Neurosciences, nombres et lumière


« Arthur Rimbaud »

La psychologie et l’anthropologie cognitives se targuent de pouvoir dégager, par-delà la variabilité des langues et des cultures, des structures mentales universelles. Dans cette chasse aux structures, ce sont les plus (apparemment) simples, les plus immédiatement accessibles, qui sont privilégiées pour l’étude expérimentale. Cela est bien compréhensible. Mais ce critère de facilité expérimentale représente un biais en soi, et limite la portée ultérieure des résultats. Par exemple, l’intérêt des psychologues cognitifs pour les expérimentations faites autour des structures psychologiques associées aux ‘nombres naturels’ (1, 2, 3, 4, etc.) se justifie, en un sens, par la relative simplicité avec laquelle on peut créer des protocoles expérimentaux riches de résultats quantitatifs. Mais ceux-ci sont-ils toujours probants, lorsque vient le moment de les généraliser et d’élargir le champ de leurs applications? Il est fort instructif de considérer à ce sujet l’abîme conceptuel et méthodologique entre la psychologie cognitive et la psychologie des profondeurs, dans leurs approches respectives de la notion de ‘nombre’. Le point de vue de la psychologie des profondeurs est bien illustré par C.G. Jung, qui en fut le pionnier. Il a montré que des structures psychiques attachées aux nombres pouvaient être mises en rapport avec d’autres structures touchant au numineux et au sacré, et qu’elles pouvaient se rejoindre dans un ‘monde commun’, qu’il appelle unus mundus. Dans son ouvrage Explication de la nature et psyché, il formule clairement l’idée que l’exploration des archétypes des nombres naturels permet de pénétrer plus avant dans la réalité unitaire, et complexe, de la psyché et de la matière. « J’ai le sentiment que le nombre est une clé du mystère, puisqu’il est autant découvert qu’inventé. Il est quantité aussi bien que signification ; sur ce dernier point, je citerai les quantités arithmétiques de l’archétype fondamental de ce qu’on nomme le ‘Soi’ (monade, microcosme, etc.) et ses variantes du quatre, le 3 + 1 et le 4 + 1, qui sont historiquement et empiriquement bien illustrés par des documents. »i

Sa disciple, Marie-Louis von Franz, a continué les recherches initiées par Jung sur les archétypes attachés au nombre. Son livre Nombre et tempsii fournit une abondante source documentaire, anthropologique et ethnographique, et explore la profondeur immémoriale des liens entre le nombre et le sacré. S’appuyant largement sur les travaux antérieurs de Jung, elle apporte des considérations complémentaires sur les archétypes du 2 (pouvant s’interpréter à l’aide des concepts de ‘dualité’, d’‘opposition’, de ‘séparation’, mais aussi de ‘suite’ et d’‘accompagnement’iii), du 3 (concept de ‘trinité’) ou du 4 (concepts de ‘quaternion’ et de ‘mandala’).

Pour Pythagore l’archétype du ‘Deux’ symbolisait la matière, par opposition à l’esprit qui était représenté par l’‘Un’. Mais, selon une autre interprétation, rapportée par M.-L. Von Franz, l’Un contient déjà le Deux en puissance, et il l’engendre de toute éternité. « Le double aspect de l’Un comme Totalité-Unité et unité de compte (MonotèsHenotès) contient déjà virtuellement le deux. C’est pourquoi l’Un primordial était déjà, en ce qui concerne son contenu (par exemple dans la spéculation gnostique des nombres), caractérisé comme ‘Père-Mère, ‘Silence-Force’ divinsiv (…) Le deux était rattaché à Eve, c’est pourquoi le diable la tenta la première. Il existe ainsi une parenté secrète entre la dualité, le diable et la femme, et le quatre, que l’on peut déduire du deux, a également reçu une valeur négative, en tant que ‘païen’. Le deux est même le diable en personne. Ce principe diabolique de dualité a tenté d’édifier une création opposée à Dieu, luttant contre l’ordre trinitaire du monde. (…) On peut voir une variante de la même idée archétypique dans la théorie cosmogonique de Pascual Jordan, d’après laquelle l’univers serait sorti d’une paire de neutronsv. »vi Par nature, les archétypes traversent aisément les frontières disciplinaires, mais aussi celles de l’inconscient. Si la psychologie cognitive désire traiter sérieusement du concept de nombre ‘naturel’, il lui faudrait aussi tenir compte des valeurs archétypiques et des associations inconscientes attachées aux idées de l’Un, du Deux ou du Trois, et ne pas s’empêcher non plus de voir leurs prolongements dans des traditions philosophiques comme le monisme, le non-dualisme ou le dualisme, ou encore dans la prégnance philosophique ou religieuse du paradigme trinitaire.

Pourtant, la distance entre les approches de la psychologie cognitive et celles de la psychologie des profondeurs quant à l’essence même du ‘nombre’ reste flagrante. Un excellent exemple est celui des lois de Weber et de Fechner, dont la psychologie cognitive fait notoirement usage. Ces lois ont en effet de nombreuses applications expérimentales, pour la quantification (et la ‘numérisation’) des réponses à des stimuli sensoriels. Selon la loi de Weber, plus les stimuli sensoriels augmentent en intensité, plus les sensations qu’ils provoquent deviennent subjectivement imprécises. Autrement dit, plus les nombres qui traduisent les stimulations sensorielles sont grands, plus leur estimation consciente par le sujet devient approximative. Quant à la loi de Fechner, elle stipule que des stimuli d’intensité croissante produisent des effets ressentis augmentant, relativement, de moins en moins. Les sensations s’accroissent d’autant plus faiblement que les stimuli augmentent davantage, selon une courbe logarithmique.

Ces lois ne tombent pas du ciel. Elles sont en quelque sorte câblées dans le système neuronal. On a fait l’hypothèse qu’il existe des « neurones détecteurs de nombres », capables de détecter quatre ou cinq objets en même temps. La modélisation du fonctionnement de ces neurones montre que plus le nombre d’objets à détecter augmente, plus le codage neural qui permet d’évaluer ce nombre devient imprécis. Selon ce modèle, le système neuronal allouerait d’autant moins de neurones à la reconnaissance numérique, que les objets à percevoir augmenteraient en nombre. C’est là, inscrite dans l’architecture neuronale elle-même, une première approximation des lois de Weber-Fechner.

Ces lois ne s’appliquent en principe qu’à des stimuli sensoriels, et à leurs effets psycho-physiologiques induits. Mais, par une expérience de pensée, on pourrait concevoir, en théorie, qu’elles s’appliquent aussi à des stimuli non sensoriels, par exemple des stimuli émotionnels ou cognitifs. On pourrait alors supposer que des stimuli émotionnels ou cognitifs de plus en plus forts provoqueraient des réponses émotionnelles, ou cognitives, de moins en moins rapidement croissantes, suivant en cela les courbes logarithmiques prévues par Fechner. Si les lois de Weber-Fechner se trouvaient être ainsi généralisables, et si on pouvait les appliquer non seulement aux stimuli sensoriels, mais aussi à des stimuli émotionnels, affectifs ou cognitifs, cela aurait d’étonnantes conséquences qualitatives, dont certaines parfaitement contre-intuitives. Si des chocs émotionnels et affectifs successifs frappaient avec une intensité croissante la conscience, celle-ci se révélerait-elle de plus en plus émoussée, réagissant de moins en moins ? Si des idées ou des concepts étaient présentés à la conscience sous une forme de plus en plus frappante, de plus en plus percutante, les lois (‘généralisées’) de Weber et Fechner se traduiraient-elles par des réactions de plus en plus relativement dubitatives ou blasées ? La conscience serait-elle progressivement lassée, émoussée ou même anesthésiée lors de stimulations émotionnelles ou cognitives de plus en plus fortes ? Ce serait là une contrainte neuronale, structurelle, systémique, imposée à la conscience, quant à sa capacité de réagir adéquatement aux idées les plus nouvelles, aux sentiments les plus élevés, aux intuitions les plus foudroyantes. Cela expliquerait un certain état moyen dans lequel se tient la conscience habituelle, dans son état ‘normal’, quotidien. La conscience serait structurellement inhibée, de par sa programmation neuronale, synaptique, elle serait formatée en vue de ressentir de moins en moins des chocs émotionnels, affectifs ou intellectuels qui seraient de plus en plus élevés. Cela expliquerait, incidemment, pourquoi les génies de la pensée, les mystiques capables des plus grandes révélations, sont si rares. Plus une idée serait grande, folle, immense, géniale, divine même, plus la loi (généralisée) de Fechner tendrait à la réduire relativement, à la réfréner, à la comprimer, à l’émasculer, pour qu’elle reste dans le cadre de ce que la conscience ‘moyenne’ est capable de supporter, et d’assimiler. L’on pourrait considérer que les lois de Weber et Fechner sont donc, en somme, nécessaires à la survie de l’espèce. Elles fonctionnent comme une sorte de soupape de sécurité ou de disjoncteur destiné à empêcher des courts-circuits qui endommageraient gravement le système synaptique et neuronal si les effets ressentis, subjectifs, étaient directement proportionnels aux stimuli objectifs. On en déduirait qu’Homo sapiens a pu survivre (jusqu’à présent) avec des structures neurophysiologique ainsi formatées, parce qu’elles étaient précisément la meilleure manière de lisser les réactions à un environnement foncièrement imprédictible, ou potentiellement très dangereux…

Mais l’expérience de pensée suggérée ci-dessus est-elle légitime ? Peut-on réellement généraliser l’application des lois de Weber et Fechner (essentiellement quantitatives) à des stimuli qualitatifs, – émotionnels ou cognitifs ? S’il existe des « neurones détecteurs de nombres », existe-t-il aussi des neurones détecteurs d’idées neuves, des neurones détecteurs d’expériences inouïes, jamais vues, des neurones détecteurs de révélations (sacrées) et d’illuminations (mystiques) ? Peut-on appliquer les lois de Weber et Fechner aux effets des psychotropes, ou bien, dans un autre ordre d’idées, aux visions prophétiques ? Plus une vision serait puissante (par exemple, celle d’un Moïse sur le mont Horeb), moins nombreux, proportionnellement, seraient les neurones alloués à cette expérience, ou bien moindre leur réaction spécifique? Si la loi de Weber-Fechner s’appliquait effectivement aux illuminations ou aux révélations divines, les stimuli associés à ces expériences devraient-ils être exponentiellement augmentés pour compenser la loi logarithmique de Fechner, et produire des réactions subjectives suffisamment marquantes ? Et si cela n’était pas physiologiquement possible, devrait-on en conclure que, selon les lois de Weber-Fechner, les consciences des plus grands génies humains, des prophètes inoubliables, des poètes inclassables, des inventeurs de mondes, seraient bien vite blessées par des éclats éblouissants, des lumières aveuglantes, ou des visions les noyant dans l’obscurité ?

Mais il y a à ce sujet une autre hypothèse possible, celle d’une inversion pure et simple des lois de Weber et Fechner, lorsque la conscience est plongée dans des situations émotionnelles ou cognitives extrêmes. Loin de s’appliquer aux fonctions supérieures de la conscience de façon comparable aux expériences sensorielles, et loin de réduire relativement les effets ressentis, ces lois seraient alors invalidées et remplacées par des lois de dépassement, d’augmentation et même d’accélération de la conscience. Plus les stimuli émotionnels ou cognitifs seraient puissants, plus la réaction subjective augmenterait exponentiellement (et non plus de façon logarithmique), plus la conscience serait en mesure de se dépasser elle-même, et d’aller toujours plus loin dans son propre dépassement. Cela expliquerait que certaines consciences, peut-être plus douées, ou mieux préparées, seraient alors d’autant plus capables de s’ouvrir à la nouveauté absolue, à la surprise radicale, à la brûlure intolérable, à la vision explosive, à l’intuition déchirante, à la révélation écrasante, que les lois de Weber et Fechner seraient dans ces cas-là, non seulement abolies, mais transformées en leur contraire.

Les neurologues conviennent que les tâches qui impliquent un sens de la quantité – addition, soustraction, comparaison, évaluation d’un nuage de points  – activent dans le cerveau des régions particulières, dûment identifiées, au premier rang desquelles se trouve le fond du sillon intrapariétalvii. Est-ce à dire que les idées et les représentations attachées aux archétypes de l’Un, du Deux, du Trois, du Multiple ou de l’Infini, prennent aussi leur source en cet endroit du cerveau ? Si l’on pousse cette observation dans ses ultimes conséquences, l’idée de l’Unité essentielle du divin, celle de sa Trinité, ou de son Infinité, sont-elles elles aussi en germe, et en quelque sorte ‘pré-câblées’, au fond du sillon intrapariétal ? Quoi qu’il en soit, on peut admettre a minima que l’idée même d’un Dieu ‘Un’ ou celle de sa structure trinitaire, sont sans doute liées aux archétypes du 1 ou du 3. Ces nombres sont d’une part de ‘simples’ nombres naturels, mais ils sont aussi les symboles numineux de hauts dogmes religieux. Allons-plus loin sur cette ligne de pensée. Si les archétypes du 1, du 2 et du 3 se trouvent ‘codés’ dans le sillon intrapariétal, y trouve-t-on aussi ceux du ‘million’ ou de l’‘infini’ ? Serait-ce alors de ce sillon qu’a jailli le « million d’oiseaux d’or » vu par le Poète ?

Dans sa lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, Arthur Rimbaud a exposé son programme poétique en quelques phrases elliptiques: « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Ainsi, « il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ».

Rimbaud, cela est certain, ‘a vu’. Il en témoigne, dans Le Bateau ivre :

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très-antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
— Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? —

Rimbaud ‘a vu’. Mais quoi exactement?

Jean-Pierre Changeux, lui aussi, ‘a vu’, mais tout autre chose que Rimbaud, s’il faut en croire Stanislas Dehaene. Il ‘a vu’ que le libre arbitre est une illusion, que ce n’est pas l’homme qui ‘veut’ ou qui ‘décide’, mais que des décisions se prennent en lui, sans qu’il en ait conscience, à la suite de brisures de symétrie dans des réseaux neuronaux, stochastiques et métastablesviii… On voit, quant à nous, que Changeux, Dehaene et les neuroscientifiques comprennent bien mieux que Rimbaud, ce que le Poète lui-même a vu!

Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes
Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !

Contre le Poète, les neurosciences l’affirment : ce ne sont jamais là que des pleurs non décidés, un amour illusoire, une ivresse neuronale, une quille symétriquement brisée, un naufrage métastable et une Aube ‘exaltée’ et ‘navrante’, et donc stochastique…

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iC.G. Jung, Letters II, Londres, 1976, pp.399-400, cité par ML von Franz in op.cit.

iiMarie-Louise von Franz. Nombre et Temps. La Fontaine de pierre. 2012

iii« Entendu comme dynamisme psychique, l’archétype de la dualité se tient à l’arrière-plan des opérations de répétition et de division. C’est pourquoi le mot signifiant ‘deux’ est apparenté, dans certaines langues primitives, à celui de ‘fendre’, et dans d’autres, à ceux de ‘suivre’ et d’‘accompagner’. » Marie-Louise von Franz. Nombre et Temps. La Fontaine de pierre. 2012, p.102

iv Cf. A Gnostic Coptic Treatise, édité par C.A. Baynes, Cambridge, 1933

vCf. B. Bavink, Weltschöpfung in Mythos und Religion, Philosophie und Naturwissenschaft, Bâle 1951, pp. 80, 102.

viMarie-Louise von Franz. Nombre et Temps. La Fontaine de pierre. 2012, p.103-104, note 18

vii« Toutes les tâches qui évoquent un sens de la quantité – addition, soustraction, comparaison, mais aussi simple vision d’un chiffre ou dénombrement d’un nuage de points – activent un réseau reproductible de régions, au premier rang desquelles figure le fond du sillon intrapariétal. Cette localisation s’accorde avec les connaissances des neurologues. Dès les années 1920, deux médecins allemands, Henschen et Gerstmann, sur la base de l’observation des nombreux blessés de la première guerre mondiale, avaient montré que les lésions pariétales gauches entraînent une acalculie : le patient ne parvient plus à réaliser des opérations aussi simples que sept moins deux ou trois plus cinq. » S. Dehaene. Vers une science de la vie mentale. Leçon inaugurale au Collège de France.

viii« La psychologie naïve se demande comment nous prenons des décisions ; la nouvelle théorie indique comment des décisions se prennent en nous, par brisure de symétrie dans un réseau stochastique et métastable. Dans cette théorie, les lois psychologiques de la chronométrie mentale se déduisent de la physique statistique de réseaux neuronaux, et ceux-ci implémentent, en première approximation, l’algorithme de prise de décision de Turing. » S. Dehaene. Vers une science de la vie mentale. Leçon inaugurale au Collège de France.

Étoile, pierre, huile: une théodicée suisse du sacrifice


–Nicolas de Flue–

Marie-Louise von Franz, héritière spirituelle de C.G. Jung, a consacré un livre fort curieux aux « visions » de Nicolas de Flue, un mystique suisse du XVe siècle, « l’unique saint par la grâce de Dieu que la Suisse ait connu »i.

Von Franz commence son livre par le récit des visions prénatales de Nicolas de Flue, visions qu’il a donc eues dans le sein de sa mère, avant même d’être né, et qui ont été rapportées dans un texte étonnant:

Henry am Grund, ami et confident de Nicolas de Flue, a raconté comment frère Claus [le nom par lequel Nicolas de Flue était connu en Suisse] avait eu « une vision dans le sein de sa mère, avant même d’être né. » Il « avait vu dans le ciel briller une étoile qui éclairait le monde entier ; (…) aussi expliquait-il que cela signifiait que tout un chacun pouvait dire de lui qu’il brillait ainsi dans le monde. En outre, frère Claus lui avait dit avoir vu, avant sa naissance, dans le sein de sa mère, une grosse pierre qui représentait la fermeté et la constance de son être, dans lesquelles il devait persister afin de ne pas abandonner son entreprise (ou sa noblesse). Qu’il avait, dans la même occasion et toujours dans le sein de sa mère, vu le saint chrême ; puis, après être né et avoir vu le jour, il avait reconnu sa mère ainsi que ma sage-femme ; il avait également vu comment on le portait par la vallée du Ranft en direction de Kerns pour aller le baptiser, le tout avec une netteté telle qu’il ne l’avait plus jamais oublié et il en avait gardé une image aussi claire que lorsque la vision s’était produite. Dans les mêmes circonstances, il avait également vu un vieil homme se tenir à côté des fonts baptismaux, mais il ne le connaissait pas, alors qu’il reconnaissait fort bien le prêtre qui le baptisait »ii.

D’emblée, un dilemme se pose pour le lecteur contemporain. Ce texte doit-il être pris au sérieux, ou bien ne constitue-t-il pas plutôt un fatras de fallaces et de fantasmes sans objet?

Comment un fœtus pourrait-il avoir des « visions »?

« Ce récit de frère Claus est déconcertant au plus haut point et il nous place en face d’un problème des plus difficiles, car de deux choses l’une : ou il s’agit d’un miracle unique, inouï, où un fœtus ou un nouveau-né aurait eu des perceptions dont il aurait par la suite gardé le souvenir conscient, ou il faut conclure à la nature fallacieuse du récit »iii.

Quoi qu’il en soit, m’apparaît formidable l’intérêt psychique de ces visions (réelles ou fantasmées?) du seul saint suisse, mort en 1487 « en odeur de sainteté », célèbre et vénéré pour avoir évité à la Suisse une guerre fratricide. Il fut canonisé par l’Église catholique à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale.

Je voudrais partir du commentaire que Marie-Louise von Franz développe à propos des quatre « symboles » et « archétypes » qui apparaissent dans le récit de Claus : l’étoile, la pierre, l’huile sacrée (désignée dans la vision de Nicolas comme « saint chrême ») et le vieil homme inconnu.

« Nous avons pour commencer l’étoile qui est l’image du Soi et de ‘la lumière intérieure’ projetée dans les régions de l’univers les plus lointaines. Vient ensuite la pierre qui représente l’étoile descendue sur terre, désormais devenue tangible, palpable, pour ainsi dire ; et, pour finir, nous sommes en présence de l’huile qui est d’une certaine manière ‘l’âme cachée de la pierre’, ou encore, dans le langage de l’Église, la substance dans laquelle le Saint-Esprit se manifeste. En foi de quoi l’on peut constater que l’huile est le symbole du sens qui oriente l’homme vers la présence numineuse de la divinité, sens qui se détache sur la toile de fond des phénomènes de synchronicité. »iv

L’interprétation de Von Franz est entièrement dans la ligne de Jung. Elle est même pimentée d’une référence allusive aux phénomènes de synchronicité, dont on sait qu’ils ont été l’objet d’une attention passionnée et partagée de la part de C.G. Jung et Wolfgang Pauli.v

Tentons à notre tour, et à leur suite, de faire briller l’étoile, de moudre la pierre, de nous oindre de son huile, et de humer les essences et les effluves qui s’en dégagent.

1. L’étoile.

Que l’étoile puisse servir d’image au Soi ne peut tout à fait nous surprendre, quand on se rappelle qu’en sumérien, le symbole cunéiforme de l’idée abstraite de « Dieu » se présente sous la forme d’une étoile à huit branches: 𒀭 (se lisant AN ou DINGIR en sumérien).

D’un point de vue graphique, le Soi pourrait être symbolisé par le centre de ce cunéiforme. Il peut alors être vu comme un ‘point’ d’intersection ou de convergence de quatre traits, ou bien au contraire comme la ‘source’ de huit rayonnements allant dans toutes les directions cardinales.

Il me semble que l’on peut aussi déceler dans ce dualisme graphique, porté par la figure de l’étoile à huit branches, une sorte de métaphore visuelle d’un autre dualisme, celui du dualisme quantique corpuscule/onde. Le point central symbolise le « corpuscule », et les huit rayons symbolisent l’idée des « ondes » qui en sont l’équivalent.

D’un point de vue plus psychologique, le centre de l’étoile symbolise le « Soi », et ses rayonnements figurent sa relation avec le monde extérieur, et notamment avec « l’autre », avec tel « toi » ou tel « tu ».

L’idée pourrait alors émerger que dans le Soi, le « moi » et le « toi » sont intriqués psychiquement, comme sont intriquées ondes et particules quantiques.

2. La pierre.

L’étoile est une « pierre » qui descend (ou qui choit?) sur terre dans l’interprétation que Von Franz fait de la vision du frère Claus. Cette image de descente ou de chute fait-elle penser à morceau d’étoile ou une météorite venant percuter la terre? Ou bien, dans un tout autre registre, fait-elle allusion à une « incarnation », à la venue d’une âme dans un corps ?

Cette pierre est-elle une pierre de fondation (אָבֶן , aven), « bien assise »vi, ou bien une pierre « rejetée par les bâtisseurs » mais devenue la « pierre de faîte »vii? Est-elle une pierre d’angleviii ou une pierre d’achoppementix, une pierre « obscure et sombre »x ou une pierre « vivante »xi ?

La pierre symbolise le moi, qui se fonde à partir du et dans le Soi. Parce qu’elle vient d’ailleurs, des lointains confins du cosmos, elle est aussi le symbole des obscures profondeurs de l’inconnu.

3. L’huile.

On trouve employée l’image de « l’huile de la pierre dure » dans le 5ème livre de la Torah, le Deutéronome. Dans le « Cantique de Moïse », YHVH fait goûter à son peuple « le miel du rocher et l’huile de la pierre dure » (Dt 32,13).

De cela on peut sans doute inférer que cette huile, douce, onctueuse, et sanctifiée, est métaphoriquement ‘l’âme cachée’ de la pierre.

Mais, peut-on se demander, y a-t-il vraiment de l’huile douce dans les pierres dures?

Ou bien cette huile n’apparaît-elle que parce qu’elle est exprimée par le moyen de la pierre ou de la meule?

La pierre broie l’olive et ou le raisin de la vigne et en exprime l’huile ou le vin.

Dans le Véda, ce livre sacré d’une tout autre culture, mais qui précède l’hébraïque de deux millénaires au moins, la pierre broie aussi la plante du soma, pour en extraire ce qui va devenir le précieux Soma du sacrifice védique, consommé par le prêtre lors du rite rendu au Créateur unique et suprême de toutes les créatures.

Qui ne voit là la permanence d’un paradigme, — mieux, une immanence?

Sous tous les cieux, la meule de pierre broie et transforme en liquide enivrant, en coulée gluante, ou en farine fine, ce qui fut un, le raisin mur et rubescent, la chair noire et nue de l’olive ou le grain dur et doré du blé.

Dans le rêve, ou le songe de Nicolas de Flue, si l’étoile symbolise le Soi, et la pierre le moi incarné, l’huile figure le moi transmué, transcendé.

Le moi stable, compact, résistant, se liquéfie. Malgré tout, malgré ce broyage, issu de la multiplicité récoltée, il reste un. Il est devenu une huile une.

4. Le quatrième élément qui complète ce quaternion de symboles est le « vieil homme inconnu », dont Jung écrit qu’il est l’archétype du vieux sage, c’est-à-dire de l’Esprit. Il correspond à « l’Ancien des jours », et dans la Kabbale au « Très Saint Vieillard » surnommé « Tête blanche ».xii

Jung suggère également que, dans le cas de Nicolas de Flue, ce personnage représente « la personnification du ‘grain de sel’ que reçoit le nouveau-né au cours du baptême, à savoir la Sapientia Dei, la Sagesse de Dieu, au sein de laquelle Dieu est Lui-même présent. »xiii

Ce Très Saint Vieillard, cette « Sagesse », devait revenir jouer un rôle tout au long de la vie du frère Claus, sous la forme de fréquentes apparitions, dans lesquelles il révéla d’autres aspects de son essence divine.

L’étoile, la pierre, l’huile et le « vieil homme inconnu » sont apparus dans le cerveau de l’enfant Nicolas, dès le moment où sa conscience s’éveilla. On peut considérer, avec Jung et Von Franz, que ces symboles témoignent du destin exceptionnel de frère Claus.

Aux yeux d’un rationaliste ou positiviste moderne, toute cette histoire de visions prénatales, et d’intuitions mystiques, est parfaitement irrecevable.

Et pourtant Nicolas de Flue est l’homme qui fut aussi, religieusement et politiquement, « prophète en son pays », et qui sauva par ses conseils avisés en 1481 la jeune Suisse qui allait se jeter dans une guerre fratricide.

Il y a des visions qui font de ceux qui les voient des agents de la paix dans le monde.

Mais toute vraie vision témoigne aussi d’un ordre plus profond, immanent. Il n’y a pas de raison que les visions de Nicolas de Flue ne contiennent une part subtile de cet ordre caché, pour nous précieuse à découvrir, — quelles que soient les interprétations qu’un siècle matérialiste, positiviste et sceptique puissent en faire.

En l’occurrence la séquence étoile-pierre-huile symbolise à l’évidence un processus de transformation, de transmutation, de métamorphose de la lumière (de la conscience?), en trois étapes, à partir de son origine (cosmique, ou divine?), puis sa matérialisation (ou son incarnation?) et enfin son dépassement ou sa sublimation, par son broyage (ou par son « sacrifice »?), qui en fait une huile sainte, un chrême consacré (du grec χρῖσμα / khrĩsma, « onguent, parfum »), comme celui dont les Hébreux oignaient leurs « oints », leurs prophètes et leurs rois.

Tout ce processus rêvé finit par être confirmé dans la réalité, après la naissance de l’enfant, par la présence silencieuse d’une figure divine, auprès du baptistère, et par le baptême dans l’eau.

L’étoile est, on l’a dit, la lumière intérieure du Soi, ou le symbole de la lumière divine qui a une vocation universelle à éclairer le cosmos tout entier et les consciences de tous les êtres doués d’une âme singulière.

La pierre représente le Soi devenu tangible, palpable, un « moi » incarné dans une chair vivante.

L’huile symbolise l’âme cachée de ce « moi », mais enfin révélée à elle-même, en tant qu’unité fluide, en tant que métamorphose d’un être solide, compact, en onguent, en parfum, en chrême faiseur de prêtres, de prophètes et de rois, et permettant à tout homme de trouver le chemin de son dépassement, de sa transcendance.

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iSelon une formule de C.G. Jung, citée par Jacqueline Blumer dans sa préface au livre de Marie-Louise von Franz. Les visions de saint Nicolas de Flue. Traduction de l’allemand par Jacqueline Blumer. Éditions La Fontaine de Pierre-Dervvy-Livres, Paris, 1988, p.7

iiR. Durrer, Bruder Klaus. Die ältesten Quellen über den seligen Niklaus von Flüe, sein Leben und sein Einsfluss. Sarnen, 1917-1921, pp. 465-466, cité par Marie-Louise von Franz. Les visions de saint Nicolas de Flue. Éditions La Fontaine de Pierre-Dervvy-Livres, Paris, 1988, pp.29-30

iiiMarie-Louise von Franz. Les visions de saint Nicolas de Flue. Traduction de l’allemand par Jacqueline Blumer. Éditions La Fontaine de Pierre-Dervvy-Livres, Paris, 1988, p.30

ivMarie-Louise von Franz. Les visions de saint Nicolas de Flue. Traduction de l’allemand par Jacqueline Blumer. Éditions La Fontaine de Pierre-Dervvy-Livres, Paris, 1988, p.39

vCf. mon article Conscience et Coïncidences, https://metaxu.org/2021/02/19/conscience-et-coincidences/

viIs 28,16; Mt 16,18

viiMt 21, 42; Mc 12,10; Lc 20,17;

viiiJér 51,26; Ac 4,11; Eph 2,20

ix« YHVH Sabaoth sera un rocher qui fait tomber, une pierre d’achoppement pour les deux maisons d’Israël » (Is 8,14); « Voici que je pose en Sion une pierre d’achoppement » (Rom 9,33)

xJob 28,3

xi1 Pi 2,4; 1 Pi 2,5

xiiC.G. Jung , lettre du 18 mars 1946 à Blanke, cité par F. Blanke, Brüder Klaus von Flüe, p.118

xiiiMarie-Louise von Franz. Les visions de saint Nicolas de Flue. Éditions La Fontaine de Pierre-Dervvy-Livres, Paris, 1988, p.40