La conscience, l’ordre et l’errance


« Zeus, Hadès et Perséphone, vus par Rubens. »

L’ensemble des mythologies inventées par l’homme est une sorte d’immense théâtre, où se donnent en spectacle des cas de consciences (divines ou non) face à leurs béances, leurs élévations, leurs abaissements, ou leurs métamorphoses.

Dans leur richesse profuse et leurs tours inattendus, les mythologies témoignent de l’évolution continue de la conscience, dans ses tentatives de représentation de ce qu’elle ne peut entièrement et clairement se figurer. Elle ne sait pas ce qu’elle cherche, mais ce qu’elle sait c’est qu’il lui faut chercher sans cesse. Une fois lancée, elle ne demande qu’à aller toujours plus loin.

Pour que la conscience puisse continuer de toujours se dépasser elle-même, jusqu’à atteindre ce qu’on pourrait appeler une ‘tout autre conscience’, il lui faut d’abord prendre conscience de ce désir, qui est dans sa nature, et de ce qu’implique cette volonté de dépassement, ce que requiert cette exigence d’envol. Il lui faut comprendre l’essence du dépassement, et les conditions qui le rendront possible.

La philosophie, tant ancienne que moderne, suppose en général, explicitement ou implicitement, que la condition actuelle de la conscience humaine est la seule valide, la seule envisageable, la seule raisonnable, qu’elle est la référence universelle, et qu’il n’en est point d’autre.

Dans ces conditions, il paraît clair que la philosophie est mal armée pour comprendre ce qui, en théorie ou en pratique, pourrait la dépasser entièrement. Il paraît évident qu’elle ne peut pas même imaginer la nature putative de quelque dépassement radical, qui transcenderait la condition actuelle de la conscience, ou plutôt la manière dont on la conçoit habituellement.

Cependant, la réflexion « philosophique » sur la naissance de la mythologie ancienne, la contemplation de son histoire, et l’observation de sa décadence, peut nous apprendre beaucoup sur ce dont furent capables d’autres consciences humaines, jadis. Et par inférence, elle peut indiquer d’autres voies pour l’avenir d’une philosophie de la conscience.

La mythologie, pour seulement exister, puis se transmettre, a nécessité dès les Temps antiques un retour de la conscience sur elle-même, sur l’origine de ses croyances, de ses aspirations et de ses terreurs. S’y plonger aujourd’hui peut nous aider à considérer non le pourquoi de la multiplicité des Dieux, ou les milliers de noms de l’Unique Divinité, mais la manière dont ils ont été inventés, et l’orientation de la conscience de leurs créateurs, les Poètes ou les Prophètes.

Hésiode et Homère n’ont pas seulement narré avec génie la genèse des Dieux, leurs batailles et leurs amours, ils ont surtout installé une distance critique, poétique, littéraire et littérale, entre leur objet et leur sujet.

Les Poètes ont créé de nouveaux Dieux, ils ont conceptualisé leur essence à partir du souvenir des Dieux anciens, longtemps gardés par la mémoire, jadis craints ou révérés, et qui continuaient peut-être de l’être, sans doute, mais avec d’autres nuances, que l’art poétique se réserva le soin de développer.

La création poétique de la mythologie ressortit à une tout autre conscience que la seule réflexion philosophique. L’invention soutenue, la critique libre, d’un Héraclite par exemple, ou d’un Platon, dépasse en un sens la poésie, mais ne s’en affranchit pas.

La vraie création crée des mondes vraiment vivants. Par cette vie vraiment vivante, l’imagination libère la pensée, elle la délivre de toute entrave, elle lui donne le mouvement, elle insuffle dans l’esprit une impulsion critique et laisse le champ ouvert à l’invention, poétique et philosophique.

Il y a toujours plusieurs niveaux ou strates (de conscience) qui sont à l’œuvre dans toute conscience s’interrogeant sur sa nature, s’efforçant d’aller de l’avant, ou de s’enfoncer dans sa nuit.

Quand on parle d’une ‘tout autre conscience’ , que veut-on dire exactement? S’agit-il d’une conscience subliminale, latente, sous-jacente ? S’agit-il d’une pré-conscience ou d’une proto-conscience de l’inconscient à l’œuvre? Ou d’une supra-conscience, d’une méta-noésis ?

S’agit-il d’une intuition d’autres états de la conscience, dont pour les définir on pourrait simplement dire qu’ils sont un peu trop ‘non humains’ dans leur état embryonnaire, loin de la condition actuelle de la conscience humaine ?

S’il fallait un terme classique pour fixer les idées, on pourrait qualifier ces états ‘non-humains’ de ‘démoniques’ (au sens du ‘daimon’, le Démon de Socrate)i.

On pourrait aussi, après Hésiode ou Homère, qualifier ces états de « divins », en donnant à ce terme le sens d’une projection de tout ce qui dans l’humain tend au supra-humain.

Les mythologies supposent comme acquis le fait qu’il existe d’autres types de consciences que simplement humaines. Elles montrent aussi que l’homme n’est pas en réalité seulement ce qu’il semble être. Il pourrait, en théorie du moins, être en puissance ‘tout autre’ qu’il n’est.

La mythologie a pour force principale de suggérer à la conscience humaine que la conscience (provisoire) qu’elle atteint d’elle-même et du monde en général n’est pas encore consciente de tout le potentiel qu’elle possède en réalité.

La conscience pose en elle et développe le destin d’entités ‘divines’ qui lui servent en quelque sorte d’avatars. Les Dieux imaginés sont des images de la conscience elle-même, dans ses états provisoires. Ces entités divines, imaginées, projettent la conscience dans un monde qui la dépasse, mais dont elle est, sinon l’autrice même (puisque c’est le Poète qui l’imagina), mais du moins la fervente spectatrice, — ou parfois, ce qui revient presque au même, la féroce critique.

La mythologie et ses fictions bariolées montrent à la conscience humaine qu’elle peut être entièrement autre que ce qu’elle est, qu’elle peut partir en voyage, et que, par la mobilisation de son intelligence et de sa volonté, elle pourra dépasser tous les lieux et tous les cieux, qui sont en elles en puissance, mais non encore en acte.

La conscience est, au commencement de l’histoire de la mythologie, puis tout au long de son déroulement, la proie consentante d’une puissance aveugle qui l’habite en secret, puissance qui lui est incompréhensible, mais dont les mythes lui exposent au fur et à mesure quelques-uns des secrets.

La conscience mythologique, c’est-à-dire la conscience que l’homme a de l’essence de la mythologie qu’il se construit, la conscience qu’il a de ce qu’elle peut lui apprendre sur la nature la plus profonde de sa propre conscience, la conscience qu’elle peut lui faire entrevoir l’abysse de ses origines et lui faire deviner quelques cimes inimaginables restant à atteindre, n’est pas, à propos des commencements, d’une grande limpidité. Elle est en fait intrinsèquement obscure, même sous les éclairages construits, violents, crus, des poètes (comme Hésiode ou Homère), ou sous le voile des tonitruants éclairs de textes inspirés (comme le Véda, la Genèse, ou les Prophètes).

La conscience mythologique se comprendra mieux elle-même à la fin de l’ère mythologique, quand les Dieux apparaîtront davantage comme des fictions littéraires ou spirituelles que des réalités de chair et de sang.

Elle se comprendra mieux quand la puissance aveugle qui l’aura longtemps inspirée dans des âmes singulières, des peuples divers, des cultures spécifiques, sera finalement elle-même surpassée par la conscience d’une nouvelle ère, d’une nouvelle « genèse », plus philosophique et plus critique que la Genèse.

Lorsque surviendra, inévitable, le moment de la mort des mythes et des Dieux qui les ont fait vivre, un feu nouveau et un souffle puissant pourront jaillir. Ce feu neuf, ce souffle frais, mettront en lumière dans la conscience tout ce que la mythologie recélait sous ses cendres tièdes, et les phénix nouveaux qui demandaient à naître.

La conscience n’est donc jamais seulement dans un état « originel ».

Elle ne cesse de se constituer elle-même comme son propre avenir, quelle que soit la durée de sa maturation.

L’essence originelle de la conscience de l’homme est de paraître maîtresse de soi, maîtresse du soi. Elle semble se posséder, régner sans partage sur le for intérieur. Elle règne sur elle-même. Elle est à la fois ce for intérieur (noté A) et la conscience (notée B) qu’elle a de cet A.

La conscience est ce B qui a cet A en soi, comme une sorte de matière propre, ouverte à toutes sortes de possibles, et en particulier aux possibilités d’être-autre, aux perspectives de ne pas ‘être-seulement-A’, mais ‘d’être-B-considérant-A’, ou même ‘d’être-B-considérant-ce-non-A’, ou encore ‘d’être-tout-autre-qu’A-ou-non-A’, et qu’on pourrait appeler C, ou X ou Z.

Il serait tentant de filer ici la métaphore du genre, pour faire image.

La conscience B du for intérieur A pourrait être comparée à la conscience détachée, contrôlée, contrôlant, de l’étant masculin, alors que la conscience de ‘pouvoir-être-autre’ (C, X ou Z) pourrait être comparée à cette intuition et cette puissance proprement féminine de désirer, de concevoir et de réellement porter en soi un être-autre, pendant un temps, avant de lui donner une vie propre.

Il est sans doute artificiel de distinguer nettement l’étant masculin de la conscience (la conscience B qui se dit et se voit consciente de A) et la conscience féminine de ‘pouvoir-être-autre’ (la possibilité féminine de concevoir et de porter en soi un être-autre). Le masculin et le féminin ne sont pas seulement séparables, ils sont également unis dans la conscience, qui est fondamentalement d’une nature androgyne, à la fois animus et anima, pour reprendre les termes de Jung.ii

Dans toute mythologie, il y a des points d’inflexion, des moments clés, des césures, où le sens s’ouvre, se déploie. Par exemple, l’apparition subite du personnage de Perséphone oblige Zeus lui-même à sortir de son Olympe et à forger un compromis entre Déméter, la mère éplorée, et le Dieu ravisseur, « l’avare Hadès ».

D’un autre point de vue, non mythologique, mais poétique, Perséphone symbolise l’âme légère, seulement séduite par la senteur du safran, de l’iris et des narcisses, dont le doux parfum fait sourire le ciel, la terre et la meriii

Selon l’interprétation, franchement métaphysique, du mythe de Perséphone par Simone Weil, « la beauté est le piège le plus fréquent dont se sert Dieu pour ouvrir l’âme au souffle d’en-haut. »iv

Mais comment expliquer le silence universel qui répondit aux appels de détresse de la vierge violée, enlevée ? Serait-ce qu’il est des « chutes » dont on ne revient pas, car elles sont de celles qui élèvent et unissent l’âme au « Dieu vivant » lui-même, et qui l’y lient, comme l’épouse à l’époux :

« Le parfum du narcisse faisait sourire le ciel tout entier là-haut, et la terre entière, et tout le gonflement de la mer. À peine la pauvre jeune fille eut-elle tendu la main qu’elle fut prise au piège. Elle était tombée aux mains du Dieu vivant. Quand elle en sortit, elle avait mangé le grain de grenade qui la liait pour toujours. Elle n’était plus vierge. Elle était l’épouse de Dieu »v.

Le monde souterrain où Perséphone a été entraînée symbolise, pour S. Weil, la souffrance, la douleur de l’âme, son expiation d’une faute incompréhensible. Le grain de grenade est la semence de sa vie renouvelée et la promesse de futures métamorphoses, selon quelque grâce invisible.

Pour Schelling, en revanche, Perséphone représente la puissance de la conscience originelle . Elle est la pure conscience, la conscience vierge, mais ravie, posée nue dans la Divinité, celée en lieu sûr. Elle est la conscience sur laquelle se repose Dieu, la conscience qui le fonde dans l’infra-monde des Enfers. Elle incarne l’intérieur souterrain, le for intime de la divinité, son creux premier, sa crypte antique, au-dessus de laquelle les cathédrales exultent, et les moissons germent.

Elle est la conscience envoyée au monde des morts. Elle s’y retire, s’y cache, s’y fonde et s’y marie non au ‘Dieu vivant’ invoqué par Weil, mais au Dieu des morts, au Dieu de l’Enfer, Hadès, le frère taciturne de Zeus.

Avec l’apparition de la vierge et pure Perséphone dans les Enfers, le grand récit de la mythologie prend soudain conscience des pulsions, obscures encore, de l’homme, de ses désirs inassouvis, de ses craintes inavouées.

Le poète qui chante les amours du Dieu de la mort et de la pure Perséphone prend conscience que la mythologie qu’il invente peut faire taire les terreurs, transporter les esprits.

Ce qui dominait avant lui dans la conscience pré-mythologique, c’était le règne du Dieu unique, jaloux, exclusif, — le Dieu qui, pour rester seul à être unique, refusait la divinité à toutes les autres puissances.

Toutes ces puissances, dont la Sagesse ou l’Intelligence, par exemple, ou d’autres Sefirot (pour employer un vocabulaire certes plus cabalistique qu’hellénique), ne sont pas le vrai Dieu, puisque seul le Dieu unique est le vrai Dieu. Mais, cependant, elles ne sont pas « rien », et elles ne sont pas non plus absolument « non-divines », puisqu’elles sont admises en sa présence, puisqu’elles constituent sa Présence même, sa Chekhina, comme l’allègue la cabale juive.

Réduites à leur essence la plus profonde, on peut identifier trois puissances élémentaires, originaires, en quelque sorte séfirotiques: la puissance du Fondement (la Matière), la puissance du Déchirement (l’Aspiration), la puissance de la suture (l’Esprit).

Le Dieu unique, uni-total, n’est donc pas seul, il est accompagné de sa propre Présence, mais aussi, bien avant que le monde fut créé, de la Sagesse, de l’Esprit ou de l’Intelligence.

Ces puissances-là, et d’autres encore peut-être, habitent depuis des millénaires la conscience des hommes, non pas d’emblée, mais progressivement, successivement, comme autant d’avatars ou d’apparitions du Dieu unique.

Ce qui domine à présent dans cette conscience de l’unique, ce n’est pas le Dieu Pan, que les Grecs conçurent à leur heure, ce Dieu qui n’exclut rien, qui englobe tout, et qui est Tout, qui est en essence le vrai πᾶν, philosophique et cosmologique.

La conscience du Dieu unique n’est consciente que d’un πᾶν partiel, un πᾶν de circonstances, un πᾶν divin, certes, mais un πᾶν exclusif, un πᾶν non-inclusif, qui est loin de contenir en lui tout ce qui n’est pas divin, et moins encore tout ce qui est anti-divin.

Dans l’exclusivité absolue du Dieu des origines, il n’y a pas beaucoup de place pour l’Autre, pour une vie vraiment autre, qui aurait une absolue liberté d’être, qui ne serait pas tissée de la substance même de l’origine.

Cette exclusive situation ne peut durer. Le Dieu des origines ne peut rester unique et seul dans l’origine. Il ne peut pas demeurer davantage unique et seul dans la conscience ou dans la nature. Tout comme il doit s’abandonner, se laisser surpasser par la création du Monde, il doit s’abandonner aussi dans les consciences qui en émergent, quelles qu’en soient les formes.

La question est de savoir ce que veut vraiment dire que le Dieu s’abandonne, se laisse surpasser.

Avant d’être effectivement surpassé, le Dieu Tout-Puissant doit s’être laissé rendre surpassable par quelque puissance, cachée en lui, ne demandant qu’à s’élever à la conscience. Il doit avoir été en puissance de son propre dépassement, avant d’être en présence de ce dépassement.

Quelle était cette puissance cachée?

Pour répondre, il faudrait inventer un mythe qui tente de montrer ce qui fut avant les mythes.

Voici ma proposition :

La vie de l’humanité avant le Mythe, avant l’Histoire, avant la Loi, était sans doute une vie fugace, vagabonde, nomade, éphémère. L’homme courait toujours, de proche en proche, en quête du large, dans les seules limites de l’illimité. L’absence de lieu en lui était son séjour. Étranger à soi, il ignorait d’où il venait et où il allait. Dans sa course, il était migrant sur la terre, se mouvant sans fin et sans conscience, étoile errante.

Quand la conscience en l’Homme enfin commença de faire sentir son mouvement, il conçut un rapport entre l’errance de sa course, et la course de sa pensée, la course de sa conscience.

Il conçut un lien entre le mouvement, le transport, l’errance, et la traversée, le dépassement, l’affranchissement. Autrement dit, il vit un lien de ressemblance entre le déplacement sur la terre et le mouvement dans l’esprit.

Cette image ne l’a plus quitté.

Les mythes que sa conscience commença d’inventer, se fondèrent dès lors, non sur le proche, mais le lointain, l’intangible, le Ciel.

Dans le Ciel immense, nocturne ou diurne, les mouvements semblent obéir à des lois déterminées.

Pour la conscience, agitée d’une mobilité constante, d’une inquiétude de tous les instants, le mouvement régulier des étoiles, faisait contraste aux errances apparemment irrégulières des planètes et à la chute aléatoire des météores.

La conscience médita longtemps cette double manière de mouvement, l’une selon la règle, l’autre s’en passant.

Ce double mouvement, la mythologie se l’appropria aussi.

L’un, ordonné, celui des étoiles et des constellations, était à l’image du Dieu Un.

L’autre, erratique, celui des planètes et des météores, était à la ressemblance de la puissance cachée qui habite le Dieu, et dont lui-même n’a pas conscience.

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iCf. Plutarque. « Du Démon de Socrate », Œuvres morales. Traduction du grec par Ricard. Tome III , Paris, 1844, p.73

ii « La conscience est nature en quelque sorte androgyne », affirme Schelling, qui avait donc, plus d’un siècle avant C.-G. Jung, préfiguré la double nature de la conscience, comme animus et comme anima. Cf. F.-W. Schelling. Philosophie de la mythologie. Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Jérôme Millon. Grenoble. 2018, Leçon IX, p.104.

iiiL‘Hymne homérique à Déméter en donne cette image :

« Je chanterai d’abord Déméter à la belle chevelure, déesse vénérable, et sa fille légère à la course, jadis enlevée par Hadès. Zeus, roi de la foudre, la lui accorda lorsque, loin de sa mère au glaive d’or, déesse des jaunes moissons, jouant avec les jeunes filles de l’Océan, vêtues de flottantes tuniques, elle cherchait des fleurs dans une molle prairie et cueillait la rose, le safran, les douces violettes, l’iris, l’hyacinthe et le narcisse. Par les conseils de Zeus, pour séduire cette aimable vierge, la terre, favorable à l’avare Hadès, fit naître le narcisse, cette plante charmante qu’admirent également les hommes et les immortels : de sa racine s’élèvent cent fleurs ; le vaste ciel, la terre féconde et les flots de la mer sourient à ses doux parfums. La Déesse enchantée arrache de ses deux mains ce précieux ornement ; aussitôt la terre s’entrouvre dans le champ nysien, et le fils de Cronos, le roi Hadès, s’élance porté par ses chevaux immortels. Le Dieu saisit la jeune vierge malgré ses gémissements et l’enlève dans un char étincelant d’or. Cependant elle pousse de grands cris en implorant son père, Zeus, le premier et le plus puissant des Dieux : aucun immortel, aucun homme, aucune de ses compagnes n’entendit sa voix. »

ivSimone Weil, Attente de Dieu, Fayard, 1977, p. 152-153.

vSimone Weil, Attente de Dieu, Fayard, 1977, p. 152-153.

    Le spectacle de la conscience


    ‘Plotin’

    Les deux premiers Dieux souverains de la Théogonie, Ouranos et Cronos, rivalisèrent de cruauté envers leur propre descendance, dont ils soupçonnaient, à juste titre d’ailleurs, qu’elle leur serait fatale. Ouranos fut châtré par son fils, Cronos, qui prit sa place. Cronos dévora tous ses enfants, sauf le dernier, Zeus, qui le vainquit, et qui régna dès lors sans partage dans l’Olympe et dans le monde.

    Mais plus d’un millénaire après Hésiode, une tout autre interprétation du mythe théogonique émergea sous la plume de Plotin, un philosophe alexandrin et néoplatonicien, du 3ème siècle de notre ère.

    Loin de considérer les relations entre Ouranos, Cronos et Zeus, le grand-père, le père et le fils, comme haineuses et tragiques, Plotin y vit quant à lui une préfiguration heureuse et symbolique de l’union des trois hypostases du Dieu unique, le Dieu qui est Un, le Dieu qui est Intelligence et le Dieu qui est Âme.i

    Par exemple, la mutilation d’Ouranos par Cronos symbolise chez Plotin rien de moins que la transcendance de l’Un par rapport à l’Intelligence. En Cronos, enchaîné par Zeus, il faut comprendre l’Intelligence limitée par l’Âme du mondeii

    Aujourd’hui, un peu moins de deux millénaires après Plotin, tout cela ne semble plus que « puérilités allégoriques », du moins selon Émile Bréhier, ce savant helléniste qui traduisit pourtant les Ennéades avec science et soin. Bréhier nota même avec une pointe de commisération, et comme pour souligner son supposé égarement, que Plotin « n’a jamais cessé d’y croire »iii

    Le panorama des interprétations possibles, on le voit, est large. Le mythe hésiodique des générations divines, — est-il une tragédie sanglante, païenne mais fictive de Dieux en guerre entre eux ? Ou bien une vision pure, une intellection subtile, de réalités suprêmes, transcendantes, liées à l’essence du Dieu Un ? Ou seulement un pur amas d’affabulations, dont notre époque de civilisation si raffinée pourrait se gausser avant de changer de chaîne ?

    Je me propose ici d’examiner avec quelque sympathie les thèses de Plotin, selon un angle spécial, celui de la conscience (humaine) confrontée à la vision (divine), — situation dont l’extrême modernité, tout autant que l’ancienneté d’ailleurs, n’échappera pas aux fins observateurs.

    Pour Plotin, comme pour les initiés, les mystes ou les orphiques de Grèce, d’Égypte, ou d’Asie mineure, le visionnaire est un « possédé » du Dieu. Aux « âmes qui sont capables de cette contemplation »,iv Zeus apparaît, venu d’un lieu invisible. Le Dieu « se lève dans les hauteurs et répand sur tous sa lumière ; il remplit tout de sa clarté ; il éblouit les êtres d’en-bas, qui se détournent ; car il leur est aussi impossible de le regarder que le soleil : certains pourtant, grâce à lui, relèvent les yeux et le contemplent. (…) Les voyants, ceux qui sont capables de le voir, regardent vers lui et vers ce qui est à lui ; mais ce n’est jamais la même vision que chacun en rapporte. »v

    Les uns y voient « la source et la nature de la justice », les autres sont pénétrés d’une « vision de la sagesse ». D’autres encore sont « complètement enivrés et remplis de ce nectar »vi.

    Ces derniers ne sont plus seulement « de simples spectateurs ». « Il n’y a plus alors, extérieurs l’un à l’autre, un être qui voit et un objet qui est vu »vii. Le voyant voit l’objet (divin), mais il commence à voir aussi en lui, dans ses propres profondeurs, des choses dont il ignorait tout. « Qui a la vue perçante voit l’objet en lui-même ; mais il possède bien des choses sans savoir qu’il les possède ; et alors il les contemple comme si elles étaient en dehors de lui ; il aspire à les voir ; or tout ce qu’on regarde comme un objet à voir, on le voit en dehors de soi. Mais c’est en soi qu’il faut le transporter ; voyons-le comme un avec nous-mêmes ; voyons-le comme étant nous-mêmes ; ainsi le possédé d’un Dieu, de Phébus ou de quelque Muse, contemple son Dieu en lui-même, dès qu’il a la force de voir le Dieu en lui. »viii

    Le voyant doit « transporter » (μεταφέρειν) sa vision du Dieu au plus profond de lui-même. Et là il doit le « voir comme un » (βλέπειν ὡς ἓν), et aussi le « voir comme lui-même » (καὶ βλέπειν ὡς αὑτον), par conséquent comme un avec lui-même.

    Par ce transport intérieur, par ce déplacement intime, le possédé, le voyant, peut véritablement (et non figurativement, à travers une « vision ») contempler son Dieu en lui-même (ἐν αὑτῷ ἂν ποιοῖτο τοῦ θεοῦ τὴν θέαν), car c’est alors seulement qu’il acquiert la force nécessaire pour voir le Dieu en lui (δύναμιν ἐν αὑτῷ θεὸν βλέπειν).

    Commence alors une nouvelle étape, extraordinaire par ses conséquences lointaines, et ses implications théologiques, mais associant aussi, si j’ose dire, la neurologie et la théurgie…

    Lorsque nous nous représentons en nous la vision du Dieu, nous nous représentons aussi nous-mêmes, à travers une image de nous-mêmes singulièrement « embellie » (εἰκόνα αὑτοῦ καλλωπισθεῖσαν). Mais alors, il faut « quitter cette image si belle qu’elle soit », la laisser derrière soi, afin de nous unir toujours plus profondément à nous-mêmes, de nous unir à « cette unité qui est tout », de nous unir « à ce Dieu présent dans le silence » (μετʹ ἐκείνου τοῦ θεοῦ ἀψοφητὶ παρόντος).

    Arrivé à ce point, il nous faut encore, par un mouvement inverse, nous « dédoubler » (ἐπιστραφείν εἰς δύο)ix. C’est alors que par cet effort volontaire, nous sommes assez « purifiés » (καθαρὸς) pour rester auprès de lui. Il suffit alors de nous tourner à nouveau vers lui.

    Mais pourquoi ce « dédoublement », après avoir connu avec le Dieu l’unité la plus intime qui puisse être ?

    Ce dédoublement est nécessaire, car nous en tirons une leçon fondamentale sur la nature de la conscience confrontée au Dieu.

    « Nous commençons à avoir conscience de nous-mêmes, tant que nous sommes différents du Dieu ; puis revenant en nous-mêmes, nous possédons à nouveau le tout indivisible ; laissant la conscience, nous revenons en arrière, parce que nous redoutons d’être différent du Dieu ; nous retournons là-basx où nous sommes un avec lui ; puis, si nous avons le désir de le voir comme on voit une chose différente de soi, nous nous mettons à nouveau en dehors de lui. »xi

    De cela on apprend une chose essentielle. Plus on s’unit avec le Dieu, plus on renonce en quelque sorte à notre conscience propre. On apprend que l’on s’unit d’autant plus avec le Dieu que l’on est capable de se « dédoubler », c’est-à-dire de prendre le risque de se séparer de cette unité avec le Dieu afin de retrouver momentanément sa propre unité, singulière. Ce risque étant pris, on devient assez fort pour revenir en nous-mêmes au point auparavant atteint dans l’union avec le Dieu. Et pour continuer dans la progression contemplative. Rien n’est ici statique. Il y a sans cesse une dynamique extatique, une puissance propre à l’extase, faite d’allers et de retours, d’unions et d’abandons successifs (du Dieu ou de nous-mêmes).

    Il faut être capable de voir le Dieu à la fois en nous et hors de nous. C’est une clé essentielle pour le comprendre, et pour nous comprendre, par la même occasion. Car nous sommes aussi ignorants, en réalité, du Dieu que de nous-mêmes.

    « Il faut donc, d’une part, le comprendre, en insistant sur la trace (τύπῳ) qui reste de lui, le saisir par la raison en le cherchant ; mais, d’autre part, sachant maintenant en quoi nous entrons, assuré que c’est dans une réalité bienheureuse (χρῆμα μακαριστὸν), il faut que nous nous donnions jusque dans notre intimité (εἰς τὸ εἴσω). »xii

    Et que se passe-t-il après ce don total, ce sacrifice intime ? De « voyant », nous nous métamorphosons en « spectacle ».

    « Il nous faut, au lieu d’être un voyant (ὁρῶντος), devenir un spectacle (θέαμα) pour qui nous voit tels que nous sommes venus de là-bas, et il faut l’éclairer des pensées que nous en rapportons. »xiii

    Et que rapporte celui qui revient de « là-bas » ?

    De quelles pensées peut éclairer les autres celui qui a vu, qui a vraiment vu, qui a compris, et qui est devenu lui-même un « spectacle » ?

    Il peut rapporter que voir Dieu comme étant différent de soi, ce n’est pas encore être en Dieu.

    Il peut expliquer que pour être en Dieu, il faut devenir le Dieu. Si nous le voyons comme une chose extérieure à nous-mêmes, il faut renoncer à cette vision, s’en éloigner, à moins que nous ne sachions que nous sommes, en essence, identiques à elle, et qu’elle nous montre ce que nous sommes.

    Il peut témoigner que se manifeste à ce point un phénomène extraordinaire : « il y a alors comme une intelligence et une conscience de nous-mêmes (σύνεσις καὶ συναίσθησις αὑτοῦ), si nous prenons bien garde de ne pas trop nous écarter de lui, sous prétexte d’augmenter cette conscience. »xiv

    Plus on s’approche du Dieu, plus notre intelligence et notre conscience augmentent. Mais plus elles augmentent, moins nous pouvons nous permettre de « trop nous écarter » de lui. Nous pouvons seulement nous en écarter un petit peu, — pour vérifier que nous sommes libres d’aller et de venir, de monter ou de descendre, de nous approcher ou de nous éloigner.

    L’extase, on l’a dit n’est en rien statique. Et le mouvement extatique est d’une nature spéciale. Plus on se déplace « là-bas », plus on comprend, et plus on a conscience.

    On comprend toujours davantage que ce qui se passe « là-bas » ne ressemble en rien à ce qui se passe « ici ». Ici, nous avons une conscience aiguë de nous-mêmes, nous avons une certaine intelligence de nous-mêmes, et nous pensons être unis avec nous-mêmes, parce que nous nous appuyons sur nos sensations, qui viennent confirmer ou infirmer nos pensées.

    En revanche, « là-bas, c’est alors que notre savoir est au plus haut point conforme à l’Intelligence (νοῦς), que nous croyons être dans l’ignorance. »xv

    Heureux ceux qui, « là-bas », se croient dans l’ignorance, alors leur viendra la sagesse.

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    i« Il [le voyant] annonce qu’il voit un Dieu (Ouranos) qui engendre un fils d’une beauté suprême (Cronos) et qui engendre toutes choses en lui-même (Ouranos) ; il le met au jour sans douleur ; il se complaît en ce qu’il engendre, il aime ses propres enfants, il les garde tous en lui, dans la joie de sa splendeur et de leur splendeur; mais tandis que tous les autres restent auprès de lui, avec leur beauté, et plus beaux encore d’y rester, il est un fils qui, seul entre les autres, se manifeste au dehors (εἰς τὸ ἒξω) (Cronos). D’après ce fils, son dernier né, l’on peut voir, comme d’après une image, la grandeur de son père et de ses frères, restés auprès de leur père. (…) En toutes ses parties il imite son modèle : il possède la vie ; de l’être il a l’image ; et il a une beauté qui lui vient de là-bas ; il en a l’éternité, puisqu’il est son image.» Plotin. Ennéades V, 8, 12. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 150

    ii« Donc le Dieu [Cronos] est enchaîné, de manière à subsister toujours identique : il abandonne à son fils [Zeus] le gouvernement de cet univers ; c’est qu’il n’est pas conforme à son caractère de laisser là la souveraineté intelligible pour en rechercher une autre de date plus récente et au-dessous de lui, lui qui a plénitude de beauté ; quittant donc ce souci, il fixe son propre père [Ouranos] en ses limites, en s’étendant jusqu’à lui vers le haut ; et, dans l’autre sens, il fixe aussi ce qui commence après lui, à partir de son fils ; si bien qu’il est entre les deux, se distinguant de l’un grâce à la ‘mutilation’ qui sectionne sa réalité du côté supérieur, retenu de descendre parce qu’il est enchaîné par celui qui vient après lui vers le bas, entre son père, qui lui est supérieur, et son fils, qui lui est inférieur. Et comme son père est encore supérieur à la beauté, il est la beauté première (πρώτως καλός , prôtôs kalos) qui subsiste. L’âme aussi, sans doute, est belle ; mais il est bien plus beau qu’elle ; l’âme est son empreinte (sa trace) (ἴχνος) ; par cette empreinte, elle est naturellement belle, mais plus belle encore, quand elle porte là-bas ses regards. Si, pour parler plus clairement, l’âme de l’univers, qui est Aphrodité même, est belle, quelle beauté a-t-il donc ? Si elle tient sa beauté d’elle-même, combien sera-t-il beau ? Si elle la tient d’un autre, de qui donc a-t-elle acquis cette beauté et l’a-t-elle incorporée à son être ? Pour nous aussi être beau, c’est être à nous-même (τῷ αὑτῶν εἶναι) ; être laid c’est se changer en une nature qui n’est plus la nôtre ; se connaître soi-même, c’est être beau, être laid, c’est ignorer (γινώσκοντες μὲν ἑαυτοὺς καλοί, αἰσχροὶ δὲ ἀγνοοῦντες).» Plotin. Ennéades V, 8, 13. Traduction Émile Bréhier (modifiée). Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 150-151

    iiiPlotin. Ennéades V. Notice du traité VIII. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p.134

    ivPlotin. Ennéades V, 8, 10, 4. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 147

    vPlotin. Ennéades V, 8, 10, 5-13. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 147

    viPlotin. Ennéades V, 8, 10, 34-35. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

    viiPlotin. Ennéades V, 8, 10, 36-37. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

    viiiPlotin. Ennéades V, 8, 10, 37-45. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

    ixPlotin. Ennéades V, 8, 11, 7. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

    xDans notre propre profondeur.

    xiPlotin. Ennéades V, 8, 11, 10-13. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

    xiiPlotin. Ennéades V, 8, 11, 13-17. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 149

    xiiiPlotin. Ennéades V, 8, 11, 17-19. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 149

    xivPlotin. Ennéades V, 8, 11, 23-24. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 149

    xvPlotin. Ennéades V, 8, 11, 32-34. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 149

    La conscience, à l’origine


    ‘Hésiode’

    C’est une idée reçue que les mythologies de la Grèce ou de l’Égypte anciennes fondèrent leurs prémisses en se tournant vers les puissances divines censées être représentées par le ciel, le soleil, les planètes et les constellations. Les premières religions de l’antiquité furent donc qualifiées d’« astrales » par les modernes, pour cette raison.

    Mais il est fort possible que d’autres idées des origines, moins phénoménales, plus fondamentales et beaucoup plus abstraites, aient pu aussi germer dans les consciences premières. La Théogonie d’Hésiode (VIIIe siècle av. J.-C.), sans doute irriguée par de très anciennes intuitions, incite à de telles conjectures.

    Selon la Théogonie tout commence en vérité par Χάος (Chaos), c’est-à-dire l’Abîme, ou le Vide. Puis vinrent Gaïa, la Terre, « assise sûre offerte à tous les vivants »,i et Éros, l’Amour , « le plus beau parmi les Dieux immortels ».ii Éros est « celui qui soumet (δάμναται) l’esprit (νόον) et la volonté sage (ἐπίφρονα βουλήν) dans la poitrine de tous les dieux et de tous les hommes »iii.

    Comment Éros pouvait-il ‘soumettre’ l’esprit de tous les dieux et de tous les hommes, alors qu’ils n’existaient pas encore ? Sans doute parce qu’Éros est, en essence, Esprit, et qu’il contient donc, en puissance, tous les esprits qui sont encore à venir. Il les ‘soumet’ parce qu’il les met par anticipation, en puissance, en lui. C’est là une autre manière de comprendre le mot ‘soumettre’ (δάμνημι). Selon le dictionnaire étymologique de Chantraine, ce verbe a pour sens premier « réduire par la contrainte », d’où « dompter », en parlant d’animaux, de jeunes filles, de peuples que l’on conquiert etc. Homère emploie le terme ἂδμητος (« non-domptée ») pour parler d’une jeune fille non mariée. Amour, Éros, dompte les jeunes filles comme il conquiert les esprits des dieux et des hommes.

    Au commencement donc, il y eut Vide, Terre et Amour.

    Ou, plus philosophiquement, Néant, Matière, et Esprit, — voilà l’intuition première, fondamentale, des origines.

    La Terre, Gaïa, « au large sein » (εὐρύστερνος), venant en second après Chaos, est le fondement et le siège (ἓδος) de toute vie. Elle offre irrésistiblement à notre imagination une figure maternelle, induite par le mot ‘sein’. Mais en grec le mot στερνος, sternos, n’est pas genré, et désigne le sein de l’homme et de la femme. Hésiode n’appelle pas Gaïa « déesse » ou « mère ». Il ne met pas en scène, non plus, de figure divine à l’allure « paternelle » à ses côtés. Le premier qui fut appelé « Dieu » est Amour, bien qu’il vînt le troisième, après Chaos et Gaïa. Et Amour est un principe, une puissance.

    Du Vide (Chaos), naquirent spontanément la Ténèbre (Érèbos, Ἒρεϐός) et la ‘noire Nuit’ (melaina Nyx, μέλαινά Νὺξ). Puis Nuit, « s’unissant d’amour à Ténèbre »,iv conçut et enfanta Éther et Jour.

    Érèbos est un nom masculin, et Nyx un nom féminin. On pourrait gloser qu’Érèbos et Nyx unis en ou par Éros représentent la première triade divine. Par cette triade, par cette union d’amour entre Ténèbre et Nuit, advint le premier coït cosmique, le signal initial donné à la propagation de la création dans le monde.

    Puis Gaïa, spontanément elle aussi, « enfanta un être égal à elle-même, capable de la couvrir tout entière ». Dans la Bible hébraïque, c’est Eve qui naît de la côte d’Adam. Dans la Théogonie, c’est Ouranos, le Ciel, qui naît de Gaïa, la Terre. Ouranos, qualifié d’« étoilé »v, naît pour offrir « aux Dieux bienheureux une assise sûre à jamais. »vi

    C’est donc Gaïa, « l’assise de tous les vivants », qui enfanta « l’assise sûre des Dieux », Ouranos.

    On notera aussi que c’est la seconde fois qu’Hésiode utilise le mot « Dieu », après qu’il a nommé Amour le premier Dieu, et « le plus beau de tous les Dieux ».

    La théogonie continua. Gaïa enfanta encore, seule et « sans l’aide du tendre amour »vii, les Montagnes et les premières déesses, les Nymphes, ainsi que la « Mer inféconde ».

    Puis, pour la première fois, Gaïa se livra aux étreintes d’Ouranos, et elle enfanta une multitude de Dieux, de Titans et de Cyclopes. Son dernier-né fut Cronos, « le Dieu aux pensers fourbes, le plus redoutable de tous ses enfants ».viii En effet, ce dernier-né, Cronos, fut aussi le premier à haïr son père, Ouranos. A vrai dire, c’est Ouranos qui avait commencé, ayant pris ses enfants « en haine depuis le premier jour ». « À peine étaient-ils nés, qu’au lieu de les laisser monter à la lumière, il les cachait tous dans le sein de Terre. »ix Ouranos avait sans doute une vague conscience que, s’ils advenaient au jour, ils représenteraient une menace pour son hégémonie divine, jusqu’alors sans partage. Longtemps, les premiers enfants d’Ouranos et de Gaïa n’eurent pas accès à leur pleine conscience. Ils restaient comme non-nés, celés dans le sein de Gaïa. Seul Cronos prit conscience de la haine d’Ouranos, et plus conscience encore de sa haine propre envers lui.

    Alors qu’Ouranos, relativement inconscient (de ce qui l’attendait), se complaisait dans sa haine et dans son œuvre mauvaise, Gaïa elle aussi prenait de plus en plus conscience du malheur dont les fruits de ses entrailles souffraient, en elle. Ses enfants restaient prisonniers de son sein et ne pouvaient sortir au jour. « L’énorme Terre en ses profondeurs gémissait, étouffant ».x Sa conscience malheureuse en vint à « imaginer une ruse perfide et cruelle ». Elle prémédita soigneusement, consciencieusement, un plan fatal.

    Elle commença par créer l’acier, et fabriqua une serpe. Puis elle réunit ses enfants et leur proposa d’agir. Seul Cronos, dans sa conscience pleine de haine et de fourberie, accepta. Sa mère le plaça en embuscade et lui enseigna le piège qu’elle avait conçu, en toute conscience de ses conséquences.

    « Tout avide d’amour »,xi le grand Ouranos s’approcha de Gaïa, il la « couvrit », et il « s’épandit en tout sens ». Alors, avec la serpe, Cronos coupa brusquement les parties génitales de son père.

    Sans doute, dans sa douleur foudroyante, Ouranos, privé de ses parties intimes, prit alors conscience des privations qu’il avait infligées à ses enfants, et dont, dans son inconscience première, il avait ignoré la puissance dévastatrice, — le manque, l’absence à soi, la perte de soi, la plongée dans l’obscur.

    Il prit conscience, mais trop tard, des privations de conscience subies par ses enfants, et qui avait provoqué leur haine. Il prit aussi conscience de la privation de descendance qu’il avait imposée à Gaïa, et dont celle-ci fit la matière de son ressentiment implacable et l’aiguillon de sa vengeance.

    Le mythe fondateur de la Théogonie offre de nombreuses pistes de recherche. Mais je voudrais ici le lire comme une histoire ramassée de l’émergence de la conscience (divine) à elle-même.

    Au commencement, il y eut Vide, Terre et Amour. Et Terre a enfanté Ciel, pour qu’il puisse la « couvrir », dans les deux sens du terme. Et Terre, unie à Ciel, enfanta Temps, qui châtra Ciel.

    Ces noms (Chaos, Gaïa, Éros, Ouranos, Cronos) sont moins des figures mythiques que des concepts. Ils cèlent une métaphysique en gésine. Une idée fondamentale s’en détache. La divinité forme un ensemble, un plérôme, inconscient, spontané, vivant, libre, mais de plus en plus conscient.

    Dans son unité et dans sa pluralité, elle n’est jamais statique, elle est toujours en devenir.

    Cette idée, pour ancienne qu’elle soit, n’est rien moins qu’évidente. En témoigne un philosophe « moderne », Schelling, particulièrement curieux des leçons de la mythologie, qui a pu écrire:

    « La divinité pure est étrangère à tout devenir ; elle reste ce qu’elle est, en soi. Elle constitue par son être même, par sa nature, une négation de tout être extérieur, cette négation étant, il est vrai, d’abord silencieuse. »xii

    Pourtant, comme la Théogonie offre une vision dynamique des puissances divines en déploiement !

    La divinité qui est qui elle est, qui nie tout ce qu’elle n’est pas, n’est cependant qu’un moment de ce qu’elle est. Il lui reste à devenir ce qu’elle n’est pas encore, et que, sans doute, dans son omniscience toute relative, elle ignore encore, tant sa liberté d’être à venir dépasse sa connaissance momentanée de ce qu’elle est et a été.

    Après le Néant initial, dont on ne peut rien dire sinon qu’il semble vide, le plérôme divin se présente comme un Oui, puis comme un Non, entrant successivement en scène. D’abord Gaïa, qui est un Oui en puissance, puis Éros, qui est un Oui en acte, et puis Ouranos, qui assène un Non répété.

    Ouranos est l’archétype divin de la négation et de l’inconscience, confrontée à Gaïa, l’archétype de l’affirmation et de la conscience.

    Ouranos incarne le Non divin : « En soi, la divinité est toujours le Non à l’adresse de l’être extérieur, mais c’est en se manifestant comme telle qu’elle fait surgir l’être extérieur. (…) Elle est pour cet être extérieur un Non destructeur, une force éternellement en colère qui ne supporte aucun être qui lui soit extérieur. »xiii

    Après le Oui de Gaïa, le Non d’Ouranos. Ce Non, cette colère du Dieu du Ciel, est la divinité tout entière, et exprime son essence même, elle n’en est pas seulement un attribut, un aspect relatif.

    « Cette force de colère n’est pas une propriété de la divinité, pas plus qu’elle n’en est une puissance ou une partie ; elle est toute la divinité pour autant qu’elle existe en soi et constitue l’Être essentiel. Cet être essentiel est une pointe irrésistible, inapprochable, un feu dans lequel aucune vie n’est possible. »xiv

    Mais ce Non de la divinité, pour essentiel qu’il soit, ne peut l’empêcher d’être aussi un Oui, à un autre moment.

    « Elle doit être nécessairement un Non destructeur par rapport à tout être extérieur et elle doit aussi (…) être un éternel Oui, un amour qui fortifie, l’être de tous les êtres. »xv

    La divinité, dans son unité et dans sa dualité, est à la fois une volonté qui veut et une volonté qui ne veut pas. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est une volonté qui ne veut rien, une volonté du vide, du néant. Elle est une volonté double, et même triple.

    En termes mythologiques, Ouranos, qui refuse que ses enfants vivent, est le Non destructeur. Gaïa, qui est le siège, le fondement de tous les êtres vivants, est le Oui. Et Éros, l’Esprit de vie, est lui aussi le Oui.

    La divinité dans son ensemble est un Tout. En tant que plérôme, elle est à la fois le Non et le Oui, et leur union.

    Le Oui, « cet amour n’est pas une propriété, une partie ou un principe de la divinité, il est la divinité même, totale et indivisible. Mais justement parce que la divinité est un Tout indivisible, qu’elle est l’éternel Oui et l’éternel Non, elle n’est ni l’un ni l’autre, mais l’unité des deux. Il ne s’agit pas ici, à proprement parler, d’une trinité de principes distincts, mais Dieu est, et en tant qu’Un, et justement parce qu’il est Un, il est aussi bien le Oui que le Non et l’unité des deux. »xvi

    Dans la présence simultanée, ou alternée, de ce Oui et de ce Non, on peut reconnaître l’action de deux forces fondamentales de l’univers physique et métaphysique, — l’attraction et la répulsion.

    La différence radicale, existentielle, entre ces deux forces de sens contraires, est la condition première de l’apparition de la conscience. La conscience ne se constitue qu’en résistant à la dissolution qui la menace, du fait des mouvements contradictoires qui l’assaillent. Elle s’élève d’autant plus dans l’échelle de la conscience qu’elle réalise sa liberté d’être comme un Oui, ou comme un Non, ou comme quelque unité supérieure des deux.

    En effet, si elle était seulement un Oui, ou un Non, la divinité, ou la conscience, devrait adopter tel ou tel mode d’être, puis l’affirmer absolument ou bien le nier absolument. Mais l’affirmation ou la négation absolues sont en contradiction avec un principe bien supérieur, celui de la liberté absolue, le principe de la volonté absolument libre du divin, — ou de la conscience.

    Il y a, entre la liberté absolue de la divinité et celle de la conscience, une homologie qui vaut la peine qu’on s’y arrête un instant.

    Pourquoi Dieu, sorti de sa nuit éternelle, s’est-il soudain intéressé à l’être, à la création ? Pourquoi a-t-il éprouvé le besoin de se révéler dans sa création ? On ne peut répondre directement à cette question, sinon observer qu’il a créé l’être en toute liberté, et non sous la contrainte de quelque détermination.

    Mais comment a-t-il fait ? Quelle a été la force fondamentale qu’il a mise en œuvre en créant ? Était-ce un Oui ou un Non ? Une puissance centripète d’attraction ou une puissance centrifuge de dissociation, de répulsion? A-t-il attiré l’être à lui, en niant sa potentielle extériorité, sa potentielle différence ? Ou bien a-t-il décidé de reconnaître l’être créé dans son indépendance, en affirmant sa liberté absolue (par rapport à la sienne), et en séparant l’être créé de son essence propre, éternelle?

    Dans les deux cas cités, on peut observer que Dieu ne se manifesterait pas alors tel qu’il est vraiment, à savoir comme étant à la fois un Oui et un Non. Il serait soit l’un, soit l’autre.

    Mais il y a une troisième voie possible d’interprétation, semble-t-il.

    « Il fallait qu’il se révèle comme Celui qui était libre de se révéler et de ne pas se révéler, c’est-à-dire de se révéler comme l’éternelle liberté. Il était donc impossible que Dieu se révélât comme l’éternel Non sans se révéler en même temps comme l’éternel Oui, et vice-versa, et néanmoins il est impossible qu’un seul et même Être soit à la fois Oui et Non. »xvii

    Cette troisième voie n’aboutit-elle pas à une criante contradiction ?

    Cela semble le cas, mais il y a une façon de la résoudre. Il faut concevoir la divinité dans son développement interne. Ce n’est pas un développement dans le temps, mais selon son essence même. Le Non est au Oui ce que la prémisse est à l’inférence logique, ou encore comme ce qui fonde précède ce qui est fondé. Ces moments distincts ne sont pas d’ordre temporel. Ils peuvent, tout en étant différents, séparés, être aussi simultanés. « Le passé ne peut pas exister comme s’il était présent, mais il doit, en tant que passé, coexister avec le présent ; le futur n’est certes pas une existence présente, mais il doit coexister avec le présent en tant que futur, et il est tout à fait absurde de penser à l’être-dans-le-futur et à l’être-dans-le-passé comme à un non-être total. »xviii

    L’idée qu’il existe une forme de coexistence du passé, du présent et du futur a été évoquée plus d’un siècle après Schelling, dans un autre contexte, lors d’un célèbre dialogue entre C.G. Jung et Wolfgang Pauli, qui ont forgé le terme de synchronicité pour la désignerxix.

    La contradiction relevée plus haut ne peut pas être cependant résolue seulement par des mots, comme coexistence ou synchronicité. Elle est en fait si intense qu’elle « brise » l’éternitéxx, et pose à sa place « une suite d’éternités ou d’éons », ce que nous appelons temps. L’Éternité se résout dans le temps, et le temps coexiste avec l’Éternité. Il en fait partie, et il y joue son rôle.

    « Le temps extérieur à l’Éternité n’est autre que le mouvement par lequel l’éternelle nature s’élève de plus en plus vers le suprême pour ensuite redescendre et recommencer son ascension. »xxi

    Le temps est donc ce qui garantit la forme de vie et de progression de la divinité dans son essence même.

    La Théogonie, elle aussi, a mêlé le temps à la divinité, mais d’une manière plus brutale. Cronos (qui est nommément « le Temps »), en coupant les parties intimes d’Ouranos, a lui aussi « brisé » à sa façon la divinité qui a pour nom Ciel, et qui est le siège des Dieux.

    Le Temps a « brisé » le Ciel et l’éternité qu’il représente (la demeure des Dieux).

    Mais l’affaire est loin d’être terminée. Bientôt Cronos, lui aussi, sera « brisé » par un Dieu nouveau, son propre fils, Zeus.

    En deux générations divines, tant l’éternité que le temps auront été « brisés », pour que Zeus, le Dieu « sage » s’impose à son tour.

    Pas mal, pour une divinité supposée éternellement statique.

    ______________

    iHésiode. Théogonie, v. 116-117. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

    iiHésiode. Théogonie, v. 120. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

    iiiHésiode. Théogonie, v. 121-122 (ma traduction).

    ivHésiode. Théogonie, v. 125. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

    vHésiode. Théogonie, v. 126-127. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

    viHésiode. Théogonie, v. 128. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

    viiHésiode. Théogonie, v. 132. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.37

    viiiHésiode. Théogonie, v. 137. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.37

    ixHésiode. Théogonie, v. 157. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.37

    xHésiode. Théogonie, v. 159. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.38

    xiHésiode. Théogonie, v. 177. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.38

    xiiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.132

    xiiiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.133

    xivF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.133-134

    xvF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.133-134

    xviF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.134

    xviiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.135-136

    xviiiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.137

    xixC.G. Jung and Wolfgang Pauli. Atom and Archetype. The Pauli/Jung Letters 1932-1958. Edited by C.A. Meier. Princeton Univerity Press, 2001

    xxF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.137

    xxiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.143

    Le Rapt de la Conscience


    « Le rapt de Proserpine »

    La conscience cherche à se surpasser elle-même dans les mythologies qu’elle élabore, les grands récits qu’elle invente. Quand elle conçoit une vision de la « conscience » dont les Dieux eux-mêmes vivent, elle cherche surtout d’autres manières encore dont elle pourrait elle aussi se surpasser, à l’avenir.

    On peut comprendre la mythologie comme une sorte de scène (initialement dressée par les poètes et les tragédiens) où l’on contemple des cas d’évolution et de métamorphose de la conscience face à son destin, ou sa béance.

    La mythologie, dans sa richesse et ses tours inattendus, témoigne par elle-même de l’évolution continue de la conscience. Une fois lancée, celle-ci ne demande qu’à aller plus loin encore.

    Pour que la conscience puisse continuer de toujours se dépasser elle-même, jusqu’à atteindre une « tout autre conscience », il lui faut d’abord prendre conscience de sa propre nature, et de ce que représente son dépassement, ainsi que l’exigence propre à cet envol. Il lui faut comprendre l’essence du dépassement et les conditions qui le rendront possible.

    La philosophie, tant ancienne que moderne, suppose en général, explicitement ou implicitement, que la condition actuelle de la conscience humaine est la seule valide, la seule envisageable, la seule raisonnable, qu’elle est la référence universelle, et qu’il n’en est point d’autre.

    Dans ces conditions, il paraît clair qu’elle ne peut rien comprendre à ce qui, en théorie ou en pratique, pourrait la dépasser entièrement. Il paraît évident qu’elle ne peut même pas imaginer la nature putative de quelque dépassement radical, qui transcenderait la condition actuelle, provisoire, de la conscience telle qu’on la conçoit habituellement.

    La naissance de la mythologie ancienne, la contemplation de son histoire, et l’observation de sa décadence, peuvent cependant aider à changer de mode réflexif, à considérer non la multiplicité des dieux, ou les myriades de facettes de l’Unique divin, mais la manière dont ceux-ci ont été inventés, et à s’interroger sur la conscience de leurs créateurs mêmes, celle des Poètes ou des Prophètes.

    La mythologie, pour seulement exister, puis se transmettre, a nécessité dès les Temps antiques un retour de la conscience sur elle-même, sur l’origine de ses croyances et de ses terreurs.

    Hésiode et Homère n’ont pas seulement narré avec génie la genèse des Dieux, leurs batailles et leurs amours, ils ont surtout d’emblée installé une distance critique, poétique, littérale, entre leur objet et leur sujet.

    Les Poètes ont créé de nouveaux Dieux, ils ont conceptualisé leur nouvelle essence à partir du souvenir des Dieux anciens, gardés par la mémoire, jadis craints ou révérés, et qui continuaient peut-être de l’être, sans doute, mais avec d’autres nuances, que l’art poétique seul se réserve le soin de développer, quant à la nature des choses humaines et divines…

    La création poétique de la mythologie ressortit à une tout autre conscience que la seule réflexion philosophique. L’invention soutenue, la critique libre, d’un Héraclite par exemple, ou d’un Platon, dépasse en un sens la poésie, mais ne s’en affranchit pas.

    La vraie création crée des mondes vivants. Et par cette vie même, cette vie vraiment vivante, l’imagination libère la réflexion, elle la délivre de toute entrave, elle lui donne le mouvement, elle insuffle dans l’esprit l’impulsion critique et laisse le champ libre à l’invention philosophique.

    Il y a toujours plusieurs niveaux ou strates (de conscience) qui sont à l’œuvre dans toute conscience qui s’interroge sur sa nature, qui s’efforce d’aller de l’avant, ou de s’enfoncer dans sa nuit.

    Quand on parle d’une « tout autre conscience » , que veut-on dire exactement? S’agit-il d’une conscience subliminale, latente, sous-jacente ? S’agit-il d’une pré-conscience ou d’une proto-conscience de l’inconscient à l’œuvre? Ou d’une supra-conscience, d’une méta-noésis ?

    S’agit-il d’une intuition d’autres états de la conscience, dont pour les définir on pourrait simplement dire qu’ils sont encore « non humains » dans leur état embryonnaire, en ce qu’ils relèvent d’une « tout autre conscience » que la condition actuelle de la conscience humaine ?

    S’il fallait un terme classique, pour fixer les idées, on pourrait qualifier ces états non-humains de la conscience de « démoniques » (au sens du daimon de Socrate)i.

    On pourrait aussi les qualifier, après Hésiode ou Homère, de « divins », en donnant à ce terme le sens d’une projection de tout ce qui dans l’humain tend au supra-humain.

    L’hypothèse mythologique qu’il existe d’autres types de consciences que la conscience humaine montre à l’homme la possibilité au moins conceptuelle qu’il n’est pas en réalité seulement tout ce qu’il est. Il pourrait, en théorie du moins, être « tout autre », en puissance.

    La mythologie a pour force principale de suggérer à la conscience humaine que la conscience (provisoire) qu’elle atteint d’elle-même et du monde en général n’est pas encore consciente de tout le potentiel qu’elle possède en réalité.

    La conscience pose en elle le destin d’entités ‘divines’ qui lui servent en quelque sorte d’avatars. Ces dieux imaginés sont des images de la conscience elle-même, dans ses états provisoires. Ces entités divines, imaginées, la projettent dans un monde qui la dépasse, mais dont elle est sinon l’autrice même (puisque c’est le Poète qui l’imagina), mais du moins la fervente admiratrice, — ou, ce qui revient presque au même, la féroce critique.

    La mythologie et ses fictions bariolées montrent à la conscience humaine qu’elle peut être entièrement autre qu’elle n’est déjà, qu’elle est déjà en voyage, et qu’elle peut atteindre davantage de lieux, de cieux, qui sont en elle en puissance, mais pas encore en acte, de par la mobilisation de son intelligence et de sa volonté.

    La conscience est, au commencement de l’histoire de la mythologie, puis tout au long de son déroulement, la proie consentante d’une puissance aveugle qui l’habite en secret, puissance qui lui est incompréhensible, mais dont la mythologie lui expose au fur et à mesure quelques-uns des secrets.

    La conscience mythologique, ou plutôt la conscience que l’homme a de l’essence de la mythologie qu’il se construit, ou encore la conscience qu’il a de ce qu’elle peut lui apprendre sur la nature la plus profonde de sa propre conscience, ou enfin la conscience qu’elle peut lui faire entrevoir indirectement l’abysse de son origine et qu’elle peut même lui faire deviner quelques-unes des cimes inimaginables qui restent à atteindre, n’est pas, dans les commencements de l’histoire de l’humanité, d’une grande limpidité. Bien au contraire, elle est en fait intrinsèquement obscure, même sous les éclairages construits, violents, crus, des poètes (comme Hésiode ou Homère), ou sous le voile des tonitruants éclairs de textes inspirés (comme le Véda, la Genèse, ou les Prophètes).

    La conscience mythologique se comprendra mieux elle-même à la fin de l’ère mythologique, quand les Dieux lui apparaîtront plus comme des fictions littéraires ou spirituelles que des réalités de chair et de sang.

    Elle se comprendra mieux quand la puissance aveugle qui l’aura longtemps inspirée dans des âmes singulières, des peuples divers, des cultures spécifiques, sera finalement elle-même surpassée par la conscience d’une nouvelle ère, d’une nouvelle « genèse », plus philosophique et plus critique que la Genèse.

    Lorsque ce moment vient, inévitable, le moment de la mort des mythes et des Dieux qui les ont fait vivre, un feu nouveau, un souffle plus puissant pourra jaillir, dans une liberté nouvelle.

    Ce feu neuf, ce souffle frais, mettront en lumière dans la conscience, tout ce que la mythologie recélait sous ses cendres tièdes, et les phénix nouveaux qui demandaient à naître.

    La conscience n’est donc jamais seulement dans un état « originel ».

    Elle ne cesse de se constituer elle-même comme son propre avenir, quelle que soit la durée de sa maturation.

    L’essence originelle de la conscience de l’homme est de paraître, dans une certaine mesure, être à ses yeux maîtresse de soi. Elle semble se posséder, régner sans partage sur le for intérieur. Elle n’est pas seulement ce « for », elle est à la fois le for intérieur (A) et la conscience (B) qu’elle a de cet A.

    La conscience est ce B qui a cet A en soi, comme une sorte de matière propre, ouverte en puissance à toutes sortes de possibles, et en particulier aux possibilités intrinsèques d’être-autre, de n’être-pas-seulement-A, mais d’être-B -considérant-A, ou même non-A, ou tout ce qui pourrait encore être autre qu’A ou non-A, et qu’on pourrait appeler C , X ou Z.

    Il serait même possible de filer ici la métaphore du genre, pour faire image.

    La conscience B du for intérieur A pourrait être comparée à la conscience détachée de l’étant masculin, alors que la conscience de pouvoir-être-autre (C, X ou Z) pourrait être comparée à cette intuition et cette puissance proprement féminines de désirer, de concevoir et de porter en soi a priori un être-autre, pendant un temps appréciable, avant de lui donner enfin une vie propre.

    L’étant masculin de la conscience (la conscience B qui se dit consciente de A) et la conscience féminine du pouvoir-être-autre (la possibilité féminine de concevoir et de porter en soi un être-autre) sont ici artificiellement distingués, pour les besoins de l’analyse, et de notre exposé.

    Mais on doit savoir que le masculin et le féminin ne sont pas seulement séparés, ou séparables, mais qu’ils sont également unis dans la conscience. La conscience est fondamentalement d’une nature androgyne.ii

    Dans la mythologie, il y a des points d’inflexion, des moments clés, des césures. Par exemple, l’apparition subite du personnage de Perséphone obligera Zeus lui-même à sortir de son Olympe et à forger un compromis entre Déméter, la mère éplorée, et le Dieu ravisseur, « l’avare Hadès ».

    D’un autre point de vue, non mythologique, Perséphone est le symbole de l’âme séduite par la senteur des narcisses, le ciel souriant et la mer immense, gonflée d’écumes.

    L‘Hymne homérique à Déméter en donne cette image :

    « Je chanterai d’abord Déméter à la belle chevelure, déesse vénérable, et sa fille légère à la course, jadis enlevée par Hadès. Zeus, roi de la foudre, la lui accorda lorsque, loin de sa mère au glaive d’or, déesse des jaunes moissons, jouant avec les jeunes filles de l’Océan, vêtues de flottantes tuniques, elle cherchait des fleurs dans une molle prairie et cueillait la rose, le safran, les douces violettes, l’iris, l’hyacinthe et le narcisse. Par les conseils de Zeus, pour séduire cette aimable vierge, la terre, favorable à l’avare Hadès, fit naître le narcisse, cette plante charmante qu’admirent également les hommes et les immortels : de sa racine s’élèvent cent fleurs ; le vaste ciel, la terre féconde et les flots de la mer sourient à ses doux parfums. La Déesse enchantée arrache de ses deux mains ce précieux ornement ; aussitôt la terre s’entrouvre dans le champ nysien, et le fils de Cronos, le roi Hadès, s’élance porté par ses chevaux immortels. Le Dieu saisit la jeune vierge malgré ses gémissements et l’enlève dans un char étincelant d’or. Cependant elle pousse de grands cris en implorant son père, Zeus, le premier et le plus puissant des Dieux : aucun immortel, aucun homme, aucune de ses compagnes n’entendit sa voix. »

    Selon l’interprétation, franchement métaphysique, que Simone Weil donne du mythe de Perséphone, « la beauté est le piège le plus fréquent dont se sert Dieu pour ouvrir l’âme au souffle d’en-haut. »iii

    Mais comment expliquer le silence universel qui répondit aux appels de détresse de la vierge violée, enlevée ?

    Il est des « chutes » dont on ne revient pas, car elles sont de celles qui élèvent et unissent l’âme au « Dieu vivant » lui-même, et qui l’y lient pour toujours.

    « Le parfum du narcisse faisait sourire le ciel tout entier là-haut, et la terre entière, et tout le gonflement de la mer. À peine la pauvre jeune fille eut-elle tendu la main qu’elle fut prise au piège. Elle était tombée aux mains du Dieu vivant. Quand elle en sortit, elle avait mangé le grain de grenade qui la liait pour toujours. Elle n’était plus vierge. Elle était l’épouse de Dieu »iv.

    Le monde souterrain où Perséphone a été entraînée symbolise la souffrance et la douleur de l’expiation d’une faute incompréhensible. Le grain de grenade est la semence de la vie de l’âme et la promesse de ses futures métamorphoses, selon quelque grâce invisible.

    Pour Schelling, Perséphone représente la puissance de la conscience originelle . Elle est la pure conscience, la conscience vierge, mais ravie, posée nue dans la Divinité, celée en lieu sûr. Elle est aussi la conscience sur laquelle se pose et se repose Dieu, la conscience qui le fonde dans l’infra-monde des Enfers. Elle incarne l’intérieur souterrain, le for intime de la divinité, son creux, sa crypte antique, au-dessus de laquelle les cathédrales exultent, et les moissons germent.

    Elle est la conscience envoyée au monde des morts, qui s’y retire, qui s’y cache, qui s’y fonde et qui s’y marie au Dieu de l’Enfer, Hadès, le frère taciturne de Zeus.

    Avec l’apparition de la vierge et pure Perséphone dans les Enfers, le grand récit de la mythologie prend soudain conscience de toutes les pulsions obscures encore de l’homme, de ses désirs inassouvis, de ses craintes inavouées.

    Le poète qui a chanté les amours du Dieu de la mort et de la pure Perséphone a pris conscience que la mythologie qu’il inventait pouvait faire taire les terreurs et transporter les esprits.

    Ce qui dominait en effet auparavant dans la conscience pré-mythologique, c’était le règne du Dieu unique, jaloux, exclusif, et qui, pour rester seul à être unique, refusait la divinité à toutes les autres puissances.

    Toutes ces puissances, comme la Sagesse, ou l’Intelligence, par exemple, ou les autres Sefirot, ne sont pas le vrai Dieu, puisque seul le Dieu unique est le vrai Dieu. Mais, cependant, elles ne sont pas « rien », et elles ne sont pas non plus absolument « non-Dieu », puisqu’elles sont admises en sa présence, ou puisqu’elles sont sa Présence même, sa Chekhina. On peut concevoir, comme le fit la Cabale juive, que ces puissances sont posées en lui ou autour de lui comme divines.

    Réduites à leur essence la plus profonde, on peut identifier trois puissances élémentaires, originaires, quasi-séfirotiques: la puissance du Fondement (la Matière), la puissance du Déchirement (l’Aspiration), la puissance de la suture (l’Esprit).

    Le Dieu unique, uni-total, n’est donc pas seul, il est accompagné de sa propre Présence, mais aussi, bien avant que le monde fut créé, de la Sagesse, et de l’Esprit ou de l’Intelligence.

    Ces puissances-là, et d’autres encore peut-être, habitent depuis des millénaires la conscience des hommes, non pas d’un coup et d’emblée, mais progressivement, successivement, comme autant d’avatars ou d’apparitions du Dieu unique.

    Ce qui domine à présent dans la conscience qui émerge aujourd’hui, ce n’est pas le Dieu Pan, que les Grecs conçurent à leur heure, ce Dieu qui n’exclut rien, qui englobe tout, et qui est Tout, qui est en essence le vrai πᾶν, philosophique et cosmologique.

    La conscience n’est encore consciente que d’un πᾶν partiel, un πᾶν de circonstances, un πᾶν divin, en un sens, mais encore un πᾶν exclusif, non-inclusif, qui est loin de contenir en lui tout ce qui n’est pas divin, et moins encore tout ce qui est anti-divin.

    Dans l’exclusivité absolue du premier Dieu des origines, il n’y a pas beaucoup de place pour l’Autre, pour de la vie vraiment autre, et moins encore pour une absolue liberté d’être, qui ne serait pas tissée de la substance même de l’origine.

    Le Dieu des origines ne peut rester unique et seul dans l’origine. Il ne peut pas demeurer davantage unique et seul dans la conscience ou dans la nature. Tout comme il doit s’abandonner au surpassement dès la première création du Monde, il doit s’abandonner aussi dans la conscience qui en émerge, quelles qu’en soient les formes.

    La question est alors de savoir ce que veut dire pour le Dieu: s’abandonner au surpassement.

    Avant d’être effectivement surpassé, le Dieu doit avoir été mis en puissance d’être l’objet de son possible surpassement. Il doit avoir été rendu surpassable par quelque puissance supérieure, celée en lui, et ne demandant qu’à s’élever dans sa conscience.

    Quelle est cette puissance ?

    La vie de l’humanité avant l’Histoire, avant le Mythe, était une vie instable, fugace, vagabonde, nomade, éphémère.

    L’homme alors était en quête du large, de l’illimité, du désert, de la mer et des étoiles. Le vide en lui était son séjour naturel. Étranger à soi-même, toujours, il ignorait d’où il venait et où il allait. Il était un migrant, un ḥeber sur la terre et dans sa propre conscience, apatride comme l’étoile errante, sans toit ni loi. Sans pôle.

    Dès son premier mouvement en elle-même, la conscience a connu la nécessité de l’éternel mouvement, du transport, de l’errance, de la traversée.

    La mythologie que la conscience a, historiquement, commencé d’inventer, s’est fondée non sur le proche, mais sur ce qu’il y a de plus éloigné, de plus intangible, le Ciel.

    Dans le Ciel immense, nocturne ou diurne, l’évolution se déroule selon des lois déterminées.

    Pour la conscience, elle-même agitée d’une mobilité constante, d’une inquiétude de tous les instants, le mouvement apparemment régulier des étoiles, faisait contraste aux mouvements très irréguliers des planètes ou à la chute aléatoire des météores.

    Comment ne pas voir alors dans la conscience, cette double puissance de mouvement, selon la règle, ou bien s’en passant ?

    Ce double mouvement, c’est la puissance qui habite le Dieu Un lui-même.

    __________________

    iCf. Plutarque. Œuvres morales. « Du Démon de Socrate »

    ii Cf. F.-W. Schelling. Philosophie de la mythologie. Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Jérôme Millon. Grenoble. 2018, Leçon IX, p.104 : « La conscience est nature en quelque sorte androgyne. » Schelling avait donc, plus d’un siècle avant C.-G. Jung, préfiguré la double nature de la conscience, comme animus et comme anima

    iiiSimone Weil, Attente de Dieu, Fayard, 1977, p. 152-153

    ivSimone Weil, Attente de Dieu, Fayard, 1977, p. 152-153.

    De la conscience des stégosaures


    « Stégosaurus »

    La conscience est le véritable théâtre du monde, et les dieux s’y pressent. N’être pas reconnus par elle, et notamment par la pensée des hommes, signe leur mort, non leur mort absolue, mais du moins leur mort relative, leur éviction hors de la conscience, leur exclusion. Le premier Dieu d’ailleurs fut aussi farouchement exclusif lui-même, car il ne voulut certes pas être exclu de la conscience des hommes.

    « Ce premier Dieu exclusif, que nous pouvons nommer Ouranos, ne veut naturellement pas se laisser évincer de la conscience, du centre, mais il résiste à la succession ; il est le Dieu an-historique selon sa nature, le Dieu qui refuse de [s’engager] dans le temps, qui ne devient historique qu’une fois posé en tant que passé. »i

    Le premier Dieu est « jaloux »ii, car il veut être seul reconnu, mais il veut aussi être aimé. C’est pourquoi, bien que restant fondamentalement exclusif, il a pu progressivement se laisser être dépassé puis surpassé par un Dieu moins exclusif, plus spirituel, plus aimant. Ce Dieu du dépassement serait toujours lui, le Dieu unique, sans être tout à fait lui, le Dieu exclusif. Peut-être ce que le Dieu désire vraiment reste-t-il en fait caché derrière son exclusion de tout Autre que lui ? Ce qu’il désire reste caché dans son Être, dans son apparente primauté. Il se rend potentiellement surpassable par l’Autre qu’il conçoit en lui en puissance (puisqu’il se veut a priori exclusif c’est qu’il sait pouvoir être lui-même exclu), sans être surpassé pour autant en son être. Car il peut être l’un et l’autre à la fois. Son Être (divin) participe à l’Autre, et l’Autre participe à son Être.

    Cette question de l’interpénétration profonde de l’Être et de l’Autre a été traitée par Platon dans le Sophiste:

    « Les genres se mêlent entre eux ; l’Être et l’Autre circulent à travers tous et ces deux genres à travers l’un l’autre ; l’Autre, participant à l’Être, « est », non qu’il soit cependant ce dont il participe, mais autre chose, et, d’autre part, étant autre chose que l’Être, forcément il est en toute certitude non-être. Quant à l’Être, puisqu’à son tour il participe à l’Autre, il doit être autre chose que tous les genres sans exception (…) par suite, milliers de fois sur milliers de fois, l’Être à son tour « n’est pas », et c’est ainsi dès lors que, pour lui, tout le reste, aussi bien pris individuellement que dans son ensemble, un grand nombre de fois « est », un grand nombre de fois « n’est pas ». »iii

    De même, le Dieu exclusif, en tant qu’il est exclusif, « n’est pas » tout ce qu’il exclut de lui-même. Tout le reste, tous les autres dieux, mais aussi toute autre chose dans le monde, tout cela donc « n’est pas ».

    Or la conscience « est », et elle n’a pas conscience de « n’être pas ». Elle ne peut donc longtemps concevoir un Dieu qui seul prétend « être » au prix du « non-être » de tout ce qu’il n’est pas. Alors commence dans la conscience le lent murissement qui la conduira à considérer que le Dieu premier, celui qui se veut être exclusif, précisément « n’est pas » tout ce qu’il n’est pas, il « n’est pas » tout ce qu’il exclut. Et la conscience considérera que le nouveau Dieu, plus spirituel, plus aimant et non exclusif, ce nouveau Dieu qui en quelque sorte « n’est pas », pourtant « est », par le truchement de la conscience. Il « est » en elle, véritablement, au moins autant qu’elle même.

    On voit par là que la conscience est bien au « centre » du jeu, du moins autant que le Dieu qui veut occuper précisément ce centre.

    La mythologie nous informe sur ces combats des dieux successifs au sein de la conscience humaine. Hésiode met en scène successivement Chaos, Gaïa, Éros, puis Ouranos, Kronos, Zeus, … dans une allègre profusion. Mais, dans cette litanie de noms, Ouranos fut le premier à avoir eu le désir de rester seul Dieu suprême. Pour éliminer sa descendance, il fit disparaître ses enfants, leur refusant le droit à lui succéder. Cet égoïsme précipita sa chute, et la perte de ses organes sexuels. Castré par Kronos, Ouranos ne put empêcher le cours de l’histoire mythologique de reprendre sa marche en avant.

    Ouranos, le premier des Dieux exclusifs, ne put empêcher la conscience de continuer à grandir en elle-même, et à tourner son penser vers l’avenir.

    On pourrait être de l’opinion que les premières représentations mythologiques des divinités qui se succèdent chez Hésiode ne sont que des productions aléatoires, involontaires, éphémères, d’une conscience encore un peu inconsciente de sa puissance, et de sa destinée lointaine.

    Pourtant, ce qui ressort de ce processus mythologique, c’est l’évidence que la conscience humaine se met « hors d’elle-même » pour tenter d’atteindre ce à quoi elle ne rêve pas encore, pour tenter de concevoir un Dieu qui lui convienne mieux qu’un Dieu « jaloux », mais haï de son épouse, et castré par ses enfants.

    Il y eut des peuples, comme les Grecs anciens, dont la conscience se dédoubla, et opposa le Dieu premier, réel, exclusif, Ouranos, et un Dieu second, Kronos, qui fut le Dieu qui castra son père Ouranos, pour libérer la descendance divine, et rendre son cours à l’histoire universelle.

    Mais ce second Dieu ne fut pas plus sage que le premier. Kronos, jaloux de sa primauté, se mit pour sa part à dévorer ses propres enfants.iv

    Pour enfin avoir un Dieu « sage », au plus haut de l’Olympe, bien au-dessus du ciel d’Ouranos, il fallut qu’un troisième Dieu apparaisse. Ce fut Zeus, engendré de Kronos. Zeus est appelé « sage » par Hésiode, et Homère dit qu’il est « le plus sage » et le plus « intelligent »v.

    Il y eut d’autres peuples, comme le peuple hébreu, qui refusèrent absolument toute opposition entre le Dieu exclusif, unique (YHVH) et la multitude des Elohim (mot qui signifie littéralement « dieux » et qui est grammaticalement un pluriel en hébreu). Ces « dieux » ou « seigneurs » étaient conçus comme le servant dans ses armées célestes (tsabaoth). Cette multitude armée et divine se confondit bientôt avec le Dieu un, et Elohim devint l’un des noms propres et prononçables du Dieu unique, YHVH, nom quant à lui ineffable.

    Il y eut des peuples, comme les Perses, qui refusèrent la rupture entre le Dieu réel, unique, et le Dieu spirituel, non moins unique, et qui les reconnurent comme identiques, tout en refoulant l’opposition fondamentale du réel et du spirituel sous la forme de deux principes. Dans le zoroastrisme (ou mazdéisme), Ahura Mazda, littéralement le « Seigneur Sage » est cet Esprit suprême, sous l’égide duquel s’oppose deux principes, Spenta Mainyu (l’Esprit Saint) et Angra Mainyu (le Mauvais Esprit). Le dualisme zoroastrien représente le combat du principe mauvais et du principe bon, pour faire triompher le second, sous l’égide suprême d’Ahura Mazda.

    La « conscience perse » ne conçut pas l’indépendance du Dieu réel, elle s’opposa à la séparation du Dieu réel (solitaire, unique et jaloux) et du Dieu idéal (libérateur, sage, et juste).

    Cependant la fin des mythologies était inscrite dans l’histoire. Avec le déclin de l’Empire romain, et la naissance du christianisme, toutes les représentations mythologiques de la Grèce et de Rome, disparurent comme neige au soleil, dans la conscience des hommes, tout comme avaient disparu en leur temps les représentations mythologiques de l’Égypte ancienne, ou, plus à l’Est, les représentations mythologiques du Véda ou de l’Avesta.

    On peut faire l’hypothèse que le processus même de ce que l’on pourrait appeler la « divinisation » progressive de la conscience de l’humanité continua sous une autre forme, dans cette nouvelle ère, pour le meilleur comme pour le pire.

    Le christianisme spiritualisa la notion hébraïque du Dieu « un » en lui substituant une interprétation plus large, à la fois une et trinitaire, et ceci sans contradiction. C’était une représentation « une » parce qu’il s’agissait toujours du même Dieu, qui est « un » par essence, et c ‘était une représentation « trine », parce que c’est ainsi qu’il se manifestait aux hommes dans cette nouvelle conception. Il s’incarnait pour un temps dans l’histoire réelle (par le truchement de Jésus, son « Fils ») et il s’incarnait aussi dans l’esprit des hommes (par l’effusion du « saint Esprit »).

    Cette notion trinitaire n’était formellement pas si nouvelle. Elle avait toujours été présente de façon immanente dans les textes mêmes de la Bible hébraïque, et elle avait été fameusement symbolisée par la visite de YHVH, prenant la forme de « trois hommes », lors de sa visite à Abraham, au chêne de Mambré. D’autres indices de son intrinsèque trinité avaient été donnés subliminalement dans la Bible hébraïque par les diverses occurrences de son Nom, prenant une triple forme, ainsi : « YHVH Elohenou YHVH » (Dt 6,4)i, « Ehyeh Asher Ehyeh » (Ex 3,14), ou « Kadosh Kadosh Kadosh », triple attribut de YHVH  (Is 6,3).

    Parmi les ‘triplets’ de noms divins dont le Dieu unique se sert pour se nommer Lui-même, il y a l’étrange expression, « Moi, Moi, Lui », d’abord rapportée par Moïse (Dt 32,39), puis reprise plusieurs fois par Isaïe (Is 43,10 ; Is 43,25 ; Is 51,12 ; Is 52,6).

    En hébreu:  אֲנִי אֲנִי הוּא ani ani hu’, « Moi Moi Lui ».vi

    Faisons maintenant une expérience de pensée, pour conclure cet article (qui ne fait que reprendre certains éléments devant alimenter la rédaction de mon prochain ouvrage sur l’aventure de la conscience). Plaçons nous dans six millénaires (si le climat nous est clément), ou même, soyons fous, dans six cent mille millénaires. Que sera devenue la religion des hommes alors ? Trouvera-t-on sur terre des synagogues ou des églises ? Ou bien des temples au Dieu inconnu ?

    Ne convient-il pas plutôt de faire l’hypothèse que la conscience humaine aura atteint des formes de sagesse ou de maturité absolument inconcevables pour notre conscience actuelle. Ne serons-nous pas considérés par nos fort lointains descendants comme des stégosaures ou des mosasaures, à l’intelligence fort peu développée et à la sagesse quasi inexistante?

    Faisons ici le pari que, oui, la conscience humaine a une vocation abyssale à se développer infiniment, à atteindre les étoiles, et à les dépasser.

    ________________________

    i F.W.J. Schelling. Philosophie de la mythologie. Trad. Alain Pernet. Ed. Millon, Grenoble, 2018, Leçon 11, p.139

    ii אֵל קַנָּא El qanna’ : « Dieu jaloux ». Cf. «  Car YHVH, son nom est ‘Jaloux’, Il est un Dieu jaloux! » (Ex 34, 14). Voir aussi, pour un commentaire, mon Blog, Métaphysique du Dieu « Jaloux  | «Metaxu. Le blog de Philippe Quéau

    iiiPlaton. Le Sophiste. 259a-b

    ivHésiode, dans la Théogonie, raconte la naissance du « sage Zeus », et comment il parvint à la suprématie olympienne en détrônant son père, le cruel Kronos, qui voulait garder pour lui le pouvoir suprême parmi les Immortels : « Et Rhéia, domptée par Kronos, enfanta une illustre race : Istiè, Dèmètèr, Hèrè aux sandales dorées, et le puissant Aidès qui habite sous terre et dont le cœur est inexorable, et le retentissant Poseidaôn, et le sage Zeus, père des Dieux et des hommes, dont le tonnerre ébranle la terre large. Mais le grand Kronos les engloutirait, à mesure que du sein sacré de leur mère ils tombaient sur ses genoux. Et il faisait ainsi, afin que nul, parmi les illustres Ouranides, ne possédât jamais le pouvoir suprême entre les Immortels. Il avait appris, en effet, de Gaia et d’Ouranos étoilé qu’il était destiné à être dompté par son propre fils, par les desseins du grand Zeus, malgré sa force. Et c’est pourquoi, non sans habileté, il méditait ses ruses et dévorait ses enfants. Et Rhéia était accablée d’une grande douleur. »

    v Hésiode, dans la Théogonie, dit à propos du « sage Zeus » qu’il rassembla tous les autres Dieux immortels dans l’Ouranos pour leur rendre leur rang et leurs honneurs, en toute justice: « Le foudroyant Olympien appela tous les Dieux immortels dans le large Ouranos, leur disant qu’aucun des Dieux qui combattrait avec lui contre les Titans ne serait privé de récompenses, mais qu’il garderait les honneurs qu’il possédait déjà parmi les Dieux immortels. Et il dit que ceux qui de Kronos n’avaient eu ni honneurs ni récompenses recevraient ces honneurs et ces récompenses selon la justice. » Homère quant à lui, ne cesse de chanter dans l’Iliade et l’Odyssée l’intelligence, la sagesse et la ruse de Zeus.

    viUne analyse de ce nom est proposée dans mon Blog Le Dieu « Moi Moi Lui » | Metaxu. Le blog de Philippe Quéau

    Les deux faces de Chaos


    « Dieux Lares »

    « Avant toutes choses fut Chaos » affirme Hésiode au commencement de sa Théogonie. Puis, dit-il, vinrent Gaïa, qui est le « siège de tous les Immortels », et Éros, « le plus beau d’entre tous les Dieux ».

    C’est seulement après la venue de ces trois divinités que, de Chaos, naquirent Érèbe (les Ténèbres) et la noire Nyx (la Nuit). Puis, Nyx s’étant unie d’amour avec Érèbe, furent ensuite conçus Ether (le Ciel) et Héméra (le Jour).

    Avec ces premiers Dieux, le fil mythologique avait commencé de se laisser filer, et dès lors il ne cessa plus de lier ensemble les destins de tous les autres Dieux, unis par lui dans leur libre nécessité.

    Mais qui était donc Chaos, par qui tout commença ?

    L’étymologie du mot grec chaosi pointe vers les idées de béance, de retrait, de profondeur, de mise en abyme, de ‘non-résistance’. Le chaos n’est pas un désordre de choses accumulées ; bien au contraire : il est par essence un espace vide, une pure potentialité.

    Chaos a peut-être un lien d’analogie avec les mots tohou (« informe ») et bohou (« vide ») employés dans la Genèse de la Bible hébraïqueii.

    Mais chez Hésiode, Chaos est un Dieu, et non un adjectif. Il est même le Dieu le plus originaire, le Dieu primordial lui-même, du moins dans la langue première que les poètes ont conservée.

    Ovide a chanté cette infinie ancienneté, venant du fond des âges :

    « Me Chaos antiqui, nam sum res prisca, vocabant »iii

    (Les Anciens m’ont nommé Chaos, parce qu’en effet je suis chose originaire).

    Notons qu’Ovide place cette phrase dans la bouche de Janus. Le Dieu Chaos est donc aussi le Dieu Janus. De ce fait, c’est Janus qui fonde l’origine même de la mythologie, car c’est en Chaos/Janus que tout commence.

    Chaos/Janus incarne la représentation originaire du divin. C’est lui qui initie et rend possible le déploiement ultérieur de la mythologie qu’Hésiode a formalisé rigoureusement dans sa Théogonie.

    Macrobe rapporte que dans les temps les plus anciens Janus était célébré comme le Dieu des Dieux :

    « Saliorum antiquissimis carminibus Deorum Deus canitur »iv.

    (Il est célébré dans les très anciens temps des Saliens comme le Dieu des Dieux).

    Janus a aussi été appelé « principium deorum » (le principe des Dieux) par Septimius Serenus.v

    Il n’était donc pas mis simplement sur le même plan que les autres dieux mythologiques, mais il était considéré comme étant leur source même et le principe de leur unité d’ensemble. Schelling a décrit, d’un point de vue philosophique, l’organisation générale du plérôme mythologique et il a insisté sur le fait que celui-ci pointe nécessairement vers l’intuition de l’Un :

    « Tout en bas les dieux engendrés (…). Au-dessus d’eux les dieux causatifs, qui sont non pas engendrés, mais les puissances génératives, les puissances théogoniques mêmes. Ils se tiennent au-dessus des premiers dans la mesure où, au-dessus des choses concrètes de la nature, se tient cette triade de causes qui, par leur coopération, produisent toutes choses selon l’antique doctrine (…) Ces dieux sont derechef, en tant que leurs causes ou leurs principes communs, les dieux de ces dieux. (…) Au-dessus de ces deorum diis se tient, non par accident, mais en vertu d’une évolution nécessaire, comme deorum Deus, l’unité dont ils se sont eux-mêmes détachés. C’est en ce sens et lui seul que Janus, célébré aux époques les plus reculées comme le Dieu de ces dieux, fut nommé principium deorum. Janus a été reconnu comme tel, comme principium deorum en ce sens, du fait même que c’est à lui d’abord que l’on songe dans tous les sacrifices et toutes les invocations, à quelque Dieu qu’ils puissent être adressés par ailleurs. »vi

    Mais comment Janus, ce dieu aux deux visages, l’un tourné vers le passé et l’autre vers l’avenir, ce dieu qui jadis à Rome inaugurait l’année, et dont le mois de janvier a pris le nom, ce dieu des portes et des carrefours, et dont la porte du temple restait ouverte en temps de guerre et fermée pendant la paix, ce dieu relativement secondaire par rapport à Jupiter, a-t-il pu ainsi déchoir de sa position initiale, celle de Dieu des Dieux ?

    Macrobe propose un début de réponse, en évoquant la longue histoire de Janus, qu’il convient ici de brièvement relater.

    « Il en est qui disent que Janus est le même à la fois qu’Apollon et Diane, et que ces deux divinités sont voilées sous un même nom. Nigidius dit qu’Apollon est Janus et Diane, Jana, au nom de laquelle on a ajouté la lettre D qu’on met souvent par euphonie devant l’i. D’autres prétendent que Janus est le Soleil ; on lui donne deux visages, parce que les deux portes du ciel sont soumises à son pouvoir, et qu’il ouvre le jour en se levant, et le ferme en se couchant. On commence d’abord par l’invoquer toutes les fois qu’on sacrifie à quelque autre dieu ; afin de s’ouvrir, par son moyen, l’accès auprès du dieu auquel on offre le sacrifice, et pour qu’il lui transmette, en les faisant pour ainsi dire passer par ses portes, les prières des suppliants (…) D’autres veulent que Janus soit le monde, c’est-à-dire le ciel, et que le nom de Janus vienne du mot eundo [allant] parce que le monde va toujours roulant sur lui-même, sous sa forme de globe. Ainsi Cornificius, dans son 3ème livre des Étymologies dit que ‘Cicéron l’appelle, non Janus, mais Eanus dérivant de eundo’. De là vient aussi que les Phéniciens l’ont représenté dans leurs temples sous la figure d’un dragon roulé en cercle, et dévorant sa queue ; pour désigner que le monde s’alimente de lui-même, et se replie sur lui-même. Il est célébré dans les très anciens temps des Saliens comme le Dieu des Dieux. Nous l’invoquons sous le nom de Père, comme étant le Dieu des Dieux. Varron, dans le 5ème livre Des choses divines, dit qu’il y a douze autels dédiés à Janus pour chacun des douze mois. Nous l’appelons consivius de conserendo [ensemençant] par rapport à la propagation du genre humain dont Janus est l’auteur.»vii

    Cicéron, en effet, dit que Janus fut invoqué le premier dans les cérémonies religieuses, parce qu’il vient au commencement, et que son nom en témoigne :

    « Comme en tout ordre de choses, c’est ce qui vient au commencement et ce qui vient à la fin qui importent le plus, on a voulu que, dans les cérémonies religieuses, Janus fût invoqué le premier parce que son nom est formé de ce qu’il va ‘ab eundo’, c’est pourquoi les passages sont appelés ‘jani’ et les portes placées au seuil des édifices sont dites ‘iannae’. »viii

    Le témoignage de Cicéron importe, mais il est en somme assez tardif.

    Il faut tenter de remonter par l’imagination bien plus avant, vers l’origine même du Monde.

    Il faut se représenter Janus à la porte même de la Création. Cette porte originelle couvre l’abîme, elle incarne le vide même dont Chaos est aussi le nom. Janus est Chaos, parce qu’au commencement, il n’y a que l’abyssale béance du vide. Et Chaos est aussi Janus parce que cette béance représente également une ouverture, celle de l’Origine, la Porte du Temps.

    Janus occupe le vide, il est Chaos même. Mais il est aussi le « Dieu à double visage » que célèbre Ovideix. Le poète interpelle directement le Dieu : « La Grèce n’a aucune divinité qui te ressemble. Dis-nous donc pourquoi seul des Immortels, tu vois en même temps ce qui est devant toi et ce qui est derrière. »x

    Et Janus répond, révélant qui il est vraiment, — il est tout à la fois vide, le plus antique, et le gardien de la porte du temps et des mondes:

    « Autrefois, car je suis chose antique, on m’appelait Chaos. Cet air diaphane et les trois autres éléments, le feu, l’eau, la terre, se tenaient ensemble et ne faisaient qu’un tout ; mais ces natures hétérogènes n’ayant pu rester longtemps unies, brisèrent leurs liens et se disséminèrent dans l’espace. Le feu monta vers les régions supérieures, au-dessous se répandit l’air, au centre s’établirent la terre et les eaux ; c’est alors que, cessant d’être une masse informe et grossière, je repris le corps et la figure d’un dieu. Maintenant même je garde quelques traces de cette confusion primitive ; je suis le même par-devant et par-derrière. Tout ce que tes yeux embrassent, les Cieux, l’Océan, les nuages et la Terre, c’est à ma main qu’il est donné de les fermer ou de les ouvrir ; c’est à moi qu’on a confié la garde de cet univers immense, c’est moi qui le fais tourner sur ses gonds. Si je permets à la Paix de sortir de mon temple, asile où elle sommeille, les chemins s’aplanissent devant elle, et elle y marche en liberté ; et si je cesse de retenir la Guerre sous d’innombrables verrous, le monde est bouleversé, inondé de carnage. Je veille aux portes du Ciel avec l’aimable cortège des Heures. Jupiter ne peut entrer ni sortir sans moi : c’est pour cela qu’on m’appelle Janus. Toute porte a deux faces, dont l’une regarde la rue et l’autre le Lare domestique. Portier de l’habitation des Dieux, j’ai les yeux à la fois sur l’orient et sur l’occident.»xi

    Janus dit que c’est à lui qu’on a confié la garde de l’univers immense. Mais qui est cet « on » ?

    Par ailleurs, Janus revendique d’être le portier de l’habitation des Dieux. Il voit donc l’extérieur, la « rue », c’est-à-dire l’univers dans tous ses états, dans son infini déroulement, dans son flux permanent. Mais il voit aussi l’intérieur de la maison des Dieux. Il a les yeux fixés vers l’avenir et aussi vers l’arrière ou l’antériorité des mondes, là où se trouve la place la plus sacrée du foyer, le lararium, là où se tiennent les Dieux Lares, les protecteurs de l’habitation divine.

    Quels sont ces Dieux lares ?

    Il n’est pas interdit de supposer que cet « on » qui a confié la garde de l’univers à Janus, cet « on » qui a fait de Chaos le Dieu originaire, venant occuper le vide initial, et ces Lares qui gardent eux aussi, non l’univers, mais la demeure des Dieux, participent d’une divinité encore plus originaire, encore plus fondamentale que celle qu’incarne Janus/Chaos.

    Quelle est cette divinité originaire, qui a été avant que la porte des mondes fût ouverte, et qui sera bien après qu’elle se sera refermée ?

    Peut-être est-elle la Divinité qui non seulement a pu dire « Je fus qui je fus », mais aussi « Je suis qui je suis » et encore « Je serai qui je serai » ?

    On voit par là que, pour les Anciens qui ont le plus longuement médité sur leurs cosmogonies, la question de l’origine ne pouvait pas être résolue seulement sur le plan mythologique. L’origine devait nécessairement se fonder par l’intermédiaire d’une figure a-mythologique comme celle de Chaos, le « Vide », ou bien s’incarner en un concept à double face, comme celui du Dieu Janus, unissant le Passé, le Présent et l’Avenir. Mais alors, s’ouvrait vers l’arrière, un autre très sombre mystère, un autre abîme, sur lequel veillaient d’autres Dieux encore, des Lares chargés de veiller sur tous les Dieux, et de garder éternellement l’habitation du Divin, bien avant et bien après que la Création ait commencé.

    Le « chaos » est peut-être une invention d’Hésiode, et en tant que telle il est une figure initiale de la mythologie. Mais, on le voit avec Ovide, il incarne aussi une notion éminemment spéculative, philosophique.

    Le célèbre Socrate lui-même a placé Chaos au pinacle de ce que l’on pourrait appeler sa « théologie ». Dans les très ironiques Nuées d’Aristophane, on voit Socrate enseigner à son disciple Strepsiade que Zeus n’existe pasxii. Au lieu de Zeus, Socrate ne reconnaît que le Chaos, ainsi que deux autres divinités qui ont un point commun avec lui : leur essence vide, informe, évanescente…
    « A l’avenir, n’est-ce pas, tu ne reconnaîtras plus d’autres dieux que ceux que nous reconnaissons nous-mêmes : le Chaos (τὸ Χάος), les Nuées (τὰς Νεφέλας) et la Langue (τὴν γλῶτταν), ces trois-là. »xiii

    Il y a sans doute dans cet enseignement de Socrate (tel qu’interprété par Aristophane) une autre référence encore à l’intuition d’Hésiode. Le Dieu réellement originaire est bien Chaos, le Vide, dont les Nuées et la Langue, dans leur évanescence propre, seraient en quelque sorte les parèdres…

    Socrate jure encore d’ailleurs, un peu plus tard, par le nom de Chaos, ainsi que par deux autres de ses parèdres, la Respiration et l’Air, qui sans doute évoquent là encore, pour Aristophane, la non-matérialité du vide divin…xiv

    Schelling a proposé de bâtir sur ce Vide divin une théorie de sa « puissance » ou plutôt de « ses puissances »:

    « Il y a en Dieu a) la part de son essence qui peut être, c’est-à-dire ce par quoi il peut être un autre que soi-même, inégal à soi ; b) la part de son essence nécessairement égale à elle-même, et par là purement étant. Or ce qui seulement peut être inégal à soi-même n’est pas discernable du nécessairement égal à soi, et c’est pourquoi on ne peut pas non plus les discerner tous deux du tiers, de ce qui, tout en étant inégal à soi demeure égal à soi – de ce qui, en tant qu’un autre (en tant qu’objet), demeure soi-même (sujet) – l’Esprit. Partant, nous posons ici-même une trinité dans notre pensée, sans pouvoir la désolidariser dans l’objet même (…) Les trois puissances avant leur disjonction sont pour nous chaos (…) Le chaos est une unité métaphysique de puissances spirituelles (…) Il est l’unité déterminée d’un nombre déterminé de puissances. »xv

    Là où Hésiode voyait le Vide (Chaos) et le Double (Janus) fondant ensemble le commencement de la Mythologie, Schelling voit une unité, unissant trois puissances, le « pouvant-être », « l’obligation d’être » et le « devant-être ». La trinité de Schelling semble être une sorte de réinterprétation de la Trinité chrétienne, où le « pouvant-être » joue le rôle du Père, « l’obligation d’être » celui du Fils et le « devant-être » celui de l’Esprit.

    Avec le recul qu’offre l’anthropologie comparative des idées, on pourrait aussi estimer que cette interprétation trinitaire de l’Un-Tout découle d’une constante de l’esprit humain, sensible à l’unité profonde des temps par-delà leur évidente opposition. L’idée que le Passé est toujours rendu présent par la Mémoire, que par l’Intelligence le Présent s’enracine dans le Passé et s’arborise dans l’Avenir, et que le Futur advient et vit par l’alliance de la Volonté, de la Mémoire et de l’Intelligence.

    Schelling ouvre une autre piste encore. Il indique à sa manière qu’il faut définitivement renoncer à l’idée d’un Dieu seulement égal à lui-même. Le Dieu Vivant ne peut pas ne pas être, mais il ne peut pas non plus ne pas vouloir être ce qu’il pourrait être et qu’il n’est pas encore.

    Il me semble que c’est d’ailleurs dans cette puissance de Dieu, dans ce pouvoir être autre que ce qu’il est, que l’on trouve l’une des explications les plus profondes de la raison même de la Création, d’une entité libre étant à la fois en Dieu et hors de lui.xvi

    Le Dieu Un, gardé pendant une éternité par les Dieux Lares dans sa Demeure, et regardé dans son Lieu (makom) depuis sa Porte, par l’un des visages de Janus, a sans doute cédé lui aussi à la tentation de la Création. Il a cédé à la puissance obscure de l’Avenir, au désir latent de ces Cieux et de ces Jours, qui devaient d’abord être engendrés par les Ténèbres et la Nuit. Il a cédé à son propre et profond mouvement de Vie, dont il a fait don au Monde.

    Ce don, dont le Monde est tissé, est le sacrifice consenti pour que tout ce qu’il crée en puissance s’ajoute sans fin à tout ce qu’il est et qu’il sera : l’Esprit, qui toujours va, Eundus : Janus.

    _________________________

    iLe mot χάος signifie « abîme, chaos ». Le vebe χαόω signifie « anéantir », et remonte étymologiquement aux verbes χάω, χαίνω, χάζω qui portent les idées de béance, d’ouverture, de vide.

    iiGen 1,2

    iiiOvide, Fasti I, 103

    ivMacrobe. Saturnalia, I, 9

    vCf. Fragmenta poetarum latinorum, ed. W. Morel, Stutgardiae, Teubner, 1975, fr. 23, v.2, cité in Schelling op.cit., p.400, note 239.

    viF.-W. Schelling. Philosophie de la Mythologie. Trad. par Alain Pernet. Ed. Millon. Grenoble, 2018, p.401

    viiMacrobe. Saturnalia, I, 9

    viiiCicéron. De la Nature des Dieux. II, 27

    ixOvide, Fasti I, 65

    xOvide, Fasti I, 90

    xiOvide, Fasti I, 103-135

    xiiAristophane. Les Nuées. Il y a sans doute dans le texte grec d’Aristophane un jeu de mot entre Dios (Zeus) et Dînos (Δῖνος = « tournoiement ») :

    STREPSIADE. Vois donc comme il est bon d’apprendre. Phidippidès, il n’y a pas de Zeus.
    PHIDIPPIDE. Qu’y a-t-il alors ?
    STREPSIADE. C’est Tourbillon (Dînos) qui règne, après avoir chassé Zeus (Dios).
    PHIDIPPIDE. Allons donc! est-ce que tu radotes ?
    STREPSIADE. Sache que c’est comme cela.
    PHIDIPPIDE. Et qui le dit ?
    STREPSIADE. Socrate de Mêlos, et Chéréphon, qui connaît les sauts des puces.

    xiii Aristophane. Les Nuées.

    Σωκράτης
    ἄλλο τι δῆτ’οὖν νομιεῖς ἤδη θεὸν οὐδένα πλὴν ἅπερ ἡμεῖς,
    τὸ Χάος τουτὶ καὶ τὰς Νεφέλας καὶ τὴν γλῶτταν, τρία ταυτί;

    xivAristophane. Les Nuées.

    SOCRATE. 
    Par la Respiration ! Par le Chaos ! Par l’Air, je n’ai jamais vu d’homme si grossier, si stupide, si gauche, si oublieux !

    Σωκράτης
    Μὰ τὴν Ἀναπνοὴν μὰ τὸ Χάος μὰ τὸν Ἀέρα

    xvF.-W. Schelling. Philosophie de la Mythologie. Trad. par Alain Pernet. Ed. Millon. Grenoble, 2018, p.397-398

    xviA cette interprétation philosophique du Chaos par Schelling, j’aimerais ajouter une interprétation psychanalytico-littéraire de Pascal Quignard qui voit dans le chaos, c’est-à-dire le « vide », « l’épars » et le « hasard », un moyen de passer d’une idée à une autre, et donc la condition de la création. « Je risque soudain cette thèse téméraire : La fragmentation littérale et l’association libre sont liées. Il faut du fragmentaire épars hasardeux si on veut passer d’une idée à une autre dans le vide et risquer le sens toute honte bue. Si on dit que le patient est guéri dès qu’il peut associer librement sans angoisse, cela veut dire qu’il accepte en lui interruption, non-sens, chaos, vide, morcellement, non-savoir, rêve, hasard sans trop souffrir, dans le plaisir même, retrouvé, un peu hagard, d’errer de trace en trace. » (Pascal Quignard. L’homme aux trois lettres. Ch. XIV, La psychanalyse. Gallimard, Folio, 2020, p. 83) L’image originaire du chaos comme vide, due à Hésiode, est peut-être encore ici présente comme trace, ou active en germe, dans le vide qui sépare les lettres, ou celui qui sépare les mots, ou les lignes des livres. Plus simplement encore, le « vide » est toujours présent, pour le créateur qui se tient devant la page blanche…

    L’Érèbe, l’Arabe, et l’Europe


    Les langues offrent bien des surprises. Leurs mots, leurs origines et leurs dérivations, pour peu qu’on entreprenne de les suivre dans leur genèse, et leurs gésines, montrent le chemin du ciel, – ou de l’Enfer.

    En hébreu, le mot signifiant ‘arabe’ ערב (‘RB) est l’exact anagramme du mot signifiant ‘hébreu’ עבר (‘BR).

    Mais ce mot, ערב , qui dénote en hébreu l’« arabe », possède en réalité une riche gamme de sens qui va bien au-delà de cette seule désignation ethnique. En tirant le fil de la pelote, c’est tout un monde ancien qui se dessine, couvrant un très vaste territoire, géographique et sémantique, allant de l’Europe à l’Inde en passant par Akkad et la Mésopotamie, et mijotant une magie de rapports subtils, brillants et sombres.

    Le mot עָרַב (‘arab) est aussi un verbe qui signifie fondamentalement ‘se coucher’ (en parlant du soleil ou de la lune)i.

    Ce mot hébreu s’apparente étymologiquement à l’ancien akkadien erēbu, ‘entrer, descendre’, comme dans l’expression erēb shamshi, le ‘coucher de soleil’ii.

    Le grand dictionnaire étymologique d’Ernest Klein relève les parentés du mot hébreu עָרַב (‘arab) avec l’arabe gharb, غرب (‘l’ouest, le lieu du coucher du soleil’), avec l’éthiopien ‘areba (‘il descendit’), et note aussi que le mot grec ‘Europe’ dérive de cette même base étymologique. Le mot grec ‘Érèbe’, qui personnifie l’Enfer dans la mythologie, vient aussi de la même base.

    Nous avons donc l’équation étymologique suivante :

    Érèbe = Arabe = Europe

    Érèbe est assurément un très ancien mot, et son origine profonde révèle d’autres surprises, comme on va voir.

    Le dieu Érèbe (Ἔρεϐοϛ) est né du Chaos primordial, il est le frère et l’époux de Nyx, la Nuit, avec qui il a engendré Éther (le Ciel) et Héméra (le Jour), mais aussi Éléos (la Pitiè), Épiphron (la Prudence) et Charon, le Passeur des Enfers.

    Hésiode raconte : « Puis du vide naquirent l’Érèbe et la Nuit noiraude. De la Nuit naquirent l’Éther et le Jour, deux frère et sœur qu’elle avait conçus en s’unissant à l’Érèbe »iii.

    Homère raconte pour sa part la descente d’Ulysse aux Enfers et sa rencontre avec les ombres :

    « Après avoir adressé mes prières et mes vœux à la foule des morts, je prends les victimes, les égorge dans la fosse, où coule un sang noir ; soudain les âmes des mânes s’échappent de l’Érèbe ».iv Ulysse observa attentivement les âmes des morts dans l’Érèbe : « Je parlais ainsi ; mais Ajax ne me répondit point et s’enfuit dans l’Érèbe avec la foule des ombres. Là, sans doute, malgré sa colère il m’aurait parlé si je l’avais pressé ; mais tout mon désir alors était d’observer les âmes des autres mortsv ».

    Un bon connaisseur des mythes grecs, Moreau de Jonnès explique : « La « 3ème région des Enfers était l’Érèbe. Ce terme a le sens de couchant dans la Genèse comme dans Homère et dut s’appliquer à l’ensemble de la région infernale située en effet à l’Occident de l’Asie. Selon la mythologie grecque, on appelait ainsi la partie de l’Hadès la plus proche du monde des vivants. C’est là que les mânes attendaient leur tour pour passer devant le tribunal. L’Érèbe, voisin du Caucase, fut probablement l’île de Temrouk, où étaient déposés d’abord les cercueils contenant les morts embaumés. »vi

    Le vieux mot grec érèbe (Ἔρεϐοϛ) désigne les ‘ténèbres’, ‘l’obscurité du monde souterrain’ selon le dictionnaire étymologique de Pierre Chantrainevii, qui observe que ce mot a aussi été conservé en sanskrit, en arménien et en germanique. L’équivalent d’érèbe en sanskrit est रजस्, rájas, ‘région obscure de l’air, vapeur, poussière’. En arménien, c’est erek, ‘soir’, en gotique, riquiz et en norrois rekkr, ‘obscurité, crépuscule’.

    Les dictionnaires de sanskrit donnent la gamme des sens de rájas : ‘atmosphère, nuée’ mais aussi ‘passion, instinct, désir’, et ce mot permet de dénoter l’abstraction de la ‘Passion’, de l’essence active du pouvoir et du désir.

    Si l’on creuse plus profondément encore l’origine du mot rájas on trouve qu’il vient du mot rajanī, ce qui veut dire littéralement ‘la colorée’, du verbe rañj रञ्ज् ‘être coloré, se colorer’. Le mot rajanī dénote la couleur indigo, un bleu foncé puissant. Mais le verbe racine rañj signifie aussi ‘rougir, flamber’, comme le soleil couchant, ou comme le sang du sacrifice, ce qui d’ailleurs se retrouve dans les mots grecs anciens ῥῆγοϛ et de ῥἐζω, qui en dérivent et qui portent l’idée de ‘faire un sacrifice’ et de ‘teindre’.

    On voit ainsi que le mot hébreu ‘arab vient en fait d’un ancien mot sanskrit par l’intermédiaire de l’akkadien, et qu’il a un certain rapport avec le bleu de la nuit (qui s’approfondit) et le rouge du sacrifice (que l’on fait rituellement au coucher du soleil, – ce que les hébreux appelaient d’ailleurs ‘l’holocauste du soir’.

    En effet, le mot hébreu ערב vocalisé עֶרֶב, ‘érèb, signifie ‘soir’ comme dans le verset ‘depuis le matin jusqu’au soir’ (Ex 18,14). C’est aussi le mot ‘soir’ du célèbre verset ‘Il y eut un soir, il y eut un matin’ (Gn 1,5).

    Employé idiomatiquement au duel, il signifie ‘entre les deux soirs’, c’est-à-dire entre le jour qui finit et le soir qui commence, dans ce temps très particulier de la journée où l’on ne distingue plus les limites, dans cet entre-deux où l’on offre le sacrifice du soir.viii

    Mais ce mot a aussi, peut-être par une sorte de métaphore basée sur l’indistinction du crépuscule et du soir, les sens de ‘mélange’, ‘association’ et ‘alliance’. D’où cette expression du 1er Livre des Rois, kol-malkhéi ha-’érèbix, qui peut se traduire mot-à-mot par ‘tous les rois alliés’, ou ‘tous les rois de l’Arabie’, ou encore ‘tous les rois de l’Occident’, – au choix, tant le mot ‘érèb est ambigu.

    Le verbe hébreu עָרַב (‘arab) possède par ailleurs une série de significations, les unes liées aux idées de mélange ou d’association, les autres liées à la tombée du jour, à l’assombrissement. Soit : ‘échanger des marchandises, trafiquer ; être garant ; donner une caution ; être doux, agréable, de bonne compagnie ; se mêler à’ mais aussi ‘faire soir, faire sombre’, comme dans ‘Le jour baisse et le soir approche’ (Jg 19,9). Cette dernière acception peut avoir un sens moral : ‘Toute joie s’est évanouie’ (Is 24,11).

    L’idée du ‘mélange’, dont on a supputé qu’elle tire son intuition originelle de la rencontre du jour et de la nuit, se retrouve dans d’autres mots attachés à la même racine עָרַב (‘arab), comme עָרֹב , ‘arob, ‘mélange d’insectes malfaisants ; espèces de mouches’ et qui est le mot employé pour désigner la quatrième plaie d’Égypte. Il y a aussi עֵרֶב , ‘érèb: ‘liens de la trame et de la chaîne d’un tissu ; mélange de gens de toutes sortes, association d’étrangers’, comme dans le verset qui oppose les gens ‘mélangés’ et les Israélites : ‘on élimina d’Israël tous les mélangés’, kol-’érèb x

    Dans la vocalisation עֹרֵב, ‘oreb, la même racine donne le mot ‘corbeau’, cet oiseau noir, de mauvais augure, qui s’envole à la tombée du soir, ou bien le nom d’Oreb, un prince de Madian exécuté sur la rive du Jourdain par les gens d’Ephraïmxi.

    Féminisée en עֲרָבָה, ‘arabah, le mot signifie ‘désert, lieu aride’, ‘pays sauvage’, mais au pluriel (‘arabot) il signifie les cieux.

    Masculinisé en עֲרָבִי, ‘arabi, il signifie ‘Arabe’…

    Le mot érèbe que l’on trouve donc en hébreu, en arabe, en grec, en akkadien, et dans bien d’autres langues, vient originairement du sanskrit. Originellement, il porte l’idée essentielle du ‘mélange’, et plus particulièrement du mélange symbolique de deux ‘couleurs’ (le bleu nuit et le rouge sang).

    A partir de cette intuition originelle il fait irradier, en hébreu et en arabe, tout un ensemble de sèmes, alliant les idées de soir, d’Occident, de désert, de ciel et d’Enfer.

    Par extension, en hébreu, il s’applique à dénoter l’Arabe, le tissu, l’échange marchand, les insectes nuisibles et l’oiseau de malheur, le corbeau.

    Ajoutons qu’en arabe, assez curieusement, la graphie du mot عرب, transcrit ‘arab, est très proche visuellement de celle du mot غرب , transcrit gharb ou ġarb, suivant les dictionnaires, comme dans maghreb ou maġreb.

    Le premier a pour initiale la fricative laryngale sonore ع (‘aïn) et le second a pour initiale la fricative vélaire sonore غ (ġaïn).

    Les deux lettres sont presque identiques visuellement, et les nuages sémantiques des mots عرب et غرب ont peut-être pu subir une contamination réciproque, ou en tout cas ont favorisé des déplacements métaphoriques ou métonymiques.

    Le mot عرب signifie ‘arabe’, mais étymologiquement le verbe-racine عَرَب, ‘araba, a pour sens ‘manger’, ce qui semble n’avoir aucun rapport évident avec l’arabité. Dans une autre vocalisation عَرِب, ‘ariba, le mot signifie ‘être gai, vif, agile’. Dans une autre vocalisation encore, عَرُب ,‘arouba, on a le sens ‘être essentiellement arabe, être un arabe de bon aloi, s’assimiler aux arabes du désert, aller vivre dans le désert’xii. Enfin, dans une vocalisation enrichie de quelques lettres supplétives (عُرُوباءَ, ‘ouroûbâ’a) le mot signifie ‘le 7ème ciel’.

    La graphie غرب est si proche de عرب, que l’hébreu biblique semble les confondre phonétiquement toutes deux, quand il transcrit ou adapte en hébreu ces deux mots arabes. Du point de vue sémantique, c’est la seconde graphie qui porte le sens fondamental que l’on trouvait déjà dans l’hébreu ‘arab, et qui est associé aux idées de ‘couchant’ et de ‘soir’.

    Le verbe غرب gharaba signifie ‘s’en aller, partir, s’éloigner ; se coucher (soleil, lune)’ mais aussi ‘arriver de l’étranger’ ou ‘partir vers l’occident’. C’est avec ce verbe qu’est formé le nom du Maroc, ma-ghrib, littéralement ‘le lieu du couchant’. Toutes une série de verbes et de mots basés sur cette racine dénotent pêle-mêle les idées de couchant, d’obscurité, d’ouest, d’occident, d’occidental, de voyage, d’étranger, d’étrangeté, d’extraordinaire, d’émigration, de terme, de pointe, de fin.

    Pour les hébreux, c’est ‘arab qui est l’étranger, le mélangé. Pour les arabes, leur propre nom les assimile étymologiquement à la ‘pure langue arabe’. Le nom ‘arabe’ signifie donc essentiellement en arabe, soit l’homme du désert, soit (assez tautologiquement) ‘celui qui sait parfaitement manier la langue arabe’. Mais avec une légère variation, par le passage de عرب à غرب, le même mot un peu modifié signifie non plus ‘arabe’, mais ‘étranger’, ou même ‘occidental’. Ce qui invite à la méditation.

    De tout ceci, il ressort comme on l’a déjà dit que l’Érèbe, l’Europe, l’Arabe sont de même origine. L’Enfer, l’Ouest, l’Occident aussi.

    Cette ‘même origine’, cette plus profonde racine, celle qui rend toutes ces acceptions possibles, c’est dans le sanskrit qu’on trouve encore sa trace, dans le mot rañj रञ्ज्, qui signifie le ‘mélange’ des couleurs, le mélange de la nuit et du jour, de l’ombre et de la lumière, de l’indigo et de la pourpre.

    Cette idée fondamentale du ‘mélange’ se transcende, et se célèbre, tant dans la religion védique que dans l’ancienne religion hébraïque, par le ‘sacrifice du soir’.

    Le sacrifice se fait à l’heure du ‘mélange’.

    iErnest Klein. A Comprehensive Etymological Dictionary of the Hebrew Language. The University of Haifa. 1987

    iiErnest Klein. A Comprehensive Etymological Dictionary of the Hebrew Language. The University of Haifa. 1987

    iiiHésiode. Théogonie. 123-125. Traduction de Ph. Brunet, Le Livre de poche, 1999.

    ivHomère, Odyssée XI, 37

    vHomère, Odyssée XI, 564

    viA.C. Moreau de Jonnès. Les temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier. Paris, 1877, p.125

    viiPierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Klincksieck, Paris, 1977

    viiiCf. le Dictionnaire hébreu-français de Sander et Trenel (1859) à l’article עֶרֶב.

    ix1 Rois 10,15

    xNéhémie 13,3

    xiJg 7,25

    xiiA. de Biberstein Kazimirski. Dictionnaire Arabe-Français, Ed. Maisonneuve, Paris 1860

    Possession et extase


    La conception juive du rapport avec Dieu a été symbolisée, dès l’origine, par la figure de « l’alliance », telle que conclue initialement avec Abraham et renouvelée avec Moïse (alliance valant pour le peuple tout entier et les innombrables générations).

    Puis, avec les prophètes ultérieurs, le contenu de cette « alliance » évolue et prend le sens de « fiançailles » (éternelles) et d’un « mariage » (indissoluble) entre Dieu et Israël. « Et je te fiancerai à moi pour l’éternité; tu seras ma fiancée par la droiture et la justice, par la tendresse et la bienveillance. » (Osée 2,21)

    L’alliance « contractuelle », quasi-juridique par son caractère formel et inaliénable, se double alors d’un lien « d’amour ».

    Dans la conception chrétienne, on retrouve cette double relation d’alliance et d’amour entre Dieu et l’Église, encore renforcée par le sacrifice unilatéral que Dieu consent en la personne de son « Fils ».

    Ces deux conceptions, la juive et la chrétienne, des relations entre Dieu et son « peuple », sont d’apparition assez tardive dans l’échelle des temps, puisqu’elles datent d’environ trente et vingt siècles respectivement.

    Par contraste, si l’on remonte plus avant, et que l’on cherche dans la profondeur immense de l’Antiquité païenne, on constate qu’aucun « contrat », aucune « alliance » avec le divin ne se laissent nettement voir. Il y règne un tout autre climat. Le chamanisme, l’ancienne religion égyptienne, les religions à mystères, les religions de la Grèce ancienne, qu’elles soient de type apollinien ou dionysiaque, ne se laissent pas réduire à la sécurité apparente d’un « contrat »ou d’une « alliance », en l’occurrence totalement disproportionnée entre la Divinité toute-puissante et l’Homme si faible.

    Dans ces temps archaïques, le divin pouvait sans doute être perçu sous les espèces du mystère, du « numineux », de l’effroi, de la terreur, ou de l’incompréhension. Les attitudes adoptées impliquaient, en retour, le respect, le scrupule, la prudence et une vigilance rigoureuse dans l’observation des rites divers.

    Si l’on cherche à comprendre ce que pouvait ressentir au fond de son « âme » le « croyant » de ces hautes époques, par-delà la bigarrure infinie des rites spécifiques, on trouve deux attitudes fondamentalement différentes, tournées vers deux types (sublimés) de rapports avec le divin: la « possession » et l’ « extase ».

    La « possession », c’est l’homme entièrement submergé, ici-bas, par la divinité.

    L' »extase », c’est l’homme qui franchit tous les cieux pour la chercher et l’atteindre.

    Le plus grand des poètes témoigne qu’il est lui-même un « possédé »: « C’est un dieu qui a implanté toutes sortes de chants dans mon esprit », dit Homère (Odyssée 22, 347).

    Qu’elle soit due à l’opération d’un daimon, ou bien à l’entraînement irrésistible de l’individu dans la folie collective (atê: « insufflation divine de la folie« ), ou encore aux thiases dionysiaques des bacchanales provoquant « l’enthousiasme » (entheos, « animé d’un transport divin », enthousiazo, « être inspiré par la divinité »), la divinité peut prendre « possession » de tout l’homme, corps et âme.

    A l’exact opposé d’une telle « descente » du divin « dans » l’âme de l’homme (descente pendant laquelle il en prend entièrement « possession »), l' »extase » (du grec ekstasis, littéralement « sortie hors de ») procède d’un mouvement inverse, d’une « montée » de l’âme humaine, s’élevant infiniment vers les hauteurs (apparemment) inaccessibles du divin.

    Le prototype (l’archétype?) multi-millénaire de l’extase est la sortie chamanique hors du corps, suivi du voyage de l’âme dans les royaumes des esprits, voyage réussi par quelques individus choisis, ayant été capables de s’élever infiniment haut dans la poursuite de la vision divine, et d’en être revenus, sains et saufs.

    Psychologiquement, on pourrait remarquer que la « possession » dionysiaque est associée à des phénomènes irrésistibles d’extraversion collective, et que l' »extase »chamanique peut être comparée à une révélation personnelle, plus « introvertie », plus « apollinienne ».

    L’ancienne langue grecque rend compte de ces phénomènes, avec le verbe daimonaô qui signifie « être au pouvoir d’un dieu, être possédé, avoir l’esprit égaré », et le mot daimon signifiant originairement « puissance divine ». Ce terme s’emploie chez Homère pour désigner un dieu que l’on ne veut pas ou que l’on ne peut pas nommer, d’où les sens de divinité mais aussi de destin.

    L’étymologie de daimon est dérivée de daiô, « diviser, partager », ou, selon d’autres sources, de daô, daènai, « enseigner, connaître, savoir ». Chantraine donne à daimon la même étymologie que daiomai, avec le sens de « puissance qui attribue », d’où « divinité, destin. »

    Notons encore la grande antiquité de l’adjectif daimonios: « qui agit en suivant l’avertissement d’un daimon, qui a un rapport avec un daimon, qui est possédé d’un dieu ».

    E.R. Dodds, dans Les Grecs et l’irrationnel, distingue nettement ces deux genres d’expérience religieuse, qu’il attribue respectivement aux cultes dionysiaques et apolliniens, pour les opposer: « Les deux grandes techniques dionysiaques — l’usage du vin et celui de la danse religieuse — ne jouent absolument aucun rôle dans la production de l’extase apollinienne. »i

    Mais à y regarder de plus près, le culte d’Apollon (censé être « extatique ») pouvait aussi relever de la « possession ». La Pythie de Delphes devenait en effet entheos, pleine du Dieu: le dieu entrait en elle et se servait de ses organes vocaux comme s’ils étaient les siens: les discours delphiques d’Apollon sont toujours mis à la première personne, jamais à la troisième, souligne Dodds.

    Réciproquement, les « enthousiasmes » dionysiens vont jusqu’à l’ômophagos charis, la manducation (homophagie) du Dieu. Dionysos est appelé Lusios, le « Libérateur ». Le but ultime de son culte était précisément d’atteindre ainsi l’ekstasis par sa dévoration.

    Malgré ces similarités, empiétements et chevauchements, il importe de distinguer la doctrine de la « possession »où le Dieu joue le rôle essentiel et la doctrine « chamaniste » de l’extase, selon laquelle toute « folie » prophétique ou poétique reste due à une faculté innée de l’âme elle-même.ii

    Le poète ne demande pas à être « possédé » ou à tomber en « extase »: il désire seulement servir d’interprète à la Muse, il désire recevoir d’elle une connaissance supranormale, sans être « possédé »par elle.

    Démocrite soutient que les meilleurs poèmes sont composés « avec inspiration et un souffle saint »iii et que la poésie est « une révélation à côté et au-dessus de la raison ».iv

    Pindare évoque le moment où, dans l’immédiate proximité de la mort, subsiste encore en l’homme une « image de la vie » (aiônos eidôlon), une image qui est « vivante » et « qui vient des dieux »:

    « Le corps de chaque homme subit l’appel de la mort qui a toute maîtrise; mais une image de la vie subsiste encore, vivante, car cela seul vient des dieux. Elle sommeille quand les membres sont actifs; mais quand l’homme dort, elle montre souvent, dans les rêves, quelque décision de joie ou d’adversité à venir. »v

    Platon explore aussi, dans ce sens, ce qui se passe aux confins de la mort: « Nombre de cultes ont été, et continueront à être fondés par suite de rencontres en rêve d’êtres surnaturels, de présages, d’oracles, et par suite de visions au moment de la mort. »vi

    Il faut prendre les poètes au mot. Loin de divaguer, ils sont des témoins de premier ordre, des témoins de visu:

    « Lorsque Hésiode nous dit que les Muses lui parlèrent sur l’Hélicon (Théog.22), ce n’est pas une allégorie, ni une tournure poétique, mais bien un effort pour exprimer une expérience authentique sous une forme littéraire. En outre nous pouvons raisonnablement accepter comme historiques la vision de Pan qu’eut Philippide avant la bataille de Marathon, vision dont le résultat fut l’établissement d’un culte de Pan à Athènes, et peut-être la vision qu’eut Pindare de la Mère des Dieuxvii sous l’apparence d’une statue de pierre. »viii

    De même, on peut évoquer la rencontre de Pindare avec Alcméon sur la route de Delphesix:

    « Et moi je jette aussi avec joie des couronnes sur Alcméon, et je l’arrose de mes hymnes. Car il habite près de moi, il veille sur mes biens, il s’est montré à moi lorsque j’allais vers le centre illustre du monde, et s’est livré à l’art de prédire, héréditaire dans sa famille.

    Ἀλκμᾶνα στεφάνοισι βάλλω, ῥαίνω δὲ καὶ ὕμνῳ,
    γείτων ὅτι μοι καὶ κτεάνων φύλαξ ἐμῶν
    ὑπάντασεν ἰόντι γᾶς ὀμφαλὸν παρ᾽ ἀοίδιμον,
    μαντευμάτων τ᾽ ἐφάψατο συγγόνοισι τέχναις.

    D’où vient cette puissance chamanique de l’âme?

    Xénophon propose cette explication: « C’est dans le sommeil que l’âme (psychê) montre le mieux sa nature divine; dans le sommeil elle jouit d’une certaine prescience intuitive; et cela, semble-t-il, parce que dans le sommeil, elle est plus libre. »x Il soutient ensuite que, dans la mort, il faut s’attendre à ce qu’elle soit encore plus libre, car la psychê est le soi vivant.

    Au 5ème siècle av. J.-C., le mot psychê a pu avoir « quelque vague relent de l’insondable et de l’inquiétant, mais ce qui est certain, c’est qu’il n’avait assurément pas le moindre soupçon d’acception métaphysique. L’âme n’était pas du tout prisonnière récalcitrante du corps; c’était la vie ou l’esprit du corps, et elle s’y trouvait parfaitement à l’aise. C’est ici que la nouvelle structure religieuse apporta sa contribution décisive: en attribuant à l’homme un soi occulte d’origine divine, et en opposant ainsi le corps et l’âme, elle introduisit dans la culture européenne une nouvelle interprétation de l’existence humaine, l’interprétation qu’on appelle puritaine. »xi

    Pour Pindare et Xénophon, la psychê est plus active quand le corps est endormi, ou même, comme le souligne Aristote, quand il est à l’article de la mort.

    Bien loin d’être nées dans la Grèce ancienne, de telles croyances faisaient déjà partie intégrante, depuis des milliers d’années, de la culture chamanique (mondiale). Ces idées ont pu pénétrer par le nord de la Grèce au 5ème siècle av. J.-C., sans doute suite à l’influence du chamanisme sibérien.

    Mircea Eliade, qui a consacré au chamanisme une étude qui fait toujours référence, montre que le chaman passe à volonté dans un état de dissociation mentale susceptible de le conduire à une « sortie » hors de son corps. Dans cet état « extatique » (au sens propre), il n’est pas « possédé » par un esprit étranger. C’est son âme même, parfaitement « consciente », qui réussit à quitter le corps et à voyager vers le « haut », vers le monde des esprits, puis vers le monde ineffable des Dieux.

    Ce monde est habituellement jugé inaccessible (ou bien considéré comme totalement inexistant, et comme pure fabulation) par le commun des mortels, du moins par tous ceux qui n’ont absolument aucune idée de la réalité et de la vérité de l’expérience chamanique.

    Pourtant, c’est l’expérience spirituelle la plus ancienne — et la moins dogmatique — de toute l’histoire de l’humanité, et elle continue d’ailleurs de produire des initiés aujourd’hui encore, dans toutes les parties de la Terre.

    L’expérience religieuse du type chamanique n’est pas collective, elle est essentiellement individuelle; aussi pouvait-elle trancher radicalement dans la Grèce ancienne avec les extases collectives des bacchanales dionysiaques, et avec leur sanglantes conséquences.

    L’influence du chamanisme fut si importante dans la civilisation grecque que Dodds a pu désigner Pythagore comme « le plus grand chaman grec ».

    Empédocle, qui fut son disciple, disait pour sa part que Pythagore avait accumulé sa sagesse au cours de ses dix ou vingt vies précédentes.

    Mais cette croyance affichée en la métempsycose n’était pas le plus important.

    Il y avait plus à dire.

    Pythagore affirmait à ses disciples, non seulement qu’ils revivraient, mais qu’ils deviendraient des « dieux » (daimon).xii

    Empédocle, dans le fragment 23, rappelle à son interlocuteur, comme s’il s’agissait d’une évidence tangible et d’un fait absolument indéniable: « tu as entendu le récit d’une déesse » – (la Muse).

    Et dans le fragment 15, Empédocle évoque avec une sorte d’ironie métaphysique « ce que les gens appellent la vie », pour lui opposer l’idée d’ une vie plus vraie, plus réelle, qui se tient en dehors de cette vie, — avant la naissance et après la mort.

    Pythagore et Empédocle, « chamans grecs », croyaient à la réincarnation, à la métempsycose.

    Mais pouvaient-ils expliquer le malheur du monde et la souffrance des hommes?

    C’est Hippodamas qui fut le premier Grec à s’exclamer:

    « D’où est venue l’humanité, et d’où vient sa méchanceté? » xiii

    Pourquoi les dieux toléraient-ils tant de malheurs humains, et surtout la souffrance, imméritée, des innocents ?

    Selon la théorie de la réincarnation aucune âme humaine n’est innocente.

    Le corps (soma) est comparé au tombeau (sêma) dans lequel gît la psychê morte, dans l’attente de sa résurrection à la vraie vie, — qui est une vie sans le corps.

    On en induit que cette psychê n’est pas ce qui incarne le divin en l’homme.

    Cette essence divine, ce « Soi » qui persiste à travers les réincarnations successives, Empédocle l’appelle « daimôn » (« puissance divine »), et non pas « psychê« .

    La fonction de ce daimôn est d’incarner la divinité (en puissance) de l’individu.

    De même que dans de nombreux endroits de la Terre, l’on voit des signes irréfutables de l’accumulation de couches géologiques et de la profondeur des âges, l’âme de l’homme aussi est un mille-feuilles, stratifié en couches de croyances et d’inconscients archi-millénaires.

    Et quoi de plus propice à la métaphore des « couches géologiques » qu’un récit des origines?

    Pausanias (2ème siècle av. J.-C.) a repris le récit d’Onomacrite (6ème siècle av. J.-C.) selon lequel les méchants Titans s’emparèrent de Dionysos nouveau-né, le déchirèrent, le rôtirent, le mangèrent. Ils furent alors « foudroyés » par Zeus. De leur restes encore fumants surgit la race humaine. Celle-ci est donc issue à la fois de la chair brûlée des Titans, mais aussi d’un peu de la chair (mangée) de Dionysos, et de son âme divine, qui perdure encore en eux comme un Soi divin, caché.

    Dans le Ménon, Platon, citant Pindare, fait allusion au « prix d’un grief ancien » et à la responsabilité des hommes dans la mort de Dionysos.

    Comment ne pas voir que s’accumulent dans ce mythe toujours vivant les couches de divinité, de méchanceté, de culpabilité et d’humanité?

    Les Upanishads, la religion mosaïque (telle que réinterprétée par Freud), tout comme la théologie chrétienne, trouvent le moyen de concilier la culpabilité héréditaire et collective de l’humanité entière, et la responsabilité morale individuelle.

    Le mythe des Titans mêle géologiquement la chair brûlée et le Dieu vivant, la faute et le salut, la méchanceté et l’humanité, le sentiment « apollinien » d’un divin immensément éloigné et le sentiment « dionysiaque » de son identité avec le Soi de chaque homme.

    Aristote suggère qu’Hermotime fut sans doute le premier philosophe, avant même Anaxagore, à affirmer le rôle de l’Esprit, du Noûs. comme créateur de l’univers. Mais il ajoute que c’est un poète, Hésiode, qui les a en réalité précédés dans cette intuition des origines:

    « Une intelligence est la cause de l’arrangement et de l’ordre de l’univers (…) Nous savons avec certitude qu’Anaxagore entra le premier dans ce point de vue; avant lui Hermotime de Clazomène paraît l’avoir soupçonné. Ces nouveaux philosophes érigèrent en même temps cette cause de l’ordre en principe des êtres, principe doué de la vertu d’imprimer le mouvement. On pourrait dire qu’avant eux Hésiode avait entrevu cette vérité, Hésiode ou quiconque a mis dans les êtres comme principe l’amour ou le désir, par exemple Parménide. Celui-ci dit en effet: « Il fit de l’amour le premier de tous les Dieux ».xiv

    Le poète Hésiode avait dit, bien avant que ne viennent le répéter les « prophètes » ou les « philosophes »:

    « Avant toutes choses était le chaos; ensuite, la terre au vaste sein… puis l’amour, le plus beau de tous les immortels. »

    iE.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977, p.76

    iiE.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977, p.78

    iiiDémocrite, fragments 17 et 18

    ivE.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977, p.90

    vPindare. Fragment 116B

    viPlaton, Epinomis 985c

    vii Pyth. 3.79

    viiiE.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977, p.122

    ixPindare. Pyth 8.59 Epistrophe 3

    xCité par E.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977, p.130

    xiE.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977, p.143-144

    xii Jamblique Vit. Pyth. 90-93, 140,147

    xiii Jamblique, Vit Pyth 82

    xivAristote, Met. 984b 19

    « L’Esprit souffle sur les ténèbres », révèle Sanchoniaton mille ans avant Abraham


     

    Les Phéniciens ont inventé l’alphabet, mais peuple concret, marchand et voyageur, ils ne nous ont laissé presque aucune trace écrite. Le seul monument écrit qu’ils nous ont légué est un fragment attribué à Sanchoniaton, qui était prêtre de Tyr, selon Philon de Byblos, son traducteur. Sanchoniaton a vécu avant la guerre de Troie, quelque 2000 ans avant J.-C.

    Ernest Renan propose pour étymologie du nom de Sanchoniaton le mot grec Σαγχων, « qui habite ». Comme, en copte ancien Koniath signifie la demeure sainte, ou encore l’endroit où sont déposés les archives, Sanchoniaton signifierait alors « celui qui habite avec le collège saint », ou encore « l’archiviste »…

    Le fragment de Sanchoniaton est particulièrement précieux, parce qu’il est l’un des rares témoignages qui nous restent d’une époque fabuleuse, où des esprits en recherche ont pu quelque peu converger, malgré leurs différences de culture et de langue, autour d’idées fortes.

    En ces temps-là, le Véda, l’Avesta, la Genèse, les théogonies d’Hésiode et celle de Sanchoniaton pouvaient apparaître comme des phases différentes et complémentaires d’une même histoire, celle de l’humanité, et non comme des revendications séparées de peuples recherchant une vaine prééminence originaire.

    Le « feu sacré » était universellement révéré chez les Égyptiens, les Grecs, les Hébreux, les Perses.  L’idée du Dieu Unique était présente chez les Hébreux, mais elle était aussi présente dans la religion orphique, dans le mazdéisme, dans la religion de la magie chaldaïque, et plus originairement encore, cette idée avait été perçue et clairement célébrée nommée dans le Veda et dans le Zend Avesta, plus d’un millénaire avant Abraham.

    Notons d’ailleurs que selon les recherches les plus récentes sur le terrain archéologique, tout porte à croire que le monothéisme ne s’est véritablement installé en Israël que vers la fin de la période monarchique, vers le 8ème siècle av. J.-C.

    Chez Homère, qui vivait lui aussi au 8ème siècle av. J.-C., plus de mille ans donc après Sanchoniaton, on retrouve des réminiscences de l’intuition universaliste du prêtre de Tyr. Les dieux abondent dans l’œuvre homérique, mais leur pluralité n’est qu’une apparence. Ce qu’il faut surtout comprendre, c’est que le Ciel et la Terre sont liés, et bien reliés. L’humain et le divin se confondent. Les hommes sont des descendants des dieux, et les héros sont faits de leur étoffe.

    Il y a d’autres traces encore de la mémoire longue de cette région du monde. Sous Ptolémée Philadelphe, Manéthou, un prêtre de Sébennytus, a compilé l’histoire des dynastie égyptiennes, et les fait remonter jusqu’à 3630 av. J.-C., en comptant trente et une, de Ménès à Alexandre. Champollion, d’après les indications recueillies dans les tombes de Thèbes, fait remonter à l’année 3285 av. J.-C. l’institution du calendrier égyptien de 365 jours. On peut estimer que les connaissances astronomiques de cette antique époque étaient donc déjà fort supérieures à celles des peuples nomades qui comptaient encore par mois lunaires.

    Mais revenons à notre phénicien de Tyr, Sanchoniaton, qui vivait il y a quatre mille ans. Il a laissé en héritage, pour les siècles, ce fragment décalé, renversant par avance quelques idées acquises, plus tardives. C’est à propos du dieu Thôt, qui sera identifié bien plus tard, à Hermès, Mercure, Idrîs et Henoch, d’autres noms pour le même « dieu ». Sanchoniaton l’appelle pour sa part Taut, et nous livre cette description succincte: « Taut excite au combat les Elohim, compagnons de El, en leur chantant des hymnes guerriers. »

    Sanchoniaton nous apprend aussi que Taut était fils de Misor, autrement dit Misr ou Misraïm, qui dénommaient les colonies égyptiennes de la Mer noire, dont la principale fut Colchis.

    Moreau de Jonnès explique que Taut (ou Thôt) a reçu aussi le nom de Mercure, Her-Koure, le Seigneur des Koures. « Ce nom dérive de Kour, le soleil. Les Courètes et les Coraïxites habitaient la Colchide. Le fleuve Kour, Dioscurias, le Gouriel rappellent cette dénomination générique. Her-Koure fut le Dieu des trafiquants et des navigateurs (emblème du poisson), ancêtres des phéniciens. Les Corybantes (Kouronbant) étaient selon Strabon originaires de la Colchide. »

    Entre parenthèses, la Colchide, aujourd’hui appelée Abkhazie, arrachée depuis peu à la Géorgie, et où fleurissent sur la côte de la mer Noire, les magnifiques villas des oligarques russes et des silovniki du FSB…

    Mais revenons à notre sujet. Eusèbe de Césarée rapporte que le début du Sanchoniaton a été traduit ainsi par Philon: « Il y avait au commencement du monde un air ténébreux et l’Esprit – ou le Souffle – ténébreux, et il y avait le Chaos troublé et plongé dans la nuit. »

    Ces mots qui évoquent étrangement les premiers versets de la Genèse ont été écrits presque mille ans avant Abraham.

    Revenons à l’essentiel. Qu’est-ce que le prêtre de Tyr nous dit? L’Esprit souffle sur les ténèbres, depuis le commencement du monde. Il s’oppose au Chaos et à la Nuit. Il est Lumière. C’est plutôt une bonne nouvelle, n’est-ce pas?