Le Dieu ‘Quel qu’il soit’


« Eschyle »

Le Chœur des Anciens, dans l’Agamemnon d’Eschyle, pièce jouée pour la première fois lors des Grandes Dionysies d’Athènes, en l’an 458 av. J.-C., déclare :

« ‘Zeus’, quel qu’il soit,

si ce nom lui agrée,

je l’invoquerai ainsi.

Tout bien considéré,

il n’y a que ‘Dieu seul’ (πλὴν Διός)i

qui puisse vraiment me soulager

du poids de mes vaines pensées.

Celui qui fut grand jadis,

débordant d’audace et prêt à tous les combats,

ne passe même plus pour avoir existé.

Et celui qui s’éleva à sa suite a rencontré son vainqueur, et il a disparu.

Celui qui célébrera de toute son âme (προφρόνως) Zeus victorieux,

saisira le Tout (τὸ πᾶν) du cœur (φρενῶν), –

car Zeus a mis les mortels sur la voie de la sagesse (τὸν φρονεῖν),

Il a posé pour loi : ‘de la souffrance naît la connaissance’ (πάθει μάθος).»ii

Le Dieu « qui fut grand jadis » et qui est « prêt à tous les combats », était le Dieu du Ciel, Ouranos. Le Dieu qui « a trouvé son vainqueur et a disparu » était Chronos, Dieu du temps, père de Zeus, qui l’avait combattu et vaincu.

De ces deux Dieux, on pouvait déjà dire, selon le témoignage d’Eschyle, que le premier passait pour « n’avoir jamais existé », et que le deuxième avait « disparu »…

Seul le ‘Dieu seul’ (πλὴν Διός) régnait donc dans le cœur et dans l’esprit des Grecs…

De ce ‘Zeus’, « quel qu’il soit », de ce Zeus seul, ce Dieu suprême, ce Dieu de tous les dieux et de tous les hommes, on célébrait la ‘victoire’ avec des chants de joie, dans la Grèce du 5ème siècle av. J.-C.

Mais on s’interrogeait sur son essence – comme le révèle la formule ‘quel qu’il soit’ –, et on se demandait si ce nom même, ‘Zeus’, pouvait réellement lui convenir …

On se réjouissait aussi que Zeus ait ouvert aux mortels le chemin de la ‘sagesse’, et qu’il leur ait apporté cette consolation: ‘De la souffrance naît la connaissance’.

Martin Buber a proposé de comprendre ces vers d’Eschyle d’une manière qui peut être résumée ainsi: « Zeus est le Tout, et ce qui le dépasse ».iii

Cette interprétation est-elle fidèle à la pensée profonde d’Eschyle ?

Dans l’extrait cité du texte d’Agamemnon, on lit:

« Celui qui célèbre Zeus de toute son âme saisira le Tout du cœur» ;

et immédiatement après, on lit :

« [Zeus] a mis les mortels sur le chemin de la sagesse. »

Eschyle utilise à trois reprises, dans le même mouvement de phrase, des mots possédant la même racine : προφρόνως (prophronos), φρενῶν (phrénon) et φρονεῖν (phronein).

Pour rendre ces trois mots, j’ai utilisé volontairement trois mots français (de racine latine) très différents : âme, cœur, sagesse.

Je m’appuie à ce sujet sur Onians : « Dans le grec plus tardif, phronein a d’abord eu un sens intellectuel, ‘penser, avoir la compréhension de’, mais chez Homère le sens est plus large : il couvre une activité psychique indifférenciée, l’action des phrenes, qui comprend l’‘émotion’ et aussi le ‘désir’. »iv

Dans la traduction que je propose, la large gamme de sens que peut prendre le mot phrén est ainsi mobilisée: cœur, âme, intelligence, volonté ou encore siège des sentiments.

Il vaut aussi la peine de rappeler que le sens premier de phrén est de désigner toute membrane qui ‘enveloppe’ un organe, que ce soit le cœur, le foie ou les viscères.

Selon le Bailly, la racine première de tous les mots de cette famille est Φραγ, « enfermer, enclore », et selon le Liddell-Scott la racine première est Φρεν, « séparer ».

Chantraine estime pour sa part que « la vieille interprétation de φρήν comme « dia-phragme », sur phrassô « renfermer » est abandonnée depuis longtemps (…) Il reste à constater que φρήν appartient à une série ancienne de noms-racines où figurent plusieurs appellations de parties du corps.»v

Il est donc à souligner que Bailly, Liddell, Scott et Chantraine divergent sensiblement quant au sens premier de phrén…

Que le sens véritablement originaire de phrén soit « enclore » ou bien « séparer » n’importe guère au fond : Eschyle dit que, grâce à Zeus, l’homme mortel est appelé à ‘sortir’ de cet enclos fermé qu’est le phrén et à ‘cheminer’ sur le chemin de la sagesse…

Le mot « cœur » rend le sens homérique de φρενῶν (phrénôn), qui est le génitif du substantif φρήν (phrèn), « coeur, âme ».

Le mot « sagesse » » traduit l’expression verbale τὸν φρονεῖν (ton phronein), « le fait de penser, de réfléchir ». Les deux mots ont la même racine, mais la forme substantive a une nuance plus statique que le verbe, lequel implique la dynamique d’une action en train de se dérouler, nuance d’ailleurs renforcée dans le texte d’Eschyle par le verbe ὁδώσαντα (odôsanta), « il a mis sur le chemin ».

Autrement dit, l’homme qui célèbre Zeus « atteint le cœur » (teuxetaï phrénôn) « dans sa totalité » (to pan), mais c’est justement alors que Zeus le met « sur le chemin » du « penser » (ton phronein).

« Atteindre le cœur dans sa totalité » n’est donc qu’une première étape.

Il reste à cheminer dans le « penser »…

Peut-être est-ce là ce dont Buber a voulu rendre compte en traduisant :

« Zeus est le Tout, et ce qui le dépasse » ?

Il reste cependant à se demander ce qui « dépasse le Tout », dans cette optique.

D’après le développement de la phrase d’Eschyle, ce qui « dépasse » le Tout (ou plutôt ce qui « ouvre un nouveau chemin ») est précisément « le fait de penser » (ton phronein).

Le fait d’emprunter le chemin du « penser » et de s’aventurer sur cette voie (odôsanta), fait découvrit cette loi divine :

« De la souffrance naît la connaissance », πάθει μάθος (patheï mathos)…

Mais quelle est donc cette ‘connaissance’ (μάθος, mathos) dont parle Eschyle, et que la loi divine semble promettre à celui qui se met en marche ?

La philosophie grecque, d’une manière générale, reste évasive quant à la nature de la ‘connaissance’ divine. L’opinion qui semble prévaloir, c’est qu’on peut tout au plus parler d’une connaissance de sa ‘non-connaissance’…

Dans le Cratyle, Platon écrit :

« Par Zeus ! Hermogène, si seulement nous avions du bon sens, oui, il y aurait bien pour nous une méthode : dire que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux-mêmes, ni des noms dont ils peuvent personnellement se désigner, car eux, c’est clair, les noms qu’ils se donnent sont les vrais ! »vi

Léon Robin traduit ‘εἴπερ γε νοῦν ἔχοιμεν’ par « si nous avions du bon sens ». Mais νοῦς (ou νοός) signifie en réalité « esprit, intelligence, faculté de penser ». Le poids métaphysique de ce mot dépasse le simple ‘bon sens’.

Il vaudrait mieux donc traduire, dans ce contexte :

« Si nous avions de l’Esprit, nous dirions que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux, ni de leurs noms ».

Quant aux autres poètes grecs, ils semblent eux aussi fort réservés quant à la possibilité de percer le mystère du Divin.

Euripide, dans les Troyennes, fait dire à Hécube: 

« Ô toi qui supportes la terre et qui es supporté par elle,

qui que tu sois, impénétrable essence,

Zeus, inflexible loi des choses ou intelligence de l’homme,

je te révère, car ton cheminement secret

conduit vers la justice les actes des mortels. »vii

La traduction que donne ici la Bibliothèque de la Pléiade ne me satisfait pas. Consultant d’autres traductions disponibles en français et en anglais, et m’appuyant sur le dictionnaire Grec-Français de Bailly et sur le dictionnaire Grec-Anglais de Liddell et Scott, j’ai concocté une version plus conforme à mes attentes :

« Toi qui portes la terre, et qui l’a prise pour trône,

Qui que Tu sois, inaccessible à la connaissance,

Zeus, ou Loi de la nature, ou Esprit des mortels,

je T’offre mes prières, car cheminant d’un pas silencieux,

Tu conduis toutes les choses humaines vers la justice. »

La pensée grecque, qu’elle soit véhiculée par la fine ironie de Socrate, estimant qu’on ne peut rien dire des Dieux, surtout si l’on a de l’Esprit, ou bien qu’elle soit sublimée par Euripide, qui chante l’inaccessible connaissance du Dieu « Qui que Tu sois », aboutit au mystère du Dieu qui chemine en silence, et sans un bruit.

En revanche, avant Platon, et avant Euripide, il semble qu’Eschyle ait bien entrevu une ouverture, la possibilité d’un chemin.

Quel chemin ?

Celui qu’ouvre « le fait de penser » (ton phronein).

C’est le même chemin que celui qui commence avec la ‘souffrance’ (pathos), et qui aboutit à l’acte de la ‘connaissance’ (mathos).

C’est aussi le chemin du Dieu qui chemine « sans bruit ».

____________

iΖεύς (‘Zeus’) est au nominatif, et Διός (‘Dieu’)est au génitif.

iiEschyle. Agammemnon. Trad. Émile Chambry, librement adaptée et modifiée par moi (pour des raisons expliquées plus bas). Ed. GF. Flammarion. 1964, p.138

Ζεύς, ὅστις ποτ´ ἐστίν,

εἰ τόδ´ αὐτῷ φίλον κεκλημένῳ,
τοῦτό νιν προσεννέπω.
Οὐκ ἔχω προσεικάσαι
πάντ´ ἐπισταθμώμενος
πλὴν Διός, εἰ τὸ μάταν ἀπὸ φροντίδος ἄχθος
χρὴ βαλεῖν ἐτητύμως.
Οὐδ´ ὅστις πάροιθεν ἦν μέγας, 
παμμάχῳ θράσει βρύων,
οὐδὲ λέξεται πρὶν ὤν· 
ὃς δ´ ἔπειτ´ ἔφυ,

τριακτῆρος οἴχεται τυχών.

Ζῆνα δέ τις προφρόνως ἐπινίκια κλάζων

τεύξεται φρενῶν τὸ πᾶν,

τὸν φρονεῖν βροτοὺς ὁδώσαντα,

τὸν πάθει μάθος θέντα κυρίως ἔχειν.

iiiMartin Buber. Eclipse de Dieu. Ed. Nouvelle Cité, Paris, 1987, p.31

ivRichard Broxton Onians. Les origines de la pensée européenne. Seuil, 1999, p. 28-29

vPierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Ed. Klincksieck, Paris, 1968

vi« Ναὶ μὰ Δία ἡμεῖς γε, ὦ Ἑρμόγενες, εἴπερ γε νοῦν ἔχοιμεν, ἕνα μὲν τὸν κάλλιστον τρόπον, ὅτι περὶ θεῶν οὐδὲν ἴσμεν, οὔτε περὶ αὐτῶν οὔτε περὶ τῶν ὀνομάτων, ἅττα ποτὲ ἑαυτοὺς καλοῦσιν· δῆλον γὰρ ὅτι ἐκεῖνοί γε τἀληθῆ καλοῦσι. » Platon. Cratyle. 400 d. Traduction Léon Robin. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1950. p. 635-636

viiὮ γῆς ὄχημα κἀπὶ γῆς ἔχων ἕδραν,
ὅστις ποτ’ εἶ σύ, δυστόπαστος εἰδέναι,
Ζεύς, εἴτ’ ἀνάγκη φύσεος εἴτε νοῦς βροτῶν,
προσηυξάμην σε· πάντα γὰρ δι’ ἀψόφου
βαίνων κελεύθου κατὰ δίκην τὰ θνήτ’ ἄγεις.

Euripide. Les Troyennes. v. 884-888. Trad. Marie Delcourt-Curvers. La Pléiade. Gallimard. 1962. p. 747

Sagesse et folie divines


‘Euripide’.

La Pythie ou la Sibylle, les Bacchantes ou les Ménades se livrent entières à la transe, elles sont possédées, elles entrent en communication avec le divin.

Platon compare « cette puissance divine qui te met en branle » à la « pierre qui a été appelée ‘magnétique’ par Euripide », et il en voit l’effet sur la création artistique. « C’est ainsi que la Muse, par elle-même, fait qu’en certains hommes est la Divinité, et que, par l’intermédiaire de ces êtres en qui réside un Dieu, est suspendue à elle une file d’autres gens qu’habite alors la Divinité. » Il affirme que « tous les poètes épiques, les bons s’entend » et les auteurs lyriques composent leurs poèmes et leurs chants, « non par un effet de l’art, mais bien parce qu’un Dieu est en eux et qu’il les possède. »i C’est précisément parce qu’ils n’ont plus tous leurs esprits qu’ils sont capables de créer.ii « Le poète en effet est chose légère, chose ailée, chose sainte, et il n’est pas encore capable de créer jusqu’à ce qu’il soit devenu l’homme qu’habite un Dieu, qu’il ait perdu la tête, que son propre esprit ne soit plus en lui ! »iii

De fait, c’est la Divinité elle-même qui parle à travers le poète. « La Divinité, leur ayant ravi l’esprit, emploie ces hommes à son service pour vaticiner et pour être des devins inspirés de Dieu ; afin que nous comprenions bien, nous qui les écoutons, que ce n’est pas eux qui disent ces choses dont la valeur est si grande, eux de qui l’esprit est absent, mais que c’est la Divinité elle-même qui parle, qui par leur entremise nous fait entendre sa voix ! »iv

Plusieurs mots servaient à désigner les diverses sortes de « possession » que connaissait la Grèce antique, comme entheatho, enthousiastikos, enthousiasmos, entheastikos. Le terme le plus direct est entheos, littéralement « celui en lequel Dieu est ». Le préfixe en– souligne que la divinité habite l’intériorité de l’esprit humain.

Il est tentant de faire ici un parallèle avec d’autres modes de possession par l’Esprit de Dieu, décrits dans la Bible hébraïque. Par exemple, l’Esprit d’Elohim, רוּחַ-אֱלֹהִים, rûaelohim, vient non pas « en » mais « sur Saül », עַל-שָׁאוּל,al Chaoul, pour l’enflammer, le brûler de colère et le pousser à la victoire sur les Ammonitesv.

Isaïe, parlant du Messie à venir, le rejeton de la souche de Jessé, emploie l’expression רוּחַ יְהוָה rûayhwh, l’Esprit de YHVHvi, qui « reposera » non en lui, mais « sur lui » (עָלָיו )vii. L’Esprit de YHVH, « esprit de sagesse et d’intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de science et de crainte de Dieu »,viii semble être d’une nature plus pacifique, plus sage même, que l’Esprit d’Elohim…

En revanche, juste après la disparition d’Élie (que Dieu fit monter au cielix), ce n’est ni l’Esprit d’Elohim, ni celui de YHVH, mais l’esprit d’Élie qui vient reposer sur Élisée, רוּחַ אֵלִיָּהוּ עַל-אֱלִישָׁע, rûaélihou ‘al-êlicha‘, selon le témoignage des jeunes prophètes qui observent la scène de loinx.

Contrairement à l’Esprit de YHVH qui est tout « de sagesse et d’intelligence », Dionysos, le Dieu enthéos, le Dieu au dedans, n’est pas un Dieu « sage », il est un μαινόμενος Διόνυσος, un mainomenos Dionysos, un « Dieu fou », un Dionysos agité des transports bachiques : Βάκχος (Bacchos).

Il y a bien des formes de possession divine. Il est difficile d’être exhaustif. Socrate, par exemple, a déclaré qu’il pouvait soudainement devenir lui-même « possédé par les nymphes », νυμφόληπτος, nympholeptos. « Ce lieu a quelque chose de divin, dit-il à Phèdre, et si les nymphes qui l’habitent me causaient dans la suite de mon discours quelque transport frénétique, il ne faudrait pas t’en étonner. Déjà me voici monté au ton du dithyrambe.»xi

Le chresmologue Bakis, qui influença le général Epaminondas quant à l’issue de la guerre des Messéniens et des Lacédémoniens, a aussi été qualifié par Pausanias de «fou par les nymphes», μανέντι ἐκ Νυμφῶν.xii

L’existence d’adjectifs comme nympholeptos, « pris par les nymphes », theoleptos, « pris par un dieu », ou encore phoiboleptos, « pris pas Apollon », semblent indiquer des expériences spécifiques de possession divines.

Ces « possessions » sont structurellement différentes de l’« extase »xiii. Celle-ci implique, par son étymologie, un changement de lieu, et éventuellement un « égarement ». Pendant l’extase, l’âme et le corps se séparent. L’âme alors peut voyager librement de par le monde, ou vagabonder dans le temps, seule ou en compagnie du Dieu…

Ainsi, Hérodote raconte qu’Aristée disparut soudain dans la ville de Proconnèse. On le crut mort, mais il fut vu peu après à Cyzique. Il disparut à nouveau, mais, trois cent quarante ans plus tard, il réapparut à Métaponte, accompagnant Apollon sous la forme d’un corbeau.xiv

Pline reprend brièvement cette anecdote en la qualifiant de « fabuleuse » : « On dit même que l’âme d’Aristée a été vue à Proconnèse, s’envolant de sa bouche, sous la forme d’un corbeau ; récit singulièrement fabuleux. »xv Mais peu avant, il avait assuré qu’Hermotime de Clazomènes quittait son corps pour errer dans des pays lointains, et qu’à son retour elle indiquait des choses qui n’auraient pu être connues que par quelqu’un présent sur les lieuxxvi.

L’idée de l’errance, du vagabondage de l’âme dans le monde amène à une comparaison avec la course d’Apollon, nommé Liber Pater (« le Père libre ») par les Romains, parce qu’il est « libre et vagabond (vagus)», selon Macrobexvii. Il indique qu’Aristote affirme, dans les Théologumènes, qu’Apollon et Liber Pater sont un seul et même Dieuxviii. Macrobe dit aussi qu’« Orphée appelle le soleil Phanès ἀπὸ τοῦ φῶτος καὶ φανεροῦ, c’est-à-dire lumière et illumination; parce qu’en effet, voyant tout, il est vu partout. Orphée l’appelle encore Dionysos. »xix Il cite des vers d’Orphée qui donne à Apollon l’épithète d’Εὐβουλῆα (« Sage conseiller »):

« Dios, ayant liquéfié l’Éther, qui était auparavant solide, rendit visible aux dieux le plus beau phénomène qu’on puisse voir. On l’a appelé Phanès Dionysos, Seigneur, Sage Conseiller, éclatant procréateur de soi-même; enfin, les hommes lui donnent des dénominations diverses. Il fut le premier qui se montra avec la lumière; et s’avança sous le nom de Dionysos, pour parcourir le contour sans bornes de l’Olympe. Mais il change ses dénominations et ses formes, selon les époques et les saisons. »xx

Dieu a beaucoup de noms, mais il est un. Macrobe cite à ce sujet l’oracle de l’Apollon de Claros :

« Εἷς Ζεὺς, εἷς Ἅιδης, εἷς Ἥλιος, εἷς Διόνυσος. Un Zeus, un Hadès, un Soleil, un Dionysos. »

Et, toujours selon l’oracle de l’Apollon de Claros, ce Dieu « un » se nomme Ἰαὼ , « Iaô », nom étrangement analogue à celui du Dieu des Hébreux, Yahwé ou Yah. Consulté pour savoir qui était ce Dieu « Iaô », l’oracle répondit :

« Ιl faut, après avoir été initié dans les mystères, les tenir cachés sans en parler à personne; car l’intelligence (de l’homme) est étroite, sujette à l’erreur, et son esprit est faible. Je déclare que le plus grand de tous les dieux est Iao,  lequel est Aïdès (Hadès), en hiver; au commencement du printemps, Dia (Jupiter); en été, Hélios (le soleil); et en automne, le glorieux Iaô ».

Dios, Dia, Zeus, Dionysos, Iaô sont le même et unique Dieu. Ce Dieu, par son souffle, son pneuma, anime les vivants, et donne aux humains de participer à son pouvoir créateur.

Le pneuma porte l’essence de la divinité. Le poète, comme on l’a vu dans l’Ion de Platon, peut créer seulement dans l’« enthousiasme », quand le souffle sacré, hieron pneuma, prend possession de lui.

Ce souffle est créateur et procréateur. Par le souffle de Zeus, ek epipnoias Zènos, Io conçoit Épaphos. Et c’est encore un souffle «en dieu», un atmon entheon, qui rend la Pythie « grosse » du logos divin.

Le pneuma est fécond comme le logos spermatikos, la raison spermatique, ou la parole séminale, qui entretient l’existence du monde. « Les mots Dieu, intelligence, destinée, Jupiter et beaucoup d’autres analogues ne désignent qu’un seul et même être. Dieu existe par lui-même d’une existence absolue. Au commencement, il changea en eau toute la substance qui remplissait les airs et de même que dans la génération les germes des êtres sont enveloppés, de même aussi Dieu, qui est la raison séminale du monde (σπερματικὸν λόγον ὄντα τοῦ κόσμου). »xxi

Mais la possession par le souffle divin ne produit pas les mêmes effets, selon qu’il vient de Zeus, d’Apollon ou de Dionysos, bien que ces noms divers soient ceux du même Dieu un.

Par exemple Dionysos rend fou ceux qui ne croient pas en lui… Il a rendu délirantes les sœurs de sa mère Sémélé qui n’avaient pas reconnu que Dionysos fut né de Zeusxxii.

Penthée, fils de la fille de Cadmos, nie lui aussi la divinité de Dionysos. « Il combat ma divinité, m’exclut des libations, et ne mentionne pas mon nom dans les prières. Aussi j’entends prouver ma naissance divine », dit Dionysos.xxiii

Mais en contrepartie, ce délire inspiré a un pouvoir prophétique. « Sache que Bacchos est devin. La fureur qu’il inspire a comme la démence un pouvoir prophétique. Quand il pénètre en nous de toute sa puissance, il nous pousse, en nous affolant, à dire l’avenir. »xxiv

Ce pouvoir prophétique habite la conscience, qui s’identifie au Dieu. La Pythie parlait comme si elle était le Dieu lui-même. Mais que devenait alors sa volonté, son intelligence propres ? S’étaient-elles dissoutes dans le divin ? Ou bien l’abolition de la conscience personnelle de la Pythie était-elle nécessaire pour garantir la pureté de la révélation ?

Selon Pindare, le don de divination donné par Apollon commence par l’écoute intérieure de la voix du Dieu. « Ils arrivèrent à la roche escarpée du mont Grontus. Là il lui dispensa le trésor de la divination, et d’abord lui donna d’entendre cette voix qui ne connaît pas le mensonge ».xxv

Socrate aussi écoute en lui la voix du Dieu.

« Au moment de passer l’eau, j’ai senti ce signal divin qui m’est familier, et dont l’apparition m’arrête toujours au moment d’agir. J’ai cru entendre de ce côté une voix qui me défendait de partir avant d’avoir acquitté ma conscience, comme si elle était chargée de quelque impiété. Tel que tu me vois, je suis devin, non pas, il est vrai, fort habile ; je ressemble à ceux dont l’écriture n’est lisible que pour eux-mêmes ; j’en sais assez pour mon usage. Je devine donc, et je vois clairement le tort que j’ai eu. L’âme humaine, mon cher Phèdre, a une puissance prophétique. »xxvi

De fait, dit-il, « les plus grands biens nous arrivent par un délire inspiré des dieux », et « le délire qui vient des dieux l’emporte sur la sagesse des hommes »xxvii.

On pourrait distinguer dans le Phèdre de Platon quatre aspects différents de la possession divine, qui sont comme autant de types différents d’exaltations:

1- Le délire prophétique dû à Apollon, qui possède entièrement le prophète et le dépossède de lui-même. « C’est dans le délire que la prophétesse de Delphes et les prêtresses de Dodone ont rendu aux citoyens et aux États de la Grèce mille importants services ; de sang-froid elles ont fait fort peu de bien, ou même elles n’en ont point fait du tout. Parler ici de la sibylle et de tous les prophètes qui, remplis d’une inspiration céleste, ont dans beaucoup de rencontres éclairé les hommes sur l’avenir, ce serait passer beaucoup de temps à dire ce que personne n’ignore. »xxviii

2- Le délire salvifique : « Il est arrivé quelquefois, quand les dieux envoyaient sur certains peuples de grandes maladies ou de grands fléaux en punition d’anciens crimes, qu’un saint délire, s’emparant de quelques mortels, les rendit prophètes et leur fit trouver un remède à ces maux dans des pratiques religieuses ou dans des vœux expiatoires ; il apprit ainsi à se purifier, à se rendre les dieux propices, et délivra des maux présents et à venir ceux qui s’abandonnèrent à ses sublimes inspirations. »xxix

3- Le ravissement poétique et l’inspiration des Muses : « Une troisième espèce de délire, celui qui est inspiré par les muses, quand il s’empare d’une âme simple et vierge, qu’il la transporte, et l’excite à chanter des hymnes ou d’autres poèmes et à embellir des charmes de la poésie les nombreux hauts faits des anciens héros, contribue puissamment à l’instruction des races futures. »xxx

4- Le délire d’amour ou la vision d’Éros, menant à la contemplation philosophique. La Raison a pleine conscience d’elle-même. Elle s’unit à la pensée divine sans s’absorber en elle. « C’est ici qu’en voulait venir tout ce discours sur la quatrième espèce de délire. L’homme, en apercevant la beauté sur la terre, se ressouvient de la beauté véritable, prend des ailes et brûle de s’envoler vers elle ; mais dans son impuissance il lève, comme l’oiseau, ses yeux vers le ciel ; et négligeant les affaires d’ici-bas, il passe pour un insensé. Eh bien, de tous les genres de délire, celui-là est, selon moi, le meilleur, soit dans ses causes, soit dans ses effets, pour celui qui le possède et pour celui à qui il se communique ; or, celui qui ressent ce délire et se passionne pour le beau, celui-là est désigné sous le nom d’amant. En effet nous avons dit que toute âme humaine doit avoir contemplé les essences, puisque sans cette condition aucune âme ne peut passer dans le corps d’un homme. »xxxi

De ce véritable amour, la récompense finale est encore à venir, après la mort.

« Si donc, la partie la plus noble de l’intelligence remporte une si belle victoire, et les guide vers la sagesse et la philosophie, les deux amants passent dans le bonheur et l’union des âmes la vie de ce monde, maîtres d’eux-mêmes ; réglés dans leurs mœurs, parce qu’ils ont asservi ce qui portait le vice dans leur âme et affranchi ce qui y respirait la vertu. Après la fin de la vie ils reprennent leurs ailes et s’élèvent avec légèreté, vainqueurs dans l’un des trois combats que nous pouvons appeler véritablement olympiques ; et c’est un si grand bien, que ni la sagesse humaine ni le délire divin ne sauraient en procurer un plus grand à l’homme. »xxxii

Si ni la sagesse humaine ni le délire divin ne sont le plus grand bien, peut-être alors celui-ci se trouve-t-il dans la sagesse divine ?

« La vérité est qu’Apollon seul est sage, et qu’il a voulu dire seulement, par son oracle, que toute la sagesse humaine n’est pas grand-chose, ou même qu’elle n’est rien. »xxxiii

Si seul Apollon est sage, tous les autres sont fous.

Cadmos : « Serons-nous seuls dans Thèbes à danser pour Bacchos ?

Tirésias : « Oui, car nous sommes seuls à être gens sensés. Tous les autres sont fous. »xxxiv

Fous les mortels qui méprisent les Dieux.

Cadmos : « Je ne suis pas de ces mortels qui méprisent les dieux.

Tirésias : « Devant la leur, qu’est donc notre sagesse ? Les traditions héritées de nos pères, vieilles comme le monde, aucun raisonnement ne les renversera, quelques découvertes que fassent les plus profonds esprits. »xxxv

Fous les rois et les tyrans.

Penthée, qui veut maintenir son ordre, voit un « délire criminel » dans ces « prétendues bacchanales ». Il accuse les femmes qui « courent à l’aventure, dansant pour honorer le nouveau dieu, Dionysos » et qui vont à l’écart « se prêter aux hommes, se prétendant en proie aux transports sacrés des Ménades ».

Il veut « trancher la tête » de cet « étranger nouveau venu, un charlatan, un enchanteur arrivé de Lydie » qui, « mêlé jour et nuit à ces jeunes femmes », « prétend leur montrer les mystères bachiques. »xxxvi

Or c’est Penthée qui est fou, il est même totalement dément.

Tirésias l’interpelle : « Ta démence est la pire de toutes. Nul philtre ne peut te guérir, mais j’en vois un aux sources de ton mal. »xxxvii Et Cadmos d’ajouter : « Ton esprit flotte et ta raison n’est que folie. »xxxviii

Ce à quoi Penthée réplique, les accusant à son tour de folie : « Retire ta main. Va faire le bacchant sans m’infecter de ta folie ! »xxxix

Tirésias a alors le dernier mot, avec cette formule définitive : « Malheureux qui ne sais jusqu’où vont tes paroles : après avoir déraisonné, te voilà frénétique ! »xl

Ni la folie divine, ni la sagesse humaine ne semblent pouvoir apporter à l’homme le bien suprême.

Qui le peut alors ?

Si l’on en croit Socrate, c’est celui qui a su se vaincre lui-même, et qui, accompagné de la personne qu’il aime, a pu s’envoler après la mort, dans toute la légèreté des possibles, dans l’immensité des mondes à venir.

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iPlaton, Ion, 533 e (Traduction Léon Robin)

ii« De même que ceux qui sont en proie au délire des Corybantes ne se livrent pas à leurs danses quand ils ont leurs esprits, de même aussi les auteurs de chants lyriques n’ont pas leurs esprits quand ils composent ces chants magnifiques ; tout au contraire, aussi souvent qu’ils se sont embarqués dans l’harmonie et dans le rythme, alors les saisit le transport bachique, et, possédés, ils ressemblent aux Bacchantes qui puisent aux fleuves le miel et le lait quand elles sont en état de possession, mais non pas quand elles ont leurs esprits. » Platon, Ion, 533 e -534 a (Traduction Léon Robin)

iiiPlaton, Ion, 534 b (Traduction Léon Robin)

ivPlaton, Ion, 534 c-d (Traduction Léon Robin)

vI Samuel, 11, 6

vi Le Second Isaïe (Is. 61,1) emploie quant à lui l’expression de רוּחַ אֲדֹנָי יְהוִה, rûaadonaï yhwh, l’Esprit du Seigneur YHVH.

viiIs. 11,2

viiiIs. 11,2

ix2 Rois 2,1

x2 Rois 2,15

xiPlaton, Phèdre, 238c-d. « Τῷ ὄντι γὰρ θεῖος ἔοικεν ὁ τόπος εἶναι, ὥστε ἐὰν ἄρα πολλάκις νυμφόληπτος προϊόντος τοῦ λόγου γένωμαι, μὴ θαυμάσῃς· τὰ νῦν γὰρ οὐκέτι πόρρω διθυράμβων φθέγγομαι. »

xiiPausanias IV, 27,4

xiii Le mot grec ἒκστασις , ekstasis, signifie « égarement de l’esprit », avec, de par son étymologie, l’idée d’un changement de place (ek-stasis), d’une sortie de son lieu naturel. L’adjectif ἐκστατικός, ekstatikos  a deux sens, transitif et intransitif : « 1. Transitif. Qui fait changer de place, qui dérange ; qui fait sortir de soi, qui égare l’esprit. 2. Intrans. Qui est hors de soi, qui a l’esprit égaré. »

xivHérodote IV, 14-15 : « Aristée était d’une des meilleures familles de son pays ; on raconte qu’il mourut à Proconnèse, dans la boutique d’un foulon, où il était entré par hasard ; que le foulon, ayant fermé sa boutique, alla sur-le-champ avertir les parents du mort ; que ce bruit s’étant bientôt répandu par toute la ville, un Cyzicénien, qui venait d’Artacé, contesta cette nouvelle, et assura qu’il avait rencontré Aristée allant à Cyzique, et qu’il lui avait parlé ; que, pendant qu’il le soutenait fortement, les parents du mort se rendirent à la boutique du foulon, avec tout ce qui était nécessaire pour le porter au lieu de la sépulture ; mais que, lorsqu’on eut ouvert la maison, on ne trouva Aristée ni mort ni vif ; que, sept ans après, il reparut à Proconnèse, y fit ce poème épique que les Grecs appellent maintenant Arimaspies, et qu’il disparut pour la seconde fois. Voilà ce que disent d’Aristée les villes de Proconnèse et de Cyzique. (…) Les Métapontins content qu’Aristée leur ayant apparu leur commanda d’ériger un autel à Apollon, et d’élever près de cet autel une statue à laquelle on donnerait le nom d’Aristée de Proconnèse ; qu’il leur dit qu’ils étaient le seul peuple des Italiotes qu’Apollon eût visité ; que lui-même, qui était maintenant Aristée, accompagnait alors le dieu sous la forme d’un corbeau ; et qu’après ce discours il disparut. Les Métapontins ajoutent qu’ayant envoyé à Delphes demander au dieu quel pouvait être ce spectre, la Pythie leur avait ordonné d’exécuter ce qu’il leur avait prescrit, et qu’ils s’en trouveraient mieux ; et que, sur cette réponse, ils s’étaient conformés aux ordres qui leur avaient été donnés. On voit encore maintenant sur la place publique de Métaponte, près de la statue d’Apollon, une autre statue qui porte le nom d’Aristée, et des lauriers qui les environnent. »

xvPline. Histoire naturelle. VII, 52, 2

xviPline. Histoire naturelle. VII, 52, 1 : « Telle est la condition des mortels : nous naissons pour ces caprices du sort, et dans l’homme il ne faut pas même croire à la mort. Nous trouvons dans les livres que l’âme d’Hermotime le Clazoménien, quittant son corps, allait errer dans les pays lointains, et qu’elle indiquait des choses qui n’auraient pu être connues que par quelqu’un présent sur les lieux ; pendant ce temps : le corps était à demi mort : mais ses ennemis, qui se nommaient Cantharides, saisissant ce moment pour brûler son corps, enlevèrent, pour ainsi dire, l’étui à l’âme qui revenait. »

xviiMacrobe, Saturnales, XVIII

xviiiMacrobe, Saturnales, XVIII

xixMacrobe, Saturnales, XVIII

xxMacrobe, Saturnales, XVIII

xxiDiogène Laërce, VII, 115-136

xxiiEuripide. Les Bacchantes, v. 26-32.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1216

xxiiiEuripide. Les Bacchantes, v. 46-48.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1216

xxivEuripide. Les Bacchantes, v. 298-301.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1225

xxvPindare, Olympiques VI, 65-66 : θησαυρὸν δίδυμον μαντοσύνας, τόκα μὲν φωνὰν ἀκούειν ψευδέων ἄγνωστον.

xxviPlaton, Phèdre. 242 b. Traduction Victor Cousin

xxviiPlaton, Phèdre. 244 d. Traduction Victor Cousin

xxviiiPlaton, Phèdre. 244 b. Traduction Victor Cousin

xxixPlaton, Phèdre. 244 d-e. Traduction Victor Cousin

xxxPlaton, Phèdre. 245 a. Traduction Victor Cousin

xxxiPlaton, Phèdre. 249 d-e. Traduction Victor Cousin

xxxiiPlaton, Phèdre. 256 a-b. Traduction Victor Cousin

xxxiiiPlaton. Apologie de Socrate. 23 a. Traduction Victor Cousin

xxxivEuripide. Les Bacchantes, v. 195-196.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1222

xxxvEuripide. Les Bacchantes, v. 199-203.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1222

xxxviEuripide. Les Bacchantes, v. 233-238.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1223-1224

xxxviiEuripide. Les Bacchantes, v. 296-298.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1226

xxxviiiEuripide. Les Bacchantes, v. 332.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1226

xxxixEuripide. Les Bacchantes, v. 351-352.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1227

xlEuripide. Les Bacchantes, v. 358-359.Traduction M. Delcourt-Curvers. Gallimard, 1962, p.1227

Le « mariage sacré », — Inanna, Isis, Eleusis, la Sulamite, Ste Thérèse de Vila et S. Jean de la Croix


Le mot français ‘sacré’ vient du latin sacer (fém. sacra, neut. sacrum). Il forme un couple d’opposés avec le ‘profane’. « Ce qui est sacrum s’oppose à ce qui est profānum »i. Ces deux catégories sont bien tranchées et antagonistes. Il y a là, fondamentalement, une idée de séparation, d’opposition, entre deux sphères de réalité, – la divine et l’humaine. Ce qui est sacrum appartient au monde du ‘divin’ et diffère essentiellement de ce qui relève du monde des hommes. La notion de sacer ne recouvre pas celles de « bon » ou de « mauvais », mais les englobe et les dépasse. Le sens de sacer diffère de religiōsus.ii Sacer désigne la personne ou la chose qui ne peut être touchée sans être souillée, ou au contraire, sans souiller celui qui la touche. D’où l’ambiguïté de ce mot, avec son double sens de « sacré », mais aussi de « maudit » ou d’« exécré » (emprunté au latin classique ex(s)ecrari, « charger d’imprécations, vouer à l’exécration »).

Le neutre sacrum désigne toute chose sacrée : sacrum facere « accomplir une cérémonie sacrée », d’où sacrificium, « sacrifice » ou sacerdōs, ancienne forme de nom d’agent. Mais un coupable que l’on consacre aux dieux infernaux est aussi sacer.

Pour éviter, peut-être, une certaine contamination par un rapprochement avec les notions païennes associées au sacer et aux sacra (« les cérémonies du culte »), l’Église a préféré privilégier l’usage latin du mot sanctus, qui lui est apparenté, mais avec une nuance différente. Sānctus est le participe passé du verbe sanciō, « rendre sacré ou inviolable », terme de la langue religieuse et politique. De même que sacer peut signifier parfois « voué aux dieux de l’Enfer, exécrable », sanciō a le sens de « proclamer comme exécrable », d’où « interdire solennellement », puis « punir », « sanctionner ». De là sānctus, « rendu sacré ou inviolable, sanctionné ».

Il y a donc une certaine parenté initiale entre sacer et sānctus. Mais sacer indique un état, sānctus résulte d’un acte, d’un rite à caractère religieux (un rite de sanctification).

Arrivé plus tardivement, sānctus a reçu après coup les sens attachés au mot grec ἃγιος (hagios) qui lui-même, tant chez les juifs que chez les chrétiens, a hérité des sens de l’hébreu קָדַשׁ (qadacha) « sortir de l’ordinaire, de ce qui est commun ; être pur, saint ; être sanctifié, glorifié ; sanctifier, consacrer, purifier ».

En hébreu, la même idée de séparation stricte entre le profane et le sacré est présente, mais s’y ajoute l’idée essentielle de ‘sainteté’. Ainsi, dit la Thora, « quiconque touchera l’autel doit être saint » (Ex 29,37), ou, dans un hébraïsme du redoublement : « Ils sanctifieront le saint de Jacob », vé-iqdichou êt-qedoch Ia’qov, (Is. 29,23).

Le substantif קֹדֶשׁ (qodech) cumule le sens abstrait de « sainteté » (« Dieu a parlé par sa sainteté », Ps 60,8), et des sens concrets : « une personne ou une chose sainte », « le tabernacle, le temple, le Saint des saints (qodesh ha-qadachim) ».

Mais la famille de mots bâtie autour de la racine verbale קָדַשׁ retient elle aussi la mémoire d’une ambiguïté originelle. Par exemple, le mot קָדֵשׁ qadech (fem. קְדֵשָׁה, qdéchah) signifie « un garçon ou une femme qui se voue aux idoles en leur sacrifiant son innocence, qui s’adonne à la fornication »iii.

Cette brève introduction étymologique était nécessaire pour souligner que les expressions françaises ‘union sacrée’ ou ‘mariage sacré’ contiennent objectivement une sorte de contradiction, et même une profonde antinomie.

Si le « sacré » est par essence « séparé » (du commun, du quotidien, de la norme), comment l’homme peut-il penser pouvoir « s’unir » à ce «sacré  séparé » ?

Il est frappant que l’histoire des religions regorge précisément de récits d’« unions sacrées » entre l’humain et le divin, ou même, dans une veine plus anthropomorphique encore, de « mariages sacrés » ou d’« épousailles spirituelles » entre le croyant et la divinité.

Ces récits, ces mythes, dénotent l’aspiration constante de l’homme, dans la suite des millénaires, au sein de traditions spirituelles fort différentes, à désirer s’unir à ce dont il est, par essence, fondamentalement ‘séparé’…

Derrière l’apparente contradiction, on voit poindre une autre forme de logique, non rationnelle mais transcendantale… Si le sacré est par essence « séparé », il invite l’âme par là-même à désirer « l’union » avec ce « Tout Autre ». Il donne de plus à tous les désirs d’union spirituelle une forme de sacralité. Si, linguistiquement, l’union est une antinomie de la séparation, le fait de désirer l’union avec le sacré, l’entrée dans le mystère, induit aussi une forme de sacralité.

Tout désir d’union conjure la séparation du sacré, et par là se sacralise en quelque sorte, par métonymie.

Rudolf Otto, dans son fameux ouvrage publié en 1917, Das Heilige, a dû inventer un néologisme, le mot ‘numineux’iv tiré du numen latinv, pour tenter de traduire au plus près en allemand ce que les langues anciennes des religions sémitiques et bibliques véhiculaient avec les mots qadoch, hagios, sacer. Mais le mot ne suffisait pas. Restait à lui donner chair et sens. Il proposa de qualifier l’idée du ‘numineux’ à l’aide d’une fameuse expression latine, le mysterium tremendum, le « mystère qui fait trembler». Tout un spectre de sentiments pouvant s’emparer de l’âme y est associé, l’excitation, l’ivresse, les transports, l’extase, le sublime, ou au contraire, des formes sauvages, démoniaques, de possession, entraînant le saisissement, l’horreur, la terreur, l’effroi.

Le numineux, pour Otto, est avant tout porteur de l’idée d’une « inaccessibilité absolue », devant laquelle l’homme est plongé, – dans l’étonnement ou la stupeur. Le numineux, c’est ce qu’il découvre alors être le « tout autre »vi, lequel se révèle à la fois insaisissable, incompréhensible, et se dérobe à la raison, transcendant toutes ses catégories. Non seulement il les dépasse, mais il les rend impuissantes, obsolètes, inopérantes, et il paraît même s’opposer à elles, impliquant leur radicale caducité, leur inanité foncière.

Si le sacré, ou le numineux, voisine avec l’altérité extrême et la transcendance absolue, comment s’accommode-t-il de métaphores apparemment paisibles, quotidiennes, humaines, comme celles de l’union ou du mariage ?

Une possible explication est que le mariage évoque lui-même, dans son principe, une sorte de préfiguration et de métaphore de l’union ‘sacrée’. Il est d’ailleurs significatif qu’il soit rituellement ‘consacré’, depuis des âges antiques. Il est possible, conséquemment, que toute « union » (réelle ou fantasmée) avec le divin appelle naturellement, anthropologiquement, à mobiliser la métaphore du ‘mariage sacré’ pour la caractériser.

L’une (l’union avec le divin) est la métaphore de l’autre (le mariage, ou l’amour humain), – et réciproquement, en quelque sorte.

Du point de vue de la psychologie des profondeurs, l’amour incarne dans sa finalité ontologique la régénération des générations, et donc il représente pour le genre humain dans son ensemble une victoire a priori sur la mort à venir des individus, et sur l’évanescence de leurs destins transitoires.

Mais l’amour et la mort sont aussi intrinsèquement, transcendalement, « unis » par la complémentarité structurelle de leurs rôles antagonistes.

La mort est, d’un point de vue anthropologique, la séparation par excellence. Symétriquement, on peut sans doute poser que l’amour représente l’union par excellence, et que le mariage d’amour est le sacrement par excellence (« Le sacrement nuptial, le grand sacrement, le sacrement par excellence », écrit Paul Claudelvii).

C’est pourquoi il convient de souligner que, dans la plupart des ‘descentes aux Enfers’ léguées par les civilisations passées, la ‘réunion’ finale du couple est rarissime. Je ne connais que l’exemple, chanté par Euripide, des retrouvailles d’Admète (bien vivant et désespéré) et d’Alceste (qui était morte) grâce à Héraclès, étant allé tirer Alceste des griffes du Cerbère infernal.

La règle générale est plutôt la séparation inéluctable des couples (Inanna, sauvée de la mort, envoie son mari Dumuzi en Enfer, à sa place, Orphée perd à jamais Eurydice, juste avant d’atteindre le seuil de l’Enfer).

Avec le thème de la descente de Jésus aux Enfers, et sa victoire sur la mort par amour pour les hommes, apparaît en revanche un autre aspect : l’ambivalence de la mort.

La mort, dès lors, peut représenter à la fois la séparation (la mort sépare les vivants et les morts pour toujours) et la promesse de la ‘ré-union’ future et éternelle, – après la résurrection.

L’amour de Jésus, le Sauveur, garantit à l’âme la victoire sur la mort.

Quatre siècles auparavant, le Cantique des cantiques (attribué traditionnellement à Salomon, mais écrit sans doute au 4ème siècle av. J.-C.) préfigure lui aussi, d’une certaine manière, cette lutte de l’amour et de la mort, lorsqu’il proclame : « l’amour est fort comme la mort, la passion terrible comme le Chéol » (Ct 8,6).

Ces quelques exemples font pressentir l’intérêt de la comparaison anthropologique des principales traditions léguées par les civilisations de Sumer, d’Akkad, de l’Égypte ancienne, de la Babylonie, de la Phénicie, de la Grèce et de Rome, et en partie reprises dans le judaïsme et le christianisme, — et plus particulièrement celles qui touchent aux thèmes, récurrents dans toutes ces traditions, de la « descente aux Enfers » et des « épousailles sacrées ». On est invité à constater un certain nombre de structures psychiques analogues, quoique dotées aussi de variations fort significatives.

En parcourant les 6000 ans d’histoire qui couvrent Sumer, Akkad, l’Égypte ancienne, l’Israël post-exilique, la Grèce des mystères d’Éleusis, et qui se prolongent dans l’Europe de la modernité, il me semble que l’on peut relever six paradigmes de ‘l’union sacrée’ ou du ‘mariage mystique’:

1 L’amour libre. 2 L’épouse fidèle. 3 La prostitution sacrée. 4 L’érotisme mystique. 5 Le mariage éternel. 6 La divinisation de l’âme.

1- L’amour libre. Après sa mort et sa résurrection en Enfer, Inanna, déesse de l’Amour, de la Guerre et du Pouvoir, revient sur terre libre de tous ses désirs et de ses amours, et elle sacrifie son époux Dumuzi, en échange de sa propre vie.

2- L’épouse fidèle. La fidélité absolue de l’amour, dans la mort et dans la résurrection, d’Isis pour Osiris, dieu sauveur.

3- La prostitution sacrée (« hiérogamie ») célébrée pendant les mystères d’Éleusis, mime les étreintes de Zeus et de Déméter, et par là, la régénération de la nature, mais aussi la vie éternelle promise aux mystes initiés.

4- L’érotisme mystique de la Sulamite et du Roi Salomon a fait du Cantique des cantiques l’un des textes les plus beaux de la littérature mondiale, mais aussi l’un des plus controversés, quant à son interprétation ultime.

5- Le « mariage éternel » de l’âme et de Dieu, se consomme éternellement au plus profond du « Château intérieur » de Thérèse d’Avila.

6- La « vive flamme d’amour » projette l’âme de Jean de la Croix au « sommet » le plus élevé du divin, et la « transforme » en Dieu Lui-même.

Je me propose d’étudier ces six paradigmes dans une série d’articles à venir.

iAlfred Ernout et Antoine Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine. Ed. Klincksieck, Paris 2001, p.586

ii« Sacrae [res] sunt quae dis superis consecratae sunt ; religiosas quae dis manibus relictae sunt ». Gaïus, Inst. 2,3

iiiDictionnaire Hébreu-français de Sander et Trenel.

ivRudolf Otto. Le sacré. L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel. Payot. 2015, p.26-27

vNumen est un terme religieux signifiant « puissance divine », d’où le sens concret de « divinité » que le mot prend à l’époque impériale selon Ernout et Meillet. Étymologiquement il dérive de nuō, nuere, « faire un signe de tête » (comme manifestation d’un ordre ou d’une volonté).

viRudolf Otto. Le sacré. L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel. Payot. 2015, p. 63

viiPaul Claudel. Commentaires et exégèses. Le Cantique des cantiques.Tome 22 des Œuvres complètes. Gallimard. 1963, p.10.

Le Dieu ‘Qui que tu sois ‘. Ou : Celui qui chemine ‘sans bruit’


 

En l’an 458 av. J.-C., lors des Grandes Dionysies d’Athènes, Eschyle a fait dire au Chœur des Anciens, dans le commencement de son Agamemnon:

« ‘Zeus’, quel qu’il soit,

si ce nom lui agrée,

je l’invoquerai ainsi.

Tout bien considéré,

il n’y a que ‘Dieu seul’ (πλὴν Διός)i

qui puisse vraiment me soulager

du poids de mes vaines pensées.

Celui qui fut grand jadis,

débordant d’audace et prêt à tous les combats,

ne passe même plus pour avoir existé.

Et celui qui s’éleva à sa suite a rencontré son vainqueur, et il a disparu.

Celui qui célébrera de toute son âme (προφρόνως) Zeus victorieux,

saisira le Tout (τὸ πᾶν) du cœur (φρενῶν), –

car Zeus a mis les mortels sur la voie de la sagesse (τὸν φρονεῖν),

Il a posé pour loi : ‘de la souffrance naît la connaissance’ (πάθει μάθος)ii

Ζεύς, ὅστις ποτ´ ἐστίν, εἰ τόδ´ αὐτῷ φίλον κεκλημένῳ,
τοῦτό νιν προσεννέπω.
Οὐκ ἔχω προσεικάσαι
πάντ´ ἐπισταθμώμενος
πλὴν Διός, εἰ τὸ μάταν ἀπὸ φροντίδος ἄχθος
χρὴ βαλεῖν ἐτητύμως.


Οὐδ´ ὅστις πάροιθεν ἦν μέγας, 
παμμάχῳ θράσει βρύων,
οὐδὲ λέξεται πρὶν ὤν· 
ὃς δ´ ἔπειτ´ ἔφυ,

τριακτῆρος οἴχεται τυχών.

Ζῆνα δέ τις προφρόνως ἐπινίκια κλάζων 

τεύξεται φρενῶν τὸ πᾶν,

τὸν φρονεῖν βροτοὺς ὁδώσαντα,

τὸν πάθει μάθος θέντα κυρίως ἔχειν.

Quelques précisions :

Celui « qui fut grand jadis », et « prêt à tous les combats », c’est Ouranos (le Dieu du Ciel).

Et celui qui « a trouvé son vainqueur et a disparu » est Chronos, Dieu du temps, père de Zeus, et vaincu par lui.

De ces deux Dieux, on pouvait dire à l’époque de la Guerre de Troie, selon le témoignage d’Eschyle, que le premier passait déjà pour « n’avoir jamais existé », et que le deuxième avait « disparu »…

Dès ces temps anciens, il n’y avait donc plus que ‘Dieu seul’ (πλὴν Διός) qui régnait dans le cœur et dans l’esprit des Anciens…

De ce Dieu seul, ‘Zeus’, ce Dieu suprême, Dieu de tous les dieux et de tous les hommes, on célébrait la ‘victoire’ avec des chants de joie, dans la Grèce du 5ème siècle av. J.-C.

Mais on s’interrogeait aussi sur son essence – comme le révèle la formule ‘quel qu’il soit’ –, et on se demandait si ce nom même, ‘Zeus’, pouvait réellement lui convenir …

On se réjouissait surtout que Zeus ait ouvert aux mortels le chemin de la ‘sagesse’, et qu’il leur ait apporté cette consolation, le fait de savoir que : ‘de la souffrance naît la connaissance’.

Martin Buber propose une interprétation très ramassée des derniers vers cités plus haut, qu’il agglutine en une affirmation:

« Zeus est le Tout, et ce qui le dépasse ».iii

Comment comprendre cette interprétation ?

Est-elle fidèle à la pensée profonde d’Eschyle ?

Revenons sur le texte d’Agamemnon. On lit d’une part:

« Celui qui célèbre Zeus de toute son âme saisira le Tout du cœur »

et immédiatement après :

« Il [Zeus] a mis les mortels sur le chemin de la sagesse. »

Eschyle utilise à trois reprises, dans le même mouvement de phrase, des mots possédant la même racine : προφρόνως (prophronos), φρενῶν (phrénon) et φρονεῖν (phronein).

Pour rendre ces trois mots, j’ai utilisé volontairement trois mots français ( de racine latine) très différents : âme, cœur, sagesse.

Je m’appuie à ce sujet sur Onians : « Dans le grec plus tardif, phronein a d’abord eu un sens intellectuel, ‘penser, avoir la compréhension de’, mais chez Homère le sens est plus large : il couvre une activité psychique indifférenciée, l’action des phrenes, qui comprend l’‘émotion’ et aussi le ‘désir’. »iv

Dans la traduction que nous proposons nous mobilisons la large gamme de sens que peut prendre le mot phrén : cœur, âme, intelligence, volonté ou encore siège des sentiments.

Ceci étant dit, il vaut la peine de rappeler, je crois, que le sens premier de phrén est de désigner toute membrane qui ‘enveloppe’ un organe, que ce soit le cœur, le foie ou les viscères.

Selon le Bailly, la racine première de tous les mots de cette famille est Φραγ, « enfermer, enclore », et selon le Liddell-Scott la racine première est Φρεν, « séparer ».

Chantraine estime pour sa part que « la vieille interprétation de φρήν comme « dia-phragme », sur phrassô « renfermer » est abandonnée depuis longtemps (…) Il reste à constater que φρήν appartient à une série ancienne de noms-racines où figurent plusieurs appellations de parties du corps.»v

Ces savants dissonent donc sur le sens premier de phrén…

Que le sens véritablement originaire de phrén soit « enclore » ou bien « séparer » n’importe guère au fond, puisque Eschyle nous dit que, grâce à Zeus, l’homme mortel est précisément appelé à ‘sortir’ de cet enclos fermé qu’est le phrén et à ‘cheminer’ sur le chemin de la sagesse…

Voyons ce point.

Le mot « cœur » rend le sens de base (homérique) de φρενῶν (phrénôn) (qui est le génitif du substantif φρήν (phrèn), « coeur, âme »).

Le mot « sagesse » » traduit l’expression verbale τὸν φρονεῖν (ton phronein), « le fait de penser, de réfléchir ». Les deux mots ont la même racine, mais la forme substantive a une nuance plus statique que le verbe, lequel implique la dynamique d’une action en train de se dérouler, nuance d’ailleurs renforcée dans le texte d’Eschyle par le verbe ὁδώσαντα (odôsanta), « il a mis sur le chemin ».

Autrement dit, l’homme qui célèbre Zeus « atteint le cœur » (teuxetaï phrénôn) « dans sa totalité » (to pan), mais c’est justement alors que Zeus le met « sur le chemin » du « penser » (ton phronein).

« Atteindre le cœur dans sa totalité » n’est donc qu’une première étape.

Il reste à cheminer dans le « penser »…

Peut-être est-ce ce dont Buber a voulu rendre compte en traduisant :

« Zeus est le Tout, et ce qui le dépasse » ?

Mais il reste à se demander ce qui « dépasse le Tout », dans cette optique.

D’après le développement de la phrase d’Eschyle, ce qui « dépasse » le Tout (ou plutôt « ouvre un nouveau chemin ») est précisément « le fait de penser » (ton phronein).

Le fait d’emprunter le chemin du « penser » et de s’aventurer sur cette voie (odôsanta), fait découvrit cette loi divine :

« De la souffrance naît la connaissance », πάθει μάθος (patheï mathos)…

Mais quelle est donc cette ‘connaissance’ (μάθος, mathos) dont parle Eschyle, et que la loi divine semble promettre à celui qui se met en marche ?

La philosophie grecque est très prudente sur le sujet de la ‘connaissance’ divine. L’opinion qui semble prévaloir, c’est qu’on peut tout au plus parler d’une connaissance de sa ‘non-connaissance’…

Dans le Cratyle, Platon écrit :

« Par Zeus ! Hermogène, si seulement nous avions du bon sens, oui, il y aurait bien pour nous une méthode : dire que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux-mêmes, ni des noms dont ils peuvent personnellement se désigner, car eux, c’est clair, les noms qu’ils se donnent sont les vrais ! »vi

« Ναὶ μὰ Δία ἡμεῖς γε, ὦ Ἑρμόγενες, εἴπερ γε νοῦν ἔχοιμεν, ἕνα μὲν τὸν κάλλιστον τρόπον, ὅτι περὶ θεῶν οὐδὲν ἴσμεν, οὔτε περὶ αὐτῶν οὔτε περὶ τῶν ὀνομάτων, ἅττα ποτὲ ἑαυτοὺς καλοῦσιν· δῆλον γὰρ ὅτι ἐκεῖνοί γε τἀληθῆ καλοῦσι. »

Léon Robin traduit ‘εἴπερ γε νοῦν ἔχοιμεν’ par « si nous avions du bon sens ». Mais νοῦς (ou νοός) signifie en réalité « esprit, intelligence, faculté de penser ». Le poids métaphysique de ce mot dépasse le simple ‘bon sens’.

Il vaudrait mieux donc traduire, dans ce contexte :

« Si nous avions de l’Esprit, nous dirions que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux, ni de leurs noms ».

Quant aux autres poètes grecs, ils semblent eux aussi fort réservés quant à la possibilité de percer le mystère du Divin.

Euripide, dans les Troyennes, fait dire à Hécube

« Ô toi qui supportes la terre et qui es supporté par elle,

qui que tu sois, impénétrable essence,

Zeus, inflexible loi des choses ou intelligence de l’homme,

je te révère, car ton cheminement secret

conduit vers la justice les actes des mortels. »vii

Ὦ γῆς ὄχημα κἀπὶ γῆς ἔχων ἕδραν,
ὅστις ποτ’ εἶ σύ, δυστόπαστος εἰδέναι,
Ζεύς, εἴτ’ ἀνάγκη φύσεος εἴτε νοῦς βροτῶν,
προσηυξάμην σε· πάντα γὰρ δι’ ἀψόφου
βαίνων κελεύθου κατὰ δίκην τὰ θνήτ’ ἄγεις.

La traduction que donne ici la Bibliothèque de la Pléiade ne me satisfait pas. Consultant d’autres traductions disponibles en français et en anglais, et reprenant chaque terme en m’appuyant sur le dictionnaire Grec-Français de Bailly et sur le dictionnaire Grec-Anglais de Liddell et Scott, j’ai fini par aboutir à un résultat plus conforme à mes attentes :

« Toi qui portes la terre, et qui l’a prise pour trône,

Qui que Tu sois, inaccessible à la connaissance,

Zeus, ou Loi de la nature, ou Esprit des mortels,

je Toffre mes prières, car cheminant d’un pas silencieux,

Tu conduis toutes les choses humaines vers la justice. »

La pensée grecque, qu’elle soit véhiculée par la fine ironie de Socrate, estimant qu’on ne peut rien dire des Dieux, surtout si l’on a de l’Esprit, ou bien qu’elle soit sublimée par Euripide, qui chante l’inaccessible connaissance du Dieu « Qui que Tu sois », aboutit au mystère du Dieu qui chemine en silence, et sans un bruit.

En revanche, avant Platon, et avant Euripide, il semble qu’Eschyle ait bien entrevu une ouverture, la possibilité d’un chemin.

Quel chemin ?

Celui qu’ouvre « le fait de penser » (ton phronein).

C’est le même chemin que celui qui commence avec la ‘souffrance’ (pathos), et qui aboutit à l’acte de la ‘connaissance’ (mathos).

C’est aussi le chemin du Dieu qui chemine « sans bruit ».

iΖεύς (‘Zeus’) est au nominatif, et Διός (‘Dieu’)est au génitif.

iiEschyle. Agammemnon. Trad. Émile Chambry (librement adaptée et modifiée). Ed. GF. Flammarion. 1964, p.138

iiiMartin Buber. Eclipse de Dieu. Ed. Nouvelle Cité, Paris, 1987, p.31

ivRichard Broxton Onians. Les origines de la pensée européenne. Seuil, 1999, p. 28-29

vPierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Ed. Klincksieck, Paris, 1968

viPlaton. Cratyle. 400 d. Traduction Léon Robin. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1950. p. 635-636

viiEuripide. Les Troyennes. v. 884-888. Trad. Marie Delcourt-Curvers. La Pléiade. Gallimard. 1962. p. 747