ordre des anciens jours,

La terre a tressailli d’un souffle prophétique…

Cependant la sibylle au visage latin

Est endormie encor sous l’arche de Constantin

Et rien n’a dérangé le sévère portique. » (Delfica)

Nerval croyait-il au souffle de la sibylle, à l’ordre des jours ?

Orphée, Nerval, poètes prophètes.

À la Renaissance, Marsile Ficin présente Orphée en explorateur du Chaos et en théologien de l’amour.

« Orfée en l’Argonautique imitant la Théologie de Mercure Trismégiste, quand il chante des principes des choses en la présence de Chiron et des heroës, c’est-à-dire des hommes angéliques, met le Chaos devant le monde, & devant Saturne, Iupiter et les autres dieux, au sein d’icelluy Chaos, il loge l’Amour, disant l’Amour être très antique, par soy-même parfaict, de grand conseil. Platon dans Timée semblablement descrit le Chaos, et en iceluy met l’Amour. »i

Le Chaos est avant les dieux, – avant le Dieu souverain même, Jupiter. Et, dans le Chaos, il y a l’Amour !

« Finalement en tous l’Amour accompagne le Chaos, et précède le monde, excite les choses qui dorment, illumine les ténébreuses : donne vie aux choses mortes : forme les non formées, et donne perfection aux imparfaites. » ii

Cette « bonne nouvelle », c’est Orphée qui le premier l’annonce.

« Mais la perpétuelle invisible unique lumière de Soleil divin, par sa présence donne toujours à toutes choses confort, vie et perfection. De quoy a divinement chanté Orfée disant :

Dieu l’Amour éternel toutes choses conforte

Et sur toutes s’épand, les anime et supporte. »

Orphée a légué à l’humanité ces perles simples : « L’amour est plus antique et plus jeune que les autres Dieux ». « L’amour est le commencement et la fin. Il est le premier et le dernier des dieux. »

Merci Marcile. Parfait, Orphée.

Ficin précise enfin la figure du dernier de tous les dieux: « Il y a doncques quatre espèces de fureur divine. La première est la fureur Poëtique. La seconde est la Mystériale, c’est-à-dire la Sacerdotale. La tierce est la Devinaison. La quatrième est l’Affection d’Amour. La Poësie dépend des Muses : Le Mystère de Bacchus : La Devinaison de Apollon : & l’Amour de Vénus. Certainement l’Âme ne peut retourner à l’unité, si elle ne devient unique. » iii

L’Unique. L’Amour. L’Union. C’est le message que rapporte Orphée.

Pour l’entendre d’abord, Orphée a dû perdre Eurydice.

Pour l’entendre, que devons-nous perdre?

 

iMarsile Ficin. Discours de l’honneste amour sur le banquet de Platon, Oraison 1ère, Ch. 2, (1578)

ii Marsile Ficin. Discours de l’honneste amour sur le banquet de Platon, Oraison 1ère, Ch. 2, (1578)

iii Ibid., Oraison 7, Ch. 14

Ceux qui se noient


Dis à la nuit qu’elle ne peut clamer le jour.

Aucune religion ne clame la sainteté de l’amour.

L’amour est un immense océan, sans rivage.

Ceux qui s’y noient, ils ne pleurent ni ne prient.

(Rûmî)

Il a tout perdu pour entendre


 

Gérard de Nerval, un romantique – pénétré de chamanisme et d’orphisme ?

La critique s’est intéressée à la question.

Le Voyage en Orient témoignerait de ces tropismes, avec sa poésie calculée, ironique et visionnaire.

« Ils m’ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte » (Antéros).

Les quatre fleuves de l’Enfer, qui est capable de franchir leur muraille liquide ? Traverser ces barrières amères, ces masses sombres, convulsives, un poète pâle en est-il vraiment capable ?

« Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron

Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée

Les soupirs de la sainte et les cris de la fée. » (El Desdichado)

Toute l’œuvre de Nerval est influencée, ouvertement ou secrètement, par la figure tutélaire d’Orphée, prince des poètes, des amoureux et des mystiques – et explorateur des profondeurs.

Orphée, lorsqu’il fut démembré vivant par les Bacchantes en folie, continua de chanter depuis la bouche de sa tête décapitée. Son chant divin avait déjà, auparavant, persuadé Hadès de le laisser librement repartir avec Eurydice. La condition était qu’il ne la regardât pas, jusqu’à la sortie du monde des morts. Mais inquiet du silence de l’aimée, il tourna la tête alors qu’ils étaient presque arrivés au bord du monde des vivants, et il perdit à nouveau, et à jamais, Eurydice qu’il aimait.

Il ne devait pas lui jeter un seul regard, selon la requête de Hadès. Mais il aurait pu lui parler, la tenir par la main, ou bien respirer le parfum de son corps, pour s’assurer de sa présence? Non, il fallait qu’il la vît. Il s’ensuivit qu’elle mourut.

Qu’ont-ils donc, ces héros et ces poètes, à vouloir aller affronter l’Enfer ?

Ce qui les hante, c’est le désir de savoir si la mort est réelle, ou imaginaire. Ce qui les pousse, c’est le désir de retrouver les êtres aimés, censément perdus à jamais. Dans ces difficiles circonstances, il faut se doter de pouvoirs spéciaux, de capacités magiques. Orphée avait pour atouts la musique, le chant et la poésie. Avec un tel jeu, pas de quoi faire tapis à Las Vegas, mais chez Hadès il avait sa chance.

La musique, et même simplement le « son », est un moyen d’imposer à l’Enfer, et au Chaos même, une certaine forme, et au-delà des formes, de dessiner la silhouette d’un sens. Orphée chanta sans doute des choses qui ressemblaient à cela :

« Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile

Le pâle hortensia s’unit au myrte vert. » (Myrto)

Gérard de Nerval était, c’est l’évidence, un inspiré. Par quoi ? Comment le savoir ? Il faut se contenter de ramasser les miettes, et en déduire le pain qui l’a nourri. Tentons la chance :

« Homme, libre penseur ! Te crois-tu seul pensant

Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ?

(…)

Chaque fleur est une âme à la nature éclose.

Un mystère d’amour dans le métal repose.

(…)

Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché

Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,

Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres. » (Vers dorés)

Est-ce de l’immanentisme ? Du chamanisme ? Cela y ressemble un peu. Mais les poètes partent perdant, et perdus, dans les batailles théologiques. Nerval avoue sa défaite dans ses vers, chargés de faux espoirs et de vrais regrets:

« Ils reviendront ces Dieux que tu pleures toujours !

Le temps va ramener l’ordre des anciens jours,

La terre a tressailli d’un souffle prophétique…

Cependant la sibylle au visage latin

Est endormie encor sous l’arche de Constantin

Et rien n’a dérangé le sévère portique. » (Delfica)

Nerval croyait-il vraiment que « l’ordre des anciens jours » allait revenir, et que « la sibylle au visage latin » allait se réveiller sous quelque portique antique? Qui sait ? Orphée a le temps pour lui. Il occupe depuis des millénaires l’esprit des visionnaires. Il n’y a pas si longtemps Cocteau a repris à son compte le thème orphique, à la moderne.

À la Renaissance, Marsile Ficin aussi – pour un éloge appuyé, philosophique et circonstancié :

« Orfée en l’Argonautique imitant la Théologie de Mercure Trismégiste, quand il chante des principes des choses en la présence de Chiron et des heroës, c’est-à-dire des hommes angéliques, met le Chaos devant le monde, & devant Saturne, Iupiter et les autres dieux, au sein d’icelluy Chaos, il loge l’Amour, disant l’Amour être très antique, par soy-même parfaict, de grand conseil. Platon dans Timée semblablement descrit le Chaos, et en iceluy met l’Amour. »

On apprend d’Orphée que le Chaos est avant tous les dieux, – avant le Dieu souverain lui-même, Jupiter ! Et, surprise, surprise, au sein profond du Chaos, Orphée « loge l’amour ».

« Finalement en tous l’Amour accompagne le Chaos, et précède le monde, excite les choses qui dorment, illumine les ténébreuses : donne vie aux choses mortes : forme les non formées, et donne perfection aux imparfaites. » i

C’est certainement une « bonne nouvelle », et c’est Orphée qui l’apporte.

« Mais la perpétuelle invisible unique lumière de Soleil divin, par sa présence donne toujours à toutes choses confort, vie et perfection. De quoy a divinement chanté Orfée disant :

Dieu l’Amour éternel toutes choses conforte

Et sur toutes s’épand, les anime et supporte. »

Orphée a été chanté en tout temps. À juste titre. Il a légué à l’humanité cette perle de sagesse, que « l’amour est plus antique et plus jeune que les autres Dieux », que « l’amour est le commencement et la fin. Il est le premier et le dernier des dieux. » Merci Marcile. Parfait, Orphée.

Ficin précise même une caractéristique essentielle du dernier des dieux: « Il y a doncques quatre espèces de fureur divine. La première est la fureur Poëtique. La seconde est la Mystériale, c’est-à-dire la Sacerdotale. La tierce est la Devinaison. La quatrième est l’Affection d’Amour. La Poësie dépend des Muses : Le Mystère de Bacchus : La Devinaison de Apollon : & l’Amour de Vénus. Certainement l’Âme ne peut retourner à l’unité, si elle ne devient unique. » ii

L’Un. L’Amour. L’unité. Voilà le message unique d’Orphée.

Pour l’entendre, Orphée a dû perdre son Eurydice.

Et nous, que devons-nous perdre?

i Marsile Ficin. Discours de l’honneste amour sur le banquet de Platon, Oraison 1ère, Ch. 2, (1578)

ii Ibid., Oraison 7, Ch. 14