Depuis un million d’années au moins, l’homme use de la parole, plus moins habilement. Depuis des temps reculés, infinis en ont été les usages, des plus vains aux plus élevés, – et les modes d’expression. L’enfant balbutiant, le poète mobile, le sage sûr, le prophète inspiré, tous tentent à leur manière leurs voies/voix propres.
D’un même souffle d’air expulsé, ils génèrent des gutturales de la glotte, des fricatives du pharynx, des chuintantes sur la langue, des sifflantes et des labiales par les lèvres.
De ces sons incessants, quel sens sort-il ?
Héraclite, maître en ces matières obscures, grand seigneur du sens, porte ce jugement aigu:
ἀνὴρ νήπιος ἤκουσε πρὸς δαίμονος ὅκωσπερ παῖς πρὸς ἀνδρός.
« L’homme est tenu pour un petit garçon par la divinité, comme l’enfant par l’homme. »i
Fragment à la fois pessimiste et optimiste, proposant un rapport de proportion : ce que l’enfant est à l’homme, l’homme l’est à la divinité. Le constat d’une impuissance de l’homme par rapport au divin n’y est pas dissocié de la perspective, naturelle et attendue, d’un passage de l’enfance à l’âge adulte.
Dans sa traduction de ce fragment, Marcel Conche met curieusement l’accent sur la parole, bien que le mot logos soit clairement absent du texte héraclitéen:
« Un marmot qui n’a pas la parole ! L’homme s’entend ainsi appeler par l’être divin (δαίμων), comme l’enfant par l’homme. »ii
La périphrase ‘un marmot qui n’a pas la parole’ est le choix (audacieux et bavard) fait par Marcel Conche pour rendre le sens du simple mot grec νήπιος, mis en apposition par Héraclite au mot ‘homme’ (ἀνὴρ).
Homère emploie le mot νήπιος en divers sens, comme l’indique le Bailly : ‘qui est en bas âge’, ‘jeune enfant’, mais aussi ‘naïf’, ‘sot’, ‘dénué de raison’.
Conche évoque ces diverses acceptions, et justifie sa propre traduction, périphrastique, donc peu fidèle, de la manière suivante :
« Traduire par ‘enfant dénué de raison’ paraît juste, quoique non suffisamment précis : si νήπιος s’applique à l’enfant ‘en bas âge’, il faut songer au tout petit enfant, qui ne parle pas encore. De là la traduction par ‘marmot’, qui vient probablement de ‘marmotter’, lequel a pour origine une onomatopée exprimant le murmure, l’absence de parole distincte. »iii
S’ensuit une glose sur le sens supposé du fragment :
« Il s’agit de devenir un autre être, qui juge en raison, et non plus comme le veulent l’habitude et la tradition. Cette transformation de l’être se traduit par la capacité de parler un nouveau langage : non plus langage particulier – langage du désir et de la tradition –, mais discours qui développe des raisons renvoyant à d’autres raisons (…) Or, de ce discours logique ou philosophique, de ce logos, les hommes n’ont pas l’intelligence, et, par rapport à l’être démonique – au philosophe –, qui le parle, ils sont comme des marmots n’ayant pas la parole (…) Parler comme ils parlent, c’est parler comme s’ils étaient dénués de raison (de la puissance de dire le vrai). »iv
Bien que ce fragment d’Héraclite ne comporte aucune allusion au logos, la principale leçon qu’en retire Conche est celle-ci : « l’homme est incapable du logos pour l’être démonique ».
Dans un second départ d’avec le sens communément reçu pour ce fragment, Marcel Conche considère que la divinité ou l’être démonique (δαίμων) évoquée par Héraclite est en réalité le ‘philosophe’. Pour Conche, c’est le philosophe qui est l’être démonique par excellence, et c’est lui justement qui est en mesure de déterminer pour cette raison que « l’homme est incapable du logos ».
Contre Conche, constatons qu’Héraclite n’a pas dit : « l’homme est incapable du logos. »
Le marmot marmotte, l’homme marmonne. Mais il parle aussi. Et il a même, en lui, le logos.
En effet, si le mot logos est absent du fragment D.K. 79, on le trouve en revanche dans dix autres fragments d’Héraclite, avec des sens variés : ‘mot’, ‘parole’, ‘discours’, ‘mesure’, ‘raison’…
Parmi ces dix fragments, il y en a cinq qui emploient le mot logos dans un sens si original, si difficilement traduisible, que la solution courante consiste à ne le traduire pas…
Voici ces cinq fragments :
« Le Logos, ce qui est, toujours les hommes sont incapables de le comprendre, aussi bien avant de l’entendre qu’après l’avoir entendu pour la première fois, car bien que toutes choses naissent et meurent selon ce Logos-ci, les hommes sont inexpérimentés quand ils s’essaient à des paroles ou à des actes. »v
« Si ce n’est moi, mais le Logos, que vous avez écouté, il est sage de convenir qu’est l’Un-Tout ».vi
« A Priène vivait Bias, fils de Teutamès, davantage pourvu de Logos que les autres. »vii
Dans ces trois fragments, le Logos semble doté d’une essence autonome, d’une puissance de croître, et d’une capacité à dire la naissance, la vie, la mort, l’Être, l’Un et le Tout.
Dans les deux fragments suivants, le Logos est intimement associé à la substance de l’âme même.
« Il appartient à l’âme un Logos qui s’accroît lui-même. »viii
« Limites de l’âme, tu ne saurais les trouver en poursuivant ton chemin, si longue que soit toute la route, tant est profond le Logos qu’elle renferme. »ix
Pour mémoire, voici le texte original de ce dernier fragment :
ψυχῇ πείρατα ἰὼν οὐκ ἂν ἐξεύροιο, πᾶσαν ἐπιπορευόμενος ὁδόν· οὕτω βαθὺν λόγον ἔχει.
Bizarrement, Conche, qui a ajouté l’idée de parole dans un fragment ne comprenant pas le mot logos, évite ici d’employer le mot logos, dans un fragment qui le contient pourtant explicitement :
« Tu ne trouverais pas les limites de l’âme, même parcourant toutes les routes, tant elle a un discours profond. »x
Faut-il traduire ici le mot logos ? Et, si oui, comment ?
Aucune des acceptions suivantes n’est satisfaisante : cause, raison, essence, fondement, sens, mesure, rapport. La moins mauvaise des acceptions envisageables reste ‘parole, discours’xi, selon Conche, qui opte on l’a vu pour ce dernier mot.
Or Héraclite emploie ici une expression étrange : ‘un logos profond’, – un logos si ‘profond’ qu’on n’en atteint pas la ‘limite’.
Qu’est-ce qu’un logos dont on n’atteint jamais ni la profondeur ni la limite ?
Pour sa part, Clémence Ramnoux décide ne pas traduire le mot logos, et propose même de le mettre entre parenthèses, c’est-à-dire de le considérer comme une interpolation, un ajout tardif ou une glose étrangère:
« Tu ne trouverais pas de limite à l’âme, même en voyageant sur toutes les routes, (tant elle a un logos profond). »xii
Elle commente ainsi sa réticence :
« L’expression mise entre parenthèses pourrait avoir été glosée. Si elle a été glosée, elle l’a été par quelqu’un qui connaissait l’expression logos de la psyché. Mais elle ne fournirait pas un témoignage pour sa formation à l’âge d’Héraclite. »xiii
En note, elle présente l’état de la discussion savante à ce sujet :
« ‘Tant elle a un logos profond’. Est-ce rajouté de la main de Diogène Laërce (IX,7) ?
Argument pour : texte d’Hippolyte référant probablement à celui-ci (V,7) : l’âme est difficile à trouver et difficile à comprendre. Difficile à trouver parce qu’elle n’a pas de frontières. Dans l’esprit d’Hippolyte elle n’est pas spatiale. Difficile à comprendre parce que son logos est trop profond.
Argument contre : un texte de Tertullien semble traduire celui-ci : « terminos anime nequaquam invenies omnem vitam ingrediens » (De Anima 2). Il ne comporte pas la phrase du logos.
Parmi les modernes, Bywater l’a supprimée – Kranz l’a retenue – Fränkel l’a retenue et interprétée avec le fragment 3. »xiv
De son côté, Marcel Conche dont on a vu qu’il a opté pour la traduction de logos par ‘discours’, se justifie ainsi : « Nous pensons, avec Diano, que logos doit être traduit, ici comme ailleurs, par ‘discours’. L’âme est limitée puisqu’elle est mortelle. Les peirata sont les ‘limites jusqu’où va l’âme’ dit Zeller avec raison. Mais il ajoute : ‘les limites de son être’. »xv
L’âme serait donc limitée dans son être ? Plutôt que limitée dans son parcours, ou dans son discours? Ou dans son Logos ?
Conche développe : « Si précisément il n’y a pas de telles limites, c’est que l’âme est ‘cette partie infinie de l’être humain’. »
Et il ajoute : « Snell comprend βαθὺς [bathus] comme la Grenzenlosigkeit, l’infinité de l’âme. On objectera que ce qui est ‘profond’ ce n’est pas l’âme mais le logos (βαθὺν λόγον). (…) En quel sens l’âme est-elle ‘infinie’ ? Son pouvoir est sans limites. Il s’agit du pouvoir de connaissance. Le pouvoir de connaître de la ψυχὴ [psyché] est sans limites en tant qu’elle est capable du logos, du discours vrai. Pourquoi cela ? Le logos ne peut dire la réalité de manière seulement partielle, comme s’il y avait quelque part du réel qui soit hors de la vérité. Son objet est nécessairement la réalité dans son ensemble, le Tout de la réalité. Or le Tout est sans limites, étant tout le réel, et le réel ne pouvant être limité par l’irréel. Par la connaissance, l’âme s’égale au Tout, c’est-à-dire au monde. »xvi
Selon cette interprétation, la réalité est entièrement offerte au pouvoir de la raison, au pouvoir de l’âme. Elle n’a aucun ‘fond’ qui reste potentiellement obscur, pour l’âme.
« La ‘profondeur’ du logos est la vastité, la capacité, par laquelle il s’égale au monde et établit en droit la profondeur (l’immensité) de la réalité. Βαθὺς : le discours s’étend tellement en profondeur vers le haut ou le bas qu’il peut tout accueillir en lui, comme un abîme dans lequel toute la réalité peut trouver place. De quelque côté que l’âme aille sur le chemin de connaissance vers le dedans ou le dehors, le haut ou le bas, elle ne rencontre pas de limite à sa capacité de faire la lumière. Tout est clair en droit. Le rationalisme de Héraclite est un rationalisme absolu. »xvii
Est surtout absolue, ici, l’incapacité à comprendre le logos dans sa profondeur infinie, dans sa si profonde infinité.
On commence à le voir. Le Logos ne peut être pour Héraclite ni la raison, ni la mesure, ni le discours.
L’âme (psyché) n’a pas de ‘limites’, parce qu’elle a un ‘logos profond’ (βαθὺν λόγον).
L’âme est illimitée, elle est infinie, parce qu’elle est si vaste, si profonde, si large et si élevée que le Logos lui-même peut y demeurer toujours, sans y trouver jamais sa fin, – quel que soit le nombre des parcours ou des discours qu’il peut y tenir…
Pas étonnant que le Logos soit ‘intraduisible’. Il faudrait en théorie, et en bonne logique, pour le ‘traduire’, une périphrase comportant un nombre infini de mots, faits de lettres infinies, et infiniment profondes…
iHéraclite. Fragment D.K. 79. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 164
iiFragment D.K. 79. Traduction de Marcel Conche, in Héraclite PUF, 1986, p.77.
iiiMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.77.
ivMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.80.
vHéraclite. Fragment D.K. 1. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 145
viHéraclite. Fragment D.K. 50. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 157
viiHéraclite. Fragment D.K. 39. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 155
viiiHéraclite. Fragment D.K. 115. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 172
ixHéraclite. Fragment D.K. 45. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 156
xMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.357
xiMarcel Conche, in Héraclite PUF, 1986, p.357.
xiiClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119
xiiiClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119
xivClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119, note 1.
xvMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.357.
xviMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.357-359
xviiMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.359-360