L’âme double et ses intrications


« Mani ».

Le prophète persan Mani affirma qu’il était le « sceau des prophètes », cinq siècles avant le prophète Muḥammad, qui reprit l’idée. Mani voulut fonder un nouveau syncrétisme, un mélange de zoroastrisme et de bouddhisme hellénisé. Le manichéisme eut son heure de gloire, et les idées manichéennes se répandirent jusqu’en Chine. Saint Augustin, qui fut manichéen pendant un temps, témoigna de son expansion géographique autour de la Méditerranée, et de son emprise sur les esprits. Aujourd’hui encore, le manichéisme et le combat sempiternel entre le Bien et le Mal, ont une influence certaine, théologique et politique, quoique sous d’autres appellations, comme la guerre contre « l’Axe du Mal ».

Les premiers Chrétiens ne se percevaient plus comme Juifs ou Gentils. Ils se voyaient, en théorie du moins, comme une « troisième sorte » d’hommes (« triton genos », « tertium genus »), des « trans-humains » en quelque sorte. Ils promouvaient une nouvelle sagesse, une « sagesse barbare », — scandaleuse pour les Juifs, folle pour les Grecs, allant bien au-delà de la Loi juive et de la philosophie grecque. On ne peut nier qu’il y avait là un souffle nouveau. Les Juifs se séparaient des Goyim. Les Grecs se distinguaient des Barbares. Pour la première fois dans l’histoire du monde, une assemblée d’hommes de toutes les nationalités se considérait comme « une nation issue des nations », ainsi que le formula Aphrahat, au 4ème siècle ; ils se voulaient une nation non terrestre mais spirituelle, une « âme » dans le corps du monde.

A la même époque, des mouvements religieux contraires, et même antagonistes au dernier degré, voyaient aussi le jour. Les Esséniens, par exemple, allaient dans un sens opposé à cette aspiration à l’universalisme religieux. Un texte trouvé à Qumran, près de la mer Morte, prône la haine contre tous ceux qui ne sont pas membres de la secte essénienne, insistant d’ailleurs sur l’importance de garder secrète cette « haine ». Le membre de la secte essénienne « doit cacher l’enseignement de la Loi aux hommes de fausseté (anshei ha-’arel), mais il doit annoncer la vraie connaissance et le jugement droit à ceux qui ont choisi la voie. (…) Haine éternelle dans un esprit de secret pour les hommes de perdition ! (sin’at ‘olam ‘im anshei shahat be-ruah hasher) »i .

G. Stroumsa commente : « La conduite pacifique des Esséniens vis-à-vis du monde environnant apparaît maintenant n’avoir été qu’un masque cachant une théologie belliqueuse. »ii

Cette attitude silencieusement aggressive est fort répandue dans le monde religieux. On la retrouve par exemple, dans la taqqiya des Shi’ites.

L’idée de « guerre sainte » faisait aussi partie de l’eschatologie essénienne, comme en témoigne le « rouleau de la guerre » (War Scroll, 1QM), conservé à Jérusalem, qui est aussi connu comme le rouleau de « la Guerre des Fils de la Lumière contre les Fils de l’Obscur ».

Philon d’Alexandrie, pétri de culture grecque, considérait déjà que les Esséniens avaient une « philosophie barbare », mais « qu’ils étaient en un sens, les Brahmanes des Juifs, une élite parmi l’élite. »

Cléarque de Soles, philosophe péripatéticien du 4ème siècle av. J.-C., disciple d’Aristote, avait aussi émis l’opinion que les Juifs descendaient des Brahmanes, et que leur sagesse était un « héritage légitime » de l’Inde. Cette idée se répandit largement, et fut apparemment acceptée par les Juifs de cette époque, ainsi qu’en témoigne le fait que Philon d’Alexandrieiii et Flavius Josèpheiv y font référence, comme une idée allant de soi.

Quoique différentes dans leur contenu, la « philosophie barbare » des Esséniens, et la « sagesse barbare » des premiers Chrétiens ont un point commun : elles signalent l’influence d’idées émanant de la Perse, de l’Oxus ou de l’Indus.

Parmi ces idées très « orientales », l’une est particulièrement puissante, celle de l’âme double.

Le texte de la Règle de la communauté, trouvé à Qumran, donne une indication : « Il a créé l’homme pour régner sur le monde, et lui a attribué deux esprits avec lesquels il doit marcher jusqu’au temps où Il reviendra : l’esprit de vérité et l’esprit de mensonge (ruah ha-emet ve ruah ha-avel). »v

Il y a un large accord parmi les chercheurs pour déceler dans cette vision anthropologique une influence iranienne. Shaul Shaked écrit à ce sujet: « On peut concevoir que des contacts entre Juifs et Iraniens ont permis de formuler une théologie juive, qui, tout en suivant des motifs traditionnels du judaïsme, en vint à ressembler de façon étroite à la vision iranienne du monde. »vi

G. Stroumsa note pour sa part que cette idée d’une dualité dans l’âme est fort similaire à l’idée rabbinique des deux instincts de base du bien et du mal présents dans l’âme humaine (yetser ha-ra’, yetser ha-tov)vii.

Cette conception dualiste semble avoir été, dès une haute époque, largement disséminée. Loin d’être réservée aux seuls gnostiques ou aux manichéens, qui ont sans doute trouvé dans l’ancienne Perse leurs sources les plus anciennes, elle avait, on le voit, pénétré par plusieurs voies la pensée juive.

En revanche, les premiers Chrétiens avaient une vue différente quant à la réalité de ce dualisme, ou de ce manichéisme.

Augustin, après avoir été un temps manichéen lui-même, comme on l’a dit, finit par affirmer qu’il ne peut y avoir un « esprit du mal », puisque toutes les âmes viennent de Dieu.viii Dans Contre Faustus, il argumente : « Comme ils disent que tout être vivant a deux âmes, l’une issue de la lumière, l’autre issue des ténèbres, n’est-il pas clair alors que l’âme bonne s’en va au moment de la mort, tandis que l’âme mauvaise reste ? »ix

Origène avait une autre interprétation. Toute âme est assistée par deux anges, un ange de justice et un ange d’iniquitéx. Il n’y a pas deux âmes opposées, mais plutôt une âme supérieure et une autre en position inférieure.

Le manichéisme lui-même variait sur cette question. Il présentait deux conceptions différentes du dualisme inhérent à l’âme. Une conception, en quelque sorte horizontale, mettait les deux âmes, l’une bonne, l’autre mauvaise, en conflit direct. L’autre conception, verticale, mettait en relation l’âme avec sa contrepartie céleste, son « ange gardien ». L’ange gardien de Mani, le Paraclet (« l’ange intercesseur »), le Saint Esprit sont autant de figures possibles de cette âme jumelle, d’essence divine.

La conception d’un Esprit céleste formant un « couple » avec chaque âme (en grec, συζυγία , suzugia, ou « syzygie ») , avait été théorisée par Tatien le Syrien, au 2ème siècle ap. J.-C..

Stroumsa fait remarquer que « cette conception, qui était déjà répandue en Iran, reflète clairement des formes de pensée chamanistes, selon lesquelles l’âme peut aller et venir en dehors de l’individu sous certaines conditions. »xi

Si elle est aussi chamaniste, il est tentant d’en inférer que l’idée d’âme « double », « couplée » avec le monde des esprits, fait partie du bagage anthropologique depuis l’aube de l’humanité.

L’âme d’Horus flottant au-dessus du corps du Dieu mort, les anges de la tradition juive, le « daimon » des Grecs, les âmes dédoublées des gnostiques, des manichéens, ou des Iraniens, ou, plus anciennement encore, les voyages en esprit des chamans pendant leur extase, témoignent d’ une profonde analogie, indépendamment des époques, des cultures, des religions.

Il ressort de toutes ces traditions, si diverses, une leçon similaire. L’âme n’est pas seulement un principe de vie, attaché à un corps terrestre, destiné à disparaître après la mort. Elle est aussi attachée à un principe supérieur, spirituel, dont on peut penser qu’il la garde et la guide.

La science moderne a fait récemment un pas dans cette direction de pensée, en postulant l’hypothèse que « l’esprit » de l’homme n’était pas localisé seulement dans le cerveau proprement dit, mais qu’il se diffusait largement dans l’affectif, le symbolique, l’imaginaire et le social, selon des modalités aussi diverses que difficiles à objectiver.

Il y a là un champ de recherche d’une fécondité inimaginable. L’on pourra peut-être un jour caractériser de manière tangible la variété des imprégnations de l’esprit dans le monde.

Deux autres métaphores encore en donneront peut-être une idée, celle de l’hologramme et celle de l’intrication quantique.

L’esprit pourrait être comparé à un hologramme. Il est lui-même un « tout » dont chacune des parties garde une image ou une ressemblance de ce « tout ». Et il est également une partie infime d’un Tout, dont il est à l’image et à la ressemblance.

Ces différentes sortes de parties, d’images, de ressemblances, et ces différentes sortes de totalités sont « intriquées » ensemble, à l’image des particules quantiques.

Il reste à comprendre le pourquoi de cette structure, qui pour le moment n’est qu’une métaphore.

_______________________

iQumran P. IX. I. Cité in Guy Stroumsa. Barbarian Philosophy.

iiQumran P. IX. I. Cité in Guy Stroumsa. Barbarian Philosophy.

iiiPhilon d’Alexandrie. Cf. Quod omnis probus liber sit. 72-94 et Vita Mosis 2. 19-20

ivFlavius Josèphe. Contre Apion. 1. 176-182

vQumran. Règle de la communauté. III, 18

viShaul Shaked. Qumran and Iran : Further considerations. 1972, in G. Stroumsa. op. cit

viiB.Yoma 69b, Baba Bathra 16a, Gen Rabba 9.9)

viiiAugustin. De duabus animabus.

ixAugustin. Contra faustum. 6,8

xOrigène. Homélies sur saint Luc.

xiGuy Stroumsa. Barbarian Philosophy.

Une réflexion sur “L’âme double et ses intrications

  1. Pingback: L’âme double et ses intrications – HoTT science internelle

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.