
Il y a plus de 2300 ans, l’historien juif Artapanusi, vivant à Alexandrie sous les Ptolémée, a déclaré que Moïse et Hermès Trismégiste n’étaient qu’une seule et même personneii.
Cette thèse provocante était déjà alors sans doute sujette à controverse. Mais c’était surtout un symptôme piquant de la capacité des cultures à favoriser des relations symbiotiques avec leurs voisines.
Toujours, y compris maintenant, les idées les plus révolutionnaires, les plus stimulantes, sont possibles, quand règne la liberté de l’esprit de recherche.
Qu’il eût été ou non Moïse, Hermès Trismégiste était un personnage tout à fait remarquable. Près de deux mille ans avant Blaise Pascal, c’est Hermès qui a frappé cette fameuse formule, citée dans L’Asclépius: « Dieu, un cercle spirituel dont le centre est partout, la circonférence nulle part. »
Son Poimandrès ne manque pas non plus de m’émouvoir par son ampleur de vue, et la puissance prophétique de ses intuitions. Il commence ainsi :
« Je réfléchissais un jour sur les êtres; ma pensée planait dans les hauteurs, et toutes mes sensations corporelles étaient engourdies comme dans le lourd sommeil qui suit la satiété, les excès ou la fatigue. Il me sembla qu’un être immense, sans limites déterminées, m’appelait par mon nom et me disait : Que veux-tu entendre et voir, que veux-tu apprendre et connaître?
— Qui donc es-tu, répondis-je? — Je suis, dit-il, Poimandrèsiii, l’intelligence souveraine. Je sais ce que tu désires, et partout je suis avec toi. — Je veux, répondis-je, être instruit sur les êtres, comprendre leur nature et connaître Dieu. — Reçois dans ta pensée tout ce que tu veux savoir, me dit-il, je t’instruirai.
A ces mots, il changea d’aspect, et aussitôt tout me fut découvert en un moment, et je vis un spectacle indéfinissable.»
Il y avait certainement du divin en Hermès, tout comme en Moïse. Aujourd’hui, rares sont les hommes de cette trempe. Cela rend-il notre monde plus difficile à vivre ? Moins ouvert à la puissance des possibles?
On est en droit de le penser si l’on accepte la définition du philosophe selon Platon, qui y voit un « initié ».
« Voilà pourquoi est seule ailée la pensée du philosophe ; car ces réalités supérieures auxquelles par le souvenir elle est constamment appliquée dans la mesure de ses forces, c’est à ces réalités mêmes que ce qui est Dieu doit sa divinité. Or c’est en usant droitement de tels moyens de se ressouvenir qu’un homme qui est toujours parfaitement initié à de parfaites initiations, devient, seul, réellement parfait. Mais comme il s’écarte de ce qui est l’objet des préoccupations des hommes et qu’il s’applique à ce qui est divin, la foule lui remontre qu’il a l’esprit dérangé ; mais il est possédé d’un Dieu, et la foule ne s’en doute pas ! »iv
Aujourd’hui comme hier, ignorant les lazzis de la foule, le vrai philosophe, l’initié, reste en son for intime, de façon extérieurement indécelable, tranquillement « possédé » par le Dieu.
Rien de mieux, pour comprendre l’essence d’une époque, que de se pencher sur les formes de «possession» (divine), sur les manières de « délirer », qu’elle condamne, ou celles que, de bon gré ou non, elle reconnaît.
Dans le Poimandrès, Hermès décrit son transport dans un corps immortel, et l’extase de son âme.
Dans le Banquet, Platon relate l’immersion des âmes purifiées dans l’océan de la beauté divine. Dans l’Épinomis, il explique comment l’âme peut être unie à Dieu, vivant alors en lui et par lui, plutôt que par elle-même.
Il est difficile de ne pas être frappé par la distance entre l’expérience de ces penseurs anciens et celle de la plupart de nos intellectuels et autres publicistes, au début du 21ème siècle.
A l’évidence, rares sont aujourd’hui ceux qui peuvent se faire en conscience quelque idée de ce que fut pour Moïse, pour Hermès, ou pour Socrate, l’expérience de l’extase, et plus rares encore ceux qui peuvent témoigner l’avoir vécue aujourd‘hui.
Les intellectuels « modernes » ont presque complètement coupé les ponts avec ces expériences multimillénaires. On voit parader dans les médias des porte-paroles de la foi X, de la religion Y ou de la spiritualité Z, s’autoproclamant gardiens de quelques « lois divines », et infligeant sermons et homélies, lançant anathèmes ou fatwas.
Le large domaine du « sacré » forme de nos jours une scène bruyante, brouillée, confuse, souvent violente et même sanglante.
Cette confusion cache à la fois une cécité largement répandue dans ses acteurs, et une opacité accrue du sens qu’ils sont censés avoir trouvé.
Le vrai mystère gît toujours dans les profondeurs, et il est bien plus obscur que la nuit, ou l’absence de clarté, qui entoure le monde de toutes parts.
Marsile Ficin, l’un des penseurs de la Renaissance qui a le mieux résisté à la dessiccation « moderne », alors déjà en gésine, a décrit un phénomène intéressant, le parcours de l’esprit saisi par l’objet de sa recherche :
« En aimant ardemment cette lumière, même obscurément perçue, ces intelligences sont complètement embrasées par sa chaleur, et une fois embrasées, ce qui est le propre de l’amour, elles se transforment en lumière. Fortifiées par cette lumière, elles deviennent très facilement par l’amour la lumière même qu’elles s’efforçaient auparavant de suivre du regard. »v
Ficin semble parler d’expérience, et avoir vu cette lumière par lui-même. Il indique qu’il y a neuf degrés de contemplation possibles de Dieu. Trois sont en rapport avec sa bonté, trois sont relatifs à sa sagesse, et trois sont en lien avec sa puissance. Mais ces modes d’approche ne sont pas équivalents.
« Nous craignons la puissance de Dieu, nous cherchons sa sagesse, nous aimons sa bonté. Seul l’amour de sa bonté transforme l’âme en Dieu »vi, résume-t-il brièvement.
Mais pourquoi tous ces « degrés », demandera-t-on, s’il n’y en a qu’un d’efficace ?
Il y a des degrés parce que la montée est longue, ardue. Quant à la symbolique du nombre 9, elle est ancienne. Il se rencontre chez Virgile. « Le Styx, s’interposant neuf fois, les enferme ».vii
On trouve aussi l’idée que le Ciel comporte neuf sphères, selon certaines expériences chamaniquesviii. Bien d’autres exemples pourraient être cités.
A travers Marsile Ficin, qui les admirait, Hésiode, Virgile, Ovide, Hermès, Platon, vivaient encore au milieu de la Renaissance, et lui donnaient un air d’âge d’or, un âge pendant lequel les mystères pouvaient encore être contemplés, quoique de loin, et par procuration.
L’intelligence des hommes est petite et faible. Rêver aujourd’hui à nouveau d’un tel âge d’or, c’est croire à un possible saut, un immense bond, peut-être d’une autre nature, et selon d’autres voies, vers où, vers quoi ?
Vers une vision complètement renouvelée de la nature du mystère dans lequel nous sommes plongés.
Et même vers l’amorce d’un petit pas sur le chemin de sa compréhension un peu augmentée.
Le témoignage des grands anciens est précieux, à cet égard. Ils disent qu’une telle compréhension, fût-elle partielle, a été possible. Ils laissent entendre que cette expérience est toujours ouverte à quiconque entreprend ce voyage avec détermination. Il faut aussi compter sur les forces de la symbiose universelle pour aider à franchir les étapes difficiles qui attendent ces Argonautes. Orphée avait prévenu : « Impossible de forcer les portes du royaume de Pluton ; à l’intérieur se trouve le peuple des songes. »ix
Mais ces portes peuvent aussi s’ouvrir, comme par magie. Orphée a livré sa méthode : se fier à l’inspiration, c’est-à-dire aux Muses.x
Pour ceux qui auraient une sensibilité aux puissances immanentes, à la manière de Spinoza, ou dans l’esprit du shinto, on peut aussi invoquer la « substance universelle », la puissance propre à Pan :
« J’invoque Pan, substance universelle du monde, du ciel, de la mer profonde, de la terre aux formes variées et de la flamme impérissable. Ce ne sont là que des membres dispersés de Pan. Pan aux pieds de chèvres, Dieu vagabond, maître des tempêtes, qui fais rouler les astres et dont la voix figure les concerts éternels du monde, Dieu aimé des bouviers et des pasteurs qui affectionnent les claires fontaines, Dieu rapide qui habites les collines, ami du son, Dieu chéri des nymphes, Dieu qui engendres toutes choses, puissance procréatrice de l’univers. »xi
Pour ceux qui préfèrent se mettre en sûreté sous l’ombre de la Loi, Orphée a aussi concédé un signe :
« J’invoque la Loi divine, génie des hommes et des immortels ; déesse céleste, gubernatrice des astres, signe commun de toutes choses, fondement de la nature, de la mer et de la terre. Déesse constante, conservant les lois éternelles du ciel et lui faisant accomplir fidèlement ses immenses révolutions ; toi qui accordes aux mortels les bienfaits d’une vie prudente et qui gouvernes tout ce qui respire ; toi dont les sages conseils dirigent toutes choses selon l’équité, déesse toujours favorable aux justes, mais accablant les méchants de punitions sévères, douce déesse qui distribues les biens avec une délicieuse largesse, souviens-toi de nous et prononce notre nom avec amitié. »xii
Tous les moyens de navigation sont bons, pour qui connaît le cap. Mais sachons que le voyage ne fait jamais que commencer. Il n’a pas de fin. Il ne faut pas manquer d’imagination, d’espérance, de courage.
On en aura besoin pour franchir, le moment venu, ce pont « étroit comme un cheveu » qui relie ce monde avec les Cieux.xiii
La Katha Upaniṣad emploie une image plus coupante : « Il est malaisé de passer sur la lame effilée du rasoir, disent les poètes pour exprimer la difficulté du chemin ».xiv
Quel chemin ?
Celui qui mène au-delà de l’intelligence, puis au-delà du grand Soi.xv
Le chemin qui continue ensuite vers le non-manifestéxvi, et enfin, atteint l’Hommexvii.
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i Artapanus était un historien d’origine juive qui vivait à Alexandrie entre le 3ème et le 2ème siècle avant notre ère. Son œuvre ne nous est pas parvenue, mais Eusèbe de Césarée et Clément d’Alexandrie en citent plusieurs extraits.
iiCf. Eusèbe, Pr.Ev. 9,27,4
iiiEn grec, littéralement : « le pasteur de l’homme »
ivPhèdre, 249, c-d
vMarsile Ficin, Th. Plat. 18, 8
viIbid.
vii Géorg. IV, 480ā
viiiMircéa Eliade. Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot.1968, p.212
ix Argonaut., 1142
x « Filles de Mnémosyne et de Jupiter foudroyant, ô Muses célèbres et illustres, déesses qui engendrez tous les arts, nourricières de l’esprit, qui inspirez de droites pensées, qui gouvernez avec sagesse les âmes des hommes et qui leur avez enseigné les sacrifices divins; Clio, Euterpe, Thalie, Melpomène, Terpsichore, Érato, Polymnie, Uranie et Calliope, venez avec votre mère auguste; venez auprès de nous et soyez-nous favorables, amenez-nous la Gloire toute puissante et la Sagesse. » Hymnes, LXXIII
xi Orphée, Hymnes, X
xii Hymnes, LXI
xiiiCf. La vision de Saint Paul. C’est une image que l’on trouve aussi chez les mystiques arabes (Cf. Miguel Asin Palacios, La escatologia musulmana en la Divina Comedia. Madrid, 1943, p. 282, cit. In Mircéa Eliade. Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot.1968, p.376
xivKU 1,3,14 Trad. Louis Renou
xv« Le grand Soi (mahān ātmā) est le soi de l’intelligence (buddhi), le soi intérieur de la buddhi de tous les vivants en raison de sa parfaite grandeur. Il est le premier-né en dehors du non-manifesté, il a la nature de la conscience et de la non conscience (bodha-abodha), il est appelé le grand Soi, il est plus haut que l’intelligence. » (KaUB 1.3.11)
xvi« Le non-manifesté (avyakta) est le germe de tout l’univers, l’essence des noms et formes non-manifestés, la forme de la connexion de toutes les forces d’effet et de cause, il est nommé le non-développé, l’espace (ākāśa). » (KaUB 1.3.11)
xviiL’Homme, c’est Puruṣa : « Il est le plus subtil, du fait d’être cause de toutes les causes et le Soi intérieur de tout, il est une masse de pure conscience (cinmātraghana). » (KaUB 1.3.11)
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