Peut-on ‘dépasser’ le monde ‘psychique’ dans lequel nous semblons être enfermés et rendus totalement dépendants de l’inconscient (comme l’affirme C.G. Jung) ?
Il
y a plusieurs
témoignages en ce sens
qui valent d’être cités.
Paul de Tarse écrit: « On est semé corps psychique (σῶμα ψυχικόν), on ressuscite corps spirituel (σῶμα πνευματικόν). S’il y a un corps psychique, il y a aussi un corps spirituel. C’est ainsi qu’il est écrit : Le premier homme, Adam, a été fait âme vivante (ψυχὴν ζῶσαν); le dernier Adam, esprit vivifiant (πνεῦμα ζῳοποιοῦν). Mais ce n’est pas le spirituel qui paraît d’abord ; c’est le psychique, puis le spirituel. »i
La
référence au premier homme (Adam) vient de Gn
2,7 :
« Il
souffla dans ses
narines
un souffle de vie
(neshma
hayyim),
et l’homme (ha-adam)
devint
une âme vivante (néphesh
hayah). »
Paul,
Juif hellénisé, dit ‘esprit vivifiant’ (πνεῦμα
ζῳοποιοῦν)
pour traduire l’hébreu ‘âme vivante’
(néphesh
hayah).
La
nuance met en lumière le rôle de l’esprit — qui comme l’âme,
‘donne la vie’…
Dans une autre épître, Paul emploie le mot ‘esprit’ dans une très curieuse formule: ‘l’esprit de la pensée », et ce passage a été souvent repris par d’innombrables commentateurs. Je cite:
« Renouvelez-vous (ἀνανεοῦσθαι δὲ) en l’esprit de votre pensée (τῷ πνεύματι τοῦ νοὸς ὑμῶν), pour revêtir l’Homme Nouveau. »ii
Il me paraît significatif que Thérèse d’Avila use d’une expression analogue:
« Tout
ce que je puis en dire et tout ce que j’en comprends, c’est que
l’âme, ou mieux l’esprit de l’âme, devient une même chose
avec Dieu »iii
On peut en déduire que la ‘pensée’ (noos), ou l’âme (psyché), possèdent une sorte d’ ‘esprit‘ propre (pneuma), indépendant, qui peut leur donner ‘vie’, et surtout les renouveler de l’intérieur.iv
Et cette ‘vie’ du noos, cette ‘vie’ de la pensée est comme un « vêtement », dont l’ ‘Homme Nouveau’peut se « revêtir »….
Maître Eckhart cite lui aussi le passage de Paul sur le ‘renouvellement dans l’esprit de la pensée’, et fait le commentaire suivant:
« Maintenant
l’âme dit, comme la fiancée du Cantique : « Tous les
sommets de la montagne je les ai escaladés, oui j’ai même été
au-delà de mon moi impuissant, j’ai été jusqu ‘à la
puissance obscure du Père éternel : là j’ai entendu sans
bruit, j’ai vu sans lumière (…) Là mon cœur devint insondable,
mon âme insensible, mon esprit sans forme et ma nature sans être. »
v
Et ailleurs il ajoute qu’il faut être de « ceux qui sont tout à fait sortis d’eux-mêmes et qui jamais ne soupirent vers ce qui est à eux. »vi
Les mystiques, décidément, ont du goût pour l’anéantissement, le vide, le néant, le rien… Nada!
Nada! Mot rendu célèbre par St Jean de la Croix,…
« Pour parvenir à goûter tout
N’aie
de goût pour rien.
Pour
parvenir à être tout,
Ne
cherche à être rien de rien.
Pour
parvenir en tout au tout,
Tu
dois te quitter totalement en tout ».vii
L’avancement
ou
le dépassement
obéissent
à des lois de
mouvement
paradoxales.
« Il
y a des âmes qui, en repos et en tranquillité, avancent rapidement »
viii
« Ne
pas avancer c’est retourner en arrière »ix
« Ne
pas reculer, c’est avancer »x
« Plus
cette divine lumière de contemplation investit une âme simplement
et purement, plus elle la plonge dans les ténèbres, et plus aussi
elle la vide (…) Moins la lumière est simple et pure, moins elle
dépouille l’âme et moins elle paraît obscure. » xi
C’est
à ce prix qu’on obtient le « ravissement », « le vol
spirituel », « les fiancailles spirituelles »xii,
« le souffle d’un murmure », « la brise caressante »xiii…
et aussi « l’extase » — qui cause à l’âme « frayeur et
tremblement », « épouvante et dislocation des os »xiv…
Thérèse
d’Avila,
pour parler des mêmes phénomènes, use d’une autre
métaphore, celle du ver à soie:
« Le
ver s’est développé, il commence à filer la soie et à
construire la maison où il doit mourir »xv
« Meure,
ensuite, meure notre ver à soie, comme l’autre, quand il a terminé
l’ouvrage pour lequel il a été créé. Alors nous verrons Dieu, et
nous nous trouverons aussi abîmées dans sa grandeur, que ce ver
l’est dans sa coque. (…) Il meurt entièrement au monde, et se
convertit en un beau papillon blanc ».xvi
La
métaphore, comme il se doit, est filée jusqu’au bout de sa logique
propre:
« Le
ravissement, je l’appelle, moi, vol de l’esprit. »xvii
De
ces expériences mystiques, il ressort que
le véritable
dépassement
de
soi exige le sacrifice de
tout l’homme, la
mort à soi-même.
Cette
idée n’a rien de neuf,
elle est en fait
extrêmement ancienne.
On
la trouve dans la plus ancienne religion du monde,
le Véda, dont
certaines
traces mémorielles, orales et écrites,remontent
il y a plus de six mille ans…
Dans
le Véda, il y a cette
intuition
originaire que le
Dieu suprême, le Seigneur
des Créatures, Prajāpati,
est lui-même
le sacrifice.
« Puisqu’il
est le sacrifice, Prajāpati
est la première des victimes, et comme il est le premier des
sacrifiants. Il faut qu’il s’immole pour permettre aux dieux
d’accomplir les rites sauveurs. »xviii
« Prajāpati
se donne lui-même aux dieux en guise de sacrifice ».xix
« Moi
Dieu magnifique, le Feu divin,
le
prêtre, Ministre du Sacrifice,
l’Offrant
de l’oblation, Donneur suprême de trésors. »xx
Le
sacrifiant védique opère le sacrifice, parce que le Seigneur
suprême s’est offert lui-même en sacrifice pour ses créatures. En
mimant le sacrifice du Dieu, il s’élève jusqu’au monde céleste et
il se fait surhumain.
On
trouve des échos de ce
paradigme
en Égypte avec le
sacrifice et le démembrement d’Osiris et en Grèce avec celui de
Dionysos.
Les
anthropologues ont forgé à ce propos le concept d‘homophagie :
la manducation de sa propre chair, ou par extension, la dévoration
du Soi. L’homophagie consiste dans le contexte de l’anthropologie du
sacrifice à s’incorporer une part du Dieu sacrifié, et dans le
même temps à sacrifier son propre moi dans l’ekstasis pour
faire place à la présence divine.
C’est
là aussi
un
point commun entre
la Bakhta
shivaïte et
les
Bacchantes
dionysiaques.
Bakkheuein
et pratiquer la Bhakta c’est faire disparaître son moi en
se résorbant dans la divinité.
« Les
ascètes śivaïtes ont réellement parfois passé les limites :
on a dit que certains ont vécu sur les terrains de crémation, se
nourrissant des restes. Ce que faisant, ils imitaient les dieux. »xxi
L’idée
du sacrifice divin n’est pas
sans résonance
avec
les
idées du
christianisme
(incarnation divine, sacrifice
christique, résurrection,
corps
glorieux, communion avec le divin).
Notons aussi l’étonnante anticipation (avec plusieurs millénaires
d’avance) de l’idée
de
kénose
christique incorporée
dans
le mythe védique. Après
chaque acte de création Prajāpati
se sent « vidé ».
« Quand
il eut émis tous les êtres, Prajāpati
pensa qu’il était vidé; il eut peur de la mort. »xxii
Faut-il
supposer la prévalence et la persistance d’un mythe plurimillénaire
,
pluricultuel et
pluriculturel du ‘sacrifice’, qui
se
révélerait
alors
être une
sorte
de
constante anthropologique?
Pour
le Véda, au commencement «est» le Sacrifice de Prajāpati qui
donne la vie à l’Être et aux êtres. Le Sacrifice divin est
l’acte primordial, fondateur, l’Acte qui fait être les êtres, les
fait surgir du néant absolu, et est responsable de leur devenir,
sans nécessiter un « Être » préalable duquel ils
proviendraient.
Dans le Christianisme, « au commencement » était le Verbe. Et le Verbe, incarné, se sacrifie lui aussi, non avant l’Histoire, mais au cœur de l’Histoire….
Dans
ces deux visions, le tissu de l’univers est le sacrifice, l’acte
qui produit tout ce qui est, et par lequel la réalité subsiste.
Prajāpati
se sacrifie pour laisser place à la Création. Celle-ci le ‘dépasse’
en un sens, tout comme un nouveau-né dépasse ses parents.
Prajāpati
se sacrifie, et par ce sacrifice il se dépasse, lui le Dieu, le
Seigneur suprême. .Il se dépasse, et le sens de son propre
sacrifice le dépasse aussi….
Le
Christ se sacrifie pour la rédemption du monde, entaché du Péché
originel. Son sacrifice dépasse le Mal et rédime les Créatures,
pour les transformer par communion en « dieux ».
Le
sens ultime de ces sacrifices divins ‘dépasse’ l’idée seule du
sacrifice en tant que tel; ce dernier rend rend possible tous les
mondes, et toutes leurs puissances…
Mais
le mal est là, dans le monde, et il y a aussi l’échec de
« l’humanisme ». Tout ça pour ça?
L’Homme
qui doit son être au sacrifice du Dieu, en quoi peut-on le comparer
au Dieu suprême, qui se sacrifie?
Qu’est-ce
que l’Homme, cet humus, cet Adam, cette ‘terre rouge’, pour
qu’un tel Dieu, si grand, si glorieux, se sacrifie pour lui?
i1
Co 15, 44-46
iiEph
4,23
iiiThérèse
d’Avila. Le Château intérieur. Trad. Marcel Bouix.
Éditions Payot, Paris, 1998, p.347
iv
Là où l’hébreu emploie
des mots comme neshmah, néphesh ou
ruah, le grec distingue
psyché,
noos,
pneuma et
logos.
Psyché
= ‘souffle, respiration, haleine ; âme séparée d’un
mort’ (racine
*bhes,
‘souffler’) (Neshma,
Nephesh).
Pneuma
(de
pnéo
’souffler’) = ‘souffle, respiration, haleine, odeur’, et
dans le NT , ‘esprit’ et ‘Esprit’ (Ruah).
Noos
= pensée, jugement.
Logos
=
parole, raison
(du
verbe lego
« rassembler, cueillir, choisir »
vMaître
Eckhart. Sermons-Traités. Gallimard. 1987. p. 146
viMaître
Eckhart. Sermons-Traités. Gallimard. 1987. p. 105
viiJean
de la Croix. La montée du Carmel. Œuvres complètes. Cerf.
1990. p.563
viiiJean
de la Croix. La montée du Carmel. Œuvres complètes. Cerf.
1990. Prologue, 7
ixJean
de la Croix. La montée du Carmel, 1,11,5.
Œuvres complètes. Cerf. 1990. p.619
xJean
de la Croix. Vive flamme d’amour
A, 3,41. Œuvres complètes. Cerf. 1990. p.1153
xiJean
de la Croix. Nuit obscure, 2,8,2. Œuvres complètes.
Cerf. 1990. p.995
xiiJean
de la Croix. Cantique spirituel B, 14,2. Œuvres
complètes. Cerf. 1990. p.1284
xiiiJean
de la Croix. Cantique spirituel B, 14,18. Œuvres
complètes. Cerf. 1990. p.1294
xivJean
de la Croix. Cantique spirituel B, 14,18. Œuvres
complètes. Cerf. 1990. p.1295
xvThérèse
d’Avila.Le Château intérieur. Editions Payot,
Paris, 1998, p.165
xviThérèse
d’Avila.Le Château intérieur. Editions Payot,
Paris, 1998, p.167
xviiThérèse
d’Avila.Le Château intérieur. Editions Payot,
Paris, 1998, p.253
xviiiSylvain
Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas.
1898, p.29
xixTaņḍya-Mahā-Brāhmaņa
7.2.1
xxRV,
I,1,1
xxiBernard
Sergenr. Le dieu fou.Essai sur les origines de Śiva
et de Dionysos.
Paris, Belles Lettres, 2016, p. 112
xxiiSatapatha-Brāhmaņa
10.4.2
Partage (et 'agitprop' ...) :
WordPress:
J'aime chargement…