Le vide et la liberté


« Kénose granitique »©Philippe Quéau 2019

L’idée d’un Dieu éminemment « plastique » a été mise en scène chez les Grecs et les Latins. Zeus ou Jupiter pouvaient prendre toutes les formes, humaines, animales, végétales, ou même aquatiques (les Métamorphoses d’Ovide et celles d’Apulée les décrivent avec verve).

Le christianisme a repris cette idée et l’a menée aussi loin que possible. Il a transformé l’idée même de métamorphose. Il a fait de la mort du Dieu, de son absence, de son évidement (c’est-à-dire de sa « kénose »), la preuve paradoxale de sa Vie, de sa Présence, et de sa Gloire.

La « kénose » du Dieu, comme plastique du vide et de l’absence, s’initie par son « incarnation » et se conclut par son « sacrifice ».

Il y a deux mille ans, l’idée de la kénose divine fut d’emblée vue comme « folie pour les Grecs, scandale pour les Juifs », selon la formule de Paul.

Pour les Grecs comme pour les Juifs, Dieu ne pouvait se concevoir que dans toute sa gloire, qu’elle soit l’apothéose olympienne, ou la révélation messianique.

Quelle folie, en effet, qu’un Homme se disant ‘fils de Dieu’, paraisse un court instant sur cette Terre, pour y témoigner brièvement de son essence indicible devant quelques disciples, — dans l’indifférence des foules, les railleries des puissants, et la haine des zélotes. Quel scandale qu’une telle figure autoproclamée de la Présence finisse par être mise à mort sous les crachats et les cris de haine.

Quelle folie, quel scandale, pour la Raison et pour la Tradition, qu’un Dieu infini, éternel, soit réduit à l’état de loque pantelante, agonisant sur le bois, au milieu de criminels et de cadavres putréfiés. Les esprits forts, sûrs de leur suffisance, s’esclaffent, et les esprits religieux, conscients de leur Loi, se détournent, méprisants.

Paul, pour exprimer l’essence de ce scandale, de cette folie, a choisi le mot « kénose », du grec kenoein (vider), afin d’évoquer l’idée d’un Dieu entièrement « vidé » de lui-même.

La kénose est un acte de libre effacement de la divinité, en faveur des hommes. Dieu se vide, s’absente, se retire. Il laisse les hommes seuls, face à leurs responsabilités. 

Mais pourquoi cet acte, ce retrait, ce vide, cette absence? Pourquoi cette dépossession du Soi divin?

D’un point de vue philosophique, l’idée même d’une kénose divine témoigne de la possibilité d’un espace et d’un temps d’absolue vacuité, – une vacuité infinie, transcendantale. Dieu s’absente entièrement de sa présence au monde.

Or la kénose n’est pas seulement réservée au divin. Elle peut s’appliquer à l’homme lui-même. On conçoit en théorie que l’homme puisse lui aussi se vider absolument de lui-même. Le ‘soi’ n’est pas a priori une substance immuable; le ‘moi’ peut disparaître plus ou moins, et même entièrement, en tant que « sujet ».

Un philosophe allemand (Hegel) a d’ailleurs multiplié les figures rhétoriques de l’évidement et de la sortie du sujet (humain) hors de soi. La langue allemande est riche de telles métaphores : Ent-zweiung, Ent-fremdung, Ent-aüsserung. Ces formes d’auto-négation, d’auto-anéantissement et d’auto-aliénation, prennent d’autant plus leur force et leur puissance quand on considère qu’elles ont été initiées par le Dieu même qui a créé et empli le monde, le Dieu qui l’a enveloppé de sa pensée et de sa parole.

En recyclant philosophiquement un concept si éminemment théologique, Hegel, si l’on en croit C. Malabou, a voulu souligner l’essence « kénotique » de la subjectivité moderne. 

Cependant, deux siècles après Hegel, on ne voit plus très bien ce que le sujet moderne (et occidental), de plus en plus déchristianisé, mais toujours fort plein de lui-même, peut encore avoir en lui de potentiel « kénotique », et de puissance d’évidement.

Une autre hypothèse me semble préférable . On pourrait arguer que le sujet moderne est, quant à l’esprit, déjà « vide », ou en voie avancée d’évidement.

Si cela était, il faudrait se résoudre cependant à concéder que des hommes à l’âme déjà évidée, baignant dans une humanité passive, elle-même en voie d’évidement, ne peuvent se comparer avec un divin décidément, volontairement et transcendantalement évidé, un divin par essence caché, « kénotique ». 

L’évidement humain (s’il existe) ne serait qu’une pâle image de la kénose divine, christique, laquelle représente (selon Hegel) la «vérité absolue ».

Quand le Christ vit ses derniers instants, quand une angoisse infinie l’étreint à l’approche de la mort, quand il doute même radicalement de qui il est, Hegel pense qu’alors « il représente la négativité de Dieu se rapportant à elle-même ».

Le cri du Christ agonisant en témoigne. « Pourquoi m’as-tu abandonné? »… Faut-il croire que c’est à cet instant précis que s’exprime « la négativité de Dieu se rapportant à elle-même » ?…

L’épreuve de l’abandon final, l’expérience du Néant absolu, le Christ cloué sur la croix, ce n’est donc que cela! Du négatif se rapportant à du négatif?

Dieu doutant de lui-même, se niant lui-même, et niant dans le même temps sa propre négation: voici une série de figures « plastiques » par excellence.

Une question se pose. Comment l’Esprit absolu (divin) a-t-il pu se vider entièrement de Lui-même?

Pour tenter d’avancer en cette matière, et faute d’autre élément de comparaison, peut-être faut-il en revenir à l’Homme.

L’esprit de l’Homme, que les Grecs appelaient le νοὖς (noûs), peut certes « prendre » toutes les formes. Il peut prendre la mesure de toutes choses, pour les « comprendre ». Mais cet esprit peut-il prendre la forme d’une totale absence de formes? Peut-il prendre la forme du vide absolu?

« L’esprit, en puissance, est tout » affirme Hegel, dans sa Philosophie de l’esprit.

Mais ce « tout » peut-il être aussi le « rien »?

La plasticité biologique fournit peut-être une indication. L’épigenèse du cerveau du fœtus, dont la formation de la glande pinéale témoigne, se poursuit longtemps après la naissance, et peut-être jusqu’à la mort (et même au-delà selon certaines traditions tibétaines…).

Si le cerveau est fondamentalement, épigénétiquement, « plastique », alors les « idées » et les « concepts » qu’il peut élaborer doivent être eux-mêmes fondamentalement « plastiques », en quelque manière. Et l’esprit, qui se caractérise par son aptitude innée à recevoir des formes, mais aussi à les concevoir, doit être lui aussi éminemment « plastique ».

On peut en inférer que l’esprit étend cette capacité plastique à sa propre « forme », à son essence, qu’il peut déformer, reformer, réformer, transformer, par le développement de l’épigenèse, ou par le travail de la conscience.

La pensée, par nature, peut se prendre elle-même pour objet de pensée. Cette « pensée de la pensée », que les Grecs appelaient « noesis noêseos« , cette plasticité noétique, est la traduction philosophique de ce qui fut à l’origine une propriété neurobiologique primordiale.

La pensée peut donc se comparer à un être vivant; elle représente une sorte d’être indépendant de celui qui la pense. Dans sa vie propre, elle se prend elle-même comme la matière de futures transformations. La pensée se prend et se déprend elle-même librement. Hegel utilise le mot Aufhebung, qui peut se traduire par « déprise, dessaisissement ». Aufheben conjoint les sens de Befreien (libérer) et Ablegen (se défaire de).

Ce mouvement de déprise est réflexif. Il peut s’appliquer à lui-même. Il y a toujours la possibilité d’une relève de la relève, d’un dessaisissement du dessaisissement. Mais qui est le sujet de cette relève au second degré ? Qui décide de se dessaisir de son acte de dessaisissement, et pour en faire quoi ?

Autrement dit, et pour pousser l’idée plus loin encore, qu’est-ce qui pourrait être engendré par l’esprit qui se libère, et qui s’ouvre à l’infini de sa liberté absolue ?

L’expérience absolue du néant, du rien absolu, est, peut-on conjecturer, l’occasion d’un moment de pure liberté. Elle ouvre la voie vers un lieu sans lien avec rien.

Ce sentiment de néant, ce moment où domine absolument le rien, est l’occasion d’une nouvelle « genèse », où s’initient de nouvelles chaînes causales. A partir de cet unique moment, sans comment ni pourquoi, apparaissent désormais sans fin, d’infinis instants de liberté absolue.

La kénose a été le prix à payer pour que soient désormais possibles d’infinies libertés.