
Spinoza définit plusieurs genres de connaissances par lesquelles nous nous formons des idées généralesi. Il commence par mentionner la connaissance que l’on obtient par les sens, dont il dit qu’elle est « tronquée et confuse », et qu’il appelle « connaissance par expérience vague ». Puis il en décrit trois autres, qui nous rendent capables de former des « idées » : l’Imagination, la Raison et l’Intuition, — qu’il appelle respectivement « connaissance du premier genre », du « deuxième genre » et du « troisième genre ».
Il appelle « connaissance du premier genre, opinion ou Imagination » celle qui tire son origine des signes ou des mots par lesquels nous nous rappelons des choses, et au moyen desquels « nous nous formons des idées semblables à celles par lesquelles nous nous les imaginons »ii.
Il appelle «connaissance du deuxième genre, ou Raison » celle qui se tire du fait que nous avons « des notions communes et des idées adéquates des propriétés des choses. »
Enfin il appelle « connaissance du troisième genre, ou Science intuitive » le genre de connaissance qui « procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à l’idée adéquate de l’essence des choses ».
Cette formule n’est pas immédiatement simple à comprendre. C’est pourquoi Spinoza dit qu’il va l’expliquer avec un exemple.
Cet exemple est la Règle de trois.
Comme on sait, cette Règle permet, si l’on donne trois nombres, d’en obtenir un quatrième, qui soit au troisième comme le second au premier.
Mais il y a deux manières de l’appliquer, l’une scolaire, et l’autre immédiate.
« Des marchands n’hésiteront pas à multiplier le second par le troisième et à diviser le produit par le premier »iii dit Spinoza, mais pour les nombres les plus simples aucune démonstration n’est nécessaire. Étant donné les nombres 1,2,3, il n’est personne qui ne voit que le quatrième proportionnel est 6, explique-t-il.
Nous voyons d’un seul regard la relation qu’a le premier avec le second (le nombre 2 est le double de 1), et nous en concluons que le quatrième est évidemment 6 (le double de 3).
Cet exemple est intéressant en ce qu’il semble pouvoir être spécifiquement appliqué aux rapports entre les idées que l’on se forme sur Dieu et celles que l’on se forme sur les choses dans le monde…
Pour Spinoza, le « troisième genre de connaissance » revient en effet à appliquer la Règle de trois, ou Règle de proportion, entre : 1° l’essence ‘formelle’ des attributs de Dieu, 2° l’idée ‘adéquate’ que l’on s’en fait, 3° l’essence véritable des choses et 4° l’idée sur l’on se fait de leur essence.
Plus formellement, la connaissance du « troisième genre » se tire du fait que l’on est en droit de penser comme étant analogues les rapports du 2° au 1°, et du 4° au 3°.
Spinoza affirme ceci: l’idée que l’on se fait de l’essence des attributs de Dieu est comparable à l’idée que l’on se fait de l’essence des choses.
D’un côté, cette affirmation paraît aller de soi : toute idée conçue par l’Homme sur quelque essence que ce soit, est en un sens analogue à toute autre idée conçue à propos d’une autre essence.
D’un autre côté, l’affirmation de Spinoza va moins de soi, si l’on considère que cette règle de proportionnalité met en correspondance, en comparaison, des idées et des essences touchant ce monde-ci et des idées et des essences relatives à Dieu.
La connaissance du troisième genre affirme explicitement qu’un rapport de proportion est possible entre les pensées humaines sur l’essence des choses, et les pensées humaines sur l’essence de Dieu.
Essayons de tester ce rapport de proportion sur trois exemples : « Dieu est », « Dieu est vivant », « Dieu est un ».
1. « Dieu est ».
Dans sa Somme théologique, Thomas d’Aquin affirme que l’être de Dieu ne se surajoute pas à lui.
« L’être n’est pas en Dieu quelque chose de surajouté, mais vérité subsistante »iv
L’être de Dieu ne s’ajoute pas à lui, mais « subsiste » en lui.v
« Ce qu’on dit de l’être sans addition peut se comprendre en deux sens : ou bien l’être ne reçoit pas d’addition parce qu’il est de sa notion d’exclure toute addition : ainsi la notion de « bête » exclut l’addition de « raisonnable ». Ou bien il ne reçoit pas d’addition parce que sa notion ne comporte pas d’addition comme l’animal en général est sans raison en ce sens qu’il n’est pas dans sa notion d’avoir la raison ; mais il n’est pas non plus dans sa notion de ne pas l’avoir. Dans le premier cas, l’être sans addition dont on parle est l’être divin ; dans le second cas, c’est l’être en général ou commun. »vi
Thomas d’Aquin donne une exemple. La « bête » est l’animal qui n’est que cela, animal.
L’ « animal », en revanche, est un animal qui peut être « raisonnable ».
L’être divin « est » comme la « bête » est bête, il n’est qu’ « être », un être sans addition.
L’être en général ou commun « est » comme l’ « animal » est animal, avec des possibilités d’additions (comme « animal raisonnable », « animal politique »,…)
D’où cette analogie de proportion: L’être de Dieu est à l’être de l’Homme, comme l’être de la bête est à l’être de l’animal…
Dieu est un être sans addition, ce qu’avait vu Boèce, sept siècles avant Thomas d’Aquin : « Ce qui est peut bien, par une nouvelle adjonction, être autre chose encore : mais l’être même ne comporte nulle adjonction. »vii
Être autre chose encore ? Être autre chose qu’ être ? Ou être un être ayant en lui autre chose encore ?
L’être peut être encore une infinité de choses : « De la nécessité de la nature divine doivent suivre en une infinité de modes une infinité de choses, c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini. »viii
2. « Dieu est vivant ».
Thomas d’Aquin a consacré le début de sa Somme théologique à des questions comme : L’existence de Dieu est-elle évidente par elle-même ? Dieu existe-t-il ? Y a-t-il en Dieu composition de l’essence et de l’existence ? Dieu est-il parfait ? Peut-on dire que les créatures ressemblent à Dieu ?
Il pose aussi la question de la composition en Dieu d’une essence et d’un sujet. Dans le développement de son argumentation, il propose, quatre siècles avant Spinoza, une sorte de rapport de proportion entre, d’un côté, Dieu et la déité et, de l’autre, la vie et le vivant.
« Il est dit de Dieu qu’il est la vie, et non pas seulement qu’il est vivant, comme on le voit en S. Jean (14,6) : ‘Je suis la voie, la vérité et la vie.’ Or la déité est dans le même rapport avec Dieu que la vie avec le vivant. Donc Dieu est la déité elle-même. »ix
Il me semble que c’est là un bon exemple d’une connaissance du troisième genre.
3. « Dieu est un ».
Quelle est l’essence de cette ‘unité’ divine? Est-elle une unité numérique ? Une unité ontologique ? Une unité d’essence ? Une unité ‘transcendante’ (donc inconnaissable à la raison raisonnante) ? Une unité ‘transcendantale’ (donc intelligible en tant que forme a priori de la raison) ?
Si l’on remarque que toute essence, quelle qu’elle soit, est déjà ‘une’, par essence en quelque sorte, on pourra dire que l’une des hypothèses ci-dessus, l’idée de l’unité d’essence de Dieu, n’apporte pas grand-chose, parce que toute essence est nécessairement une.
Mais on pourra rétorquer que si toute essence est une, c’est justement parce que l’essence divine est une…
Quoi qu’il en soit des hypothèses proposées ci-dessus sur l’essence de l’unité divine, et de la préférence qu’on serait amené à privilégier pour l’une ou l’autre, on pourra toujours dire que les possibles réponses à la question représentent des idées plus ou moins ‘adéquates’ de ce qu’est effectivement l’essence de l’unité (divine).
Imaginons maintenant que l’on choisisse telle idée (ou telle autre, plus ou moins adéquate) de l’essence formelle de l’unité divine.
En appliquant la Règle de proportion suggérée par Spinoza, de cette idée pourrait procéder alors une idée analogue de l’essence de l’unité des choses.
Ou inversement: l’analogie de proportion, en effet, pourra jouer dans les deux sens.
Si l’on se forme une idée adéquate de l’essence d’une chose, on devrait pouvoir en déduire une idée analogue quant à tel ou tel attribut de l’essence divine.
Or on peut concevoir qu’une chose est ‘une’, comme entité unique, singulière.
On peut donc, par analogie, se former l’idée que l’essence de Dieu est aussi ‘une’, unique, singulière.
Cependant, il y a aussi beaucoup de choses dans le monde, et même une infinité (potentielle). Y aurait-il donc beaucoup de Dieux, et même potentiellement une infinité ?
Non, pas nécessairement. D’après l’application de la Règle de proportion, on peut seulement déduire qu’il y a beaucoup d’attributs en Dieu, et même une infinité.
Spinoza en tire d’ailleurs l’une de ses propositions :
« Plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu ».x
Il en ressort qu’il est possible de progresser dans la connaissance de Dieu, bien qu’il soit infini et qu’il ait une infinité d’attributs.
« J’entends par Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. »xi
Il est même infiniment infini, car chacun de ses ‘attributs’ peut avoir une infinité de ‘modes’.
« J’entends par mode les affections d’une substance. »xii
Chaque mode est une affection d’un attribut de la substance, et un attribut peut avoir une infinité d’affections possibles, et donc autant de ‘modes’.
Ainsi les choses (dans ce monde-ci) sont toutes des ‘modes’ en Dieu, des ‘affections de sa substance’. La substance de Dieu, en tant qu’elle ‘affecte’ une certaine chose, se traduit en un mode particulier. On peut aussi dire que ce mode est ‘conçu’ (ou ‘représenté’) par le moyen de cette chose particulière. (Ce mode est aussi conçu comme issu de la substance divine, puisqu’il en représente l’une des affections).
Les pensées aussi sont des ‘modes’ en Dieu, des ‘affections de sa substance’. Elles sont des affections de l’attribut divin qu’est la pensée (« La pensée est un attribut de Dieu, autrement dit Dieu est chose pensante »xiii).
Dieu ‘pense’ quand il ‘affecte’ sa substance en une autre chose (que lui-même).
Le fait qu’il y ait des idées, le fait qu’il y ait du ‘penser’, est un ‘mode’ qui exprime d’une certaine manière la nature de Dieu, en tant qu’il est ‘chose pensante’.xiv
Le fait de penser une pensée ‘singulière’ (cette pensée-ci, ou cette pensée-là) est un aussi ‘mode’, qui exprime la nature de Dieu d’une manière certaine et déterminée.xv
Enfin, les corps sont aussi des ‘modes’.
« J’entends par corps un mode qui exprime l’essence de Dieu, en tant qu’on la considère comme chose étendue, d’une manière certaine et déterminée. »xvi
Toutes les considérations qui précèdent peuvent être appelées des connaissances du « troisième genre ».
A quoi servent-elles, pourra-t-on demander ? C’est là une question fort intéressante, et qui touche de près notre sujet principal, celui de l’essence de la conscience, et l’essence de l’inconscience.
Tout à la fin de l’Éthique, Spinoza a des mots assez durs contre l’ignorant.
« L’ignorant est dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et des choses et, sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être. »xvii
Mais c’est pour aussitôt valoriser son contraire, le Sage.
« Le Sage, au contraire, considéré en cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement.
Si la voie qui y conduit paraît être extrêmement ardue, encore y peut-on entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et s’y l’on y pouvait parvenir sans grand peine, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare. »xviii
Tout ce qui est beau est difficile et rare.
Mais tout ce qui est difficile et rare n’est pas nécessairement beau.
D’où cela vient-il ?
Peut-être d’une connaissance du quatrième genre.
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iSpinoza. Éthique. Partie II . De la nature et de l’origine de l’âme. Scolie 2 de la Proposition XL Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.115
iiSpinoza. Éthique. Partie II . De la nature et de l’origine de l’âme. Scolie 2 de la Proposition XL Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.115
iiiSpinoza. Éthique. Partie II . De la nature et de l’origine de l’âme. Scolie 2 de la Proposition XL Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.115
ivS. Hilaire. De Trin. VII. PL 10, 208
vThomas d’Aquin. Somme Théologique, I, Question 3, Article 4.
viThomas d’Aquin. Somme Théologique, I, Question 3, Article 4, Solution 1
viiBoèce. De Hebdomadibus. PL 64, 1311
viiiSpinoza. Éthique. Partie I. Proposition XVI. Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.39
ixThomas d’Aquin. Somme Théologique, I, Question 3, Article 3.
xSpinoza. Éthique. Partie V. De la liberté de l’homme. Proposition XXIV. Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.325
xiSpinoza. Éthique. Partie I. De Dieu. Définition VI. Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.21
xiiSpinoza. Éthique. Partie I. De Dieu. Définition V. Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.21
xiiiSpinoza. Éthique. Partie II. De la nature et de l’origine de l’âme. Proposition I. Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.71
xivSpinoza. Éthique. Partie II. De la nature et de l’origine de l’âme. Démonstration de la Proposition V. Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.74
xvSpinoza. Éthique. Partie II . De la nature et de l’origine de l’âme. Démonstration de la Proposition I. Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.71
xviSpinoza. Éthique. Partie II. De la nature et de l’origine de l’âme. Définition I. Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.69
xviiSpinoza. Éthique. Partie V. De la liberté de l’homme. Scolie de la Proposition XLII Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.341
xviiiSpinoza. Éthique. Partie V. De la liberté de l’homme. Scolie de la Proposition XLII Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.341
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