« C’est Toi! »


« L’exécution de Hallâj »

Dans le cheminement du mystique soufi vers l’union, il y a trois phases, l’ascèse du murîd, ‘celui qui désire Dieu’, la purification passive du murâd, ‘celui que Dieu désire’, et l’union proprement dite, quand le mystique devient mulâ‘, ‘celui à qui tout obéit’. Hallâj décrit ces phases ainsi : « Renoncer à ce bas monde c’est l’ascèse du sens ; – renoncer à l’autre vie, c’est l’ascèse du cœur ; – renoncer à soi-même, c’est l’ascèse de l’Esprit. »i

Au dernier stade, l’esprit du mulâ‘ se mélange intimement avec l’Esprit divin. Il y a fusion complète, indiscernable, du moi (humain) avec le Toi (divin).

« Ton Esprit s’est emmêlé à mon esprit, tout ainsi

Que se mélange le vin avec l’eau pure.

Aussi, qu’une chose Te touche, elle me touche.

Voici que ‘Toi’, c’est ‘moi’, en tout.

(…)

Je suis devenu Celui que j’aime, et Celui que j’aime est devenu moi !

Nous sommes deux esprits, fondus en un corps.

Aussi, me voir, c’est Le voir

Et Le voir, c’est nous voir.

(…)

Je T’appelle…non, c’est Toi qui m’appelle à Toi !

Comment aurais-je dit ‘c’est Toi !’ – si Tu ne m’avais dit ‘c’est Moi !’ ? »ii

Le surnom Hallâj signifie le ‘Cardeur’. Hallâj al-asrâr est, littéralement, leCardeur du plus intime secret’, le ‘Cardeur de la conscience’, celui qui cherche Dieu, et veut le trouver, en triturant l’âme, et en la ‘cardant’iii en quelque sorte, c’est-à-dire en la démêlant de toutes ses fibres étrangères, pour la rendre propre au tissage divin.

Mais bien d’autres métaphores sont possibles, celles du mélange, de la mixtion, de la fusion, de la pénétration, ou au contraire de l’évidement, de l’isolement… « Mon esprit s’est emmêlé à Son Esprit comme le musc à l’ambre, comme le vin avec l’eau pure. (…) Tu fonds la conscience personnelle dans mon cœur, comme les esprits se fondent dans les corps. (…) Nos consciences sont une seule Vierge… où seul l’Esprit pénètre ».iv « Quand Dieu prend un cœur, Il le vide de ce qui n’est pas Lui ; quand Il aime un serviteur, Il incite les autres à le persécuter, pour que ce serviteur vienne se serrer contre Lui seul ».v

Pour autant, cette volonté d’approcher du divin n’est pas sans danger ni péril. « Ô musulmans, sauvez-moi de Dieu… Il ne me reprend pas à moi-même, et il ne me rend pas non plus mon âme ; quelle coquetterie, c’est plus que je n’en puis supporter. »vi Longue est la route, nombreux les obstacles, les possibles égarements. « Prétendre Le connaître, c’est de l’ignorance ; persister à Le servir, c’est de l’irrespect ; s’interdire de Le combattre, c’est folie ; se laisser endormir par Sa paix, c’est sottise. »vii Mais il faut persévérer, toujours, quoi qu’il arrive. « Ne te laisse pas surprendre par Dieu, et pourtant ne désespère pas de Lui ; ne convoite pas Son amour, et pourtant ne te résigne point à ne pas L’aimer ; ne cherche point à L’affirmer, mais ne cède pas à Le nier (quand il disparaît) ; et surtout garde-toi de proclamer (de toi-même) Son unité ».viii

Pour Hallâj, l’union transformante, l’action divine en l’homme, ne résulte pas de l’omnipotence créatrice, ni de l’activité de l’Esprit (rûh), mais elle provient initialement de la puissance de la Parole, du Verbe, dont le paradigme est le commandement  יְהִי , yehi, en latin « fiat ! », en arabe « kun ! », qui est au commencement et au principe de toute chose créée.

L’union mystique de Hallâj résulte de l’acceptation permanente en son âme de la présence de la Parole, qui annonce et précède la venue de l’Esprit. « L’âme provient du commandement de mon Seigneur »ix. C’est ainsi, par la Parole, que l’Esprit se mêle à l’âme, et que le ‘moi’ (le ‘je’) s’unit et se transforme en ‘Lui’.

Deux fragments « très remarquables », comme dit Massignon, donnent une idée plus précise de cette union, qui commence par l’anéantissement du ‘je’ :

Le premier a pour titre : Tanzîh ‘an al-na‘t wa’l-wasf, « De l’éloignement (tanzîh) de l’attribut et de la qualification ».

« Ma science est trop grande pour être embrassée par la vue, elle est d’un grain trop menu et trop compact pour être assimilée par l’entendement d’une créature de chair. Je suis ‘je’, et il n’y a plus d’attribut. Je suis ‘je’ et il n’y a plus de qualificationx. Mes attributs, en effet, sont devenus une pure nature humaine, cette humanité mienne est l’anéantissement de toutes les qualifications spirituelles (rûhânîyâ), et ma qualification est maintenant une pure nature divine (lâhûtîya). Mon étatxi (hukm) actuel, c’est qu’un voile me sépare de mon propre ‘moi’. Ce voile précède pour moi la vision (kashf) ; car, lorsque l’instant de la vision se rapproche, les attributs de la qualification s’anéantissent. ‘Je’ suis alors sevré de mon moi ; ‘je’ suis le pur sujet du verbe, non plus mon moi ; mon ‘je’ actuel n’est plus moi-même. Je suis une métaphore (tajâwuz) [de Dieu transportée dans l’homme], non un apparentement générique (tajânus) [de Dieu avec l’homme], – une apparition (zuhûr) [de Dieu], non une infusion (hulûl) [de Dieu] dans un réceptacle matériel. Ma survie n’est pas un retour à la pré-éternité, c’est une réalité imperceptible aux sens et hors de l’atteinte des analogies.

Les anges et les hommes ont connaissance de cela, non qu’ils sachent ce qu’est la réalité de cette qualification, mais par les enseignements qu’ils en ont reçus, suivant leur capacité à chacun. ‘Chacun sait la source où il devra se désaltérer’ (Qur. II,60)

L’un boit une drogue, l’autre hume la pureté de l’eau. L’un ne voit qu’une silhouette humaine, l’autre ne voit que l’Unique et son regard est obscurci par la qualification ; l’un s’égare dans les lits des torrents desséchés de la recherche, l’autre se noie dans les océans de la réflexion ; tous sont hors de la réalité, tous se proposent un but, et ils font fausse route.

Les familiers de Dieu, ce sont ceux qui demandent à Lui la route ; ils s’annihilent, et c’est Lui qui organise leur gloire. Ils s’anéantissent, et c’est Lui qui réalise leur gloire. Ils s’humilient, et Lui les montre comme des repères (…) Ô merveille ! Tu dis qu’ils sont ‘arrivés’ ? Ils sont séparés. Tu dis qu’ils sont ‘voyants’ ? Ils sont absents. Leurs traits externes demeurent en eux apparents, et leurs états intimes demeurent en eux cachés. »xii

Le second fragment s’intitule Raf al-annîya, « Observation du Moi ».

« Est-ce Toi ? Est-ce moi ? Cela ferait une autre Essence au-dedans de l’Essence…

Loin de Toi, loin de Toi d’affirmer ‘deux’ !

Il y a une Ipséité tienne, en mon néant désormais, pour toujours,

C’est le Tout, par-devant toute chose, équivoque au double visage…

Ah ! Où est Ton essence, hors de moi, pour que j’y voie clair…

Mais déjà mon essence est bue, consumée, au point qu’il n’y a plus de lieu…

Où retrouver cette touche qui Te témoignait, ô mon Espoir,

Au fond du cœur, ou bien au fond de l’œil ?

Entre moi et Toi, un ‘c’est moi !’ me tourmente…

Ah ! Enlève, de grâce, ce ‘c’est moi !’ d’entre nous deux ! »xiii

Massignon indique que ce texte permet d’interpréter le cri fameux de Hallâj, Anâ’l-aqq, « Je suis la Vérité ! », qu’il accompagna de ce commentaire :

« Ô Conscience de ma conscience (Yâ Sirra sirri), qui Te fais si ténue,

Que tu échappes à l’imagination de toute créature vivante !

Et qui, en même temps, est patente et cachée, tu transfigures

Toute chose, par devers toute chose…

Si je m’excusais, envers Toi, ce serait ignorance,

De l’énormité de mon doute, de l’excès de mon bégaiement,

Ô Toi qui es la Réunion du tout, Tu ne m’es plus ‘un autre’ mais ‘moi-même’,

Mais quelle excuse, alors, m’adresserai-je, à moi ? »xiv

Hallâj constate en lui-même l’union de sa conscience avec la Conscience, l’identification de son ‘je’ avec la Vérité. Cette union équivaut à un degré suprême de présence divine, au don fait à la conscience d’une extase transcendante, qu’il décrit avec précision :

« Les états d’âme d’où surgit l’extase divinexv, c’est Dieu qui les provoque tout entiers,

Quoique la sagacité des plus grands soit impuissante à le comprendre !

L’extase, c’est une incitation, puis un regard qui grandit en flambant dans les consciences,

Lorsque Dieu vient habiter ainsi la conscience (sarîra) ; celle-ci, doublant d’acuité,

Permet alors aux voyants d’observer trois phases distinctes :

Celle où la conscience , encore extérieure à l’essence de l’extase, reste spectatrice étonnée ;

Celle où la ligature du sommet de la conscience s’opère ;

Et alors elle se détourne vers Celui qui considère ses anéantissements, hors de portée pour l’observateur ».xvi

La conscience observe en elle-même trois degrés d’extase. Elle contemple, « étonnée », son entrée dans l’extase, elle en est encore « extérieure », puis elle observe la « ligature de son sommet » (c’est-à-dire qu’elle est consciente de son lien, de son nœud, de son attachement à l’essence de l’extase), et enfin elle est consciente de son propre « anéantissement », phase essentielle qui permet son « détournement » vers Dieu.

Les trois premières phases conduisent donc, si l’on peut dire, à un quatrième état, celui où la conscience se « détourne » du phénomène de l’extase, pour aller vers Dieu.

Il y a là, me semble-t-il, une profonde analogie avec l’expérience faite par Moïse face au buisson ardent. Lorsque Moïse voit que le buisson est en feu, mais qu’il ne se consume pas, il s’en étonne, et il dit : אָסֻרָה , asourah, que l’on traduit habituellement par : « Je m’approche »xvii. Or le verbe hébreu סוּר, sour a pour sens premier : « s’écarter, se retirer, s’éloigner ». Il signifie aussi « quitter un endroit pour s’approcher d’un autre ; se tourner vers ». On peut donc comprendre que Moïse ne veut pas « s’approcher » du buisson mais veut s’en « détourner » pour s’approcher de la compréhension du phénomène, la saisie de son essence.

Hallâj, comme Moïse avant lui, l’atteste: il faut que la conscience « se détourne » de l’extase pour s’approcher de la Vérité, de l’Essence de Dieu, et entrer en Elle.

Jalâl Rûmî, quant à lui, formula une autre métaphore encore : « Un jour l’amant frappa à la porte de l’Aimé… et il Lui dit : c’est Toi ! »xviii

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iLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.48

iiLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.49-50

iiiCf. Louis Massignon. Parole donnée. Julliard, 1962, p.76

ivLouis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962, p.75

vAkhbâr al-Hallâj. 36. Cité par Louis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962,. p.76

viAkhbâr al-Hallâj. 38. Cité par Louis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962,. p.79

viiAkhbâr al-Hallâj. 14. Cité par Louis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962,. p.78

viiiAkhbâr al-Hallâj. 41. Cité par Louis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962,. p.79

ixQur’an 17,85 : « Al rûu min ’amri Rabbî ».

x« Anâ anâ, wa lâ na‘t ; anâ anâ, wa lâ wasf. »

xiLouis Massignon traduit ici le mot arabe hukm par « statut ». Cf. op.cit. p.53. Mais le mot hukm a une large gamme de sens : « gouvernement, pouvoir, sagesse, savoir, raison ». Comme il s’agit de qualifier ce que Hallâj dit de lui-même en tant qu’il se sent intimement uni à Dieu, je préfère traduire hukm par « état » plutôt que par « statut ».

xiiHallâj. Tanzîh ‘an al-na‘t wa’l-wasf (De l’éloignement de l’attribut et de la qualification). Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.52-54

xiiiHallâj. Akhb. N°47. Témoignage d’Ibn al-Qâsim. Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.55

xivParoles de Hallâj, en 896, au moment de sa rupture avec les sûfîs, justifiant son cri « Anâ’l-Haqq ! » devant son directeur de conscience, Junayd. Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.56

xvLittéralement : « Extase de la Vérité » (Mawâjida aqq),

xviHallâj. Mawâjida aqq. Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.58, note 4.

xviiExode, 3,3

xviiiJalâl Rûmî, Mathnawî, Ed. Caire, I, 121. Cité par Louis Massignon, La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.60, note 2.

S’extraire de l’extase


« Le martyr de Hallâj ».

Le but essentiel de Hallâj, martyr mystique de l’Islam, exécuté à Bagdad le 26 mars 922, était de « trouver la Réalité elle-même, et d’y participer à jamais »i, en séparant cette Réalité de tout ce qui est éphémère, de tout « ce qui passe », de tout le sensible, de tout ce qui est seulement « possible » ou « concevable », afin d’atteindre seule, la « Vérité » en soi.

Louis Massignon, auteur d’une étude historique en quatre tomes consacrée à Hallâj, affirme qu’il était possédé par la quête de la « science des cœurs et des mouvements de l’âme » (‘ilm al-qulûb wa al-khawâtir), – l’idée maîtresse de Hassan Basrî, transmise par l’intermédiaire de Sahl et Junayd.

Hallâj résume ainsi cette quête d’une théologie mystique :

« Dieu est au-delà des âmes (nafs), car l’Esprit (ru) les transcende de toute sa primauté ! L’âme n’implique pas l’Esprit. Ô vous, que votre âme aveugle, si vous regardiez ! Ô vous, que votre vision aveugle, si vous saviez ! Ô vous, que votre science aveugle, si vous compreniez ! Ô vous, que votre sagesse aveugle, si vous arriviez ! Ô vous, que votre arrivée même aveugle, si vous L’y trouviez ! Vous vous aveuglez pour toujours sur Celui qui subsiste à jamais. »ii

Hallâj sait avec une certitude absolue que seul l’Esprit divin peut « réaliser » Lui-même le désir d’union avec Dieu. Toutes les prières que la pratique religieuse recommande, avec ses protestations d’adoration ou de renoncement, aussi sincères soient-elles, sont inopérantes. Il n’y a que l’Esprit divin Lui-même qui peut consentir à accorder à l’homme « ce don surnaturel de soi, ce sacrifice efficace », qui est l’unique voie vers l’union divine.

Les questions le hantent en permanence : Où chercher Dieu ? Comment Le connaître ? Comment s’unir à Lui ?

Et les réponses fusent : Il faut passer outre à la volonté propre du moi. Il faut reconnaître la transcendance absolue de Dieu, et l’incapacité humaine à seulement nommer Son Essence. Il faut « plonger et noyer son intelligence »iii en Lui, et Le laisser, Lui seul, à notre place, « vouloir au fond de notre cœur »iv, et se tenir en ce lieu, là où « Il ne peut se fixer à demeure »v que « s’Il ne le transforme »vi.

Le Qur’an ne cesse de l’affirmer, le cœur (qalb) est l’essence de l’homme. Il recèle en lui un vide intérieur, un creux central (jawf), lequel est le lieu de la conscience. L’homme est ce qui est caché (sirr) en lui, et seul Dieu connaît ce secret.

« Il connaît ce qui est caché en vous » (ya‘lamu sirra-kum).vii

« Il connaît les secrets, même les plus cachés » (ya‘lamu sirra wa ’akhfâ).viii

En ce creux secret du cœur, flotte obscurément, confusément, un amas d’illusions, de pensées et de désirs, en agitation constante. Cet amas s’appelle nafs, – c’est ‘l’âme’, ou le ‘moi’.ix

L’âme n’est jamais qu’une sorte d’embryon sans consistance ; elle a besoin en permanence de l’intervention divine pour vivre et croître. C’est Dieu qui réitère à tout moment l’impulsion créatrice qui a mis initialement le cœur en branle.

L’Esprit divin a insufflé le premier souffle de vie dans le cœur ; celui-ci est le véritable centre de l’homme, le lieu intérieur de sa personnalité immortelle. Le souffle divin donne la vie, et il donne par là-même l’aptitude à la foi. C’est la foi qui unifie la nafs, l’illumine et la constitue comme conscience. C’est la foi qui témoigne de sa vocation primordiale, éternelle. Celle-ci a été révélée au jour de l’Alliance (mîthâq), quand ‘le Dieu’ (Al-Lah) demande aux fils d’Adam de ‘témoigner’ (’ashada’) de leur propre âme (‘alâ ’anfusi-him)x, de prendre conscience de cette âme même, en reconnaissant ‘le Dieu’ comme leur ‘Seigneur’ (Rabbi). C’est à ce moment que fut proclamée la liberté, l’autonomie de la raison humaine, et reconnue sa capacité à se penser elle-même en pensant Dieuxi.

Dès lors, le cœur « porte le poids » de la foi (al-amâna). Il est le lieu même où l’homme doit comparaître devant Dieu.

L’homme doit viser uniquement à s’unifier et à s’unir, – par son cœur, par son esprit, par sa raison (qalb = rûh = ‘aql). Il est déjà uni (provisoirement) à son corps charnel, en tombant dans l’esclavage de la matière (raqq al-kawm). Mais s’il en reste esclave, il encourt le mépris divin. La création de la matière, et des créatures, représente une « humiliation » volontaire de la pensée divine, qu’il s’agit de reconnaître et de relever. Cette humiliation ne peut durer. Dieu « méprise » la matière tant que l’esprit ne la transfigure pas. « Le secret de la création, c’est que Dieu est humble »xii. Il est humble parce qu’il s’humilie, mais cela en vue de viser une plus grande gloire, – la transfiguration de cette matière, de cet humus, en un Esprit de sainteté. L’homme, d’abord esclave, a la liberté de l’esprit, et il a vocation à s’affranchir de l’esclavage.

Pour Hallâj, le cœur humain est l’organe de la contemplation divine.

« L’ultime enveloppe du cœur, au-dedans de la nafs, appétit concupiscible, c’est le sirr, personnalité latente, conscience implicite, subconscient profond, cellule secrète murée à toute créature, ‘vierge inviolée’. Tant que Dieu n’a pas visité le sirr, que ni ange, ni homme ne devine, la personnalité latente de l’homme reste informe : c’est la sarîra, sorte de ‘pronom personnel’ incertain, de ‘je’ provisoire : annî, annîya ; huwî, huwîya : une heccéité, une illéité. »xiii

L’homme doit renoncer à cette ultime enveloppe, à ce sirr qui est le secret de sa conscience ; il doit renoncer à sa personne, à son ‘je’, à son propre ‘pronom personnel’, et à sa ‘conscience’ (amîr)xiv, pour atteindre Dieu qui est le Sirr al-sirr, le amîr al-amîr.

C’est alors que Dieu féconde l’âme, et y fait pénétrer le véritable amîr, le vrai pronom de la personnalité ultimexv, celle qui possède véritablement « le droit de dire ‘Je’ »xvi.

« Or la réalité est réalité, et la nature créée. Rejette donc loin de toi la nature créée, pour que toi, tu deviennes Lui, et Lui, toi, dans la réalité !

Car, si notre ‘je’ est un sujet exprimant, l’Objet exprimé [Dieu] est aussi un sujet exprimant. Or si le sujet, ce faisant, peut exprimer son Objet selon la réalité, a fortiori l’Objet l’exprimera selon la réalité !

Dieu lui dit (à Moïse) : ‘Tu guideras vers la preuve, non vers l’Objet de la preuve. Pour moi, Je suis la preuve de toute preuve’ :

Dieu m’a fait passer par ce qu’est la réalité

Grâce à un contrat, un pacte et une alliance.

Ce que j’ai constaté, c’est mon subconscient, mais non plus ma personnalité.

Cela, c’était toujours mon subconscient, mais celle-ci, c’est la réalité.

Dieu a énoncé avec moi, venant de mon cœur, ma science. Il m’a rapproché de Lui après que j’étais resté loin de Lui. Il m’a rendu son intime, et Il m’a choisi.’ »xvii

Dieu est le créateur (khâliq) initial et permanent de l’individu et de tous les événements qui caractérisent sa vie, l’auteur de toutes ses actions. Il les a créées d’avance, comme un tout, et les distribue jour après jour à chaque homme comme des « provisions de voyage » (arzâq), comme autant de ‘ressources’ qui lui permettent d’agir pendant sa vie. Avec l’ensemble des arzâq, qu’on pourrait traduire par le mot « providence », Dieu est Celui qui fait vivre (muhyî) et mourir (mumîi). Mais ces ressources providentielles sont momentanées, éphémères, contingentes. Elles n’entrent dans le cœur de l’homme que de façon gratuite, arbitraire, imméritée. C’est bien le cœur qui est le principe de la science et de la conscience, non les arzâq. Il revient à l’homme de se saisir au-dedans de lui-même, en son cœur (qalb, ou taqlîb), pour réaliser son unité mentale, pour tisser son âme, pour construire sa conscience, son véritable ‘Je’ (ḍamîr). Il lui revient de persévérer sans cesse dans son effort de mémoire (dhikr), d’intelligence et de volonté, c’est-à-dire dans l’effort de sa foi.

Hallâj dit que la grâce (latîfa), quand elle saisit l’homme, et qu’elle le sanctifie, ‘fait venir à l’idée la Vérité’ (khâtir al-Haqq) ; celle-ci s’impose à la pensée, et devant elle plus aucun doute ne s’élève dans la conscience du sage.

Les sûfis affirment que c’est une inspiration divine qui transfigure (tasarruf) le cœur en profondeur, et dirige son évolution ultérieure, se ralliant à Muhâsibî : « Le but final d’une règle de vie mystique ne peut être la possession spéciale de tel ou tel état, mais une disposition générale du cœur à rester malléable, constamment, à travers la succession de ces états. »xviii

Hallâj développe ces idées, en les poussant aussi loin que possible. Il ne nie pas la réalité des « états » mystiques, mais il refuse de s’y complaire, et d’y rester. Ce ne sont que des étapes transitoires. Ce qui lui importe réellement ce sont les « touches divines » (tawâli‘, bawâdî) dont ces états ne sont que les indices. Il les appelle dawâ‘î, les « appels » de Dieu, ou encore shawâhid, les « témoignages » incessants qui incitent « le cœur à passer outre, à aspirer à Dieu par des aspirations, arwâh, anfûs, en se dépouillant de ces états eux-mêmes, en se dénudant de plus en plus, pour joindre Dieu qui est là et qui l’appelle. »xix

Il faut se détacher des œuvres que l’on fait, pour s’attacher à Celui pour qui on les fait. Cette attitude s’applique à l’extase (wajd) elle-même. Hallâj « se refuse à goûter une secrète délectation de l’âme, un rêve solitaire, un loisir d’aimer Dieu hors de la vie réelle. Il estime que le ravissement, istilâm, est une purification et non une destruction de la mémoire ; que l’illumination, tajallî, est une transfiguration, et non un stupéfiement aveuglant de l’intelligence. »xx

Au fond de toute extase, « il ne veut voir que Celui qui extasie, man fî’l wajdi Mawjûd »xxi.

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iLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.12

iiHallâj. Shath. f° 131, cité par Louis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.12, note 4.

iiiHallâj. Tawâsîn V, 10. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.318

ivHallâj. Tawâsîn III, 11. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.310

vHallâj. Tawâsîn XI, 15. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.342

viHallâj. Tawâsîn XI, 23-24. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.343-344

viiQur’an 6,3

viiiQur’an 20,7

ixLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.19

xQur’an 7,172

xiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.116-117

xiiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.25, note 5.

xiiiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.26

xivLe mot ضَمير, amîr, désigne en arabe à la fois le ‘pronom personnel’ et la ‘conscience’.

xvHallâj théorise ainsi le « vrai pronom sujet » dans son Tawâsîn, IX,2 : « Le vrai pronom sujet, de la proposition (attestant que Dieu est un), se meut et circule à travers la multiplicité (créée) des sujets. Il n’est inclus, ni dans le sujet, ni dans l’objet, ni dans les affixes de cette proposition ; son suffixe pronominal appartient en propre à son Objet ; son h possessif, c’est son « Ah ! » à Lui (à Dieu) ! Et non pas à cet autre h, lequel ne nous rend pas croyants monothéistes. » [Le h se réfère ici au suffixe qui, en arabe, est la marque du pronom possessif]. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.334

xviIbid.

xviiHallâj. L’Éloge du Prophète, ou la métaphore suprême (Hâ-Mîm al-qidam) III, 8-12. Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.310-311

xviiiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.32

xixLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.32-33

xxLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.33

xxiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.33

Des Vérités bonnes à dire


« La Déesse Péithô tenant le Dieu Eros par la main. »

Dans une époque dominée par les mensonges et les falsifications délibérées de la réalité, en particulier par les mensonges d’État, comme alors, ceux liés à l’Affaire Dreyfus, Charles Péguy avait fait de la vérité la règle de sa vie. Pour la défendre, il engloutit la petite fortune que son mariage lui avait apportée, en fondant en janvier 1900 ses Cahiers de la Quinzaine.

Il avait cependant une façon curieuse et contre-intuitive de la présenter. «Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste. »i

Sans doute y a-t-il des vérités bêtes, ennuyeuses et tristes, tout comme il y a des vérités intelligentes, passionnantes, et joyeuses. Serait-ce donc que la vérité n’est pas une, mais multiple, diverse, et donc difficile à définir, pour le moins, et délicate à saisir dans son essence.

Et pourtant, ne savons-nous pas, intuitivement, la différence radicale entre le vrai et le faux ?

« Qu’est-ce que la vérité ? »

Cette célèbre question, jadis posée par Ponce Pilate, ne reçut, comme on sait, pas de réponse, sinon celle (implicite) d’une présence silencieuse, dont les générations suivantes, méditant sur ce silence crucial (c’est le cas de le dire), ont pu supposer qu’il était la réponse même, et qu’il l’incarnait en fait.

Il fallait du moins se souvenir de ce qu’avait déclaré auparavant l’accusé, dans d’autres circonstances, en des paroles jugées déjà absolument scandaleuses, sinon absurdes, par les religieux ayant alors le haut du pavéii.

Parmi les philosophes qui, bien plus tard, tentèrent de penser l’essence de la « vérité », l’essence du « vrai », il y eut Hegel, dont certaines de ses formules montrent l’ambition ultime.

« Le vrai est le Tout. »iii

« L’absolu seul est vrai ou le vrai seul est absolu. »iv

Et dans une formule aux accents dionysiaques :

« Le vrai est le délire bachique dont il n’y a aucun membre qui ne soit ivre. »v

Hegel voit le « vrai » non seulement comme une « substance » mais aussi comme un « sujet ». « Tout dépend de ce point essentiel : saisir et exprimer le Vrai, non comme substance mais précisément aussi comme sujet. »vi

Hegel fait même de la Vérité le Sujet par excellence, à savoir Dieu, ou l’Esprit absolu. La vie de Dieu et la vérité qui est en lui s’expriment comme un jeu de l’amour avec lui-même .vii

L’idée que la Vérité est d’essence divine n’était pas si nouvelle, en fait.

Dans la Grèce ancienne, la « vérité », alétheia (ἀλήθεια), avait, par-delà son sens obvie, abstrait et idéal en philosophie, aussi reçu, par le biais de la mythologie et de la poésie, une acception proprement divine.

Ainsi, Parménide oppose radicalement la « vérité » aux « opinions des mortels » :

« Apprends donc toutes choses,

Et aussi bien le cœur exempt de tremblement

Propre à la vérité bellement circulaire,

Que les opinions des mortels, dans lesquelles

Il n’est rien qui soit vrai ni digne de crédit. »viii

Si rien dans les opinions des mortels n’est « vrai », alors qu’est-ce qui est « vrai » ? Quelle est cette « vérité bellement circulaire » qui ne peut être accueillie que par un « cœur exempt de tremblement » ?

Dans un autre fragment, Parménide présente explicitement la Vérité comme une entité divine, cheminant en compagnie de la déesse Peïthô:

« Allons, je vais te dire et tu vas entendre 
quelles sont les seules voies de recherche ouvertes à l’intelligence; 
l’une, que l’être est, que le non-être n’est pas, 
voie de la Certitude (Peïthô), qui accompagne la Vérité (Alêthéïa) ».ix

Dans le grec original de Parménidex, on lit :

Πειθοῦς ἐστι κέλευθος, littéralement « c’est la voie de Peïthô ».

Le mot Πειθώ, Peïthô, est doté d’une majuscule. C’est donc un nom de personne, en l’occurrence le nom de la déesse Peïthô, qui accompagne une autre déesse, Alêthéïa.

Les traductions habituelles en français rendent le mot peïthô comme un simple substantif, avec les acceptions « persuasion », ou « certitude ». Mais Πειθώ (Peïthô) est ici le nom de la Déesse de l’éloquence et de la persuasion, la fille d’Okéanos et de Thétys. Et cette Déesse « accompagne » une autre déesse, Alêthéia, la déesse de la Vérité, la fille de Zeus, chantée par Pindare et évoquée par Ésope, Philostrate l’Ancien et Apulée.

ὦ Μοῖσ’, ἀλλὰ σὺ καὶ θυγάτηρ
᾿Αλάθεια Διός, ὀρθᾷ χερὶ

« Ô Muses, et toi, Vérité, fille de Zeus, aux mains pures… »xi

Il faut comprendre que la principale voie de recherche ouverte à l’intelligence, selon Parménide, cette voie qui commence par la certitude que « l’être est » et que « le non-être n’est pas », est une voie qui a été ouverte, et qui est parcourue par deux déesses, Péithô et Alêthéïa, — Persuasion et Vérité.

Pour les Grecs, la Vérité est fille de Zeus.

Pour les chrétiens, la Vérité, et la Voie par la même occasion, sont incarnées par le fils de Dieu (« Je suis la voie, la vérité, et la vie. »)xii.

Pour Hegel, le Vrai est Dieu, et réciproquement. Lorsqu’il conclut sa Phénoménologie de l’esprit, il évoque explicitement « le calvaire de l’esprit absolu » et « l’effectivité, la vérité et la certitude de son trône. » xiii Cela semble une allusion au « calvaire » de Celui qui se proclama être la « Vérité » même.

Il est un autre cas historiquement attesté où le « calvaire », la « vérité » et Dieu ont été conjoints et incarnés, par un homme, c’est celui de la Passion de Hallâj.

Le 26 mars 922, Husayn ibn Mansûr Hallâj fut exécuté à Bagdad.

Du haut du gibet, Hallâj, extatique, clama ces mot :

Anâ’l Haqq

« Je suis la Vérité »

Dans une autre interprétation, livrée par Louis Massignon, ces deux mots pourraient aussi signifier: « Mon ‘je’ c’est Dieu », car el Haqq est aussi l’un des noms de Dieu.

Ce qui est certain c’est que cette simple phrase eut un immense retentissement dans tout le monde islamique.

« Pour toute la tradition musulmane ultérieure, ce mot caractérise Hallâj, c’est le signe de sa vocation spirituelle, le motif de sa condamnation, la gloire de son martyre. »xiv

Le mot aqq, حقًّ , traduit par « vérité » ou par Dieu, a des acceptions multiples : droit (qu’on a à quelque chose) ; devoir ; chose nécessaire ; chose vraie ; certitude ; vérité ; l’islam ; le Coran ; Dieu (الحقّ, la vérité absolue) ; mort ; le derrière de la tête (à l’endroit du creux de la nuque (selon le Kazimirski).

La racine verbale qui est censée en livrer l’étymologie, ne semble pas avoir de rapport direct avec la vérité, mais évoque plutôt les idées d’irruption, de choc, de commotion, de révélation soudaine :

ḥaqqa حَقَّ : venir chez quelqu’un ; l’emporter sur son adversaire par la validité de son droit ; rendre une chose nécessaire ; frapper quelqu’un au milieu du crâne, ou sur le creux de la nuque ; savoir une chose avec certitude ; frapper juste.

Il reste à interpréter.

Selon une tradition sûfie, Hallâj rencontra un jour Junayd et lui dit « je suis la Vérité ». — Non, lui répondit Junayd, c’est par la Vérité que tu es ! Quel gibet tu souilleras de ton sang ! »xv

Quel était le sens réel du mot aqq dans la bouche de Hallâj ? L’un des noms de Dieu ? Ou Dieu Lui-même ?

« En arabe, du temps de Hallâj, alḥaqq n’est qu’un des 99 noms de Dieu autorisés dans la litanie du chapelet par les hadîth (51ème dans la liste de Tirmidhî) ; et Qannâd fait dire à Shiblî que Hallâj fut puni pour avoir mésusé de ce Nom divin, dont la puissance lui avait été concédée, Nom qui, selon les partisans de la distinction réelle des attributs divins, n’avait nullement introduit Hallâj dans l’union avec les autres Noms divins, encore moins avec l’essence divine. Son cri n’a été qu’un essai d’usurpation, d’appropriation, comme celui d’un ascète qui croit que le rayonnement de son entraînement lui appartient. »xvi

Louis Massignon pense que, dans sa très haute extase, Hallâj a surpris et compris un secret divin ésotérique. Quel secret ?

Le secret de l’immanence (sirr wahdat al-shuhûd) et le secret du monisme de l’existence de toutes choses (sirr wahdat al-wujûd).

Dans l’extase, et même en dehors de l’extase, « la beauté du monde atteste que Dieu transparaît à travers toute chose pour qui sait L’y apercevoir. Cette vérité se heurte à l’affirmation de la transcendance divine »xvii.

Mais l’immanence de Dieu est-elle en contradiction avec sa transcendance ?

Quant au secret du monisme de l’existence, il tient dans cette seule affirmation : « Rien n’existe que Dieu » .

Lorsque Hallâj, dans son extase, est arrivé à la certitude de l’identité impersonnelle de tout ce qui est, et que tout était « Lui » (Huwa), il a osé proclamer Anâ’l Haqq.

Il a pris conscience que l’Univers, pris comme un Tout, était un moyen par lequel Dieu pouvait Se manifester, non seulement vis-à-vis de Lui-même, mais aussi vis-à-vis de quiconque n’est pas Lui.

Des traditions plus antérieures encore, la juive et la védique, par exemple, n’ont pas manqué d’associer l’idée de Dieu et l’idée de vérité.

Le prophète Isaïe emploie l’expression de « Dieu de vérité »xviii, que le Psalmiste reprend avec une nuance : « YHVH Dieu de vérité »xix.

Le même Psalmiste associe à plusieurs reprises la vérité et l’idée de marche.

« Fais-moi marcher dans ta vérité »xx.

« Je marche en vérité »xxi.

« L’amour et la vérité marchent devant toi »xxii.

Mais il crée surtout un lien entre la vérité comme essence de la parole de Dieu, et la vérité comme présence au tréfonds de l’homme (dans ses « reins »).

« Le principe de ta parole : la vérité »xxiii .

« Tu aimes la vérité dans les « reins » (touoth) »xxiv.

Je terminerai en évoquant le mot sanskrit satya, सत्य, « vérité ». Sa racine est sat, सत्, qui a deux sens. Au neutre : l’Être, le réel ; le bien, la vertu. Au masculin : l’homme juste, bon ; l’homme de bien.

La vérité est féminine en français, en grec, en hébreu, et en sanskrit. Mais en sanskrit, si l’homme bon est masculin, l’Être est neutre.

Vaste spectre.

___________________

iAlexandre Millerand écrit dans sa préface aux Œuvres complètes de Charles Péguy : « La règle de sa vie qui en fait la profonde unité il la formule aux premières pages du premier des Cahiers: ‘Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste: voilà ce que nous nous sommes proposé depuis plus de vingt mois et non pas seulement pour les questions de doctrine et de méthode, mais aussi, mais surtout pour l’action. Nous y avons à peu près réussi. Faut-il que nous y renoncions?’»

ii« Je suis le chemin, la vérité et la vie ». Jn 14,6

iiiHegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome I. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.17

ivHegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome I. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.67

vHegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome I. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.40

viHegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome I. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.17

vii« Le Vrai est le devenir de soi-même, le cercle qui présuppose et a au commencement sa propre fin comme son but, et qui est effectivement réel seulement moyennant son actualisation développée et moyennant sa fin. La vie de Dieu et la connaissance divine peuvent donc bien, si l’on veut, être exprimées comme un jeu de l’amour avec soi-même ; mais cette idée s’abaisse jusqu’à l’édification et même jusqu’à la fadeur quand y manquent le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif.» Hegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome I. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.18

viiiParménide. De la nature. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard. 1988, p.256

ixTraduction française (légèrement modifiée et adaptée par moi) de Paul Tannery. Pour l’histoire de la science hellène, de Thalès à Empédocle (1887).

xΕἰ δ’ ἄγ’ ἐγὼν ἐρέω, κόμισαι δὲ σὺ μῦθον ἀκούσας, 
αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσι νοῆσαι· 
ἡ μὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι, 
Πειθοῦς ἐστι κέλευθος – Ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ –

xiPindare, Odes Olympiques, X, 5-6 (ma traduction)

xiiJn 14,6

xiiiHegel. Phénoménologie de l’esprit. Tome II. Trad. J. Hyppolite. Aubier, 1941, p.313

xivLouis Massignon, La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome 1. Gallimard Collection Tel, 1975, p.168

xvLouis Massignon, La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome 1. Gallimard Collection Tel, 1975, p.168

xviLouis Massignon, La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome 1. Gallimard Collection Tel, 1975, p.171

xviiLouis Massignon, La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome 1. Gallimard Collection Tel, 1975, p.173

xviiiIs 65,16 אלֹהֵי אָמֵן , Eloheï amen, « Dieu de vérité » ou « Dieu vrai ».

xixPs 31, 6 יְהוָה–אֵל אֱמֶת , Adonaï El émêt, « YHVH Dieu de vérité ».

xxPs 25,5

xxiPs 26,3

xxiiPs 89,15   חֶסֶד וֶאֱמֶת, יְקַדְּמוּ פָנֶיךָ

xxiiiPs 119, 160   רֹאשׁ-דְּבָרְךָ אֱמֶת

xxivPs 51,8

Le nom du voile (ḥijâb)


 

Les noms des choses ne sont pas la réalité. Au contraire ils la voilent. L’homme qui cherche l’essence ou la nature des choses ne la trouvera pas dans des noms qui la cachent, bien plus qu’ils ne la révèlent.

Hallâj a développé cette idée (plus profonde qu’elle ne semble au premier abord) dans sa théorie sur le « voile du nom » , ḥijâb al-ism.

Le mot « voile », ḥijâb (حِجاب), a ici un sens très général. Il ne désigne pas, comme souvent dans les gazettes et les médias, le voile de la femme, lequel est plutôt appelé burqa‘ ou sitâr, en arabe classique.

Le « voile du nom » posé sur les choses est nécessaire. C’est Dieu Lui-même qui en est à l’origine. Le voile est là pour le bien des hommes. La réalité sans ce voile, mise à nue donc, les aveuglerait, ou leur ferait perdre conscience.

Les hommes ont besoin de ce voile, et leur propre nature est elle-même recouverte à leurs yeux d’un autre « voile ».

Hallâj formule sa théorie ainsi :

« Il les a revêtus (en les créant) du voile de leur nom, et ils existent ; mais s’Il leur manifestait les sciences de Sa puissance, ils s’évanouiraient ; et s’Il leur découvrait la réalité, ils mourraient. »i

On avait déjà l’idée juive de la mort assurée pour l’homme qui verrait Dieuii. Ici, la mort attend aussi l’homme qui verrait, non pas Dieu face à face, mais seulement le monde, la nature ou les choses, – sans leur voile.

Quel est ce « voile du nom » posé sur le monde ?

« Le voile ? C’est un rideau, interposé entre le chercheur et son objet, entre le novice et son désir, entre le tireur et son but. On doit espérer que les voiles ne sont que pour les créatures, non pour le Créateur. Ce n’est pas Dieu qui porte un voile, ce sont les créatures qu’il a voilées. »iii

Et Hallâj se fend ici d’un jeu de mots, qui ne manque pas de sel, en langue arabe, si friande d’allitérations et de paronomases : « i‘jâbuka hijâbuka ».

Je propose de traduire, mot-à-mot : « Ton émerveillement, c’est ton voile ! ».

Louis Massignon traduit, pour sa part : « Ton voile, c’est ton infatuation ! »iv

Il y a une réelle différence de nuance, et même de sens, entre ces deux interprétations.

La traduction du mot i‘jâb par « émerveillement » est strictement conforme à celle que l’on trouve dans les dictionnairesv. Le mot i‘jâb, إِءْجاب , signifie « émerveillement, admiration ». Il provient de la racine verbale ‘ajiba, عَجِبَ, qui signifie « être étonné, être saisi d’étonnement à la vue de quelque chose ».

C’est le mot ‘ujb  ءُجْب , qui provient lui aussi de la même racine, mais avec une vocalisation très différente de i‘jâb, qui signifie « fatuité, suffisance, admiration de soi-même », l’acception curieusement choisie par Massignon pour rendre le sens du mot i‘jâb.

Du point de vue sémantique, la traduction, lexicalement fautive de Massignon, apparaît surtout teinté d’un certain pessimisme ontologique : l’homme, par sa « suffisance », par son « infatuation », est censé avoir ainsi provoqué la pose d’un « voile » entre lui-même et l’objet de sa recherche, à savoir le divin. L’homme s’admire lui-même, – comment pourrait-il se préoccuper d’autre chose, par exemple de s’émerveiller du divin ?

M’en tenant à la leçon des dictionnaires, je traduis i‘jâb par « émerveillement », ce qui ouvre une piste fort intéressante, riche du point de vue de la recherche. L’homme a aperçu un peu de la splendeur divine, un peu de sa gloire, et il en est « émerveillé ». Mais c’est précisément pour cette raison qu’un voile est alors posé sur son esprit pour le protéger d’une trop grande lumière, d’une part, et pour l’encourager à poursuivre sa recherche, qui certes est infinie, d’autre part.

C’est l’émerveillement même qu’il faut d’abord voiler.

Car cest l’émerveillement même qui est le voile.

Au-delà de l’émerveillement, qui stupéfie et comble, il y a l’étonnement, qui incite, éveille, et met en marche.

Après sa plaisanterie (mystique) Hallâj continua de parler, et joua une fois encore avec le verbe ‘ajibtu (« je m’étonne ») : ‘ajibtu minka wa minni...

Je traduis : « Je suis saisi d’étonnement, par Toi, et par moi. »

Nulle trace de fatuité ou de vanité, ici. Il y a seulement de l’étonnement. L’âme est bouleversée par une intuition, double et fulgurante, que Hallâj décrit :

« Je suis saisi d’étonnement, par Toi, et par moi, – ô Vœu de mon désir !

Tu m’avais rapproché de Toi,

au point que j’ai cru que Tu étais mon ‘moi’,

Puis Tu T’es dérobé dans l’extase,

au point que tu m’as privé de mon ‘moi’, en Toi.

Ô mon bonheur, durant ma vie,

Ô mon repos, après mon ensevelissement !

Il n’est plus pour moi, hors de Toi, de liesse,

si j’en juge par ma crainte et ma confiance,

Ah ! dans les jardins de Tes intentions j’ai embrassé toute science,

Et si je désire encore une chose,

C’est Toi, tout mon désir ! »vi

La religion juive, comme la musulmane, a un (sacré) problème avec le Nom. Le problème, c’est que ce Nom (de l’Un) n’est certes pas un, mais légion.

Ibn ‘Ata’ Allah écrit : « Celui qui invoque par ce nom Allah invoque du même coup par les mille Noms contenus dans l’ensemble des Livres révélés. »vii

Le nom « Allah » vient de la contraction de l’article défini al, ال, « le » ou « la », et du nom commun ilah, إِلَه , « dieu, divinité », au pluriel âliha آلِهة. À l’époque préislamique, un dieu créateur, nommé Allah existait déjà au sein du panthéon polythéiste arabe.

« Le dieu », ou « la divinité », al ilah, fusionnent dans le mot allah (la majuscule n’existant pas en arabe), ٱللَّهque l’on écrit traditionnellement الله.viii

Henri Meschonnic, serial polémiste, jamais en reste de pointes aiguës et de persiflages sarcastiques, note à ce sujet : « Le nom même d’Allah, selon l’étymologie couramment acceptée, n’a rien qui le particularise. C’est à force de désigner le dieu, qu’il le signifie. Nom qui est ‘un défaut de nom’, où on a vu des ‘répercussions sur l’Islam dont les éléments mystiques semblent nourrir une incertitude quant au véritable nom de Dieu’ix »x.

En ce domaine, l’incertitude semble universelle. Ainsi, la ou plutôt les solutions juives quant au «véritable nom de Dieu » font surtout croître le nombre des questions, en multipliant la nominalisation des attributs de Dieu, ou de leurs antonymes. Ou encore en présentant artificiellement le mot « nom » שֵׁם (chem) pour le Nom du Dieu (que l’on ne nomme pas) :

וְקָרָאתִי בְשֵׁם יְהוָה, לְפָנֶיךָ

« Et j’appellerai par le ‘Nom’ YHVH, devant ta face. »xi

Quel est ce Nom (chem) que le mot YHVH ne peut pas dire ?

Un peu plus tard, l’Éternel descend de la nuée, s’approche de Moïse, et re-dit :  « Nom, YHVH »,  וַיִּקְרָא בְשֵׁם, יְהוָה .xii

Quel est ce Nom, enfin ? Non pas « YHVH » seulement, uniquement, – mais plutôt une fort longue énumération, commençant par une triple énonciation (deux fois YHVH et une fois EL), et continuant avec une litanie d’attributs, dont les premiers sont:

וַיִּקְרָא, יְהוָה יְהוָה, אֵל רַחוּם וְחַנּוּןאֶרֶךְ אַפַּיִם, וְרַבחֶסֶד וֶאֱמֶת

« Et il l’appelle YHVH YHVH Dieu (El) Clément Miséricordieux Lent à la colère Riche en grâce et en fidélité »xiii.

Et la litanie des Noms continue, précise et contradictoire, et se prolongeant sans fin dans la suite des générations : « Gardien de sa grâce à des milliers, Tolérant la faute, la transgression et le péché, ne Laissant rien impuni, Châtiant les fautes des pères sur les enfants et les petits enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération. »xiv

Résumons. Le Nom est un long nom :

יְהוָה יְהוָה אֵל רַחוּם וְחַנּוּןאֶרֶךְ אַפַּיִם, וְרַבחֶסֶד וֶאֱמֶת

נֹצֵר חֶסֶד לָאֲלָפִים נֹשֵׂא עָוֺן וָפֶשַׁע וְחַטָּאָה; וְנַקֵּה, לֹא יְנַקֶּהפֹּקֵד עֲוֺן אָבוֹת עַלבָּנִים וְעַלבְּנֵי בָנִים עַלשִׁלֵּשִׁים וְעַלרִבֵּעִים

Trouve-t-on ce Nom un peu long ? En réalité toutes les lettres de la Torah mises ensemble forment aussi Son Nom.

Alors quelle solution vaut-elle mieux ?

Un nom imprononçable, un nom de six cent mille lettres, ou un « défaut de nom » ?

La solution trouvée par Hallâj me paraît fort élégante.

Simplement, il Le nomme : « Toi ! »

 

 

 

iSulamî, tabaqât ; Akhb., n°1. Cité par Louis Massignon. La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj. Tome III. Gallimard. 1975, p. 183.

iiEx 33,20

iiiMs. Londres 888, f. 326 b. Cité par Louis Massignon. La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj. Tome III. Gallimard. 1975, p. 184

ivLouis Massignon. La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj. Tome III. Gallimard. 1975, p. 184

vJ’ai consulté le Dictionnaire arabe-français Larousse, ainsi que le Dictionnaire arabe-français de Kazimirsky.

viLouis Massignon. La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj. Tome III. Gallimard. 1975, p. 184

viiIbn ‘Ata’ Allah, Traité sur le nom Allah, p.106

viiiL’article de Wikipédia sur Allah précise : La plupart des avis convergent vers l’opinion selon laquelle le mot est composé de al et ilāh (la divinité, cas déterminé) et que la première voyelle du mot (i) a été supprimée par apocope, à cause de la fréquence d’usage du mot. Cette opinion est aussi attribuée au célèbre grammairien Sībawayh (VIIIe siècle). Le mot se compose de l’article ال al, qui marque la détermination comme l’article français « le » et comporte une hamza (lettre) instable, et de ilāh إِلَاه ou ilah إِلَه, qui signifie « (un) dieu ». Al suivi de ilāh en est la forme déterminée, donnerait Allāh (« le Dieu »)2 par apocope du deuxième terme. Le mot aurait ensuite été univerbé. Le terme Allah remonte « sans doute » étymologiquement aux termes désignant la divinité dans les langues sémitique : Il ou El. Allah est la forme arabe de l’invocation divine générique de la Bible : « Élie », « Eli » ou « Elôï » signifiant « Mon Dieu » en hébreu. Les Akkadiens déjà utilisaient le mot ilu pour dire « dieu » entre 4000 et 2000 av. J.-C.. À l’époque préislamique, le terme arabe Ilâh est utilisée pour désigner une divinité2. Le nom Allâhumma, parfois utilisé dans le cadre des prières, pourrait être le pendant du nom« Élohim » (pluriel de majesté d’Eloha signifiant « Dieu » dans la Bible). (…)

Pour certains, cette explication n’est pas valable et tiendrait de l’étymologie populaire. Elle serait d’autant plus étonnante que l’apocope du i de ʾilāh est peu crédible car c’est la première voyelle du mot signifiant réellement « dieu ». Ils avancent aussi le fait que les termes considérés sacrés sont souvent préservés par tabou. D’autre part, le radical ʾel ou ʾil désignant une divinité est fréquent dans d’autres langues sémitiques : en hébreuאל El (« dieu »), אלהים Élohim (« dieux »), ʾāllāhā en araméen, pourrait être à l’origine du mot arabe par emprunt puis amuïssement du ā final (qui est en araméen une voyelle désinentielle, lesquelles sont rarement prononcées en arabe courant) et enfin abrègement du premier ā par métanalyse et confusion avec l’article ʾal. Une approche serait de faire dériver le nom d’Allah d’une autre racine que إِلَهٌ. Pour certains, le nom dériverait de al et de lâh, du verbe لَاهَ qui signifie « voilé », « élevé », ce qui pourrait associer ce nom au sens du « Très-Haut ». 

ixJ. Chelhod. Les structures &du sacré chez les Arabes. Paris, 1964. p.98

xHenri Meschonnic. « Dieu absent, Dieu présent dans le langage ». In L’utopie du Juif. Edition Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p. 198-199

xiEx 33,19

xiiEx 34,5

xiiiEx 34, 6

xivEx 34,7

La foudre, la brûlure et la cendre, — ou l’expérience ḥûrqalyâ


En matière de religion, l’une des erreurs communes est de vouloir choisir avec qui on peut parler, et d’exclure de son champ de vision les idéologues extrêmes, les esprits butés, les mentalités fermées. C’est humain. Il est incomparablement plus facile de commencer des débats de détail ou des gloses circonstancielles, s’il existe déjà un accord a priori sur le fond. Cela évite d’infinies incompréhensions, et des impasses murées. Qui pense possible, en effet, de s’entendre jamais, sur quelque point que ce soit, avec telle tendance ultra de telle ou telle religion monothéiste ?

C’est humain, mais, d’un autre côté, les ultra de tous acabits, inconciliablement autres, absolument étrangers à toute dialectique, restent dans le paysage. Ils continuent, et longtemps, à faire partie du problème à résoudre, même s’ils ne semblent pas faire partie de la solution. C’est précisément parce qu’ils n’ont rien de commun avec les tenants de l’idée même d’un ‘dialogue’, qu’ils peuvent être intéressants à observer, et qu’ils doivent l’être, à tous égards, si l’on envisage le destin à long terme d’une petite humanité, dressée sur ses ergots, à la surface d’une goutte de boue, perdue dans la nuit cosmique.

Il n’en reste pas moins qu’il est infiniment plus aisé de s’adresser à des esprits ‘ouverts’, lorsque l’on tente de franchir des barrières culturelles, traditionnelles ou religieuses.

« Les conditions du dialogue Chrétienté-Islam changent du tout au tout si l’on a pour interlocuteur non pas l’Islam légalitaire mais l’Islam spirituel, que ce soit le soufisme ou que ce soit la gnose shî’ite. »i

Henry Corbin était une personnalité exceptionnelle. Mais il admettait ne pas vouloir perdre son temps avec les ‘légalitaires’. On peut le comprendre. Et pourtant, ce sont eux qui représentent un verrou-clé. Si l’on veut la paix dans le monde, et la compréhension universelle, il faudrait que les ‘spirituels’ et les ‘légalitaires’ trouvent, quelles que soient les difficultés à surmonter, un terrain commun…

Le dialogue avec ‘l’autre’ commence par la maîtrise de la langue ‘autre’.

Il faudrait en théorie pouvoir les comprendre toutes, ou au moins les déchiffrer, ces langues choisies, ces langues élues, véhiculant tel ou tel message sacré. Le sanskrit par exemple devrait faire partie du bagage minimal de tout chercheur intéressé par une anthropologie comparée du fait religieux à travers les temps. C’est la langue la plus ancienne, et la plus complexe, qui témoigne encore des prodiges de l’esprit humain, tenté d’approcher de mystères qui le dépassent. Je m’empresse d’y ajouter l’hébreu (biblique), nettement plus simple, grammaticalement parlant, mais plein d’une finesse subtile, qui se donne à voir dans les jeux de mots, les glissement étymologiques, les dérives radicales, les évocations subliminales, et l’ampleur des champs sémantiques, autorisant les interprétations les plus osées, les plus créatives. L’arabe coranique est aussi une nécessaire acquisition. Le Coran est un livre d’une écriture très ‘littéraire’, fort sophistiquée, qu’aucune traduction n’est en mesure de rendre réellement, tant elle nécessite de s’immerger dans la musicalité de l’arabe classique, aujourd’hui langue morte. Les jeux de mots, les allitérations y abondent, comme dans l’hébreu, cette autre langue sémitique.

Le célèbre Louis Massignon chercha de bonne foi « comment ramener à une base commune l’étude textuelle des deux cultures, l’arabe et la gréco-latine »ii.

On aimerait aussi pour notre part, en théorie du moins sinon en pratique, pouvoir ramener l’étude des cultures védique, égyptienne, sémitique (arabe et hébraïque), zoroastrienne et avestique, à une « base commune ».

Et, toujours en théorie, il faudrait donc avoir de solides notions d’égyptien ancien (fort utile si l’on veut comprendre les fondations lointaines de l’ancienne religion ‘mosaïque’), et d’avestique (indispensable pour se faire une idée du passage progressif, ‘harmonique’iii, dans l’Iran ancien, du zoroastrisme et du mazdéisme au shî’isme musulman).

Faute de ces bagages indispensables, on peut minimalement se reposer sur quelques passeurs de génie. En matière d’Islam shî’ite, Henry Corbin est un incomparable pédagogue. Qui d’autres que lui aurait pu permettre la découverte d’un concept comme celui de ûrqalyâ ?

ûrqalyâ, c’est la terre des visions, le lieu où esprit et corps ne font qu’un, explique Henry Corbin. « Chacun de nous, volens nolens, est l’auteur d’événements en ‘Hûrqalyâ’, qu’ils avortent ou qu’ils fructifient dans son paradis ou dans son enfer. Nous croyons contempler du passé et de l’immuable, alors que nous consommons notre propre avenir. »iv

L’explication est courte et tant soit peu obscure. On aimerait en savoir plus.

Compulsant le célèbre dictionnaire Kazimirskyv, je découvre le sens de la racine verbale حرق (araqa) : « Être brûlé, brûler. Incendier, enflammer ; brûler à grand feu. Brûler l’un l’autre (ou coucher avec une femme). Réduire en cendres. »

C’est aussi le mot qui sert à désigner les migrants qui ‘brûlent’ leurs papiers d’identité.

Avec des vocalisations différentes de la même racine verbale, le spectre sémantique des substantifs qui en découlent s’élargit considérablement : ḥirq « le plus haut rameau du palmier mâle, qui féconde les fleurs d’un palmier femelle » ; ḥourq « avarice » ; ḥaraq « feu, flamme, brûlure » ; ḥariq « qui perd ses cheveux ; qui produit de violents éclairs (nuage); ḥourqa « chaleur brûlante dans les intestins » ; ḥâriq « la dent (d’une bête féroce) » ; ḥâriqa « brûlante (se dit d’une femme très sensuelle dans le commerce charnel) » ; ḥâroûqa « femme très sensuelle », ou au pluriel :« qui coupent (sabres) » ; ḥirâq « qui détruit, qui consume » ; « qui brûle le chemin, qui court très rapidement (cheval) » ; ḥourrâq« tison ardent » ; ḥârraqa « brûlot, navire à incendier ».

On voit l’idée.

Mais dans le contexte qui nous intéresse ici, c’est le substantif حَرْقً (ḥarq), utilisé par les mystiques, qu’il faut mettre en avant. Il signifie « l’état de brûlement » c’est-à-dire un état intermédiaire entre le برق (barq) qui n’est que « l’éclair des manifestations de Dieu » et le الطمس فى الذات, al-tams fi-l-dhat « l’anéantissement dans le ‘cela’, dans l’essence divine »vi.

L’étymologie du mot ûrqalyâ, montre qu’il signifie un état qui se situe entre l’éclair de la foudre et la cendre ou l’anéantissement…

Revenons à la glose qu’en propose Corbin.

« Toute une région de Hûrqalyâ est peuplée, post mortem, de nos impératifs et de nos vœux, c’est-à-dire de ce qui fait le sens même de nos actes de comprendre comme de nos comportements. Aussi bien toute la métaphysique sous-jacente est-elle celle d’une incessante récurrence de la Création (tajaddod), ce n’est une métaphysique ni de l’Ens ni de l’Esse, mais de l’Estovii, de l’être à l’impératif. Mais l’événement n’est mis à l’impératif que parce qu’il est lui-même la forme itérative de l’être pour lequel il se trouve promu à la réalité d’événement. »viii

On y apprend que la Création est un acte continuel, une itération impérative à être, un « sois ! » infiniment répété, impliquant un « deviens ! », non moins perpétuel.

Esto ! Ou la brûlure sans cesse recommencée du moment, c’est-à-dire de la présence (à soi, ou en soi?).

Se lit peut-être dans ces instants sans cesse différents, sempiternels défis, « le mystère de la Théophanie primordiale, de la révélation de l’Être divin, qui ne peut se révéler à soi-même que dans un autre soi-même, mais ne peut se reconnaître soi-même comme autre, et reconnaître cet autre comme soi-même que parce qu’il est en soi-même le Dieu. »ix

Une autre image, souvent employée dans les Psaumes, est celle du vêtement. Il faut atteindre cet état où le corps n’est plus qu’un ‘vêtement’ que librement l’on peut dévêtir ou revêtir, car réellement, c’est l’autre en soi qui est le véritable vêtement de soi-même.

iHenry Corbin. Terre céleste et corps de résurrection. De l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite. Ed. La barque du soleil. Buchet/Chastel. 1960. p.12

ii Louis Massignon. Lettres d’humanité tome II, 1943, p.137

iiiSelon l’expression de H. Corbin. op.cit. p. 111

ivHenry Corbin. Terre céleste et corps de résurrection. De l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite. Ed. La barque du soleil. Buchet/Chastel. 1960. p.13

vA. de Biberstein Kazimirski. Dictionnaire arabe-français. Tome I. Ed Al Bouraq. Beyrouth. 2004, p. 411-412

vi Le sens mystique du mot tams est précisément l’anéantissement de l’individualité des attributs de l’homme dans les attributs de Dieu. Le mot dhat signifie « cela » et, dans le contexte, l’essence même de Dieu.

viiEn latin : ens = « étant », esse= « être », esto = « Sois ! »

viiiHenry Corbin. Terre céleste et corps de résurrection. De l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite. Ed. La barque du soleil. Buchet/Chastel. 1960. p.16

ixHenry Corbin. Terre céleste et corps de résurrection. De l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite. Ed. La barque du soleil. Buchet/Chastel. 1960. p.111