Préface de Philippe Quéau au livre d’Olivier Auber, Anoptikon (2019)
Anoptikon ouvre à l’évidence un champ considérable de réflexions, sur l’avenir de notre « être-en-commun » à l’heure de ce qu’il est convenu d’appeler l’« anthropocène », ainsi que sur le rôle des réseaux et des algorithmes à cet égard.
Umberto Eco avait utilisé le néologisme anopticon par opposition au panopticon, le modèle de prison totalitaire imaginé au XVIIIe siècle par Jeremy Bentham et critiqué au XXe siècle par Michel Foucault. Eco voyait le panopticon comme « l’idéal de l’absence totale de responsabilité de la part du surveillant » et proposait l’anopticon comme son inverse surréaliste : « une prison construite de telle sorte que le surveillant est le seul à pouvoir être vu et n’a aucun moyen de voir la surveillance ».
Isaac Asimov avait déjà utilisé ce même mot anopticon pour désigner un outil imaginaire, dépourvu de toute optique, mais qui, paradoxalement, pouvait servir indifféremment de télescope ou de microscope, à l’aide de « champs de force ».
Olivier Auber transcende ces acceptions passées : par la magie d’un simple k, il donne au mot anoptikon le sens de « cosmos invisible habité par un être en réseau ».
L’anoptikon serait-il une sorte de « noosphère », à la façon de Teilhard de Chardin ? Non, pas du tout.
Pour Olivier Auber, l’anoptikon est structuré par des perspectives anoptiques dont l’être en réseau occupe les « points/codes/quanta de fuite ». Cet être en réseau peut être défini de multiples manières. Voici un petit florilège de ses attributs :
C’est un être « inconnaissable », mais qui est aussi, et sans contradiction, « un effet de notre cognition ». Il vit « caché en chacun de nous, peut-être entre nous ». C’est « une entité qui nous dépasse » mais aussi un « produit de notre imagination ». Il sécrète « un temps particulier », tout en étant « porteur d’évolution ». Il se manifeste comme un « condensat vivant » qui « résiste à toute mesure », précisément parce qu’il est, comme toute entité quantique, « infiniment sensible à la mesure ». On peut espérer observer ses effets lorsqu’un collectif entre en conversation avec lui-même dans des conditions où « tous les concepts sont symétriques, c’est-à-dire jouent des rôles équivalents ».
C’est peut-être cette dernière idée de « symétrie » qui définit le mieux l’essence de l’être en réseau, et qui marque la radicale différence qui le sépare de ce qu’ Olivier Auber appelle l’« être imaginaire », cette construction mythique et verticale dont il récuse absolument la nécessité, et dont il souligne même le danger, à l’instar d’un Marx qui fustigeait à son époque l’« opium du peuple ».
L’être en réseau en effet, à la différence des dieux de jadis, « ne requiert aucun sacrifice » de notre part. C’est là un élément d’importance capitale.
On sait que, du point de vue anthropologique, la question du « sacrifice » remonte à la nuit des temps. La plus ancienne tradition qui en témoigne encore est celle du Véda, qui affirme que l’origine même du Cosmos vient du « sacrifice » de Prajāpati, le Créateur, et Seigneur des créatures.
C’est le « sacrifice » divin qui a rendu le monde possible, et il constitue en ce sens le « nombril de l’Univers ». Trois mille ans après le Véda, le « sacrifice » christique a repris l’idée selon un autre angle. Le christianisme propose, pour conceptualiser le nouveau type de sacrifice divin, l’idée de « kénose », c’est-à-dire l’« évidement » du divin, au bénéfice de sa création.
Selon moi, Anoptikon propose rien de moins que les prémices d’une révolution anthropologique. Il rend le « sacrifice » enfin obsolète, d’une part en montrant la symétrie et l’absolu indéterminisme constitutifs de l’être en réseau, d’autre part en démontrant 一 jusqu’à les mettre en équations 一 , l’asymétrie et le déterminisme de l’« être imaginaire » : « Si beaucoup d’entre nous sont prêts à se sacrifier, cela n’a rien à voir avec de la responsabilité, de l’amour ou de la compassion, c’est une conséquence extrême de notre asymétrie attentionnelle. Le comportement du sacrifice (ou du suicide) est le signal ultime qu’utilisent les membres de notre espèce pour signaler qu’ils sont dignes de rejoindre la coalition dont ils désirent idéalement faire partie. »
En revanche, l’être en réseau n’exige pas de sacrifice, explique Olivier Auber, « sauf peut-être celui de nos illusions d’optique ». Cela correspondrait-il à une kénose de l’« être imaginaire », c’est-à-dire d’un évidement de sa substance ?
On a vu que l’anoptikon, est le lieu où se déploient des « perspectives anoptiques ».
Elles peuvent être de plusieurs types. Il y a en premier lieu des « perspectives temporelles », mais celles-ci, on l’a appris à nos dépens avec les géants du net, sont encore bien trop centralisées. Pour Olivier Auber, l’avenir appartient aux perspectives « numériques » et peut-être « quantiques », correspondant à des réseaux fondamentalement « distribués », et dont Anoptikon analyse les protocoles et les conditions de légitimité.
Bien entendu, un travail immense reste encore à entreprendre, et Olivier Auber forme le vœux qu’artistes et scientifiques s’allient pour s’atteler à cette tâche :
« Les perspectives anoptiques peuvent contribuer à la création d’une organologie, en impulsant un art et une science anoptiques ayant pour objectif de mieux comprendre et de prendre soin de l’être en réseau. Cet art et cette science sont à construire.1 »
« L’art anoptique pourrait être défini comme l’art de créer artificiellement les conditions de symétrie de l’art. Potentiellement, tout le monde peut le pratiquer. Il suffit de chausser des lunettes anoptiques.»
Postface
Philippe Quéau
L’art et la science anoptiques sont à construire. Qu’il me soit permis de proposer une modeste contribution à cette construction.
Lorsque l’on parle de « perspectives anoptiques », il y a évidemment une antinomie à l’oeuvre dans les termes de cette expression composée, puisque le mot « perspective », qui vient du latin perspicio, issu quant à lui du verbe specio, « regarder, voir », est un mot qui reste profondément lié à la vue et donc à l’optique.
En toute logique anoptique, il faudrait aussi se libérer de l’idée même de perspective, concept qui reste essentiellement optique !
La prochaine étape de la déconstruction anoptique devrait donc, sans doute, s’attaquer au concept de perspective et lui substituer un autre terme. Mais lequel ?
Un bref survol étymologique peut nous aider à concevoir quelques hypothèses, à envisager des pistes, dans une démarche que je qualifierais de « sérendipitaire ».
Il est remarquable de constater que la langue latine a décliné de très nombreux mots à partir du verbe specio, comme per-spicio, « voir clairement, regarder à fond », circum-spicio, « regarder alentour », intro-spicio, « pénétrer, sonder », re-spicio, « regarder par derrière, avoir égard à », retro-spicio, « regarder en arrière », de-spicio, « regarder d’en haut, dédaigner », pro-spicio, « regarder en avant », su-spicio, « admirer, soupçonner », tran-spicio, « voir au travers »…
D’un autre verbe proche, specto, « regarder, observer », découlent per-specto, « examiner attentivement », pro-specto, « regarder au loin », re-specto, « regarder souvent », su-specto, « suspecter », in-specto, « inspecter », intro-specto, « regarder dans », ex-specto, « attendre »…
Comme on voit, la gamme des dérivés est large, et les nuances foisonnent, mais on reste toujours dans la sphère du voir et de l’optique.
Cependant, avec certains des substantifs tirés de ces mêmes verbes, s’amorce une ouverture vers d’autres horizons de sens que l’on pourrait qualifier de super-optiques, parce qu’ils tendent à se détacher du voir et du regard proprement dits.
Les mots spectio, « observation des augures », specimen, « indice, exemple, modèle », species, « apparence, espèce », spectrum, « vision, spectre », specula, « observatoire », speculator, « espion, éclaireur », speculum, « miroir », haruspex, « haruspice », auspex, « auspice », nous font glisser progressivement vers d’autres territoires de sens, moins « optiques », et exigeant un travail plus « mental », plus « abstrait ».
D’ailleurs, venant de la même racine, la langue grecque possède le verbe σκέπτομαι, « regarder attentivement », lequel signifie au sens figuré : « méditer, réfléchir », et par suite : « se préoccuper de, avoir souci de » et enfin, par extension : « imaginer en réfléchissant, trouver après réflexion ».
On voit là qu’on n’est plus dans le voir !
Le dernier mot cité, auspex, est particulièrement intéressant, pour notre propos. Pour Festus Grammaticus et Isidore de Séville, le préfixe au- découlerait du mot avis, oiseau. Il s’agissait de lire les présages dans le « langage des oiseaux », c’est-à-dire leur vol ou leur chant… Mais les recherches étymologiques récentes préfèrent voir dans cet au- un sens abstrait, intensifiant : « voir plus loin, voir au-delà ».
D’ailleurs, à Rome, les auspicia étaient bien moins de l’ordre du « voir » que du « pouvoir ».
Les consuls, les préteurs, les censeurs et les tribuns de la plèbe avaient le devoir de rechercher activement les présages (auspicia impetrativa) et les signes du ciel dans le vol des oiseaux, ou les entrailles d’animaux sacrifiés, et cela particulièrement avant toute décision importante.
Les présages, qu’il n’était certes pas donné à tout le monde d’apercevoir, ou de pressentir, étaient en effet attendus comme des signes envoyés par les dieux.
Lorsqu’un magistrat romain affirmait avoir été témoin d’un présage (événement qui devait cependant être confirmé a posteriori par un augure), il pouvait mettre dès lors son veto à des décisions politiques importantes, comme sur l’opportunité de partir en guerre. On voit l’enjeu !
Le guet politique (largement contingent) des auspices ouvre donc de toutes autres « perspectives » que celles relatives à la vision. On pourrait les qualifier d’a-spectives ou d’ex-spectives…
Avec l’aspective anoptique, on sortirait entièrement du monde du voir, pour entrer dans un autre monde, celui du pouvoir. Dès lors que l’on connaîtrait tous les ressorts du pouvoir, existerait-il encore ?
Par quel miracle s’évanouirait-il ? Une triple kénose2 ?
« Seuls l’affrontement de l’homme à la kénose, c’est-à-dire à la faiblesse divine, son acceptation et son assimilation, peuvent guérir la maladie de la dissociation. Seule la kénose divine peut annuler la déchéance humaine, à la condition que l’homme sache la reconnaître.
Seul un Dieu omniscient renonçant au savoir absolu peut annuler le rêve gnostique du savoir absolu.
Seul un Dieu omnipotent choisissant une impuissance partielle peut laisser les lignes de la contingence effacer, à l’occasion, celles de la nécessité.
Seul un Dieu bon, tout miséricordieux mais laissant possible une prise au mal permet aux hommes de s’allier pour un plus grand bien.
Pour guérir les schizes de la liberté et de la nécessité, de la raison et de la foi, de l’élection et de la déchéance, seule une triple kénose.3 »
1 Mesure de l’être
2 La kénose suppose que la faiblesse de Dieu est volontaire et qu’elle seule peut rendre l’homme fort, contre Dieu même. Cf. préface.
3 Philippe Quéau. La grande dissociation. Essai sur une maladie moderne. Ed. Metaxu 2010.