Du monde, ou de l’homme, on ne peut dire qu’ils soient réellement un. Leurs multiplicités internes ne leur tiennent pas lieu d’unité, sinon de façon purement verbale. L’un et l’autre sont assurément divers, divisés, mélangés, mixtes, indéfinis et indéfinissables. Mais cette division, cette mixité, cette indéfinition, sont relatives. Elles trouvent leurs limites, dans les formes, dans le temps et dans l’espace. L’homme, comme le monde, sont relativement indéfinis, mais absolument pas infinis.
Dans l’apparente profusion des étants et des instants qui composent la réalité, des formes de singularités émergent, pour un temps. Ici et là : des quarks étranges, des amas galactiques, des cailloux, des consciences…
Ces singularités, petites ou grandes, sont-elles des unités ? Pour le dire autrement, ces singularités sont-elles aussi ‘unes’ que Dieu est dit ‘un’ ?
Des foules affairées, inconscientes et composites (moléculaires, chromosomiques, microbiennes, neuronales, synaptiques, parasitaires) fourmillent à tout moment en tout homme. Qu’en subsistera-t-il à la fin? Si l’homme pense être un, la mort se charge toujours de mettre à l’épreuve ce sentiment douteux d’unité.
A l’inverse, si l’homme n’est pas un, s’il est autre qu’un, qu’est-il en réalité?
Plusieurs hypothèses valent d’être considérées : la diachronicité, la synchronicité et la distributivité.
L’homme, – un étant diachronique ?
La multiplicité immanente se révèle, sur les temps longs, par le cumul du bigarré, du bizarre et de l’inattendu. Ce que nous étions fœtus, le perdrons-nous agonisants, et mourants ? Ou ne le métamorphoserons-nous pas, plutôt ? La fleur de la jeunesse perd-elle inévitablement ses pétales et ses éclats dans les ombres de la maturité, ou dans la pénombre de la vieillesse, ou n’en révèle-t-elle pas plutôt de nouveaux, subtils, invisibles et irradiants parfums?
Changeons de métaphore.
Si l’homme était une sorte de vaste bibliothèque à la Borgès, quel ouvrage unique, singulier le résumerait-il alors le mieux ? Si un tel livre était impossible à trouver, ne pourrait-on le remplacer par quelques ‘bonnes feuilles’ éparses, extraites de livres divers ? Si cela était encore trop difficile à réaliser, ne pourrait-on se contenter d’une seule ligne, tirée d’un paragraphe oublié, ou même se suffire d’un seul mot, pour en exprimer enfin l’unité supposée, le sens essentiel ?
Si l’homme est bien diachronique, ce mot même devra bientôt changer. Comme tous les mots de passe.
L’homme, – un étant synchronique ?
Une courbe mathématique (infinie, continue et dérivable) peut se résumer par un seul de ses points, – à condition de lui adjoindre l’ensemble (lui-même infini) de ses dérivées en ce point.
De même, on pourrait supposer que l’être de l’homme pourrait se définir tout entier par tout instant t de sa vie, à condition que cet instant contienne aussi l’ensemble (apparemment infini) de ses virtualités en devenir. Toujours en épigenèse, l’homme n’est ni son cerveau, ni son estomac, ni sa rate, ni son pancréas, ni son cœur, ni son sang, ou son sexe, ni son âme même, ni sa mémoire, mais tout cela simultanément et en puissance.
Sa raison lui est sa route et sa ruse, son sang lui tient lieu de vie et de sens. Son âme l’anime, et par son esprit il s’élève, il voisine l’ivresse, loin de la mémoire. Dans sa lymphe baigne parfois la lumière de l’espoir. Sa salive noie les soleils du goût, son souffle tempère les crépuscules de la conscience.
Tout cela, bien serré, bien ficelé, bien intégré, ferait une sorte d’unité simultanée et même synchronique.
L’homme, – un étant distribué ?
Une hypothèse plus fantastique travaille parfois le ‘moi’ qui doute de lui-même. C’est l’idée que n’importe quel ‘moi’ pourrait se définir par l’ensemble des ‘tu’ rencontrés au long de sa vie, ainsi que par la somme de tous les ‘nous’ ressentis, des ‘vous’ désignés, et la foule anonyme des ‘elles’, des ‘ils’ et des ‘eux’ conçus de plus loin. Le ‘moi’ est seul, singulier, mais fait aussi de pluralités indissolubles, de variétés silencieuses, de multitudes extérieures, de sociétés entières, et d’histoires immémoriales.
Se distribuant ainsi dans ses apports et ses rapports passés, il se distribue aussi, en puissance, dans la somme de ses devenirs.
Que l’homme soit diachronique, synchronique ou distribué, ou bien tout cela simultanément, ou bien tout cela tour à tour, revient finalement au même. C’est la mort qui révèle au ‘moi’ ce qu’il est en réalité. Soit il n’est ‘rien’ au fond, vraiment ‘rien de rien’, absolu néant anéanti, nada, – soit il est encore quelque entité admise, après la mort, à continuer à être un autre ‘étant’ sous une forme inconnue, sublimée, de métempsycose, ou bien en tant que fine pointe, consciente, de son âme.
Ce sont, me semble-t-il, les trois seules possibilités : devenir rien, devenir un autre ou devenir le même (mais autrement).
Il ne sert à rien d’argumenter en cette matière, personne ne connaît le fin mot de l’histoire, mais nous le connaîtrons le moment venu. Ou, alors, nous ne le connaîtrons pas, si nous sommes ‘rien’.
Je conclurai sur une ouverture, avec le philosophe présocratique Gorgias :
« Être n’a rien de manifeste puisque cela n’apparaît pas. Paraître est faible, puisque cela ne réussit pas à être. »i
Pour le dire autrement, et pour mettre cette pensée ancienne dans une autre perspective : « La façon dont on a pensé Dieu pendant des siècles ne convainc plus personne ; si quelque chose est mort, ce ne peut être que la façon traditionnelle de le penser. Ce qui est bien mort, c’est la distinction fondamentale entre le domaine sensoriel et le domaine supra-sensoriel ».ii
Nietzsche, cité par Martin Heidegger (lui-même cité par Hannah Arendt) formule cette idée d’une manière un peu différente:
« La destruction du supra-sensible supprime également le purement sensible, et par là, la différence entre les deux. »iii
Dans les deux formulations, ce n’est pas la ‘mort’ ni la ‘destruction’ que je vois, mais bien la vie et l’union qui se dessinent.
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iDie Fragmente des Vorsokratiker. Vol. II, B 26. Hermann Diels et Walther Kranz, 1959.
iiHannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.28
iiiMartin Heidegger. Chemins qui ne mènent nulle part. Trad. W. Brokmeier. Paris 1962, p.173. Cité par Hannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.29
La conscience est capable de saisir des idées immatérielles, par exemple le principe de non-contradiction ou le concept d’attraction universelle. De cela peut-on déduire qu’elle est elle-même d’une nature immatérielle ?
Les matérialistes en doutent. La conscience n’est pas immatérielle, disent-ils, elle n’est que l’émanation matérielle de la substance matérielle de corps matériels.
Mais alors comment expliquer que des entités ‘matérielles’ soient capables de concevoir des abstractions pures, des ‘essences’, sans aucun lien avec le monde matériel ?
Comment une conscience seulement ‘matérielle’ pourrait-elle se lier et interagir avec l’infini des diverses natures qui composent le monde, et avec tous les êtres d’essences inconnues qui l’environnent ou le subsument?
Quelle pourrait être la nature des liaisons d’une conscience matérielle avec des natures, avec des êtres a priori sans aucun lien avec sa matière propre?
En particulier, comment une conscience matérielle interagirait-elle effectivement avec d’autres consciences, d’autres esprits ?
Peut-on concevoir qu’elle puisse se lier (matériellement?) avec les êtres existant en acte ou en puissance de par le monde, et qu’elle puisse en pénétrer (matériellement?) l’intelligibilité?
Toutes ces questions ont été traitées par Kant dans un petit ouvrage, au style enlevé, Rêves d’un homme qui voit des esprits.i
Il y affirme que la conscience (qu’il appelle ‘âme’) est immatérielle, – tout comme d’ailleurs est immatériel ce qu’il appelle le ‘monde intelligible’ (mundus intelligibilis), le monde des idées et des pensées.
Ce ‘monde intelligible’ est le ‘lieu’ propre du moi pensant, parce que celui-ci peut s’y rendre à volonté, en se détachant du monde matériel, sensible.
Kant affirme aussi que la conscience de l’homme, bien qu’immatérielle, peut être liée à un corps, le corps du moi, ce corps dont elle reçoit les impressions et les sensations matérielles des organes qui le composent.
La conscience participe donc de deux mondes, le monde matériel (sensible) et le monde immatériel (intelligible), – le monde du visible et celui de l’invisible.
Kant souligne que la représentation que la conscience a d’elle-même d’être un esprit (Geist), par une sorte d’intuition immatérielle, lorsqu’elle se considère dans ses rapports avec d’autres consciences, est toute différente de la représentation qu’elle a lorsqu’elle se voit comme attachée à un corps.
Dans les deux cas, c’est sans doute le même sujet qui appartient en même temps au monde sensible et au monde intelligible ; mais ce n’est pas la même personne, parce que les représentations du monde sensible n’ont rien de commun avec les représentations du monde intelligible.
Ce que je pense de moi, comme être vivant, sentant, charnel, ne se situe pas sur le même plan, et n’a rien à voir avec ma représentation comme (pure) conscience.
A l’inverse, les représentations que je peux tenir du monde intelligible, si claires et si intuitives qu’elles puissent être, ne suffisent pas pour me faire une représentation de ma conscience en tant qu’être humain.
La représentation de soi comme (pure) conscience, peut être acquise dans une certaine mesure par le raisonnement ou par induction, mais elle n’est pas naturellement une notion intuitive, et elle ne s’obtient pas par l’expérience.ii
La conscience appartient bien à un seul « sujet », qui participe à la fois au « monde sensible » et au « monde intelligible », mais elle est aussi double, elle n’est pas la même entité, elle n’est pas « la même personne » quand elle se représente comme (pure) « conscience» ou quand elle se représente comme « attachée à un corps (humain) ».
Le fait qu’elle ne soit pas « la même » dans ces deux cas, implique sa dualité inhérente, profonde, son être double.
Kant introduit explicitement pour la première fois l’expression « dualité de la personne » (ou encore « dualité de l’âme par rapport au corps »), dans une note annexeiii.
Cette dualité peut être inférée de l’observation suivante.
Certains philosophes croient pouvoir se rapporter à l’état de profond sommeil quand ils veulent prouver la réalité de « représentations obscures » (ou inconscientes), quoiqu’on ne puisse rien affirmer à cet égard, sinon qu’au réveil nous ne nous rappelons aucune de ces représentations obscures que nous avons peut-être pu avoir dans le sommeil le plus profond.
Nous pouvons seulement observer qu’elles ne sont plus clairement représentées au réveil, mais non pas qu’elles fussent réellement « obscures » quand nous dormions.
Par exemple, nous pourrions volontiers penser qu’elles étaient plus claires et plus étendues que les représentations les plus claires mêmes que nous avons lors de l’état de veille.
C’est en effet ce que l’on pourrait attendre de la conscience, quand elle est parfaitement dans le repos, et séparée des sens extérieurs, conclut Kant.
Hannah Arendt a trouvé cette note « bizarre »iv, sans d’ailleurs expliciter ce jugement tranchant.
Peut-être est-il en effet « bizarre » d’affirmer que la conscience pense de façon plus claire et plus étendue dans le sommeil profond, et qu’elle s’y révèle alors plus ‘active’ qu’à l’état de veille ?
Ou bien semble-t-il « bizarre » de présenter la conscience non comme ‘une’, mais comme ‘double’, cette dualité impliquant une contradiction avec l’idée unifiée que la conscience pourrait a priori se faire de sa propre nature ?
La conscience sent l’unité intrinsèque qu’elle possède comme ‘sujet’, et elle se ressent aussi en tant que ‘personne’, dotée d’une double perspective, l’une sensible et l’autre intelligible. Il peut donc paraître « bizarre » que l’âme se pense à la fois une et double, – ‘une’ (comme sujet) et ‘double’ (comme personne).
Cette dualité intrinsèque provoque une distance de la conscience par-devers elle, ou bien un écart intérieur en elle-même. Elle témoigne d’une béance entre l’état de ‘veille’ (où se révèle le sentiment de la dualité) et l’état de ‘sommeil profond’, où le sentiment de la dualité s’évapore, et révèle alors la véritable nature de la conscience.
Pour conjurer cette « bizarrerie », Hannah Arendt a proposé une explication, ou plutôt une paraphrase de la note de Kant.
« Kant compare l’état du moi pensant à un sommeil profond où les sens sont au repos complet. Il lui semble que, pendant le sommeil les idées ‘ont pu être plus claires et plus étendues que les plus claires de l’état de veille’, justement parce que ‘la sensation du corps de l’homme n’y a pas été englobée’. Et au réveil, il ne nous reste rien de ces idées. »v
Ce qui semble « bizarre », comprend-on alors, c’est qu’après que la conscience a été exposée à des idées « claires et étendues », plus rien de tout cela ne lui reste au réveil. Le réveil efface toutes traces de l’activité de la conscience (ou de l’ ‘âme’) dans le sommeil profond du corps.
Même s’il ne reste rien, il reste au moins le souvenir d’une activité immatérielle, qui, à la différence des activités dans le monde matériel, ne se heurte à aucune résistance, à aucune inertie. Il reste aussi le souvenir obscur de ce qui fut alors clair et intense… Il reste la mémoire (confuse) d’avoir éprouvé un sentiment de liberté totale de la pensée, délivrée de toutes contingences.
Tous ces souvenirs ne s’oublient pas, même si les idées alors conçues, quant à elles, semblent nous échapper.
Il est possible de conjecturer que l’accumulation de ce genre de souvenirs, de ces sortes d’expériences, finisse par renforcer l’idée de l’existence d’une conscience indépendante (du corps). Par extension, et par analogie, ces souvenirs et ces expériences du sommeil profond constituent en tant que tels une expérience de ‘spiritualité’, et renforcent l’idée d’un monde des esprits, d’un monde « intelligible », séparé du monde matériel.
La conscience (ou l’esprit) qui prend conscience de son pouvoir de penser ‘clairement’ (pendant le sommeil obscur du corps) commence aussi à se penser comme pouvant se mettre à distance du monde qui l’entoure, et de la matière qui le constitue. Mais son pouvoir de penser ‘clairement’ ne lui permet pas cependant de sortir de ce monde, ni de le transcender (puisque toujours le réveil advient, – et avec lui l’oubli des pensées ‘claires’ du sommeil profond).
Qu’apporte à la conscience ce sentiment de distance vis-à-vis du monde ?
La conscience voit bien que la réalité est tissée d’apparences (et d’illusions). Malgré la profusion même de ces apparences (et de ces ‘illusions’), la réalité reste paradoxalement stable, elle se prolonge sans cesse, elle dure en tout cas assez longtemps pour que nous soyons amenés à la reconnaître non comme une illusion totale, mais comme un objet, et même l’objet par excellence, offert à notre regard de sujets conscients.
Si l’on ne se sent pas en mesure de considérer la réalité comme objet, on peut du moins être inclinés à la considérer comme un état, durable, imposant son évidence, à la différence de l’autre monde, le ‘monde intelligible’, dont l’existence même est toujours nimbée de doute, d’improbabilité (puisque son royaume ne s’atteint que dans la nuit du sommeil profond).
Comme sujets, nous exigeons en face de nous de véritables objets, non des chimères, ou des conjectures, – d’où l’insigne avantage donné au monde sensible.
La phénoménologie enseigne que l’existence d’un sujet implique nécessairement celle d’un objet. L’objet est ce dans quoi s’incarne l’intention, la volonté et la conscience du sujet. Les deux sont liés.
L’objet (de l’intention) nourrit la conscience, plus que la conscience ne peut se nourrir elle-même, – l’objet constitue en fin de compte la subjectivité même du sujet, se présentant à son attention, et s’instituant même comme son intention consciente.
Sans conscience, il ne peut y avoir ni projet ni objet. Sans objet, il ne peut y avoir de conscience.
Tout sujet (toute conscience) porte des intentions qui se fixent sur des objets ; de même les objets (ou les ‘phénomènes’) qui apparaissent dans le monde révèlent par là même l’existence de sujets dotés d’intentionnalités, par et pour lesquels les objets prennent sens.
De cela on peut tirer une conséquence profonde, inattendue.
Nous sommes des sujets, et nous ‘apparaissons’, dès le commencement de notre vie, dans un monde de phénomènes. Certains de ces phénomènes se trouvent être aussi des sujets. Nous apprenons alors peu à peu à distinguer les phénomènes qui ne sont que des phénomènes (exigeant des sujets pour apparaître), et les phénomènes qui finissent par se révéler à nous comme étant non pas seulement des phénomènes, dont nous serions les spectateurs, mais comme d’autres sujets, et même des sujets ‘autres’, des sujets dont la conscience peut être conjecturée comme ‘tout autre’.
La réalité du monde des phénomènes est donc liée à la subjectivité de multiples sujets, et d’innombrables formes de consciences, qui sont à la fois des phénomènes et des sujets.
Le monde représente un ‘phénomène total’, dont l’existence même exige au moins un Sujet, ou une Conscience, qui ne soit pas seulement un ‘phénomène’.
Dit autrement, – si, par une expérience de pensée, l’on supposait l’absence de toute conscience, l’inexistence de tout sujet, lors de ce que furent les états originaires du monde, devrait-on nécessairement conclure à l’inexistence du monde ‘phénoménal’ dans ce temps de ‘genèse’?
Sans doute. Le monde ‘phénoménal’ n’existerait pas alors, en tant que ‘phénomène,’ puisque aucun sujet, aucune conscience ne serait en mesure de l’observer.
Une autre conjecture est encore possible.
Peut-être existerait-il alors, en ce temps de ‘genèse’, des sujets (ou des consciences) faisant partie d’un autre monde, un monde non ‘phénoménal’, un monde ‘nouménal’, le « monde intelligible » évoqué par Kant ?
Comme l’on ne peut douter que le monde et la réalité commencèrent d’exister bien avant que tout sujet humain n’apparaisse, il faut en conclure que d’autres sortes de consciences, d’autres genres de ‘sujets’ existaient déjà alors, pour qui le monde à l’état de phénomène, total et inchoatif, constituait un ‘objet’ et incarnait une ‘intention’.
En ce cas, et dès sa genèse, le monde a toujours déjà été un objet de subjectivité, d’‘intentionnalité’, de ‘désir’.
Il reste à tenter d’imaginer pour quels sujets, pour quelles consciences, le monde naissant pouvait alors se dévoiler comme objet et comme phénomène.
On peut même faire l’hypothèse que cette subjectivité primale, dotée de son ‘intentionnalité’, de son ‘désir’, a pré-existé à l’apparition du monde des phénomènes, sous la forme d’une puissance originaire de vouloir, de désirer, et de penser.
De cette puissance ancienne, l’homme garde la trace ‘mystérieuse’, en tant qu’il est ‘pensée faite chair’.
« Pour le philosophe, qui s’exprime sur l’expérience du moi pensant, l’homme est, tout naturellement, non seulement le verbe, mais la pensée faite chair ; l’incarnation toujours mystérieuse, jamais pleinement élucidée, de l’aptitude à penser. »vi
Pourquoi cette incarnation est-elle ‘mystérieuse’ ?
Parce que personne ne sait d’où vient la conscience qui pense, et encore moins ne devine la multiplicité des formes qu’elle a prises dans l’univers, depuis l’origine, et qu’elle pourrait encore prendre dans l’avenir.
Puisque nous n’avons d’autre guide dans toute cette recherche que la conscience elle-même, il faut y revenir à nouveau, sans cesse.
Toute conscience est singulière parce qu’elle recrée (à sa façon) les conditions de la liberté originelle de l’esprit. Cette liberté n’était pas seulement celle du premier homme, mais aussi de tout ce qui l’a précédé, et de tout ce qui était, avant lui, non-humain.
« Pendant qu’un homme se laisse aller à simplement penser, à n’importe quoi d’ailleurs, il vit totalement dans le singulier, c’est-à-dire dans une solitude complète, comme si la Terre était peuplée d’un Homme et non pas d’hommes. »vii
Le penseur solitaire recrée à sa façon la solitude absolue du premier Homme, du premier Penseur.
Quel était ce premier Homme ? Le dénommé Adam? Puruṣa ? Un Esprit primal, originaire, créant en le pensant l’objet vivant de sa vivante pensée, et créant aussi par conséquent les conditions d’engendrement d’une multitude vivante d’idées (et d’esprits) autres?
On doit à Parménide et Platon, penseurs des premières profondeurs, d’avoir célébré quelques esprits primordiaux, parmi les plus anciens dont le monde a gardé mémoire. Ils ont cité admirativement ces sages qui ont vécu bien avant eux de « la vie de l’intelligence et de la sagesse », cette vie du Noûs et de la Sophia, que, parmi les hommes, tous ne connaissent pas, mais que tous peuvent désirer vouloir connaître.
L’intelligence et la sagesse « vivent » en effet, au sens propre, car elles vivent de la vie de l’Esprit, cet Esprit qui vit et qui règne.
Dès l’origine, affirme Socrate, l’Esprit, le Noûs, a été le «Roi du ciel et de la terre » : νοῦς ἐστι βασιλεὺς ἡμῖν οὐρανοῦ τε καὶ γῆς viii.
Le Siracide s’accorde en ceci avec Socrate, et remonte plus haut même.
« La Sagesse a été créée avant toutes choses, et la lumière de l’intelligence dès l’éternité ».ix
Paradoxalement, cette idée ancienne, grecque autant qu’hébraïque, semble de nos jours appartenir à ces « secrets encore enfouis dans les sombres profondeurs ».x
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iKant. Rêves d’un homme qui voit des esprits, – expliqués par des rêves de la métaphysique. (1766). Trad. J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863
ii Cf. Kant. Rêves d’un homme qui voit des esprits, – expliqués par des rêves de la métaphysique. (1766). Trad. J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863, p.27
iiiDans une note annexe à son livre, Rêves d’un homme qui voit des esprits, – expliqués par des rêves de la métaphysique.
ivH. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.68-69
La conscience est capable de saisir des idées immatérielles (par exemple le principe de non-contradiction ou l’idée de l’attraction universelle). Cela suffit-il à en induire qu’elle est elle-même immatérielle ?
Si la conscience n’est pas immatérielle, n’est-elle qu’une émanation matérielle de corps eux-mêmes matériels ?
Mais alors comment expliquer que ces entités matérielles soient capables de concevoir des abstractions pures, des ‘essences’, sans aucun lien avec le monde matériel ?
Et comment la conscience se lie-t-elle ou interagit-elle avec les diverses natures qui composent le monde, et avec les différents êtres qui l’environnent ?
Quelle est la nature de ses liaisons avec ces natures, avec ces êtres?
En particulier, comment la conscience interagit-elle avec d’autres consciences, d’autres esprits ? Peut-on concevoir qu’elle puisse se lier avec d’autres êtres ‘intelligibles’ existant en acte ou en puissance de par le monde?
Ces questions délicates ont été traitées par Kant dans un petit ouvrage, au style enlevé, Rêves d’un homme qui voit des esprits.ii
Il y affirme que la conscience (il l’appelle l’‘âme’) est immatérielle, – tout comme d’ailleurs est immatériel ce qu’il appelle le ‘monde intelligible’ (mundus intelligibilis), le monde des idées et des pensées.
Ce ‘monde intelligible’ est le ‘lieu’ propre du moi pensant, parce que celui-ci peut s’y rendre à volonté, en se détachant du monde matériel, sensible.
Il y affirme aussi que la conscience de l’homme, bien qu’immatérielle, peut être liée à un corps, le corps du moi, un corps dont elle reçoit les impressions et les sensations matérielles des organes qui le composent.
La conscience participe donc de deux mondes, le monde matériel (sensible) et le monde immatériel (intelligible), – le monde du visible et celui de l’invisible.
On peut décrire ainsi cette double appartenance, d’après Kant :
La représentation que la conscience a d’elle-même d’être un esprit (Geist), par une sorte d’intuition immatérielle, lorsqu’elle se considère dans ses rapports avec d’autres consciences, est toute différente de celle qui a lieu lorsque la conscience se représente elle-même comme attachée à un corps.
Dans les deux cas, c’est sans doute le même sujet qui appartient en même temps au monde sensible et au monde intelligible ; mais ce n’est pas la même personne, parce que les représentations du monde sensible n’ont rien de commun avec les représentations du monde intelligible.
Ce que je pense de moi, comme être vivant, sentant, humain, n’a rien à voir avec ma représentation comme (pure) conscience.
Du reste, les représentations que je peux tenir du monde intelligible, si claires et si intuitives qu’elles puissent être, ne suffisent pas pour me faire une représentation de ma conscience en tant qu’être humain.
D’un autre côté, la représentation de soi-même comme conscience, peut être acquise dans une certaine mesure par le raisonnement ou par induction, mais elle n’est pas naturellement une notion intuitive, et elle ne s’obtient pas par l’expérience.iii
La conscience appartient bien à un « sujet », à la fois participant au « monde sensible » et au « monde intelligible », mais elle n’est pas « la même » (entité), elle n’est pas « la même personne » quand elle se représente comme « pure conscience» ou quand elle se représente comme « attachée à un corps (humain) ».
Le fait qu’elle ne soit pas « la même » dans ces deux cas, implique une dualité inhérente, profonde, de la conscience.
Dans une note annexeiv, Kant introduit explicitement pour la première fois l’expression « dualité de la personne » (ou « dualité de l’âme par rapport au corps »).
Cette dualité peut être inférée de l’observation suivante.
Certains philosophes croient pouvoir se rapporter à l’état de profond sommeil quand ils veulent prouver la réalité de « représentations obscures » (ou inconscientes), quoiqu’on ne puisse rien affirmer à cet égard, sinon qu’au réveil nous ne nous rappelons aucune de ces représentations obscures que nous avons peut-être pu avoir dans le sommeil le plus profond.
Nous pouvons seulement observer qu’elles ne sont plus clairement représentées au réveil, mais non pas qu’elles fussent réellement « obscures » quand nous dormions.
Par exemple, nous pourrions volontiers penser qu’elles étaient plus claires et plus étendues que les représentations les plus claires mêmes que nous avons lors de l’état de veille.
C’est en effet ce que l’on pourrait attendre de la conscience, quand elle est parfaitement dans le repos, et séparée des sens extérieurs.
Hannah Arendt a qualifié cette note de « bizarre »v, sans expliciter ce jugement.
Pourquoi « bizarre » ?
Plusieurs conjectures sont possibles.
Peut-être est-il « bizarre » de présenter la conscience comme pensant de façon plus claire et plus étendue dans le sommeil profond, se révélant dans cet état plus ‘active’ qu’à l’état de veille ?
Ou bien peut-il sembler « bizarre » à Arendt de présenter la conscience non comme ‘une’, mais comme ‘duelle’, cette dualité impliquant potentiellement une contradiction dans l’idée que la conscience se fait de sa propre nature ?
D’un côté, en effet, la conscience sent l’unité intrinsèque qu’elle possède comme ‘sujet’, et de l’autre elle se ressent en tant que ‘personne’, dotée d’une double perspective, l’une sensible et l’autre intelligible. Il pourrait paraître « bizarre » que l’âme se pense à la fois une et duelle, – ‘une’ (comme sujet) et ‘duelle’ (comme personne).
Cette dualité intrinsèque introduit une distance de la conscience par devers elle, un écart intérieur dans la conscience même, – une béance entre l’état de ‘veille’ (où se révèle la dualité) et l’état de ‘sommeil profond’ (où le sentiment de la dualité s’évapore, mais révèle alors, peut-être, la véritable nature de la conscience) ?
Hannah Arendt a proposé cette paraphrase de la note de Kant :
« Kant compare l’état du moi pensant à un sommeil profond où les sens sont au repos complet. Il lui semble que, pendant le sommeil les idées ‘ont pu être plus claires et plus étendues que les plus claires de l’état de veille’, justement parce que ‘la sensation du corps de l’homme n’y a pas été englobée’. Et au réveil, il ne nous reste rien de ces idées. »vi
Ce qui lui semble « bizarre », comprend-on alors, c’est qu’après avoir été exposée à des idées « claires et étendues », rien de tout cela ne reste, et que le réveil efface toutes traces de l’activité de la conscience (ou de l’ ‘âme’) dans le sommeil profond du corps.
Mais s’il ne reste rien, il reste au moins le souvenir d’une activité immatérielle, qui, à la différence des activités dans le monde matériel, ne se heurte à aucune résistance, à aucune inertie. Il reste aussi le souvenir obscur de ce qui fut alors clair et intense… Il reste le souvenir d’avoir éprouvé un sentiment de liberté totale de la pensée, délivrée de toutes contingences.
Tout cela ne s’oublie pas, même si les idées, elles, semblent nous échapper.
Il est possible aussi que l’accumulation de ce genre de souvenirs, de ces sortes d’expériences, finisse par renforcer l’idée même de l’existence d’une conscience indépendante (du corps). Par extension, et par analogie, tout cela constitue une expérience de ‘spiritualité’ en tant que telle, et renforce l’idée d’un monde des esprits, d’un monde « intelligible », séparé du monde matériel.
La conscience (ou l’esprit) qui prend conscience de son pouvoir de penser ‘clairement’ (pendant le sommeil obscur du corps) commence aussi à se penser comme pouvant se mettre à distance du monde qui l’entoure, et de la matière qui le constitue. Mais son pouvoir de penser ‘clairement’ ne lui permet pas cependant de sortir de ce monde, ni de le transcender (puisque toujours le réveil advient, – et avec lui l’oubli des pensées ‘claires’).
Qu’apporte à la conscience son sentiment de distance vis-à-vis du monde ?
La conscience voit bien que la réalité est tissée d’apparences (et d’illusions). Malgré la profusion même de ces apparences (et de ces ‘illusions’), la réalité reste paradoxalement stable, elle se prolonge sans cesse, elle dure en tout cas assez longtemps pour que nous soyons amenés à la reconnaître non comme une illusion totale, mais comme un objet, et même l’objet par excellence, offert à notre regard de sujets conscients.
Si l’on ne se sent pas en mesure de considérer la réalité comme objet, on peut du moins être inclinés à la considérer comme un état, durable, imposant son évidence, à la différence de l’autre monde, le ‘monde intelligible’, dont l’existence même est toujours nimbée de doute, d’improbabilité (puisque son royaume ne s’atteint que dans la nuit du sommeil profond).
Et, comme sujets, nous exigeons en face de nous de véritables objets, non des chimères, ou des conjectures, – d’où l’insigne avantage donné au monde sensible.
La phénoménologie en effet, enseigne que l’existence d’un sujet implique nécessairement celle d’un objet. Les deux sont liés. L’objet est ce dans quoi s’incarne l’intention, la volonté et la conscience du sujet.
L’objet (de l’intention) nourrit la conscience, plus que la conscience ne peut se nourrir elle-même, – l’objet constitue en fin de compte la subjectivité même du sujet, se présentant à son attention, et s’instituant même comme son intention consciente.
Sans conscience, il ne peut y avoir ni projet ni objet. Sans objet, il ne peut y avoir de conscience.
Tout sujet (toute conscience) porte des intentions qui se fixent sur des objets ; de même les objets (ou les ‘phénomènes’) qui apparaissent dans le monde révèlent, de ce fait, l’existence de sujets dotés d’intentionnalités, par et pour lesquels les objets prennent sens.
De cela on tire une conséquence profonde.
Nous sommes des sujets, et nous ‘apparaissons’, dès le commencement de notre vie, dans un monde de phénomènes. Certains de ces phénomènes se trouvent être aussi des sujets. Nous apprenons à distinguer les phénomènes qui ne sont que des phénomènes (exigeant des sujets pour apparaître), et les phénomènes qui finissent par se révéler à nous comme étant non pas seulement des phénomènes, dont nous serions les spectateurs, mais comme d’autres sujets, et même des sujets ‘autres’, des sujets dont la conscience peut être conjecturée comme ‘tout autre’.
La réalité du monde des phénomènes est donc liée à la subjectivité de multiples sujets, et d’innombrables formes de consciences, qui sont à la fois des phénomènes et des sujets.
Le monde total représente lui-même un ‘phénomène’ total, dont l’existence exige au moins un Sujet, ou une Conscience, qui ne soient pas eux-mêmes seulement des phénomènes.
Dit autrement, – si, par une expérience de pensée, l’on supposait l’absence de toute conscience, l’inexistence de tout sujet, lors de ce que furent les états originaires du monde, devrait-on nécessairement conclure alors à l’inexistence du monde ‘phénoménal’, en de telles circonstances, dans ces temps de ‘genèse’?
Le monde ‘phénoménal’ n’existerait pas alors, en tant que ‘phénomène,’ puisque aucun sujet, aucune conscience ne serait en mesure de l’observer.
Mais une autre hypothèse est encore possible.
Peut-être existerait-il des sujets (ou des consciences) faisant partie d’un autre monde, un monde non ‘phénoménal’, mais ‘nouménal’, le « monde intelligible », évoqué par Kant ?
Comme l’on ne peut douter que le monde et la réalité commencèrent d’exister bien avant que tout sujet humain n’apparaisse, il faut en conclure que d’autres sortes de consciences, d’autres genres de ‘sujets’ existaient aussi alors, pour qui le monde à l’état de phénomène inchoatif constituait déjà un ‘objet’ et une ‘intention’.
En ce cas, le monde a toujours déjà été un objet de subjectivité, d’‘intentionnalité’, de ‘désir’.
Il ne peut pas en être autrement. Il reste seulement à tenter d’imaginer pour quels sujets, pour quelles consciences, ce monde naissant pouvait se dévoiler comme objet, et comme phénomène.
On peut même faire l’hypothèse que cette subjectivité, cette intentionnalité, ce désir, cette pensée, ont pré-existé à l’apparition du monde des phénomènes, sous la forme d’une ‘aptitude à vouloir, à désirer, à penser’.
« Pour le philosophe, qui s’exprime sur l’expérience du moi pensant, l’homme est, tout naturellement, non seulement le verbe, mais la pensée faite chair ; l’incarnation toujours mystérieuse, jamais pleinement élucidée, de l’aptitude à penser. »vii
Pourquoi mystérieuse ?
Parce que personne ne sait d’où vient la conscience, ou la pensée, et encore moins ne devine seulement l’étendue de toutes les formes que la conscience, ou la pensée, a pris dans l’univers, depuis l’origine jusqu’à nos jours, et pourra prendre dans l’avenir.
Puisque nous n’avons d’autre guide dans toute cette recherche que la conscience elle-même, il faut y revenir encore.
Toute conscience est singulière parce qu’elle recrée (à sa façon) les conditions de la liberté originelle de l’esprit, avant même de ‘devenir chair’.
« Pendant qu’un homme se laisse aller à simplement penser, à n’importe quoi d’ailleurs, il vit totalement dans le singulier, c’est-à-dire dans une solitude complète, comme si la Terre était peuplée d’un Homme et non pas d’hommes. »viii
Le penseur solitaire recrée à sa façon la solitude absolue du premier Penseur.
Quel était ce premier Penseur, ce premier Homme ? L’Adam mythique ?
Ou bien était-il un Esprit qui pensa originellement, et par ce fait même, créa l’objet de Sa pensée ?
Parmi les ‘premiers Penseurs’ dont nous avons encore la trace, Parménide et Platon ont évoqué et mis au pinacle le petit nombre de ceux qui ont vécu de « la vie de l’intelligence et de la sagesse », qui ont vécu de cette vie que tous ne connaissent pas, mais que tous peuvent désirer vouloir connaître.
« La vie de l’intelligence et de la sagesse », c’est la vie de l’esprit (noos), la vie de la pensée même, dans sa plus haute liberté, dans son infinie puissance. Comme l’Intelligence, elle fut dès l’origine la « Reine du ciel et de la terre »ix
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iDi, quibus imperium est animarum, umbraeque silentes
et Chaos et Phlegethon, loca nocte tacentia late,
Sit mihi fas audita loqui, sit numine vestro,
pandere res alta terra et caligine mersas.
Enéide VI, 264-7
iiKant. Rêves d’un homme qui voit des esprits, – expliqués par des rêves de la métaphysique. (1766). Trad. J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863
iii Cf. Kant. Rêves d’un homme qui voit des esprits, – expliqués par des rêves de la métaphysique. (1766). Trad. J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863, p.27
Consciousness is capable of grasping immaterial ideas (e.g. the principle of non-contradiction or the idea of universal attraction). Is this enough to infer that she is herself immaterial?
If consciousness is not immaterial, is she only a material emanation of a body that is material?
But then how to explain that material entities are capable of conceiving supreme abstractions, pure essences, without any link with the material world?
And how do consciousness relate or interact with the various beings that make up the world, and that surround her?
What is the nature of her connections with these various beings?
In particular, how do consciousness interact with other consciousnesses, other spirits? Is it conceivable that consciousness can link with yet other kinds of ‘intelligible’ beings existing in act or in potency throughout the world ?
These delicate issues were addressed by Kant in a short, wittybook, Dreams of a Man Who Sees Spirits.ii
Kant affirmed that consciousness (he called her ‘the soul’) is immaterial, – just as what he called the ‘intelligible world’ (mundus intelligibilis), the world of ideas and thoughts, immaterial.
This ‘intelligible world’ is the proper ‘place’ of the thinking self, because consciousness can go there at will, detaching herself from the material, sensitive world.
Kant also affirmed that consciousness, although immaterial, is necessary linked to a body, the body of the self, a body from which she receives impressions and material sensations from the organs that compose it.
Consciousness thus participates in two worlds, the material and sensitive world and the immaterial and intelligible world, – the world of the visible, and the world of the invisible.
The representation that consciousness has of herself, by an immaterial intuition, when she considers herself in her relations with other consciousnesses, or beings of the same nature as herself, is quite different from that which takes place when she represents herself as being attached to a body.
In both cases, it is undoubtedly the same subject who belongs at the same time to the sensitive world and the intelligible world; but it is not the same person, because the representations of the sensible world have nothing in common with the representations of the intelligible world.
What I think of myself, as a living human, has nothing to do with the representation of myself as a (pure) consciousness.
Moreover, the representations that I may have of the intelligible world, however clear and intuitive they may be for me, are not at all indicative of the representation I have of myself as a consciousness.
On the other hand, the representation of myself as a consciousness may be somewhat acquired through reasoning or induction, but it is not a naturally intuitive notioniii.
Consciousness belongs indeed to a « subject », and as such is both participating to the « sensitive world » and to the « intelligible world », but she is not the same when she represents herself as a pure consciousness or when she represents herself as attached to a human body.
Not being the same implies an inherent and profound duality of consciousness.
It is Kant who first introduced the expression « duality of the person » (or « duality of the soul in relation to the body »), in a small note supplementing Dreams of a Man who sees Spirits.iv
This duality was induced from the following observation.
Many philosophers often refer to the state of deep sleep when they want to prove the reality of obscure representations, although nothing can be affirmed in this respect, except that on waking we do not clearly remember any of those ‘obscure representations’ we may have had in the deepest sleep.
We can only observe that they are not clearly represented on waking, but not that they were really ‘obscure’ when we were asleep.
For instance, one could readily assume that these representations were much clearer and more extensive than even the clearest ones in the waking state, – because ‘clarity’ is what can be expected from consciousness, in the perfect rest of the outer senses.
Hannah Arendt abruptly qualified these remarks from Kant as « bizarre »v without making her judgment explicit.
Why « bizarre »?
Several conjectures are possible.
Perhaps she thought that it was « bizarre » to present the soul as thinking more clearly and extensively in deep sleep, and as revealing more of herself in this state than in the waking state?
Or did it seem « bizarre » to Arendt that Kant presented the soul not as ‘one’ but as ‘dual’, this duality implying a contradiction with Arendt’s own idea of her nature?
On the one hand, the soul may feel the intrinsic unity she possesses as a ‘subject’, and on the other hand, she may feel herself as a ‘person’, endowed with a double perspective. It might then seem « bizarre » that the soul thinks of herself as both one and dual, – ‘one’ (as a subject) and ‘dual’ (as a person).
This intrinsic duality introduces a distance of the soul to herself, an inner gap in the consciousness herself, – a gap between the state of ‘waking’ (where her duality is somehow revealed) and the state of ‘deep sleep’ (where the feeling of duality evaporates, revealing then (perhaps) the true nature of the soul (or the consciousness)?
Hannah Arendt made only a brief paraphrase of Kant’s note:
« Kant compares the state of the thinking self to a deep sleep where the senses are at complete rest. It seems to him that during sleep the ideas ‘may have been clearer and more extensive than in the waking state’, precisely because ‘the sensation of the human body has not been included’. And when we wake up, we have none of these ideas left. » vi
What seems « bizarre » then, one may conjecture, is that after being exposed to « clear and extended » ideas, none of this remains, and the awakening erases all traces of the activity of the soul in the deep sleep of the body.
But if there is nothing left, at least there remains the memory of an immaterial activity, which, unlike activities in the material world, does not encounter any resistance, any inertia. There also remains the obscure memory of what were then clear and intense ideas… There remains the memory of having experienced a feeling of total freedom of thought, freed from all contingencies.
All this cannot be forgotten, even if the ideas themselves seem to escape us.
It is also possible that the accumulation of these kinds of memories, these kinds of experiences, may end up reinforcing the very idea of the existence of an independent soul (a consciousness independent from the body). By extension, and by analogy, all this constitutes an experience of ‘pure consciousness’ as such, and reinforces the idea of a world of spirits, an ‘intelligible’ world, separate from the material world.
The soul (the consciousness) that becomes aware of her power to think ‘clearly’ (during the deep sleep of the body) begins to think at a distance fromthe world around her, and from the matter that constitutes it.
This power to think ‘clearly’ at a distance does not however allow her to go out of this world, nor to transcend it (since always the awakening occurs, – and with it the forgetting of what were then ‘clear’ thoughts).
What then does this distance from the world bring to the consciousness ?
The consciousness sees that reality is woven of appearances (woven of ‘illusions’). However, in spite of the profusion of these ‘illusions’, reality remains stable, it is unceasingly prolonged, it lasts in any case long enough for us to be led to recognize it not just as an illusion, but as an object, the object par excellence, offered to our gaze, and consideration, as long as we are conscious subjects.
If one does not feel able to consider reality as an object, one can at least be inclined to consider it as a state, lasting, imposing its obviousness, unlike the other world, the ‘intelligible world’, – whose existence always raises doubts, and suspicions of improbability (since its kingdom is only reached in the night of deep sleep).
And, as subjects, we demand real objects in front of us, not chimeras, or conjectures, – hence the great advantage given to the sensitive world.
Phenomenology, in fact, also teaches that the existence of a subject necessarily implies that of an object. The two are linked. The object is what embodies the subject’s intention, will and consciousness.
The object (of the intention) nourishes the consciousness, more than the consciousness alone can nourish herself, – the object constitutes in the end the very subjectivity of the consciousness, presenting itself to her attention, and instituting itself as her intention.
If there is no consciousness, then there can be no project and no object. If there is no object, then there can be no consciousness.
All subjects (i.e. all beings with a consciousness) carry intentions that are fixed on objects; similarly, objects (or ‘phenomena’) that appear in the world reveal the existence of subjects with intentions, by and for which the objects make sense.
From this we may draw a profound consequence.
We are subjects, and we ‘appear’, from the beginning of our lives, in a world of phenomena. Some of these phenomena also happen to be subjects. We learn to distinguish between phenomena that are only phenomena (i.e. requiring subjects to appear), and phenomena that end up revealing themselves to us as being not only phenomena, of which we would be the spectators, but as other subjects, other consciousnesses.
The reality of the world of phenomena is thus linked to the subjectivity of multiple subjects, and countless forms of consciousness, which are both at once phenomena and subjects.
The total world is itself a ‘phenomenon’, whose existence requires at least one Subject, which is not a phenomenon, but a pure Consciousness.
To put it another way, – if, as a thought experience, one could suppose the absolute absence of any consciousness, the inexistence of any subject, for instance during originary states of the world, should one then necessarily conclude, in such circumstances, to the inexistence of the ‘phenomenal’ world in those early times?
The ‘phenomenal’ world would not then exist as a phenomenon, since no subject would be able to observe it, no consciousness would be conscious of it.
But another hypothesis would still be possible.
Perhaps might there exist subjects who are part of another world, a world that is not phenomenal, but ‘noumenal’, a.k.a. the « intelligible world » evoked by Kant?
Since there can be no doubt that the world and reality began to exist long before any human subject appeared on earth, one must conclude that other kinds of consciousness, other kinds of ‘subjects’ really existed then, for whom the world in the state of an inchoate phenomenon already already constituted an ‘object’ and an ‘intention’.
Then, we may infer that the world, at all time, has always been an object of ‘subjectivity’, of ‘intentionality’, of ‘desire’, for some sorts of consciousness.
It cannot be otherwise. We just have to try to figure out for which subjects, for which consciousnesses, this then nascent world could have been revealed as an object, as a phenomenon.
One can hypothesize that a primal subjectivity, intentionality, desire, pre-existed the appearance of the world of phenomena, in the form of a potential ‘aptitude to want, to desire, to think’.
« For the philosopher, who expresses himself on the experience of the thinking self, man is, quite naturally, not only the verb, but the thought made flesh; the always mysterious, never fully elucidated incarnation of the ability to think.»vii
Why ‘always mysterious’?
Because no one knows where thought comes from, and even less may guess the extent of all the forms that thought has taken in this universe, – from the ancient days of its beginning, to date, — and may still take. in the future.
Since we have no other guide in all this research than our own consciousness, we must get back to her again.
Every thought is singular, because with each she recreates (in her own symbolic way) the conditions of the original freedom of the spirit, even before ‘thought was made flesh’.
« While a man lets himself go to simply think, to think about anything, he lives totally in the singular, that is to say in complete solitude, as if the Earth was populated by one Man and not by men. »viii
The lone thinker recreates the absolute solitude of the first Thinker.
Who was this first Thinker? The mythical Adam? A Spirit who originally thought, and by this very fact, created the object of His thought?
Among the ‘first thinkers’ of whom we still have a trace, Parmenides and Plato evoked and pinned to the pinnacle the small number of those who live ‘the life of intelligence and wisdom’.
« The life of intelligence and wisdom » is the life of the spirit (noos), the life of thought herself, in her highest freedom, in her infinite potency. Like Intelligence, she was from the outset the « queen of heaven and earth »ix.
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i Di, quibus imperium est animarum, umbraeque silentes
and Chaos and Phlegethon, loca nocte tacentia late,
Sit mihi fas audita loqui, sit numine vestro,
pandere res alta terra and caligine mersas.
Aeneid VI, 264-7
iiKant. Dreams of a Man who sees Spirits, – Explained by Dreams of Metaphysics. (1766). Translated from German by J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863
iiiCf. Kant. Dreams of a Man who sees Spirits, – Explained by Dreams of Metaphysics. (1766). Translated from German by J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863, p.27
ivCf. Kant. Dreams of a Man who sees Spirits, – Explained by Dreams of Metaphysics. (1766). Translated from German by J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863, p.27
v H. Arendt. The Life of the Spirit. The Thought. The Will. Translation by Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.68-69
vi H. Arendt. The Life of the Spirit. The Thought. The Will. Translated by Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.68-69
vii H. Arendt. The Life of the Spirit. The Thought. The Will. Translated by Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.72
God indeed is one, – but His forces and His powers (i.e. His elohim and His sefirot) are more than multiple, according to the Jewish Kabbalah.
This idea unites without contradiction monotheistic and polytheistic intuitions.
In contrast, one cannot say that man is really one, – nor the world or the cosmos for that matter. But neither can we say that their abundant multiplicities are a substitute for unity.
Men and worlds are certainly diverse, divided, mixed, undefined and indefinable.
But this diversity, this division, this mixing, this indefinition, are relative. They find their limits, if only in time and space. Men, like worlds, are indefinite, but certainly not infinite.
In the apparent profusion of innumerable beings and the even more abundant moments that compose them, forms of singularities emerge, for a time. Here and there appear strange quarks, galactic clusters, people and consciousnesses…
But are these singularities units? To put it another way, are these singularities as ‘one’ as God is said to be ‘one’?
Busy, unconscious and composite crowds swarm at all times in every and each one man. They are molecular, chromosomal, microbial, neuronal, synaptic, parasitic crowds, you name it.
What will remain of them at the end of time?
If man thinks he will ever be one, death always takes charge, in the end, of testing this dubious sense of unitive dream.
Conversely, if man is not one, if he is other than one, what is he in reality?
Several hypotheses are worth considering.
Man is a diachronic being.
The immanent multiplicity is revealed, over long periods of time, by the accumulation of the diversity. What we were fetus, will we lose it as we die ? Or will we not rather summarize it?
Does the flower of youth lose only its petals and its radiance in the shadows of maturity, or in the night of agony, or does it not rather reveal its subtle, invisible and irradiant perfumes?
Let’s change metaphors.
If man was a kind of vast library, which book would summarize him best? Or could we only pick out a few scattered ‘good excerpts’? Or, even, shouldn’t we be satisfied with a single chosen line, at the corner of a forgotten paragraph, or a hallucinated word, to finally express his supposed unity, his only essential meaning?
2. Man is a synchronic being.
Just as a (infinite) mathematical curve can be summarized at each of its points by the (itself infinite) set of its derivatives, so one could suppose that at any moment of his life, the being of man could contain the (apparently infinite) set of his virtualities in the making. Always still in epigenesis, man is neither his sex nor his brain, neither his spleen nor his pancreas, neither his heart nor his blood, neither his very soul nor his faulty memory, but all this simultaneously.
Reason is road, cunning and cog, and blood is place and sense. The soul animates, and elevates, she borders on drunkenness, but often sleeps in the darkness of memories. In the lymph bathes the light of hope. Saliva drowns the suns of taste, the breath tempers the twilights of consciousness.
3. Man is a distributed (or swarming) being.
A more fantastic hypothesis assumes a ‘self’ which doubts itself. It is equivalent to the idea that any ‘I’ could be defined by the sum of all the ‘you’ encountered throughout life, as well as by the sum of all the ‘us’ felt, and even the anonymous crowd of all the ‘them’ surrounding the ‘I’, be they effective or only conceived. The human ‘I’ is still alone, singular, but mainly made of indissoluble pluralities, external multitudes, and produced by entire societies, and immemorial histories.
Whether man is diachronic, synchronic, distributed, swarming, or all of them in turn, or all of them simultaneously, winds down to being the same. It is at the time of death that the ‘I’ gets to know what he really is: either ‘nothing’, just ‘nothing’, or some entity allowed to continue ‘being’ in an yet unknown, sublimated form.
There is no point in arguing about this sort of conjecture, nobody knows the end of the story, but we will all know that end, when the evening comes.
To conclude with an opening, I would like to quote a fragment from the pre-Socratic philosopher Gorgias :
« There is nothing obvious about being because it doesn’t appear [dokein]. To appear is weak, since it does not succeed in being. »i
To put it another way, perhaps more clearly, and to fit this ancient and lively thought into a long perspective :
« The way in which God has been thought of for centuries no longer convinces anyone; if something is already dead, it can only be the traditional way of thinking about God. What is really dead is the fundamental distinction between the sensory domain and the supra-sensory domain. »ii
Really dead ?
Then we need to follow up with an essential intuition of Nietzsche, which Martin Heidegger (quoted by Hannah Arendt) re-ormulated as follows:
« The destruction of the supra-sensible also suppresses the purely sensible, and thus the difference between the two.»iii
If the supra-sensible and the sensible are, in the final analysis, no different, then there is also no essential difference between transcendence and immanence.
And, consequently, there is no essential difference between the Creator (either immanent or transcendant) and the Creation…
_____________________________
iDie Fragmente des Vorsokratiker. Vol. II, B 26. Hermann Diels and Walther Kranz, 1959. Quoted by Hannah Arendt. The life of the spirit. Thought. The will. Translated by Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.45
iiHannah Arendt. The life of the spirit. The thought. The will. Translation by Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.28
iiiMartin Heidegger. Paths that lead nowhere. Trad. W. Brokmeier. Paris 1962, p.173. Quoted by Hannah Arendt. The life of the spirit. Thought. The will. Translated by Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.29
Lorsque je pense à la façon dont je pense, je pense à cette nuit, à cette profondeur, à la brume et à la nature (illimitée) de ce qui pense en moi, ce principe vivant, cette ombre active qu’on appelle ‘âme’ (ou ‘esprit’).
Je pense aussi au fait que des âmes (ou les ‘esprits’) apparaissent dans un monde qui leur est étranger (parce que matériel), – et qu’elles y viennent déjà dotées d’une puissance de conscience, en mesure de s’interroger sur sa propre essence.
Les âmes et les esprits se révèlent capables de saisir des idées immatérielles (par exemple le principe de non-contradiction ou l’idée de l’attraction universelle). Cela suffit-il à en induire leur propre immatérialité ?
Si les âmes ne sont pas immatérielles, ne sont-elles que des émanations matérielles de corps eux-mêmes matériels ? Mais alors comment expliquer que ces entités matérielles soient capables de concevoir des abstractions pures, des essences, sans aucun lien avec le monde matériel ?
Autre question: comment les âmes se lient-elles ou interagissent-elles avec les diverses natures qui composent le monde, et avec les différents êtres qui les entourent ?
Quelle est la nature de leurs liaisons avec ces natures, avec ces êtres, si différents d’elles?
En particulier, comment les âmes interagissent-elles avec d’autres âmes, d’autres esprits ? Et peut-on concevoir qu’elles puissent se lier même avec d’autres’ êtres intelligibles’, existant en acte ou en puissance de par le monde?
Ces questions délicates ont été traitées par Kant dans un petit ouvrage, au style enlevé, Rêves d’un homme qui voit des esprits.ii
Il y affirme que l’âme est immatérielle, – tout comme d’ailleurs est immatériel ce qu’il appelle le ‘monde intelligible’ (mundus intelligibilis), le monde des idées et des pensées, – ce monde qui est comme le ‘lieu’ propre du moi pensant, parce que celui-ci peut s’y rendre à volonté, en se détachant du monde matériel, sensible.
Il y affirme aussi que l’âme de l’homme, bien qu’immatérielle, est liée à un corps, le corps du moi, un corps dont elle reçoit les impressions et les sensations matérielles des organes qui le composent.
L’âme participe donc de deux mondes, le monde matériel (sensible) et le monde immatériel (intelligible), le monde du visible et celui de l’invisible.
Il décrit ainsi cette double appartenance :
« Car la représentation que l’âme de l’homme a d’elle-même, comme d’un esprit (Geist), par une intuition immatérielle, lorsqu’elle se considère dans ses rapports avec les êtres de même nature qu’elle, est toute différente de celle qui a lieu par la conscience lorsqu’elle se représente comme homme à l’aide d’une image qui tire son origine de l’impression des organes corporels, image qui est représentée comme un rapport avec les choses matérielles seulement. C’est sans doute le même sujet qui appartient en même temps, comme membre de l’un et de l’autre, au monde sensible et au monde intelligible ; mais ce n’est pas la même personne, parce que les représentations de l’un de ces mondes, par suite de leur nature, n’ont rien de commun avec les idées qui accompagnent les représentations de l’autre monde, et qu’ainsi ce que je pense de moi, comme esprit, ne me revient pas en mémoire comme homme, et que réciproquement mon état d’homme n’est pour rien dans la représentation de moi-même comme esprit. Du reste, les représentations du monde spirituel, si claires et si intuitives qu’elles puissent êtreiii, ne suffisent pas pour en avoir conscience comme homme. D’un autre côté, la représentation de soi-même (c’est-à-dire de l’âme) comme esprit, est bien acquise par le raisonnement, mais elle n’est pour personne une notion intuitive et d’expérience »iv.
Il y a bien « un sujet », à la fois membre du « monde sensible » et du « monde intelligible », mais ce n’est pas « la même personne » qui se représente « comme esprit » ou « comme homme ».
Dans une note complétant ce texte, Kant introduit explicitement l’expression « dualité de la personne » (ou « dualité de l’âme par rapport au corps »):
« On peut expliquer par une certaine espèce de dualité personnelle, celle de l’âme même par rapport au corps. Certains philosophes croient, sans appréhender la moindre opposition, pouvoir s’en rapporter à l’état de profond sommeil quand ils veulent prouver la réalité de représentations obscures, quoiqu’on ne puisse rien affirmer à cet égard, sinon qu’au réveil nous ne nous rappelons aucune de celles que nous avons peut-être pu avoir dans le sommeil le plus profond, d’où il suit seulement qu’elles ne sont pas représentées clairement au réveil, mais non qu’elles fussent obscures quand nous dormions. Je croirais plus volontiers qu’elles ont été plus claires et plus étendues que les plus claires mêmes de l’état de veille ; c’est ce qui peut s’attendre, dans le repos parfait des sens extérieurs, d’un être aussi actif qu’est l’âme. »
Hannah Arendt qualifie cette note de « bizarre »v, sans expliciter ce jugement.
Pourquoi « bizarre » ?
Plusieurs conjectures sont possibles.
Peut-être est-il « bizarre » de présenter l’âme comme pensant de façon plus claire et plus étendue dans le sommeil profond, se révélant dans cet état plus ‘active’ qu’à l’état de veille ?
Ou bien il peut sembler « bizarre » de présenter l’âme non comme ‘une’, mais comme ‘duelle’, cette dualité impliquant une contradiction dans l’idée qu’elle se fait de sa propre nature ?
D’un côté, en effet, l’âme sent l’unité intrinsèque qu’elle possède comme ‘sujet’, et de l’autre elle se ressent en tant que ‘personne’, dotée d’une double perspective. Il pourrait paraître « bizarre » que l’âme se pense à la fois une et duelle, – ‘une’ (comme sujet) et ‘duelle’ (comme personne).
Cette dualité intrinsèque introduit une distance par devers soi, un écart intérieur dans l’âme même, – une béance entre l’état de ‘veille’ (où se révèle la dualité) et l’état de ‘sommeil profond’ (où le sentiment de la dualité s’évapore, en révélant alors (peut-être) la véritable nature de l’âme ?
Hannah Arendt propose cette paraphrase de la note de Kant :
« Kant compare l’état du moi pensant à un sommeil profond où les sens sont au repos complet. Il lui semble que, pendant le sommeil les idées ‘ont pu être plus claires et plus étendues que les plus claires de l’état de veille’, justement parce que ‘la sensation du corps de l’homme n’y a pas été englobée’. Et au réveil, il ne nous reste rien de ces idées. »vi
Ce qui semble « bizarre », comprend-on peut-être, c’est qu’après avoir été exposée à des idées « claires et étendues », rien de tout cela ne reste, et que le réveil efface toutes traces de l’activité de l’âme dans le sommeil profond du corps.
Mais s’il ne reste rien, il reste au moins le souvenir d’une activité immatérielle, qui, à la différence des activités dans le monde matériel, ne se heurte à aucune résistance, à aucune inertie. Il reste aussi le souvenir obscur de ce qui furent des idées claires et intenses… Il reste le souvenir d’avoir éprouvé un sentiment de liberté totale de la pensée, délivrée de toutes contingences.
Tout cela ne s’oublie pas, même si les idées, elles, semblent nous échapper.
Il est possible aussi que l’accumulation de ce genre de souvenirs, de ces sortes d’expériences, finisse par renforcer l’idée même de l’existence d’une âme indépendante (du corps). Par extension, et par analogie, tout cela constitue une expérience de ‘spiritualité’ en tant que telle, et renforce l’idée d’un monde des esprits, d’un monde « intelligible », séparé du monde matériel.
L’âme (ou l’esprit) qui prend conscience de son pouvoir de penser ‘clairement’ (pendant le sommeil obscur du corps) commence à se penser à distance du monde qui l’entoure, et de la matière qui le constitue. Mais ce pouvoir de penser ‘clairement’ ne lui permet pas cependant de sortir de ce monde, ni de le transcender (puisque toujours le réveil advient, – et l’oubli des pensées ‘claires’).
Que faire de cette distance de l’âme vis-à-vis du monde ?
L’âme voit bien que la réalité est tissée d’apparences. Malgré la profusion même de ces apparences (de ces ‘illusions’), la réalité reste stable, elle se prolonge sans cesse, elle dure en tout cas assez longtemps pour que nous soyons amenés à la reconnaître non comme illusion, mais comme un objet, l’objet par excellence, offert à notre regard de sujets.
Si l’on ne se sent pas en mesure de considérer la réalité comme objet, on peut du moins être inclinés à la considérer comme un état, durable, imposant son évidence, à la différence de l’autre monde, le ‘monde intelligible’, toujours nimbé de doute, d’improbabilité (puisque son royaume ne s’atteint que dans la nuit du sommeil profond).
Et, comme sujets, nous exigeons en face de nous de véritables objets, non des chimères, ou des conjectures, – d’où l’insigne avantage donné au monde sensible.
La phénoménologie (de Husserl), en effet, enseigne que l’existence d’un sujet implique nécessairement celle d’un objet. Les deux sont liés. L’objet est ce dans quoi s’incarne l’intention, la volonté et la conscience du sujet.
L’objet (de l’intention) nourrit la conscience, plus que la conscience ne peut se nourrir elle-même, – l’objet constitue en fin de compte la subjectivité même du sujet, se présentant à son attention, s’instituant comme son intention.
Sans sujet, pas de projet et pas d’objet. Sans objet, pas de sujet.
Tout sujet (toute conscience) porte des intentions qui se fixent sur des objets ; de même les objets (ou les ‘phénomènes’) qui apparaissent dans le monde révèlent de ce fait l’existence de sujets dotés d’intentionnalités, par et pour lesquels les objets prennent sens.
De cela on tire une conséquence profonde.
Nous sommes des sujets, et nous ‘apparaissons’, dès le commencement de notre vie, dans un monde de phénomènes. Certains de ces phénomènes se trouvent être aussi des sujets. Nous apprenons à distinguer les phénomènes qui ne sont que des phénomènes (exigeant des sujets pour apparaître), et les phénomènes qui finissent par se révéler à nous comme étant non pas seulement des phénomènes, dont nous serions les spectateurs, mais comme d’autres sujets, et même des sujets ‘autres’.
La réalité du monde de phénomènes est donc liée à la subjectivité de multiples sujets, et d’innombrables formes de consciences, qui sont à la fois des phénomènes et des sujets.
Le monde total est lui-même un ‘phénomène’, dont l’existence exige au moins un Sujet, ou une Conscience, qui ne soient pas eux-mêmes seulement des phénomènes.
Dit autrement, – si l’on pouvait établir absolument (ou en théorie) l’absence de toute conscience, l’inexistence de tout sujet, lors d’états originaires du monde, devrait-on nécessairement conclure alors, en de telles circonstances, à l’inexistence du monde ‘phénoménal’?
Le monde ‘phénoménal’ n’existerait pas alors, en tant que phénomène, puisque aucun sujet ne serait en mesure de le recevoir.
Mais une autre hypothèse serait encore possible. Peut-être existerait-il des sujets faisant partie d’un autre monde, un monde non phénoménal, mais nouménal, le « monde intelligible », évoqué par Kant ?
Comme l’on ne peut douter que le monde et la réalité commencèrent d’exister bien avant que tout sujet humain n’apparaisse, il faut en conclure que d’autres sortes de consciences, d’autres genres de ‘sujets’ existaient aussi alors, pour qui le monde à l’état de phénomène inchoatif constituait déjà un ‘objet’ et une ‘intention’.
Suivant cette logique, il faut penser que le monde a toujours déjà été un objet de subjectivité, d’‘intentionnalité’, de ‘désir’.
Il ne peut pas en être autrement. Il reste maintenant à tenter de savoir pour quels sujets, pour quelles consciences, ce monde naissant pouvait se dévoiler comme objet, et comme phénomène.
On peut même faire l’hypothèse que cette subjectivité, cette intentionnalité, ce désir, cette pensée, ont pré-existé à l’apparition du monde des phénomènes, sous la forme d’une ‘aptitude à vouloir, à désirer, à penser’, autrement dit, d’une ‘pensée en puissance’.
« Pour le philosophe, qui s’exprime sur l’expérience du moi pensant, l’homme est, tout naturellement, non seulement le verbe, mais la pensée faite chair ; l’incarnation toujours mystérieuse, jamais pleinement élucidée, de l’aptitude à penser. »vii
Pourquoi mystérieuse ? Parce que personne ne sait d’où vient la pensée, et encore moins ne devine seulement l’étendue de toutes les formes que la pensée peut prendre, dans l’univers, depuis l’origine.
Puisque nous n’avons d’autre guide dans toute cette recherche que la pensée elle-même, il faut y revenir encore.
Toute pensée est singulière parce qu’elle recrée (à sa façon) les conditions de la liberté originelle de l’esprit, avant même de ‘devenir chair’.
« Pendant qu’un homme se laisse aller à simplement penser, à n’importe quoi d’ailleurs, il vit totalement dans le singulier, c’est-à-dire dans une solitude complète, comme si la Terre était peuplée d’un Homme et non pas d’hommes. »viii
Le penseur isolé recrée à sa façon la solitude absolue du premier Penseur.
Quel était ce premier Penseur, ce premier Homme ? L’Adam mythique ?
Ou bien un Esprit qui pensa originellement, et par ce fait même, créa l’objet de Sa pensée ?
Parmi les ‘premiers penseurs’ dont nous avons encore la trace, Parménide et Platon ont évoqué et mis au pinacle le petit nombre de ceux qui vivent de « la vie de l’intelligence et de la sagesse », qui vivent de cette vie que tous ne connaissent pas, mais que tous peuvent désirer vouloir connaître.
« La vie de l’intelligence et de la sagesse », c’est la vie de l’esprit (noos), la vie de la pensée même, dans sa plus haute liberté, dans son infinie puissance. Comme l’Intelligence, elle fut dès l’origine la « reine du ciel et de la terre »ix.
iDi, quibus imperium est animarum, umbraeque silentes
et Chaos et Phlegethon, loca nocte tacentia late,
Sit mihi fas audita loqui, sit numine vestro,
pandere res alta terra et caligine mersas.
Enéide VI, 264-7
iiKant. Rêves d’un homme qui voit des esprits, – expliqués par des rêves de la métaphysique. (1766). Trad. J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863
iiiLe texte comporte ici cette note de la main de Kant : « On peut expliquer par une certaine espèce de dualité personnelle, celle de l’âme même par rapport au corps. Certains philosophes croient, sans appréhender la moindre opposition, pouvoir s’en rapporter à l’état de profond sommeil quand ils veulent prouver la réalité de représentations obscures, quoiqu’on ne puisse rien affirmer à cet égard, sinon qu’au réveil nous ne nous rappelons aucune de celles que nous avons peut-être pu avoir dans le sommeil le plus profond, d’où il suit seulement qu’elles ne sont pas représentées clairement au réveil, mais non qu’elles fussent obscures quand nous dormions. Je croirais plus volontiers qu’elles ont été plus claires et plus étendues que les plus claires mêmes de l’état de veille ; c’est ce qui peut s’attendre, dans le repos parfait des sens extérieurs, d’un être aussi actif qu’est l’âme, quoique, par le fait que le corps de l’homme n’est pas senti en même temps, l’idée de ce corps dans l’état de veille (qui accompagne l’état précédent des pensées et qui peut aider à former la conscience d’une seule et même personne) fasse défaut. Les opérations de quelques somnambules, qui indiquent parfois plus d’intelligence dans cet état qu’autrement, bien qu’ils ne s’en rappellent rien au réveil, confirment la possibilité de ma conjecture sur le sommeil profond. Les rêves, au contraire, c’est-à-dire les représentations du sommeil qu’on se rappelle au réveil, ne sont pas dans ce cas. Alors, en effet, l’homme ne dort pas complètement ; il sent à un certain degré clairement, et entremêle ses opérations intellectuelles aux impressions des sens extérieurs. Il se les rappelle donc en partie, mais il n’y trouve aussi que d’informes et absurdes chimères, comme c’est inévitable, puisque les idées de la fantaisie et celles de la sensation extérieure s’y trouvent confondues. »
ivKant. Rêves d’un homme qui voit des esprits, – expliqués par des rêves de la métaphysique. (1766). Trad. J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863, p.27
vH. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.68-69
viH. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.68-69
viiH. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.72
viiiH. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.72
L’idéaliste raisonne de cette façon : « Si l’on prend le monde comme apparence, il démontre l’existence de quelque chose qui n’est pas apparence. »i
Mais c’est là faire un saut discutable (et fragile) dans le raisonnement. On ne voit pas bien pourquoi l’existence des apparences démontrerait « l’existence de quelque chose qui n’est pas apparence ». Elle peut la suggérer, l’évoquer, la supputer, mais non pas la démontrer. Et s’il n’y a pas démonstration, nous ne sommes guère avancés. Nous avons seulement gagné l’idée que le concept d’apparence met en relief l’intérêt tout théorique et philosophique du concept de vérité (sans d’ailleurs établir l’existence de cette dernière, l’existence de la Vérité). Il se peut aussi que l’idée même de vérité se retourne en fait contre ceux qui pensent que la vérité c’est ce qui correspond simplement à leur représentation du monde, ou à l’apparence qu’il possède à leurs yeux.
Il se peut que la vérité (supputée et comme ‘prédite’) de l’idéaliste ne soit pas la vérité, et que la vérité vraie c’est qu’il n’y a pas de vérité en dehors des apparences.
En effet, pour sa part, le matérialiste voit aussi le monde comme apparence. Mais c’est une apparence qui, lorsqu’on l’examine de plus près, ne recouvre jamais que d’autres apparences, dont l’empilement indéfini forme la ‘réalité’, la seule réalité qui soit, puisqu’il n’en est pas d’autre (en dehors des apparences). Il n’y a pas une autre réalité, une réalité qui ne soit pas apparence, puisque l’apparence est la seule réalité.
Le matérialiste a donc l’avantage d’être entièrement fidèle à sa vérité. Il n’y a que des apparences, et donc tout est apparence.
Mais alors un autre problème émerge, plus fondamental encore.
Le fond du problème (posé par le matérialisme) c’est que l’être de l’homme n’a alors pas de ‘fond’, il n’a pas de fondement sûr, de fondation assurée. Tout ‘fond’ de l’être, si l’on y pense assez intensément, finit pas révéler à son tour sa nature fondamentale, qui est de n’être qu’apparence.
En dernière analyse, le fond de l’être est d’être essentiellement apparence (sur ce point se rejoignent en quelque sorte l’idéaliste et le matérialiste, mais pour en tirer des conclusions différentes).
Ceci étant acquis, la question peut alors se poser autrement. La pensée se déplace sur un autre objet, elle-même. Elle en vient à s’attaquer à l’essence même de la pensée, à la vérité de l’acte de penser. Si tout est apparence, la pensée elle-même n’est qu’apparence, elle est une apparence de pensée, et les vérités ‘partielles’ ou ‘absolues’ qu’elle exhume ou produit ne sont aussi que des apparences de vérités.
Cette conclusion (malgré sa logique interne) est en général difficile à accepter pour des penseurs ou des philosophes qui investissent tant dans la fondation de leur logique, de leur pensée, de leur philosophie, et en font une raison de vie.
Il faut se demander ensuite si, en toute bonne foi, la pensée peut accepter, – au nom de sa propre transparence (supposée) à elle-même, de n’être qu’apparence.
Si elle va sur cette voie-là, elle n’aura désormais plus aucune certitude quant à la validité de ses jugements, quant à l’ordonnancement de ses raisonnements, quant à la qualité de son ‘intelligence’ du monde ou d’elle-même. Ceci est un inconvénient majeur, pour ceux qui se targuent de penser, comme d’autres font des pots, du pain ou des enfants. Car le pot, le pain ou l’enfant sont, apparemment et réellement, bien plus ‘réels’ que des ‘pensées’ sur l’essence de l’apparence…
Doit-on penser à la pensée, désormais, comme un simple artefact, dont il faut douter de la texture même, et dont il faut remettre en question le statut de ‘juge’ (en dernière analyse) de l’état des choses ?
Ou bien, si l’on veut garder à la pensée sa force essentielle, son génie spécial, sa puissance singulière, qui est de prétendre posséder en soi sa propre vérité, ne faut-il pas à nouveau changer d’angle ?
Ne faut-il pas désormais sortir de ces questions, sortir de ces jeux de miroir (apparaître/être), et sortir de l’idée même d’une vérité qui appartiendrait à ce monde ?
Peut-être faut-il alors, – sous la pression même de la pensée, qui ne veut pas mourir à elle-même, qui ne veut pas se vêtir des oripeaux mités des apparences, – peut-être faut-il se résoudre à considérer que dans ses plus hautes exigences, dans ses plus hauts désirs, la pensée ne pourra jamais trouver dans ce monde-ci la demeure qui lui convienne.
Il lui faut donc, à nouveau, se résoudre à l’exil, à l’exode.
iKant. Opus Posthumum. 1920, p.44 cité par H. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p. 43
Dieu est un, – mais ses forces et ses puissances (elohim et sefirot) sont plus que multiples. Cette idée (de la Cabale juive) conjoint sans contradictions les intuitions monothéistes et polythéistes.
Par contraste, on ne peut dire que l’homme soit réellement un, – ni le monde d’ailleurs. Mais de leurs abondantes multiplicités, on ne peut dire non plus qu’elles leur tiennent lieu d’unité.
L’un et l’autre sont assurément divers, divisés, mélangés, mixtes, indéfinis et indéfinissables.
Mais cette division, ce mélange, cette mixité, cette indéfinition, sont relatives. Elles trouvent leurs limites, ne serait-ce que dans le temps et l’espace. L’homme, comme le monde, sont indéfinis, mais certes pas infinis.
Dans l’apparente profusion des innombrables étants et des instants qui les composent, des formes de singularités émergent, pour un temps. Ici et là : des quarks étranges, des amas galactiques, des personnes et des consciences…
Mais ces singularités sont-elles des unités ? Pour le dire autrement, ces singularités sont-elles aussi ‘unes’ que Dieu est dit ‘un’ ?
Des foules affairées, inconscientes et composites (moléculaires, chromosomiques, microbiennes, neuronales, synaptiques, parasitaires) fourmillent à tout moment en tout homme. Qu’en subsistera-t-il au soir des temps ?
Si l’homme pense être jamais un, la mort se charge toujours, à la fin, de mettre à l’épreuve ce sentiment douteux de puissance unitive.
A l’inverse, si l’homme n’est pas un, s’il est autre qu’un, qu’est-il en réalité?
Plusieurs hypothèses valent d’être considérées.
L’homme, – un étant diachronique.
La multiplicité immanente se révèle, sur les temps longs, par le cumul du bigarré. Ce que nous étions fœtus, le perdrons-nous mourants, ou ne le résumerons-nous pas plutôt ? La fleur de la jeunesse perd-elle seulement ses pétales et ses éclats dans les ombres de la maturité, ou dans la nuit de l’agonie, ou n’en révèle-t-elle pas plutôt alors ses subtils, invisibles et irradiants parfums?
Changeons de métaphores. Si l’homme était une sorte de vaste bibliothèque, quel ouvrage le résumerait-il le mieux ? Ou ne pourrait-on retenir pour le désigner que quelques ‘bonnes feuilles’ éparses ? Ou, même, ne devrait-on pas se contenter d’une seule ligne élue, au coin d’un paragraphe oublié, ou d’un mot halluciné, pour en exprimer enfin l’unité supposée, le sens essentiel ?
L’homme, – un étant synchronique.
De même qu’une courbe mathématique (infinie) peut se résumer en chacun de ses points par l’ensemble (lui-même infini) de ses dérivées, de même on pourrait supposer qu’à tout instant de sa vie, l’être de l’homme pourrait contenir l’ensemble (apparemment infini) de ses virtualités en devenir. Toujours en épigenèse, l’homme n’est ni son sexe ni son cerveau, ni sa rate ni son pancréas, ni son cœur ni son sang, ni son âme même ni sa défaillante mémoire, mais tout cela simultanément.
La raison est route, ruse et rouage, et le sang, lieu et sens. L’âme anime, et l’esprit élève, il voisine l’ivresse, mais dort souvent dans l’obscurité des souvenirs. Dans la lymphe baigne la lumière de l’espoir. La salive noie les soleils du goût, le souffle tempère les crépuscules de la conscience.
L’homme, – un étant distribué.
Une hypothèse plus fantastique travaille parfois le ‘moi’ qui doute de lui-même. C’est l’idée que n’importe quel ‘moi’ pourrait se définir par l’ensemble des ‘tu’ rencontrés au long de la vie, ainsi que par la somme de tous les ‘nous’ ressentis, ou même la foule anonyme des ‘ils’ assumés ou conçus. Le ‘moi’ humain est seul, mais fait de pluralités indissolubles, de singularités silencieuses, de multitudes extérieures, de sociétés entières, et d’histoires immémoriales.
Qu’il soit diachronique, synchronique ou distribué, ou tout cela tour à tour, ou tout cela simultanément, revient au même. C’est la mort qui révèle au ‘moi’ ce qu’il est en réalité : soit ‘rien’, vraiment ‘rien de rien’, ou bien quelque entité admise à continuer son ‘étant’ sous une forme inconnue, sublimée.
Il ne sert à rien d’argumenter en cette matière, personne ne connaît le fin mot de l’histoire, mais tous nous le connaîtrons le soir venu, ce fin mot-là.
Pour conclure sur une ouverture, je voudrais citer ce fragment du philosophe présocratique Gorgias :
« Être n’a rien de manifeste puisque cela n’apparaît pas [aux hommes : dokein]. Paraître [aux hommes] est faible, puisque cela ne réussit pas à être. »i
Pour le dire autrement, de manière plus nette peut-être, et pour mettre cette pensée ancienne et vive en perspective longue, « la façon dont on a pensé Dieu pendant des siècles ne convainc plus personne ; si quelque chose est mort, ce ne peut être que la façon traditionnelle de le penser. Ce qui est bien mort, c’est la distinction fondamentale entre le domaine sensoriel et le domaine supra-sensoriel ».ii
On devrait revenir à une intuition fondamentale de Nietzsche, que Martin Heidegger (cité par Hannah Arendt) formule ainsi: « la destruction du supra-sensible supprime également le purement sensible, et par là, la différence entre les deux. »iii
iDie Fragmente des Vorsokratiker. Vol. II, B 26. Hermann Diels et Walther Kranz, 1959. Cité par Hannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.45
iiHannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.28
iiiMartin Heidegger. Chemins qui ne mènent nulle part. Trad. W. Brokmeier. Paris 1962, p.173. Cité par Hannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.29
Kafka, dans une lettre à Max Brod sur les écrivains juifs allemands, dit que « le déchirement que [la question juive] suscitait était leur source d’inspiration. Source d’inspiration aussi respectable qu’une autre, mais révélant, à un examen plus attentif quelques tristes particularités. Tout d’abord, le moyen d’apaisement, en dépit des apparences, ne pouvait être la littérature allemande. » En effet, ils se trouvaient dès lors « au milieu de trois impossibilités (…) : l’impossibilité de ne pas écrire », puisque seule l’écriture pouvait les libérer, « l’impossibilité d’écrire en allemand », – car la langue allemande représentait l’« usurpation franche ou tacite, ou même auto-expiatoire d’une possession étrangère que l’on n’a pas gagnée mais volée, fugitivement, et qui reste possession étrangère même si l’on n’a pas pu y découvrir la plus unique faute de langage », enfin « l’impossibilité d’écrire autrement », car dans quelle autre langue auraient-ils pu choisir de s’exprimer ? Et Kafka de conclure : « On pourrait presque ajouter une quatrième impossibilité, l’impossibilité d’écrire, car leur déchirement n’était pas quelque chose qui pût être apaisé par l’écriture. »
Il était impossible d’écrire en allemand et impossible d’écrire dans quelque autre langue. Il était impossible de ne pas écrire, et impossible d’écrire. Complètement kafkaïen…
Le déchirement devenait « un ennemi du vivre et de l’écriture ; l’écriture n’était qu’un sursis, comme pour qui écrit son testament avant de mourir. »i
Kafka était seulement de dix ans plus âgé que Benjamin. Hannah Arendt remarque : « Le sionisme et le communisme étaient pour les Juifs de cette génération (…) les formes de rébellion dont ils disposaient – la génération des pères, il ne faut pas l’oublier, condamnant souvent plus durement la rébellion sioniste que la rébellion communiste. »ii Mais au temps où Benjamin prit « le chemin d’abord d’un sionisme peu convaincu, puis d’un communisme qui ne l’était au fond pas plus, les tenants des deux idéologies étaient opposés par l’hostilité la plus grande : les communistes traitaient pour les discréditer les sionistes de « fascistes juifs »iii et les sionistes appelaient les jeunes communistes juifs « assimilationnistes rouges ». D’une manière remarquable et probablement unique, Benjamin garda ouverte pour lui-même les deux routes pendant des années. »iv
Ce qui caractérise l’indécision de Walter Benjamin quant à son engagement dans le sionisme ou le marxisme, c’était « la conviction amère que toutes les solutions n’étaient pas seulement objectivement fausses et inadaptées à la réalité, mais qu’elles le conduiraient personnellement à un faux salut, que ce salut s’appelât Moscou ou Jérusalem. »
Presque un siècle plus tard, on peut juger qu’il était alors visionnaire de considérer Moscou comme un « faux-salut ». Mais Jérusalem ?
En 1931 Walter Benjamin écrivit à Gershom Scholem ces mots désespérés, si caractéristiques des « sombres temps » évoqués par Hannah Arendt : « Un naufragé qui dérive sur une épave, en grimpant à l’extrémité du mât, qui est déjà fendu. Mais il a une chance de donner de là-haut un signal de détresse. »v
Benjamin se considérait, à l’instar de Kafka, « mort de son vivant », état paradoxal à l’évidence, mais qui en faisait aussi, à ses yeux du moins, « l’authentique survivant ».vi
Quelle était l’essence du désespoir qui animait ainsi Kafka et Benjamin ? Hannah Arendt estime que c’était « l’insolubilité de la question juive, pour ceux de cette génération (…) Ce qui comptait davantage était qu’ils ne voulaient ni ne pouvaient revenir au judaïsme, non parce qu’ils croyaient au progrès et par suite à une disparition automatique de la haine à l’égard des Juifs, ou parce qu’ils s’estimaient trop « assimilés », trop éloignés du judaïsme originel, mais parce que toutes les traditions et cultures leur étaient devenues également problématiques. Et cela valait tout autant pour le « retour » au peuple juif proposé par les sionistes ; tous auraient pu dire ce que Kafka a dit un jour au sujet de son appartenance au peuple juif : ‘Mon peuple, à supposer que j’en aie unvii’. »viii
Mais ce n’était certes pas seulement la tradition juive qui était « la question décisive » pour Benjamin, non, c’était « la tradition en général »ix.
Aucune tradition ne pouvait plus désormais lui convenir, qu’elle soit juive, allemande, européenne, marxiste ou martienne…
Désespoir absolu, terminal. « Il se tient en fait au seuil du jugement dernier. »x
Sur ce seuil, il se tient seul, complètement seul. Mais sur ce même seuil, l’ont précédé avant lui tous les maîtres de « temps nouveaux », tous ceux qui voyaient aussi leur propre époque « comme un amas de décombres ». Hannah Arendt reprend en note, à propos de cette formule : « A cet égard aussi, Baudelaire est le prédécesseur de Benjamin : « Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pouvait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci ; qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel (…) Quant à moi qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, je sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et devant lui qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement ni douleur. » (Journaux intimes, éd. Pléiade, p. 1195-1197) »xi.
Et Hannah Arendt cite Brecht pour confirmer encore le point :
« Nous savons que nous sommes des précurseurs. Et après nous viendra : rien qui mérite d’être nommé. »xii
Puis elle cite à nouveau Benjamin :
« Au reste je ne me sens guère contraint de mettre en couplets, dans sa totalité, l’état du monde. Il y a déjà, sur cette planète, bien des civilisations qui ont péri dans le sang et l’horreur. Naturellement il faut lui souhaiter de vivre un jour une civilisation qui aura laissé les deux derrière elle – je suis même (…) enclin à supposer que la planète est en attente de cela. Mais savoir si nous pouvons déposer ce présent sur sa cente ou quatre cent millionième table d’anniversaire, c’est, en vérité, terriblement incertain. Et si cela n’arrive pas, elle nous punira finalement – pour nos compliments hypocrites – en nous servant le Jugement dernier. »xiii
Ces phrases écrites en 1935 montraient que Benjamin s’attendait à ce que « le sang et l’horreur » viennent à nouveau inonder notre planète. Peu d’années après, une petite place à la table du Jugement dernier lui fut accordé, pour ses mérites prophétiques.
Nul doute aujourd’hui encore que « le sang et l’horreur » vont continuer de fondre sur notre terre commune avant qu’un jour, dans cent ou quatre cent millions d’années, la paix enfin puisse régner éternellement.
Mais l’humanité est aujourd’hui, plus que jamais à la dérive. Elle est désormais privée de toute tradition, qu’elle soit juive, chrétienne, allemande, européenne, bouddhiste ou martienne.
Le sang coule encore et coulera sans doute à flots puissants lors des catastrophes sociales, politiques et écologiques qui se préparent.
Que faire ?
Nous n’aurons certainement pas le moyen, en tant qu’humanité privée de tout repère, de survivre encore cent millions d’années. Ni même un seul million d’années. Et peut-être pas même seulement dix mille ans.
La seule solution envisageable, c’est de fonder une nouvelle tradition, qui soit la somme totale, quoique fragmentaire, de toutes les traditions actuellement à l’agonie, ou dans un état de décomposition avancée.
La seule solution est de prélever en chacune d’elles les quelques fragments précieux d’espoir et de solidarité trans-humaine qui restent encore un tout petit peu en vie.
Et de faire de ces fragments une nouvelle pierre de fondation.
iKafka. Briefe, p.336-338, cité par Hannah Arendt, in Vies politiques. Ed. Gallimard, Paris, 1974, p.282-283
iiiHannah Arendt place en note à propos de cette expression : « Ainsi Brecht a reproché à Benjamin d’avoir « favorisé le fascisme juif » par son étude sur Kafka. Cf. Essai sur Bertold Brecht, p.136
vLettre de Walter Benjamin à Gershom Scholem du 17 avril 1931, citée par Hannah Arendt, in op. cit., p. 268.
viKafka note dans son Journal à la date du 19 octobre 1921 : « Celui qui, vivant, ne vient pas à bout de la vie, a besoin d’une main pour écarter un peu le désespoir que lui cause son destin (…) mais de l’autre main, il peut écrire ce qu’il voit sous les décombres, car il voit autrement et plus de choses que les autres, n’est-il pas mort de son vivant, n’est-il pas l’authentique survivant ? ». Trad. M. Robert, Œuvres complètes, t. VI, p. 406, Cercle du Livre précieux, Paris, 1964. Cité par H. Arendt, in op. cit., p. 268.
Des penseurs aussi différents que Simone Weil, Hannah Arendt, Eric Voegelin et Hans Jonas ont un point commun. Ils reprennent tous, chacun à sa façon, l’antienne indémodable de la gnose, dont l’origine remonte à Zarathoustra, qui fut le premier « prophète » à avoir pensé la lutte entre le Bien et le Mal.
Pourquoi ces « modernes », sont-ils donc si peu « modernes » quant au fondement de leurs visions?
La gnose moderne est un symptôme de lassitude. La modernité est lasse de toutes les formes de transcendance, elle a aboli l’idée même du vrai et du bien.
Pour les modernes, ces nihilistes, le néant est une force. La gnose leur convient, qui dénigre, dévalorise le monde. Le monde est perdu, il faut s’en échapper. La rationalité technicienne, l’accumulation sans fin du profit, le sentiment d’être partout et toujours un étranger, l’universelle culture marchande, tous ces traits de maladie et de décomposition mènent au gnosticisme nihiliste, nouvelle réalité objective.
La modernité gnostique n’a que faire du christianisme, désormais sur la défensive. Dès son origine, le christianisme avait entamé une lutte multi-séculaire contre les idées gnostiques. Cette lutte n’a pas été gagnée, elle a été perdue, pour longtemps sans doute.
Le christianisme avait vu le Mal, et l’avait théorisé même, comme un « manque », ou encore une « absence » (du Bien). Mais il n’a jamais pensé que le monde pourrait être un jour entièrement dominé par la présence du Mal. Le christianisme est un idéalisme. Il promeut cette idée fondamentale que le monde est en principe, et ultimement, beau et bon.
La question décisive, en la matière, est la suivante : est-ce que le Mal est au cœur du monde, est-ce qu’il en est même l’essence, l’un des moteurs efficaces ? Ou bien n’est-il que l’ombre des manques, la trace des cécités, la conséquence des endormissements ?
Toujours, tout est encore à faire. Le monde est pour longtemps dans l’enfance. Il reste à l’humanité des siècles et des siècles, des millions d’années pour se parfaire, pour se comprendre elle-même, pour jouer sa partition cosmique.
Au regard des profondeurs géologiques, ou paléontologiques, l’humanité, considérée comme un phylum, a encore bien des âges et des ères devant elle avant de trouver son épanouissement. Ses errements actuels, ses difficultés de toutes natures (politiques, économiques, sociales), apparemment insurmontables, n’auront probablement qu’une durée de vie courte. Quelques décennies encore, ou même plusieurs siècles ? Poussière d’âge, à l’échelle géologique, miettes de temps, à l’échelle cosmique.
Raisonnons à l’échelle des millénaires, pensons large. L’âge de pierre, l’âge de bronze, l’âge de l’écriture ont marqué le rythme initial, qui aujourd’hui s’accélère. Qui ne voit que les âges futurs de la planète Terre exigeront des paradigmes nouveaux, aujourd’hui absolument inconnus, inouïs ?
Ni l’atome, ni l’énergie sombre, ni les trous noirs, ni la biologie génétique ne suffiront à occuper l’âme des peuples, ou à rendre espoir aux habitants compressés d’une terre rapetissée, striée de réseaux ubiquitaires, et de processeurs travaillant au rythme des nanosecondes.
Les futurs paradigmes, dont personne ne sait rien, on peut seulement en dire ceci : ils n’auront rien à voir avec les théories et avec les –ismes.
Les abstractions ne pourront presque rien contre les populismes, les fascismes et les totalitarismes du futur.
Il faudra trouver autre chose, de bien plus concret, de l’ordre de l’évidence, du signe soudain, de la claire intuition, de la vision partagée, de la communauté des enthousiasmes, de l’union des énergies. Gigantesque défi, à l’échelle planétaire.
Une métaphore vient à l’esprit, celle des hyphes. Ces radicelles peuvent atteindre la taille de forêts entières. Silencieuses, épaisses de quelques microns, ces cheveux souterrains réconcilient les champignons et les arbres, en les faisant communier de la même sève.
La métaphore des hyphes peut s’appliquer aux idées et aux hommes. Les champignons sont petits, sis au pied des arbres, mais ils sont par leurs hyphes l’ « internet » de la forêt, le liant indispensable, communiquant information et nourriture, jusqu’à l’orgueilleuse canopée.
Quels sont les hyphes de l’humanité ? Les idées. Non les idées mêmes, les idées prises une à une, qui sont parfois meurtrières, s’opposant frontalement alors les unes aux autres. Mais les idées d’idées, les idées du second degré (des « méta-idées ») capables de propulser les idées du premier degré au-dessus de la sphère agonistique.
Les méta-idées ne sont pas des idées qui écrasent leurs concurrentes, mais qui les mettent en parallèle, les dialectisent, les enrichissent, les transcendent.
L’humanité est bien capable d’engendrer des méta-idées géniales, le jour venu, surtout quand la pression planétaire deviendra intolérable et la température (psychique) commencera à brûler les âmes.
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