
Tu n’ignores pas les souffrances de l’enfance, de la vieillesse, de la maladie et de la mort. Tu sais même qu’il n’y a aucune garantie que tu vives au-delà de ce jour-ci ! Tout peut t’arriver à tout instant, tu le sais, n’est-ce pas ? Les circonstances de ta mort dépassent ton imagination. En es-tu troublé ?
Si, aujourd’hui encore, tu n’as pas atteint une idée ferme de qui tu es, un savoir assuré de ton essence, un certain sens du sens de ton existence, une confiance imperturbable en ta réelle destinée, quel est en fait pour toi l’intérêt d’être en vie ? Que représente pour toi une vie d’aléas, transitoire, agitée, insignifiante ? Qui crois-tu être en fait, si tout peut t’être enlevé aujourd’hui même, subitement, après un seul et dernier battement de cœur, ou après quelque longue agonie sur un lit de douleurs ?
Au cas où tu ne saurais pas qui tu es vraiment, tous les moment de ta vie seraient en fin de compte comme des pièces détachées, des lieux vides, libres de toute mémoire et de tout concept, de toute idée, de toute justification.
Ces moments, même restitués dans leur somme, rassemblés dans leur succession, ressemblent encore à un rêve, un songe ; ils ne sont qu’une accumulation d’images friables, de sons déjà indistincts, d’échos lointains, de reflets changeants, de bulles irisées, d’illusions provisoires, d’émanations intangibles.
Les extatiques psalmodient, « OṂ ᾹṂ HŪṂ »i, dans leur cri sanskrit.
« Homme, Âme, Humus », parodierais-je en bon français, pour tenter d’extraire, à ma manière, un autre sens des trois syllabes saintes, dont on peut supposer qu’elles signifient sans doute, déjà: Souffle, Parole, Esprit.
À tous les sages passés et à venir, aux chamanes, aux sibylles, aux prophètes, aux poètes, aux saints si sincères, j’offre ici mon hommage évanescent, ma prière éphémère.
Je forme de mon souffle muet une nuée tissée de pensées, un nuage de songes denses, un champ quantique, fait de particules psychiques, indétectable et inconcevables, dessinant un paysage de nébuleuses palpitantes.
Le mot « âme » est aujourd’hui plus dévalué que le dollar ou le yuan, le rouble ou la roupie. Mot décidément démodé depuis des décennies, ou même des siècles. Il y a ceux qui ne le comprennent pas du tout, ou en rient, ceux qui se trompent à son propos et s’égarent sur son sens, ceux qui le comprennent en quelque manière, mais très partiellement, et ceux qui en ont perçu l’idée générale, mais qui n’ont pas réellement compris sa véritable réalité, son ultime finalité, son essence même.
Nombreuses donc, les personnes qui ne soupçonnent en elles-mêmes ni la présence d’une âme, ni sa nature, ou sa vie, et qui errent sans fin, a priori désaffectées d’elle, dans l’inconscience ignorante mais assurée de leur soi, sinon de leur moi – et, dans cette dérive, lentement submergées d’une façon de souffrance latente.
Il vaut la peine de reconnaître que toutes les pensées passées laissent en réalité peu de traces en ces êtres ayant délaissé leur âme. L’énorme mémoire accumulée de facto par leurs vies ‘dés-animées’, se révèle en fait évidée, tout comme monte vers le soleil une vapeur fine, une brume impalpable, qui aurait vite oublié, – après en avoir quitté la surface et l’écume -, la mer originaire.
Il faut reconnaître aussi que toutes les pensées futures sont encore non avenues, et que, même bourgeonnantes, elles n’ont seulement pour elles que leur verdeur printanière, leur fraîcheur jeune et dure, certes d’une vigoureuse sève, mais encore sans vraie saveur…
Le moment présent demeure ainsi sans passé tangible, et ne sachant son avenir ; ce qui l’attend ne sera plus qu’une suite d’autres instants, de moments épars, d’autres quanta de temps et de sens, des quanta têtus questionnant toujours leur présence, marmonnant mathématiquement les mantras de l’absence, interrogeant hypothétiquement l’avenir, dont l’essence est mutique.
Lorsque la conscience nue, instantanée, s’examine tranquillement elle-même, d’un œil détaché, que voit-elle ?
Elle voit peut-être une conscience rayonnante, libre de toute présence, seule, sans observateur, sans psy ni confesseur, sans conscience autre, ou amie. Elle est manifestement austère, claire, complètement vide et incréée à tous égards, lucide autant que possible, en quelque sorte transparente à elle-même, – sans dualité d’éclats et d’ombres.
Non pérenne, elle se sent dépourvue d’existence inhérente ; elle n’est pas un simple néant non plus, elle a en elle un souvenir de radieuse irradiation, cette clarté entrevue, à l’évidence immortelle, sinon éternelle (eh oui ! ce n’est pas la même chose).
Non une unique entité, elle se perçoit clairement en tant que multiplicité.
N’existant pas non plus, intrinsèquement, en tant que multiplicité, elle est d’une essence si singulière, si indivisible, qu’elle se sent parfois goûtée, comme étant sapide d’une unique saveur.
Cette conscience interne, intérieure, intrinsèque, n’est pas dérivée de l’extérieur. Elle est à elle-même sa véritable voie, – la compréhension de la nature permanente de toutes les choses.
Dans cette conscience si seule, trois inséparables cependant sont présents ensemble :
– la réalisation de l’existence du vide, de l’absence totale de quelque inhérence de la réalité ;
– la mise en résonance de ce vide avec son propre rayonnement intérieurii ;
– l’apparition inattendue, itérative, d’une onde sans entrave formant comme la tessiture d’une voix, émanant de la résonance du vide.
Ces trois inséparables, pleinement présents et même intriqués l’un à l’autre, constituent l’essence même de la conscience.
Comment peut-on dire que l’on ne comprend pas, dès lors, la nature de la conscience ?
On pourrait le dire en demeurant dans cette réalité-ci, où il n’y a rien sur quoi réellement méditer.
Mais comment peut-on dire qu’en entrant en méditation, on n’a pas réussi à comprendre l’essence de la conscience? On pourrait le dire en demeurant dans ce qui est bien une autre réalité, et qui est notre propre conscience.
Mais comment peut-on dire que l’on n’a pas su trouver le fond de sa propre conscience ? On pourrait le dire si l’on se contentait de demeurer dans cette nouvelle réalité, qui se présente comme l’union ininterrompue, abyssale, de la radiance et de la conscience.
Mais comment peut-on dire qu’on n’a pas vu dans cette union le vrai visage de l’Esprit ? On pourrait le dire si l’on était resté mort à soi-même, en demeurant dans cette fusion abyssale, cette absolue connaissance.
Mais comment peut-on dire que cette absolue connaissance n’a pu être trouvée, bien qu’ayant été âprement cherchée ? On pourrait le dire si l’on était resté indéfiniment dans cette connaissance absolue, où il n’y a rien à faire, sinon à connaître, encore et encore, toujours seulement ‘connaître’.
Mais comment peut-on dire que, quoi qu’on ait fait, on n’a pas finalement réussi ? Puisqu’il suffit de laisser la conscience telle qu’elle est, libre, sans contrainte, comment peut-on dire que l’on n’a pas pu continuer à demeurer en liberté, sans rien faire ?
S’il suffit de laisser la conscience à elle-même, telle qu’elle est, sans rien faire, comment peut-on dire que l’on ne pouvait simplement ne rien faire ?
Si le vide, la conscience et l’éclat sont naturellement inséparables, intriqués et spontanément présents l’un à l’autre, comment peut-on dire avoir vécu cette présence conjointe, et pourtant ne l’avoir en rien atteinte et comprise ?
Si cette réalité, faite de vide, de conscience et d’éclat, est naturellement originaire et spontanément présente, sans autre condition, comment peut-on dire qu’en ayant fait l’effort de la trouver, on a été incapable d’y réussir ?
En demeurant, sans rien faire, passivement, dans la conscience même, comment peut-on dire que l’on ne connaît pas la réalité dont elle est composée?
Il faut se résoudre à un examen plus serré de la nature de la conscience.
Il est certain que la nature de la conscience est d’être d’abord vide et sans fondement. Notre propre conscience a commencé (s’en souvient-on?) par être sans substance intérieure, comme un ciel vide de toute nuée, comme une nuit sans étoile aucune, comme une chaleur envelopante.
Examine ton propre esprit pour voir s’il est encore capable d’être à nouveau ainsi vide.
Sans doute ne l’est-il pas. Il le faudrait, pourtant.
Jean de la Croix le recommande :
« Il faut que la mémoire se vide et se dépouille… qu’elle se trouve entièrement nue et vide, dans un oubli entier de toutes choses… »iii.
Il faut savoir que la cognition dénudée, et la mémoire vide, sont en principe possibles. Alors immaculées, elles sont naturellement rayonnantes – tout comme une vitre absolument propre laisse passer toute la lumière du soleil, sans rien en retenir, sans altérer le passage de la lumière en elle, sans en obscurcir la luminosité, ni diffracter son spectre.
Les pensées conceptuelles et les mémoires fugaces de la conscience ne sont que peu de choses, comparées à ce flot solaire traversant cette fenêtre, sans même s’y réfléchir, sans reflet aucun.
Comment la vitre, qui joue ici le rôle de la conscience, pourrait-elle voir quelque chose (quelque éclat, quelque brillance, quelque miroitement) sur quoi méditer quand les rayons solaires la traversent sans s’y arrêter?
Ce ne sont encore que des métaphores, impliquant la lumière. Il n’y a pas beaucoup de phénomènes plus élémentaires que ceux qui touchent à la lumière, ou à l’ombre, quand on cherche à observer la conscience. Il convient de la confronter sans cesse à la nature de cette lumière, dans sa forme intérieure ou externe.
En regardant la lumière intérieure de sa propre conscience, la trouve-t-on lumineusement claire ? La conscience unissant sa lumière à la radiance et au vide, se compare à une aube claire, d’une translucide luminosité, ou à une joie pure.
Cette pureté en soi est clairement connaissable, malgré son absence de forme spécifique.
L’aube intérieure est une métaphore de l’union de la conscience s’alliant au vide incréé, et à l’éclat qui en procède, – elle est l’enfant de la conscience, de l’éclat et du vide !
Bien qu’elle soit toujours présente en soi, on continue pourtant de la chercher ailleurs – comme c’est étonnant !
Voir sa propre conscience comme une aube, surgissant en son sein, mais au fond étrangère à elle, tissée de vide et d’éclat, peut être déconcertant, surprenant. Tout n’est donc pas dans la conscience tissé de même essence. Mais il n’existe pas non plus de coupure dans le continuum de la conscience, ni dans la suite de ses sauts successifs, de ses surprises et ses absences.
Dans sa continuité quantique, sa nature se libère, si elle est simplement laissée dans son état naturel.
Le sens du mystère provient de la conscience elle-même, il lui est inné. Le mystère naît naturellement de l’esprit, et disparaît dans la conscience. Les apparences proviennent de l’esprit, elles s’établissent et s’épanouissent dans l’esprit, et puis elles s’affaiblissent dans la conscience qui médite. La nature de l’esprit est d’être conscient de tout ce qu’il appréhende, par son rayonnant rayonnement. Celle de la conscience, c’est de tendre à se vider de tout « ceci », de tout « souci ».
La nature de l’esprit est consciente, rayonnante, tandis que le ciel est sans conscience, vide, inanimé et sans objet. Par conséquent, la véritable compréhension de la nature de l’esprit ne peut être illustrée par la métaphore du ciel. Pour parvenir à cette compréhension, il faut laisser l’esprit dans son propre état, sans distraction extérieure, même céleste! Et se tourner vers sa conscience.
Toutes les choses qui apparaissent à la conscience qui médite sont en fait des manifestations de l’esprit. Le milieu environnant a, ou est, lui aussi une sorte d’esprit. Les formes de vie sensibles qui y apparaissent sont elles aussi des sortes d’esprits. Les joies divines et humaines des existences vivant sur un plan supérieur, sont elles aussi des façons d’esprit.
La conscience elle-même, est originairement une sorte d’esprit. Mais c’est un esprit qui est conscient d’être un esprit, et qui va dès lors s’efforcer de ne plus simplement être ‘esprit’, mais va chercher à se dépasser, et devenir ‘conscience’.
Dans ce long chemin qui l’attend, les pensées bénéfiques sont également de l’esprit. Les forces malveillantes, elles aussi sont de l’esprit. Les anges et autres déités qui pourraient se manifester de manière exquise ou terrible, sont toujours de l’esprit. Les diverses sortes de vision qui peuvent apparaître dans cette odyssée, sont aussi de l’esprit.
La vision ultime de l’unique, c’est encore de l’esprit. La vision du multiple qui lui succède, également. La nature indémontrable de l’existence et celle de la non-existence, c’est aussi de l’esprit. La nature essentiellement libre de l’esprit implique, on le voit, toutes sortes d’apparences. Cependant, bien que ces apparences surgissent, dans leur multiplicité, elles sont essentiellement « unes », sans dualité, et elles se fondent naturellement dans l’esprit, comme les vagues dans l’eau de l’océan. Quels que soient les noms donnés à ces objets qui surgissent sans cesse, il n’y a en réalité qu’une seule nature de l’esprit, et cette seule nature de l’esprit est parfaitement libre, c’est-à-dire sans fondement et sans racine. Elle n’est donc pas perceptible du tout, dans quelque direction que ce soit. Elle n’est pas perceptible en tant que substance, car elle est dépourvue d’existence propre, elle manque d’inhérence, d’immanence, — à tous égards. Mais elle ne manque pas de transcendance… L’esprit n’est pas perceptible dans le vide, car il est ce qui dans le vide vole au-dessus de lui, il est « résonance ». Il est la résonance de la conscience, la résonance du vide et du rayonnement, la résonance du néant et de l’éclat.
L’esprit résonne de toutes ses multiplicités. La conscience, en revanche, n’est pas perceptible en tant que diversité, elle est indivisible, elle est l’union intime, indissoluble de la radiance et du vide.
Tous les humains, indépendamment de leur acuité, de leur ignorance ou de leur ennui, peuvent « réaliser » cette conscience intérieure, et l’amener à l’union avec l’esprit.
La conscience, premièrement vide, informe, et l’esprit, brillant et bienheureux, – ces deux-là sont inséparables. De leur union réussie résulte l’état de l’illumination parfaite. Reconnaître le vide comme étant la condition première de sa propre conscience, c’est se préparer à prendre la route, c’est déjà viser l’état lointain de la plénitude.
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iCf. Bardo Thödol. The Great Liberation by Hearing in the Intermediate States.Composed by Padmasambhava, Revealed by Terton Karma Lingpa ,Translated by Gyurme Dorje.Edited by Graham Coleman with Thupten ]inpa. Ed Viking , New York 2006
iiLa conscience évidée d’elle-même vibre, et elle entre en résonance avec le vide lui-même. Ce n’est pas là une facilité poétique. C’est une réelle possibilité quantique, dont il lui convient de se saisir.
iiiJean de la Croix. La Montée du Carmel. Livre III, ch. 2, 4. Trad. M. Marie du Saint Sacrement. Ed. du Cerf, 1990, p.787
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