Du monde, ou de l’homme, on ne peut dire qu’ils soient réellement un. Leurs multiplicités internes ne leur tiennent pas lieu d’unité, sinon de façon purement verbale. L’un et l’autre sont assurément divers, divisés, mélangés, mixtes, indéfinis et indéfinissables. Mais cette division, cette mixité, cette indéfinition, sont relatives. Elles trouvent leurs limites, dans les formes, dans le temps et dans l’espace. L’homme, comme le monde, sont relativement indéfinis, mais absolument pas infinis.
Dans l’apparente profusion des étants et des instants qui composent la réalité, des formes de singularités émergent, pour un temps. Ici et là : des quarks étranges, des amas galactiques, des cailloux, des consciences…
Ces singularités, petites ou grandes, sont-elles des unités ? Pour le dire autrement, ces singularités sont-elles aussi ‘unes’ que Dieu est dit ‘un’ ?
Des foules affairées, inconscientes et composites (moléculaires, chromosomiques, microbiennes, neuronales, synaptiques, parasitaires) fourmillent à tout moment en tout homme. Qu’en subsistera-t-il à la fin? Si l’homme pense être un, la mort se charge toujours de mettre à l’épreuve ce sentiment douteux d’unité.
A l’inverse, si l’homme n’est pas un, s’il est autre qu’un, qu’est-il en réalité?
Plusieurs hypothèses valent d’être considérées : la diachronicité, la synchronicité et la distributivité.
L’homme, – un étant diachronique ?
La multiplicité immanente se révèle, sur les temps longs, par le cumul du bigarré, du bizarre et de l’inattendu. Ce que nous étions fœtus, le perdrons-nous agonisants, et mourants ? Ou ne le métamorphoserons-nous pas, plutôt ? La fleur de la jeunesse perd-elle inévitablement ses pétales et ses éclats dans les ombres de la maturité, ou dans la pénombre de la vieillesse, ou n’en révèle-t-elle pas plutôt de nouveaux, subtils, invisibles et irradiants parfums?
Changeons de métaphore.
Si l’homme était une sorte de vaste bibliothèque à la Borgès, quel ouvrage unique, singulier le résumerait-il alors le mieux ? Si un tel livre était impossible à trouver, ne pourrait-on le remplacer par quelques ‘bonnes feuilles’ éparses, extraites de livres divers ? Si cela était encore trop difficile à réaliser, ne pourrait-on se contenter d’une seule ligne, tirée d’un paragraphe oublié, ou même se suffire d’un seul mot, pour en exprimer enfin l’unité supposée, le sens essentiel ?
Si l’homme est bien diachronique, ce mot même devra bientôt changer. Comme tous les mots de passe.
L’homme, – un étant synchronique ?
Une courbe mathématique (infinie, continue et dérivable) peut se résumer par un seul de ses points, – à condition de lui adjoindre l’ensemble (lui-même infini) de ses dérivées en ce point.
De même, on pourrait supposer que l’être de l’homme pourrait se définir tout entier par tout instant t de sa vie, à condition que cet instant contienne aussi l’ensemble (apparemment infini) de ses virtualités en devenir. Toujours en épigenèse, l’homme n’est ni son cerveau, ni son estomac, ni sa rate, ni son pancréas, ni son cœur, ni son sang, ou son sexe, ni son âme même, ni sa mémoire, mais tout cela simultanément et en puissance.
Sa raison lui est sa route et sa ruse, son sang lui tient lieu de vie et de sens. Son âme l’anime, et par son esprit il s’élève, il voisine l’ivresse, loin de la mémoire. Dans sa lymphe baigne parfois la lumière de l’espoir. Sa salive noie les soleils du goût, son souffle tempère les crépuscules de la conscience.
Tout cela, bien serré, bien ficelé, bien intégré, ferait une sorte d’unité simultanée et même synchronique.
L’homme, – un étant distribué ?
Une hypothèse plus fantastique travaille parfois le ‘moi’ qui doute de lui-même. C’est l’idée que n’importe quel ‘moi’ pourrait se définir par l’ensemble des ‘tu’ rencontrés au long de sa vie, ainsi que par la somme de tous les ‘nous’ ressentis, des ‘vous’ désignés, et la foule anonyme des ‘elles’, des ‘ils’ et des ‘eux’ conçus de plus loin. Le ‘moi’ est seul, singulier, mais fait aussi de pluralités indissolubles, de variétés silencieuses, de multitudes extérieures, de sociétés entières, et d’histoires immémoriales.
Se distribuant ainsi dans ses apports et ses rapports passés, il se distribue aussi, en puissance, dans la somme de ses devenirs.
Que l’homme soit diachronique, synchronique ou distribué, ou bien tout cela simultanément, ou bien tout cela tour à tour, revient finalement au même. C’est la mort qui révèle au ‘moi’ ce qu’il est en réalité. Soit il n’est ‘rien’ au fond, vraiment ‘rien de rien’, absolu néant anéanti, nada, – soit il est encore quelque entité admise, après la mort, à continuer à être un autre ‘étant’ sous une forme inconnue, sublimée, de métempsycose, ou bien en tant que fine pointe, consciente, de son âme.
Ce sont, me semble-t-il, les trois seules possibilités : devenir rien, devenir un autre ou devenir le même (mais autrement).
Il ne sert à rien d’argumenter en cette matière, personne ne connaît le fin mot de l’histoire, mais nous le connaîtrons le moment venu. Ou, alors, nous ne le connaîtrons pas, si nous sommes ‘rien’.
Je conclurai sur une ouverture, avec le philosophe présocratique Gorgias :
« Être n’a rien de manifeste puisque cela n’apparaît pas. Paraître est faible, puisque cela ne réussit pas à être. »i
Pour le dire autrement, et pour mettre cette pensée ancienne dans une autre perspective : « La façon dont on a pensé Dieu pendant des siècles ne convainc plus personne ; si quelque chose est mort, ce ne peut être que la façon traditionnelle de le penser. Ce qui est bien mort, c’est la distinction fondamentale entre le domaine sensoriel et le domaine supra-sensoriel ».ii
Nietzsche, cité par Martin Heidegger (lui-même cité par Hannah Arendt) formule cette idée d’une manière un peu différente:
« La destruction du supra-sensible supprime également le purement sensible, et par là, la différence entre les deux. »iii
Dans les deux formulations, ce n’est pas la ‘mort’ ni la ‘destruction’ que je vois, mais bien la vie et l’union qui se dessinent.
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iDie Fragmente des Vorsokratiker. Vol. II, B 26. Hermann Diels et Walther Kranz, 1959.
iiHannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.28
iiiMartin Heidegger. Chemins qui ne mènent nulle part. Trad. W. Brokmeier. Paris 1962, p.173. Cité par Hannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.29
Deuxièmement, même s’il existe quelque chose, l’homme ne peut l’appréhender.
Troisièmement, même si on peut l’appréhender, on ne peut ni le formuler ni l’expliquer aux autres.
Ces propositions provocatrices furent énoncées par Gorgias, le fameux sophiste, dans son livre Du non-être, ou de la Nature.i
Les réactions ne se firent pas attendre.
Platon épingla l’art oratoire de Gorgias comme étant « une espèce particulière de flatterie ».ii
Sextus Empiricus jugea que « Gorgias de Léontium appartient à cette catégorie de philosophes qui ont supprimé le critère de la vérité. »iii
Du point de vue rhétorique, les trois thèses sur la non-existence de l’être ont été « démontrées » par Gorgias à l’aide d’une accumulation de sophismes, et de doubles négations.
Un échantillon donnera une idée de la manière dont il brouille artificieusement les niveaux de sens du mot « être » pour en rendre difficilement décelables les glissements et les dérives :
« Pour le fait que rien n’existe, son argumentation se développe de la manière suivante ; s’il existe quelque chose, c’est ou l’être, ou le non-être, ou à la fois l’être et le non-être. Or l’être n’est pas, ni le non-être, ni non plus à la fois l’être et le non-être. Ainsi donc rien n’existe. Pour le fait que le non-être n’existe pas, voici l’argumentation : si le non-être existe, il sera et à la fois il ne sera pas, car si on le pense comme n’étant pas, il ne sera pas ; mais en tant que non-être, en revanche, il existera. Or il est tout à fait absurde que quelque chose soit et ne soit pas à la fois. Donc le non-être n’est pas.»iv
Sans aucune vergogne, Gorgias ose des contradictions flagrantes, à l’intérieur même d’une phrase, et d’une phrase à la phrase immédiatement suivante.
Par exemple : « D’ailleurs, si le non-être est, l’être ne sera pas : car ces notions sont contradictoires : si l’être est attribué au non-être, le non-être sera attribué à l’être. En tout cas il ne peut pas être vrai que ce qui est ne soit pas. »
Et, juste après : « Et, assurément, pas même l’être existe »v.
Réfutons. « Si le non-être est, l’être ne sera pas » : mais si l’être n’est pas, alors le non-être ne peut pas « être », n’est-ce pas ? On est dans l’absurde absolu, un absurde purement verbal.
Et s’« il ne peut pas être vrai que ce qui est ne soit pas », comment peut-on dire dans le même souffle que « pas même l’être existe » ? La première affirmation est l’exact contraire de la seconde.
En réalité, il est clair que Gorgias aime jouer avec les mots. Il a pour but, mais à quelles fins ?, de seulement laisser croire qu’il y a une différence radicale entre « ce qui est » et l’« être », et une autre différence tout aussi radicale entre « ne pas être » et « ne pas exister »…
Il est assez vain, en fait, de vouloir réfuter des sophismes par des arguments logiques. L’intention des sophistes n’est pas de chercher à dire le vrai, ou d’atteindre l’essence des choses. Elle est de gagner un combat verbal, de l’emporter dans une joute de mots. Leur intérêt est dans l’agonistique, le pouvoir pur du langage, avec ses roueries grammaticales, ses affirmations retorses et l’illusion de pseudo-démonstrations, pour une seule fin : la conquête d’un pouvoir sur les autres.
D’un point de vue philosophique, Gorgias ne s’intéresse pas à la question de l’être ou du non-être. Son seul intérêt c’est le langage même.
Il n’a que faire de l’ontologie, il veut seulement imposer sa « logologie ».
Pour le sophiste, seul le langage existe. Tout le reste n’est qu’un effet ou une illusion du langage.
La question de l’être et du non-être avait pourtant une ancienne tradition de recherche avec Parménide, Xénophane, Mélissos… Gorgias signale la fin de cette tradition, et l’arrivée d’un temps nouveau. Désormais, avec lui, « rien n’existe ».
Sans doute frappé par cette rupture, et voulant la documenter, un auteur anonyme appartenant à l’école aristotélicienne a rédigé un traité intitulé M.X.G., ce qui semble être les initiales de Melissos, Xénophane et Gorgias. Ce traité reprend les positions de chacun de ces auteurs, quant au problème de l’être.
Mais leur identité n’est pas assurée. C’est Karl Reinhardt qui a été l’un des premiers à vouloir reconnaître le nom de Xénophane sous la lettre X.vi
Or les manuscrits de ce traité portent en réalité les initiales M.Z.G. Les lettres grecques ζ et ξ ou, en majuscules Ζ et Ξ, sont assez proches graphiquement, et peuvent avoir être prises l’une pour l’autre. Si le titre est bien M.Z.G. alors les trois auteurs visés seraient Mélissos, Zénon d’Élée et Gorgias.
Quoi qu’il en soit de cette question d’attribution, il reste que le traité M.X.G. n’est pas sans résonances « modernes ». Il implique une sorte de fin de la métaphysique (initiée par Parménide, puis reprise par Platon), et son « grand remplacement » par le nihilisme et le nominalisme, dont nous avons d’ailleurs hérité.
Cela explique peut-être pourquoi Mme Barbara Cassin a éprouvé le besoin, en 1980, de faire une édition critique de M.X.G. avec un commentaire philosophiquevii. Elle y privilégie les thèses de Gorgias, contre celles de Parménide, Mélissos et Xénophane, au grand dam d’hellénistes de renom, sans doute outrés de cette propagande pro-sophiste. Clémence Ramnoux réagit peu après la publication de Mme Cassin : « La philosophie propre à Mme Cassin l’intéresse préférentiellement à Gorgias, ou, plus justement dit, au renversement de la position de Parménide à Gorgias, de l’ontologie à la néantologie, de l’être au non-être, à travers les médiations de Mélissos et du dit-Xénophane. »viii
Le fait qu’une helléniste aussi distinguée que Clémence Ramnoux ose, à l’issue d’une longue carrière, et à l’âge de 79 ans, fabriquer le barbarisme de « néantologie » pour désigner spécifiquement la thèse de Barbara Cassin est un symptôme de la distance irréconciliable qui les sépare.
S’il faut en croire Mme Cassin, la puissance dialectique des sophistes a été mise avec succès au service de la grande dévaluation de la métaphysique de l’être, de la promotion du non-être, et de l’idée du « néant ».
Et tout cela dans une atmosphère de célébration de la modernité des sophistes, dont Gorgias illustre la faconde, jadis moquée par Platon, et qui serait aujourd’hui réhabilitée par des néo-nominalistes acharnés, semble-t-il, à en finir une fois pour toutes avec la métaphysique, avec l’ontologie, et pour faire bonne mesure, avec le sacré.
Ce qui ressort indéniablement de la lecture du traité M.X.G. c’est bien l’histoire d’une « déconstruction », où l’on passe en plusieurs étapes de la formule l’étant est, à (si) quelque chose est, ensuite à (si) le dieu est, et finalement à non-être ou rien n’est, comme le résume Clémence Ramnoux.ix Celle-ci, fidèle à sa manière, analyse comment les ressources grammaticales de la langue grecque ont pu favoriser ce retournement progressif. « Le participe du verbe être érigé en nom, τὸ ὂν = l’étant, se change en pronom neutre τί = quelque chose ; se change en nom du dieu, un théos d’ailleurs vide de sacralité, et même de sens ; et du dieu à la nomination du non-être. À travers le pronom neutre τί et la nomination d’un théos, d’ailleurs vidé de sens et même de substance, on opère le renversement de l’être au non-être. Faut-il ajouter qu’ainsi s’ouvre un vide, tout préparé pour la réception des éléments, les atomes ou les grains des futures physiques ? »x
La déconstruction de l’ontologie et l’apothéose sophistique de Gorgias, sont-elles désormais avérées ?
Si l’on crédite le traité M. X. G. d’avoir imposé sa conclusion obvie, on pourrait le penser. Mais, cette conclusion dépend de l’interprétation que l’on donne aux thèses attribuées à X dans le traité. Si elles apparaissent aller dans le sens du détricotage de l’ontologie de Parménide, Xénophane et Mélissos, elles confortent alors l’orientation générale de M. X. G., et assurent la victoire de Gorgias.
Si X., en fin de compte, reste fidèle à la thèse de Parménide et de Xénophane l’Ancien (que l’on peut résumer ainsi : l’étant est, et cela peut aussi se dire du Dieu), cela enlève d’autant plus de légitimité à la position du sophiste Gorgias, en en faisant une exception d’école.
Pour Clémence Ramnoux, il ne fait pas de doute que X., s’il s’agit bien du « vrai » Xénophane, « l’aède ancien », présente dans M. X. G. « une théologie de haute formalisation et même une théologie mono-théiste », puisque le Dieu y est expressément dit être unique. On peut s’en assurer en consultant les autres fragments de Xénophane qui nous restent.
Mais c’est la manière particulière de citer X. dans le traité M.X.G. qui pose problème, et peut générer un doute.
La raison de l’attribution du texte à Xénophane (plutôt qu’à Zénon par exemple) semble être la référence au dieu, le théos, qui est cité incidemment dans une formulation hypothétique : « …si quelque chose est (cela il le dit d’un dieu, d’un théos)… »xi. Cette incidence, cette mise entre parenthèses, semble minorer ou négliger a priori le sens profond du mot théos, et le vider de sa signification originaire.
« Quel sens faut-il donner à ce théos ? Quel sens dans le contexte de sa présentation ? Qu’il soit exclu de le traduire avec une majuscule, Dieu, comme s’il s’agissait d’un nom propre, bien que le mot soit masculin. Qu’il soit choisi de le traduire par quelque divin. La thèse de Mme Cassin fait davantage. Théos n’y est plus qu’un mot : pur signe nominal à mettre à la place occupée dans l’hypothèse initiale par le pronom neutre τί, là où un moderne algébriste aurait mis une lettre, là où Gorgias va ne mettre rien ou mettre le rien. »xii
Il peut être intéressant de comparer les textes du « vrai » Xénophane, l’Aède ancien de Colophon en Ionie, avec un autre fragment archaïque, celui d’un Grec de Ionie aussi, Héraclite d’Éphèse, ville proche de Colophon, lequel traite de l’Un, de l’Être et du Dieu :
« Unique la chose sage seulement : (elle) accepte et refuse d’être dite du nom de Zeus »xiii.
Dans une autre traduction, celle de Marcel Conche, ce fragment se lit :
« L’Un, le Sage, ne veut pas et veut être appelé seulement du nom de Zeus. »xiv
Le philosophe F. W. Schelling traduit pour sa part :
Das Eine weise Wesen will nicht das alleinige genannt seyn, den Namen Zeus will es.
« L’Être seul, sage, ne veut pas être appelé l’Unique, il veut le nom ‘Zeus’. »
On retiendra seulement ici le poids de sacralité associé au concept de l’Un, « le sage », qui a le nom de « Zeus », et qui incarne en grec l’essence de la Vie.
Pour comprendre l’immense affront de Gorgias vis-à-vis de la tradition, son extrême défi lancé contre l’idée même de l’être, et, partant, contre l’idée du Dieu, il faut se souvenir du point théorique et sommital où en étaient arrivés Parménide et Xénophane l’Ancien.
Avec Parménide culminait une longue évolution dans la pensée théologique des Grecs, depuis des temps qui remontaient avant même Hésiode ou Homère, et dont le contenu peut être résumé ainsi :
Zeus est le Dieu souverain, supérieur en force et dignité à tous les autres Olympiens.
Il est aussi le Théos par excellence, c’est-à-dire le Divin, en tant que tel, sans besoin de nom de personne. Il incarne en essence tous les attributs divins, dont celui de la sagesse et de l’intelligence. Il ne peut se comparer sous ce rapport à personne, ni même à l’ensemble de tous les dieux et de tous les hommes.
Il est l’Unique (τὸ ἓν, l’Un), acquérant donc un niveau d’abstraction supplémentaire par rapport au nom même de « Dieu », et perdant ainsi toute tentation d’établir des liens anthropomorphiques. Le ‘nom de Zeus’, onoma Zénos, contient en effet, en puissance, des interprétations anthropomorphiques comme celles de « vie » ou de « vivant » : ὂνομα ζὴνος, « nom de Zeus » signifie aussi « nom de la Vie » , puisque zénos peut se lire comme le génitif du mot « vie » et le génitif du nom propre « Zeus ».
Il est enfin, plus abstrait encore peut-être, ce que désigne le verbe être, quand on dit ou qu’on pense que le présent est, excluant de ce présent éternel toute idée de futur ou de passé.
Il faut avoir bien pris conscience de ce sommet philosophique, théologique, et même ‘monothéiste’, atteint ainsi par Parménide lorsqu’il proclame sa vision de « l’être » (sommet exploré avant lui par Xénophane, qui fut son prédécesseur et son maître) :
Ce sommet étant reconnu, il nous faut maintenant suivre étape par étape la déconstruction inexorable, la descente pluriséculaire de la pensée, qui mènera au nihilisme de Gorgias.
1. D’abord, le nom substantivé de l’être (le participe présent) a été mis en position de sujet du verbe être : l’Étant est. Ceci représente une première transgression, d’un point de vue grammatical et sémantique, et c’est une transgression qui a été facilitée et même encouragée par la souplesse de la grammaire grecque.
Parménide n’emploie que la formule verbale « il est », qui dit seulement ce qu’elle veut dire, et qui n’introduit aucun parasitage par de pseudo-entités verbales et des ‘entités nominales’, qui ouvrent inévitablement la voie à des ‘jeux de langage’, dont il mesure parfaitement les pièges :
« Car rien d’autre jamais et n’est et ne sera
A l’exception de l’être, en vertu du décret
Dicté par le Destin de toujours demeurer
Immobile en son tout. C’est pourquoi ne sera
Qu’entité nominale et pur jeu de langage
Tout ce que les mortels, croyant que c’était vrai,
2. Puis, le pronom neutre τί (« quelque chose ») est lui aussi mis en position de sujet du verbe être, dans des propositions hypothétiques (si quelque chose est…), comme pour signifier que déjà le nom de l’être est de trop. Par exemple, dans le traité M.X.G, on lit : « Il est impossible, déclare [le pseudo-Xénophane], que si quelque chose est, il provienne. »xvii On met en scène un « quelque chose » qui pourrait éventuellement jouer un rôle central dans l’opposition bien connue de la langue philosophique grecque entre ‘être’ et ‘devenir’. Le verbe γίγνεσθαι qui signifie « provenir, devenir, changer, naître » contient par ailleurs son lot d’ambiguïtés et d’acceptions et contribue d’autant à brouiller l’idée pure de l’être…
3. Dans le texte de Mélissos du traité M.X.G. on ajoute à ce quelque chose de non nommable, ou qui a perdu son nom, un qualificatif supplémentaire qui accentue son indétermination. Il y est qualifié d’apéiron : « sans limite » ou « sans définition ».
4. Puis, dans le texte du pseudo-Xénophane du traité M.X.G., déjà cité, le mot τί (« quelque chose ») est associé au mot théos, mais seulement dans une incise, comme une simple parenthèse. Il n’y est plus rien qu’un mot vide de sens et de substance.
Dans la traduction de Clémence Ramnoux : « … si quelque chose est, cela il le dit du dieu, ou d’un dieu, un théos. »xviii
Dans la traduction de la Bibliothèque de la Pléiade, en revanche, est mise en relief l’idée du Dieu, avec sa majuscule.
« Il est impossible, déclare [le pseudo-Xénophane], que si quelque chose est, il provienne, et ce, parlant de Dieu (Théos). »xix
Quoiqu’il en soit, ce ‘quelque chose’ est mis en position de sujet d’une phrase à l’hypothétique, et il y est ensuite, de surcroît, rendu plus obscur, évanescent, par plusieurs doubles négations (« ni fini, ni infini, ni en mouvement, ni en repos »).
5. Enfin, après toutes ces étapes visant à évider progressivement l’être de toute substance, advint le substantif « non-être ». Ce nouveau venu, qui n’avait d’existence que purement verbale, mais qui narguait l’être depuis le vide de sa propre notion, semblait sans doute être approprié pour « être » le sujet de doubles négations de contraires, ce qui lui donnait d’ailleurs une sorte d’aura substantielle, alors qu’en essence il réclamait n’en avoir aucune.
Comme l’exprime superbement Clémence Ramnoux, « Ainsi sera venue au jour d’un jeu sans pensée la formule du nihilisme : non-être est, transformable en être n’est pas. À Gorgias et à la lignée de ses élèves sophistiques aura appartenu de lui donner un et même deux sens : ou bien le vide ouvert au jeu rien que physique des atomes, ou bien la pure ouverture vers un athéisme méta-physique, que d’aucuns oseront convertir (déjà?) vers la nuit de l’In-connaissable. »xx
En nommant le non–être, cette abstraction philosophique qui fait penser à la géniale invention du zéro en mathématique, les sophistes innovaient assurément et se trouvaient propulsés au pinacle de leur savoir-faire. Ils pouvaient, grâce à cette entité essentiellement non-existante, mais existentiellement présente et affirmée dans le langage, parler avec brio de choses qui n’existent pas, en leur donnant une existence qu’ils n’ont pas, et ils pouvaient aussi détruire par de purs ‘jeux de langage » toute idée qu’il existe réellement des êtres, dont le Dieu un, mais aussi une multitude d’êtres « conscients », dont ils pouvaient, comme en s’en jouant, nier à la fois l’essence et l’existence.
Vingt-cinq siècles après Gorgias, les sophistes modernes, dont Jean-Paul Sartre représente un récent et parfait archétype, préfèrent jouir des mirages de la « mauvaise foi » et se complaire dans la « désagrégation » du moi, cet « en-soi que je ne suis pas »xxi, plutôt que de chercher à déterminer l’essence de leur existence…
Or si « rien n’existe », je ne suis peut-être pas ce que je suis, mais je suis peut-être aussi, en revanche, ce que je ne suis pas encore.
Vaste programme.
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iSextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 65. Cité in « Gorgias ». Les Présocratiques.Traduction Jean-Louis Poirier. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1022
iiC’est-à-dire comme « une pratique qui, sans rien d’un art, est le propre d’une âme qui a de la perspicacité, à qui rien ne fait peur, qui, de sa nature, est supérieurement douée pour ce qui concerne les relations mutuelles des hommes. » Platon, Gorgias, 463 a
iiiSextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 65. Cité in « Gorgias ». Les Présocratiques.Traduction Jean-Louis Poirier. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1022
ivSextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 66-67. Cité in « Gorgias ». Les Présocratiques.Traduction Jean-Louis Poirier. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1023
vSextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 68. Cité in « Gorgias ». Les Présocratiques.Traduction Jean-Louis Poirier. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1023
viSelon Jean-Paul Dumont dans sa Notice sur Xénophane, dans Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1216
viiBarbara Cassin. Si Parménide, le traité anomyme « De Melisso, Xenophane, Gorgia ». Édition critique et commentaire. Cahiers de Philologie. Université de Lille, 1980.
viiiClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.683
ixClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.683
xClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.683
xiClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.679
xiiClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.683-684
xiiiHéraclite. Fragment 32. Trad. Clémence Ramnoux.
xivHéraclite. Fragments. Traduction Marcel Conche. PUF, 1986, p. 243
xvParménide. Fragment B VIII, v.5-6, Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 261
xviParménide. Fragment B VIII, v.36-40, Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 262
xviiPseudo-Aristote. Mélissos, Xénocrate, Gorgias. III, 1, 977 a. Cité dans « Xénophane, A XXVIII », Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 98
xviiiClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.679
xixPseudo-Aristote. Mélissos, Xénocrate, Gorgias. III, 1, 977 a. Cité dans « Xénophane, A XXVIII », Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 98
xxClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.688
xxi« La mauvaise foi cherche à fuir l’en-soi dans la désagrégation intime de mon être. Mais cette désagrégation même, elle la nie comme elle nie d’elle-même qu’elle soit mauvaise foi. Fuyant par le « non-être-ce-qu’on-est » l’en-soi que je ne suis pas sur le mode d’être ce qu’on n’est pas, la mauvaise foi, qui se renie comme mauvaise foi, vise l’en-soi que je ne suis pas sur le mode du « n’être-pas-ce-qu’on-n’est-pas ». Si la mauvaise foi est possible, c’est qu’elle est la menace immédiate et permanente de tout projet de l’être humain, c’est que la conscience recèle en son être un risque permanent de mauvaise foi. Et l’origine de ce risque, c’est que la conscience, à la fois et dans son être, est ce qu’elle n’est pas et n’est pas ce qu’elle est. A la lumière de ces remarques, nous pouvons aborder à présent l’étude ontologique de la conscience, en tant qu’elle est non la totalité de l’être humain, mais le noyau instantané de cet être. » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. Gallimard, Paris, 1943, p.106
God indeed is one, – but His forces and His powers (i.e. His elohim and His sefirot) are more than multiple, according to the Jewish Kabbalah.
This idea unites without contradiction monotheistic and polytheistic intuitions.
In contrast, one cannot say that man is really one, – nor the world or the cosmos for that matter. But neither can we say that their abundant multiplicities are a substitute for unity.
Men and worlds are certainly diverse, divided, mixed, undefined and indefinable.
But this diversity, this division, this mixing, this indefinition, are relative. They find their limits, if only in time and space. Men, like worlds, are indefinite, but certainly not infinite.
In the apparent profusion of innumerable beings and the even more abundant moments that compose them, forms of singularities emerge, for a time. Here and there appear strange quarks, galactic clusters, people and consciousnesses…
But are these singularities units? To put it another way, are these singularities as ‘one’ as God is said to be ‘one’?
Busy, unconscious and composite crowds swarm at all times in every and each one man. They are molecular, chromosomal, microbial, neuronal, synaptic, parasitic crowds, you name it.
What will remain of them at the end of time?
If man thinks he will ever be one, death always takes charge, in the end, of testing this dubious sense of unitive dream.
Conversely, if man is not one, if he is other than one, what is he in reality?
Several hypotheses are worth considering.
Man is a diachronic being.
The immanent multiplicity is revealed, over long periods of time, by the accumulation of the diversity. What we were fetus, will we lose it as we die ? Or will we not rather summarize it?
Does the flower of youth lose only its petals and its radiance in the shadows of maturity, or in the night of agony, or does it not rather reveal its subtle, invisible and irradiant perfumes?
Let’s change metaphors.
If man was a kind of vast library, which book would summarize him best? Or could we only pick out a few scattered ‘good excerpts’? Or, even, shouldn’t we be satisfied with a single chosen line, at the corner of a forgotten paragraph, or a hallucinated word, to finally express his supposed unity, his only essential meaning?
2. Man is a synchronic being.
Just as a (infinite) mathematical curve can be summarized at each of its points by the (itself infinite) set of its derivatives, so one could suppose that at any moment of his life, the being of man could contain the (apparently infinite) set of his virtualities in the making. Always still in epigenesis, man is neither his sex nor his brain, neither his spleen nor his pancreas, neither his heart nor his blood, neither his very soul nor his faulty memory, but all this simultaneously.
Reason is road, cunning and cog, and blood is place and sense. The soul animates, and elevates, she borders on drunkenness, but often sleeps in the darkness of memories. In the lymph bathes the light of hope. Saliva drowns the suns of taste, the breath tempers the twilights of consciousness.
3. Man is a distributed (or swarming) being.
A more fantastic hypothesis assumes a ‘self’ which doubts itself. It is equivalent to the idea that any ‘I’ could be defined by the sum of all the ‘you’ encountered throughout life, as well as by the sum of all the ‘us’ felt, and even the anonymous crowd of all the ‘them’ surrounding the ‘I’, be they effective or only conceived. The human ‘I’ is still alone, singular, but mainly made of indissoluble pluralities, external multitudes, and produced by entire societies, and immemorial histories.
Whether man is diachronic, synchronic, distributed, swarming, or all of them in turn, or all of them simultaneously, winds down to being the same. It is at the time of death that the ‘I’ gets to know what he really is: either ‘nothing’, just ‘nothing’, or some entity allowed to continue ‘being’ in an yet unknown, sublimated form.
There is no point in arguing about this sort of conjecture, nobody knows the end of the story, but we will all know that end, when the evening comes.
To conclude with an opening, I would like to quote a fragment from the pre-Socratic philosopher Gorgias :
« There is nothing obvious about being because it doesn’t appear [dokein]. To appear is weak, since it does not succeed in being. »i
To put it another way, perhaps more clearly, and to fit this ancient and lively thought into a long perspective :
« The way in which God has been thought of for centuries no longer convinces anyone; if something is already dead, it can only be the traditional way of thinking about God. What is really dead is the fundamental distinction between the sensory domain and the supra-sensory domain. »ii
Really dead ?
Then we need to follow up with an essential intuition of Nietzsche, which Martin Heidegger (quoted by Hannah Arendt) re-ormulated as follows:
« The destruction of the supra-sensible also suppresses the purely sensible, and thus the difference between the two.»iii
If the supra-sensible and the sensible are, in the final analysis, no different, then there is also no essential difference between transcendence and immanence.
And, consequently, there is no essential difference between the Creator (either immanent or transcendant) and the Creation…
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iDie Fragmente des Vorsokratiker. Vol. II, B 26. Hermann Diels and Walther Kranz, 1959. Quoted by Hannah Arendt. The life of the spirit. Thought. The will. Translated by Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.45
iiHannah Arendt. The life of the spirit. The thought. The will. Translation by Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.28
iiiMartin Heidegger. Paths that lead nowhere. Trad. W. Brokmeier. Paris 1962, p.173. Quoted by Hannah Arendt. The life of the spirit. Thought. The will. Translated by Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.29
Dieu est un, – mais ses forces et ses puissances (elohim et sefirot) sont plus que multiples. Cette idée (de la Cabale juive) conjoint sans contradictions les intuitions monothéistes et polythéistes.
Par contraste, on ne peut dire que l’homme soit réellement un, – ni le monde d’ailleurs. Mais de leurs abondantes multiplicités, on ne peut dire non plus qu’elles leur tiennent lieu d’unité.
L’un et l’autre sont assurément divers, divisés, mélangés, mixtes, indéfinis et indéfinissables.
Mais cette division, ce mélange, cette mixité, cette indéfinition, sont relatives. Elles trouvent leurs limites, ne serait-ce que dans le temps et l’espace. L’homme, comme le monde, sont indéfinis, mais certes pas infinis.
Dans l’apparente profusion des innombrables étants et des instants qui les composent, des formes de singularités émergent, pour un temps. Ici et là : des quarks étranges, des amas galactiques, des personnes et des consciences…
Mais ces singularités sont-elles des unités ? Pour le dire autrement, ces singularités sont-elles aussi ‘unes’ que Dieu est dit ‘un’ ?
Des foules affairées, inconscientes et composites (moléculaires, chromosomiques, microbiennes, neuronales, synaptiques, parasitaires) fourmillent à tout moment en tout homme. Qu’en subsistera-t-il au soir des temps ?
Si l’homme pense être jamais un, la mort se charge toujours, à la fin, de mettre à l’épreuve ce sentiment douteux de puissance unitive.
A l’inverse, si l’homme n’est pas un, s’il est autre qu’un, qu’est-il en réalité?
Plusieurs hypothèses valent d’être considérées.
L’homme, – un étant diachronique.
La multiplicité immanente se révèle, sur les temps longs, par le cumul du bigarré. Ce que nous étions fœtus, le perdrons-nous mourants, ou ne le résumerons-nous pas plutôt ? La fleur de la jeunesse perd-elle seulement ses pétales et ses éclats dans les ombres de la maturité, ou dans la nuit de l’agonie, ou n’en révèle-t-elle pas plutôt alors ses subtils, invisibles et irradiants parfums?
Changeons de métaphores. Si l’homme était une sorte de vaste bibliothèque, quel ouvrage le résumerait-il le mieux ? Ou ne pourrait-on retenir pour le désigner que quelques ‘bonnes feuilles’ éparses ? Ou, même, ne devrait-on pas se contenter d’une seule ligne élue, au coin d’un paragraphe oublié, ou d’un mot halluciné, pour en exprimer enfin l’unité supposée, le sens essentiel ?
L’homme, – un étant synchronique.
De même qu’une courbe mathématique (infinie) peut se résumer en chacun de ses points par l’ensemble (lui-même infini) de ses dérivées, de même on pourrait supposer qu’à tout instant de sa vie, l’être de l’homme pourrait contenir l’ensemble (apparemment infini) de ses virtualités en devenir. Toujours en épigenèse, l’homme n’est ni son sexe ni son cerveau, ni sa rate ni son pancréas, ni son cœur ni son sang, ni son âme même ni sa défaillante mémoire, mais tout cela simultanément.
La raison est route, ruse et rouage, et le sang, lieu et sens. L’âme anime, et l’esprit élève, il voisine l’ivresse, mais dort souvent dans l’obscurité des souvenirs. Dans la lymphe baigne la lumière de l’espoir. La salive noie les soleils du goût, le souffle tempère les crépuscules de la conscience.
L’homme, – un étant distribué.
Une hypothèse plus fantastique travaille parfois le ‘moi’ qui doute de lui-même. C’est l’idée que n’importe quel ‘moi’ pourrait se définir par l’ensemble des ‘tu’ rencontrés au long de la vie, ainsi que par la somme de tous les ‘nous’ ressentis, ou même la foule anonyme des ‘ils’ assumés ou conçus. Le ‘moi’ humain est seul, mais fait de pluralités indissolubles, de singularités silencieuses, de multitudes extérieures, de sociétés entières, et d’histoires immémoriales.
Qu’il soit diachronique, synchronique ou distribué, ou tout cela tour à tour, ou tout cela simultanément, revient au même. C’est la mort qui révèle au ‘moi’ ce qu’il est en réalité : soit ‘rien’, vraiment ‘rien de rien’, ou bien quelque entité admise à continuer son ‘étant’ sous une forme inconnue, sublimée.
Il ne sert à rien d’argumenter en cette matière, personne ne connaît le fin mot de l’histoire, mais tous nous le connaîtrons le soir venu, ce fin mot-là.
Pour conclure sur une ouverture, je voudrais citer ce fragment du philosophe présocratique Gorgias :
« Être n’a rien de manifeste puisque cela n’apparaît pas [aux hommes : dokein]. Paraître [aux hommes] est faible, puisque cela ne réussit pas à être. »i
Pour le dire autrement, de manière plus nette peut-être, et pour mettre cette pensée ancienne et vive en perspective longue, « la façon dont on a pensé Dieu pendant des siècles ne convainc plus personne ; si quelque chose est mort, ce ne peut être que la façon traditionnelle de le penser. Ce qui est bien mort, c’est la distinction fondamentale entre le domaine sensoriel et le domaine supra-sensoriel ».ii
On devrait revenir à une intuition fondamentale de Nietzsche, que Martin Heidegger (cité par Hannah Arendt) formule ainsi: « la destruction du supra-sensible supprime également le purement sensible, et par là, la différence entre les deux. »iii
iDie Fragmente des Vorsokratiker. Vol. II, B 26. Hermann Diels et Walther Kranz, 1959. Cité par Hannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.45
iiHannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.28
iiiMartin Heidegger. Chemins qui ne mènent nulle part. Trad. W. Brokmeier. Paris 1962, p.173. Cité par Hannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.29
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