
Dans le Phèdre, Platon affirme que l’âme est « immortelle », et il justifie immédiatement cette assertion d’une manière qui vaut qu’on s’y arrête un instant. Il affirme en effet qu’elle est « toujours en mouvement ».
Le texte original porte l’expression ἀεικίνητον, aei-kinèton, mot à mot: « toujours mobile ».
Cependant, fort variées sont les nuances que les traducteurs donnent des termes employés par Platon dans ce passage-clé du Phèdre.
Léon Robin donne cette traduction dans la Bibliothèque de la Pléiade:
« Toute âme est immortelle. Tout ce qui se meut de soi-même est immortel, en effet, tandis que ce qui, mouvant autre chose, est lui-même mû par autre chose, cesse d’exister quand cesse son mouvement. Seul, par conséquent, ce qui se meut jamais ne cesse d’être mû en tant que sa nature propre jamais ne se fait défaut; mais c’est là au contraire la source aussi et le principe du mouvement pour toutes les autres choses qui sont mues. »i
Pour parler franchement, je ne trouve pas cette traduction très satisfaisante, pour des raisons que je vais exposer dans un instant.
En 1849, Victor Cousin a élaboré une traduction plus fidèle, me semble-t-il, à l’original grec:
« Toute âme est immortelle, car tout être continuellement en mouvement est immortel. Celui qui transmet le mouvement et le reçoit, au moment où il cesse d’être mû, cesse de vivre ; mais l’être qui se meut lui-même ne pouvant cesser d’être lui-même, seul ne cesse jamais de se mouvoir, et il est pour les autres êtres qui tirent le mouvement du dehors la source et le principe du mouvement. »
Plusieurs des nuances qu’il importe de mettre en valeur sont ici bien rendues. Par exemple, Victor Cousin respecte le grec quand il traduit Τὸ ἀεικίνητον par « tout être continuellement en mouvement », plutôt que par « Tout ce qui se meut de soi-même ».
Mais je reste encore quelque peu insatisfait. Le français ajoute ici une sorte d’obscurité ombreuse au grec, qui est fondamentalement solaire, d’une clarté un peu sèche, mais pure.
Voici maintenant une troisième traduction, que j’ai élaborée en cherchant à rester aussi fidèle que possible à la lettre même et aux fines nuances du texte grec.
Ψυχὴ πᾶσα ἀθάνατος.« Toute âme est immortelle. »
Τὸ γὰρ ἀεικίνητον ἀθάνατον· « Ce qui est toujours en mouvement est immortel. »
τὸ δ᾽ ἄλλο κινοῦν καὶ ὑπ᾽ ἄλλου κινούμενον, παῦλαν ἔχον κινήσεως, παῦλαν ἔχει ζωῆς. « Quant à tout ce qui donne du mouvement et qui le reçoit, dès que le mouvement cesse, la vie cesse aussi. »
Μόνον δὴ τὸ αὑτὸ κινοῦν, ἅτε οὐκ ἀπολεῖπον ἑαυτό, οὔποτε λήγει κινούμενον, « Seul celui qui se meut lui-même, parce qu’il n’abandonne pas ce qu’il est, jamais il ne cesse de se mouvoir. »
ἀλλὰ καὶ τοῖς ἄλλοις ὅσα κινεῖται τοῦτο πηγὴ καὶ ἀρχὴ κινήσεως. « Et il est la source et le principe du mouvement pour tous les autres êtres qui, eux, sont mus. »
Quelques commentaires seront peut-être utiles:
« Ce qui est toujours en mouvement est immortel ».
Pourquoi? Parce qu’il est toujours en mouvement? Ou parce qu’il est toujours en mouvement?
Ou bien plutôt, tout simplement, parce qu’il est à la fois en mouvement, et toujours tel?…
Mais dans ce cas, cette phrase si célèbre se réduit à une sorte de lapalissade, du genre:
Est immortel ce qui est toujours en vie (si la vie est mouvement)…
Qu’y a-t-il à gagner avec une telle tautologie?
Au moins ceci: on peut imaginer qu’existe un être qui est toujours en mouvement, c’est-à-dire toujours en vie.
« Quant à ce qui donne du mouvement et qui le reçoit, dès que le mouvement cesse, la vie cesse aussi. »
Il y a des êtres qui donnent ce qu’ils reçoivent. Les uns reçoivent et transmettent du mouvement, et d’autres reçoivent et transmettent la vie même.
Alors on peut imaginer que la chaîne des donneurs et des receveurs, la suite des transmetteurs est nécessairement infinie. Du moins si l’on remonte dans le temps.
Cette infinité ascendante a-t-elle un sens? N’est-il pas plus vraisemblable, ou plus logique, que l’on en arrive à atteindre un premier « donneur » de vie, ou de mouvement?
C’est la théorie du « premier moteur », ou en l’occurrence du premier Vivant.
On conçoit aussi assez bien, en revanche, que cette chaîne de vie et de mouvement, vue dans son mouvement descendant, pourrait s’arrêter un jour. Notre univers actuel, cela est scientifiquement prouvé, finira dans l’immobilité du zéro absolu, après avoir atteint un état d’entropie totale.
La vie devrait alors avoir cessé depuis longtemps déjà.
Mais on peut aussi penser que, pourtant, contre toute évidence, contre toute attente, la vie continuera toujours. Comment cela sa pourrait-il?
On peut supputer qu’il existe une infinité d’autres chaînes causales en effet, qui restent toujours actives, toujours en mouvement, y compris dans d’autres univers que le nôtre. C’est donc que du mouvement et de la vie continuent d’être donnés et reçus, puis transmis, toujours, sans cesse, ici ou là.
« Seul celui qui se meut lui-même, parce qu’il n’abandonne pas ce qu’il est, jamais il ne cesse de se mouvoir. »
Celui qui se meut lui-même ne laisse pas d’être et de rester lui-même, il ne s’abandonne pas (οὐκ ἀπολεῖπον ἑαυτό), autrement dit « il ne peut cesser d’être lui-même » (Victor Cousin), « en tant que sa nature propre jamais ne se fait défaut »(Léon Robin).
Est immortel celui qui ne s’abandonne jamais lui-même. Il continue d’être ce qu’il est, et comme ce qu’il est essentiellement c’est d’être « vivant », alors il ne cesse jamais de « vivre ».
On voit que cet immortel est d’abord défini négativement: il ne s’abandonne pas (οὐκ ἀπολεῖπον ἑαυτό), il n’est pas « apo–leptique« , il ne se laisse pas en retrait de lui-même, il ne reste jamais en arrière de lui-même, tout en allant toujours en avant.
« Et il est la source et le principe du mouvement pour tous les autres êtres qui, eux, sont mus. »
Il ne s’agit pas simplement, ici, du destin d’un être exceptionnel, un Dieu peut-être, qui serait capable de se mouvoir par lui-même dans l’infini des temps. Car même si cet être en était capable, il ne se réserverait pas le bénéfice de cette extraordinaire capacité. Bien au contraire, il la partage, il la donne, il la répand, il en gratifie tous ceux qui peuvent prendre exemple sur lui, sur son principe.
C’est un bon point de départ, dans notre course, dans notre « chasse », dans notre vie fugace, éphémère, pour commencer de philosopher sur les fins dernières, que d’imaginer la possibilité d’un être qui toujours se meut, qui toujours va de l’avant, sans jamais s’abandonner lui-même en chemin. N’aimerions-nous pas faire de même, même et surtout si la mort nous attend assurément en avant, à quelque tournant?
La formule de Platon, « Toute âme est immortelle », a été reprise par Hermès Trismégiste.
Il commença l’un de ses plus fameux discours avec cette même expression, lorsqu’il s’adressa à Asclépius, en présence de Tat et de Hammon.
Il y apporta cependant deux modifications cruciales.
D’abord, il l’appliqua spécifiquement à l’être humain, alors que Platon était resté sur un plan universel, extrêmement général.
Ensuite, il la complexifia, il la fit s’ouvrir vers plusieurs possibles, quant à la manière de comprendre comment l’idée d’immortalité pouvait toucher et envelopper l’âme humaine.
Hermès Trismégiste s’adressa ainsi à Asclépius:
« Toute âme humaine est immortelle, mais elles ne le sont pas toutes de la même manière; elles diffèrent selon le mode et le temps. »ii
Mais Asclépius l’interrompit aussitôt.
— Il n’est donc pas vrai, ô Trismégiste, que toutes les âmes soient de la même qualité?
— Que tu as vite fait, ô Asclépius, de lâcher la vraie suite du raisonnement. N’ai-je pas dit que tout est un et que l’Un est Tout, puisque toutes choses ont existé dans le créateur avant qu’il ne les ait créées? Et ce n’est pas sans raison qu’on l’a appelé le Tout, lui dont toutes choses sont les membres.iii
Hermès Trismégiste se montra d’une ironie assez cinglante avec Asclépius, et répliqua par une belle tirade sur l’Un et le Tout, dont il sembla estimer qu’elle devait clore toute contestation. Mais en fait, il ne répondit pas précisément à la question. Il ne fit que renvoyer Asclépius au constat de la nature identique de toutes les âmes en tant qu’elles sont toutes des « membres » du Tout, comme toutes choses d’ailleurs. C’est ce qui s’appelle botter en touche.
Les âmes sont en effet (dans un sens) de la même « qualité », puisqu’elles sont toutes des « membres » du Tout, qui les contient toutes comme autant de parties de ce Tout.
Mais il reste qu’Hermès venait juste auparavant d’affirmer qu’elles sont aussi toutes différentes « selon le mode et le temps ».
De cela, on pourrait inférer qu’elles sont toutes différentes selon leur « manière » de se mouvoir, leur « manière » de se couler dans l’immortel mouvement qui toutes les emporte.
Qu’est-ce à dire?
Il faut préciser que, pour Hermès, c’est la nature qui donne son « mouvement immortel » à la matière ainsi qu’à l’âme, en les « embrassant ».iv
On peut imaginer que cette embrassade n’est pas uniforme ou indifférenciée, mais qu’elle varie selon la manière dont la nature étreint la matière et selon le mouvement qu’elle imprime à l’âme.
Autrement dit, chaque âme est décidément singulière. Chacune a sa manière de comprendre ce monde, ce flux, dans lequel elle est « jetée » (pour emprunter un terme heideggerien).
Il ne s’agit pas simplement d’un doux flux tranquille, d’ailleurs. Mais plutôt d’un torrent violent. Qui exige des capacités de nage hors du commun. Du moins si l’on veut tenir la tête hors de l’eau, si l’on veut que la conscience soit quelque peu éclairée, lucide, quant à ce qu’il lui revient de vivre.
« La raison divine, pour être connue, exige une attention de l’espritqui ne peut venir que du divin; elle ressemble fort à un fleuve torrentiel qui se précipite des hauteurs avec une violente impétuosité. Si bien que, par son extrême rapidité, elle devance l’attention non seulement de celui qui écoute, mais de celui qui en parle. »v
En écrivant « La raison divine, pour être connue, exige une attention de l’espritqui ne peut venir que du divin », j’ai pris sur moi de modifier quelque peu la traduction de l’Esclapius que donne le P. Festugière, laquelle se lit ainsi:
« Car la doctrine de la divinité (divinitatis ratio) qui exige pour être connue une application de l’intellect (sensus) qui ne peut venir que de Dieu, ressemble etc. »
Le P. Festugière précise en note que le mot latin sensus a souvent été choisi pour traduire l’original grec νοῦς, noûs. Il propose de traduire νοῦς – sensus par ‘intellect’, parce qu’il entend ainsi lui donner le sens « technique » propre à l’hermétisme, à savoir: « la faculté d’intuition du divin ».vi
Dans d’autres parties de l’Asclépius, le νοῦς – sensus est employé pour désigner l’âme des dieux elle-même. Mais ici ce terme s’applique bien à l’homme. Il en ressort qu’on trouve le νοῦς à la fois en Dieu et dans l’entendement humain. Dans le cas de l’homme, le νοῦς se « mélange » avec l’âme. Il est pour l’homme un don divin. C’est seulement par le νοῦς que nous pouvons connaître le divin, et que nous pouvons nous unir à lui. Enfin, comme on vient justement de le voir avec Hermès, le νοῦς – sensus n’est pas semblable en tous les hommes.
Mais qu’est-ce que le νοῦς ?
Le dictionnaire Bailly donne les acceptions suivantes: « faculté de pensée; esprit, intelligence, sagesse; âme, cœur ». On notera que Bailly ne cite pas l’acception « intellect ».
En revanche, le Liddell-Scott donne: « mind; reason, intellect; Mind as the active principle of the Universe; act of mind, thought; sense, meaning (of a word) ».
La traduction par « intellect », l’option choisie par le P. Festugière paraît donc en effet « technique »; elle correspond à une tradition philosophique remontant à Anaxagore et aux présocratiques qui voyaient dans le νοῦς, l’Esprit qui est le principe actif de l’Univers.
Dans les traductions contemporaines d’Anaxagore, le νοῦς est dotée d’une majuscule. Il devient le Noûs, l’Intellect. Anaxagore lui donne en effet tous les attributs de l’Être seul, un, illimité, existant par lui-même et maître de toutes choses, omniscient et omnipotent:
« L’Intellect est illimité, maître absolu, et n’est mélangé à aucune chose, car il existe seul et par lui-même […] En effet, il est de toutes les choses la plus subtile et la plus pure ; il possède la totale connaissance de toutes choses, et il a une très grande puissance. Toutes les choses qui ont une âme, qu’elles soient grandes ou petites, sont toutes sous l’empire de l’Intellect. C’est l’Intellect qui a exercé son empire sur la révolution universelle, de telle sorte que c’est lui qui a donné le branle à cette révolution. »vii
Soit. Mais dans l’Asclépius, le mot νοῦς, ou sensus dans les manuscrits latins, n’est pas seulement utilisé pour désigner l’Intellect maître et créateur des mondes, il est aussi utilisé pour décrire l’esprit qui en chaque homme est en mesure de se jeter intentionnellement dans le torrent de la « connaissance », à la recherche de la « raison divine » (ratio divinitatis).
Comment est-ce possible?
On l’a vu, la révélation hermétique affirme que le νοῦς est aussi un don divin fait à l’homme pour qu’il puisse connaître le Νοῦς lui-même, et par là, la « raison divine », son essence, et sa fin.
C’est pourquoi « c’est une grande merveille que l’homme, un vivant digne de révérence et d’honneur ». (Propter haec, o Asclepi, magnum miraculum est homo, animal adorandum atque honorandum).viii
« Car il passe dans la nature d’un dieu, comme si lui-même était dieu (…) il méprise cette partie de sa nature qui n’est qu’humaine, car il a mis son espoir dans la divinité de l’autre partie. Oh! de quel mélange privilégié est faite la nature de l’homme! Il est uni aux dieux par ce qu’il a de divin et qui l’apparente aux dieux; la partie de son être qui le fait terrestre, il la méprise en lui-même. Tel est donc sa position dans ce rôle privilégié d’intermédiaire (…) il se mêle aux éléments par la vitesse de sa pensée, par la pointe de l’esprit il s’enfonce dans les abîmes de la mer. Il est à la fois toutes choses, il est à la fois partout (omnia idem est et ubique idem est). »ix
Ce qui fait que l’homme a cette capacité, ce n’est pas seulement son entendement ou son intelligence, c’est surtout le νοῦς qu’il a reçu en partage.
Comment le νοῦς est-il donné, et quelle est sa fonction?
« L’homme en plus de l’entendement (intellegentia) reçoit encore le νοῦς, cette quintessence (quinta pars) qui, seule à venir de l’éther, est accordée en don à l’homme. Mais de tous les êtres qui ont vie, c’est l’homme seul que le νοῦς (sensus) orne, élève, exalte, en sorte qu’il puisse atteindre à la connaissance (ad intellegentiam) du plan divin (divinae rationis). »x
L’homme est donc « double » d’une certaine manièrexi.
Il dispose de l’entendement qu’on peut appeler aussi « intelligence », puisque le mot latin nous y invite (intellegentia), mais il reçoit surtout ce « don », l’esprit, le νοῦς, qui est la faculté d’intuition touchant à toutes choses divines.
L’entendement (intellegentia, l’intelligence) est capable de comprendre toutes choses relevant du monde, mais seul l’esprit (νοῦς) est capable d’intuiter ou de ressentir ce qui reste bien au-delà de toute compréhension, et de toute intelligibilité.
Par la puissance de l’intuition propre à l’esprit (νοῦς), l’homme s’élève à une hauteur sans commune mesure avec tout ce qui est simplement ‘intelligible’, et il peut alors atteindre à une « connaissance » (intellegentia) du divin.
Où et comment se passe cette rencontre ‘intuitive’ de l’homme avec le divin?
Elle a lieu dans son « corps », au sein même de la matière, qui lui sert de voile, d’abri protecteur.
« C’est de la matière qu’a été fait le corps, qui sert d’enveloppe à cette partie de l’homme dont nous venons de dire qu’elle est divine, pour que la divinité de l’esprit pur (purae mentis divinitas), seule dans cet abri avec ce quelle connaît (tecta sola cum cognatis suis), c’est-à-dire avec les intuitions de l’esprit pur (id est mentis purae sensibus), se repose seule avec soi (secum ipsa conquiescat), comme retranchée derrière le mur du corps (tanquam muro corporis saepta). »xii
Cette rencontre met en présence ‘la divinité de l’esprit pur’ (purae mentis divinitas) et ‘les intuitions de l’esprit pur’ (au pluriel: mentis purae sēnsūs). C’est là, dirons-nous, une sorte de trinité. Les protagonistes sont la divinité (divinitas), l’esprit pur (pura mens), et ses intuitions (sēnsūs); cela fait beaucoup de monde. Mais curieusement tout cela ne forme en réalité qu’une seule entité, laquelle reste en repos, seule avec elle-même (secum ipsa conquiescat).
Pourquoi en repos? Ne nous avait-on pas dit que la divinité se meut toujours?
On peut imaginer qu’elle continue de se mouvoir dans l’esprit de l’homme, mais en restant à l’intérieur d’elle-même, se partageant dans le calme et la paix, entremêlant, intriquant ses propres intuitions avec celles de celui-ci.
C’est en effet un tel type de mode opératoire qu’explique l’Asclépius un peu plus loin.
« L’éternité, qui, prise à part, est immobile, paraît en mouvement à cause du temps, car elle entre elle-même dans le temps, dans ce temps où tout mouvement trouve place. D’où il résulte que la stabilité de l’éternité comporte du mouvement et la mobilité du temps devient stable par l’immutabilité de la loi qui règle sa course. Et dans ce sens on peut dire que Dieu aussi se meut lui-même en soi tout en demeurant immobile. En effet le mouvement de sa stabilité est immobile en raison de son immensité: car la règle de l’immensité implique l’immobilité. Cet être donc, qui est tel, qui échappe à l’emprise des sens, n’a pas de limites, nul ne peut l’embrasser ni le mesurer; il ne peut être ni soutenu ni porté ni atteint au terme de la chasse; où il est, où il va, d’où il vient, comment il se comporte, de quelle nature il est, tout cela nous est inconnu; il se meut dans sa satbilité souveraine et sa stabilité se meut en lui, qu’elle soit Dieu, ou l’éternité, ou l’un et l’autre, ou l’un dans l’autre, ou l’un et l’autre dans l’un et lautre. »xiii
Dans un autre passage de l’Asclépius, on trouve une description synthétique des quatre sortes d’esprits qui se meuvent ainsi, respectivement, dans la Divinité, dans l’Éternité, dans le monde, et chez l’homme.
Le premier d’entre eux, l’Esprit total (en latin omnis sensus, et en grec, ὁ πᾶς νοῦς), présente précisément le même mélange de mouvement et de repos que celui que nous venons d’observer au sein même de l’esprit de l’homme, ainsi que dans « l’éternité »:
« L’Esprit total qui ressemble à la divinité, de soi immobile, se meut pourtant dans sa stabilité: il est saint, incorruptible, éternel et quoi que ce soit de meilleur encore, s’il est un attribut meilleur »xiv.
Suit une présentation succincte des trois autres esprits, l’Esprit de l’Aiôn (le mot Αἰών signifie à la fois « éternité » et « vie »), l’Esprit du monde et l’esprit humain:
« [L’esprit de l’Aiôn]xv est l’éternité du Dieu suprême laquelle subsiste dans l’absolue vérité, infiniment rempli de toutes les formes sensibles et de l’ordre universel, ayant sa subsistance, pour ainsi dire, avec Dieu.
L’esprit du monde (sensus mundanus), quant à lui, est le réceptacle (receptaculum) de toutes les formes sensibles et de tous les ordres particuliers.
Enfin l’esprit humain <dépend du> pouvoir de retenir propre à la mémoire, grâce auquel il garde le souvenir des expériences passées. La divinité de l’Esprit s’arrête, dans sa descente, à l’animal humain: car le Dieu suprême n’a pas voulu que l’esprit divin allât se mêler à toutes les espèces de vivants, de peur qu’il ait à rougir de ce mélange avec les vivants inférieurs. »xvi
Tout cet enseignement d’Hermès, hermétique par excellence, n’était certes pas destiné à être dévoilé et discuté ouvertement comme nous le faisons ici.
Hermès avait clairement exprimé la nécessité de celer ces mystères dans le silence.
« Pour vous, ô Tat, Asclépius et Hammon, gardez ces divins mystères, dans le secret de vos coeurs, couvrez-les de silence et tenez-le cachés »xvii.
Je ne me sens pas trop coupable, néanmoins. J’ai de bonnes raisons de penser qu’assurément fort peu de lecteurs en arrivent à ce point, et que ceux qui se sont laissés entraîner jusqu’ici n’en feront pas mauvais usage.
L’Asclépius finit par une action de grâce, que je vais citer, d’une part parce qu’elle est sublime, mais aussi parce qu’elle contient un adjectif (latin) excitant pour l’esprit.
« Nous te rendons grâces, Très-Haut, Toi qui surpasses infiniment toutes choses, car c’est par ta faveur que nous avons obtenu cette grande lumière qui nous permet de te connaître. Nom saint et digne de révérence, Nom Unique par lequel Dieu seul doit être béni selon la religion de nos pères.(…)
Tu nous as donné l’esprit (νοῦς, sensus), la raison (ratio), l’intelligence (intellegentia); l’esprit, pour que nous puissions te connaître; la raison pour que, par nos intuitions, nous t’atteignions au terme de la chasse, l’intelligence pour que, te connaissant, nous soyons en joie. Nous nous réjouissons donc, sauvés par ta puissance (numen) de ce que tu te sois montré à nous tout entier. »xviii
Je disais que cette action de grâce comportait un mot ‘excitant’, c’est l’adjectif exsuperantissime (Gratias tibi summe, exsuperantissime…), qui est rendu ici par une expression un peu trop prolixe ( « Toi qui surpasses infiniment toutes choses »).
Ce mot me fascine. Il comporte deux préfixes ex et super, et un suffixe superlatif (issime).
C’est un mot équipé pour atteindre à l’indicible.
Je suggère que la langue française se l’approprie sans tarder…
Il est temps de conclure. Je le ferai en évoquant une autre figure néo-platonicienne, celle du « divin » Jamblique, qui nous a légué un document inestimable, le De Mysteriis.
Il y écrit ceci:
« L’âme a en propre le principe de la conversion vers l’intelligible, du détachement des êtres soumis au devenir, de l’union à l’être et au divin (…). Nous pouvons nous unir aux dieux, nous tenir au-dessus de l’ordre cosmique et participer à la vie éternelle et aux activités des dieux esupra-célestes. Selon ce principe nous sommes capables de nous libérer nous-mêmes. En effet (…) quand l’âme s’élève vers les êtres supérieurs à elle, alors elle se sépare entièrement de ce qui la retient auprès du devenir, elle se détache des parties inférieures, à la place de sa vie elle acquiert une vie nouvelle, et se donne à un autre ordre, en abandonnant complètement le précédent. »xix
Et voilà, qu’inopinée surgit la résonance…
S’abandonner soi-même pour se joindre à Celui qui ne s’abandonne jamais…
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iPhèdre 245, cd: Ψυχὴ πᾶσα ἀθάνατος. Τὸ γὰρ ἀεικίνητον ἀθάνατον· τὸ δ᾽ ἄλλο κινοῦν καὶ ὑπ᾽ ἄλλου κινούμενον, παῦλαν ἔχον κινήσεως, παῦλαν ἔχει ζωῆς. Μόνον δὴ τὸ αὑτὸ κινοῦν, ἅτε οὐκ ἀπολεῖπον ἑαυτό, οὔποτε λήγει κινούμενον, ἀλλὰ καὶ τοῖς ἄλλοις ὅσα κινεῖται τοῦτο πηγὴ καὶ ἀρχὴ κινήσεως.
ii« O Asclepi, omnis humana inmortalis est anima, sed non uniformiter cunctae sed aliae alio more uel tempore. » Hermès Trismégiste. Asclépius. Texte établi par A.D. Nock. Traduit par A.-J. Festugière. Les Belles Lettres. Paris 1973, §2, p. 297
iiiIbid. p.297-298
ivIbid. p.298: Anima et mundus a natura comprehensa agitantur ita omnium multiformi imaginum qualitate variata. « L’âme et la matière, embrassées pas la nature, sont mises en mouvement par elle, avec une telle diversité dans l’aspect multiforme de tout ce qui prend figure » (…)
vIbid. p.298-299: Divinitatis etenim ratio divina sensus intentione noscenda, torrenti simillima est fluvio e summo in ponum praecipiti rapacitate currenti: quo efficitor, ut intentionem nostram non solum audientum verum tractantium ipsorum celeri velocitate praeterat.
viCf. Ibid. p.363 note 53
viiAnaxagore, Fragment XII, Traduction Jean-Paul Dumont. Les Écoles présocratiques, Gallimard, coll. Folio/Essais, 1991
viiiHermès Trismégiste. Asclépius. Texte établi par A.D. Nock. Traduit par A.-J. Festugière. Les Belles Lettres. Paris 1973, §5, p. 301
ixHermès Trismégiste. Asclépius. Texte établi par A.D. Nock. Traduit par A.-J. Festugière. Les Belles Lettres. Paris 1973, §5, p. 302
xSensu addito ad hominis intellegentiam, quae quinta pars sola homini concessa est ex aethere. Sed de animalibus cunctis humanos tantum sensus as divinae rationis intellegentiam exornat erigit atque sustollit. Hermès Trismégiste. Asclépius. Texte établi par A.D. Nock. Traduit par A.-J. Festugière. Les Belles Lettres. Paris 1973, §6, p. 303
xiSolum enim animal homo duplex est. « Seul parmi les vivants, l’homme est double ». Ibid. §7 p.304
xiiIbid. §7 p.304
xiiiIbid. §31 p.339-340
xivIbid. §32 p.340
xvJe reprends ici la leçon de Ferguson (p.423, n.7), s’appuyant sur Numénius (Cf. Euseb., Prep.ev. XI 18,20), telle qu’exposée par le P. Festugière, op.cit. p. 390, n.279.
xviIbid. §32 p.340-341
xviiIbid. §32 p.341
xviiiIbid. §41 p.353-354
xixJamblique. Les Mystères d’Égypte. Traduit du grec par Édouard des Places, S.J., Les Belles Lettres, 1993, Ch. VIII, 7, p.193.
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