Ammon au Caucase


Il fut un temps où l’idée d’un Dieu suprême finit par impliquer logiquement son unicité, parmi les nations diverses. C’est ainsi que le Dieu suprême de l’Égypte, Amon, fusionna dans la conscience des peuples d’Europe et d’Asie mineure avec le Dieu grec Zeus. Les Grecs lui donnèrent le nom syncrétiste de Zeus-Ammon (Άμμωνα Δία / Ámmôna Día).

Des écrits anciens rapportent qu’un petit peuple de prêtres (de cet Ammon) s’établit, bien avant les temps historiques, sur les rives du Pont-Euxin (Mer Noire), et y fonda une colonie portant fièrement le nom de « Nome d’Ammon ». Hérodote et Pline les localisent assez précisément dans le Palus Méotide, dans les zones marécageuses à proximité de la Mer d’Azov, et sur les bords du fleuve Kouban, lequel prend sa source dans le Caucase, au pied du mont Elbrouz, le plus haut sommet d’Europe.

Hellanicus dit aussi qu’ils habitaient au-delà des monts Riphées, c’est-à-dire dans le Caucase, et qu’ils étaient une nation pieuse.

A.C. Moreau de Jonnèsi rapporte que Pline y a fait allusion en en parlant comme d’un peuple ‘céleste’, Ætheria gens, appelé aussi Atlantes. Orphée les a évoqués quand il cite la sagesse des Macrobes, qui habitent près des Cimmériens. Selon Onomacrite, ils étaient vertueux, se nourrissaient de plantes, et vivaient d’une fort longue vie, pouvant atteindre mille ans. Leur mort subvenait dans un sommeil tranquille.

Les peuples vivant aux alentours, et jusqu’en Grèce, les appelèrent les Hyperboréens, nom qui devait connaître une grande fortune. Hérodote, qui emploie ce nom, souligne que les Hyperboréens sont pacifiques, isolés au milieu d’une multitude de nations belliqueusesii.

De la Grèce jusqu’au Pont-Euxin, de nombreux peuples entretenaient des rapports religieux (et philosophiques) avec les Hyperboréens. Ils leur devaient le nom de leurs divinités, la science des oracles et des mystères. « Tout ce qu’il y eut de sacré en Grèce venait de ce peuple qui se disait issu de la race des vieux Titansiii, et qui existait encore du temps d’Hécatée. »iv

Moreau de Jonnès déduit de ces indices que « ce n’est donc point en Égypte que les Grecs avaient appris à connaître les dieux des Égyptiens, et on peut en conclure que ces premiers princes à qui les Athéniens durent leur éducation sociale et religieuse, Cécrops, Erichthon, Erechthée, s’étaient détachés du nome sacré pour venir s’établir sur le littoral sud de la Tauride. »v

La réputation des Hyperboréens était immense dans l’Antiquité, pour leur magistère moral. « Ce peuple est savant, il possède la sagesse et sait prédire l’avenir. L’on reconnaît les principaux caractères du druidisme dans cette science des choses futures, dans le droit d’asile et l’habitation au fond des forêts.»vi

Les Hyperboréens envoyaient des offrandes au Dieu en les faisant passer de peuples en peuples, qui les transmettaient fidèlement jusqu’au temple de Délos …

« Les Déliens racontent que les offrandes des Hyperboréens leur venaient enveloppées dans de la paille de froment. Elles passaient chez les Scythes : transmises ensuite de peuple en peuple, elles étaient portées le plus loin possible vers l’occident, jusqu’à la mer Adriatique. De là, on les envoyait du côté du midi. Les Dodonéens étaient les premiers Grecs qui les recevaient. Elles descendaient de Dodone jusqu’au golfe Maliaque, d’où elles passaient en Eubée, et, de ville en ville, jusqu’à Caryste. De là, sans toucher à Andros, les Carystiens les portaient à Ténos, et les Téniens à Délos. Si l’on en croit les Déliens, ces offrandes parviennent de cette manière dans leur île. »vii

De cette estime, de cette réputation et de cette reconnaissance universelle, Alexandre César Moreau de Jonnès va jusqu’à supputer que « les mythes fondamentaux du druidisme émanèrent jadis des enseignements que les Scythes, pères des Kimris et des Germains, avaient reçu du nome égyptien aux bords de la Mer Noire »viii.

Quelle sacrée effusion du sacré, du Caucase à l’Europe du Nord !

Ce qui est certain c’est que le nom même du « nome » d’Ammon, le nom noum, a bénéficié d’une diffusion quasi-universelle. Noum a signifié la ‘loi’ (divine), et cela sur un territoire immense, allant de l’Europe du Nord à la Sibérie, de la Mongolie à la Perse, de la Chaldée à l’Arabie…

« Dans tout le nord de l’Asie, en Chine et dans la Tartarie, namoun signifie loi. Noum chez les Chaldéens, nomos parmi les Grecs a le même sens ; les Sibériens, dit Klaproth, adorent un dieu Noum. Les Parses, selon l’Avesta, durent leur civilisation à Anhouma. Les Romains personnifient de même la loi dans Numa, le second de leurs rois mythiques, et chez eux, de ce même vocable, se sont formés les termes exprimant les premières notions nécessaires à toute société policée : numen, nomen, numerus. »ix

Si l’on partage la première partie de l’opinion de Moreau de Jonnès à propos de la diffusion du concept de noum, en revanche sur son dernier point (le rapprochement de noum avec numen, nomen, et numerus), il se peut qu’il ait ici commis une catachrèse malencontreuse, bien qu’on partage aussi son enthousiasme pour les allitérations, les polyptotes ou les homéotéleutes…

Certes, l’adage romain ‘nomen est numen’ est dans toutes les têtes.

Mais ce célèbre jeu de mots n’est pas une preuve de parenté étymologique. Il témoigne plutôt du contraire, puisqu’il ne pouvait certes pas passer pour une simple tautologie pour les locuteurs latins, faute de perdre tout son sel…

Quelques recherches étymologiques peuvent éclairer ce point délicat.

Nomen vient d’une très ancienne racine indo-européenne, attestée en sanskrit, नामन् nāman, ‘nom, appellation’.

Numen vient du verbe latin nuo, ‘faire un signe de tête’, lui-même dérivé de la racine sanskrite नम् nam-, ‘pencher, incliner, courber ; saluer, honorer, rendre hommage’. Il existe sans doute un rapport entre ces deux racines sanskrites nam– et nāman, mais rien qui atteste un rapport avec noum

Numerus vient du grec νέμω, nemo, ‘attribuer, répartir, distribuer’ selon le dictionnaire étymologique d’Arnout/Meillet. Des trois mots cités, c’est le seul qui semble avoir un réel rapport avec noum et nomos, ‘loi’.

Le mot nemo est particulièrement riche de résonancesx. Nemo peut décrire l’action de ‘faire paître’ (utiliser la part attribuée à la pâture), mais il peut aussi signifier ‘croire, reconnaître pour vrai’ (c’est-à-dire conforme à la vérité reconnue de tous). Parmi les nombreux mots qui en sont dérivés, on peut citer nomeus ‘pâtre’, nomas (gén. nomados), ‘bergers, nomades’, nomos ‘usage, loi’, nemesis ‘distribution, partage’, nomisma, ‘monnaie, nomizo ‘reconnaître pour vrai, croire’. Comme nom propre il désigne les Numides.

Emile Benveniste note pour sa part que la racine *nem– trouve un correspondant avec le gotique niman, ‘prendre’, au sens de ‘recevoir légalement’xi, et l’allemand nehmen. Il conclut à l’existence d’une racine germanique nem– qui rejoint le groupe abondant des formes indo-européennes de *nem-.

Cependant, fort malheureusement pour la thèse noum/nomen/numen/numerus de Moreau de Jonnès que nous citions plus haut, Chantaine remet en cause le lien étymologique entre numerus et nemo. « On est tenté de faire entrer dans la famille de nemo le latin numerus, ce qui reste douteux. xii»

On conclura ici que ni le ‘nom’ (nomen), ni le ‘numineux’ (numen), ni le ‘nombre’ (numerus), n’ont quelque lien avec noum et le nomos.

Il y a de fortes raisons de supposer, en revanche, que noum se rattache, ainsi que nomos, à un groupe très riche de formes indo-européennes venant de la racine *nem-.

De fait, il est même permis de supposer un usage bien plus universel de ces mots, touchant à des sphères linguistiques plus larges encore, si l’on tient compte des remarques de Jean-Pierre Abel-Rémusat, qui fut le premier titulaire de la chaire de langues et littératures chinoises et tartares-mandchoues du Collège de France:

« Nomoun, mot récemment adopté pour rendre le 經 jīng des Chinois, terme qui signifie ‘doctrine certaine, constante, livre classique’, est dérivé du mot Mongol et Ouïgour noum, qui a le même sens. Le grec νόμος, nomos, d’où s’est formé en chaldéen נמסא, en arabe ناموس (namous) et en syriaque ܢܰܡܳܘܣܰ (namous) paroît être la racine de ces mots Tartares qui ont gardé la signification primitive. Il y a sûrement quelque confusion dans le récit que fait Aboulfaradjexiii d’une controverse ordonnée par Tchinggis-Khan, entre les prêtres idolâtres des Ouïgours nommés Kami, et ceux du Khatai qui, dit-il, avoient apporté avec eux le livre de leur loi qu’ils nommoient Noum. Suivant toute apparence, l’auteur Syrien attribue aux Khitayens ou Chinois ce qui appartenoit aux Ouïgours. De tels mots sont de ceux qu’il est naturel qu’une nation emprunte de celle dont elle reçoit son écriture et ses livres.»xiv

Revenons aux Hyperboréens, inventeurs du noum, et sans doute, par là même, les penseurs et les philosophes de la religion les plus anciens dont on ait aujourd’hui la trace en Europe et en Asie mineure…

Leur réputation morale et philosophique fut telle que leur nom d’hyperboréen fut emprunté et revendiqué, beaucoup plus tard, par un groupe de penseurs, de mages et de chamans eux-mêmes bien antérieurs à Socrate et même au premier des présocratiques (Thalès) : Aristée de Proconnèse (vers 600 av. J.-C.), Épiménide de Crète (vers 595 av. J.-C.), Phérécyde de Syros (vers 550 av. J.-C.), Abaris le Scythe (vers 540 av. J.-C.), Hermotime de Clazomènes (vers 500 av. J.-C.). Ils formaient une école « hyperboréenne » ou « apollinienne », qui anticipait le pythagorisme.

Selon Wikipedia, Apollonios Dyscole (vers 130) a écrit « À Épiménide, Aristée, Hermotime, Abaris et Phérécyde a succédé Pythagore (…) qui ne voulut jamais renoncer à l’art de faiseur de miracles. »xv 

Nicomaque de Gérase (vers 180) déclare : « Marchant sur les traces de Pythagore, Empédocle d’Agrigente, Épiménide le Crétois et Abaris l’Hyperboréen accomplirent souvent des miracles semblables. » 

Clément d’Alexandrie regroupe ensemble Pythagore, Abaris, Aristée, Épiménide, Zoroastre, Empédoclexvi, et Pline rapproche Hermotime, Aristée, Épiménide, Empédoclexvii.

Walter Burkert énumère comme « faiseurs de miracles » : Aristée, Abaris, Épiménide, Hermotime, Phormio, Léonymos, Stésichore, Empédocle, Zalmoxis.xviii

Ces nouveaux ‘hyperboréens’ étaient à la fois des chamans, des penseurs et des philosophes.

Selon Giorgio Colli, cité par Wikipédia, Abaris et Aristée, c’est « le délire d’Apollon à l’ouvrage. L’extase apollinienne est un sortir hors de soi : l’âme abandonne le corps et, libérée, elle se transporte au dehors. Cela est attesté par Aristée, et on dit de son âme qu’elle ‘volait’xix . À Abaris, en revanche, on attribue la flèche, symbole transparent d’Apollon, et Platon fait allusion à ses sortilèges. Il est permis de conjecturer qu’ils ont réellement vécu. (…) Ce que relate Hérodote à propos de la transformation d’Aristée en corbeau est aussi digne d’intérêt : le vol est un symbole apollinien. (…) D’autres renseignements sur Épiménide en donnent une représentation chamanique qui est à mettre en relation avec Apollon Hyperborée. Dans ce cadre prennent place sa vie ascétique, sa diète végétarienne, voire son fabuleux détachement vis-à-vis de la nécessité de se nourrir. (…) C’est chez Épiménide que l’on peut saisir pour la première fois les deux aspects de la sagesse individuelle archaïque de source apollinienne : l’extase divinatoire et l’interprétation directe de la parole oraculaire du dieuxx. Le premier aspect est déjà repérable chez Abaris et Aristée. (…) Phérécyde de Syros se présente à première vue comme un personnage apollinien. En effet, de Phérécyde est attestée l’excellence dans la divination, et Aristote lui-mêmexxi  lui attribue une pratique miraculeuse de la magie, qualité récurrente dans le chamanisme hyperboréen. »xxii 

Aristote classe Phérécyde de Syros comme proches des Magesxxiii.

Selon Élien, vers 530 av. J.-C., « les habitants de Crotone ont appelé Pythagore Apollon Hyperboréenxxiv. » 

Enfin, beaucoup plus proche de nous, et combien inactuelle, l’idée hyperboréenne revient dans la modernité avec Nietzsche :

« Regardons-nous en face. Nous sommes des hyperboréens, — nous savons assez combien nous vivons à l’écart. ‘Ni par terre, ni par mer, tu ne trouveras le chemin qui mène chez les Hyperboréens’ : Pindare l’a déjà dit de nous. Par delà le Nord, les glaces et la mort — notre vie, notre bonheur… Nous avons découvert le bonheur, nous en savons le chemin, nous avons trouvé l’issue à travers des milliers d’années de labyrinthe. Qui donc d’autre l’aurait trouvé ? — L’homme moderne peut-être ? — ‘Je ne sais ni entrer ni sortir ; je suis tout ce qui ne sait ni entrer ni sortir’ — soupire l’homme moderne… Nous sommes malades de cette modernité  malades de cette paix malsaine, de cette lâche compromission, de toute cette vertueuse malpropreté du moderne oui et non. Cette tolérance et cette largeur du cœur, (…) est pour nous quelque chose comme un sirocco. Plutôt vivre parmi les glaces.»xxv

Vivre parmi les glaces, dans la chaleur des Hyperboréens…

iAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.134

iiHérodote note la nature pacifique des Hyperboréens : « Aristée de Proconnèse, fils de Caystrobius, écrit dans son poème épique qu’inspiré par Phébus, il alla jusque chez les Issédons ; qu’au-dessus de ces peuples on trouve les Arimaspes, qui n’ont qu’un œil ; qu’au delà sont les Gryplions, qui gardent l’or ; que plus loin encore demeurent les Hyperboréens, qui s’étendent vers la mer; que toutes ces nations, excepté les Hyperboréens, font continuellement la guerre à leurs voisins, à commencer par les Arimaspes ; que les Issédons ont été chassés de leur pays par les Arimaspes, les Scythes par les Issédons; et les Cimmériens, qui habitaient les côtes de la mer au midi, l’ont été par les Scythes. Ainsi Aristée ne s’accorde pas même avec les Scythes sur cette contrée. » Hérodote, Histoire, Trad. du grec par Larcher avec des notes de Bochard, Wesseling, Scaliger.. [et al.]   Paris. Charpentier, 1850. Livre IV, XIII

iiiPindare, Olymp., schol. III, 28 cité par Alexandre César Moreau de Jonnès, in op. cit.

ivAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.135

vIbid.p.135

viIbid.p.135

viiHérodote, Histoire, Trad. du grec par Larcher avec des notes de Bochard, Wesseling, Scaliger.. [et al.]   Paris. Charpentier, 1850. Livre IV, XXXIII

viiiIbid. p.136

ixAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.136

xUn livre entier a été consacré à cette famille de mots : Ε. LarocheHistoire de la racine NEM- en grec ancien. Paris, Klincksieck, 1949.

xiCf. E. Benveniste, Le vocabulaire des Institutions indo-européennes I, Paris Éditions de Minuit, 1969, p. 85

xiiPierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Paris, Klincksieck, 1977, p.744

xiiiAlboufaradj (897-967), Chron. Bar. Hebr. text Syr. p. 441, vers. Lat. p. 451 et 452

xivAbel Rémusat, Recherches sur les langues tartares, Paris, 1820, T. 1, p.137

xvApollonios Dyscole, Histoires merveilleuses, 6.

xviClément d’AlexandrieStromates, I, 133.

xviiPline l’AncienHistoire naturelle, VII, 174

xviiiWalter Burkert, Lore and Science in Ancient Pythagoreanism, Harvard University Press, 1972, p. 147-158.

xix SoudaMaxime de Tyr, X, 2 e ; 38, 3 d.

xxPlaton, Les Lois, 642 d-643 a ; 677 d-e.

xxiAristote, Sur les Pythagoriciens, fragment 1, trad. an. : The Complete Works of Aristotle, J. Barnes édi., Princeton University Press, 1984, p. 2441-2446.

xxiiGiorgio Colli, La sagesse grecque (1977-1978), trad., Éditions de l’Éclat, t. I : Dionysos. Apollon. Éleusis. Musée. Hyperboréens. Énigme, 1990, p. 46, 427 ; t. II : Épiménide. Phérécyde. Thalès. Anaximandre. Anaximène. Onomacrite, 1991, p. 15, 264, 19.

xxiiiAristote, Métaphysique, 1091 b 10.

xxivÉlienHistoires variées, II, 26.

xxvNietzsche. L’Antéchrist. Essai d’une critique du christianisme. §1

L’Esprit, la Vérité et la Justice – de l’Égypte à l’Inde


L’islam a treize siècles d’existence. Le christianisme est né il y a vingt siècles. Le judaïsme mosaïque est apparu il y a environ trois mille ans. L’origine de la religion du Véda remonte à plus de quatre mille deux cent ans. Il y a cinquante cinq siècles, soit plus de deux mille ans avant l’apparition du judaïsme, la religion de l’Égypte pré-dynastique vénérait déjà un Dieu unique, créateur, ainsi que les myriades de ses manifestations divines, la multitude de ses Noms. Elle célébrait la divinité, en tant qu’Une et Multiple, à la fois.

Des chercheurs ont consacré leur vie à l’étude de la représentation du divin telle qu’elle se laisse percevoir à travers les textes égyptiens les plus originels, et ils sont arrivés à des conclusions ébouriffantes. Par exemple, il semble qu’il faille renoncer à l’opposition, toute artificielle, entre « monothéisme » et « polythéisme », qui n’est vraiment pas applicable à l’Égypte ancienne, laquelle conjugue les deux systèmes sans contradictions.

En 1857, dans un Mémoire adressé à l’Académie, Emmanuel de Rougé a compilé les principales qualifications du Dieu suprême qu’il a trouvées dans les textes égyptiens les plus anciens. Elles sont indubitablement monothéistes : « Dieu UN, vivant en vérité, qui a fait les choses qui sont, a créé les choses existantes. – Générateur, existant SEUL, qui a fait le ciel, créé la terre. – SEULE substance éternelle, CRÉATEUR qui a engendré les dieux. – UNIQUE générateur dans le ciel et sur la terre, non engendré. – Dieu qui s’engendre lui-même. »i

En 1851, il avait déjà noté que « Neith, la grande Mère génératrice d’un Dieu, qui est un premier-né, et qui n’est pas engendré, mais enfanté, sans génération paternelle ou masculine. Ce Dieu est appelé le ‘Seigneur des siècles’. C’est le seul Dieu vivant en vérité… Le générateur des autres dieux… Celui qui s’engendre lui-même… Celui qui existe dans le commencement… ‘Les dieux de la demeure céleste n’ont point eux-mêmes engendré leurs membres, c’est Toi qui les a enfantés dans leur ensemble’ »ii

Dans sa Conférence sur la religion des anciens Égyptiens, Emmanuel de Rougé synthétise tout ce qu’il a appris après avoir exploré les textes sacrés, les hymnes et les prières funéraires les plus anciennes.

« Aujourd’hui, [ces textes] sont devenus classiques et personne n’a contredit le sens fondamental des principaux passages à l’aide desquels nous pouvons établir ce que l’Égypte antique a enseigné sur Dieu, sur le monde et sur l’homme. J’ai dit Dieu et non les dieux. Premier caractère ; c’est l’unité la plus énergiquement exprimée : Dieu un, seul, unique, pas d’autres avec lui. – Il est le seul être vivant en vérité. – Tu es un, et des millions d’êtres sortent de toi. – Il a tout fait et seul il n’a pas été fait. Notion la plus claire, la plus simple, la plus précise. Mais comment concilier l’unité de Dieu avec le polythéisme égyptien ? Peut-être l’histoire et la géographie éclaireront-elles la question. La religion égyptienne comprend une quantité de cultes locaux. L’Égypte, que Ménès réunit tout entière sous son sceptre, était divisée en nomes ayant chacun une ville capitale : chacune de ces régions avait son Dieu principal désigné par un nom spécial, mais c’est toujours la même doctrine qui revient sous des noms différents. Une idée y domine : celle d’un Dieu un et primordial : c’est toujours et partout une substance qui existe par elle-même et un Dieu inaccessible. (…) Toujours à Thèbes on adorera Ammon, dieu caché, père des dieux et des hommes, avec Ammon-Ra (dieu soleil), première forme où apparaît la matérialisation de l’idée divine. »iii

Pour quiconque est un peu familiarisé avec les concepts chrétiens, il est pour le moins extraordinaire de découvrir que les Égyptiens réfléchissaient, plus de trois mille ans av. J.-C., à des questions théologiques traitant de Dieu le Père et de Dieu le Fils, que E. de Rougé résume de la façon suivante:

« Dieu existe par lui-même, c’est le seul être qui n’ait pas été engendré. [Les Égyptiens] conçoivent Dieu comme la cause active, la source perpétuelle de sa propre existence ; il s’engendre lui-même perpétuellement. Dieu se faisant Dieu et s’engendrant perpétuellement lui-même, de là l’idée d’avoir considéré Dieu sous deux faces : le père et le fils. (…) Jamblique nous disait bien que le Dieu des Égyptiens était Πρῶτος τού πρωτοῦ, « Premier de premier ». Un hymne du musée de Leyde dit plus encore : il l’appelle le Un de un, pour attester l’Unité qui persiste malgré la notion de génération, d’où résultait une dualité apparente. »iv

La représentation du Dieu Un sous forme ‘trinitaire’ est aussi évoquée dans les anciens textes égyptiens. A Hiéropolis, E. de Rougé voit la même figure divine prendre trois formes différentes, celle du Dieu inaccessible, Atoum, celle du Père divin, Choper, représenté par l’image du dieu-scarabée, s’engendrant lui-même, et le Dieu Ra, qui en est la manifestation visible, solaire.

S’appuyant sur les idées de E. de Rougé et sur ses propres recherches, Peter le Page Renouf écrit un peu plus tard: « Dans l’ensemble de la littérature égyptienne (ancienne), nuls faits ne paraissent mieux établis que les deux points suivants : 1° la doctrine du Dieu unique et celle des dieux multiples étaient enseignées par les mêmes hommes ; 2° on ne percevait aucune incohérence entre ces deux doctrines. Il va de soi que rien n’aurait été plus absurde si les Égyptiens avaient attaché la même signification que nous au mot Dieu. Mais il existait peut-être un sens du mot qui permettait son usage tant pour la multitude que pour l’unique. Nous ne pouvons mieux faire pour commencer que de nous efforcer de préciser la signification exacte qu’avait pour les Égyptiens le mot nutar (nr)v que nous traduisons par ‘dieu’ »vi.

Plus récemment, analysant les Textes des sarcophages, qui sont parmi les plus anciens documents écrits de l’humanité, l’égyptologue Erik Hornung montre qu’on y voit mis en scène le Dieu créateur, lequel déclare : « Je n’ai pas ordonné que (l’humanité) fasse le mal (jzft) ; leurs cœurs ont désobéi à mes propos. »vii Une interprétation immédiate en découle: ce sont les êtres humains qui sont responsables du mal, non les Dieux. Leur naissance dans l’obscurité a permis au mal de s’insérer dans leurs cœurs.

Les Dieux de l’Égypte peuvent se montrer terrifiants, imprévisibles, mais contrairement aux hommes, ils ne font pas le mal, ils ne sont pas le Mal. Même Seth, le meurtrier d’Osiris, n’est pas un Dieu du Mal, il n’incarne pas le Mal absolu. Seth joue seulement sa partition dans l’ordre du monde vivant, et il contribue par ses actions à soutenir cet ordre du monde. « La bataille, la confrontation constante, la confusion, et la remise en question de l’ordre établi, actions dans lesquelles s’engagea Seth, sont des caractéristiques nécessaires du monde existant et du désordre limité qui est essentiel à un ordre vivant. Les dieux et les hommes doivent cependant veiller à ce que le désordre n’en arrive jamais à renverser la justice et l’ordre ; telle est la signification de leur obligation commune à l’égard de maât. »viii

Le concept de maât dans l’Égypte ancienne est d’une très grande importance et d’une grande complexité. Erik Hornung explique: « maât est l’ordre, la juste mesure des choses, qui sous-tend le monde ; c’est l’état parfait vers lequel nous devons tendre et qui est en harmonie avec les intentions du Dieu créateur (…) Tel l’ « œil d’Horus » blessé et perpétuellement soigné, maât symbolise cet état premier du monde. »ix

Maât, cette idée fondamentale d’un ordre du monde, d’une juste mesure à l’échelle universelle, évoque irrésistiblement, me semble-t-il, l’idée de ṛta dans le Véda et celle d’arta dans l’Avesta.

Dans le Véda, ṛta (ऋत ) signifie « loi divine, ordre cosmique » ou encore « vérité suprême ».

Dans l’Avesta, et en particulier dans les Gâthâs, on trouve le même concept sous un nom presque identique : arta.

« ta est le Kosmos, c’est l’ordre éternel de la nature et l’ordre établi par le culte des dieux et dans le sacrifice, parce que le culte pratiqué selon les prescriptions rituelles est un élément de première importance dans l’ordre universel ; c’est enfin la bonne conduite dictée par les bons sentiments, et le bon ordre moral, la vérité, le droit. »x

Selon Jacques Duchesne-Guillemin, l’ancienneté de la notion de ṛta est attestée par la présence de ce terme dans des noms propres de chefs aryens en Mitanni, en Syrie et en Palestine, connus dès 1400 av. J.-C., par l’intermédiaire des tablettes d’El Amarna, ainsi que dans des noms propres de l’Iran historique. Chez les Mèdes des textes cunéiformes parlent d’un Artasari et d’un Artasiraru. En Perse, Artaxerxès s’appelait plus exactement Arta-Khshathra.

La notion de ṛta a une triple valeur de sens: l’« ordre naturel », l’« ordre rituel », et la « vérité ».

Dans le Ṛg Veda et dans les Gâthâs, le ṛta s’applique au retour des saisons, à la succession des jours, aux déplacements réguliers des corps célestes :

« Qui a été, à l’origine, le père premier d’Arta ? Qui a assigné leur chemin au soleil et aux étoiles ? »xi

Mais le ṛta est aussi associé aux rites du Sacrifice :

« Quiconque, ô Agni, honore avec vénération ton sacrifice, celui-là garde le ta. »xii.

Le troisième sens de ṛta, « vérité », est sans doute le plus fondamental et le plus abstrait. « Dire le ta », tam vad, c’est « dire la vérité ». « Aller au ta », tam i, c’est « aller à la vérité » c’est-à-dire « faire le bien ».

Duchesne-Guillemin note à ce propos : « La religion indo-iranienne se rencontre ici avec l’Ancien Testament, en particulier avec les Psaumes, qui parlent du ‘chemin de la Justice’xiii. L’image devait se présenter naturellement. Elle figure aussi en Égypte, chez Pétosiris. »xiv

L’image est si ‘naturelle’, si ‘universelle’, qu’elle figure aussi, et c’est essentiel de le noter, dans le Nouveau Testament, – seulement enrichie d’un troisième terme, celui de ‘vie’ : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie »xv.

L’idée sous-jacente, étonnamment précoce et féconde au regard des cinquante-cinq siècles qui devaient suivre, est que la bonne conduite de l’homme, suivant la ‘voie de la vérité’, renforce l’ordre cosmique, universel, et in fine, l’ordre divin.

Les Dieux comme les hommes doivent ‘garder le ta’. Mitra et Varuna « gardent le ta par le ta »xvi  dit le Ṛg Veda à plusieurs reprises.

Un traducteur allemand utilise, pour rendre ta dans ce verset, le mot Gesetz, « loi ».

Un autre traducteur, persan et zoroastrien, rend le mot avestique arta par « justesse ». Mais dans les Gâthâs le mot arta n’est plus simplement un concept abstrait, c’est une personne divine, à laquelle le Dieu suprême (Ahura) s’adresse et auprès de qui il prend conseil :

« Ahura demande conseil à la Justesse : « Connais-tu un sauveur capable de mener la terre opprimée vers le bonheur ? »xvii

La ‘Justesse’ est souvent associée à une autre abstraction personnalisée, la ‘Sagesse’ :

« Que mon admiration s’adresse à Ahura et à la Pensée juste, ainsi qu’à la Sagesse et à la Justesse. »xviii

Le mot ta (ou Arta) est donc riche d’une vaste palette de sens : ordre, rite, vérité, loi, justesse.

Il me paraît que ce mot, appartenant à la civilisation indo-aryenne (védique, avestique, indo-iranienne), peut donc fort bien soutenir la comparaison avec le maât de l’Égypte antique.

Les Égyptiens considéraient que le maât était une substance par laquelle vivait le monde entier, les vivants et les morts, les dieux et les hommes. Dans les Textes des Sarcophages on trouve cette expression : les dieux « vivent sur maât »xix.

Concept abstrait, le maât disposait aussi d’une représentation symbolique, sous la forme d’une déesse assise portant sur la tête le hiéroglyphe d’une plume d’autruche. Le pharaon Ramsès II est représenté offrant cette image de maât au Dieu Ptah.

L’offrande de maât a une forte charge de sens, même si les dieux n’ont pas besoin des dons des hommes. Ce que les dieux veulent c’est être ressentis dans le cœur des hommes, car c’est ainsi que leur œuvre de création peut acquérir sa véritable signification.

Le maât émane du Dieu créateur lors de la création, et c’est par l’intermédiaire des hommes que maât peut et doit revenir à la divinité. C’est ainsi que maât représente, dans la religion égyptienne, l’association, ou « l’alliance » originaire de Dieu et de l’homme.xx

Le maât : une « Alliance entre Dieu et l’homme » , inventée sur les bords du Nil, il y a plus de cinq mille ans? Sans doute, le mot, et le concept, apparaissent chargés de résonances…

Franchissons un nouveau pas.

La symbolique la plus profonde de l’Égypte ancienne rejoint, on le voit, les croyances védiques, avestiques et gâthiques, et elle préfigure, on le pressent, les croyances juives et chrétiennes.

Maât, ta, Arta, sont, on peut le concevoir, des sortes de préfigurations (avec un ou deux millénaires d’avance) de la « Loi » et de l’« Alliance » que Moïse rapporta à son peuple du sommet de la montagne.

Aujourd’hui encore, pour des raisons auxquelles contribuent des croyances diverses et variées au sujet du Dieu Un, des flots de sang coulent des bords du Nil à ceux de l’Euphrate, et du bassin de l’Oxus (l’Amou-Daria) à celui du Gange.

Aujourd’hui, plus que jamais, il est temps de revenir à ce que les sages et les génies anciens d’Égypte, de Chaldée, d’Assur, d’Elam, de Trans-Oxiane, de Perse et d’Inde surent discerner, il y a de nombreux millénaires : l’Esprit de Maât, la Vérité de ta, la Justice d’Arta.

iCité par A. Bonnetty in Annales de philosophie chrétienne, t. XV, p.112 (4ème série). Bibliothèque égyptologique contenant les œuvres des égyptologues français, Tome XXVI. Emmanuel de Rougé. Œuvres diverses, publiées sous la direction de G. Maspéro et Ed. Naville. 1907-1918. Tome sixième, p. 226-227

iiEmmanuel de Rougé. Mémoire sur la Statuette naophore du Musée grégorien du Vatican. Œuvres diverses, t. II, pp.364, 358, 366

iiiEmmanuel de Rougé. Œuvres diverses, publiées sous la direction de G. Maspéro et Ed. Naville. Bibliothèque égyptologique contenant les œuvres des égyptologues français, Tome XXVI. 1907-1918. Tome sixième, p.232

ivIbid. p. 232

vErik Hornung note que les égyptologues contemporains donnent aujourd’hui la prononciation ‘netjer’ pour le hiéroglyphe nr.

viPeter le Page Renouf. Lectures on the Origin and Growth of Religion as Illustrated by the Religion of Ancient Egypt delivered in May and June 1879. London, Williams and Norgate, 2nd Edition, 1884, p. 94

viiErik Hornung. Der Eine und die Vielen. 1971. Trad. Paul Couturiau. Les Dieux de l’Égypte. L’Un et le multiple. Flammarion 1992, p195

viiiIbid. p.195

ixIbid. p.195

xArthur Christensen, Acta Orientalia, article cité par G. Dumézil, Naissances d’archanges, p.317, et également cité par Jacques Duchesne-Guillemin, Zoroastre, Robert Laffont, 1975, p. 57

xiYasna 44, 3 sq. Cité par J. Duchesne-Guillemin, op.cit. p. 58

xii Ṛg Veda V,12, 6

xiiiPs. 85,14. צֶדֶק, לְפָנָיו יְהַלֵּךְ; וְיָשֵׂם לְדֶרֶךְ פְּעָמָיו. « La justice marche au-devant de lui, et trace la route devant ses pas ».

xivJacques Duchesne-Guillemin, Zoroastre, Robert Laffont, 1975, p. 59, n.1.

xvJn, 14, 6

xviṚg Veda V, 62, 1 et 68, 4

xviiLes Gâthâs. Yasna hat 29. Trad. Khosro Khazaï Pardis. Albin Michel, 2011, p.122

xviiiLes Gâthâs. Yasna hat 30. Trad. Khosro Khazaï Pardis. Albin Michel, 2011, p.127

xixErik Hornung. Der Eine und die Vielen. 1971. Trad. Paul Couturiau. Les Dieux de l’Égypte. L’Un et le multiple. Flammarion 1992, p.195

xx Erik Hornung. Der Eine und die Vielen. 1971. Trad. Paul Couturiau. Les Dieux de l’Égypte. L’Un et le multiple. Flammarion 1992, p.196

L’avenir de la religion est dans le plagiat


Le « plagiat » désignait originairement « l’action de vendre ou d’acheter comme esclave une personne libre ».i Le mot vient du latin plagiarius ou plagiator, « voleur d’homme ». Cette acception est aujourd’hui inusitée. Le mot ne s’emploie plus que dans un contexte littéraire, artistique ou scientifique. Le « plagiat » est le fait de s’approprier les mots de quelqu’un d’autre en les faisant passer pour les siens.

Le plagiator et le plagiaire ont un point commun, celui de s’attaquer à l’être même de l’homme. Voler les idées d’un homme revient à le voler en tant qu’être, à dérober sa substance.

« Plagier » c’est asservir la pensée d’un homme, la faire passer sous la coupe d’un autre homme, la rendre « esclave ».

Un évêque palestinien, Eusèbe de Césarée (265-339), reconnu comme « Père de l’Église », a porté une charge sévère contre les multiples plagiats et emprunts faits par les Grecs aux dépens des nombreux peuples qui les avaient précédé dans l’histoire (des idées).

L’intention d’Eusèbe était apologétique. Il visait à amoindrir le prestige de la philosophie grecque, à un moment où il fallait conforter le développement de la religion chrétienne.

« Les Grecs ont pris aux Barbares la croyance à des dieux multiples, les mystères, les initiations, et en outre les relations historiques et les récit mythiques sur les dieux, les physiologies allégorisantes des mythes et toute l’erreur idolâtrique.»ii

Le pillage est permanent, universel. Les Grecs volent tout le monde et se volent entre eux.

« Les Grecs ont accaparé les opinions hébraïques et ont pillé les reste des sciences chez les Égyptiens et les Chaldéens comme chez les autres nations barbares, et maintenant on les prend à se dérober mutuellement leur réputation d’écrivain. Chacun d’eux par exemple a volé à son voisin des passions, des idées, des développements entiers et s’en est paré comme d’un labeur personnel. »iii

Eusèbe cite le témoignage de Clément d’Alexandrie : « Nous avons prouvé que la manifestation de la pensée grecque avait été illuminée par la vérité que nous ont donnée les Écritures (…) et qu’avait passé jusqu’à eux le vol de la vérité ; eh bien ! Dressons les Grecs les uns contre les autres comme témoin de ce vol. »iv

Les noms les plus prestigieux de la pensée grecque sont mis au pilori du déshonneur.

Clément d’Alexandrie cite « les expressions d’Orphée, d’Héraclite, de Platon, de Pythagore, d’Hérodote, de Théopompe, de Thucydide, de Démosthène, d’Eschine, de Lysias, d’Isocrate et de cent autres qu’il serait superflu d’énumérer. »v

Porphyre, lui aussi, accuse Platon d’avoir été un plagiaire dans son Protagoras.

L’accusation est nette, précise et dévastatrice. « Toute la fameuse culture philosophique des Grecs, leurs premières sciences, leur orgueilleuse logique ont été par eux empruntée aux Barbares. »vi

Le fameux Pythagore lui-même est allé à Babylone, en Égypte, dans toute la Perse. Il a tout appris auprès des mages et des prêtres. Il est même allé s’instruire auprès des Brahmanes, dit-on. Des uns il put apprendre l’astrologie, des autres la géométrie et d’autres encore l’arithmétique et la musique.vii

Même l’alphabet grec a été inventé en Phénicie, et fut introduit en Grèce par Cadmos, phénicien de naissance.

Quant à Orphée, il a emprunté aux Égyptiens ses rites, ses « initiations aux mystères », et ses « affabulations » sur l’Hadès. Le culte de Dionysos est entièrement calqué sur celui d’Osiris, et le culte de Déméter sur celui d’Isis. La figure d’Hermès Psychopompe, le conducteur des morts, s’inspire à l’évidence des mythes égyptiens.

Il faut en conclure, dit Eusèbe, que la théologie hébraïque doit être préférée à la philosophie des Grecs, laquelle doit être mise au second rang, puisque ce n’est qu’un ramassis de plagiats.

Les dieux grecs forment une cohorte de dieux de seconde main, d’emprunts éclectiques, de l’Égypte à la Mésopotamie et de l’Inde à la Perse. Moïse est bien antérieur à la prise de Troie, il précède donc l’apparition de la majorité des dieux des Grecs et de leurs sages.

Eusèbe vise à magnifier l’héritage hébraïque en déconsidérant entièrement la « sagesse grecque » et le Panthéon de ses dieux importés.

Alors, la pensée grecque, pensée pirate ?

D’abord, les idées des mages persans, des prêtres égyptiens et des brahmanes de l’Inde n’ont pas été copiées telles quelles. Pythagore ou Platon les ont digérées, transformées, métamorphosées même, transmutées en quelque chose d’entièrement original.

La pensée grecque a inventé la liberté de penser en copiant, en augmentant, en critiquant.

Ensuite les « emprunts grecs » représentent une fort longue chaîne, qui remonte à l’aube des temps. Et tout le monde faisait ça. Il n’est pas du tout sûr, par exemple, que Moïse lui-même ait entièrement été exempt de plagiat. Élevé à la cour du Pharaon Amôsis, – selon Tatien et Clément d’Alexandrie, il est fort probable que Moïse a bénéficié de nombre d’idées égyptiennes sur le Dieu caché (Ammon) et le Dieu unique (Aton).

Ammon, Dieu « caché », était vénéré en Égypte depuis plus de deux millénaires avant Moïse. Quant au Dieu « unique » Aton, il fut célébré par Aménophis IV, qui prit le nom d’Akhenaton en son honneur, plusieurs siècles avant l’Exode. Plusieurs rites religieux instaurés par Moïse semblent avoir été copiés sur les rites égyptiens, par le moyen d’une « inversion » délibérée, en en prenant le contre-pied direct, ce qui est, il est vrai, une forme originale de plagiat. Ainsi le sacrifice biblique d’ovins ou de bovins a été institué par Moïse, en quelque sorte par réaction contre le culte égyptien qui bannissait précisément les sacrifices du sang. Ce n’est pas un hasard si Moïse fit adopter comme rite « sacré » ce qui semblait le plus « sacrilège » aux Égyptiens, lesquels accordaient un statut de figure sacrée, et même « divine » au taureau Apis, et pour qui il était donc hors de question d’égorger sur des autels vaches, bœufs ou taureaux.

Il est intéressant de rappeler que cette prohibition des sacrifices sanglants était également respectée depuis quelques millénaires déjà par le culte védique, dans le bassin de l’Indus.

Qu’en conclure ? Que les idées essentielles circulent, soit dans leurs expressions positives, soit en suscitant des réactions négatives, des oppositions directes.

En matière d’idées, dirons-nous de façon provocatrice, rien n’est plus profitable que le plagiat, à long terme. Et en matière de religion, plus on plagie, plus on se rapproche, en fait, d’une prise de conscience commune, et d’un consensus larvaire, mais on peut l’espérer lentement croissant, sur les sujets les plus difficiles.

La religion mondiale a commencé il y a plus de 800.000 ans ou un million d’années, ainsi qu’en témoignent les traces d’activité religieuse trouvées à Chou Kou Tien, près de Pékin, et qui montrent que l’Homo sapiens avait déjà une idée de l’au-delà, de la vie après la mort, et par conséquent du divin.

Moïse et Platon sont des jalons dans la longue histoire de la religion mondiale. Les chamanes qui ont officié il y a 40.000 ans dans la grotte du Pont d’Arc, ceux qui ont pris le relais plus tard à Altamira ou à Lascaux, étaient humains au plein sens du terme.

Ils annoncent depuis le fond des siècles la venue des prophètes de l’avenir, qui émergeront, c’est l’évidence, au sein d’une planète surpeuplée, menacée par la folie, la mort et le désespoir.

iLe Dictionnaire Littré donne cet exemple du sens de « plagiat » : « Arnauld du Tilh a été condamné pour avoir commis sept grands crimes, fausseté de nom, supposition de personne, adultère, rapt, sacrilège, larcin, plagiat ; ce dernier crime est celui qu’on commet en retenant une personne qui est en puissance d’autrui (Guyot de Pitaval, Causes célèbres, I, 49) ».

iiEusèbe de Césarée. Préparation évangélique. Livre X, 1,3

iiiIbid. Livre X, 1,7-8

ivIbid. X,2,1

vIbid. X,2,6

viIbid. X,3,26

viiIbid. X,4,15

Un Dieu sans Nom peut-il encore agir ?


L’intuition du mystère a touché l’humanité depuis l’origine. Il y a huit cent mille ans, des hommes ont procédé à des rites religieux accompagnant la mort de leurs proches, dans une grotte, située près de Pékin, à Chou Kou Tien. On y a trouvé des crânes placés en cercle et peints d’ocre rouge. Ils témoignent qu’il y a moins d’un million d’années, des hommes pensaient que la mort était un passage.

La fascination pour les mondes, le sentiment du mystère, la confrontation avec la faiblesse de la vie et la rigueur de la mort, paraissent faire partie du patrimoine génétique humain, depuis l’aube des temps, habitant l’inconscient, sculptant les cultures, nouant les mythes, informant les langues.

L’idée de la puissance du divin est une idée extrêmement ancienne, aussi vieille que l’humanité même. Il est tout aussi évident que les esprits des hommes se sont, dès l’origine, tournés vers des formes d’animisme, des religions d’immanence ou encore des religions de l’extase, et de transes transcendantes, bien avant d’être en mesure de supputer et d’affiner des questions « théologiques » comme celle de l’opposition formelle entre « polythéisme » et « monothéisme ».

Les cerveaux et les cultures, les esprits et les langues, n’étaient pas mûrs encore.

Animisme, chamanisme, immanentisme, polythéisme, monothéisme, pour désigner ce qui ne peut se dire, les mots en –isme ne manquent pas. Dans la haute époque, l’époque de l’aube humaine, tous ces –ismes se conjoignaient évidemment dans une seule intuition, une seule vision : la faiblesse absolue de l’homme, la fugacité irrémédiable de sa vie, et la grandeur et la puissance infinies du divin.

Sentie, devinée, crainte, adorée, révérée, cette puissance était une et multiple. D’innombrables noms, par toute la terre, ont tenté de dire cette puissance, sans atteindre à son unité intrinsèque.

C’est pourquoi, l’assertion des monothéismes que « Dieu est Un » enfonce à la fois une porte ouverte, depuis des millions d’années, et ferme dans le même temps, d’une certaine manière, notre compréhension de la nature même du « mystère », notre intelligence de la façon dont ce « mystère » s’est installé au cœur de l’âme humaine, depuis que l’Homo se sait sapiens

Au 17ème siècle, Ralph Cudworth s’attaquait déjà au « grand préjugé » qui voulait que toutes les religions primitives et antiques aient été polythéistes, et que seule « une petite poignée insignifiante de Juifs »i ait élaboré l’idée d’un Dieu Unique.

« Petite  poignée insignifiante »? Par rapport aux Nations, le nombre n’est pas toujours ce qui signifie le mieux. La vraie question c’est: l’idée du Dieu Unique a-t-elle été inventée par les Juifs? Si oui, quand et pourquoi? Si non, qui l’a inventée, et depuis combien de temps?

Si l’on analyse les sources disponibles, il semblerait que cette idée a fait son apparition très tôt au milieu des Nations, et cela peut-être même dès avant les temps dits « historiques ». Mais il faut reconnaître que les Juifs ont porté l’idée à son incandescence, et surtout qu’ils l’ont « publiée », « démocratisée », en en faisant l’idée essentielle de leur peuple. Ailleurs, et depuis des millénaires, l’idée était présente, mais réservée en quelque sorte à une élite.

Le polythéisme grec, les oracles sibyllins, le zoroastrisme, la religion chaldéenne, l’orphisme, toutes ces religions « antiques » distinguaient pour leur part une radicale différence entre de multiples dieux nés et mortels, et un Dieu Unique, non créé et existant par lui-même. La cabale orphique avait un grand secret, un mystère réservé aux initiés, à savoir : « Dieu est le Tout ».

Cudworth déduit des témoignages de Clément d’Alexandrie, de Plutarque, de Jamblique, d’Horapollon, ou de Damascius, qu’il était « incontestablement clair qu’Orphée et tous les autres païens grecs connaissaient une divinité unique universelle qui était l’Unique, le Tout. » Mais ce savoir était secret, réservé aux initiés.

Clément d’Alexandrie écrit: « Tous les théologiens barbares et grecs avaient tenu secrets les principes de la réalité et n’avaient transmis la vérité que sous forme d’énigmes, de symboles, d’allégories, de métaphores et d’autres tropes et figures analogues. »ii Clément fait d’ailleurs une comparaison à ce sujet entre Égyptiens et Hébreux : « Les Égyptiens représentaient le Logos véritablement secret, qu’ils conservaient au plus profond du sanctuaire de la vérité, par ce qu’ils appellent « Adyta », et les Hébreux par le rideau dans le Temple. Pour ce qui est de la dissimulation, les secrets des Hébreux et ceux des Égyptiens se ressemblent beaucoup. »iii

Les hiéroglyphes (en tant qu’écriture sacrée) et les allégories (le sens des symboles et des images) étaient utilisés pour transmettre les arcanes secrètes de la religion égyptienne à ceux qui s’en trouvaient dignes, aux prêtres les plus qualifiés et à ceux qui étaient choisis pour succéder au roi.

La « science hiéroglyphique » était tout entière chargée d’exprimer les mystères de la théologie et de la religion de façon qu’ils restent dissimulés à la foule profane. Le plus haut de ces mystères était celui de la révélation de « la Divinité Unique et universelle, du Créateur du monde entier », ajoutait Cudworth.

Plutarque a noté à plusieurs reprises dans son célèbre ouvrage, Sur Isis et Osiris, que les Égyptiens appelaient leur Dieu suprême « le Premier Dieu » et qu’ils le considéraient comme un « Dieu sombre et caché ».

Cudworth signale que Horapollon « nous dit que les Égyptiens connaissaient un Pantokrator (Souverain universel) et un Kosmokrator (Souverain cosmique)», et que la notion égyptienne de « Dieu » désignait un « esprit qui se diffuse à travers le monde, et pénètre en toutes choses jusqu’au plus profond ».

Le « divin Jamblique » procède à des analyses similaires dans son De Mysteriis Aegyptiorum.

Enfin, Damascius, dans son Traité des premiers principes, écrit que « les philosophes égyptiens disaient qu’il existe un principe unique de toutes choses, qui est révéré sous le nom de « ténèbres invisibles ». Ces « ténèbres invisibles » sont une allégorie de cette divinité suprême, à savoir du fait qu’elle est inconcevable. »

Cette divinité suprême a pour nom « Ammon », ce qui signifie « ce qui est caché », comme l’a expliqué Manéthon de Sébennytos.

Cudworth, à qui on doit cette compilation de citations, en déduit que « chez les Égyptiens, Ammon n’était pas seulement le nom de la Divinité suprême, mais aussi le nom de la Divinité cachée, invisible et acorporelle ».

Cudworth conclut que bien avant Moïse, lui-même de culture égyptienne, et élevé dans la connaissance de la ‘sagesse égyptienne’, les Égyptiens adoraient déjà un Dieu Suprême, conçu comme invisible, caché, extérieur au monde et indépendant de lui.

L’Un (to Hen, en grec) est l’origine invisible de toutes choses et il se manifeste, ou plutôt « se dissimule » dans le Tout (to Pan, en grec).

Le même travail de remontée anthropologique vers les profondeurs mystérieuses de la croyance peut être entrepris de façon systématique, notamment avec les plus anciens textes dont nous disposions, ceux du Zend Avesta, les Védas et leurs commentaires les Upaniṣad.

« Au-delà des sens est le mental, plus haute que le mental est l’essence, au-dessus de l’essence est le grand Soi, plus haut que le grand [Soi] est le non-manifesté.

Mais au-delà du non-manifesté est l’Homme, le Purua, traversant tout et sans signe en vérité. En le connaissant, l’être humain est libéré et atteint l’immortalité.

Sa forme n’existe pas pour être vue, nul ne peut la voir par l’œil. Par le cœur, par l’intelligence, par le mental il est appréhendé – ceux qui le connaissent deviennent immortels. (…)

Pas même par la parole, ni par le mental on ne peut l’atteindre, ni par l’œil. Comment peut-il être perçu autrement qu’en disant : « Il est » ? 

Et en disant « il est » (asti), on peut le percevoir de deux façons selon sa vraie nature. Et en disant « il est », pour celui qui le perçoit, sa vraie nature est établie. 

Quand sont libérés tous les désirs établis dans son cœur, alors le mortel devient immortel, il atteint ici le brahmaniv

Le Zohar affirme : « Le Saint béni soit-Il a un aspect caché et un aspect révélé. » Ne sont-ce pas là « deux façons » de percevoir la vraie nature de « Il est » ?

Le Rabbi Hayyim de Volozhyn affirme : « L’essence du En-Sof (In-fini) est dissimulée plus que tout secret ; on ne doit le nommer d’aucun nom, pas même du Tétragramme, pas même du bout de la plus petite lettre, le Yod. »v

Alors, que veulent dire tous ces noms de Dieu, dans le monothéisme qui se veut le plus pur ?

« R. ‘Abba bar Mamel dit : Le Saint béni soit-Il dit à Moshé : Tu veux connaître mon Nom ? Je me nomme d’après mes actes. Parfois je m’appelle El Shadday, Tsebaoth, Elohim, YHVY. Quand je juge les créatures je m’appelle Elohim, lorsque je combats les méchants, je me nomme Tsebaoth, quand je suspends les fautes des hommes je suis El Shadday et lorsque je prends les mondes en pitié, je me nomme YHVH. Ce Nom est l’attribut de miséricorde, comme il est dit : « YHVY, YHVH, Dieu miséricordieux et compatissant » (Ex. 34,6). De même : ‘Ehyeh, asher ‘Ehyeh (Je suis qui je suis) (Ex. 3,14) – Je me nomme d’après mes actes. »vi

Voilà des paroles bien sages, qui invitent à se demander quel pouvait bien être le nom de YHVH, il y a 800.000 ans, à Chou Kou Tien, lorsqu’il vit la peine de ces hommes et de ces femmes, Homo sapiens dans l’affliction, assemblés au fond d’une grotte.

Ou alors, s’Il n’avait pas de Nom, pour eux, c’est donc qu’Il n’avait pas non plus voulu « agir », pour eux ?

iRalph Cudworth, True Intellectual System of the Universe (1678), cité in Jan Assmann, Moïse l’Égyptien, 2001, p.138

iiClément d’Alexandrie, Stromata V, ch. 4, 21,4

iiiClément d’Alexandrie, Stromata V, ch.3, 19,3 et Stromata V, ch.6, 41,2

ivKaha-upaniad 2.3. 7-9 et 12-14. Les upaniad.Trad. Alyette Degrâces. Fayard. 2014. p. 390-391

vRabbi Hayyim de Volozhyn. L’âme de la vie. 2ème Portique, ch. 2. Trad. Benjamin Gross. Verdier. Lagrasse, 1986, p.74

viIbid. 2ème Portique, ch. 3, p. 75.

Du Dieu caché et du désespoir


 

L’idée d’un Dieu caché est profondément inscrite dans le judaïsme. Dieu transcende toute conception. Aucune image ne peut le représenter. Le Saint des Saints est vide.

Les prophètes le répètent :

« Mais tu es un Dieu qui te caches, Dieu d’Israël, sauveur ! » Is. 45,15

« Pourquoi caches-tu Ta Face ? » Ps. 44,24

Cette notion d’un Dieu caché n’était d’ailleurs pas spécifique au judaïsme, à l’époque assez tardive où celui-ci l’adopta. La très ancienne civilisation égyptienne avait depuis longtemps une conception similaire du Dieu suprême : le Dieu Râ se cache dans sa propre apparence. Le disque solaire n’est pas le Dieu, et il ne représente pas le Dieu : il n’est que le voile mystérieux qui cache le Dieu.

Ceci est vrai des autres Dieux du panthéon égyptien, qui ne sont en réalité que des apparences multiples du Dieu unique. « Les formes extérieures dont les Égyptiens revêtaient la divinité étaient uniquement des voiles conventionnels, derrière lesquels se cachaient les splendeurs du Dieu unique. », analyse F. Chabas, dans sa présentation du Papyrus magique Harris (1860).

Le terme Ammon signifie le « caché » (occultatus) dans la langue des hiéroglyphes. Ce mot dérive de amen, « cacher ». Une adresse au Dieu Ammon-Râ résume le mystère : « Tu es caché dans le grand Ammon ».

Le Dieu Râ est caché dans le caché, il est caché dans le mystère de sa brillante apparence.

Râ n’est pas un Dieu-soleil, comme on a voulu l’interpréter fautivement. Le disque solaire n’est que son symbole. Le Dieu réside derrière l’abstraction que forme ce « disque », épuré.

Il faut lire la prière d’adoration d’Ammon-fa-Harmachis du Papyrus Harris (IV 1-5) pour se convaincre de la conception abstraite, grandiose et transcendante que les Égyptiens se faisaient du Dieu Ammon-Râ. Cette conception est éloignée de l’idolâtrie qu’on a voulu par la suite attacher à une foi attestée en Haute Égypte, plus de deux millénaires avant le départ d’Abraham de la ville d’Ur en Chaldée…

Voici les invocations de cette prière d’adoration :

« Salut à toi, l’Unique qui s’est formé.

Vaste est sa largeur, il n’a pas de bornes.

Chef divin jouissant de la faculté de s’enfanter lui-même.

Uraeus ! grandes flamboyantes !

Vertu suprême, mystérieuse de formes.

Âme mystérieuse, qui a fait sa terrible puissance.

Roi de la Haute et de la Basse Égypte, Ammon Râ, Vie saine et forte, créé de lui-même.

Double horizon, Épervier de l’Orient, brillant, illuminant, éclatant.

Esprit, plus esprit que les dieux.

Tu es caché dans le grand Ammon.

Tu te roules dans tes transformations en disque solaire.

Dieu Tot-nen, plus vaste que les dieux, vieillard rajeuni, voyageur des siècles.

Ammon permanent en toutes choses.

Ce Dieu a commencé les mondes par ses plans. »

Le nom Uraeus, que l’on trouve dans ce texte comme épithète du Dieu Râ, est une transposition latinisée de l’original égyptien Aarar, qui désigne l’aspic sacré, le serpent royal Uraeus, et dont un second sens est « flammes ».

Ces invocations témoignent d’une très haute conception du mystère divin, plus de deux mille ans avant le judaïsme. Il importe d’insister sur ce point. Le Dieu mystérieux, caché, secret, est un paradigme universel.

Des hommes d’antique religion, dans les profondeurs du temps, ont passé des millénaires à méditer sur le mystère, à se confronter à la permanence du secret, à inventer des métaphores pour parler d’un Dieu indicible, ineffable.

Cette foi première prépara l’efflorescence plus tardive ce qu’il est convenu d’appeler le « monothéisme », dans son sens strict.

Mais il vaut le peine de chercher à remonter toujours plus haut, toujours plus loin. Les prières des temps anciens, d’où sont-elles venues ? Qui les a conçues ?

Qui a formulé ces mots dont le Papyrus Harris nous transmet la mémoire:

« Ammon qui se cache dans sa pupille !

Âme qui brille dans son œil, ses transformations saintes on ne les connaît pas.

Brillantes sont ses formes. Son éclat est un voile de lumière.

Mystère des mystères ! Son mystère n’est pas connu.

Salut à Toi au sein de Nut !

Vraiment tu as enfanté les dieux.

Les souffles de la vérité sont dans ton sanctuaire mystérieux. »i

Ce qui touche dans ces courtes phrases, c’est leur simplicité, « biblique », avant l’heure. Mots simples, humbles, pour traiter de hauts mystères.

Des prémonitions, des images fusent. L’« éclat » du Dieu n’est qu’« un voile de lumière ». On pense irrésistiblement à d’autres visions, celle du buisson ardent, ou celle des shamans.

Moïse, élevé à la cour des Pharaons, a peut-être pu emprunter telle ou telle métaphore à la culture dans laquelle il avait été élevé. Personne n’a le monopole des mystères. Ce qui importe, c’est que d’âge en âge, des hommes d’exception ont vu cette lumière, et que cela a transformé leur vie et celle de ceux qui les ont suivis.

L’humanité a accumulé pendant des millénaires une riche expérience des limites, elle a frôlé un terrain sacré, elle a perçu l’existence d’un mystère inouï. Quelques hommes et femmes ont pu, par moments, lever un coin du voile, apercevoir comme à travers un songe la brillance insoutenable d’une lumière intraduisible.

Il faut considérer à la fois l’ancienneté de la tradition, la profondeur des implications, la vivacité de l’expérience, pour ceux qui la firent. Ce fait anthropologique général, universel, massif, pluri-millénaire, ancré dans l’âme humaine au fin fond du cortex, comment concevoir qu’il ne relie pas mieux les hommes de foi entre eux, aujourd’hui dispersés entre des points cardinaux secondaires ?

Comment justifier le spectacle des haines religieuses, la désolation de la violence absurde et la prolifération du désespoir ?

iPapyrus Harris, Ch. V

Djihad, décapitation et castration.


Quel post-moderne peut encore comprendre les passions religieuses des sociétés ? Depuis que la philosophie occidentale a décrété la mort de la métaphysique, elle s’est mise hors d’état de penser l’état du monde réel.

Elle s’est mise de facto dans l’incapacité de penser un monde où l’on fait au nom des Dieux des guerres interminables et sans merci, un monde où des sectes religieuses égorgent les hommes, réduisent les femmes à l’esclavage et enrôlent les enfants pour en faire des assassins.

La philosophie se trouve incapable de contribuer à la bataille intellectuelle, théologico-politique contre le fanatisme.

Elle a déserté le combat sans avoir même tenté de combattre. Persuadée de ses démonstrations, elle s’est convaincue que la raison n’a rien à dire à propos de la foi, ni légitimité pour s’exprimer à ce sujet. Son scepticisme et son pyrrhonisme tranchent singulièrement avec l’assurance des ennemis de la raison

Les fanatismes se sont déchaînés. Aucune police de la pensée n’est en mesure de les arrêter. La critique philosophique a par avance reconnu son incapacité à dire quoi que ce soit de raisonnable sur la croyance, et son impensé.

Dans ce désert philosophique, il reste la voie anthropologique. Elle incite à revisiter les anciennes croyances religieuses, à la recherche d’un lien possible entre ce que les peuples vivant dans les vallées de l’Indus ou du Nil, du Tigre ou du Jourdain, croyaient il y a trente ou cinquante siècles, et ce que d’autres peuples croient aujourd’hui, dans ces mêmes régions.

Ces croyances mystifient les philosophes et les rationalistes, les politiques et les journalistes, comme celles qui font de la mort et de la haine les compagnes quotidiennes de millions de personnes, à deux heures d’avion de la modernité  repue, sceptique et assoupie.

Comment ne pas voir, par exemple, le lien anthropologique entre la castration volontaire des prêtres de Cybèle, les dogmes de la religion d’Osiris, et la foi des fanatiques djihadistes, leur goût de la décapitation et de l’égorgement ?

La castration fait partie des constantes anthropologiques, traduites au long des âges en figures religieuses, pérennes. Dans son lien avec l’« enthousiasme », la castration projette sa dé-liaison radicale avec le sens commun, et affiche son lien paradoxal et malsain avec le divin.

Pendant le « jour du sang », les prêtres d’Atys et Cybèle s’émasculent volontairement et jettent leurs organes virils au pied de la statue de Cybèle. Des néophytes et des initiés, pris de folie divine, tombent dans la fureur de l’ « enthousiasme », et les imitent, s’émasculant à leur tour.

Quelle est la nature de cet « enthousiasme » ? Que nous dit-il sur la raison et la déraison humaine ?

Jamblique écrit à ce propos : « Il faut rechercher les causes de la folie divine ; ce sont des lumières qui proviennent des dieux, les souffles envoyés par eux, leur pouvoir total qui s’empare de nous, bannit complètement notre conscience et notre mouvement propres, et émet des discours, mais non avec la pensée claire de ceux qui parlent ; au contraire, c’est quand ils les « profèrent d’une bouche délirante »i et sont tout service pour se plier à l’unique activité de qui les possède. Tel est l’enthousiasme. »ii

Cette description de la « folie divine », de l’« enthousiasme », par un contemporain de ces scènes orgiaques, de ces visions de démesure religieuse, me frappe par son empathie. Jamblique évoque ce « pouvoir total qui s’empare de nous » et « bannit notre conscience » comme s’il avait éprouvé lui-même ce sentiment.

On peut faire l’hypothèse que cette folie et ce délire sont structurellement et anthropologiquement analogues à la folie et au délire fanatique qui occupent depuis quelque temps la scène médiatique et le monde aujourd’hui.

Face à la folie, il y a la sagesse. Jamblique évoque dans le même texte le maître de la sagesse, Osiris. « L’esprit démiurgique, maître de la vérité et de la sagesse, quand il vient dans le devenir et amène à la lumière la force invisible des paroles cachées, se nomme Amoun en égyptien, mais quand il exécute infailliblement et artistement en toute vérité chaque chose, on l’appelle Ptah (nom que les Grecs traduisent Héphaistos, en ne l’appliquant qu’à son activité d’artisan) ; en tant que producteur des biens, on l’appelle Osiris. »iii

Quel lien entre Osiris et la castration ?

Plutarque rapporte avec de nombreux détails le mythe d’Osiris et d’Isis. Il ne manque pas d’établir un lien direct entre la religion grecque et l’ancienne religion égyptienne. « Le nom propre de Zeus est Amoun [dérivant de la racine amn, être caché], mot altéré en Ammon. Manéthon le Sébennyte croit que ce terme veut dire chose cachée, action de cacher ».

C’est affirmer un lien entre Zeus, Amoun/Ammon, Ptah et Osiris.

Mais le plus intéressant est sa narration du mythe osirien.

On se rappelle que Seth (reconnu par les Grecs comme étant Typhon), frère d’Osirisiv, le met à mort, et découpe son cadavre en morceaux. Isis part à la recherche des membres d’Osiris éparpillés dans toute l’Égypte. Plutarque précise: « La seule partie du corps d’Osiris qu’Isis ne parvint pas à trouver ce fut le membre viril. Aussitôt arraché, Typhon (Seth) en effet l’avait jeté dans le fleuve, et le lépidote, le pagre et l’oxyrrinque l’avaient mangé : de là l’horreur sacrée qu’inspirent ces poissons. Pour remplacer ce membre, Isis en fit une imitation et la Déesse consacre ainsi le Phallos dont aujourd’hui encore les Égyptiens célèbrent la fête. » (Plutarque, Isis et Osiris)

Un peu plus tard, Seth-Typhon décapite Isis. Il semble qu’il y ait là un lien, au moins métonymique, entre le meurtre d’Osiris, l’arrachement de son membre viril par Seth, et la décapitation de la déesse Isis par le même. Un acharnement à la déchirure, à la section, à la coupure.

Seth-Typhon ne s’en tira pas si bien. Le Livre des morts raconte qu’Horus l’émascula à son tour, puis l’écorchav. Plutarque rapporte également que Hermès, inventeur de la musique, prit les nerfs de Seth pour en faire les cordes de sa lyre.

On le voit bien : décapitation, émasculation, démembrement sont des figures anciennes, toujours réactivées. Ce sont des signaux d’une forme de constance anthropologique. S’appliquant aux dieux anciens, mais aussi aux hommes d’aujourd’hui, la réduction du corps à ses parties, l’ablation de « tout ce qui dépasse » est une figure de l’humain réduit à l’inhumain.

Dans ce contexte, et de façon structurellement comparable, l’avalement du pénis divin par le poisson du Nil est aussi une figure vouée à la réinterprétation continue, et à sa transformation métaphorique.

Le prophète Jonas, יוֹנָה (yônah) en hébreu, fut également avalé par un poisson, comme avant lui le pénis d’Osiris. De même qu’Osiris ressuscita, Jonas fut recraché par le poisson trois jours après. Les Chrétiens ont également vu dans Jonas une préfiguration du Christ ressuscité trois jours après son ensevelissement.

Le ventre du poisson fait figure de tombeau provisoire, d’où il est toujours possible pour les dieux dévorés et les prophètes avalés de ressusciter.

La décapitation, le démembrement, la castration, armes de guerre psychologique, font partie de l’attirail anthropologique depuis des millénaires. La résurrection, la métamorphose et le salut aussi. Pour les Égyptiens, tout un chacun a vocation à devenir Osiris N., jadis démembré, castré, ressuscité, cet Osiris que, dans leurs hymnes sacrés, les Égyptiens appellent « Celui qui se cache dans les bras du Soleil ».

La modernité occidentale, oublieuse des racines de son propre monde, coupée de son héritage, vidée de ses mythes fondateurs, désormais sans Récit, se trouve brutalement confrontée à leur réémergence inattendue dans le cadre d’une barbarie qu’elle n’est plus en mesure d’analyser, et encore moins de comprendre.

i Héraclite DK. fr. 92

ii Jamblique, Les mystères d’Égypte, III, 8

iii Ibid. VIII, 3

iv Plutarque note que « les Égyptiens prétendent que Hermès naquit avec un bras plus court que l’autre, que Seth-Typhon était roux, qu’Horus était blanc et qu’Osiris était noir. » Voilà pourquoi « Osiris est un Dieu noir » devint l’un des secrets de l’arcane. S’agissait-il de qualifier par des couleurs symboliques des différences races qui peuplaient la vallée du Nil ? Notons que le rouge, le blanc et le noir sont aujourd’hui encore les couleurs du drapeau égyptien, et du drapeau syrien. Persistance des symboles.

v Cf. Ch. 17, 30, 112-113

Le monothéisme a été inventé bien avant Abraham et Moïse


Plus les recherches anthropologiques sur les origines des religions avancent, plus il devient évident que le monothéisme est une idée extrêmement ancienne, et qu’elle est peut-être même aussi vieille que l’humanité.

Au 17ème siècle, des chercheurs comme Ralph Cudworth s’attaquaient déjà au « grand préjugé » qui voulait que toutes les religions primitives et antiques aient été polythéistes, et que seule « une petite poignée insignifiante de Juifs »i ait élaboré l’idée d’un Dieu Unique.

Le polythéisme grec, les oracles sibyllins, le zoroastrisme, la religion chaldéenne, l’orphisme, toutes ces religions « antiques » distinguaient une radicale différence entre de multiples dieux nés et mortels, et un Dieu Unique, non créé et existant par lui-même. La cabale orphique avait un grand secret, un mystère réservé aux initiés, à savoir : « Dieu est le Tout ». Cudworth déduit des témoignages de Clément d’Alexandrie, de Plutarque, de Jamblique, d’Horapollon, ou de Damascius, qu’il était « incontestablement clair qu’Orphée et tous les autres païens grecs connaissaient une divinité unique universelle qui était l’Unique, le Tout. »

Mais ce savoir était secret, réservé aux initiés.

Clément d’Alexandrie écrit que « tous les théologiens barbares et grecs avaient tenu secrets les principes de la réalité et n’avaient transmis la vérité que sous forme d’énigmes, de symboles, d’allégories, de métaphores et d’autres tropes et figures analogues. »ii Et Clément fait d’ailleurs une comparaison à ce sujet entre Égyptiens et Hébreux : « Les Égyptiens représentaient le Logos véritablement secret, qu’ils conservaient au plus profond du sanctuaire de la vérité, par ce qu’ils appellent « Adyta », et les Hébreux par le rideau dans le Temple. Pour ce qui est de la dissimulation, les secrets des Hébreux et ceux des Égyptiens se ressemblent beaucoup. »iii

Les hiéroglyphes (en tant qu’écriture sacrée) et les allégories (le sens des symboles et des images) étaient utilisés pour transmettre les arcanes secrètes de la religion égyptienne à ceux qui s’en trouvaient dignes, aux prêtres les plus qualifiés et à ceux qui étaient choisis pour succéder au roi.

La « science hiéroglyphique » était tout entière chargée d’exprimer les mystères de la théologie et de la religion de façon qu’ils restent dissimulés à la foule profane. Le plus haut de ces mystères était celui de la révélation de « la Divinité Unique et universelle, du Créateur du monde entier », ajoutait Cudworth.

Il rappelle que Plutarque note à plusieurs reprises dans son célèbre ouvrage, Sur Isis et Osiris, que les Égyptiens appelaient leur Dieu suprême « le Premier Dieu » et qu’ils le considéraient comme un « Dieu sombre et caché ».

Cudworth signale aussi que Horapollon « nous dit que les Égyptiens connaissaient un Pantokrator (Souverain universel) et un Kosmokrator (Souverain cosmique)», et que la notion égyptienne de « Dieu » désignait un « esprit qui se diffuse à travers le monde, et pénètre en toutes choses jusqu’au plus profond ».

Le « divin Jamblique » procède à des analyses similaires dans son De Mysteriis Aegyptiorum.

Enfin, Damascius, dans son Traité des premiers principes, écrit que « les philosophes égyptiens disaient qu’il existe un principe unique de toutes choses, qui est révéré sous le nom de « ténèbres invisibles ». Ces « ténèbres invisibles » sont une allégorie de cette divinité suprême, à savoir du fait qu’elle est inconcevable. »

Cette divinité suprême a pour nom « Ammon », ce qui signifie « ce qui est caché », comme l’a expliqué Manéthon de Sébennytos.

Cudworth, à qui on doit cette compilation de citations, en déduit que « chez les Égyptiens, Ammon n’était pas seulement le nom de la Divinité suprême, mais aussi le nom de la Divinité cachée, invisible et acorporelle ».

Cudworth conclut que bien avant Moïse, lui-même de culture égyptienne, et élevé dans la connaissance de la ‘sagesse égyptienne’, les Égyptiens adoraient déjà un Dieu Suprême, conçu comme invisible, caché, extérieur au monde et indépendant de lui.

L’Un (to Hen, en grec) est l’origine invisible de toutes choses et il se manifeste, ou plutôt « se dissimule » dans le Tout (to Pan, en grec).

Le même travail de remontée anthropologique vers les profondeurs mystérieuses de la croyance devrait être entrepris de façon systématique, notamment avec les plus anciens textes dont nous disposions, ceux du Zend Avesta et surtout les Védas.

iRalph Cudworth, True Intellectual System of the Universe (1678), cité in Jan Assmann, Moïse l’Égyptien, 2001, p.138

iiClément d’Alexandrie, Stromata V, ch. 4, 21,4

iiiClément d’Alexandrie, Stromata V, ch.3, 19,3 et Stromata V, ch.6, 41,2