Faire un enfant avec le Divin


« Diotime de Mantinée ».

Un jour, Diotime, une « dorienne », mit publiquement en doute les capacités de Socrate. Elle lui dit ouvertement qu’il ne savait rien des « plus grands mystères », et qu’il était même sans doute incapable de les comprendre… Quoi ? Le célèbre Socrate ! La gloire de la philosophie grecque ! Se faire ainsi tancer par une « étrangère » ? Et sur les questions les plus importantes qui soient ?

Diotime avait commencé sa discussion avec Socrate, en parlant de « l’amour de la renommée »i chez tous ceux qui peuvent y prétendre, et qui s’y complaisent. Diotime avait dit que des poètes, comme Homère et Hésiode, ou des hommes politiques comme Lycurgue, « sauvegarde de la Grèce », avaient recherché « l’immortalité de la gloire », et l’avait à l’évidence obtenue. Mais elle s’interrogeait sur cette soif de gloire, ce désir d’immortalité. « C’est pour que leur mérite ne meure pas, c’est pour un tel glorieux renom, que tous les hommes font tout ce qu’ils font, et cela d’autant plus que meilleurs ils sont. C’est que l’immortalité est l’objet de leur amour ! »ii

Ce grand amour pour l’immortalité, certainement Socrate pouvait le comprendre. On pouvait certainement faire crédit à Socrate, pour tout ce qui concerne l’amour, et ce qui touche à son initiation…

Mais, continua Diotime, au-delà de l’amour, il y a des mystères bien plus élevés encore, et derrière leur voile, il y a une ‘révélation’ supérieure. Cela, Socrate était-il capable de le comprendre ? Rien n’était moins sûr.

« Or, les mystères d’amour, Socrate, ce sont ceux auxquels, sans doute, tu pourrais être toi-même initié. Quant aux derniers mystères et à la révélation, qui, à condition qu’on en suive droitement les degrés, sont le but de ces dernières démarches, je ne sais si tu es capable de les recevoir. Je te les expliquerai néanmoins, dit-elle, pour ce qui est de moi, je ne ménagerai rien de mon zèle ; essaie, toi, de me suivre, si tu en es capable ! »iii.

Diotime maniait l’ironie avec finesse. On entendait les jeunes gens glousser sur les gradins de l’Académie, et l’on voyait les vieux sages figer leur sourire, dans l’attente de la réplique…

Qui ne vint pas.

Qu’on ne s’y méprenne pas ! Socrate n’était pour sa part ni moins doué de finesse, ni moins capable d’une féroce ironie. Sa puissance rhétorique était sans pareille.

Mais en l’occurrence, il se tint coi. Il retenait chaque mot de Diotime, pour se les graver dans la mémoire. C’est ainsi d’ailleurs qu’il les conserva pour la postérité. C’est lui-même qui, plus tard, rapporta fidèlement les paroles de Diotime, qui transmit la leçon qu’il nous est donné aujourd’hui de revivre…

Diotime continuait de parler. Elle s’attaquait sans tergiverser au problème le plus important qui soit, selon elle. Pour atteindre à la « révélation », dit-elle, il faut commencer par dépasser « l’océan immense du beau » et il faut dépasser aussi « l’amour sans bornes pour la sagesse ».

Il s’agit d’aller bien plus haut que la beauté ou la sagesse. Il faut aller aller à ce point extrême où l’on peut enfin « apercevoir une certaine connaissance unique ».

Quelle connaissance ? La connaissance d’une autre beauté, – « cette beauté dont je vais maintenant te parler »iv.

L’ironie de Diotime prit un tour cinglant.

« Efforce-toi, reprit-elle, de me prêter ton attention le plus que tu en seras capable. »v

Qu’est-ce qui, pour Socrate, était donc si difficile à apercevoir, selon Diotime ? Quelle était cette connaissance apparemment hors d’atteinte ? Quelle était cette beauté que Socrate paraissait « incapable » de connaître ?

Cette « beauté dont la nature est merveilleuse », on ne peut l’atteindre que par une « soudaine vision » dit alors Diotime. Comment la décrire plus précisément ? Diotime elle-même avait du mal à l’expliquer. Elle se contentait de formules allusives, ou bien seulement négatives.

C’est, dit-elle, « une beauté dont, premièrement l’existence est éternelle, étrangère à la génération comme à la corruption, à l’accroissement comme au décroissement ; qui, en second lieu, n’est pas belle à ce point de vue et laide à cet autre, pas davantage à tel moment et non à tel autre, ni non plus belle en comparaison avec ceci, laide en comparaison avec cela. »

Ces formules, que l’on pourrait qualifier d’apophatiques, étaient censées exciter l’imagination, mais pour émouvoir un Socrate il en fallait davantage.

Diotime ajouta avec une pointe de grandiloquence: « Cette beauté se montrera en elle-même et par elle-même, éternellement unie à elle-même dans l’unicité de sa nature formelle »vi.

Ah, d’accord. En effet, voilà qui semble prometteur. On vit passer sur le visage de Socrate l’ombre d’un sourire. Mais il ne semblait pas convaincu.

Diotime continua, sans se décourager.

Pour accéder à cette « beauté surnaturelle », il faut « s’élever sans arrêt, comme au moyen d’une échelle ». Il faut monter jusqu’à « cette science sublime, qui n’est science de rien d’autre que de ce beau surnaturel tout seul ». Et, c’est seulement à la fin de cette ascension que l’on peut connaître « l’essence même du beau »vii

Socrate accusa le coup. « L’essence même du beau » ! Diantre !

Donnant à son interlocuteur du « cher Socrate », Diotime poursuivit :

« C’est à ce point de l’existence, mon cher Socrate, dit l’étrangère de Mantinée, que, plus que partout ailleurs, la vie pour un homme vaut d’être vécue, quand il contemple le beau en lui-même ! Qu’il t’arrive un jour de le voir ! »viii

(« Bonne chance à toi Socrate ! Ce n’est pas que j’en doute, semblait-elle penser, mais il est temps, Socrate, que tu te mettes à t’élever si tu veux jamais y parvenir, à ce beau en lui-même, à le voir dans son intégrité, dans sa pureté sans mélange » …)

Il fallait en effet souhaiter à Socrate de réussir dans cette quête-là, d’autant qu’apercevoir le beau en lui-même n’était qu’une première étape. Il fallait ensuite réussir à voir dans ce Beau en lui-même, un autre Beau, plus élevé encore : « le Beau divin dans l’unicité de sa nature formelle »ix .

Et ce n’était pas fini, la quête n’était pas close.

Il ne s’agissait pas simplement de contempler le Beau, que ce soit le Beau en lui-même ou le Beau divin. Il fallait encore s’unir à lui, au sens propre. Il fallait s’unir au Divin pour « enfanter », et pour devenir soi-même immortel…

Diotime conclut alors, – cette fois, sans la moindre trace d’ironie.

La contemplation de la sublime Beauté n’est qu’un prélude. Doit suivre une union avec la Divinité, dont cette sublime Beauté n’est que le voile. Et cette union ne doit pas être stérile. Elle doit viser à enfanter. Enfanter qui ?

Le Divin n’est pas un simulacre, ce n’est pas une vision, une image ou une idée. Le Divin est le « réel authentique ». Il est la Réalité même.

Il s’agit pour qui arrive à ce point de faire un enfant avec la Réalité même.

Il s’agit donc pour Socrate, s’il en est « capable », dit Diotime, de faire réellement un enfant avec la Réalité elle-même…

C’est cela, se rendre immortel, Socrate ! Faire un enfant avec le Divin !x

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iPlaton. Le Banquet. 208 c

iiPlaton. Le Banquet. 208 d,e

iiiPlaton. Le Banquet. 209 e, 210 a

ivPlaton. Le Banquet. 210 d

vPlaton. Le Banquet. 210 e

viPlaton. Le Banquet. 211 a,b

viiPlaton. Le Banquet. 211 c

viiiPlaton. Le Banquet. 211 d

ixPlaton. Le Banquet. 211 e

x« Conçois-tu que ce serait une vie misérable, celle de l’homme dont le regard se porte vers ce but sublime ; qui, au moyen de ce qu’il faut, contemple ce sublime objet et s’unit à lui ? Ne réfléchis-tu pas, ajouta-t-elle, qu’en voyant le beau au moyen de ce par quoi il est visible, c’est là seulement qu’il réussira à enfanter, non pas des simulacres de vertu, car ce n’est pas avec un simulacre qu’il est en contact, mais une vertu authentique, puisque ce contact existe avec le réel authentique ? Or, à qui a enfanté, à qui a nourri une authentique vertu, n’appartient-il pas de devenir cher à la Divinité ? Et n’est-ce à celui-là, plus qu’à personne au monde, qu’il appartient de se rendre immortel ? » Platon. Le Banquet. 212 a

L‘âme et la beauté, ou : La païenne et le rabbin


Une « belle fille » dont la beauté est sans âme, est-elle belle ?

« Même d’une fille, on dit volontiers qu’elle est jolie, qu’elle a de la conversation et de l’allure, mais qu’elle est sans âme. A quoi correspond ce qu’on entend ici par âme ? L’âme, au sens esthétique, désigne le principe qui, dans l’esprit, apporte la vie. »i

Pour Kant, ici, l’âme est un principe esthétique, un principe de vie. La beauté n’est rien si elle ne vit pas de quelque manière, du feu d’un principe interne.

La beauté n’est rien vraiment sans ce qui la fait vivre, sans ce qui l’anime, sans l’âme même.

Mais si l’âme fait vivre, comment voit-on l’effet de sa puissance ? Par l’éclat seul de la beauté ? Ou par quelques autres signes ?

L’âme peut-elle vivre, et même vivre au plus haut degré possible, sans pour cela frapper d’étonnement ou de stupeur ceux qui la côtoient, qui la frôlent même, sans la voir ? Ou, pire encore, par ceux qui l’aperçoivent mais qui la méprisent alors ?

« Il n’avait ni beauté ni éclat pour attirer les regards, et son aspect n’avait rien pour nous séduire. »ii

Ces paroles du prophète Isaïe décrivent le Serviteur, figure paradoxale, non pas d’un Messie triomphant, mais bien figure de l’élu de Dieu, qui est la « lumière des nations »iii et qui «établira le droit sur la terre »iv. Les Chrétiens, plus tard, y verront la préfiguration du Christ.

Le Serviteur n’est pas beau, il n’a pas d’éclat. Devant lui, on se voile la face, du fait du mépris qu’il inspire. Isaïe le dit, le Serviteur est en réalité le roi d’Israël, la lumière des nations, l’homme en qui Dieu a mis son esprit, et en qui l’âme de Dieu se complaîtv.

« Objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n’en faisons aucun cas. Or ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié. »vi

Le Serviteur, le Messie, n’a ni beauté ni éclat. Il n’ a rien pour séduire, mais l’âme de Dieu se complaît en lui.

Une femme belle, sans âme, et le Serviteur, sans beauté, dont l’âme est aimée de Dieu.

L’âme et la beauté n’auraient-elles donc aucun rapport?

Dans le Talmud, plusieurs passages traitent de la beauté ; d’autres de l’âme ; rarement des deux à la fois.

Quelques rabbins tirèrent orgueil de leur beauté.

R. Johanan Bar Napheba a dit: « Je suis un reste des splendeurs de Jérusalem ».vii

Sa beauté était célèbre. Elle devait être d’autant plus frappante que son visage était « imberbe ».viiiEt, de fait, il suscitait l’amour, au point de déclencher des transports inattendus.

« Un jour, R. Johanan se baignait dans le Jourdain. Rech Lakich le vit et sauta dans le fleuve pour le rejoindre.

Tu devrais consacrer ta force à la Thora, lui dit R. Johanan.

Ta beauté conviendrait mieux à une femme, répondit Rech Lakich. 

Si tu changes de vie, je te donnerai ma sœur en mariage, qui est bien plus belle que moi.»ix

Au moins, on le regardait et on l’admirait, ce R. Johanan ! On ne peut en dire autant de la femme d’Abraham. Elle était pourtant belle, puisque le Pharaon la convoitait.

« J’avais fait un pacte avec mes yeux, et je n’aurais pas arrêté mes regards sur une vierge (Job, 31,1) : Job n’aurait pas regardé une femme qui ne fût pas à lui, dit Rabba, mais Abraham ne regardait même pas sa propre femme, puisqu’il est écrit Voici : je sais que tu es une femme belle de figure (Gen. 12,11) : jusque là il ne le savait pas. »x

Si l’on est vraiment beau, cela peut porter préjudice. En témoigne ce que rapporte R. Johanan, le très beau rabbin dont on vient de parler.

Voici ce qu’il raconte : « Depuis le fleuve Echel jusqu’à Rabath s’étend la vallée de Doura ; parmi les Israélites que Nabuchodonozor y avait exilés, se trouvaient des jeunes gens dont la beauté radieuse éclipsait le soleil. Leur seule vue rendait les femmes de Chaldée malades de désir. Elles l’avouèrent à leurs maris. Ils en informèrent le roi qui les fit exécuter. Mais les femmes continuaient à languir. Alors le roi fit écraser les corps de jeunes gens. »xi

De même, en ce temps-là, les rabbins n’avaient pas non plus les yeux dans la poche, pour la beauté des femmes.

« Rabban Simon b. Gamaliel était sur les marches de la colline du Temple lorsqu’il aperçut une païenne d’une grande beauté. Que tes œuvres sont grandes, Éternel ! (Ps. 104, 24) s’exclama-t-il. De même, lorsque R. Akiba vit la femme de Turnus Rufusxii, il cracha, il rit et il pleura. Il cracha parce qu’elle provenait d’une goutte puante ; il rit parce qu’elle était destinée à se convertir et à devenir sa femme ; et il pleura [en pensant] qu’une telle beauté serait un jour sous la terre. »xiii

Que le rabbin Akiba rêve de convertir et de séduire la femme du gouverneur romain de Judée peut être mis sur le compte d’un prosélytisme militant.

Ou bien n’était-ce qu’une parabole ?

Pourquoi le rabbin Akiba a-t-il pleuré la beauté de cette païenne ? La beauté de son âme de « convertie » n’aurait-elle pas dû oblitérer la beauté de son corps destiné à être enfoui sous terre ?

iEmmanuel Kant. Critique de la faculté de juger. 1995

iiIsaïe, 53,2

iiiIsaïe, 42, 6

ivIsaïe, 42,4

vIsaïe, 42,1

viIsaïe, 53,3-4

viiAggadoth du Talmud de Babylone. Baba Metsi’a. §34. Trad. Arlette Elkaïm-Sartre. Ed. Verdier. 1982, p.895.

viiiIbid.

ixIbid. §35, pp. 895-896

xIbid. Baba Bathra. §37, p.940.

xiIbid. Sanhedrin. §143. p.1081.

xiiGouverneur romain de la Judée au premier siècle de l’ère chrétienne.

xiiiIbid. ‘Avoda Zara. §34, p. 1234