Les Fungi et la Conscience


« Psilocybe cubensis ».

Dans la transe, qu’elle soit obtenue en « chevauchant » le tambour, ou stimulée par la consommation de plantes psychotropes, le chaman s’envole pour un voyage lointain – dans le monde des ancêtres disparus, ou vers des cieux si élevés, qu’y habitent les dieux, et l’Esprit même, ou ce qui en tient lieu. Il y a des extases difficiles, dangereuses, épuisantes. Aucune n’est aisée et plaisante. Il n’y en a jamais deux semblables, et elles engagent totalement l’être qui s’y soumet. Quelques-unes sont si extrêmes que l’on s’approche de la mort même. Il peut être donné à ceux qui sont allés jusqu’à ce seuil de la considérer seulement comme une nouvelle route, avec le risque d’aller alors bien au-delà. Le sentiment de la mort imminente peut aussi être compris comme le signal du retour nécessaire, de l’urgence pour la conscience de se déprendre de son élévation provisoire, et d’entamer sa lente et longue descente parmi les vivants.

L’extase est un voyage qui va bien au-delà de toute idée de voyage, elle va au-delà de la vie et de la mort, au-delà du soi et de la conscience. Ceux qui en reviennent ne peuvent jamais trouver les mots pour la dire. Sans doute ces mots n’existent-ils dans aucune langue humaine. Dans l’état d’extase, cela a été souvent décrit, la conscience semble s’extraire du corps et s’élever infiniment haut, franchissant les mondes, dépassant les cieux. Mais qui dirige ce vol de la conscience, qui sait la fin du voyage, ou son objet? La conscience, l’inconscient, quelque autre entité encore ? Ou la conjonction subjective de ces trois puissances ?

Sous l’influence d’une forte dose de psychotropes (plus la dose est forte, plus elle est dangereuse, et même potentiellement mortelle), après moult péripéties durant une « montée » de plusieurs heures, la conscience, arrivée à ce qu’il lui semble être le point extrême de l’extase, et dont elle saura plus tard, par d’autres récits comparables, qu’il est donné à peu de personnes de la vivre, – la conscience se trouve face à une révélation ‘ultime’, dont tout lui donne à croire qu’elle n’est pas dépassable. Elle fait face, si elle le peut, ou plutôt elle plonge, elle s’immerge entièrement dans ce qui pourrait être faiblement décrit comme une infinie boule d’amour et d’intelligence. En un regard, elle se voit ‘divinisée’, ou invitée à l’être, et la conscience s’enveloppe d’un brûlant brouillard, d’une nébuleuse infinie, qui l’illumine plus que des milliards de soleils assemblés en un point ne sauraient le faire. Mais ces pauvres métaphores verbales sont encore trop extérieures, trop phénoménales. Par leur maladroite surenchère, elles désignent surtout le vide de l’insaisissable saisissement.

Qu’est-ce qui est réellement révélé à ce moment, en fait? L’être de la Déité ? Cela même n’est point assuré, au fond. Peut-être n’est-ce que le voile de sa Présence ? Ce qui paraît de la Déité, pour aussi subjuguant que cela soit, n’est-il pas encore trop tissé d’impressions, trop nimbé d’images, certes ineffables, indicibles, mais, somme toute, passagères? L’infini n’est-il pas par essence infini ? Comment se pourrait-il conjoindre à une conscience éphémère, composée d’une succession d’instants finis ? Cela n’est pas explicable. Et à peine entrevue, la Déité s’absente. La vision se dissout.

Tout zénith désigne son nadir. La descente s’initie, nécessaire, irrévocable, et toutes les visions peu à peu se détissent, s’évanouissent, se résorbent, se diluent, dans une souvenance immensément émue mais confuse, et qui n’étreint plus que des limbes.

Après l’apex de l’extase, n’en revient-on pas toujours ? Ou plutôt, en revient-on jamais ? N’est-on pas dès lors transformé au plus profond de soi, pour toute la vie? Y a-t-il réellement une seule Vérité au bout du compte ? Ou celle-ci n’en annonce-t-elle pas d’autres, en puissance, infiniment ? Toute vérité, et même la plus absolue, n’est-elle qu’un artefact de l’esprit réfléchissant sur lui-même, par lui-même ? Toute vérité n’est-elle qu’une image de la réalité même, dont on ne peut jamais être assuré d’en avoir dévoilé l’essence finale ? N’en vient-on pas à douter de l’essence de cette réalité ‘ultime’, telle qu’elle apparaît, tant elle se donne aussi comme infiniment hors de portée de l’intelligence et de la conscience humaines ?

Ou encore, serait-il possible que cette Vérité, ou son voile, ne fasse qu’une sorte de signe, encourageant la conscience à entreprendre plus tard d’autres voyages, de futures recherches, de prochains approfondissements, selon d’autres angles, d’autres méthodes, plus conformes à son essence, et dont une unique extase, toute fondatrice qu’elle soit, fait seulement trembler le voile qui la vêt?

Dans l’expérience extatique, suivant les circonstances, les tempéraments, ou une grâce octroyée sans pourquoi ni raison, on peut connaître alternativement la félicité ou l’angoisse, l’émerveillement ou la terreur, la stupéfaction ou l’illumination, le bouleversement ou la plénitude. Rien dans l’extase n’est écrit ou déterminé. Chacun la vit à sa manière.

Dans le chamanisme, l’extase est l’essence même de l’expérience. Mais, point essentiel, il n’est pas du tout nécessaire d’être chaman pour faire cette expérience-là, ou d’autres, plus absolues encore.

De cela, l’on déduit que l’essence de l’extase n’est pas fondamentalement liée à la culture ou aux rites. Elle peut être offerte à tous, car elle est immanente à la nature la plus profonde de la réalité.

A travers elle, la voix des millénaires passés murmure, parle ou s’écrie, aujourd’hui encore, et continuera demain de faire résonner ses échos.

Les champignons chamaniques « parlent », dit-on. ‘Es habla‘, confirme le curandero mexicain.

Peut-être cette « parole », qui est aussi « vision », entretient-elle un lien mystérieux avec ce qu’ont représenté, dans d’autres cultures, d’autres langues, et en d’autres temps, le logos grec, le debar hébreu, ou la vāc védique ?

Dans la tradition védique, c’est le Soma même qui « parle ». Il parle comme un Dieu. D’ailleurs le Véda dit qu’il est un Dieu. Et sa voix (vāc) traverse les millénaires.

Des chercheurs, sans doute dominés par des instincts plus matérialistes et positivistes que spirituels ou spéculatifs, ont dépensé beaucoup de temps et d’énergie à tenter d’identifier de quoi était composé le Soma. Quelle plante était-elle broyée pour en exprimer le suc ? William Jones, en 1794, avait suggéré que le principe actif du Soma védique était la rue syrienne, ou Peganum harmala. Dans leur livre Haoma and Harmaline, David Flattery et Martin Schwartz confirment cette hypothèse.i

Mais d’autres plantes ont été identifiées comme de possibles candidates : l’Éphédra, le Cannabis sativa, une plante du genre Sarcostemma, une plante du genre Periploca, ou encore, l’Amanite tue-mouches, ou Amanita muscaria, un champignon encore utilisé dans le cadre de diverses cultures chamaniques, notamment en Sibérie.

On ne peut manquer de rapprocher l’usage putatif de ces plantes aux effets psychotropes dans les cérémonies védiques de l’emploi généralisé de plantes ou de champignons psychotropes dans la plupart des formes de chamanisme relevées par l’anthropologie contemporaine.

De nombreuses espèces de plantes sont encore utilisées par les chamans de par le monde. Parmi celles-ci, on peut citer le Datura, le Brugmansia, le Brunfelsia, la Coca (l’Erythroxylum coca), l’Anadenanthera peregrina, la Psychotria viridis (ou Chacruna en quechua), les graines de Sophora secundifolla ou de Macambo, la poudre de Virola, des tabacs comme la Nicotiana rustica, ou encore le champignon Stropharia cubensis (ou Psilocybe cubensis) qui pousse dans les excréments du bétail, ce qui lui vaut son appellation de ‘coprophile’. Malgré leur usage chamanique, il importe de noter que ces plantes ou ces fungi n’induisent pas nécessairement d’expérience extatique ou enthéogène, même si elles en ont la capacité.

Plus de deux cents espèces de champignons sont répertoriées comme hallucinogènes ou enthéogènes, dont les plus importantes sont les Psilocybes, l’Amanita muscaria (amanite tue-mouche) et le Claviceps purpurea (l’ergot de seigle, qui contient de l’acide lysergique dont est dérivé le LSD). 

Leurs principes actifs les plus courants sont deux dérivés indoliques, la psilocybine et la psilocine. Ils sont présents dans les espèces de trois genres de champignons, les psilocybes, les strophaires et les panéoles.

La psilocybine fait partie des tryptamines, lesquelles forment un groupe de substances potentiellement psychotropes, hallucinogènes, et même enthéogènes. Les tryptamines ont une structure chimique est de type indoleii. Certaines tryptamines sont produites naturellement par le corps humain, comme la diméthyltryptamine (DMT), synthétisée par la glande pinéale, et la sérotonine (5-hydroxytryptamine ou 5-HT), que l’on trouve principalement dans le système digestif. Elles agissent comme neurotransmetteurs dans le système nerveux central. Dans le cerveau, la DMT joue un rôle essentiel quant à la régulation des humeurs, et est à l’origine des sentiments de plénitude et de contentement.

L’hypothèse a été faite que la psilocybine, en tant que principe puissamment psychotrope, a pu être impliquée dans le développement archaïque de la conscience chez Homo sapiens

Si le destin de l’homme est étroitement associé à celui de sa conscience, il est fort vraisemblable que ce que nous pensons ou ce que nous ressentons puisse aussi « s’incarner », au sens propre, par exemple sous forme de tryptamines. Réciproquement, toute modulation dans la régulation de ces molécules peut avoir un impact sur la conscience et la pensée.

D’un point de vue mythologique ou religieux, ce phénomène pourrait assez bien correspondre à ce qu’on a appelé l’incarnation du Logos.

L’incarnation du Logos est un archétype idéal, qui permet entre autres à la conscience qui s’en pénètre de dépasser les dualités tranchées de la matière et de l’esprit, du signe et de la chose, de l’existence et de l’essence.


Bien longtemps avant que Humphrey Osmond ait inventé le terme « psychédélique » en 1957, et que R. Gordon Wasson et Carl A.P. Ruck ne lui aient préféré le terme « enthéogène »iii, des termes fort anciens comme celui d’ »extase », ou des périphrases comme « l’élévation » ou « l’expansion » de la conscience étaient employées par nombre de cultures.

Quels que soient les termes qui seront employés dans l’avenir, pour en rendre compte, on ne peut douter que l’humanité, si elle veut garder l’espoir d’un avenir durable, devra accéder collectivement à une forte « expansion » de la conscience, y compris dans ses dimensions enthéogènes.

Jusqu’à quel point sera-t-il possible à Homo sapiens d’augmenter, d’étendre, d’élargir et d’élever sa conscience ? À partir de quand cela deviendra-t-il nécessaire et même urgent ?

Difficile de répondre. Il faudrait pouvoir être pleinement conscient aujourd’hui de ce qu’impliquerait demain un déficit systémique et collectif de conscience, quant à la possibilité de survie face à des catastrophes majeures, dont l’humanité aurait la principale responsabilité.

Nul doute cependant que l’avenir de l’humanité dépendra de sa capacité à faire émerger une nouvelle intensité de conscience, tant au plan individuel et que collectif.

Les indoles aux propriétés psychotropes ont vraisemblablement déjà été des agents de changement et d’évolution, pendant les millions d’années qui ont précédé la civilisation moderne. Ils ont aussi contribué à faire évoluer le patrimoine génétique de l’espèce humaine.

Si l’on pouvait prouver que la conscience humaine a progressivement émergé de développements neurologiques du cerveau en partie catalysés par les indoles, alors l’idée que l’on se fait du cerveau, de ses relations d’intrication et d’imbrication avec la nature, et de ses capacités ultérieures d’évolution, serait bouleversée.

Mais cette confirmation d’une intuition latente n’épuiserait en rien le véritable problème, celui que constitue la nature même de la prochaine phase d’évolution de la conscience, sans laquelle l’humanité courra vraisemblablement à sa perte.

Nécessitera-t-elle de nouvelles sortes d’interactions biochimiques entre le système neuronal et l’univers environnant, à l’exemple de celles qui ont façonné le cerveau d’Homo sapiens, et de bien d’autres hominidés et homininés avant lui ?

Ou bien requerra-t-elle essentiellement un travail de la conscience sur elle-même, en vue de se dépasser, en quelque sorte par ses propres forces, sans nécessité d’une « augmentation » biochimique ? Ou exigera-t-elle quelque combinaison de ces facteurs, un exhaussement de conscience doublé d’une nouvelle symbiose biochimique ?


On continuera certainement d’apprendre beaucoup de choses avec une analyse toujours plus approfondie de la confluence des conditions qui furent nécessaires pour que des organismes vivants, inconscients ou « proto-conscients », aient progressé vers la conscience, ou plutôt vers une infinie variété de formes de conscience, pendant des centaines de millions d’années.

Mais cela ne suffira pas. Jeter un regard, si profond soit-il, vers les abysses du passé, ne préjugera pas de la nécessité de forger des modes de compréhension nouveaux, d’élaborer de nouvelles textures de la conscience.

Malgré des millions d’années d’évolution et de transformation, culminant avec l’apparition d’Homo sapiens, il y a environ cent mille ans, et après le processus ultérieur d’évolution, ultra-rapide cette fois, lors des derniers millénaires, processus qui a pris la forme de recherches et d’inventions culturelles, philosophiques, religieuses, scientifiques, artistiques, le mystère de la conscience demeure intégral, et le défi qu’elle pose, quant à la compréhension de son essence, radical.

Il y a vingt ou trente mille ans, le rôle des tryptamines a pu se révéler déterminant pour catalyser chez Homo sapiens l’apparition d’une conscience plus aiguë de la nature des divers mondes, le monde de la réalité ici-bas, et celui d’une réalité autre, symbolique, invisible, immanente, mais bien présente, et qui reste aujourd’hui vivante dans d’innombrables cultures, philosophies, spiritualités.

La DMT, on l’a vu, fait partie intrinsèque du métabolisme neuronal, mais il est aussi le plus puissant des psychotropes produits par la nature, par des espèces végétales ou fongiques. L’extraordinaire facilité avec laquelle la DMT supprime les limites de la conscience et la transporte dans des dimensions impossibles à concevoir a priori, et qui lui paraissent ensuite indicibles a posteriori, est l’un des phénomènes les plus extraordinaires que la vie réserve à la conscience humaine.

C’est une sorte de « miracle » dont la conscience qui cherche doit prendre conscience. Et ce miracle est suivi d’un autre, de signe contraire, en quelque sorte. Il s’agit de la facilité avec laquelle les systèmes de régulation enzymatique du cerveau humain reconnaissent les molécules surnuméraires de la DMT au niveau des fentes synaptiques. Après seulement quelques centaines de secondes, ces enzymes peuvent les désactiver et les réduire en sous-produits du métabolisme ordinaire.

Le fait que la DMT soit à la fois la plus puissante de tous les indoles psychotropes, et qu’elle puisse être aussi aisément neutralisée, est une indication fort probable d’une très longue association symbiotique entre Homo sapiens et les indoles, symbiose qui a sans doute commencé ses effets dès les premiers hominidés et homininés.


Seule parmi les écoles de pensée dominantes du vingtième siècle, la psychologie jungienne a cherché à se confronter à certains des phénomènes spirituels qui entretiennent le plus de rapports avec ceux du chamanisme, dont l’archétype de l’extase. C.G. Jung a insisté sur le fait que les allégories et les emblèmes alchimiques étaient des produits de l’inconscient et pouvaient être analysés de la même manière que les rêves. Du point de vue de Jung, le fait de trouver les mêmes motifs dans les spéculations fantastiques des alchimistes et dans les rêves de ses patients constituait une confirmation de sa théorie de l’inconscient collectif et de l’existence d’archétypes universels.

Jung les voyait comme des éléments autonomes de la psyché, échappant au contrôle de l’ego.

Par un curieux effet de « synchronicité », terme que Jung forgea d’ailleurs avec Wolfgang Pauli, le début du 20e siècle fut aussi celui de la révolution de la physique quantique.

Dans cette nouvelle physique, l’observateur, dans son rôle subjectif, est inextricablement lié aux phénomènes observés. Sur le fond, cette idée rejoint les très anciennes découvertes chamaniques, lesquelles reposaient, en dernière analyse, sur la synergie exceptionnelle entre des molécules de tryptamine, largement disponibles dans la nature, et les pensées les plus hautes, les plus sublimes, qu’aient jamais pu atteindre des consciences humaines.

Grâce aux psychotropes, et pendant d’innombrables générations, Homo sapiens a découvert en lui-même que l’Esprit n’était pas une idée, mais qu’il était une réalité vivante, une réalité ontologique suprême, résidant intimement dans l’esprit humain, et le surpassant aussi infiniment.

Ce mystère-là, tel qu’il se laisse entrevoir au cœur de l’expérience induite par les tryptamines psychotropes et enthéogènes, n’est pas un mystère que les neurosciences pourront seules élucider.

L’avenir de l’Homme est dans l’esprit, et plus encore dans la conscience. Le seul espoir de survie de notre planète épuisée devra être trouvé en esprit par des esprits, en conscience par des consciences.

Une révolution, plus radicale que toutes celles déjà advenues, devra advenir, — dans nos consciences.

Chamans, mages, prophètes, sibylles, visionnaires, ont exploré les avant-postes du Mystère pendant des millénaires. Mais l’Histoire ne fait que commencer. Presque tout reste à découvrir.
Il faut admettre notre ignorance abyssale concernant la nature de l’esprit et l’essence de la conscience, ainsi que leurs liens avec la manière dont le monde, le Cosmos, déploie son existence, et révèle son essence.

Avons-nous en nous-mêmes la capacité de changer notre propre esprit, de modifier notre conscience ? Pendant des dizaines de milliers d’années, les esprits, les intelligences et les consciences humaines ont pu évoluer, se transformer et se transcender, avec et non pas contre la nature, — cette nature qui, en des formes de vie apparemment élémentaires, des moisissures, des champignons, cachaient quelques-uns de ses secrets les plus grandioses.

Cette antique leçon ne doit jamais être oubliée. C’est celle de la symbiose des règnes fongique, végétal et animal, et à travers elles, la symbiose de l’Homme avec toutes les formes de vie.

Cette leçon assimilée, il restera à imaginer et à cultiver les nouvelles formes de symbiose qui attendent encore la conscience humaine, et par lesquelles elle sera amenée à se dépasser, ou s’outrepasser toujours plus.

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iDans ce livre, Flatterie et Schwartz concluent que le Peganum harmala, au moins à la fin de l’époque védique, fournissait le principe actif du haoma/soma. Le Peganum harmala contient de l’harmaline, une bêta-carboline différente dans son activité pharmacologique de l’harmine qui se trouve dans l’ayahuasca (décoction composée de Banisteriopsis caapi et de Psychotria viridis). L’harmaline est plus psychoactive et moins toxique que l’harmine. Le Peganum harmala peut donner lieu à des expériences extatiques, s’il est consommé à dose suffisante. Martin Schwartz rapporte aussi l’hypothèse de Harold Bailey selon laquelle l’étymologie des mots soma et haoma (l’équivalent du soma dans la tradition avestique en Iran) ne se fonde pas, comme on le prétend habituellement, sur la racine indo-iranienne *sau-, « presser, écraser, moudre dans un mortier », à laquelle est ajouté le suffixe –ma. Il estime que le mot soma, qu’il orthographie sauma signifie en fait « champignon ». Cf. David Flattery et Martin Schwartz. Haoma and Harmaline. Part II. §186. University of California Press. Near Eastern Studies Vol. 21, 1989, p.117

iiL’indole est un composé organique doté de deux cycles aromatiques accolés, un cycle benzénique et un cycle pyrrole.

iiiR. Gordon Wasson, Albert Hofmann, Carl A.P. Ruck , The Road to Eleusis: Unveiling the Secret of the Mysteries,1978.

The Divine, – Long Before Abraham


More than two millennia B.C., in the middle of the Bronze Age, so-called « Indo-Aryan » peoples were settled in Bactria, between present-day Uzbekistan and Afghanistan. They left traces of a civilisation known as the Oxus civilisation (-2200, -1700). Then they migrated southwards, branching off to the left, towards the Indus plains, or to the right, towards the high plateau of Iran.

These migrant peoples, who had long shared a common culture, then began to differentiate themselves, linguistically and religiously, without losing their fundamental intuitions. This is evidenced by the analogies and differences between their respective languages, Sanskrit and Zend, and their religions, the religion of the Vedas and that of Zend-Avesta.

In the Vedic cult, the sacrifice of the Soma, composed of clarified butter, fermented juice and decoctions of hallucinogenic plants, plays an essential role. The Vedic Soma has its close equivalent in Haoma, in Zend-Avesta. The two words are in fact the same, if we take into account that the Zend language of the ancient Persians puts an aspirated h where the Sanskrit puts an s.

Soma and Haoma have a deep meaning. These liquids are transformed by fire during the sacrifice, and then rise towards the sky. Water, milk, clarified butter are symbols of the cosmic cycles. At the same time, the juice of hallucinogenic plants and their emanations contribute to ecstasy, trance and divination, revealing an intimate link between the chemistry of nature, the powers of the brain and the insight into divine realities.

The divine names are very close, in the Avesta and the Veda. For example, the solar God is called Mitra in Sanskrit and Mithra in Avesta. The symbolism linked to Mitra/Mithra is not limited to identification with the sun. It is the whole cosmic cycle that is targeted.

An Avestic prayer says: « In Mithra, in the rich pastures, I want to sacrifice through Haoma.”i

Mithra, the divine « Sun », reigns over the « pastures » that designate all the expanses of Heaven, and the entire Cosmos. In the celestial « pastures », the clouds are the « cows of the Sun ». They provide the milk of Heaven, the water that makes plants grow and that waters all life on earth. Water, milk and Soma, all liquid, have their common origin in the solar, celestial cows.

The Soma and Haoma cults are inspired by this cycle. The components of the sacred liquid (water, clarified butter, vegetable juices) are carefully mixed in a sacred vase, the samoudra. But the contents of the vase only take on their full meaning through the divine word, the sacred hymn.

« Mortar, vase, Haoma, as well as the words coming out of Ahura-Mazda‘s mouth, these are my best weapons.”ii

Soma and Haoma are destined for the Altar Fire. Fire gives a life of its own to everything it burns. It reveals the nature of things, illuminates them from within by its light, its incandescence.

« Listen to the soul of the earth; contemplate the rays of Fire with devotion.”iii

Fire originally comes from the earth, and its role is to make the link with Heaven, as says the Yaçna.iv

« The earth has won the victory, because it has lit the flame that repels evil.”v

Nothing naturalistic in these images. These ancient religions were not idolatrous, as they were made to believe, with a myopia mixed with profound ignorance. They were penetrated by a cosmic spirituality.

« In the midst of those who honor your flame, I will stand in the way of Truth « vi said the officiant during the sacrifice.

The Fire is stirred by the Wind (which is called Vāyou in Avestic as in Sanskrit). Vāyou is not a simple breath, a breeze, it is the Holy Spirit, the treasure of wisdom.

 » Vāyou raises up pure light and directs it against the dark ones.”vii

Water, Fire, Wind are means of mediation, means to link up with the one God, the « Living » God that the Avesta calls Ahura Mazda.

« In the pure light of Heaven, Ahura Mazda exists. »viii

The name of Ahura (the « Living »), calls the supreme Lord. This name is identical to the Sanskrit Asura (we have already seen the equivalence h/s). The root of Asura is asu, “life”.

The Avestic word mazda means « wise ».

« It is you, Ahura Mazda (« the Living Wise One »), whom I have recognized as the primordial principle, the father of the Good Spirit, the source of truth, the author of existence, living eternally in your works.”ix

Clearly, the « Living » is infinitely above all its creatures.

« All luminous bodies, the stars and the Sun, messenger of the day, move in your honor, O Wise One, living and true. »x

I call attention to the alliance of the three words, « wise », « living » and « true », to define the supreme God.

The Vedic priest as well as the Avestic priest addressed God in this way more than four thousand years ago: « To you, O Living and True One, we consecrate this living flame, pure and powerful, the support of the world.”xi

I like to think that the use of these three attributes (« Wise », « Living » and « True »), already defining the essence of the supreme God more than four thousand years ago, is the oldest proven trace of an original theology of monotheism.

It is important to stress that this theology of Life, Wisdom and Truth of a supreme God, unique in His supremacy, precedes the tradition of Abrahamic monotheism by more than a thousand years.

Four millennia later, at the beginning of the 21st century, the world landscape of religions offers us at least three monotheisms, particularly assertorical: Judaism, Christianity, Islam…

« Monotheisms! Monotheisms! », – I would wish wish to apostrophe them, – « A little modesty! Consider with attention and respect the depth of the times that preceded the late emergence of your own dogmas!”

The hidden roots and ancient visions of primeval and deep humanity still show to whoever will see them, our essential, unfailing unity and our unique origin…

iKhorda. Prayer to Mithra.

iiVend. Farg. 19 quoted in Émile Burnouf. Le Vase sacré. 1896

iiiYaçna 30.2

ivYaçna 30.2

vYaçna 32.14

viYaçna 43.9

viiYaçna 53.6

viiiVisp 31.8

ixYaçna 31.8

xYaçna 50.30

xiYaçna 34.4

Moses and Zoroaster. Or: A Descent to the Underworld and into the Virginal Womb


The angels « trembled » when Moses ascended into heaven, writes Baruch Ben Neriah in his Book of Apocalypse. « Those who are near the throne of the Most High trembled when He took Moses near him. He taught him the letters of the Law, showed him the measures of fire, the depths of the abyss and the weight of the winds, the number of raindrops, the end of anger, the multitude of great sufferings and the truth of judgment, the root of wisdom, the treasures of intelligence, the fountain of knowledge, the height of the air, the greatness of Paradise, the consumption of time, the beginning of the day of judgment, the number of offerings, the lands that have not yet come, and the mouth of Gehenna, the place of vengeance, the region of faith and the land of hope. »

The Jewish Encyclopaedia (1906) states that Baruch Ben Neriah was a Jew who mastered Haggadah, Greek mythology and Eastern wisdom. The Apocalypse of Baruch also shows influences from India. This is evidenced by the reference to the Phoenix bird, companion of the sun, an image similar to the role of the Garuda bird, companion of the god Vishnu.

In chapters 11 to 16, the Archangel Michael has a role as mediator between God and men, similar to that of Jesus.

Baruch was undoubtedly exposed to the Gnostic and « oriental » teachings.

In the first centuries of our era, times were indeed favourable for research and the fusion of ideas and contributions from diverse cultures and countries.

Judaism did not escape these influences from elsewhere.

The elements of Moses’ life, which are recorded in the Apocalypse of Baruch, are attested to by other Jewish authors, Philo and Josephus, and before them by the Alexandrian Jew Artanapas.

These elements do not correspond to the biblical model.

They are inspired by the Life of Pythagoras, as reported by the Alexandrian tradition. There is a description of the descent of Moses to the Underworld, which is based on the descent of Pythagoras to Hades. Isidore Lévy makes the following diagnosis in this regard: « These borrowings from the Judaism of Egypt to the successive Romans of Pythagoras do not constitute a superficial fact of transmission of wonderful tales, but reveal a profound influence of the religious system of the Pythagoricians: Alexandrian Judaism, Pharisaism (whose first manifestation does not appear before Herod’s entry on the scene) and Essenism, offer, compared to biblical mosaicism, new characters, signs of the conquest of the Jewish world by the conceptions whose legend of Pythagoras was the narrative expression and the vehicle.»i

The multi-cultural fusion of these kinds of themes is manifested by the strong similarities and analogies between the legends of Pythagoras and Zoroaster, and the legends attached by Jewish literature to Moses, to the « journeys in the Other World » and to the « infernal visions » that were brought back.

These legends and stories are obviously borrowed in all their details from the « pythagorean katabase » whose adventures Luciano and Virgil described.

Isidore Lévy reviewed it. Moses is led through Eden and Hell. Isaiah is instructed by the Spirit of God on the five regions of Gehenna. Elijah is led by the Angel. The Anonymous of the Darké Teschuba is led by Elijah. Joshua son of Levi is accompanied by the Angels or by Elijah, which reproduces the theme of the Visitor of the Katabase of Pythagoras.

These cross-cultural similarities extend to divine visions and the deep nature of the soul.

In the language of Zend Avesta, which corresponds to the sacred text of the ancient religion of ancient Iran, the « Divine Glory », the very one that Moses saw from behind, is called Hravenô.

James Darmesteter, a specialist in Zend Avesta, reports in detail how the Zoroastrians described the coming of their prophet. This story is not without evoking other virgin births, reported for example in the Christian tradition:

« A ray of Divine Glory, destined through Zoroaster to enlighten the world, descends from near Ormuzd, into the bosom of the young Dughdo, who later married Pourushaspo. Zoroaster’s genius (Frohar) is trapped in a Haoma plant that the Amshaspand carry up a tree that rises on the banks of the Daitya River on Ismuwidjar Mountain. The Haoma picked by Pourushaspo is mixed by himself and Dughdo with milk of miraculous origin, and the liquid is absorbed by Pourushaspo. From the union of the depositary of Divine Glory with the holder of the Frohar, who descended into Haoma, the Prophet was born. The Frohar contained in the Haoma absorbed by Pourushaspo corresponds to the soul entered into the schoenante assimilated by Khamoïs (=Mnésarque, father of Pythagoras), and the Hravenô corresponds to the mysterious Apollonian element »ii.

The spiritual being of Zoroaster has two distinct elements, the Hravenô, which is the most sublime, and even properly divine, part, and the Frohar, an immanent principle contained in the Haoma.

It can be inferred that Hravenô and Frohar correspond respectively to the Greek concepts of Noos and Psychè. « Intelligence » and « Soul ». The Hebrew equivalents would be Nephesh and Ruah.

What do these comparisons show?

It shows the persistence of a continuous intuition, spanning several thousands years and covering a geographical area from the Indus basin to the Nile valley. This intuition seems common to the religions of India, Iran, Israel and Egypt.

What common intuition? That of the « descent » to Earth of a being, « sent » by a God, – differently named according to different languages and different cultures.

i Isidore Lévy. La légende de Pythagore de Grèce en Palestine, 1927

iiJames Darmesteter, Le Zend Avesta, 1892-1893

The Transhumance of Humankind


At the last song of Purgatory, Beatrice said to Dante: « Do not speak like a man who dreams anymore ».i If Dante complies with this injunction, the rest of the Divine Comedy can be interpreted as a reference document, as far from the dream as from fiction.

In the immediately following song, which happens to be the first song of Paradise, Dante makes this revelation:

« In the heavens that take most of the light I was, and I saw things that neither knows nor can say again who comes down from above; for when approaching its desire our intellect goes so deep that the memory can no longer follow it there ».ii

Dante didn’t dream, one might think. He really saw what he said he saw « in the heavens », he didn’t make up his visions at all, and he was able to tell us about them after coming down « from up there ».

His memory has kept the memory of light, depth and desire, even if the memory is always behind the spirit that goes, and if it cannot follow it in all conscience, in exceptional, unheard of, unspeakable moments.

Without preparation, the spirit suddenly rises into heavens, sees the light, desires it, sinks into the depths, goes into the abyss.

On the way back, stunned, blinded, without memory, the intelligence begins to doubt what it has seen. Was it only a dream?

In the same song, Dante elliptically explains the true nature of his experience:

« In his contemplation I made myself like Glaucus when he tasted the grass that did it in the sea, the parent of the gods. To go beyond the human cannot be meant by words; that example is enough for those to whom grace reserves experience »iii.

To say « going beyond the human », Dante uses the word trasumanar.

Glaucus’ herb, what was it? Hashish? One of those herbs that are used in shamanic concoctions? Sôma? Haoma?

« Going beyond » implies a disruption. « Overcoming the human being » means leaving humankind behind, leaving it in its supposed state of relative helplessness.

Translated more literally, and playing on the common origin of homo and humus, the word trasumanar could be translated as a sort of ontological, metaphysical « transhumance« .

Like a transhumance out of human nature, an exodus out of inner Egypt, forged by millennia.

This is also the recent dream of « transhumanism ». The accession to a supernatural, a trans-natural, trans-human other state of nature.

The body or soul reaches an extreme point, and with a single pulse they are driven out of themselves, to reach an « Other » state.

Which « Other » state? There are many answers, according to various traditions.

Teilhard de Chardin described this leap towards the Other as a noogenesis.

Akhenaten, Moses, Zoroaster, Hermes, Jesus, Cicero, Nero, Plato, had a brain similar to ours. What did they see that we don’t?

Materialists and skeptics do not believe in visions. Nothing has really changed for thousands of years. But materialism, skepticism, « realism », lack explanatory power, and do not take into account the deep past nor the infinite futures.

Life has evolved since the oyster, the mussel and the sea urchin, and it continues to rise. Where is it going?

The question becomes: when will the next mutation occur? In a few million years? In a few centuries? What will be its form: biological, genetic, psychological? Or all this together? A tiny but decisive genetic mutation, accompanied by a biological transformation and a mental rise, a psychological surge?

The planetary compression is already turning to incandescence. The anthropocene crisis has only just begun. Environmental, societal, political, the crisis is brewing. It remains to mobilize the deep layers of the collective unconscious. There are many warning signs, such as the death drive claimed as such.

The growing forms of an immanent neo-fascism that can already be diagnosed in our times represent a warning.

They indicate the birth of the death drive, the need to bypass the humankind, to leave it behind, perplexed by fears, blinded by false ideas.

Glaucus’s grass, Dante’s trasumanar, will take on other forms from the 21st century onwards. Which ones?

Poetry, the one that reveals, always gives lively leads.

« As the fire that escapes from the cloud, expanding so hard that it no longer holds within itself, and falls to the ground against its nature, so my spirit in this banquet, becoming greater, came out of itself and no longer knows how to remember what it did. »iv

Lightning falls to the ground, and Dante’s spirit rises to heaven. Dante no longer remembers what he does there, but Beatrice guides him in his self-forgetfulness. « Open your eyes, » she said, « look how I am: you have seen things that have given you the power to bear my laughter. »

Dante adds: « I was like a person who feels like a forgotten vision and who strives in vain to remember it. »

I would like to highlight here a crucial relationship between vision, laughter and forgetting. Beatrice’s laughter is difficult to bear. Why? Because this laughter sums up everything Dante has forgotten, and evokes everything he should have seen. This happy laugh of the beloved woman is all she has left. This laughter is also what is necessary to find the thread. Not all the poetry in the world would reach « a thousandth of the truth » of what that « holy laugh » was, Dante adds.

Dense, Dantean laughter. Opaque, obscure. This laughter reopens the eyes and memory.

There are other examples of the power of laughter in history. Homer speaks of the « unquenchable laughter of the gods »v. Nietzsche glosses over Zarathustra’s laughter. There are probably analogies between all these laughter. They burst like lightning without cause.

Dante says, in his own way: « Thus I saw superabundant light, dazzled from above by fiery rays, without seeing the source of the lightning. »

He sees the lightning bolt, but not its source. He sees the laughter, but he has forgotten the reason. He sees the effects, but not the cause.

There is a lesson in this thread: see, forget, laugh. The transhuman must go through this path, and continue beyond it. Laughter is the doorway between memory and the future.

Since his Middle Ages, Dante has warned modernity: « We now preach with jokes and jests, and as long as we laugh well, the hood swells and asks for nothing ».vi

The hood was that of the preachers of the time, the Capuchins.

Nowadays hoods have other forms, and preachers have other ideas. But the jokes and jests continue to fly. And we laugh a lot these days, don’t we?

The transhuman hides away, probably far beyond all these laughter.

i Dante, Purgatory, XXXIII

ii Dante, Paradise, I

iiiIbid.

iv Dante, Paradise, XXIII

v Iliad I, 599, et Odyssey VIII, 326

vi Dante, Paradise, XXIX

La connaissance par les gouffres — plusieurs millénaires avant Abraham


Les régions d’Asie centrale connues sous le nom de Bactriane et de Margiane (Turkménistan, Ouzbékistan et Afghanistan actuels), et plus précisément le delta du Murghab et le bassin de l’Amou-Daria (entre mer Caspienne et mer d’Aral) forment un site fort vaste appelé BMAC (Bactria-Margiana Archeological Complex). Les archéologues soviétiques y ont trouvé, entre les années 1950 et la fin des années 1960, les traces d’une riche civilisation, datant du 3ème millénaire avant J.-C..

Cette civilisation a été aussi baptisée « civilisation de l’Oxus » par des archéologues français (H.P. Francfort). L’Oxus est l’ancien nom du fleuve Amou (l’Amou-Daria), appelé Ὦξος (Oxos) par les Grecs, dérivé de son nom originel en sanskrit: वक्षु (Vakṣu), issu de la racine verbale vak, « grandir, être fort, s’affermir ».

Les éternels migrants qui s’établirent en Bactriane du 3ème millénaire jusqu’au début du 2ème millénaire (2200 -1700) venaient des steppes de Russie et d‘Europe du Nord. Ils s’appelaient les « Aryas« , du mot sanskrit आर्य (arya), « noble, généreux », nom dont les Indo-Iraniens se désignaient eux-mêmes. Puis les Aryas quittèrent la Bactriane et l’Oxus, et firent scission pour s’établir respectivement dans le bassin de l’Indus et sur les hauts plateaux de l’Iran (Balouchistan).

Nombre de traits culturels de la civilisation de l’Oxus se retrouvent dans les civilisations de l’Élam, de la Mésopotamie, de l’Indus et de l’Iran ancien. Sur le plan linguistique, l’avestique (le zend) et le sanskrit sont proches. Les noms des dieux de l’Avesta et du Véda sont aussi très proches. Par exemple, le Dieu « solaire«  se dit Mitra en sanskrit et Mithra en avestique.

L‘archéologue gréco-russe Viktor Sarianidi a étudié les sites de Togolok et de Gonur Tepe, et il y a dégagé les restes de temples ou d’aires sacrées, et des enceintes fortifiées. Il y a découvert des « foyers » d’une architecture élaborée, avec d‘importantes quantités de cendres. Il affirme également y avoir trouvé des restes de plantes hallucinogènes (Cannabis et Ephedra). V. Sarianidi interprète ces éléments comme les indices d’un culte religieux pré-avestique ou para-zoroastrien, avec consommation de Haoma.

Il est tentant de trouver là matière à élaborer des comparaisons avec les rites religieux, védiques ou avestiques, que des Indo-Iraniens pratiquaient à la même époque, mais plus au sud, dans le bassin de l’Indus ou sur les hauts-plateaux du Balouchistan.

Il n’existe aucune trace écrite de la civilisation de l’Oxus. En revanche, les textes du g Véda ou de l’Avesta, qui sont la plus ancienne version écrite de traditions orales transmises auparavant pendant des siècles voire des millénaires, décrivent de façon détaillée les cérémonies védiques et avestiques, dans lesquelles le sacrifice du Sôma (pour la religion védique) et de l’Haoma (pour l’avestique) joue un rôle essentiel.

De ces textes se dégage une impression assez différente de celle qui ressort des traces trouvées à Togolok ou à Gonur Tepe, quant à la mise en scène de la célébration du divin. Le g Véda exprime par ses hymnes sacrés la réalité d’un culte plus proche de la nature et il exalte la contemplation des forces du cosmos comme possibles métaphores du divin. Il ne semble avoir aucun besoin de complexes architecturaux élaborés, tels ceux laissés par la « civilisation de l’Oxus ».

En revanche, ce qui semble lier ces divers cultes, que l’on peut qualifier d’ « Indo-Iraniens », c’est l’usage religieux d‘un jus fermenté et hallucinogène, qui a reçu les noms de Sôma dans l’aire védique et de Haoma, dans l’aire avestique. Les mots Sôma et Haoma sont en fait identiques, du point de vue linguistique, car l‘avestique met un h aspiré là où le sanskrit met un s.

Le Sôma et le Haoma sont le cœur, et l’âme même, des sacrifices védique et avestique. Physiquement, ce sont des composés d’eau, de beurre clarifié, de jus fermenté et de décoctions de plantes hallucinogènes. La signification symbolique du Sôma et de l’Haoma est profonde. Ces liquides ont vocation à être transformés par le feu lors du sacrifice, afin de s’élever vers le ciel et monter vers le divin. L’eau, le lait, le beurre clarifié sont à la fois le produit effectif et la traduction symbolique des cycles cosmiques. Le suc des plantes hallucinogènes contribue à la divination, liant intimement la chimie de la nature et celle du cerveau. Tout le cycle cosmique est ainsi compris et intégré.

Une prière avestique dit : « A Mithra, aux riches pâturages, je veux sacrifier par le Haoma. »i

Mithra, divin « Soleil », règne sur les « pâturages » que sont les étendues du Ciel. Dans les « pâturages » célestes, les nuages sont les « vaches du Soleil ». Ils fournissent le lait du Ciel, l’eau qui fait croître les plantes et qui abreuve toute vie sur terre. L’eau, le lait, le Sôma, liquides, tirent leur origine commune des vaches solaires, célestes.

Les cultes du Sôma et de l’Haoma s’inspirent de ce cycle. Les composantes du liquide sacré (eau, beurre clarifié, sucs végétaux) sont soigneusement mélangées dans un vase sacré, le samoudra. Mais le contenu du vase ne prend tout son sens que par la parole divine, l’hymne sacré.

« Mortier, vase, Haoma, ainsi que les paroles sorties de la bouche d’Ahura-Mazda, voilà mes meilleures armes. »ii

Sôma et Haoma sont destinés au Feu de l’autel. Le Feu donne une vie propre à tout ce qu’il brûle. Il révèle la nature des choses, les éclaire de l’intérieur par sa lumière, son incandescence.

« Écoutez l’âme de la terre ; contemplez les rayons du Feu, avec dévotion. »iii

Le Feu vient originairement de la terre, et son rôle est de faire le lien avec le Ciel.

« La terre a remporté la victoire, parce qu’elle a allumé la flamme qui repousse le mal. »iv

Il n’y a rien de naturaliste dans ces images. Ces religions anciennes n’étaient pas naïvement « idolâtres », comme les adeptes de leurs tardives remplaçantes « monothéistes » ont voulu le faire croire. D’essence mystique, elles étaient pénétrées d’une spiritualité cosmique, et profondément imprégnées d’un sens universel du Divin, associé à des notions abstraites comme celle de « Vérité », d’ « Esprit », de « Sagesse », de « Vivant », concepts étrangement semblables à ceux qui seront utilisés en relation avec le Divin, un ou deux millénaires plus tard, par des monothéismes comme le judaïsme ou le christianisme.

« Au milieu de ceux qui honorent ta flamme, je me tiendrai dans la voie de la Vérité. »v dit l’officiant lors du sacrifice.

Le Feu est attisé par le Vent (qui se dit Vâyou en avestique comme en sanskrit). Vâyou n’est pas un simple souffle, une brise, c’est l’Esprit saint, le trésor de la sagesse.

« Vâyou élève la lumière pure, et la dirige contre les fauteurs des ténèbres. »vi

Eau, Feu, Vent ne sont pas des « idoles », ce sont des médiations, des moyens d’aller vers le Dieu unique, le Dieu « Vivant » que l’Avesta appelle Ahura Mazda.

« Dans la lumière pure du Ciel, existe Ahura Mazdavii

Le nom d’Ahura (le « Vivant », qui dénomme le Seigneur suprême) est identique au sanskrit Asura (on a déjà vu l’équivalence h/s). Asura a pour racine asu, la vie.

L’avestique mazda signifie « sage ».

« C’est toi, Ahura Mazda (« le Vivant Sage »), que j’ai reconnu pour principe primordial, pour père de l’Esprit bon, source de la vérité, auteur de l’existence, vivant éternellement dans tes œuvres. »viii

Clairement, le « Vivant » est infiniment au-dessus de toutes ses créatures.

« Tous les corps lumineux, les étoiles et le Soleil, messager du jour, se meuvent en ton honneur, ô Sage vivant et vrai. »ix

Il faut souligner ici l’alliance des trois mots, « sage », « vivant » et « vrai », pour définir le Dieu suprême.

Le prêtre védique ou avestique s’adressait ainsi à Dieu, il y a plus de quatre mille ans : « A toi, ô Vivant et Véridique, nous consacrons cette vive flamme, pure et puissante, soutien du monde. »x

Il n’est pas interdit de penser que l’usage de ces attributs (« sage », « vivant » et « vrai ») définissant l’essence du Dieu suprême est la plus ancienne trace avérée d’une théologie des origines, qu’on peut à bon droit, me semble-t-il qualifier de « monothéisme primordial », bien avant l’heure des monothéismes « officiels ».

Il importe de rappeler, spécialement à notre époque d’ignorance et d’intolérance, que les théologies védique et avestique de la Vie, de la Sagesse, de la Vérité, précèdent d’au moins un millénaire la tradition du monothéisme abrahamique, laquelle remonte tout au plus à 1200 ans av. J.-C. .

Le sens religieux de l’humanité est bien plus ancien, bien plus originaire que ce que les plus anciennes traditions monothéistes ont voulu nous faire croire, en s’appropriant l’essentiel de l’élection et de la parole divines, et en oubliant leurs anciennes racines.

Il me paraît extrêmement important de considérer l’aventure « religieuse » de l’humanité dans son entièreté, et cela en remontant autant qu’il est possible aux yeux de l’esprit de le faire, jusqu’à l’aube de sa naissance. Il est important de comprendre cette aventure qui se prolonge depuis des centaines de milliers d’années, comme la recherche et l’approfondissement d’une puissante intuition du divin, — sans doute renforcée grâce à l’usage réglé de ce que le poète Henri Michaux appelait, dans un autre contexte, la « connaissance par les gouffres ».

iKhorda. Louanges de Mithra.

iiVend. Farg. 19 cité in Émile Burnouf. Le Vase sacré. 1896

iiiYaçna 30.2

ivYaçna 32.14

vYaçna 43.9

viYaçna 53.6

viiVisp 31.8

viiiYaçna 31.8

ixYaçna 50.30

xYaçna 34.4

Du divin, – avant Abraham


Plus de deux millénaires avant J.-C., en plein Âge du Bronze, des peuples dits « Indo-Aryens » étaient installés en Bactriane, entre l’Ouzbékistan et l’Afghanistan actuels. Ils y ont laissé des traces d’une civilisation dite de l’Oxus (-2200, -1700). Puis ils ont migré vers le Sud, bifurquant à gauche, vers les plaines de l’Indus, ou bien à droite, vers les hauts plateaux de l’Iran.

Ces peuples migrants, qui partageaient depuis bien longtemps une culture commune, commencèrent alors à se différencier, sur le plan linguistique et religieux, sans perdre pour autant leurs intuitions fondamentales. En témoignent les analogies et les différences de leurs langues respectives, le sanskrit et le zend, et de leurs religions, la religion des Védas et celle du Zend-Avesta.

Dans le culte védique, le sacrifice du Sôma, composé de beurre clarifié, de jus fermenté et de décoctions de plantes hallucinogènes, joue un rôle essentiel. Le Sôma védique a pour proche équivalent le Haoma, dans le Zend-Avesta. Les deux mots sont en fait les mêmes, si l’on tient compte que le zend des anciens Perses met un h aspiré là où le sanskrit met un s.

Sôma et Haoma possèdent une signification profonde. Ces liquides sont transformés par le feu lors du sacrifice, et s’élèvent alors vers le ciel. L’eau, le lait, le beurre clarifié sont des symboles des cycles cosmiques. Dans le même temps, le suc des plantes hallucinogènes et leurs émanations contribuent à l’extase, à la transe et à la divination, révélant un lien intime entre la chimie de la nature, les puissances du cerveau et l’aperception des réalités divines.

Les noms divins sont très proches, dans l’Avesta et les Védas. Par exemple, le Dieu solaire se dit Mitra en sanskrit et Mithra en avestique. Le symbolisme lié à Mitra/Mithra ne se limite pas à l’identification au soleil. C’est tout le cycle cosmique qui est visé.

Une prière avestique dit : « A Mithra, aux riches pâturages, je veux sacrifier par le Haoma. »i

Mithra, divin « Soleil », règne sur des « pâturages » qui désignent toutes les étendues du Ciel, et le Cosmos entier. Dans les « pâturages » célestes, les nuages sont les « vaches du Soleil ». Ils fournissent le lait du Ciel, l’eau qui fait croître les plantes et qui abreuve toute vie sur terre. L’eau, le lait, le Sôma, liquides, tirent leur origine commune des vaches solaires, célestes.

Les cultes du Sôma et de l’Haoma s’inspirent de ce cycle. Les composantes du liquide sacré (eau, beurre clarifié, sucs végétaux) sont soigneusement mélangées dans un vase sacré, le samoudra. Mais le contenu du vase ne prend tout son sens que par la parole divine, l’hymne sacré.

« Mortier, vase, Haoma, ainsi que les paroles sorties de la bouche d’Ahura-Mazda, voilà mes meilleures armes. »ii

Sôma et Haoma sont destinés au Feu de l’autel. Le Feu donne une vie propre à tout ce qu’il brûle. Il révèle la nature des choses, les éclaire de l’intérieur par sa lumière, son incandescence.

« Écoutez l’âme de la terre ; contemplez les rayons du Feu, avec dévotion. »iii

Le Feu vient originairement de la terre, et son rôle est de faire le lien avec le Ciel.

« La terre a remporté la victoire, parce qu’elle a allumé la flamme qui repousse le mal. »iv

Rien de naturaliste dans ces images. Ces religions anciennes n’étaient pas idolâtres, comme on a voulu le faire croire, avec une myopie mêlée de profonde ignorance. Elles étaient pénétrées d’une spiritualité cosmique.

« Au milieu de ceux qui honorent ta flamme, je me tiendrai dans la voie de la Vérité. »v dit l’officiant lors du sacrifice.

Le Feu est attisé par le Vent (qui se dit Vâyou en avestique comme en sanskrit). Vâyou n’est pas un simple souffle, une brise, c’est l’Esprit saint, le trésor de la sagesse.

« Vâyou élève la lumière pure, et la dirige contre les fauteurs des ténèbres. »vi

Eau, Feu, Vent sont des médiations, des moyens de se lier au Dieu unique, le Dieu « Vivant » que l’Avesta appelle Ahura Mazda.

« Dans la lumière pure du Ciel, existe Ahura Mazdavii

Le nom d’Ahura (le « Vivant »), dénomme le Seigneur suprême. Ce nom est identique au sanskrit Asura (on a déjà vu l’équivalence h/s). Asura a pour racine asu, la vie.

L’avestique mazda signifie « sage ».

« C’est toi, Ahura Mazda (« le Vivant Sage »), que j’ai reconnu pour principe primordial, pour père de l’Esprit bon, source de la vérité, auteur de l’existence, vivant éternellement dans tes œuvres. »viii

Clairement, le « Vivant » est infiniment au-dessus de toutes ses créatures.

« Tous les corps lumineux, les étoiles et le Soleil, messager du jour, se meuvent en ton honneur, ô Sage vivant et vrai. »ix

J’attire l’attention sur l’alliance des trois mots, « sage », « vivant » et « vrai », pour définir le Dieu suprême.

Le prêtre védique et le prêtre avestique s’adressaient ainsi à Dieu, il y a plus de quatre mille ans : « A toi, ô Vivant et Véridique, nous consacrons cette vive flamme, pure et puissante, soutien du monde. »x

Il me plaît de penser que l’usage de ces trois attributs (« sage », « vivant » et « vrai ») définissant déjà, il y a plus de quatre mille ans, l’essence du Dieu suprême, est la plus ancienne trace avérée d’une théologie originelle du monothéisme.

Il importe de souligner que cette théologie de la Vie, de la Sagesse, de la Vérité d’un Dieu suprême, et par conséquent unique, précède de plus d’un millénaire la tradition du monothéisme abrahamique.

Quatre millénaires plus tard, en ce commencement du 21ème siècle, le paysage mondial des religions offre à notre considération au moins trois monothéismes, particulièrement assertoriques: le judaïsme, le christianisme, l’islam…

« Monothéismes ! », – avons-nous le désir de les apostropher, – « Un peu de modestie ! Considérez avec attention et respect la profondeur des temps qui ont précédé l’émergence tardive de vos propres dogmes!

L’humanité profonde, par ses racines cachées, et ses antiques visions, découvre encore à qui veut bien les voir, son unité essentielle, indéfectible, et son unique origine !… »

iKhorda. Louanges de Mithra.

iiVend. Farg. 19 cité in Émile Burnouf. Le Vase sacré. 1896

iiiYaçna 30.2

ivYaçna 32.14

vYaçna 43.9

viYaçna 53.6

viiVisp 31.8

viiiYaçna 31.8

ixYaçna 50.30

xYaçna 34.4

Moïse descend aux Enfers et Zoroastre dans le sein virginal


 

Les anges « tremblèrent » quand Moïse monta au ciel, écrit Baruch Ben Neriah dans son Apocalypse.

« Ceux qui avoisinent le trône du Très-Haut tremblèrent quand Il prit Moïse près de lui. Il lui enseigna les lettres de la Loi, lui montra les mesures du feu, les profondeurs de l’abîme et le poids des vents, le nombre des gouttes de pluie, la fin de la colère, la multitude des grandes souffrances et la vérité du jugement, la racine de la sagesse, les trésors de l’intelligence, la fontaine du savoir, la hauteur de l’air, la grandeur du Paradis, la consommation des temps, le commencement du jour du jugement, le nombre des offrandes, les terres qui ne sont pas encore advenues, et la bouche de la Géhenne, le lieu de la vengeance, la région de la foi et le pays de l’espoir. »i

La Jewish Encyclopaedia (1906) estime que l’auteur de l’Apocalypse de Baruch était un Juif maîtrisant la Haggadah, la mythologie grecque et la sagesse orientale. Le texte montre aussi des influences venant de l’Inde. En témoigne l’allusion faite à l’oiseau Phénix, compagnon du soleil, image similaire au rôle de l’oiseau Garuda, compagnon du dieu Vishnou.

Dans les chapitres 11 à 16, l’archange Michel a un rôle de médiateur entre Dieu et les hommes, analogue à celui de Jésus.

Baruch a été sans doute exposé aux enseignements gnostiques et « orientaux ».

Aux premiers siècles de notre ère, les temps étaient en effet propices à la recherche et à la fusion d’idées et d’apports venant de cultures et de pays divers.

Le judaïsme n’échappa pas à ces influences venues d’ailleurs.

Les éléments de la vie de Moïse, dont l’Apocalypse de Baruch rend compte, sont attestés par d’autres auteurs juifs, Philon et Josèphe, et avant eux par le Juif alexandrin Artanapas.

Ces éléments ne correspondent pas au modèle biblique. Ils s’inspirent en revanche de la Vie de Pythagore, telle que rapportée par la tradition alexandrine.

On y trouve une description de la descente de Moïse aux Enfers, qui est calquée sur la descente de Pythagore dans l’Hadès. Isidore Lévy fait à ce propos le diagnostic suivant : « Ces emprunts du judaïsme d’Égypte aux Romans successifs de Pythagore ne constituent pas un fait superficiel de transmission de contes merveilleux, mais révèlent une influence profonde du système religieux des pythagorisants : le judaïsme alexandrin, le pharisaïsme (dont la première manifestation ne paraît pas antérieure à l’entrée en scène d’Hérode) et l’essénisme, offrent, comparés au mosaïsme biblique, des caractères nouveaux, signes de la conquête du monde juif par les conceptions dont la légende de Pythagore fut l’expression narrative et le véhicule. »ii

La fusion multi-culturelle de ce genre de thèmes se manifeste par les fortes proximités et analogies entre les légendes de Pythagore et de Zoroastre, et les légendes attachées par la littérature juive à Moïse, aux « voyages dans l’Autre Monde » et aux « visions infernales » qu’elle rapporte.

Ces légendes et ces récits sont manifestement empruntés dans tous leurs détails à la « katabase pythagorisante » dont Lucien et Virgile ont décrit les péripéties.

Isidore Lévy en a fait la recension. Moïse est conduit à travers l’Éden et l’Enfer. Isaïe est instruit par l’Esprit de Dieu sur les cinq régions de la Géhenne. Élie est mené par l’Ange. L’Anonyme du Darké Teschuba est dirigé par Élie. Josué fils de Lévi est accompagné par les Anges ou par Élie, ce qui reproduit le thème du Visiteur de la Katabase de Pythagore.

Ces similitudes trans-culturelles s’étendent aux visions divines et à la nature profonde de l’âme.

Dans la langue du Zend Avesta, qui correspond au texte sacré de l’antique religion de l’Iran ancien, la « Gloire Divine », celle-là même que Moïse a vu de dos, est nommée Hravenô.

James Darmesteter, spécialiste du Zend Avesta, rapporte d’une manière détaillée la façon dont les Zoroastriens décrivaient la venue de leur prophète. Ce récit n’est pas sans évoquer d’autres naissances virginales, rapportées par exemple dans la tradition chrétienne:

« Un rayon de la Gloire Divine, destiné par l’intermédiaire de Zoroastre à éclairer le monde, descend d’auprès d’Ormuzd, dans le sein de la jeune Dughdo, qui par la suite épouse Pourushaspo. Le génie (Frohar) de Zoroastre est enfermé dans un plant de Haoma que les Amshaspand transportent au haut d’un arbre qui s’élève au bord de la rivière Daitya sur la montagne Ismuwidjar. Le Haoma cueilli par Pourushaspo est mélangé par ses soins et par ceux de Dughdo à un lait d’origine miraculeuse, et le liquide est absorbé par Pourushaspo. De l’union de la dépositaire de la Gloire Divine avec le détenteur du Frohar, descendu dans le Haoma, naît le Prophète. Le Frohar contenu dans le Haoma absorbé par Pourushaspo correspond à l’âme entrée dans le schoenante assimilé par Khamoïs (=Mnésarque, père de Pythagore), et le Hravenô correspond au mystérieux élément apollinien »iii.

L’être spirituel de Zoroastre possède deux éléments distincts, le Hravenô, qui est la partie la plus sublime, et même proprement divine, et le Frohar, principe immanent contenu dans le Haoma.

On peut en inférer que Hravenô et Frohar correspondent respectivement aux concepts grecs de Noos et de Psychè. « l’Intelligence » et à « l’âme ». Les équivalents hébreux seraient: Néphesh et Ruah.

Que ressort-il de ces comparaisons? Une intuition continue, s’étalant sur plusieurs milliers d’années, et couvrant une aire géographique allant du bassin de l’Indus à la vallée du Nil, semble réunir les religions de l’Inde, de l’Iran, d’Israël et de l’Égypte autour d’une même idée : celle de la « descente » sur terre d’un être « envoyé » par un Dieu, différemment nommé suivant les langues et les cultures.

i Baruch Ben Neriah, Apocalypse de Baruch . Ch. 59, 3-11. Texte écrit par peu après la seconde destruction du Temple, en 70 ap. J.-C.

ii Isidore Lévy. La légende de Pythagore de Grèce en Palestine, 1927

iiiJames Darmesteter, Le Zend Avesta, 1892-1893

Le rire est le propre du transhumain


Au dernier chant du Purgatoire, Béatrice dit à Dante : « Ne parle plus comme un homme qui rêve »i. Si Dante se plie à cette injonction, la suite de la Divine Comédie peut être interprétée comme un document de référence, aussi éloigné du rêve que de la fiction.

Dans le chant immédiatement suivant, qui se trouve être le premier chant du Paradis, Dante fait cette révélation :

« Dans le ciel qui prend le plus de sa lumière je fus, et je vis des choses que ne sait ni ne peut redire qui descend de là-haut ; car en s’approchant de son désir notre intellect va si profond que la mémoire ne peut plus l’y suivre »ii.

Dante n’a pas rêvé, peut-on croire. Il a vraiment vu ce qu’il dit avoir vu « dans le ciel », il n’a en rien imaginé ses visions, et il a pu les redire après être redescendu « de là-haut ».

Sa mémoire a gardé le souvenir de la lumière, de la profondeur et du désir, même si la mémoire est toujours en retard sur l’esprit qui va, et si elle ne peut le suivre en toute conscience, dans les moments d’exception, inouïs, indicibles.

Sans préparation, l’esprit soudain monte dans le ciel, voit la lumière, la désire, s’enfonce dans les profondeurs, va dans les abysses.

Au retour, abasourdie, aveuglée, sans souvenir, l’intelligence se prend à douter de ce qu’elle a vu. A-t-elle rêvé?

Dans le même chant, Dante explique de façon elliptique la vraie nature de son expérience:

« Dans sa contemplation je me fis moi-même pareil à Glaucus quand il goûta de l’herbe qui le fit dans la mer parent des dieux. Outrepasser l’humain ne se peut signifier par des mots ; que l’exemple suffise à ceux à qui la grâce réserve l’expérience »iii.

Pour dire « outrepasser l’humain », Dante emploie le mot : « trasumanar ».

L’herbe de Glaucus, quelle était-elle ? Du hashish ? De la petite fumée ? De ces herbes qui entrent dans les concoctions shamaniques, dans le Sôma ou l’Haoma ?

« Outrepasser » c’est passer outre, ce qui implique une violation, un dédain, une rupture. « Outrepasser l’humain », c’est le laisser derrière soi, le laisser dans son état supposé d’impuissance relative.

Traduit de façon plus littérale, et jouant sur l’origine commune de homo et de humus, le mot trasumanar pourrait se rendre par « transhumer », dans un sens ontologique, métaphysique.

La transhumance, l’exode, la sortie de l’Égypte intérieure, hors de la nature humaine, forgée par les millénaires.

C’est le rêve récent du « transhumanisme ».

L’accession à une sur-nature, une trans-nature, trans-humaine.

Le corps ou l’âme atteignent un point extrême, et d’une seule pulsation ils sont chassés hors d’eux-même, pour atteindre un état « Autre ».

Quel « Autre » ? Il y a plusieurs réponses, selon diverses traditions.

Par exemple, ce saut vers l’Autre, Teilhard de Chardin l’a décrit comme une noogénèse.

Akhénaton, Moïse, Zoroastre, Hermès, Jésus, Cicéron, Néron, Platon, avaient un cerveau semblable au nôtre. Qu’ont-ils vus que nous ne voyons pas ?

Les matérialistes et les sceptiques ne croient pas aux visions. Rien ne change vraiment depuis des millénaires. Mais ces « réalistes » manquent de puissance explicative, et ne rendent pas compte du passé profond, ni des futurs infinis.

Il faut bien admettre que la vie a évolué depuis l’huître, la moule et l’oursin. Et la vie continue à monter. Vers quoi va-t-elle ? La vie a déjà muté de nombreuses fois, et ce n’est certes pas fini.

La question devient: quand la prochaine mutation adviendra-t-elle ? Dans un million d’années ? Dans un siècle ? Qui le dira ? Quelle sera sa forme : biologique, génétique, psychique? Ou tout cela ensemble ? Une minuscule mais décisive mutation génétique, accompagnée d’une transformation biologique et d’une montée mentale, d’une poussée psychique ?

La compression planétaire vire déjà à l’incandescence. La crise de l’anthropocène ne fait que commencer. Environnementale, sociétale, politique, la crise couve. Il reste à mobiliser les couches profondes de l’inconscient collectif. Les signes annonciateurs ne manquent pas, comme la pulsion de mort revendiquée comme telle.

Les formes de néo-fascisme que l’on peut déjà diagnostiquer représentent un avertissement.

Elles indiquent la naissance de la pulsion de mort, le besoin d’outrepasser l’humain, de le laisser derrière, perclus de peurs, aveuglé d’idées fausses.

L’herbe de Glaucus, le trasumanar de Dante, prendront d’autres formes, et ceci dès le 21ème siècle. Lesquelles ?

La poésie, celle qui révèle, donne des pistes toujours vives.

« Comme le feu qui s’échappe du nuage, se dilatant si fort qu’il ne tient plus en soi, et tombe à terre contre sa nature, ainsi mon esprit dans ce banquet, devenu plus grand, sortit de soi-même et ne sait plus se souvenir de ce qu’il fit »iv.

La foudre tombe à terre, et l’esprit de Dante monte au ciel. Dante ne se souvient plus de ce qu’il y fait, mais Béatrice le guide dans son oubli de soi. « Ouvre les yeux, lui dit-elle, regarde comme je suis : tu as vu des choses qui t’ont donné la puissance de supporter mon rire. »

Dante ajoute: « J’étais comme celui qui se ressent d’une vision oubliée et qui s’ingénie en vain à se la remettre en mémoire. »

J’aimerais souligner ici un rapport crucial entre la vision, le rire et l’oubli. Le rire de Béatrice est difficile à supporter. Pourquoi ? Parce que ce rire résume tout ce que Dante a oublié, et évoque tout ce qu’il lui eût fallu voir. Ce rire heureux de la femme aimée est tout ce qui lui reste. Ce rire est aussi ce qui est nécessaire pour retrouver le fil. Toute la poésie du monde n’atteindrait pas « au millième du vrai » de ce qu’était ce « saint rire », ajoute Dante.

Rire dense, dantesque. Opaque, obscur. Ce rire fait ré-ouvrir les yeux et la mémoire.

Il y a d’autres exemples de la puissance du rire dans l’histoire. Homère parle du « rire inextinguible des dieux »v. Nietzsche glose sur le rire de Zarathoustra. Il y a sans doute des analogies entre tous ces rires. Ils fusent comme des éclairs sans cause.

Dante dit, dans sa manière : « Ainsi je vis des foisons de lumière, fulgurées d’en haut par des rayons ardents, sans voir la source des éclairs. »

Il voit l’éclair, mais pas sa source. Il voit le rire, mais il en a oublié la raison. Il voit les effets, mais pas leur cause.

Il y a une leçon dans ce fil : voir, oublier, rire. Le transhumain doit passer par ce chemin, et continuer au-delà. Le rire est la porte entre la mémoire et l’avenir.

Depuis son Moyen Âge, Dante avertit la modernité: « On prêche à présent avec des facéties et des quolibets, et pourvu qu’on rie bien, le capuchon se gonfle et ne demande rien ».vi

Le capuchon était celui des prêcheurs d’alors, les Capucins.

De nos jours les capuchons ont d’autres formes, et les prêcheurs d’autres idées. Mais les quolibets et les facéties continuent de fuser. Et l’on rit beaucoup de nos jours, n’est-ce pas ?

Le transhumain attend sans doute déjà, bien au-delà de tous ces rires-là.

i Dante, Purgatoire, XXXIII

ii Dante, Paradis, I

iiiIbid.

iv Dante, Paradis, XXIII

v Iliade I, 599, et Odyssée, VIII, 326

vi Dante, Paradis, XXIX