Une nouvelle « Bonne nouvelle »


« Franz Rosenzweig »

Parsemant ses phrases de brillances séraphiques, les zébrant d’intuitions inchoatives, Franz Rosenzweig fut prophète au 20ème siècle (il en est si peu!), – et son nom, qui signifie ‘rameau de roses’, n’a pas de rapport avec ses dires durs, ses mots tranchants, son style cinglant.

Il eut l’audace, en quelque sorte voyante, dans un siècle de fer et de sang, d’affronter l’ambiguïté de la Révélation (telle qu’elle s’incarne dans la Thora), dans son incompréhensible distance d’avec la promesse de la Rédemption.

D’un côté, la Révélation s’adresse à l’homme de la terre (adam), aux enfants de la glaise, plongés dans l’immanence mondaine, immergés dans les orbes closes de leurs esprits lents.

De l’autre, elle affirme la transcendance absolue du Créateur, ouvrant des mondes, s’évasant très en arrière vers des commencements inouïs, et s’accélérant très en avant vers un après parfaitement impensable.

Peut-on relier (conceptuellement) ces deux pôles, semblant opposés à l’extrême ?

Pour Rosenzweig, la Révélation se situe dans le temps, ce temps qui est le temps propre du monde, qui se trouve entre le temps de la Création et le temps de la Rédemption, – ces deux figures, l’une originelle et l’autre eschatologique, ces deux ‘moments’ qui sont manifestement l’un et l’autre au-delà ou en deçà du temps.

« La Rédemption délivre Dieu, le monde et l’homme des formes et des morphismes que la Création leur a imposés. Avant et après, il n’y a que de l’ ‘au-delà’. Mais l’entre-deux, la Révélation, est à la fois entièrement en deçà, car (grâce à elle) je suis moi-même, Dieu est Dieu, et le monde est monde, et absolument au-delà, car je suis auprès de Dieu, Dieu est auprès de moi, et où est le monde ? (« Je ne désire pas la terre »). La Révélation surmonte la mort, crée et institue à sa place la mort rédemptrice. Celui qui aime ne croit plus à la mort et ne croit plus qu’à la mort. »i

Le rôle unique de la Création est inexplicable si on la considère seulement comme un fiat ! divin (en hébreu un yéhi!). Pourquoi inexplicable ? Parce qu’un tel fiat ! n’affiche ni sa raison, ni son pourquoi, ni sa fin. Or il est plus conforme à la structure anthropologique de l’expérience humaine (et sans doute à la structure même du cerveau) de considérer que même Dieu ne fait rien pour rien, et l’on aimerait savoir pourquoi ce fiat, ce yéhi fut dit.

Une réponse ancienne à l’énigme est la trouvaille védique, – l’idée fondamentale du Véda. Il faut penser la Création, dit-il, comme un sacrifice fait par le Dieu suprême, – le sacrifice de Prajāpati, le Dieu qui crée les mondes au prix de Sa propre substance.

Ce sacrifice sera appelé kénose, deux mille ans plus tard, par les chrétiens, et les juifs de la cabale médiévale l’appelleront, quant à eux, tsimtsoum.

Il est certes difficile de concevoir l’holocauste de Dieu par (et pour) Lui-même, sacrifiant Sa gloire, Sa puissance et Sa transcendance, – afin de transcender Sa transcendance, et de Se dépasser dans ce dépassement.

Qu’il est difficile à un cerveau humain de comprendre un Dieu qui Se transcende Lui-même !

C’est difficile, certes, mais moins difficile que de comprendre une Création sans origine et sans raison, qui renvoie par construction à l’impuissance absolue de toute raison, et à sa propre absurdité.

Avec ou sans raison, avec ou sans sacrifice, la Création représente, à l’évidence, un ‘au-delà’ de nos capacités de compréhension.

Mais la raison veut continuer de raisonner. Voyons ce qui en ressort.

Dans l’hypothèse du sacrifice du Dieu, quel serait le rôle de la Création dans le dépassement divin?

Dieu ferait-Il alliance avec sa Création, lui ‘donnant’ Son souffle, Sa vie, Sa liberté, Son esprit ? Ce don ne serait pas entièrement gratuit : il y aurait charge pour le Monde et l’Homme de multiplier et de faire fructifier ce Souffle, cette Vie, cette Liberté, cet Esprit, au long des Temps.

Au moins il y a dans cette vue une sorte de logique, quoique opaque.

L’autre pôle du drame cosmique, – la Rédemption –, est bien plus encore ‘au-delà’ de l’intelligence humaine. Mais il faut s’essayer à tenter de comprendre. La Rédemption « délivre Dieu, le monde et l’homme des formes que la Création leur a imposés » suggère Rosenzweig.

La Rédemption délivre-t-elle donc Dieu de Dieu Lui-même ? Est-ce à dire qu’elle Le délivre de Son infinité, sinon de Sa limite ? Le délivre-t-elle de Sa transcendance, – sinon de Son immanence? de Sa Justice, – sinon de Sa bonté ?

Il est plus intuitif de comprendre qu’elle libère surtout le monde (c’est-à-dire l’univers total, le Cosmos intégral) de ses propres limites, – de sa hauteur, de sa largeur et de sa profondeur. Mais libère-t-elle aussi le monde de son immanence?

La Rédemption affranchit l’Homme, enfin. Est-ce à dire qu’elle l’affranchit de sa poussière et de sa glaise ? L’affranchit-elle de son souffle (nechma), ce souffle qui le lie à lui-même? L’affranchit-elle de son ombre (tsel) et de son ‘image’ (tselem), qui l’attachent à la lumière ? L’affranchit-elle de son sang (dam) et de sa ‘ressemblance’ (demout), qui le structurent et l’enchaînent (et déjà dans son ADN même)?

Que veut dire Rosenzweig en affirmant : « La Rédemption délivre Dieu (…) des formes que la Création a imposées » ?

C’est le rôle de la Révélation de nous enseigner que la Création a nécessairement imposé certaines structures. Par exemple, s’impose l’idée que les ‘cieux’ (chammayim) sont par essence faits d’« étonnement » (comme l’étymologie du mot dont le pluriel est chammayim nous l’apprend), et peut-être même de « destruction » (comme l’indique celle du mot chamam).

Mais, à la vérité, nous ne savons pas ce que ‘rédimer’ veut dire, – à part de montrer l’existence du lien avec la mort, d’un Exode hors du monde, et de nous-mêmes.

Il faut tenter d’entendre la voix des prophètes d’aujourd’hui. Rosenzweig dit que croire en la Rédemption, c’est ne plus croire qu’en l’amour, c’est-à-dire c’est ne plus croire « qu’en la mort ».

C’est elle qui montre que « fort comme la mort est l’amour » (ki-‘azzah kham-mavêt ahabah), comme dit le Cantiqueii.

La Révélation est unique en ce sens qu’elle est ‘une’ entre ‘deux’ moments, entre deux ‘au-delà’.

Elle est un unique ‘en-deça’ entre deux ‘au-delà’.

N’étant qu’un ‘en-deçà’, elle n’est pas indicible, – et d’ailleurs elle est ‘dicible’ en tant qu’elle est ‘révélée’. Elle n’est donc pas aussi indicible que le sont les ‘au-delà’ de la Création et de la Rédemption, – qu’on ne peut saisir que fort indistinctement, et seulement à travers ce que la Révélation veut bien en dire.

La Révélation est dicible, mais elle ne se dit pas d’un seul et unique jet oraculaire.

Elle n’est pas dite en un moment seulement. Elle est continue. Elle s’étale dans le temps. Elle est loin d’être close, sans doute. Aucun sceau n’a été posé sur ses lèvres mobiles. Aucun prophète ne peut raisonnablement prétendre avoir scellé à jamais la source sans finiii.

Le temps, le temps même, constitue tout l’espace de la Révélation, dont on sait qu’elle a jadis commencé, puisqu’on en a des traces dites, mais dont on ne sait pas quand elle finira, puisqu’elle n’est qu’un ‘en-deçà’, et qu’elle le restera toujours, – une voix préparant la voie d’un ‘au-delà’ à venir.

Et d’ailleurs, de ce qui a déjà été ‘révélé’ que sait-on vraiment ? Peut-on assurer à quel rythme se fait la Révélation ? Peut-on lire ses lignes profondes, entendre ses mélodies cachées ? N’apparaît-elle dans le monde que d’une seule traite ou de façon sporadique, intermittente ? Avec ou sans pauses respiratoires ? Son canon ne tonnera-t-il pas à nouveau? Et même si elle était désormais close, les interprétations, les gloses, ne font-elles pas partie de son souffle ouvert ?

Et demain ? Et dans six cent mille ans ? Et dans six cent millions d’années ? Quelque Moïse cosmique, quelque Abraham total, quelque Élie, élu des étoiles, ne viendront-ils pas à leur tour apporter quelque nouvelle Bonne Nouvelle ?

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iFranz Rosenzweig. Der Mensch und sein Werk. Gesammelte Schriften 1. Briefe und Tagebücher, 2 Band 1918-1929. Den Haag. M.Nijhoft, 1979, p.778, cité par S. Mosès. Franz Rosenzweig. Sous l’étoile. Ed. Hermann. 2009, p. 91.

iiCt 8,6

iiiLa Thora même, qui peut prétendre l’avoir lue ?

« Quoique la Thorah fût assez répandue, l’absence des points-voyelles en faisait un livre scellé. Pour le comprendre, il fallait suivre certaines règles mystiques. On devait lire une foule de mots autrement qu’ils étaient écrits dans le texte ; attacher un sens tout particulier à certaines lettres et à certains mots, suivant qu’on élevait ou abaissait la voix ; faire de temps en temps des pauses ou lier des mots ensemble là précisément où le sens extérieur paraissait demander le contraire (…) Ce qu’il y avait surtout de difficile dans la lecture solennelle de la Thorah, c’était la forme de récitatif à donner au texte biblique, suivant la modulation propre à chaque verset. Le récitatif, avec cette série de tons qui montent et baissent tour à tour, est l’expression de la parole primitive, pleine d’emphase et d’enthousiasme ; c’est la musique de la poésie, de cette poésie que les anciens appelèrent un attribut de la divinité, et qui consiste dans l’intuition de l’idée sous son enveloppe hypostatique. Tel fut l’état natif ou paradisiaque dont il ne nous reste plus aujourd’hui que quelques lueurs sombres et momentanées. » J.-F. Molitor. Philosophie de la tradition. Trad. Xavier Duris. Ed. Debécourt. Paris, 1837. p.10-11

Kafka the Heretic


-Kafka-

« The first sign of the beginning of knowledge is the desire to die. »i

Kafka had been searching for a long time for the key that could open the doors to true « knowledge ». At the age of 34, he seemed to have found a key, and it was death, or at least the desire to die.

It was not just any kind of death, or a death that would only continue the torment of living, in another life after death, in another prison.

Nor was it just any knowledge, a knowledge that would be only mental, or bookish, or cabalistic…

Kafka dreamed of a death that leads to freedom, infinite freedom.

He was looking for a single knowledge, the knowledge that finally brings to life, and saves, a knowledge that would be the ultimate, – the decisive encounter with « the master ».

« The master »? Language can only be allusive. Never resign yourself to delivering proper names to the crowd. But one can give some clues anyway, in these times of unbelief and contempt for all forms of faith…

« This life seems unbearable, another, inaccessible. One is no longer ashamed of wanting to die; one asks to leave the old cell that one hates to be transferred to a new cell that one will learn to hate. At the same time, a remnant of faith continues to make you believe that, during the transfer, the master will pass by chance in the corridor, look at the prisoner and say: ‘You won’t put him back in prison, he will come to me. » ii

This excerpt from the Winter Diary 1917-1918 is one of the few « aphorisms » that Kafka copied and numbered a little later, in 1920, which seems to give them special value.

After Kafka’s death, Max Brod gave this set of one hundred and nine aphorisms the somewhat grandiloquent but catchy title of « Meditations on Sin, Suffering, Hope and the True Path ».

The aphorism that we have just quoted is No. 13.

Aphorism No. 6, written five days earlier, is more scathing, but perhaps even more embarrassing for the faithful followers of the « Tradition ».

« The decisive moment in human evolution is perpetual. This is why the revolutionary spiritual movements are within their rights in declaring null and void all that precedes them, because nothing has happened yet. » iii

Then all the Law and all the prophets are null and void?

Did nothing « happen » on Mount Moriah or Mount Sinai?

Kafka, – a heretic? A ‘spiritual’ adventurer, a ‘revolutionary’?

We will see in a moment that this is precisely the opinion of a Gershom Scholem about him.

But before opening Kafka’s heresy trial with Scholem, it may be enlightening to quote the brief commentary Kafka accompanies in his aphorism n°6 :

« Human history is the second that passes between two steps taken by a traveler.»iv

After the image of the « master », that of the « traveller »…

This is a very beautiful Name, less grandiose than the « Most High », less mysterious than the Tetragrammaton, less philosophical than « I am » (ehyeh)… Its beauty comes from the idea of eternal exile, of continuous exodus, of perpetual movement…

It is a Name that reduces all human history to a single second, a simple stride. The whole of Humanity is not even founded on firm ground, a sure hold, it is as if it were suspended, fleeting, « between two steps »…

It is a humble and fantastic image.

We come to the obvious: to give up in a second any desire to know the purpose of an endless journey.

Any pretended knowledge on this subject seems derisory to the one who guesses the extent of the gap between the long path of the « traveler », his wide stride, and the unbearable fleetingness of the worlds.

From now on, how can we put up with the arrogance of all those who claim to know?

Among the ‘knowers’, the cabalists play a special role.

The cabal, as we know, has forged a strong reputation since the Middle Ages as a company that explores mystery and works with knowledge.

According to Gershom Scholem, who has studied it in depth, the cabal thinks it holds the keys to knowing the truth:

« The cabalist affirms that there is a tradition of truth, and that it is transmissible. An ironic assertion, since the truth in question is anything but transmissible. It can be known, but it cannot be transmitted, and it is precisely what becomes transmissible in it that no longer contains it – the authentic tradition remains hidden.»v

Scholem does not deny that such and such a cabalist may perhaps « know » the essence of the secret. He only doubts that if he knows it, this essence, he can « transmit » the knowledge to others. In the best of cases he can only transmit its external sign.

Scholem is even more pessimistic when he adds that what can be transmitted from tradition is empty of truth, that what is transmitted « no longer contains it ».

Irony of a cabal that bursts out of hollowed-out splendor. Despair and desolation of a lucid and empty light .

« There is something infinitely distressing in establishing that supreme knowledge is irrelevant, as the first pages of the Zohar teach. »vi

What does the cabal have to do with Kafka?

It so happens that in his « Ten Non-Historical Proposals on the Cabal », Gershom Scholem curiously enlists the writer in the service of the cabal. He believes that Kafka carries (without knowing it) the ‘feeling of the world proper to the cabal’. In return, he grants him a little of the « austere splendor » of the Zohar (not without a pleonasticvii effect):

« The limit between religion and nihilism has found in [Kafka] an impassable expression. That is why his writings, which are the secularized exposition of the cabal’s own (unknown to him) sense of the world, have for many today’s readers something of the austere splendor of the canonical – of the perfect that breaks down. » viii

Kafka, – vacillating ‘between religion and nihilism’?

Kafka, – ‘secularizing’ the cabal, without even having known it?

The mysteries here seem to be embedded, merged!

Isn’t this, by the way, the very essence of tsimtsum? The world as a frenzy of entrenchment, contraction, fusion, opacification.

« The materialist language of the Lurianic Kabbalah, especially in its way of inferring tsimtsum (God’s self-retraction), suggests that perhaps the symbolism that uses such images and formulas could be the same thing. »ix

Through the (oh so materialistic) image of contraction, of shrinkage, the tsimtsum gives to be seen and understood. But the divine self-retraction is embodied with difficulty in this symbolism of narrowness, constraint, contraction. The divine tsimtsum that consents to darkness, to erasure, logically implies another tsimtsum, that of intelligence, and the highlighting of its crushing, its confusion, its incompetence, its humiliation, in front of the mystery of a tsimtsum thatexceeds it.

But at least the image of the tsimtsum has a « materialist » (though non-historical) aura, which in 1934, in the words of a Scholem, could pass for a compliment.

« To understand Kabbalists as mystical materialists of dialectical orientation would be absolutely non-historical, but anything but absurd. » x

The cabal is seen as a mystical enterprise based on a dialectical, non-historical materialism.

It is a vocabulary of the 1930’s, which makes it possible to call « dialectical contradiction » a God fully being becoming « nothingness », or a One God giving birth to multiple emanations (the sefirot)…

« What is the basic meaning of the separation between Eyn Sof and the first Sefira? Precisely that the fullness of being of the hidden God, which remains transcendent to all knowledge (even intuitive knowledge), becomes void in the original act of emanation, when it is converted exclusively to creation. It is this nothingness of God that must necessarily appear to the mystics as the ultimate stage of a ‘becoming nothing’. » xi

These are essential questions that taunt the truly superior minds, those who still have not digested the original Fall, the Sin, and the initial exclusion from Paradise, now lost.

« In Prague, a century before Kafka, Jonas Wehle (…) was the first to ask himself the question (and to answer it in the affirmative) whether, with the expulsion of man, paradise had not lost more than man himself. Was it only a sympathy of souls that, a hundred years later, led Kafka to thoughts that answered that question so profoundly? Perhaps it is because we don’t know what happened to Paradise that he makes all these considerations to explain why Good is ‘in some sense inconsolable’. Considerations that seem to come straight out of a heretical Kabbalah. »xii

Now, Kafka, – a « heretical » Kabbalist ?

Scholem once again presents Kafka as a ‘heretical’ neo-kabbalist, in letters written to Walter Benjamin in 1934, on the occasion of the publication of the essay Benjamin had just written on Kafka in the Jüdische Rundschau...

In this essay, Benjamin denies the theological dimension of Kafka’s works. For him, Kafka makes theater. He is a stranger to the world.

« Kafka wanted to be counted among ordinary men. At every step he came up against the limits of the intelligible: and he willingly made them felt to others. At times, he seems close enough to say, with Dostoyevsky’s Grand Inquisitor: ‘Then it is a mystery, incomprehensible to us, and we would have the right to preach to men, to teach them that it is not the free decision of hearts nor love that matters, but the mystery to which they must blindly submit, even against the will of their consciencexiii. Kafka did not always escape the temptations of mysticism. (…) Kafka had a singular ability to forge parables for himself. Yet he never allowed himself to be reduced to the interpretable, and on the contrary, he took every conceivable measure to hinder the interpretation of his texts. One must grope one’s way into it, with prudence, with circumspection, with distrust. (…) Kafka’s world is a great theater. In his eyes man is by nature an actor. (…) Salvation is not a bounty on life, it is the last outcome of a man who, according to Kafka’s formula, ‘his own frontal bone stands in the way’xiv. We find the law of this theater in the midst of Communication at an Academy: « I imitated because I was looking for a way out and for no other reason ».xv (…) Indeed, the man of today lives in his body like K. in the village at the foot of the castle; he escapes from it, he is hostile to it. It can happen that one morning the man wakes up and finds himself transformed into a vermin. The foreign country – his foreign country – has seized him. It is this air there that blows in Kafka, and that is why he was not tempted to found a religion. » xvi

Kafka is therefore not a cabalist. The ‘supernatural’ interpretation of his work does not hold.
« There are two ways of fundamentally misunderstanding Kafka’s writings. One is the naturalistic interpretation, the other the supernatural interpretation; both, the psychoanalytical and the theological readings, miss the point. »xvii

Walter Benjamin clearly disagrees with Willy Haas, who had interpreted Kafka’s entire work « on a theological model », an interpretation summarized by this excerpt: « In his great novel The Castle, [writes Willy Haas], Kafka represented the higher power, the reign of grace; in his no less great novel The Trial, he represented the lower power, the reign of judgment and damnation. In a third novel, America, he tried to represent, according to a strict stylization, the land between these two powers […] earthly destiny and its difficult demands. « xviii


Benjamin also finds Bernhard Rang’s analysis « untenable » when he writes: « Insofar as the Castle can be seen as the seat of grace, K.’s vain attempt and vain efforts mean precisely, from a theological point of view, that man can never, by his will and free will alone, provoke and force God’s grace. Worry and impatience only prevent and disturb the sublime peace of the divine order. »xix


These analyses by Bernhard Rang or Willy Haas try to show that for Kafka, « man is always wrong before God « xx.


However, Benjamin, who fiercely denies the thread of « theological » interpretation, thinks that Kafka has certainly raised many questions about « judgment », « fault », « punishment », but without ever giving them an answer. Kafka never actually identified any of the « primitive powers » that he staged.
For Benjamin, Kafka remained deeply dissatisfied with his work. In fact, he wanted to destroy it, as his will testifies. Benjamin interprets Kafka from this (doctrinal) failure. « Failure is his grandiose attempt to bring literature into the realm of doctrine, and to give it back, as a parable, the modest vigor that seemed to him alone appropriate before reason. « xxi


« It was as if the shame had to survive him. »xxii This sentence, the last one in The Trial, symbolizes for Benjamin the fundamental attitude of Kafka.
It is not a shame that affects him personally, but a shame that extends to his entire world, his entire era, and perhaps all of humanity.
« The time in which Kafka lives does not represent for him any progress compared to the first beginnings. The world in which his novels are set is a swamp. »xxiii

What is this swamp?
That of oblivion.
Benjamin quotes Willy Haas again, this time to praise him for having understood the deep movement of the trial: « The object of this trial, or rather the real hero of this incredible book, is oblivion […] whose main characteristic is to forget himself […] In the figure of the accused, he has become a mute character here. « xxiv

Benjamin adds: « That this ‘mysterious center’ comes from ‘the Jewish religion’ can hardly be contested. Here memory as piety plays a quite mysterious role. One of Jehovah’s qualities – not any, but the most profound of his qualities – is to remember, to have an infallible memory, ‘to the third and fourth generation’, even the ‘hundredth generation’; the holiest act […] of the rite […] consists in erasing the sins from the book of memory’xxv. »

What is forgotten, Benjamin concludes, is mixed with « the forgotten reality of the primitive world »xxvi, and this union produces « ever new fruits. »xxvii

Among these fruits arises, in the light, « the inter-world », that is to say « precisely the fullness of the world which is the only real thing. Every spirit must be concrete, particular, to obtain a place and a right of city. [….] The spiritual, insofar as it still plays a role, is transformed into spirits. The spirits become quite individual individuals, bearing themselves a name and linked in the most particular way to the name of the worshipper […]. Without inconvenience their profusion is added to the profusion of the world […] One is not afraid to increase the crowd of spirits: […] New ones are constantly being added to the old ones, all of them have their own name which distinguishes them from the others. « xxviii

These sentences by Franz Rosenzweig, quoted by Benjamin, actually deal with the Chinese cult of ancestors. But for Kafka, the world of the ancestors goes back to the infinite, and « has its roots in the animal world »xxix.

For Kafka, beasts are the symbol and receptacle of all that has been forgotten by humans: « One thing is certain: of all Kafka’s creatures, it is the beasts that reflect the most. « xxx

And, « Odradek is the form that things that have been forgotten take. »xxxi
Odradek, this « little hunchback », represents for Kafka, « the primary foundation » that neither « mythical divination » nor « existential theology » provide,xxxii and this foundation is that of the popular genius, « that of the Germans, as well as that of the Jews »xxxiii.

Walter Benjamin then strikes a blow, moving on to a higher order, well beyond religiosities, synagogues and churches: « If Kafka did not pray – which we do not know -, at least he possessed to the highest degree what Malebranche calls ‘the natural prayer of the soul’: the faculty of attention. In which, like the saints in their prayer, he enveloped every creature. « xxxiv

As we said, for Scholem, Kafka was a « heretical cabalist ».
For Benjamin, he was like a « saint », enveloping creatures in his prayers…
In a way, both of them are united in a kind of reserve, and even denigration, towards him.

Scholem wrote to Benjamin: « Kafka’s world is the world of revelation, but from a perspective in which revelation is reduced to its Nothingness (Nichts). »
For him, Kafka presents himself as unable to understand what is incomprehensible about the Law, and the very fact that it is incomprehensible.
Whereas the Cabal displays a calm certainty of being able not only to approach but to ‘understand’ the incomprehensibility of the Law.

Benjamin shares Scholem’s disapproval of Kafka, and goes even further, reproaching him for his lack of ‘wisdom’ and his ‘decline’, which participates in the general ‘decline’ of the tradition: « Kafka’s true genius was (…) to have sacrificed the truth in order to cling to its transmissibility, to its haggadic element. Kafka’s writings (…) do not stand modestly at the feet of doctrine, as the Haggadah stands at the feet of the Halakhah. Although they are apparently submissive, when one least expects it, they strike a violent blow against that submission. This is why, as far as Kafka is concerned, we cannot speak of wisdom. All that remains are the consequences of his decline. « xxxv

Kafka, – a man who lacks wisdom, and in « decline ».
No one is a prophet in his own country.

For my part, I see in Kafka the trace of a dazzling vision, against which the cabal, religion, and this very world, weigh but little.
Not that he really « saw ».
« I have never yet been in this place: one breathes differently, a star, more blinding than the sun, shines beside it. « xxxvi


What is this place? Paradise?
And if he did not « see », what did he « understand »?
Kafka wrote that we were created to live in Paradise, and that Paradise was made to serve us. We have been excluded from it. He also wrote that we are not ‘in a state of sin’ because we have eaten from the Tree of Knowledge, but also because we have not yet eaten from the Tree of Life.
The story is not over, it may not even have begun. Despite all the « grand narratives » and their false promises.
« The path is infinite « xxxvii, he asserted.
And perhaps this path is the expulsion itself, both eternal.
« In its main part, the expulsion from Paradise is eternal: thus, it is true that the expulsion from Paradise is definitive, that life in this world is inescapable « xxxviii.

Here, we are certainly very far from the Cabal or dialectical materialism.

But for Kafka, another possibility emerges, fantastically improbable.
The eternity of expulsion « makes it possible that not only can we continually remain in Paradise, but that we are in fact continually there, regardless of whether we know it or not here. « xxxix

What an heresy, indeed!

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iFranz Kafka. « Diary », October 25, 1917. Œuvres complètes, t.III, Ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.446.

iiFranz Kafka. « Diary », October 25, 1917. Œuvres complètes, t.III, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.446.

iiiFranz Kafka.  » Diary », October 20, 1917. Œuvres complètes, t.III, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.442.

ivFranz Kafka.  » Diary », October 20, 1917. Œuvres complètes, t.III, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.443.

vGershom Scholem. Ten Non-Historical Proposals on Kabbalah. To the religious origins of secular Judaism. From mysticism to the Enlightenment. Translated by M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 249.

viGershom Scholem. Ten Non-Historical Proposals on the Kabbalah, III’. To the religious origins of secular Judaism. From mysticism to the Enlightenment. Translated by M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 249.

viiThe Hebrew word zohar (זֹהַר) means « radiance, splendor ».

viiiGershom Scholem. Ten Non-Historical Proposals on Kabbalah, X’. To the religious origins of secular Judaism. From mysticism to the Enlightenment. Translated by M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 256.

ixGershom Scholem. Ten Non-Historical Proposals on the Kabbalah, IV’. To the religious origins of secular Judaism. From mysticism to the Enlightenment. Translated by M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 251.

xGershom Scholem. Ten Non-Historical Proposals on the Kabbalah, IV’. To the religious origins of secular Judaism. From mysticism to the Enlightenment. Translated by M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 251.

xiGershom Scholem. Ten Non-Historical Proposals on the Kabbalah, V’. To the religious origins of secular Judaism. From mysticism to the Enlightenment. Translated by M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 252.

xiiGershom Scholem. Ten Non-Historical Proposals on Kabbalah, X’. To the religious origins of secular Judaism. From mysticism to the Enlightenment. Translated by M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 255-256.

xiiiF.M. Dostoëvski. The Brothers Karamazov. Book V, chap. 5, Trad. Henri Mongault. Ed. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 278.

xivFranz Kafka, Œuvres complètes, t.III, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.493

xvFranz Kafka, Œuvres complètes, t.II, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.517

xviWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.429-433

xviiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p. 435

xviiiW. Haas, quoted by Walter Benjamin. Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.435

xixBernhard Rang « Franz Kafka » Die Schildgenossen, Augsburg. p.176, quoted in Walter Benjamin. Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.436

xxWalter Benjamin. Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.436

xxiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.438

xxiiFranz Kafka. The Trial. Œuvres complètes, t.I, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.466

xxiiiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.439

xxivW. Haas, quoted by Walter Benjamin. Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441

xxvW. Haas, quoted by Walter Benjamin. Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441

xxviWalter Benjamin. Franz Kafka . On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441

xxviiWalter Benjamin. Franz Kafka . On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441

xxviiiFranz Rosenzweig, The Star of Redemption, trans. A. Derczanski and J.-L. Schlegel, Paris Le Seuil, 1982, p. 92, quoted by Walter Benjamin. Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.442

xxixWalter Benjamin. Franz Kafka . On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.442

xxxWalter Benjamin. Franz Kafka . On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.443

xxxiWalter Benjamin. Franz Kafka . On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.444

xxxiiWalter Benjamin. Franz Kafka . On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.445

xxxiiiWalter Benjamin. Franz Kafka . On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.445-446

xxxivWalter Benjamin. Franz Kafka . On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.446

xxxvQuoted by David Biale. Gershom Scholem. Cabal and Counter-history. Followed by G. Scholem: « Dix propositions anhistoriques sur la cabale. « Trad. J.M. Mandosio. Ed de l’Éclat. 2001, p.277

xxxviFranz Kafka. « Newspapers « , November 7, 1917. Œuvres complètes, t.III, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.447

xxxviiFranz Kafka. « Newspapers « , November 25, 1917, aphorism 39b. Œuvres complètes, t.III, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.453.

xxxviiiFranz Kafka. « Newspapers « , December 11, 1917, aphorism 64-65. Œuvres complètes, t.III, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.458.

xxxixFranz Kafka. « Newspapers « , December 11, 1917, aphorism 64-65. Œuvres complètes, t.III, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.458.

A Voice Cries Out in the Desert


— Henri Meschonnic–

Henri Meschonnici was a formidable polemicist, and even, in this respect, a « serial killer », according to Michel Deguy. Meschonnic proposed « that we leave the word ‘Shoah’ in the dustbin of history. »ii This word was, according to him, « intolerable », it would represent « a pollution of the mind » and would aggravate a « generalized misunderstanding ». For this Hebrew word, which appears thirteen times in the Bible, refers only to thunderstorm, « a natural phenomenon, simply ». « The scandal is first of all to use a word that designates a natural phenomenon to refer to a barbarity that is all human. » Another scandal would be that Claude Lanzmann appropriated the highly publicized use of the word ‘shoah’, while diverting its meaningiii: « The author of the Shoah is Hitler, Lanzmann is the author of Shoah. » iv

Henri Meschonnic also attacked the « idolatry » of the Kabbalah: « Language is no longer anywhere in the Kabbalah. It is only an illusion, a utopia. It is replaced by the letters of the script taken for hieroglyphics of the world. A cosmism. And a theism. Then, paradoxically, one must recognize the sacred, more than the divine. A form of idolatry. »v

In a similar way, he attacked Leon Askenazi (the famous Rabbi ‘Manitou’), for his word games in the Torah, – this « idolatry that passes for thought »vi.

Idolatry. Idolettrism. Quite a sharp point. But, on the other hand, he tempers a little, hinting that this « idolatry » is also a « utopia »: « Kabbalah is a utopia of language. A utopia of the Jew. Since its indefinite and self-referential allegorisation is supposed to have the following effect: ‘A particular link is thus established between the letter yod, the 10th letter of the Hebrew alphabet, which represents the ten Sefirot, and the Jewish people, the Yehudimviiviii

What is this « utopia of the Jew »? A fuse formula summarizes it: Hebrew is the « holy language » par excellence (lechon ha-qodech).

We are here in heavy, very heavy stuff. Meschonnic quotes in support the famous medieval cabalist, Aboulafia, and one of his current thurifer, Elliot Wolfson:

« The cabal will be the exclusive property of the Jewish people, (…) the only nation to have real access to the sacred language of creation, revelation and redemption.»ix

For the comparatist, this type of formula (« the only nation to… », the « sacred language of »,…) seems to be an old cliché, to be found in all latitudes, at all times, in most cultures, so much so that exceptionalism seems really not that exceptional…

More than a thousand years before Abraham, and long before the Torah had even begun to be written down, the Vedic tradition already considered Sanskrit as a « perfect » language. Sanskrit holds its name from the word ‘samskṛta‘ , which means « perfect » in Sanskrit). Moreover, the Vedic tradition considered the entire Vedic corpus as pure, divine revelation.

More recently, for hundreds of millions of believers, the Quran, too, is considered « descended » directly from the Divinity into the Arabic language, which is considered by its locutors a « clear » and « perfect » language.

There is, therefore, obviously on this planet, a certain abundance of « perfect languages » and « divine revelations », seemingly indifferent to their putative concurrents.

What should we conclude from this rush? That these revelations, and these languages, contradict and exclude each other? That only one of them is the true one, the only one « chosen »? Or, should we adopt a more diplomatic formulation, that they all contain some truth? Or, to be more pessimistic, should we suppose that they all somehow lack their intended purpose, whose transcendence escapes them?

What strikes one, in these immense religious and intellectual adventures, which often display, in theory and in practice, ambitions of universal scope, is the paradoxically provincial, navel-gazing, somewhat narrow-minded side of their later commentators. There is no shortage of late voices, coming, a few millennia after the founders, to set themselves up as self-proclaimed defenders, arrogating to themselves the monopoly of exception and election.

In the Babel of languages, Hebrew certainly does not escape the shocking statements about its absolute specificity and its intrinsic superiority over all other languages.

« Divine consonants, human vowels, is the high revelation of Hebrew. »x

The « sanctity » of the Hebrew language is contagious. It extends to the people who speak it.

Hence a sharp alternative:

« The truth that Hebrew is the holy language of a holy people, and the untruth that it is the spoken language of a people like all peoples, seem irreconcilable. » xi

Franz Rosenzweig asked a binary question. There is no way out.

On one side a « holy language » and a « holy people », and on the other side « all peoples » and all other languages, immersed in the no-man’s-land of « untruth » (and un-holiness). Faced with this alternative, what is the answer?

The issue deserves attention.

Franz Rosenzweig seems very sure of his fact: he provides some elements of idiosyncratic argumentation, the scathing lesson of which could perhaps also be of interest to speakers of English, German or Latin – and why not, for good measure, Greek, Arabic or Sanskrit?

« To read Hebrew means: to be ready to gather the entire heritage of the language; to read German, English or Latin, one reaps only the harvest given by the furrows of the language of one season: of one generation. »xii

Franz Rosenzweig does not seem to suspect that the few ‘languages of a season’ he quotes are only the most recent, among a large and immemorial ‘harvest’ of other Indo-European languages, much more original, and some of them with sophisticated grammars, and incidentally with a vocabulary twenty times richer than the biblicalxiii lexicon. Among these languages, Avestic and Sanskrit go back to several millennia before our era, and have both served to compose « sacred » texts (respectively the Avesta and the Veda), which testify to very ancient « revelations », certainly older than the revelation « mosaic ».

It may be argued that Avestic and Sanskrit are nowadays only « dead languages », and that the Avesta or Veda no longer irrigate living times, but only celebrate forgotten Gods…

In contrast, it should also be noted, biblical Hebrew has « risen » again with modern Hebrew, while the Torah continues to live on through the people who bear it and the religions that draw inspiration from it.

These are indeed crucial points.

One could however answer that the Veda religion has not completely disappeared from the world consciousness… or from the depths of the collective unconscious. The history of the Spirit has only just begun. The Vedanta, the Upanishads, Baghavad Gîta, – forever under a bushel? The future, the distant future, will tell.

On the other hand, it can also be argued that the « spirit » of Sanskrit is not really dead, but that it is still very much alive today, and that it is constantly regenerating itself in the vast body of Indo-European languages that are spoken throughout the world, and through their own genius.

The « spirit » of Sanskrit. The « spirit » of Indo-European languages…

Is there a « spirit » of languages? And what does it mean?

Franz Rosenzweig asked this question in a lecture on « the spirit of the Hebrew language ».

« What is the spirit of the German language? Does a language have a ‘spirit’? The answer is: only the language has a spirit. As many languages we know, as many times we are a man. Can you ‘know’ more than one language? Our ‘knowledge’ is just as flat as French ‘savoir‘ (knowledge). We live in one language.» xiv

The word ‘knowledge’, – a ‘flat’ word?

To live is to react…

The French word ‘savoir’ comes from the Latin sapio, sapere, « to have flavor », and figuratively « to have taste, sense, reason ». This Latin word gave in French the words ‘sapience’, ‘saveur’, ‘sève’, ‘sapide’ (and its antonym ‘insipide’). Its etymological origin goes back to the Sanskrit सबर् sabar, « nectar, sap, milk », from which the words Saft in German, sap inEnglish, sapor in Latin also derive.

There is an irony here, a sort of ‘meta-linguistic’ irony, to note that the words ‘flavor’, ‘taste’, are translated ta’am inHebrew, in the plural te’amim.

Now it just so happens that Henri Meschonnic advocated a close attention to the presence in the biblical language of the signs of cantillation, the טְעָמִים, te’amim, supposed to enlighten the deep meaning of the verses by giving them their true rhythm, their melody. « The word, already used by Rabbi Akiva, of te’amim, (…) is the plural of ta’am, which means the taste, in the gustatory sense, the taste of what one has in the mouth.xv In medieval Hebrew, the word also referred to the ratio. It is of capital importance that this word, which designates the junctions-disjunctions, groupings and ungroupings of discourse, with for each ‘accent’ a melodic line, be a word of the body and the mouth. The mouth is what speaks. »xvi

The irony, then, is that the French word ‘savoir’ (which Rosenzweig found ‘flat’) and the Hebrew word te’amim share the same connotations, associating ‘taste’, ‘flavor’ and ‘ratio’...

We quickly return to provincialism and navel-gazing, as we see. One must resolve to understand, once and for all, that outside of Hebrew, there is no salvation. Literally. The Hebrew language holds the divine in it…

Rosenzweig puts it this way:

« The spirit of the Hebrew language is ‘the spirit of God’. (Es ist Geist Gottes). » xvii

Difficult to make more synthetic and more exclusive.

In search of this ‘spirit’ (of the Hebrew language), and interested in the interpretative power attributed to the te’amim, I looked for some possible examples of reference in Meschonnic’s writings.

He particularly emphasizes a verse from Isaiah, usually translated, for centuries, in the Gospels:

« A voice cries out in the desert: prepare a way for the Lord. « (Is. 40:3)

Meschonnic says of this translation: « It is the ‘Christian way’, as James Kugel says. The identification with John the Baptist in Matthew (3:3), Mark (1:3) and John (1:23) depended on it. »

It is true that there is a discrepancy of interpretation between the passages of the Gospels quoted and what we read in the Jerusalem Bible, which gives the following translation:

« A voice cries out, ‘In the desert, make way for the LORD’. »

So? What is the rigjht reading?

 » A voice cries out in the desert »?

Or: « A voice cries out: ‘in the desert etc.' »?

Meschonnic notes that in the Hebrew original, there is a major disjunctive accent (zaqef qatan) after « a screaming voice » (qol qoré):

« So ‘in the desert’ is related to ‘make way’, not about the preceding verb. I translate: ‘A voice cries out in the desert make way for Adonaï’. This text is liked to the exile in Babylon, and calls for a return to Jerusalem. Its meaning is geographical and historical, according to its rhythm in Hebrew. But when cut after ‘desert’, it becomes the Christian and eschatological call. Quite another theology. It is the rhythm that makes, or undoes, the meaning.»xviii

Meschonnic concludes his development with a shock formula :

« Rhythm is not only the Jew of the sign, it is also the Jew of the Jew, and it shares the utopia of the poem by being the utopia of meaning. »xix

The rhythm, the ta’am, is the « Jew of the Jew ». Difficult to find a formulation less goy, and more irrefutable…

However, the rhythm is not enough.

If we place the same verse (Is 40:3) in the immediate context of the first ten verses of the « second » Isaiah (Is 40:1-10), we suddenly see a rich density of possible meanings, proliferating, allusive, elusive, carried by voices, words, utterances, cries, repetitions, variations, ellipses, obscurities and openings.

A textual criticism, aimed at semantics, syntax, allegories and anagogy, would encourage a multiplication of questions – far beyond what the ta’am ta’am is.

Why is God twice named « our God » (אלֹהֵינוּ Elohei-nou) xxin Is 40:3 and Is 40:8, and twice named « your God » (אֱלֹהֵיכֶם Elohei-khem)xxi in Is 40:1 and Is 40:9?

Is « ours » also « yours », or is it not?

Why is God named ‘YHVH’ five times in Isaiah 40:2, Isaiah 40:3, Isaiah 40:5 (twice), and Isaiah 40:7, but only once ‘YHVH Adonai’ in Isaiah 40:10xxii? In other words, why is God here named six times ‘YHVH’, and once ‘Adonai’?

In what way do the expression « all flesh » כָל-בָּשָׂר khol-bachar, in Is 40:5, and the expression « all flesh » כָּל-הַבָּשָׂר kol-ha-bachar, in Is 40:6, differ? xxiii

Why is the article defined in one case and not in the other?

Could it be that the expression « all flesh will see it » וְרָאוּ כָל-בָּשָׂר vé-raou khol-bachar, implies a universality (total, inclusive) of the vision of the glory of YHVH, – « all flesh » then meaning « all creatures made of flesh »?

Whereas the expression « all flesh, – grass », כָּל-הַבָּשָׂר חָצִיר kol-ha-bachar ḥatsir, only implies that « everything » in the flesh is like « grass »?

Why do two voices, undefined, come from unnamed mouths (Is 40:3 and Is 40:6), – when the spoken word is from « the mouth of YHVH », כִּי פִּי יְהוָה דִּבֵּר, ki pi YHVH dibber (Is 40:5), and « the word of our God »,וּדְבַר-אֱלֹהֵינוּ devar Elohenou, (Is 40:8), are they duly and by name attributed to God?

Why does the first of these two (undefined) voices shout :

« A voice cries out: ‘In the desert, make way for YHVH; in the wilderness, make a straight road for our God’. »(Isaiah 40:3)

Why does the second, undefined voice first say: ‘Cry out’, – before saying what to cry out?

« A voice said, ‘Cry out’, and I said, ‘What shall I cry out?’ – ‘All flesh is grass and all its grace is like the flower of the field. « (Isaiah 40:6)

To whom does « your God » address himself when Isaiah says :

« Comfort, comfort my people, says your God.

נַחֲמוּ נַחֲמוּ, עַמִּי–יֹאמַר, אֱלֹהֵיכֶם (Is 40,1)

Who is speaking here? Who ‘says’ what ‘your God’ says?

Who exactly is « my people »? Is « my people » the people of ‘your God’ or the people of ‘our God’?

In other words, is « my people » just « grass »? xxiv

Or is it only « the people », which is « grass »?

Last but not least, who is consoling whom, on whose behalf?

____________

iHenri Meschonnic (1932-2009), essayist, linguist, poet, translator.

iiHenri Meschonnic. « Pour en finir avec le mot « Shoah » », Le Monde, dated February 20-21, 2005. cf. https://www.larevuedesressources.org/pour-en-finir-avec-le-mot-shoah,1193.html

iii: Henri Meschonnic. « Pour en finir avec le mot « Shoah » », Le Monde, dated February 20-21, 2005. cf. https://www.larevuedesressources.org/pour-en-finir-avec-le-mot-shoah,1193.html

iv Claude Lanzmann writes: « I fought to impose ‘Shoah’ without knowing that I was thus proceeding to a radical act of nomination, since almost immediately the title of the film became, in many languages, the very name of the event in its absolute singularity. The film was immediately eponymous, people everywhere began to say « the Shoah ». The identification between the film and what it represents goes so far that daring people speak of me as « the author of the Shoah, » to which I can only reply: « No, I’m « Shoah », the Shoah is Hitler. » Le Monde, February 26, 2005

vHenri Meschonnic. The Utopia of the Jew. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.127

viHenri Meschonnic. The Utopia of the Jew. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.132

viiH. Meschonnic quotes here Elliot R. Wolfson. Abraham Aboulafia cabalist and prophet. Hermeneutics, theosophy and theurgy. Trad. J.F. Sené. Ed. de l’Eclat, 1999, p.123.

viiiHenri Meschonnic. The Utopia of the Jew. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.128

ixElliot R. Wolfson. Abraham Aboulafia cabalist and prophet. Hermeneutics, Theosophy and Theurgy. Trad. J.F. Sené. Ed. de l’Eclat, 1999, p. 57, quoted by H. Meschonnic, op. cit. p. 128.

xRaymond Abelio. In a soul and a body. Gallimard, 1973, p.259. Quoted by Henri Meschonnic. The Utopia of the Jew. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.137

xiFranz Rosenzweig. New Hebrew ? On the occasion of the translation of Spinoza’s Ethics. Collected Writings III p. 725. Cité par Henri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.138

xiiFranz Rosenzweig. « Neo-Hebrew » in L’écriture, le verbe et autres essais. p.28. Quoted by Henri Meschonnic. The Utopia of the Jew. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.138

xiiiTo get an idea of this, just compare the Sanskrit-English dictionary by Monier Monier-Williams and the Hebrew-English dictionary by Brown-Driver-Briggs, both considered as references in the study of Sanskrit and Biblical Hebrew.

xivFranz Rosenzweig. « On the Spirit of the Hebrew Language. – es a language have a ‘spirit’ ? The answer is: only the language has spirit. As many languages as one can, so much one can be human. Can one ‘know’ more than one language ? Our ‘can’ is as shallow as the French ‘savoir’. One lives in a language. « Collected Writings III p. 719. Cité par Henri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.139-140

xvMeschonnic notes that in Arabic, mat’am means « resaturant ».

xviHenri Meschonnic. The Utopia of the Jew. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.147-148

xviiFranz Rosenzweig. « Vom Geist der hebräische Sprache. « Gesammelte Schriften III p. 721. Quoted by Henri Meschonnic. The Utopia of the Jew. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p. 140

xviiiHenri Meschonnic. The Utopia of the Jew. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p. 165

xixHenri Meschonnic. The Utopia of the Jew. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p. 171

xx« A way cries out: ‘In the desert, make way for YHVH; in the steppe, smooth a road for our God. « קוֹל קוֹרֵא–בַבַּמִּדְבָּר, פַּנּוּ דֶּרֶךְ יְהוָה; יַשְּׁרוּ, בָּעֲרָבָה, מְסִלָּה, לֵאלֹהֵינוּ (Is 40,3)

« The grass withers, the flower withers, but the word of our God endures forever. « יָבֵשׁ חָצִיר, נָבֵל צִיץ; וּדְבַר-אֱלֹהֵינוּ, יָקוּם לְעוֹלָם (Is 40,8)

xxi« Comfort, comfort my people, says your God. נַחֲמוּ נַחֲמוּ, עַמִּי–יֹאמַר, אֱלֹהֵיכֶם (Is 40,1)

« Lift up your voice, fear not, say to the cities of Judah, ‘Behold your God!' » הָרִימִי, אַל-תִּירָאִי, אִמְרִי לְעָרֵי יְהוּדָה, הִנֵּה אֱלֹהֵיכֶם (Is 40,9)

xxii« הִנֵּה אֲדֹנָי יְהוִה (Is 40:10)

xxiii« Then the glory of YHVH will be revealed and all flesh will see it, together, for the mouth of YHVH has spoken. »

וְנִגְלָה, כְּבוֹד יְהוָה; וְרָאוּ כָל-בָּשָׂר יַחְדָּו, כִּי פִּי יְהוָה דִּבֵּר (Is 40,5)

« A voice said, ‘Cry out’, and I said, ‘What shall I cry out?’ – ‘All flesh is grass and all its grace is like the flower of the field. « קוֹל אֹמֵר קְרָא, וְאָמַר מָה אֶקְרָא; כָּל-הַבָּשָׂר חָצִיר, וְכָל-חַסְדּוֹ כְּצִיץ הַשָּׂדֶה (Is 40,6)

xxiv« The grass withers, the flower withers, when the breath of YHVH passes over them; yes, the people are grass. »

יָבֵשׁ חָצִיר נָבֵל צִיץ, כִּי רוּחַ יְהוָה נָשְׁבָה בּוֹ; אָכֵן חָצִיר, הָעָם (Is 40,7)

Elijah From the Stars


« Elijah »

Franz Rosenzweig is a prophet of the 20th century (there are not so many), whose name means ‘branch of roses’. Zebrased with inchoate intuitions, and seraphic brilliance, a short text of him astonishes me by its searing audacity:

« Redemption delivers God, the world and man from the forms and morphisms that Creation has imposed on them. Before and after, there is only the « beyond ». But the in-between, Revelation, is at the same time entirely beyond, for (thanks to it) I am myself, God is God, and the world is world, and absolutely beyond, for I am with God, God is with me, and where is the world? (« I do not desire the earth »). Revelation overcomes death, creates and institutes in its place the redeeming death. He who loves no longer believes in death and believes only in death.» i

The ambiguity of Revelation in relation to the Redemption, but also its invitations to openness, to invention, are staged here.

On the one hand, Revelation is addressed to the man of the earth, to the children of the clay, immersed in worldly immanence, immersed in the closed orbs of their minds.

On the other hand, it affirms the absolute transcendence of the Creator, opening worlds, flaring very backwards towards unheard-of beginnings, and accelerating very forwards towards an unthinkable afterlife.

Can we connect these two poles, seemingly opposite?

For Rosenzweig, Revelation is situated in time, that time which is the proper time of the world, between Creation and Redemption – the two figures, original and eschatological, the two ‘moments’ of the ‘beyond’ of time.

The unique role of Creation is inexplicable if we consider it only as a divine fiat. Why inexplicable? Because such a fiat displays neither its reason nor its why. It is more consistent with the anthropological structure of human experience (and probably with the very structure of the brain) to consider that even God does nothing for nothing.

An ancient answer to this riddle may be found in the Vedic idea of Creation.

In the Veda, Creation is thought as being a sacrifice of God.

Two thousand years later, this sacrifice will be called kenosis by Christians, and even later (in the Kabbalah of the Middle Age) Jews will call it tsimtsum.

The Vedic idea of God’s sacrifice – is incarnated in the sacrifice of Prajāpati, the supreme God, the Creator of the worlds, at the price of His own substance.

It is certainly difficult to conceive of God’s holocaust by (and for) Himself, willingly sacrificing His own glory, His power and His transcendence, – in order to transcend Himself in this very sacrifice.

How can a human brain understand God transcending Himself!

It is difficult, of course, but less difficult than understanding a Creation without origin and without reason, which refers by construction to the absolute impotence of all reason, and to its own absurdity.

With or without reason, with or without sacrifice, Creation obviously represents a ‘beyond’ of our capacity to understand.

But reason wants to reason and tries to understand.

In the hypothesis of God’s sacrifice, what would be the role of Creation in this divine surpassing?

Would God make a covenant with His Creation, ‘giving’ it, by this means, His breath, His life, His freedom, His spirit?

Would God give the responsibility for the World and Mankind to multiply and make this Breath, this Life, this Freedom, this Spirit bear fruit throughout time?

At least there is in this view a kind of logic, though opaque and dense.

The other pole of the cosmic drama – Redemption – is even more ‘beyond’ human intelligence. But let us have a try to understand it.

Redemption « frees God, the world and man from the forms imposed on them by Creation, » Rosenzweig suggests.

Does Redemption deliver God from God Himself? Does it deliver Him from His infinity, if not from His limit? from His transcendence, if not from His immanence? from His righteousness, if not from His goodness?

It is more intuitive to understand that it also liberates the world (i.e. the total universe, the integral Cosmos) from its own limits – its height, width and depth. But does it free it from its immanence?

It frees man, at last.

Does that mean Redemption frees man from his dust and clay?

And from his breath (nechma), which binds him to himself?

And from his shadow (tsel) and his ‘image’ (tselem), which binds him to the light?

And from his blood (dam) and his ‘likeness’ (demout), which structure and bind him (in his DNA itself)?

What does Rosenzweig mean when he says: « Redemption delivers God (…) from the forms that Creation has imposed »?

It is the role of Revelation to teach us that Creation has necessarily imposed certain structures. For example, it imposes the idea that the ‘heavens’ (chammayim) are in essence made of ‘astonishment’, and perhaps even ‘destruction’ (chamam).

But the truth is that we don’t know what ‘to redeem’ means, – apart from showing the existence of a link between Death, the Exodus from the world, and man.

We must try to hear and understand the voice of this new prophet, Rosenzweig.

He says that to believe in Redemption is to believe only in love, that is, to believe « only in death ».

For it has been said that « strong as death is love » (ki-‘azzah kham-mavêt ahabah), as the Song saysii.

Revelation is unique in that it is ‘one’ between two ‘moments’, two ‘beyond’.

It is unique, being ‘below’ between two ‘beyond’.

Being ‘below’ it is not inexpressible, – and being ‘revealed’ it is not as inexpressible as the ‘beyond’ of Creation and Redemption, which can only be grasped through what Revelation wants to say about it.

The Revelation is told, but not by a single oracular jet.

She is not given just at once. She is continuous. She spreads out in time. She is far from being closed, no doubt. No seal has been placed on her moving lips. No prophet can reasonably claim to have sealed her endless source foreveriii.

Time, time itself, constitutes all the space of Revelation, which we know has once begun. But we don’t know when Revelation will end. For now, Revelation is only ‘below’, and will always remain so, – as a voice preparing the way for a ‘beyond’ yet to come.

And besides, what is really known about what has already been ‘revealed’?

Can we be sure at what rate the Revelation is being revealed?

Can we read her deep lines, hear her hidden melodies?

Does she appear in the world only in one go or sporadically, intermittently? With or without breathing pauses?

Won’t her cannon thunder again?

And even if she were « sealed », aren’t the interpretations, the glosses, part of her open breath?

And what about tomorrow?

What will Revelation have to say in six hundred thousand years from now?

Or in six hundred million years?

Will not then a cosmic Moses, a total Abraham, a universal Elijah, chosen from the stars, come in their turn to bring some needed Good News?

________________

iFranz Rosenzweig. The Man and His Work. Collected writings 1. letters and diaries, 2 vol. 1918-1929. The Hague. M.Nijhoft, 1979, p.778, quoted by S. Mosès. Franz Rosenzweig. Sous l’étoile. Ed. Hermann. 2009, p. 91.

iiCt 8.6

iiiThe Torah itself, who can claim to have really read it?

« Although Thorah was quite widespread, the absence of vowel points made it a sealed book. To understand it, one had to follow certain mystical rules. One had to read a lot of words differently than they were written in the text; to attach a particular meaning to certain letters and words, depending on whether one raised or lowered one’s voice; to pause from time to time or link words together precisely where the outward meaning seemed to demand the opposite (…) What was especially difficult in the solemn reading of the Thorah was the form of recitative to be given to the biblical text, according to the modulation proper to each verse. The recitative, with this series of tones that rise and fall in turn, is the expression of the primitive word, full of emphasis and enthusiasm; it is the music of poetry, of that poetry that the ancients called an attribute of the divinity, and which consists in the intuition of the idea under its hypostatic envelope. Such was the native or paradisiacal state, of which only a few dark and momentary glimmers remain today. « J.-F. Molitor. Philosophy of tradition. Trad Xavier Duris. Ed. Debécourt. Paris, 1837. p.10-11

The Dangers of Christianity and the Dangers of Judaism


« Franz Rosenzweig »

Born in 1886 into an assimilated Jewish family, Franz Rosenzweig decided to convert to Christianity in the 1910s, after numerous discussions with his cousins, Hans and Rudolf Ehrenberg, who had already converted, and with his friend Eugen Rosenstock, also a converted Jew. But he renounced the conversion after attending the Yom Kippur service in a Berlin synagogue in 1913.

Shortly afterwards, he wrote in the trenches of the First World War his masterpiece, The Star of Redemption, which offers a kind of parallelism between Judaism and Christianity.

Parallels that do not meet, except perhaps at the end of Time.

I find Rosenzweig’s essay truly significant for a double distance, for a constitutive split, the outcome of which is difficult to see, unless there is a total change of paradigm – which would perhaps be the real issue, in some future.

Rosenzweig asserts that Christianity faces three « dangers » that it « will never overcome ». These « dangers » are essentially of a conceptual nature: « the spiritualization of the concept of God, the apotheosis granted to the concept of man, the panthetization of the concept of the world ». i

The Christian concept of God, the Christian concept of man, the Christian concept of the world, are wrong and dangerous, according to Rosenzweig, because they imply an attack on the absolute transcendence of God, to which, by contrast, Judaism is supposed to be fundamentally attached.

« Let the Spirit be the guide in all things, and not God; let the Son of Man, and not God, be the Truth; let God one day be in all things, and not above all; these are the dangers. »ii

Rosenzweig cannot accept that the absolutely transcendent God of Judaism can be represented by His « Spirit », even though this Spirit is « holy ».

Why not? Is God not His own Spirit?

No. God’s transcendence is probably so absolute that the use of the word « spirit » is still too anthropomorphic in this context. From the point of view of Judaism, as interpreted by Rosenzweig, to use the word « spirit » as an hypostasis of God is an attack on its absolute transcendence.

But, is not God called in the Torah the « God of spirits » (Num 16:22), because He is the Creator? Could the spirit, as created by God, then be a « substance » which God and man would then have in common? No. This is not acceptable. The very principle of the absolute transcendence of God excludes any idea of a community of substance between the divine and the human, even that of the « spirit ».

Nor can Rosenzweig accept that the absolutely transcendent God of Judaism could be represented here below by a « Son », or horresco referens, could lower Himself to humiliation by consenting to a human « incarnation », to whom He would further delegate, ipso facto, the care and privilege of revealing His Truth to men.

Finally, and a fortiori, Rosenzweig obviously cannot accept that the absolutely transcendent God can condescend to any immanence whatsoever, and in particular by coming into the « world » to dwell « in all ».

Judaism will not compromise.

The absolute transcendence of God, of His revelation, and of Redemption, are infinitely beyond the spirit, infinitely beyond the human, infinitely beyond the world.

Rosenzweig’s attack on Christianity focuses on its supposed « concepts ».

Concepts are positive attempts by the human mind to capture the essence of something.

The dogma of the absolute transcendence of God excludes from the outset any attempt whatsoever to « conceptualize » it, whether through names, attributes or manifestations.

The only acceptable conceptualization is the concept of the impossibility of any conceptualization. The only possible theology is an absolutely negative theology, rigorously and infinitely apophatic.

But then what about the revelation of His Name, made to Moses by God Himself?

What about the theophanies found in the Torah?

What about God’s dialogues with the Prophets?

Or in another vein, what about the granting of a Covenant between God and his People?

What about thewandering of the Shekhina in this world, and her « suffering »?

Or, on yet another level, how to understand the idea that heaven and earth are a « creation » of God, with all that this entails in terms of responsibility for the content of their future and the implications of their inherent potentialities?

Are these not notable exceptions, through word or spirit, to thevery idea of God’s absolute, radicaltranscendence? Are they not in fact so many links, so many consensual interactions between God Himself and all that is so infinitely below Him, – all that is so infinitely nothing?

These questions are not dealt with by Rosenzweig. What is important to him is to reproach Christianity for « exteriorizing itself in the Whole, » for « dispersing its rays » in the march through time, with the spiritualization [of the concept of God], the divinization [of the concept of man] and the mondanization [of transcendence].

But Rosenzweig’s reproaches do not stop there. For good measure, he also criticizes the « dangers » peculiar to Judaism.

Where Christianity sins by « dispersing », by « externalizing » the idea of God, Judaism sins on the contrary by « shrinking », by confinement in « the narrow », by refuge in « a narrow home »iii. To sum up: « The Creator has shrunk to the creator of the Jewish world, Revelation has only taken place in the Jewish heart.» iv

Franz Rosenzweig analyzes the « Jewish dangers » in this manner :

« Thus, in the depths of this Jewish feeling, any split, anything that encompasses Jewish life, has become very narrow and simple. Too simple and too narrow, that is what should be said, and in this narrowness, as many dangers should be fanned as in Christian dilatation. Here it is the concept of God that was in danger: in our midst, it is His World and His Man who seem to be in danger (…) Judaism, which is consumed within, runs the risk of gathering its heat in its own bosom, far from the pagan reality of the world. In Christianity, the dangers were named: spiritualization of God, humanization of God, mondanization of God; here [in Judaism] they are called denial of the world, contempt for the world, suffocation of the world.

Denial of the world, when the Jew, in the proximity of his God, anticipated the Redemption for his own benefit, forgetting that God was Creator and Redeemer, that, as Creator, He conserved the whole world and that in the Revelation He ultimately turned His face to mankind at large.

Contempt for the world, when the Jew felt himself to be a remnant, and thus to be the true man, originally created in the image of God and living in the expectation of the end within this original purity, thus withdrawing from man: yet it was precisely with his hardness, forgetting God, that the Revelation of God’s love had come about, and it was this man who now had to exercise this love in the unlimited work of Redemption.

Choking of the world, finally, when the Jew, in possession of the Law revealed to him and becoming flesh and blood in his spirit, now had the nerve to regulate the being there at every renewed moment and the silent growth of things, even to pretend to judge them.

These three dangers are all necessary consequences of the interiority that turned away from the world, just as the dangers of Christianity were due to the exteriorization of the self turned towards the world. » v

Not being able to resolve to elect a single champion, Rosenzweig concludes that Jews and Christians are in fact working at the same task, and that God cannot deprive Himself of either of them: « He has bound them together in the closest reciprocity. To us [Jews] He has given eternal life by lighting in our hearts the fire of the Star of His truth. He has placed Christians on the eternal path by making them follow the rays of the Star of His truth throughout the centuries to the eternal end.»vi

The life, the truth, the way. The Anointed One from Nazareth, the Christian Messiah, had already designated himself by these three words, identifying them with his own Person.

Shrinkage, narrowness, suffocation.

Dispersion, expansion, paganization.

Let the millennia flow, let the eons bloom.

What will the world be like in three hundred billion years? Will it be Jewish? Christian? Buddhist? Nihilist? Gnostic? Or will the world be All Other?

Will we one day see the birth of a non-Galilean Messiah or a non-Anointed Anointed One, far away in galaxies at the unimagined borders of the known universes, revealing in clear language a meta-Law as luminous as a thousand billion nebulae assembled in one single point?

Or is it the very message of the Scriptures that, by some miracle, will be repeated, word for word, letter for letter, breath for breath, in all the multiverse, crossing without damage the attraction and translation of multiple black holes and vertiginous wormholes?

The path before us is infinitely, obviously, open.

We only know that at the very end there will be life – not death.

What kind of life? We don’t know.

We know that with life, there will also be truth.

Truth and life are indissolubly linked, as are transcendence and immanence.

« What is truth? » asked Pilatus once, famously.

One could also ask : « What is life? »

Since transcendence is so infinitely above the human mind, how can one dare to ask even these kinds of questions?

That’s exactly the point.

Daring to ask these questions is already, in a way, beginning to answer them.

I have no doubt that in six hundred million years, or thirty-three billion years, some truth will still be there to be grasp, – if there are still, of course, eyes to see, or ears to hear.

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iFranz Rosenzweig. The Star of Redemption. Alexandre Derczanski and Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.474.

iiFranz Rosenzweig. The Star of Redemption. Alexandre Derczanski and Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.474.

iiiFranz Rosenzweig. The Star of Redemption. Alexandre Derczanski and Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.478.

ivFranz Rosenzweig. The Star of Redemption. Alexandre Derczanski and Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.476.

vFranz Rosenzweig. The Star of Redemption. Alexandre Derczanski and Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.479-480.

viFranz Rosenzweig. The Star of Redemption. Alexandre Derczanski and Jean-Louis Schlegel, Seuil, 1882, p. 490.

Neuroscience and Metaphysics


« Ezekiel’s Vision »

« There are not many Jewish philosophers, » says Leo Straussi.

This statement, however provocative, should be put into perspective.

The first Jewish philosopher, historically speaking, Philo of Alexandria, attempted a synthesis between his Jewish faith and Greek philosophy. He had little influence on the Judaism of his time, but much more on the Fathers of the Church, who were inspired by him, and instrumental in conserving his works.

A millennium later, Moses Maimonides drew inspiration from Aristotelian philosophy in an attempt to reconcile faith and reason. He was the famous author of the Guide of the Perplexed, and of the Mishne Torah, a code of Jewish law, which caused long controversies among Jews in the 12th and 13th centuries.

Another celebrity, Baruch Spinoza was « excommunicated » (the Hebrew term is חרם herem) and definitively « banished » from the Jewish community in 1656, but he was admired by Hegel, Nietzsche, and many Moderns…

In the 18th century, Moses Mendelssohn tried to apply the spirit of the Aufklärung to Judaism and became one of the main instigators of the « Jewish Enlightenment », the Haskalah (from the word השכלה , « wisdom », « erudition »).

We can also mention Hermann Cohen, a neo-Kantian of the 19th century, and « a very great German philosopher », in the words of Gérard Bensussanii.

Closer in time, Martin Buber, Franz Rosenzweig and Emmanuel Lévinas .

That’s about it. These names don’t make a crowd, but we are far from the shortage that Leo Strauss wanted to point out. It seems that Leo Strauss really wished to emphasize, for reasons of his own, « the old Jewish premise that being a Jew and being a philosopher are two incompatible things, » as he himself explicitly put it.iii

It is interesting to recall that Leo Strauss also clarified his point of view by analyzing the emblematic case of Maimonides: « Philosophers are men who try to account for the Whole on the basis of what is always accessible to man as man; Maimonides starts from the acceptance of the Torah. A Jew may use philosophy and Maimonides uses it in the widest possible way; but, as a Jew, he gives his assent where, as a philosopher, he would suspend his assent.”iv

Leo Strauss added, rather categorically, that Maimonides’ book, The Guide of the Perplexed, « is not a philosophical book – a book written by a philosopher for philosophers – but a Jewish book: a book written by a Jew for Jews.”v

The Guide of the Perplexed is in fact entirely devoted to the Torah and to the explanation of the « hidden meaning » of several passages. The most important of the « hidden secrets » that it tries to elucidate are the ‘Narrative of the Beginning’ (the Genesis) and the ‘Narrative of the Chariot’ (Ezekiel ch. 1 to 10). Of these « secrets », Maimonides says that « the Narrative of the Beginning” is the same as the science of nature and the “Narrative of the Chariot” is the same as the divine science (i.e. the science of incorporeal beings, or of God and angels).vi

The chapters of Ezekiel mentioned by Maimonides undoubtedly deserve the attention and study of the most subtle minds, the finest souls. But they are not to be put into all hands. Ezekiel recounts his « divine visions » in great detail. It is easy to imagine that skeptics, materialists, rationalists or sneers (whether Jewish or not) are not part of the intended readership.

Let us take a closer look at a revealing excerpt of Ezekiel’ vision.

« I looked, and behold, there came from the north a rushing wind, a great cloud, and a sheaf of fire, which spread a bright light on all sides, in the center of which shone like polished brass from the midst of the fire. Also in the center were four animals that looked like humans. Each of them had four faces, and each had four wings. Their feet were straight, and the soles of their feet were like the soles of calves’ feet. They sparkled like polished bronze. They had human hands under the wings on their four sides; and all four of them had their faces and wings. Their wings were joined together; they did not turn as they walked, but each walked straight ahead. As for the figures of their faces, all four had the face of a man, all four had the face of a lion on the right, all four had the face of an ox on the left, and all four had the face of an eagle.”vii

The vision of Ezekiel then takes a stunning turn, with a description of an appearance of the « glory of the Lord ».

« I saw again as it were polished brass, fire, within which was this man, and which shone round about, from the form of his loins upward, and from the form of his loins downward, I saw as fire, and as bright light, about which he was surrounded. As the appearance of the bow that is in the cloud on a rainy day, so was the appearance of that bright light: it was an image of the glory of the Lord. When I saw it, I fell on my face, and I heard the voice of one speaking.”viii

The « man » in the midst of the fire speaks to Ezekiel as if he were an « image » of God.

But was this « man » really an « image » of God? What « philosopher » would dare to judge this statement ?

Perhaps this « man » surrounded by fire was some sort of « reality »? Or was he just an illusion?

Either way, it is clear that this text and its possible interpretations do not fit into the usual philosophical canons.

Should we therefore follow Leo Strauss, and consequently admit that Maimonides himself is not a « philosopher », but that he really wrote a « Jewish book » for the Jews, in order to respond to the need for clarification of the mysteries contained in the Texts?

Perhaps… But the modern reader of Ezekiel, whether Jewish or not, whether a philosopher or not, cannot fail to be interested in the parables one finds there, and in their symbolic implications.

The « man » in the midst of the fire asks Ezekiel to « swallow » a book, then to go « to the house of Israel », to this people which is not for him « a people with an obscure language, an unintelligible language », to bring back the words he is going to say to them.

The usual resources of philosophy seem little adapted to deal with this kind of request.

But the Guide for the Perplexed tackles it head on, in a both refined and robust style, mobilizing all the resources of reason and criticism, in order to shed some light on people of faith, who are already advanced in reflection, but who are seized with « perplexity » in the face of the mysteries of such « prophetic visions ».

The Guide for the Perplexed implies a great trust in the capacities of human reason.

It suggests that these human capacities are far greater, far more unbounded than anything that the most eminent philosophers or the most enlightened poets have glimpsed through the centuries.

And it is not all. Ages will come, no doubt, when the power of human penetration into divine secrets will be, dare we say it, without comparison with what Moses or Ezekiel themselves were able to bequeath to posterity.

In other words, and contrary to usual wisdom, I am saying that the age of the prophets, far from being over, has only just begun; and as well, the age of philosophers is barely emerging, considering the vast scale of the times yet to come.

Human history still is in its infancy, really.

Our entire epoch is still part of the dawn, and the great suns of the Spirit have not revealed anything but a tiny flash of their potential illuminating power.

From an anatomical and functional point of view, the human brain conceals much deeper mysteries, much more obscure, and powerful, than the rich and colorful metaphors of Ezekiel.

Ezekiel’s own brain was once, a few centuries ago, prey to a « vision ». So there was at that time a form of compatibility, of correspondence between the inherent structure of Ezekiel’s brain and the vision which he was able to give an account of.

The implication is that one day in the future, presumably, other brains of new prophets or visionaries may be able to transport themselves even further than Ezekiel.

It all winds down to this: either the prophetic « vision » is an illusion, or it has a reality of its own.

In the first case, Moses, Ezekiel and the long list of the « visionaries » of mankind are just misguided people who have led their followers down paths of error, with no return.

In the second case, one must admit that a “prophetic vision” implies the existence of another “world” subliminally enveloping the « seer ».

To every « seer » it is given to perceive to a certain extent the presence of the mystery, which surrounds the whole of humanity on all sides.

To take up William James’ intuition, human brains are analogous to « antennae », permanently connected to an immense, invisible worldix.

From age to age, many shamans, a few prophets and some poets have perceived the emanations, the pulsations of this other world.

We have to build the neuroscience and the metaphysics of otherworldly emanations.

_________

iLeo Strauss. Maïmonides. 1988, p.300

iiGérard Bensussan. Qu’est-ce que la philosophie juive ? 2003, p.166.

iiiLeo Strauss. Maïmonides. 1988, p.300

ivIbid., p.300

vIbid., p.300

viIbid., p. 304

viiEzekiel, 1, 4-10

viiiEzekiel, 1, 4-10

ixWilliam James. Human Immortality: Two Supposed Objections to the Doctrine.1898. Ed. Houghton, Mifflin and Company, The Riverside Press, Cambridge.

Kafka l’hérétique


 

« Le premier signe d’un début de connaissance est le désir de mourir. »i

Kafka a longtemps cherché la clé qui pourrait lui ouvrir les portes de la véritable « connaissance ». A l’âge de 34 ans, il semble qu’il ait trouvé une clé, et c’était la mort, ou au moins le désir de mourir.

Il ne s’agissait pas de n’importe quelle sorte de mort, ou d’une mort qui ne ferait que continuer le tourment de vivre, dans une autre vie après la mort, dans une autre prison.

Il ne s’agissait pas non plus de n’importe quelle connaissance, une connaissance qui serait seulement mentale, ou livresque, ou cabalistique…

Kafka rêvait d’une mort qui conduise à la liberté, la liberté infinie.

Il cherchait une seule connaissance, la connaissance qui fait enfin vivre, et qui sauve, une connaissance qui serait l’ultime, – la rencontre décisive avec « le maître ».

« Le maître » ? Le langage ne peut être qu’allusif. Ne jamais se résigner à livrer des noms propres à la foule. Mais on peut donner quelques indices quand même, en ces époques d’incroyance et de mépris pour toutes formes de foi…

« Cette vie paraît insupportable, une autre, inaccessible. On n’a plus honte de vouloir mourir ; on demande à quitter la vieille cellule que l’on hait pour être transféré dans une cellule nouvelle que l’on apprendra à haïr. Un reste de foi continue en même temps à vous faire croire que, pendant le transfert, le maître passera par hasard dans le couloir, regardera le prisonnier et dira : ‘Celui-là, vous ne le remettrez pas en prison, il viendra chez moi’. »ii

Cet extrait du Journal de l’hiver 1917-1918 fait partie des quelques « aphorismes » que Kafka a recopiés et numérotés un peu plus tard, en 1920, ce qui semble leur accorder une valeur particulière.

Après la mort de Kafka, Max Brod a d’ailleurs donné à cet ensemble de cent neuf aphorismes le titre un peu grandiloquent, mais accrocheur, de « Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin ».

L’aphorisme que l’on vient de citer porte le n°13.

L’aphorisme n°6, écrit cinq jours auparavant, est plus cinglant, mais peut-être plus embarrassant pour les tenants fidèles de la « Tradition ».

« L’instant décisif de l’évolution humaine est perpétuel. C’est pourquoi les mouvements spirituels révolutionnaires sont dans leur droit en déclarant nul et non avenu tout ce qui les précède, car il ne s’est encore rien passé. »iii

Alors, toute la Loi, et tous les prophètes, nuls et non avenus ?

Rien ne s’est-il « passé » sur le mont Moriah ou le mont Sinaï?

Kafka, – un hérétique ? Un aventurier ‘spirituel’, un ‘révolutionnaire’ ?

On va voir dans un instant que c’est précisément là l’opinion d’un Gershom Scholem à son sujet.

Mais avant d’ouvrir avec Scholem le procès en hérésie de Kafka, il peut être éclairant de citer le bref commentaire dont Kafka accompagne l’aphorisme n°6 :

« L’histoire humaine est la seconde qui s’écoule entre deux pas faits par un voyageur. »iv

Après l’image du « maître », celle du « voyageur »…

C’est là un très beau Nom, moins grandiose que le « Très-Haut », moins mystérieux que le Tétragramme, moins philosophique que « Je suis » (éhyéh)… Sa beauté vient de l’idée d’exil éternel, d’exode continuel, de mouvance perpétuelle…

C’est un Nom qui réduit toute l’Histoire humaine à une seule seconde, une simple enjambée. Toute l’Humanité n’est même pas fondée sur un sol ferme, une emprise assurée, elle est comme en suspens, fugace, « entre deux pas »…

Image humble et fantastique.

On en vient à l’évidence : renoncer en une seconde à tout désir de connaître le but d’un voyage sans fin.

Toute prétendue connaissance à ce sujet semble dérisoire pour celui qui devine l’ampleur de l’écart entre le long chemin du « voyageur », son ample foulée, et l’insoutenable fugacité des mondes.

Désormais, comment supporter l’arrogance de tous ceux qui proclament savoir ?

Parmi les ‘sachants’, les cabalistes jouent un rôle spécial.

La cabale, on le sait, s’est forgée depuis le Moyen Âge une forte réputation comme entreprise d’exploration du mystère, de travail de la connaissance.

Selon Gershom Scholem, qui l’a savamment étudiée, la cabale pense détenir des clés pour connaître la vérité:

« Le cabaliste affirme qu’il y a une tradition de la vérité, et qu’elle est transmissible. Affirmation ironique, puisque la vérité dont il s’agit est tout sauf transmissible. Elle peut être connue mais on ne saurait la transmettre, et c’est justement ce qui, en elle, devient transmissible qui ne la contient plus – la tradition authentique reste cachée. »v

Scholem ne nie pas que tel ou tel cabaliste puisse peut-être « connaître » l’essence du secret. Il doute seulement que s’il la connaît, cette essence, il puisse en « transmettre » la connaissance à d’autres. Dans le meilleur des cas il ne peut qu’en transmettre le signe extérieur.

Scholem se montre même plus pessimiste encore, lorsqu’il ajoute que ce que l’on peut transmettre de la tradition est vide de vérité, que ce que l’on en transmet « ne la contient plus ».

Ironie d’une cabale qui éclate d’une splendeur évidée. Désespoir et désolation d’une lumière lucide et vide…

« Il y a quelque chose d’infiniment désolant à établir que la connaissance suprême est sans objet, comme l’enseignent les premières pages du Zohar. »vi

Quel rapport la cabale a-t-elle avec Kafka ?

Il se trouve que dans ses « Dix propositions non historiques sur la Cabale », Gershom Scholem enrôle curieusement l’écrivain au service de la cabale. Il estime que Kafka porte (sans le savoir) le ‘sentiment du monde propre à la cabale’. Il lui concède en retour un peu de la « splendeur austère » du Zohar (non sans un effet pléonastiquevii) :

« La limite entre religion et nihilisme a trouvé chez [Kafka] une expression indépassable. C’est pourquoi ses écrits, qui sont l’exposé sécularisé du sentiment du monde propre à la cabale (qui lui était inconnue) ont pour maints lecteurs d’aujourd’hui quelque chose de la splendeur austère du canonique – du parfait qui se brise. »viii

Kafka, – vacillant ‘entre religion et nihilisme’ ? Kafka, – ‘sécularisant’ la cabale, sans même l’avoir connue ?

Les mystères ici semblent enchâssés, fusionnés !

N’est-ce pas là, d’ailleurs, l’essence même du tsimtsoum ? Le monde comme frénésie d’enchâssement, de contraction, de fusion, d’opacification.

« Le langage matérialiste de la Kabbale lourianique, en particulier dans sa manière de déduire le tsimtsoum (l’auto-rétractation de Dieu), suggère l’idée que peut-être la symbolique qui utilise de telles images et de telles formules pourrait de surcroît être la chose même. »ix

Par l’image (ô combien matérialiste) de contraction, de rétrécissement, le tsimtsoum donne à voir et à comprendre. Mais l’auto-rétractation divine s’incarne difficilement dans cette symbolique d’étroitesse, de contrainte, de contraction. Le tsimtsoum divin qui consent à l’obscurité, à l’effacement, implique logiquement un autre tsimtsoum, celui de l’intelligence, et la mise en évidence de son écrasement, de sa confusion, de son incompétence, de son humiliation, devant le mystère d’un tsimtsoum qui la dépasse.

Mais au moins l’image du tsimtsoum possède une aura « matérialiste » (quoique non-historique), ce qui, en 1934, sous la plume d’un Scholem, pouvait passer pour un compliment.

« Comprendre les kabbalistes comme des matérialistes mystiques d’orientation dialectique serait absolument non historique, mais tout sauf absurde. »x

La cabale, vue comme une entreprise mystique fondée sur un matérialisme dialectique, non-historique.

C’est un vocabulaire de l’époque, qui permet d’appeler « contradiction dialectique » un Dieu pleinement être se faisant « néant », ou encore de concevoir un Dieu Un donnant naissance à de multiples émanations (les sefirot)…

« Quel est au fond le sens de la séparation entre l’Eyn Sof et la première Sefira ? Précisément que la plénitude d’être du Dieu caché, laquelle reste transcendante à toute connaissance (même à la connaissance intuitive), devient néant dans l’acte originel de l’émanation, lorsqu’elle se convertit exclusivement à la création. C’est ce néant de Dieu qui devait nécessairement apparaître aux mystiques comme l’ultime étape d’un ‘devenir rien’. »xi

Ce sont là des questions essentielles, qui taraudent les esprits vraiment supérieurs, ceux qui n’ont toujours pas digéré la Chute originelle, le Péché, et l’exclusion initiale du Paradis, désormais perdu.

« A Prague, un siècle avant Kafka, Jonas Wehle (…) est le premier à s’être posé la question (et à y répondre par l’affirmative) de savoir si, avec l’expulsion de l’homme, le Paradis n’avait pas davantage perdu que l’homme lui-même. Est-ce seulement une sympathie des âmes qui, cent ans plus tard, a conduit Kafka à des pensées qui y répondaient si profondément ? C’est peut-être parce que nous ignorons ce qu’il est advenu du Paradis qu’il fait toutes ces considérations pour expliquer en quoi le Bien est ‘en un certain sens inconsolable’. Considérations qui semblent sortir tout droit d’une kabbale hérétique. »xii

Kafka, – un kabbaliste « hérétique » !

Scholem présente à nouveau Kafka comme un néo-kabbaliste ‘hérétique’, dans des lettres écrites à Walter Benjamin en 1934, à l’occasion de la parution de l’essai que celui-ci venait d’écrire sur Kafka dans la Jüdische Rundschau

Dans cet essai, Benjamin nie la dimension théologique des œuvres de Kafka. Pour lui, Kafka fait du théâtre. Il est étranger au monde.

« Kafka voulait être compté parmi les hommes ordinaires. Il se heurtait à chaque pas aux limites de l’intelligible : et il les faisait volontiers sentir aux autres. Parfois, il semble assez près de dire, avec le Grand Inquisiteur de Dostoïevski : ‘Alors c’est un mystère, incompréhensible pour nous, et nous aurions le droit de prêcher aux hommes, d’enseigner que ce n’est pas la libre décision des cœurs ni l’amour qui importent, mais le mystère auquel ils doivent se soumettre aveuglément, même contre le gré de leur conscience’xiii. Kafka n’a pas toujours échappé aux tentations du mysticisme. (…) Kafka avait une singulière aptitude à se forger des paraboles. Il ne se laisse pourtant jamais réduire à de l’interprétable, et a au contraire, pris toutes les dispositions concevables pour faire obstacle à l’interprétation de ses textes. Il faut s’y enfoncer à tâtons, avec prudence, avec circonspection, avec méfiance. (…) Le monde de Kafka est un grand théâtre. A ses yeux l’homme est par nature comédien. (…) Le salut n’est pas une prime sur la vie, c’est la dernière issue d’un homme à qui, selon la formule de Kafka, ‘son propre os frontal barre le chemin’xiv. La loi de ce théâtre, nous la trouvons au milieu de la Communication à une Académie : ‘J’imitais parce que je cherchais une issue et pour nulle autre raison.’xv (…) En effet, l’homme d’aujourd’hui vit dans son corps comme K. dans le village au pied du château ; il lui échappe, il lui est hostile. Il peut arriver que l’homme un matin se réveille et se trouve transformé en vermine. Le pays étranger – son pays étranger – s’est emparé de lui. C’est cet air là qui souffle chez Kafka, et c’est pourquoi il n’a pas été tenté de fonder une religion.»xvi

Kafka n’est donc pas un cabaliste. L’interprétation ‘surnaturelle’ de son œuvre ne tient pas.

« Il y a deux manières de méconnaître fondamentalement les écrits de Kafka. L’une est l’interprétation naturaliste, l’autre l’interprétation surnaturelle ; l’une comme l’autre, la lecture psychanalytique comme la lecture théologique, passent à côté de l’essentiel. »xvii

Walter Benjamin s’inscrit nettement en faux contre Willy Haas qui avait interprété l’ensemble de l’œuvre de Kafka « sur un modèle théologique », une interprétation résumée par cet extrait : « Dans son grand roman Le Château, [écrit Willy Haas], Kafka a représenté la puissance supérieure, le règne de la grâce ; dans son roman Le Procès, qui n’est pas moins grand, il a représenté la puissance inférieure, le règne du jugement et de la damnation. Dans un troisième roman, L’Amérique, il a essayé de représenter, selon une stricte stylisation, la terre entre ces deux puissances […] la destinée terrestre et ses difficiles exigences. »xviii

Benjamin trouve également « intenable » l’analyse de Bernhard Rang qui écrit : « Dans la mesure où l’on peut envisager le Château comme le siège de la grâce, la vaine tentative et les vains efforts de K. signifient précisément, d’un point de vue théologique, que l’homme ne peut jamais, par sa seule volonté et son seul libre-arbitre, provoquer et forcer la grâce de Dieu. L’inquiétude et l’impatience ne font qu’empêcher et troubler la paix sublime de l’ordre divin. »xix

Ces analyses de Bernhard Rang ou de Willy Haas tentent de montrer que pour Kafka, « l’homme a toujours tort devant Dieu »xx.

Or, niant farouchement le filon de l’interprétation « théologique », Benjamin pense que Kafka a certes soulevé de nombreuses questions sur le « jugement », la « faute », le « châtiment », mais sans jamais leur donner de réponse. Kafka n’a en réalité jamais identifié aucune des « puissances primitives » qu’il a mises en scène.

Pour Benjamin, Kafka est resté profondément insatisfait de son œuvre. Il voulait d’ailleurs la détruire, comme son testament en témoigne. Benjamin interprète Kafka à partir de cet échec (doctrinal). « Échec est sa grandiose tentative pour faire passer la littérature dans le domaine de la doctrine, et pour lui rendre, comme parabole, la modeste vigueur qui lui paraissait seule de mise devant la raison. »xxi

« C’était comme si la honte dût lui survivre. »xxii Cette phrase, la dernière du Procès, symbolise pour Benjamin l’attitude fondamentale de Kafka.

Ce n’est pas là une honte qui le toucherait lui, personnellement, mais une honte s’étendant à tout son monde, toute son époque, et peut-être toute l’humanité.

« L’époque où vit Kafka ne représente pour lui aucun progrès par rapport aux premiers commencements. Le monde où se déroulent ses romans est un marécage. »xxiii

Quel est ce marécage ?

Celui de l’oubli.

Benjamin cite à nouveau Willy Haas, cette fois pour l’encenser d’avoir compris le mouvement profond du procès : « L’objet de ce procès, ou plutôt le véritable héros de ce livre incroyable est l’oubli […] dont la principale caractéristique est de s’oublier lui-même […] Dans la figure de l’accusé, il est devenu ici un personnage muet. »xxiv Benjamin ajoute : « Que ce ‘centre mystérieux’ provienne de ‘la religion juive’, on ne peut guère le contester. ‘Ici, la mémoire en tant que piété joue un rôle tout à fait mystérieux. Une des qualités de Jéhovah – non pas une quelconque, mais la plus profonde de ses qualités – est de se souvenir, d’avoir une mémoire infaillible, ‘jusqu’à la troisième et la quatrième génération’, voire la ‘centième génération’ ; l’acte le plus saint […] du rite […] consiste à effacer les péchés du livre de la mémoire’xxv. »

Ce qui est oublié, conclut Benjamin, est mêlé à « la réalité oubliée du monde primitif »xxvi, et cette union engendre des « fruits toujours nouveaux »xxvii. Parmi ces fruits surgit, à la lumière, « l’intermonde », c’est-à-dire « précisément la plénitude du monde qui est la seule chose réelle. Tout esprit doit être concret, particulier, pour obtenir un lieu et un droit de cité. [.…] Le spirituel, dans la mesure où il exerce encore un rôle, se mue en esprits. Les esprits deviennent des individus tout à fait individuels, portant eux-mêmes un nom et liés de la manière la plus particulière au nom de l’adorateur […]. Sans inconvénient on ajoute à profusion leur profusion à la profusion du monde […] On n’y craint pas d’accroître la foule des esprits : […] sans cesse de nouveaux s’ajoutent aux anciens, tous ont un nom propre qui les distingue des autres. »xxviii

Ces phrases de Franz Rosenzweig citées par Benjamin traitent en réalité du culte chinois des ancêtres. Mais justement, pour Kafka le monde des ancêtres remonte à l’infini, et « plonge ses racines dans le monde animal »xxix. Les bêtes sont pour Kafka le symbole et le réceptacle de tout ce qui est tombé dans l’oubli, pour les humains : « une chose est sûre : parmi toutes les créatures de Kafka, ce sont les bêtes qui réfléchissent le plus. »xxx Et, « Odradek est la forme que prennent les choses tombées dans l’oubli. »xxxi

Odradek, ce « petit bossu », représente pour Kafka, « l’assise première » que ne lui fournissent ni la « divination mythique », ni la « théologie existentielle »xxxii, et cette assise est celle du génie populaire, « celui des Allemands, comme celui des Juifs »xxxiii.

Walter Benjamin porte alors son coup d’estoc, passant à un ordre supérieur, bien au-delà des religiosités, des synagogues et des églises : « Si Kafka n’a pas prié – ce que nous ignorons –, du moins possédait-il au plus haut degré, ce que Malebranche appelle ‘la prière naturelle de l’âme’: la faculté d’attention. En laquelle, comme les saints dans leur prière, il enveloppait toute créature. »xxxiv

Pour Scholem, Kafka était un « cabaliste hérétique ».

Pour Benjamin, il est comme un « saint », enveloppant les créatures de ses prières…

L’un et l’autre se rejoignent dans une sorte de réserve, et même de dénigrement à son égard.

Scholem écrit à Benjamin : « Le monde de Kafka est le monde de la révélation, mais dans une perspective où la révélation se réduit à son Néant (Nichts). »

Pour lui, Kafka se présente comme incapable de comprendre ce que la Loi a d’incompréhensible, et le fait même qu’elle soit incompréhensible.

Alors que la Cabale affiche une calme certitude de pouvoir non seulement approcher mais ‘comprendre’ l’incompréhensible de la Loi.

Benjamin partage la réprobation de Scholem à l’égard de Kafka, et va même plus loin, lui reprochant son manque de ‘sagesse’ et son ‘déclin’, qui participe du ‘déclin’ général de la tradition : « Le vrai génie de Kafka fut (…) d’avoir sacrifié la vérité pour s’accrocher à sa transmissibilité, à son élément haggadique. Les écrits de Kafka (…) ne se tiennent pas modestement aux pieds de la doctrine, comme la Haggadah se tient aux pieds de la Halakhah. Bien qu’ils se soumettent en apparence, ils donnent, au moment où on s’y attend le moins, un violent coup de patte contre cette soumission. C’est pourquoi, en ce qui concerne Kafka, nous ne pouvons parler de sagesse. Il ne reste que les conséquences de son déclin. »xxxv

Kafka, – un homme qui manque de sagesse, en déclin.

Nul n’est prophète en son pays.

Pour ma part, je vois en Kafka la trace d’une vision fulgurante, auprès de laquelle la cabale, la religion, et ce monde même, ne pèsent que peu.

Non pas qu’il ait vraiment vu.

« Jamais encore je ne fus en ce lieu : on y respire autrement, un astre, plus aveuglant que le soleil, rayonne à côté de lui. »xxxvi

Quel est ce lieu ? Le Paradis ?

Et s’il n’a pas « vu », qu’a-t-il « compris » ?

Kafka a écrit que nous avons été créés pour vivre dans le Paradis, et que le Paradis était fait pour nous servir. Nous en avons été exclus. Il a aussi écrit que nous ne sommes pas ‘en état de péché’ parce que nous avons mangé de l’Arbre de la Connaissance, mais aussi parce que nous n’avons pas encore mangé de l’Arbre de Vie.

L’histoire n’est pas finie, elle n’a peut-être même pas encore commencé. Malgré tous les « grands récits » et leurs fausses promesses.

« Le chemin est infini »xxxvii, affirme-t-il.

Et peut-être que ce chemin est l’expulsion même, l’un et l’autre éternels.

« Dans sa partie principale, l’expulsion du Paradis est éternelle : ainsi, il est vrai que l’expulsion du Paradis est définitive, que la vie en ce monde est inéluctable »xxxviii.

Nous sommes là assurément très loin de la Cabale ou du matérialisme dialectique.

Et pour Kafka, une autre possibilité encore émerge, fantastiquement improbable.

L’éternité de l’expulsion « rend malgré tout possible que non seulement nous puissions continuellement rester au Paradis, mais que nous y soyons continuellement en fait, peu importe que nous le sachions ou non ici. »xxxix

Quelle hérésie !

iFranz Kafka. « Journaux », 25 octobre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.446

iiFranz Kafka. « Journaux », 25 octobre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.446

iiiFranz Kafka. « Journaux », 20 octobre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.442

ivFranz Kafka. « Journaux », 20 octobre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.443

vGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 249

viGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, III’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 249

viiLe mot hébreu zohar (זֹהַר) signifie « éclat, splendeur ».

viiiGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, X’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 256

ixGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, IV’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 251

xGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, IV’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 251

xiGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, V’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 252

xiiGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, X’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 255-256

xiiiF.M. Dostoëvski. Les Frères Karamazov. Livre V, chap. 5, Trad. Henri Mongault. Ed. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 278.

xivFranz Kafka, Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.493

xvFranz Kafka, Œuvres complètes, t.II, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.517

xviWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.429-433

xviiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.435

xviiiW. Haas, cité par Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.435

xixBernhard Rang. « Franz Kafka » Die Schildgenossen, Augsburg. p.176, cit. in Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.436

xxWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.436

xxiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.438

xxiiFranz Kafka. Le Procès. Œuvres complètes, t.I, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.466

xxiiiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.439

xxivW. Haas, cité par Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441

xxvW. Haas, cité par Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441

xxviWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441

xxviiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441

xxviiiFranz Rosenzweig, L’Étoile de la rédemption, trad. A. Derczanski et J.-L. Schlegel, Paris Le Seuil, 1982, p. 92, cité par Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.442

xxixWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.442

xxxWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.443

xxxiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.444

xxxiiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.445

xxxiiiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.445-446

xxxivWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.446

xxxvCité par David Biale. Gershom Scholem. Cabale et Contre-histoire. Suivi de G. Scholem : « Dix propositions anhistoriques sur la cabale. » Trad. J.M. Mandosio. Ed de l’Éclat. 2001, p.277

xxxviFranz Kafka. « Journaux », 7 novembre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.447

xxxviiFranz Kafka. « Journaux », 25 novembre 1917, aphorisme 39b. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.453

xxxviiiFranz Kafka. « Journaux », 11 décembre 1917, aphorisme 64-65. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.458

xxxixFranz Kafka. « Journaux », 11 décembre 1917, aphorisme 64-65. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.458

Une voix crie dans le désert


 

Henri Meschonnici fut un polémiste redoutable, et même, à cet égard, un « serial killer », selon Michel Deguy. Il a proposé « qu’on laisse le mot ‘Shoah’ aux poubelles de l’histoire. »ii Ce mot était, selon lui, « intolérable », il représenterait « une pollution de l’esprit », et aggraverait un « contresens généralisé ». Car ce mot hébreu, qui apparaît treize fois dans la Bible, ne désigne que l’orage ou la tempête, « un phénomène naturel, simplement ». « Le scandale est d’abord d’employer un mot qui désigne un phénomène de la nature pour dire une barbarie tout humaine. »iii Un autre scandale serait que Claude Lanzmann se soit approprié l’usage très médiatisé du mot ‘shoah’, tout en en détournant le sens: « L’auteur de la Shoah, c’est Hitler, Lanzmann c’est l’auteur de Shoah. »iv

Henri Meschonnic s’est aussi attaqué à « l’idolâtrie » de la kabbale : « Le langage n’est plus nulle part, dans la kabbale. Il n’est plus qu’une illusion, une utopie. Il est remplacé par les lettres de l’écriture prises pour des hiéroglyphes du monde. Un cosmisme. Et un théisme. Alors, paradoxalement, on doit y reconnaître le sacré, plus que le divin. Une forme d’idolâtrie.»v De façon analogue, il s’en est pris à Léon Askénazi (le célèbre rabbin ‘Manitou’), pour ses jeux de lettres dans la Torah, cet « idolettrisme qui passe pour de la pensée »vi .

Idolâtrie. Idolettrisme. La pointe est aiguë. Mais, d’un autre côté, tempère-t-il, cette « idolâtrie » est aussi une « utopie » : « La kabbale est une utopie du langage. Une utopie du Juif. Puisque son allégorisation indéfinie et auto-référentielle est supposée avoir l’effet suivant : ‘Un lien particulier est ainsi établi entre la lettre yod, la 10ème de l’alphabet hébraïque, qui représente les dix séfirot et le peuple juif, les yehudimvii. »viii

Quelle est cette « utopie du Juif », selon Meschonnic ? Une formule fuse et la résume: l’hébreu est la « langue sainte » par excellence (lechon ha-qodech).

On est dans du lourd, du très lourd. Meschonnic cite en appui le célèbre cabaliste du Moyen-Âge, Aboulafia, et l’un de ses thuriféraires actuels, Elliot Wolfson :

« La cabale sera le bien exclusif du peuple juif, (…) la seule nation à avoir un accès réel à la langue sacrée de la création, de la révélation et de la rédemption. »ix

Pour le comparatiste, ce type de formule (« la seule nation à… », la « langue sacrée de »,…) paraissent des clichés rebattus, que l’on trouve sous toutes les latitudes, à toutes les époques, dans la plupart des cultures, tellement l’exceptionnalisme semble rien moins qu’exceptionnel…

Plus de mille ans avant Abraham, et bien avant que la Torah ait seulement commencé à être mise par écrit, la tradition védique faisait déjà du sanskrit une langue « parfaite » (c’est le sens du mot ‘samskta’ en sanskrit), et elle considérait l’ensemble du corpus védique comme une pure révélation, divine.

Plus récemment, pour des centaines de millions de croyants, le Coran, lui aussi, est considéré comme « descendu » directement dans la langue arabe, une langue « claire » et « parfaite ».

Il y a donc, manifestement, sur cette planète, une certaine abondance de « langues parfaites » et de « révélations divines ».

Que faut-il conclure de cette cohue ? Que ces révélations, et ces langues, se contredisent et s’excluent les unes les autres ? Que seule l’une d’entre elles est la véritable, l’unique « élue » ? Ou bien, pour adopter une formulation plus diplomatique, qu’elles contiennent toutes une part de vérité ? Ou encore, pour être plus pessimiste, qu’elles manquent, d’une manière ou d’une autre, leur but supposé, dont la transcendance leur échappe ?

Ce qui frappe, dans ces immenses aventures religieuses et intellectuelles, qui arborent souvent, en théorie et en pratique, des ambitions d’une portée universelle, c’est le côté paradoxalement provincial, nombriliste, un peu étriqué, de leurs commentateurs ultérieurs. Ne manquent pas les voix tardives, venant, quelques millénaires après les fondateurs, s’ériger en défenseurs auto-proclamés, s’arrogeant le monopole de l’exception et de l’élection.

Dans la Babel des langues, l’hébreu n’échappe certes pas aux déclarations fracassantes sur sa spécificité absolue, et son intrinsèque supériorité sur toutes les autres langues.

« Consonnes divines, voyelles humaines, c’est la haute révélation de l’hébreu. »x

La « sainteté » de la langue hébraïque est contagieuse. Elle s’étend au peuple qui la parle. D’où une alternative tranchante :

« La vérité, que l’hébreu est la langue sainte d’un peuple saint, et la non-vérité qu’elle est la langue parlée d’un peuple comme tous les peuples, semblent inconciliables. »xi

Franz Rosenzweig pose là une question binaire. Pas d’échappatoire.

D’un côté une « langue sainte » et un « peuple saint », et de l’autre côté « tous les peuples »  et toutes les autres langues, plongées dans le no man’s land de la « non-vérité » (et de la non-sainteté). Devant cette alternative, que répondre?

La question mérite attention.

Franz Rosenzweig semble très sûr de son fait : il fournit quelques éléments d’argumentation idiosyncrasique, dont la cinglante leçon pourrait peut-être intéresser aussi les locuteurs de l’anglais, de l’allemand ou du latin… et pourquoi pas, pour faire bonne mesure, du grec, de l’arabe ou du sanskrit ?

« Lire l’hébreu cela veut dire : être prêt à recueillir l’intégralité du patrimoine de la langue ; à lire de l’allemand, de l’anglais ou du latin, on ne récolte que la moisson donnée par les sillons de la langue d’une saison : d’une génération.»xii

Franz Rosenzweig ne paraît pas soupçonner que les quelques ‘langues d’une saison’ qu’il cite ne sont que les plus récentes, parmi une large et immémoriale « moisson » d’autres langues indo-européennes, bien plus originaires, et certaines d’ailleurs dotées de grammaires sophistiquées, et accessoirement d’un vocabulaire vingt fois plus riche que le lexique bibliquexiii. Parmi ces langues, l’avestique et le sanskrit remontent à plusieurs millénaires avant notre ère, et ont servi l’une et l’autre à composer des textes « sacrés » (respectivement l’Avesta et le Véda), qui témoignent de fort antiques « révélations », plus anciennes assurément que la révélation «mosaïque».

On arguera peut-être que l’avestique et le sanskrit ne sont plus aujourd’hui que des « langues mortes », et que l’Avesta ou le Véda n’irriguent plus des fois vivantes, mais ne célèbrent plus que des Dieux oubliés…

Par contraste, notera-t-on aussi, l’hébreu biblique a, quant à lui, « ressuscité » avec l’hébreu moderne, pendant que la Torah continue de vivre à travers le peuple qui la porte, et les religions qui s’en inspirent.

Ce sont en effet des points cruciaux.

On pourrait cependant répondre que la religion du Véda n’a pas complètement disparu de la conscience mondiale… ou des profondeurs de l’inconscient collectif. L’histoire de l’Esprit ne fait que commencer. Le Védanta, les Upanishads, la Baghavad Gîta, – à jamais sous le boisseau ? L’avenir, le lointain avenir, le dira.

Par ailleurs, on pourra aussi arguer que « l’esprit » du sanskrit n’est pas vraiment mort, mais qu’il est aujourd’hui encore bien vivant, et qu’il se régénère sans cesse dans le vaste ensemble des langues indo-européennes qui sont parlées de par le monde, et à travers leur génie propre.

« L’esprit » du sanskrit. « L’esprit » des langues indo-européennes.

Y a-t-il un « esprit » des langues ? Et quel est-il ?

Franz Rosenzweig posa la question dans une conférence sur « l’esprit de la langue hébraïque ».

« Quel est l’esprit de la langue allemande ? Est-ce qu’une langue a un ‘esprit’ ? La réponse est : seule la langue a un esprit. Autant de langues on connaît, autant de fois on est un homme. Peut-on ‘savoir’ plus d’une langue ? Notre ‘savoir’ est précisément aussi plat que le français ‘savoir’. On vit dans une langue. »xiv

Le mot ‘savoir’, – un mot « plat » ?

Le mot français ‘savoir’ vient du latin sapio, sapere, « avoir de la saveur », et figurativement « avoir du goût, du sens, de la raison ». Ce mot latin a donné en français les mots ‘sapience’, ‘saveur’, ‘sève’, ‘sapide’ (et son antonyme ‘insipide’). Son origine étymologique remonte au sanskrit सबर् sabar, « nectar, suc, lait », dont dérivent aussi les mots Saft en allemand, sap en anglais, sapor en latin.

Il y a ici une ironie, en quelque sorte ‘méta-linguistique’, à rappeler que les mots ‘saveur’, ‘goût’, se disent ta’am en hébreu, au pluriel te’amim.

Or il se trouve justement que Henri Meschonnic prônait une attention suraiguë à la présence dans la langue biblique des signes de cantillation, les טְעָמִים, les te’amim, censés éclairer le sens profond des versets en leur donnant leur véritable rythme, leur mélodie. « Le mot, déjà employé par Rabbi Akiva, de te’amim, (…) est le pluriel de ta’am, qui signifie le goût, au sens gustatif, le goût de ce qu’on a en bouche.xv En hébreu médiéval, le mot a aussi désigné la ratio. Il est capital que ce mot qui désigne les jonctions-disjonctions, groupements et dégroupements du discours, avec pour chaque ‘accent’ une ligne mélodique, soit un mot du corps et de la bouche. La bouche, c’est ce qui parle. »xvi

L’ironie, donc, c’est que le mot français ‘savoir’ (que Rosenzweig trouvait « plat ») et le mot hébreu te’amim partagent les mêmes connotations, associant le « goût », la « saveur » et la « ratio »…

On en revient vite au provincialisme et au nombrilisme, comme on voit. Il faut se résoudre à comprendre, une fois pour toutes, qu’en dehors de l’hébreu, point de salut. Littéralement. La langue hébraïque tient le divin en elle...

Rosenzweig le formule ainsi :

« L’esprit de la langue hébraïque est ‘l’esprit de Dieu’. (Es ist Geist Gottes). »xvii

Difficile de faire plus synthétique et plus exclusif.

A la recherche de cet ‘esprit’, et intéressé par la puissance interprétative attribuée aux te’amim, j’ai quêté quelques possibles exemples de référence dans les écrits de Meschonnic.

Il met particulièrement en exergue un verset d’Isaïe, habituellement traduit, depuis des siècles, dans les Évangiles :

« Une voix crie dans le désert : préparez un chemin au Seigneur. » (Is. 40,3)

Méschonnic précise, à propos de cette traduction: « C’est la ‘manière chrétienne’, comme dit James Kugel. En dépendait l’identification avec Jean le Baptiste dans Matthieu (3,3), Marc (1,3) et Jean (1,23). »

Il est exact qu’il y a un écart d’interprétation entre les passages des Évangiles cités et ce qu’on lit dans la Bible de Jérusalem (aux éditions du Cerf), laquelle donne la traduction suivante :

« Une voix crie : ‘Dans le désert, frayez le chemin de Yahvé’. »

Alors ? « Une voix crie dans le désert » ? Ou : « Une voix crie : ‘dans le désert etc.’ » ?

Meschonnic note que dans l’original hébreu, il y a un accent disjonctif majeur (zaqef qatan) après « une voix crie » (qol qoré) :

« Donc ‘dans le désert’ porte sur ‘ouvrez’, non sur le verbe qui précède. Je traduis : ‘Une voix crie                dans le désert              ouvrez une voie à Adonaï.’ Texte lié à l’exil de Babylone, et qui appelle un retour à Jérusalem. Sens terrestre et historique, selon son rythme, en hébreu. Coupé après ‘désert’, c’est l’appel chrétien eschatologique. Toute (sic) une autre théologie. C’est le rythme qui fait, ou défait, le sens. »xviii

Meschonnic conclut son développement avec une formule choc :

« Le rythme n’est pas seulement le juif du signe, il est aussi le juif du juif, et il partage l’utopie du poème en étant l’utopie du sens. »xix

Le rythme, le ta’am, c’est le « juif du juif ». Difficile de faire moins goy.

Et difficile de faire plus irréfutable…

Pourtant, le rythme ne suffit pas.

Si l’on replace le même verset (Is 40,3) dans le contexte immédiat des dix premiers versets du « second » Isaïe (Is 40, 1-10), on voit soudainement proliférer une riche densité de sens possibles, allusifs, élusifs, portés par des voix, des mots, des dires, des cris, des répétitions, des variations, des ellipses, des obscurités et des ouvertures.

Une critique textuelle, visant la sémantique, la syntaxe, les allégories et les anagogies, inciterait à multiplier les questions – bien au-delà de ce que le ta’am tait.

Pourquoi Dieu est-il nommé deux fois « notre Dieu » (אלֹהֵינוּ Elohéï-nou)xx en Is 40,3 et Is 40,8, et deux fois « votre Dieu » (אֱלֹהֵיכֶם Elohéï-khem)xxi , en Is 40,1 et Is 40,9 ?

Le « nôtre » est-il aussi le « vôtre », ou ne l’est-il pas ?

Pourquoi Dieu est-il nommé cinq fois ‘YHVH’ en Is 40,2, Is 40,3, Is 40,5 (deux fois), et Is 40,7, mais une fois seulement ‘YHVH Adonaï’, en Is 40,10xxii ? Autrement dit, pourquoi Dieu est-il ici nommé six fois YHVH, et une fois Adonaï ?

En quoi l’expression « toute chair », כָלבָּשָׂר khol-bachar, en Is 40,5 , et l’expression « toute la chair » כָּלהַבָּשָׂר kol-ha-bachar, en Is 40,6, se différencient-elles ?xxiii

Pourquoi l’article défini dans un cas, et pas dans l’autre ?

Serait-ce que l’expression « toute chair la verra » וְרָאוּ כָלבָּשָׂר vé-raou khol-bachar, implique une universalité (totale, inclusive) de la vision de la gloire de YHVH, – « toute chair » signifiant alors « toutes les créatures faites de chair » ?

Alors que l’expression « toute la chair, – de l’herbe », כָּלהַבָּשָׂר חָצִיר kol-ha-bachar ḥatsir, implique seulement que « tout », dans la chair, est comme « de l’herbe » ?

Pourquoi deux voix, non définies, viennent-elles de bouches non nommées (Is 40,3 et Is 40,6), – alors que la parole parlée de « la bouche de YHVH », כִּי פִּי יְהוָה דִּבֵּר, ki pi YHVH dibber (Is 40,5), et « la parole de notre Dieu »,וּדְבַראֱלֹהֵינוּ devar Elohéïnou, (Is 40,8), sont-elles dûment et nommément attribuées à Dieu ?

Pourquoi la première de ces deux voix (non définies) crie-t-elle :

« Une voix crie : ‘Dans le désert, frayez le chemin de YHVH ; dans la steppe, aplanissez une route pour notre Dieu. » (Is 40,3)

Pourquoi la seconde voix non définie dit-elle d’abord : ‘Crie’, – avant de dire ce qu’il faut crier ?

« Une voix dit : ‘Crie’, et je dis : ‘Que crierai-je ?’ – ‘Toute la chair est de l’herbe et toute sa grâce est comme la fleur des champs. » (Is 40,6)

A qui « votre Dieu » s’adresse-t-il, quand il dit :

« Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu ».

נַחֲמוּ נַחֲמוּ, עַמִּייֹאמַר, אֱלֹהֵיכֶם (Is 40,1)

Qui parle ici? Qui ‘dit’ ce que « votre Dieu » dit ?

Qui est exactement « mon peuple » ? Est-ce que « mon peuple » est le peuple de « votre Dieu » ou le peuple de « notre Dieu » ?

Est-ce que « mon peuple », c’est « de l’herbe » ?xxiv

Ou est-ce seulement « le peuple », qui est « de l’herbe » ?

Dernière question, non la moindre : Qui console qui, au nom de qui?

iHenri Meschonnic (1932-2009), essayiste, linguiste, poète, traducteur.

iiHenri Meschonnic. « Pour en finir avec le mot « Shoah », Le Monde daté 20-21 février 2005. cf.https://www.larevuedesressources.org/pour-en-finir-avec-le-mot-shoah,1193.html

iiiHenri Meschonnic. « Pour en finir avec le mot « Shoah », Le Monde daté 20-21 février 2005. cf.https://www.larevuedesressources.org/pour-en-finir-avec-le-mot-shoah,1193.html

iv Claude Lanzmann écrit : « Je me suis battu pour imposer « Shoah » sans savoir que je procédais ainsi à un acte radical de nomination, puisque presque aussitôt le titre du film est devenu, en de nombreuses langues, le nom même de l’événement dans son absolue singularité. Le film a été d’emblée éponyme, on s’est mis partout à dire « la Shoah ». L’identification entre le film et ce qu’il représente va si loin que des téméraires parlent de moi comme de « l’auteur de la Shoah », ce à quoi je ne puis que répondre : « Non, moi, c’est « Shoah », la Shoah, c’est Hitler. » Le Monde, 26 février 2005

vHenri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.127

viHenri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.132

viiH. Meschonnic cite ici Elliot R. Wolfson. Abraham Aboulafia cabaliste et prophète. Herméneutique, théosophie et théurgie. Trad. J.F. Sené. Ed. de l’Eclat, 1999, p.123

viiiHenri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.128

ixElliot R. Wolfson. Abraham Aboulafia cabaliste et prophète. Herméneutique, théosophie et théurgie. Trad. J.F. Sené. Ed. de l’Eclat, 1999, p.57, cité par H. Meschonnic, op. cit. p. 128

xRaymond Abelio. Dans une âme et un corps. Gallimard, 1973, p.259. Cité par Henri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.137

xiFranz Rosenzweig. Neu hebräisch ? Anlässlich der Übersetzung von Spinozas Ethik. Gesammelte Schriften III p. 725. Cité par Henri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.138

xiiFranz Rosenzweig. « Néo-hébreu » dans L’écriture, le verbe et autres essais. p.28. Cité par Henri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.138

xiiiPour s’en faire une idée il suffit de comparer le dictionnaire sanskrit-anglais de Monier Monier-Williams et le dictionnaire hébreu-anglais de Brown-Driver-Briggs, l’un et l’autre considérés comme références dans l’étude du sanskrit et de l’hébreu biblique.

xivFranz Rosenzweig. « Vom Geist der hebräische Sprache. – Hat eine Sprache einen ‘Geist’ ? Die Antwort ist : nur die Sprache hat Geist. Soviel Sprachen man kann, sovielman est man Mensch. Kann man mehr als eine Sprache ‘können’ ? Unser ‘können’ ist genau so flach wir das französische ‘savoir’. Man lebt in einer Sprache. » Gesammelte Schriften III p. 719. Cité par Henri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.139-140

xvMeschonnic met en note qu’en arabe, mat’am signifie « resaturant ».

xviHenri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.147-148

xviiFranz Rosenzweig. « Vom Geist der hebräische Sprache. » Gesammelte Schriften III p. 721. Cité par Henri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.140

xviiiHenri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.165

xixHenri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.171

xx« Une voie crie : ‘Dans le désert, frayez le chemin de YHVH ; dans la steppe, aplanissez une route pour notre Dieu. » קוֹל קוֹרֵאבַּמִּדְבָּר, פַּנּוּ דֶּרֶךְ יְהוָה; יַשְּׁרוּ, בָּעֲרָבָה, מְסִלָּה, לֵאלֹהֵינוּ (Is 40,3)

« L’herbe se dessèche, la fleur se fane, mais la parole de notre Dieu subsiste à jamais. » יָבֵשׁ חָצִיר, נָבֵל צִיץ; וּדְבַראֱלֹהֵינוּ, יָקוּם לְעוֹלָם (Is 40,8)

xxi« Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu ». נַחֲמוּ נַחֲמוּ, עַמִּייֹאמַר, אֱלֹהֵיכֶם (Is 40,1)

« Élève la voix, ne crains pas, dis aux villes de Juda : ‘Voici votre Dieu !’»הָרִימִי, אַלתִּירָאִי, אִמְרִי לְעָרֵי יְהוּדָה, הִנֵּה אֱלֹהֵיכֶם (Is 40,9)

xxii« Voici le Seigneur YHVH qui vient »  הִנֵּה אֲדֹנָי יְהוִה (Is 40,10)

xxiii« Alors la gloire de YHVH se révélera et toute chair la verra, ensemble, car la bouche de YHVH a parlé. »

וְנִגְלָה, כְּבוֹד יְהוָה; וְרָאוּ כָלבָּשָׂר יַחְדָּו, כִּי פִּי יְהוָה דִּבֵּר (Is 40,5)

« Une voix dit : ‘Crie’, et je dis : ‘Que crierai-je ?’ – ‘Toute la chair est de l’herbe et toute sa grâce est comme la fleur des champs. » קוֹל אֹמֵר קְרָא, וְאָמַר מָה אֶקְרָא; כָּלהַבָּשָׂר חָצִיר, וְכָלחַסְדּוֹ כְּצִיץ הַשָּׂדֶה (Is 40,6)

xxiv« L’herbe se dessèche, la fleur se fane, quand le soufle de YHVH passe sur elles ; oui, le peuple, c’est de l’herbe. »

יָבֵשׁ חָצִיר נָבֵל צִיץ, כִּי רוּחַ יְהוָה נָשְׁבָה בּוֹ; אָכֵן חָצִיר, הָעָם (Is 40,7)

L’Élie des étoiles


Franz Rosenzweig est un prophète du 20ème siècle (il en est si peu!), dont le nom signifie ‘rameau de roses’. Zébré d’intuitions inchoatives, et de brillances séraphiques, un court texte de sa plume étonne par son audace voyante:

« La Rédemption délivre Dieu, le monde et l’homme des formes et des morphismes que la Création leur a imposés. Avant et après, il n’y a que de l’« au-delà ». Mais l’entre-deux, la Révélation, est à la fois entièrement en deçà, car (grâce à elle) je suis moi-même, Dieu est Dieu, et le monde est monde, et absolument au-delà, car je suis auprès de Dieu, Dieu est auprès de moi, et où est le monde ? (« Je ne désire pas la terre »). La Révélation surmonte la mort, crée et institue à sa place la mort rédemptrice. Celui qui aime ne croit plus à la mort et ne croit plus qu’à la mort. »i

Sont ici mises en scène l’ambiguïté de la Révélation par rapport à la Rédemption, mais aussi ses invitations à l’ouverture, à l’invention.

D’un côté, la Révélation s’adresse à l’homme de la terre, aux enfants de la glaise, plongés dans l’immanence mondaine, immergés dans les orbes closes de leurs esprits.

De l’autre, elle affirme la transcendance absolue du Créateur, en ouvrant des mondes, s’évasant très en arrière vers des commencements inouïs, et s’accélérant très en avant vers un après impensable.

Peut-on relier ces deux pôles, semblant opposés ?

Pour Rosenzweig, la Révélation se situe dans le temps, ce temps qui est le temps propre du monde, entre la Création et la Rédemption, – les deux figures, originelle et eschatologique, les deux ‘moments’ des ‘au-delà’ du temps.

Le rôle unique de la Création est inexplicable si on la considère seulement comme un fiat divin. Pourquoi inexplicable ? Parce qu’un tel fiat n’affiche ni sa raison, ni son pourquoi. Il est plus conforme à la structure anthropologique de l’expérience humaine (et sans doute à la structure même du cerveau) de considérer que même Dieu ne fait rien pour rien.

Une réponse ancienne à l’énigme est l’idée védique. Penser la Création comme un sacrifice de Dieu (Sa kénose diront plus tard les chrétiens, et les juifs l’appelleront tsimtsoum), – à l’image du sacrifice de Prajāpati, le Dieu suprême, le Créateur des mondes, au prix de Sa propre substance.

Il est certes difficile de concevoir l’holocauste de Dieu par (et pour) Lui-même, sacrifiant Sa gloire, Sa puissance et Sa transcendance, – à Sa transcendance, pour Se dépasser dans ce dépassement.

Qu’il est difficile à un cerveau humain de comprendre Dieu Se transcendant Lui-même !

C’est difficile, certes, mais moins difficile que de comprendre une Création sans origine et sans raison, qui renvoie par construction à l’impuissance absolue de toute raison, et à sa propre absurdité.

Avec ou sans raison, avec ou sans sacrifice, la Création représente, à l’évidence, un ‘au-delà’ de nos capacités de compréhension.

Mais la raison veut raisonner. Laissons la faire.

Dans l’hypothèse du sacrifice du Dieu, quel serait le rôle de la Création dans ce dépassement divin?

Dieu ferait-Il alliance avec sa Création, lui ‘donnant’, par ce moyen Son souffle, Sa vie, Sa liberté, Son esprit ? Avec charge pour le Monde et l’Homme de multiplier et de faire fructifier ce Souffle, cette Vie, cette Liberté, cet Esprit, au long des Temps ?

Au moins il y a dans cette vue une sorte de logique, opaque et dense.

L’autre pôle du drame cosmique, – la Rédemption –, est bien plus encore ‘au-delà’ de l’intelligence humaine. Mais certains s’essaient à tenter de comprendre. La Rédemption « délivre Dieu, le monde et l’homme des formes que la Création leur a imposés » suggère Rosenzweig.

La Rédemption délivre-t-elle Dieu de Dieu Lui-même ? Est-ce à dire qu’elle Le délivre de Son infinité, sinon de Sa limite ? de Sa transcendance, – sinon de Son immanence? de Sa Justice, – sinon de Sa bonté ?

Il est plus intuitif de comprendre qu’elle libère aussi le monde (c’est-à-dire l’univers total, le Cosmos intégral) de ses propres limites, – de sa hauteur, de sa largeur et de sa profondeur. Mais le libère-t-elle de son immanence?

Elle affranchit l’homme, enfin. Est-ce à dire qu’elle l’affranchit de sa poussière et de sa glaise ? Et de son souffle (nechma), qui le lie à lui-même? Et de son ombre (tsel) et de son ‘image’ (tselem), qui l’attachent à la lumière ? Et de son sang (dam) et de sa ‘ressemblance’ (demout), qui le structurent et l’enchaînent (dans son ADN même)?

Que veut dire Rosenzweig en affirmant : « La Rédemption délivre Dieu (…) des formes que la Création a imposées » ?

C’est le rôle de la Révélation de nous enseigner que la Création a nécessairement imposé certaines structures. Par exemple, s’impose l’idée que les ‘cieux’ (chammayim) sont par essence faits d’« étonnement », et peut-être même de « destruction » (chamam).

Mais, à la vérité, nous ne savons pas ce que ‘rédimer’ veut dire, – à part de montrer l’existence du lien avec la mort, d’un Exode hors du monde, et de nous-mêmes.

Il faut tenter d’entendre la voix des prophètes nouveaux. Rosenzweig dit que croire en la Rédemption, c’est ne plus croire qu’en l’amour, c’est-à-dire ne plus croire « qu’en la mort ».

Car elle qui montre que « fort comme la mort est l’amour » (ki-‘azzah kham-mavêt ahabah), comme dit le Cantiqueii.

La Révélation est unique en ce sens qu’elle est ‘une’ entre deux ‘moments’, ‘deux ‘au-delà’.

Elle est un unique ‘en-deça’ entre deux ‘au-delà’.

N’étant qu’un ‘en-deçà’ elle n’est pas indicible, – et étant ‘révélée’, elle n’est donc pas aussi indicible que les ‘au-delà’ de la Création et de la Rédemption, qu’on ne peut saisir qu’à travers ce que la Révélation veut bien en dire.

La Révélation est dicible, mais pas d’un unique jet oraculaire.

Elle n’est pas un moment seulement. Elle est continue. Elle s’étale dans le temps. Elle est loin d’être close, sans doute. Aucun sceau n’a été posé sur ses lèvres mobiles. Aucun prophète ne peut raisonnablement prétendre avoir scellé à jamais la source sans finiii.

Le temps, le temps même, constitue tout l’espace de la Révélation, dont on sait qu’elle a jadis commencé, puisqu’on en a des traces dites, mais dont on ne sait pas quand elle finira, puisqu’elle n’est qu’un ‘en-deçà’, et qu’elle le restera toujours, – voix préparant la voie d’un ‘au-delà’ à venir.

Et d’ailleurs, de ce qui a déjà été ‘révélé’ que sait-on vraiment ? Peut-on assurer à quel rythme se fait la Révélation ? Peut-on lire ses lignes profondes, entendre ses mélodies cachées ? N’apparaît-elle dans le monde que d’une seule traite ou de façon sporadique, intermittente ? Avec ou sans pauses respiratoires ? Son canon ne tonnera-t-il pas à nouveau? Et même si elle l’était, close, les interprétations, les gloses, ne font-elles pas partie de son souffle ouvert ?

Et demain ? Dans six cent mille ans ? Ou dans six cent millions d’années ? Quelque Moïse cosmique, quelque Abraham total, quelque Élie, élu des étoiles, ne viendront-ils pas à leur tour apporter quelque nouvelle Bonne Nouvelle ?

iFranz Rosenzweig. Der Mensch und sein Werk. Gesammelte Schriften 1. Briefe und Tagebücher, 2 Band 1918-1929. Den Haag. M.Nijhoft, 1979, p.778, cité par S. Mosès. Franz Rosenzweig. Sous l’étoile. Ed. Hermann. 2009, p. 91.

iiCt 8,6

iiiLa Thora même, qui peut prétendre l’avoir lue ?

« Quoique la Thorah fût assez répandue, l’absence des points-voyelles en faisait un livre scellé. Pour le comprendre, il fallait suivre certaines règles mystiques. On devait lire une foule de mots autrement qu’ils étaient écrits dans le texte ; attacher un sens tout particulier à certaines lettres et à certains mots, suivant qu’on élevait ou abaissait la voix ; faire de temps en temps des pauses ou lier des mots ensemble là précisément où le sens extérieur paraissait demander le contraire (…) Ce qu’il y avait surtout de difficile dans la lecture solennelle de la Thorah, c’était la forme de récitatif à donner au texte biblique, suivant la modulation propre à chaque verset. Le récitatif, avec cette série de tons qui montent et baissent tour à tour, est l’expression de la parole primitive, pleine d’emphase et d’enthousiasme ; c’est la musique de la poésie, de cette poésie que les anciens appelèrent un attribut de la divinité, et qui consiste dans l’intuition de l’idée sous son enveloppe hypostatique. Tel fut l’état natif ou paradisiaque dont il ne nous reste plus aujourd’hui que quelques lueurs sombres et momentanées. » J.-F. Molitor. Philosophie de la tradition. Trad. Xavier Duris. Ed. Debécourt. Paris, 1837. p.10-11

Les dangers du christianisme et les dangers du judaïsme


Né en 1886 dans une famille juive assimilée, Franz Rosenzweig décide, dans les années 1910, de se convertir au christianisme, après de nombreux débats avec des cousins, Hans et Rudolf Ehrenberg, qui s’étaient déjà convertis, ainsi qu’avec son ami Eugen Rosenstock, lui aussi juif converti. Mais il y renonce après avoir assisté à l’office de Yom Kippour dans une synagogue de Berlin, en 1913.

Peu après, il écrit dans les tranchées de la 1ère Guerre mondiale son œuvre maîtresse, L’étoile de la Rédemption, qui offre une sorte de mise en parallèle du judaïsme et du christianisme.

Des parallèles qui ne se rejoignent pas, sauf peut-être à la fin des Temps. Je trouve son essai significatif d’une double distance, d’une scission constitutive, dont il est difficile de voir l’issue, sauf à changer totalement de paradigme, – ce qui serait peut-être le véritable enjeu, dans quelque futur.

Rosenzweig affirme que le christianisme affronte trois « dangers » qu’il « ne dépassera jamais ». Ces « dangers » sont essentiellement d’ordre conceptuel : « la spiritualisation du concept de Dieu, l’apothéose accordée au concept de l’homme, la panthéisation du concept de monde ».i

Le concept chrétien de Dieu, le concept chrétien de l’homme, le concept chrétien du monde, sont fautifs et dangereux, selon Rosenzweig, parce qu’ils impliquent une atteinte à la transcendance absolue de Dieu, à laquelle le judaïsme est supposé être fondamentalement attaché.

La charge est lourde, mais nette, – et triple.

« Que l’Esprit soit en toutes choses le guide, et non pas Dieu ; que le Fils de l’Homme, et non pas Dieu, soit la Vérité ; que Dieu soit un jour en tous et non point au-dessus de tout ; voilà les dangers. »ii Dieu. Dieu. Dieu.

Rosenzweig ne peut accepter que le Dieu absolument transcendant du judaïsme puisse être représenté par son « Esprit » , fût-il « saint ». Pourquoi ? Dieu n’est-il pas Son propre Esprit ?

Non. La transcendance de Dieu est sans doute si absolue que l’usage du mot « esprit » est encore trop anthropomorphique dans ce contexte. Du point de vue du judaïsme, tel qu’interprété par Rosenzweig, employer le mot « esprit » comme hypostase de Dieu est attentatoire à son absolue transcendance. Dieu n’est-il pas nommé dans la Torah le « Dieu des esprits »  (Nb 16,22), parce qu’Il en est le Créateur ? L’esprit en tant qu’il est créé par Dieu, pourrait-il être dès lors une « substance » que le Dieu et l’homme auraient alors en commun ? Non. Ceci n’est pas acceptable. Le principe même de la transcendance absolue de Dieu exclut toute idée de communauté de substance entre le divin et l’humain, fût-ce celle de l’« esprit ».

Rosenzweig ne peut accepter non plus que le Dieu absolument transcendant du judaïsme puisse se faire représenter ici-bas par un « Fils », ou horresco referens, puisse s’abaisser à l’humiliation, en consentant à une « incarnation » humaine, à qui il déléguerait de plus, ipso facto, le soin et le privilège de révéler sa « Vérité » aux hommes.

Enfin, et a fortiori, Rosenzweig ne peut évidemment accepter que le Dieu absolument transcendant du judaïsme puisse condescendre à quelque immanence que ce soit, et en particulier en venant dans le « monde », pour y demeurer « en tous ».

Le judaïsme ne transigera pas. Jamais. Transcendance absolument absolue du Dieu, infiniment au-delà de l’esprit, infiniment au-delà de l’humain, infiniment au-delà du monde.

Transcendance infiniment absolue du Dieu Créateur, transcendance infinie de sa Révélation, et transcendance infinie, enfin, de la Rédemption.

Oui, mais.

De quoi parle-t-on alors dans les Écritures? Sur quoi s’exercent les commentaires ? Sur quoi s’appliquent les esprits enclins à l’étude ?

Notons-le bien, l’attaque de Rosenzweig contre le christianisme porte sur les « concepts » que ce dernier est censé employer,.

Mais qu’est-ce qu’un concept ?

C’est une tentative positive de l’esprit humain de saisir l’essence de quelque chose. Or le dogme de l’absolue transcendance de Dieu exclut d’emblée toute tentative, quelle qu’elle soit, de le « conceptualiser », que ce soit à travers des noms, des attributs ou des manifestations.

La seule conceptualisation acceptable est le concept de l’impossibilité de toute conceptualisation. Théologie absolument négative donc, rigoureusement et infiniment apophatique.

Mais alors la révélation de son Nom, faite à Moïse par Dieu Lui-même? Quid des théophanies, dont la Bible n’est pas exempte ? Et les dialogues de Dieu avec les Prophètes ? Ou dans un autre ordre d’idées, l’octroi d’une Alliance entre Dieu et son Peuple? Quid de l’errance de la Shekhina dans ce monde, et de sa « souffrance » ? Ou, à un autre niveau encore, comment comprendre l’idée que les cieux et la terre sont une « création » de Dieu, avec tout ce que cela comporte de responsabilité sur le contenu de leur avenir, et les implications de leurs puissances ? Ne sont-ce pas là autant d’exceptions notables, par le biais de la parole ou par celui de l’esprit, quant à l’idée même de transcendance absolue, radicale, de Dieu? Ne sont-ce pas en effet autant de liaisons, d’interactions consenties entre Dieu Lui-même et tout ce qui est pourtant si infiniment en-dessous, en deçà de Lui, tout ce qui est si infiniment rien?

Ces questions ne sont pas traitées par Rosenzweig. Ce qui lui importe, c’est de reprocher au christianisme de « s’extérioriser dans le Tout », de « disperser ses rayons » lors de la marche dans le temps, avec la spiritualisation [du concept de Dieu], la divinisation [du concept de l’homme] et la mondanisation [de la transcendance].

Mais les reproches de Rosenzweig ne s’arrêtent pas là. Pour faire bonne mesure, il critique aussi les « dangers » propres au judaïsme.

Là où le christianisme pèche en « dispersant », en « extériorisant » l’idée de Dieu, le judaïsme pèche au contraire par le « rétrécissement », par l’enfermement dans « l’étriqué », par le refuge dans « un étroit chez-soi »iii. En résumé : « Le Créateur s’est rétréci au créateur du monde juif, la Révélation a seulement eu lieu dans le cœur juif. »iv

Ces « dangers juifs », voilà comment Franz Rosenzweig les analyse:

« C’est ainsi qu’au plus profond de ce sentiment juif, toute scission, tout ce qui englobe au-dedans la vie juive, est devenu fort étriqué et fort simple. Trop simple et trop étriqué, voilà ce qu’il faudrait dire, et dans cette étroitesse, il faudrait éventer autant de dangers que dans la dilatation chrétienne. Là, c’est le concept de Dieu qui était en péril : chez nous, c’est son Monde et son Homme qui paraissent en danger (…) Le judaïsme qui se consume au-dedans court le risque de rassembler sa chaleur en son propre sein, loin de la réalité païenne du monde. Dans le christianisme, les dangers avaient nom : spiritualisation de Dieu, humanisation de Dieu, mondanisation de Dieu ; ici, ils s’appellent dénégation du monde, mépris du monde, étouffement du monde.

Dénégation du monde, lorsque le juif dans la proximité de son Dieu anticipait à son profit la Rédemption dans le sentiment, oubliant que Dieu était Créateur et Rédempteur, que, comme Créateur, il conserve le monde entier et que dans la Révélation, il tourne en fin de compte sa face vers l’homme tout court.

Mépris du monde, lorsque le juif se ressentait comme un Reste, et donc comme l’homme véritable, créé à l’origine à l’image de Dieu et vivant dans l’attente de la fin au sein de cette pureté originelle, se retirant ainsi de l’homme : c’était pourtant précisément avec sa dureté oublieuse de Dieu, qu’était survenue la Révélation de l’amour de Dieu, et c’était cet homme qui avait désormais à exercer cet amour dans l’œuvre illimitée de la Rédemption.

Étouffement du monde, enfin, lorsque le juif, en possession de la Loi à lui révélée et devenue chair et sang dans son esprit, avait désormais le toupet de régler l’être-là à chaque instant renouvelé et la croissance silencieuse des choses, voire de prétendre à les juger.

Ces dangers sont tous trois les conséquences nécessaires de l’intériorité qui s’est détournée du monde, de même que les dangers du christianisme étaient dus à l’extériorisation de soi tournée vers le monde. »v

Faute de pouvoir se déterminer à élire un seul champion, Rosenzweig conclut que juifs et chrétiens travaillent en réalité à la même œuvre, et que Dieu lui-même ne peut se priver d’aucun d’eux : « il les a liés ensemble dans la réciprocité la plus étroite. A nous [juifs], il a donné une vie éternelle en allumant dans nos cœurs le feu de l’Étoile de sa vérité. Les chrétiens, il les a placés sur la voie éternelle en leur faisant suivre les rayons de cette Étoile de sa vérité au long des siècles, jusqu’à la fin éternelle. »vi

La vie, la vérité, la voie. L’Oint de Nazareth, le Messie chrétien, s’était déjà désigné par ces trois mots, les identifiant alors à sa propre Personne, mais dans un ordre exactement inverse.

Quant au Messie juif, il nous reste sans doute à l’attendre encore fort longtemps. Il viendra à la fin des siècles, peut-être.

Rétrécissement, étroitesse, étouffement.

Dispersion, dilatation, paganisation.

Laissons couler les millénaires, fleurir les éons.

Que sera devenu le monde dans trois cent milliards d’années ? Juif ? Chrétien ? Bouddhiste ? Nihiliste ? Gnostique ? Ou le monde sera-t-il Tout Autre ?

Verrons-nous naître un jour des Messies non-galiléens ou des Oints non-davidiques aux confins inimaginés des univers connus, et révélant dans une langue claire une méta-Loi, aussi lumineuse que mille milliards de nébuleuses assemblées en un point unique?

Ou bien est-ce le message même des Écritures qui, par quelque miracle, sera répété, mot pour mot, lettre pour lettre, souffle pour souffle, dans tous les multivers, franchissant sans dommage l’attraction et la translation de multiples trous noirs et de vertigineux trous de ver?

La voie, devant nous, est infiniment, évidemment, ouverte.

Nous savons seulement qu’à la toute fin, il y aura de la vie, alors, encore, – et non la mort.

Quelle vie ? On ne le sait.

On sait aussi qu’alors, avec la vie, il y a aura également la vérité, et non la non-vérité.

Vérité et vie sont indissolublement liées, comme la transcendance et l’immanence.

Mais quelle vérité ? – Excellente question.

« Qu’est-ce que la vérité ? », demanda jadis, fameusement, Pilate.

On pourrait aussi demander, tout bonnement : « Qu’est-ce que la vie ? »

Puisque la transcendance est si infiniment au-dessus de l’esprit humain, comment peut-on oser poser même ce genre de questions ?

C’est exactement le point. Oser poser des questions. C’est déjà, d’une certaine manière, commencer d’y répondre.

Je ne doute pas que dans six cent millions d’années, ou trente-trois milliards d’ères, un peu de vérité se donnera encore à voir, – s’il reste, bien entendu des yeux pour voir, ou des oreilles pour entendre.

iFranz Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.474

iiFranz Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.474

iiiFranz Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.478

ivFranz Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.476

vFranz Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.479-480

viFranz Rosenzweig. L’étoile de la rédemption. Trad. Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil , 1882, p.490

La philosophie des effluves


 

« Il n’y a pas beaucoup de philosophes juifs », déclare Léo Straussi.

Cette affirmation, pour provocante qu’elle soit, peut être relativisée.

Il est aisé de lancer une poignée de noms…

Le premier d’entre eux peut-être, historiquement parlant, Philon d’Alexandrie, tenta une synthèse entre sa foi juive et la philosophie grecque. Il eut peu d’influence sur le judaïsme de son temps, mais beaucoup plus sur les Pères de l’Église, qui s’en inspirèrent.

Un millénaire plus tard, Moïse Maïmonide s’inspira de la philosophie aristotélicienne pour tenter de concilier foi et ‘raison’. Il fut le célèbre auteur du Mishné Torah, un code de la loi juive, lequel souleva de longues polémiques parmi ses coreligionnaires au 12ème et au 13ème siècle.

Autre célébrité, Baruch Spinoza fut « excommunié«  (חרם herem ) et définitivement « banni » de la communauté juive en 1656, mais il fut admiré par Hegel, Nietzsche...

Au 18ème siècle, Moïse Mendelssohn s’efforça d’appliquer l’esprit de l’Aufklärung au judaïsme et devint l’un des principaux instigateurs des « Lumières juives », l’Haskalah (du mot השכלה, « sagesse », « érudition »).

On peut évoquer aussi Hermann Cohen, un néo-kantien du 19ème siècle, et « un très grand philosophe allemand », selon le mot de Gérard Bensussanii.

Plus proches dans le temps, Martin Buber, Franz Rosenzweig et Emmanuel Lévinas

C‘est à peu près tout.

Il n’y a pas foule, mais on est loin de la pénurie que Léo Strauss se plaisait à souligner.

Il semble que ce dernier ait surtout voulu faire valoir, pour des raisons qui lui sont propres, « la vieille prémisse juive selon laquelle être juif et être philosophe sont deux choses incompatibles », ainsi qu‘il le formule explicitement.iii

Il est intéressant de le voir préciser son point de vue en analysant le cas emblématique de Maïmonide : « Les philosophes sont des hommes qui essaient de rendre compte du Tout en partant de ce qui est toujours accessible à l’homme en tant qu’homme ; Maïmonide part de l’acceptation de la Torah. Un Juif peut utiliser la philosophie et Maïmonide l’utilise de la façon la plus ample; mais, en tant que Juif, il donne son assentiment là où, en tant que philosophe, il suspendrait son assentiment. »iv

Léo Strauss ajoute, catégoriquement, que le livre de Maïmonide, le Guide des égarés, « n’est pas un livre philosophique – un livre écrit par un philosophe pour des philosophes – mais un livre juif : un livre écrit par un Juif pour des Juifs. »v

Le Guide des égarés est en effet entièrement consacré à la Torah et à l’explication du « sens caché » de plusieurs passages. Les plus importants des « secrets » qu’il s’efforce d’élucider sont le Récit du Commencement (le début de la Genèse) et le Récit du Chariot (Ezéchiel ch. 1 à 10). De ces deux « secrets », Maïmonide dit que « le Récit du Commencement est la même chose que la science de la nature et que le Récit du Chariot est la même chose que la science divine (c’est-à-dire la science des êtres incorporels, ou de Dieu et des anges) »vi.

Les chapitres d’Ézéchiel mentionnés par Maïmonide méritent sans aucun doute l’attention et l’étude des plus fins esprits, des âmes effilées. Mais ils ne sont pas à mettre dans toutes les mains. Ézéchiel y raconte avec force détails ses « visions divines ». On imagine volontiers que les sceptiques, les matérialistes, les rationalistes ou les ricaneurs (qu’ils soient juifs ou non) ne font pas partie du lectorat visé.

Qu’on en juge.

« Je regardai, et voici, il vint du septentrion un vent impétueux, une grosse nuée, et une gerbe de feu, qui répandait de tous côtés une lumière éclatante, au centre de laquelle brillait comme de l’airain poli, sortant du milieu du feu. Au centre encore, apparaissaient quatre animaux, dont l’aspect avait une ressemblance humaine. Chacun d’eux avait quatre faces, et chacun avait quatre ailes. Leurs pieds étaient droits, et la plante de leurs pieds était comme celle du pied d’un veau. Ils étincelaient comme de l’airain poli. Ils avaient des mains d’homme sous les ailes à leurs quatre côtés ; et tous les quatre avaient leurs faces et leurs ailes. Leurs ailes étaient jointes l’une à l’autre, ils ne se tournaient point en marchant, mais chacun marchait droit devant soi. Quant à la figure de leurs faces, ils avaient tous une face d’homme, tous quatre une face de lion à droite, tous quatre une face de bœuf à gauche, et tous quatre une face d’aigle. »vii

La vision d’Ézéchiel prend alors un tour renversant, avec l’apparition de la gloire de l’Éternel.

« Je vis encore comme de l’airain poli, comme du feu, au dedans duquel était cet homme, et qui rayonnait tout autour, depuis la forme de ses reins jusqu’en haut, et depuis la forme de ses reins jusqu’en bas, je vis comme du feu, et comme une lumière éclatante, dont il était environné. Tel l’aspect de l’arc qui est dans la nue en un jour de pluie, ainsi était l’aspect de cette lumière éclatante : c’était une image de la gloire de l’Éternel. A cette vue, je tombai sur ma face, et j’entendis la voix de quelqu’un qui parlait. »viii

L’homme au milieu du feu parle à Ézéchiel comme s’il était une « image » de Dieu.

Était-ce le cas? Quel philosophe se risquerait à en juger?

Peut-être que cet « homme » environné de feu était une ‘réalité’? Ou bien ne s’agissait-il que d’une illusion?

Quoi qu’il en soit, il est clair que ce texte et ses possibles interprétations n’entrent pas dans les canons philosophiques habituels.

Faut-il donc suivre Léo Strauss, et admettre en conséquence que Maïmonide n’est pas un « philosophe », mais qu’il a écrit en revanche un « livre juif » pour les Juifs, afin de répondre à des besoins d’éclaircissements propres aux mystères recelés dans les Textes?

Peut-être… Mais le lecteur moderne d’Ézéchiel, qu’il soit juif ou non, qu’il soit philosophe ou non, ne peut manquer de se prendre d’intérêt pour les paraboles qu’il y trouve, et pour leurs implications symboliques.

L’ « homme » au milieu du feu demande à Ézéchiel d’ « avaler » un livre, puis d’aller « vers la maison d’Israël », vers ce peuple qui n’est point pour lui « un peuple ayant un langage obscur, une langue inintelligible », pour lui rapporter les paroles qu’il va lui dire.

Les ressources habituelles de la philosophie semblent peu adaptées pour traiter de ce genre de texte.

Mais le Guide des égarés s’y attaque frontalement, dans un style subtil et charpenté, mobilisant tous les ressorts de la raison, et de la critique, afin d’apporter quelques lumières aux personnes de foi, avancées dans la réflexion, mais saisies de « perplexité » face aux arcanes de telles « visions ».

Le Guide des égarés implique une grande confiance dans les capacités de la raison humaine.

Il laisse entendre que celles-ci sont bien plus grandes, bien plus déliées que tout que ce que les philosophes les plus éminents ou les poètes les plus éclairés ont fait entrevoir, à travers les siècles.

Et ce n’est pas fini. Des âges viendront, sans doute, où la puissance de la pénétration humaine en matière de secrets divins sera, osons le dire, sans comparaison avec ce que Moïse ou Ézéchiel eux-mêmes ont pu léguer à la postérité.

Autrement dit, l’âge des prophètes ne fait que commencer, et celui des philosophes est à peine émergent, à l’échelle des Temps à venir.

L’Histoire humaine est dans son premier âge, vraiment, si l’on en juge par ses balbutiements.

Notre temps tout entier fait encore partie de l’aube, et les grands soleils de l’Esprit n’ont pas révélé à ce jour autre chose qu’un infime éclat de leurs lumières en puissance.

D’un point de vue anatomique et fonctionnel, le cerveau humain offre à la contemplation des mystères bien plus profonds, bien plus obscurs, horresco referens, que les riches et bariolées métaphores d’Ézéchiel.

Le cerveau d’Ézéchiel lui-même a été un jour, il y a quelques siècles, en proie à une « vision ». Il y avait donc à ce moment-là une forme de compatibilité, de connaturalité entre le cerveau du prophète et la vision qu’il rapporte.

On en induit qu’un jour, vraisemblablement, d’autres cerveaux de prophètes ou de visionnaires à venir seront capables de se porter plus loin qu’Ézéchiel lui-même.

De deux choses l’une: soit la « vision » prophétique est une illusion, soit elle possède une réalité propre.

Dans le premier cas, Moïse, Ézéchiel et la longue théorie des « visionnaires » de l’humanité sont des égarés, qui ont emmené leurs suivants dans des chemins d’erreurs, sans retour.

Dans le second cas, il faut admettre que toute « vision » prophétique implique a priori un (autre) monde enveloppant de façon subliminale le « voyant ».

A tout « voyant » il est donné de percevoir dans une certaine mesure la présence du mystère, qui environne de toutes parts l’humanité entière.

Pour reprendre l’intuition de William Jamesix, les cerveaux humains sont analogues à des « antennes », branchées en permanence sur un monde immense, invisible.

D’âges en âges, des chamans, des prophètes et quelques poètes en perçoivent les effluves, les pulsations.

Il reste à bâtir la philosophie de ces effluves.

iLéo Strauss. Maïmonide. 1988, p.300

iiGérard Bensussan. Qu’est-ce que la philosophie juive ? 2003, p.166.

iiiLéo Strauss. Maïmonide. 1988, p.300

ivIbid., p.300

vIbid., p.300

viIbid., p. 304

viiÉzéchiel, 1, 4-10

viiiÉzéchiel, 1, 27-28

ixWilliam James. Human Immortality: Two Supposed Objections to the Doctrine.1898. Ed. Houghton, Mifflin and Company, The Riverside Press, Cambridge.