La lame du rasoir


‘Hermès’

Il y a plus de 2300 ans, l’historien juif Artapanusi, vivant à Alexandrie sous les Ptolémée, a déclaré que Moïse et Hermès Trismégiste n’étaient qu’une seule et même personneii.

Cette thèse provocante était déjà alors sans doute sujette à controverse. Mais c’était surtout un symptôme piquant de la capacité des cultures à favoriser des relations symbiotiques avec leurs voisines.

Toujours, y compris maintenant, les idées les plus révolutionnaires, les plus stimulantes, sont possibles, quand règne la liberté de l’esprit de recherche.

Qu’il eût été ou non Moïse, Hermès Trismégiste était un personnage tout à fait remarquable. Près de deux mille ans avant Blaise Pascal, c’est Hermès qui a frappé cette fameuse formule, citée dans L’Asclépius: « Dieu, un cercle spirituel dont le centre est partout, la circonférence nulle part. »

Son Poimandrès ne manque pas non plus de m’émouvoir par son ampleur de vue, et la puissance prophétique de ses intuitions. Il commence ainsi :

« Je réfléchissais un jour sur les êtres; ma pensée planait dans les hauteurs, et toutes mes sensations corporelles étaient engourdies comme dans le lourd sommeil qui suit la satiété, les excès ou la fatigue. Il me sembla qu’un être immense, sans limites déterminées, m’appelait par mon nom et me disait : Que veux-tu entendre et voir, que veux-tu apprendre et connaître?

— Qui donc es-tu, répondis-je? — Je suis, dit-il, Poimandrèsiii, l’intelligence souveraine. Je sais ce que tu désires, et partout je suis avec toi. — Je veux, répondis-je, être instruit sur les êtres, comprendre leur nature et connaître Dieu. — Reçois dans ta pensée tout ce que tu veux savoir, me dit-il, je t’instruirai.

A ces mots, il changea d’aspect, et aussitôt tout me fut découvert en un moment, et je vis un spectacle indéfinissable.»

Il y avait certainement du divin en Hermès, tout comme en Moïse. Aujourd’hui, rares sont les hommes de cette trempe. Cela rend-il notre monde plus difficile à vivre ? Moins ouvert à la puissance des possibles?

On est en droit de le penser si l’on accepte la définition du philosophe selon Platon, qui y voit un « initié ».

« Voilà pourquoi est seule ailée la pensée du philosophe ; car ces réalités supérieures auxquelles par le souvenir elle est constamment appliquée dans la mesure de ses forces, c’est à ces réalités mêmes que ce qui est Dieu doit sa divinité. Or c’est en usant droitement de tels moyens de se ressouvenir qu’un homme qui est toujours parfaitement initié à de parfaites initiations, devient, seul, réellement parfait. Mais comme il s’écarte de ce qui est l’objet des préoccupations des hommes et qu’il s’applique à ce qui est divin, la foule lui remontre qu’il a l’esprit dérangé ; mais il est possédé d’un Dieu, et la foule ne s’en doute pas ! »iv

Aujourd’hui comme hier, ignorant les lazzis de la foule, le vrai philosophe, l’initié, reste en son for intime, de façon extérieurement indécelable, tranquillement « possédé » par le Dieu.

Rien de mieux, pour comprendre l’essence d’une époque, que de se pencher sur les formes de «possession» (divine), sur les manières de « délirer », qu’elle condamne, ou celles que, de bon gré ou non, elle reconnaît.

Dans le Poimandrès, Hermès décrit son transport dans un corps immortel, et l’extase de son âme.

Dans le Banquet, Platon relate l’immersion des âmes purifiées dans l’océan de la beauté divine. Dans l’Épinomis, il explique comment l’âme peut être unie à Dieu, vivant alors en lui et par lui, plutôt que par elle-même.

Il est difficile de ne pas être frappé par la distance entre l’expérience de ces penseurs anciens et celle de la plupart de nos intellectuels et autres publicistes, au début du 21ème siècle.

A l’évidence, rares sont aujourd’hui ceux qui peuvent se faire en conscience quelque idée de ce que fut pour Moïse, pour Hermès, ou pour Socrate, l’expérience de l’extase, et plus rares encore ceux qui peuvent témoigner l’avoir vécue aujourd‘hui.

Les intellectuels « modernes » ont presque complètement coupé les ponts avec ces expériences multimillénaires. On voit parader dans les médias des porte-paroles de la foi X, de la religion Y ou de la spiritualité Z, s’autoproclamant gardiens de quelques « lois divines », et infligeant sermons et homélies, lançant anathèmes ou fatwas.

Le large domaine du « sacré » forme de nos jours une scène bruyante, brouillée, confuse, souvent violente et même sanglante.

Cette confusion cache à la fois une cécité largement répandue dans ses acteurs, et une opacité accrue du sens qu’ils sont censés avoir trouvé.

Le vrai mystère gît toujours dans les profondeurs, et il est bien plus obscur que la nuit, ou l’absence de clarté, qui entoure le monde de toutes parts.

Marsile Ficin, l’un des penseurs de la Renaissance qui a le mieux résisté à la dessiccation « moderne », alors déjà en gésine, a décrit un phénomène intéressant, le parcours de l’esprit saisi par l’objet de sa recherche :

« En aimant ardemment cette lumière, même obscurément perçue, ces intelligences sont complètement embrasées par sa chaleur, et une fois embrasées, ce qui est le propre de l’amour, elles se transforment en lumière. Fortifiées par cette lumière, elles deviennent très facilement par l’amour la lumière même qu’elles s’efforçaient auparavant de suivre du regard. »v

Ficin semble parler d’expérience, et avoir vu cette lumière par lui-même. Il indique qu’il y a neuf degrés de contemplation possibles de Dieu. Trois sont en rapport avec sa bonté, trois sont relatifs à sa sagesse, et trois sont en lien avec sa puissance. Mais ces modes d’approche ne sont pas équivalents.

« Nous craignons la puissance de Dieu, nous cherchons sa sagesse, nous aimons sa bonté. Seul l’amour de sa bonté transforme l’âme en Dieu »vi, résume-t-il brièvement.

Mais pourquoi tous ces « degrés », demandera-t-on, s’il n’y en a qu’un d’efficace ?

Il y a des degrés parce que la montée est longue, ardue. Quant à la symbolique du nombre 9, elle est ancienne. Il se rencontre chez Virgile. « Le Styx, s’interposant neuf fois, les enferme ».vii

On trouve aussi l’idée que le Ciel comporte neuf sphères, selon certaines expériences chamaniquesviii. Bien d’autres exemples pourraient être cités.

A travers Marsile Ficin, qui les admirait, Hésiode, Virgile, Ovide, Hermès, Platon, vivaient encore au milieu de la Renaissance, et lui donnaient un air d’âge d’or, un âge pendant lequel les mystères pouvaient encore être contemplés, quoique de loin, et par procuration.

L’intelligence des hommes est petite et faible. Rêver aujourd’hui à nouveau d’un tel âge d’or, c’est croire à un possible saut, un immense bond, peut-être d’une autre nature, et selon d’autres voies, vers où, vers quoi ?

Vers une vision complètement renouvelée de la nature du mystère dans lequel nous sommes plongés.

Et même vers l’amorce d’un petit pas sur le chemin de sa compréhension un peu augmentée.

Le témoignage des grands anciens est précieux, à cet égard. Ils disent qu’une telle compréhension, fût-elle partielle, a été possible. Ils laissent entendre que cette expérience est toujours ouverte à quiconque entreprend ce voyage avec détermination. Il faut aussi compter sur les forces de la symbiose universelle pour aider à franchir les étapes difficiles qui attendent ces Argonautes. Orphée avait prévenu : « Impossible de forcer les portes du royaume de Pluton ; à l’intérieur se trouve le peuple des songes. »ix

Mais ces portes peuvent aussi s’ouvrir, comme par magie. Orphée a livré sa méthode : se fier à l’inspiration, c’est-à-dire aux Muses.x

Pour ceux qui auraient une sensibilité aux puissances immanentes, à la manière de Spinoza, ou dans l’esprit du shinto, on peut aussi invoquer la « substance universelle », la puissance propre à Pan :

« J’invoque Pan, substance universelle du monde, du ciel, de la mer profonde, de la terre aux formes variées et de la flamme impérissable. Ce ne sont là que des membres dispersés de Pan. Pan aux pieds de chèvres, Dieu vagabond, maître des tempêtes, qui fais rouler les astres et dont la voix figure les concerts éternels du monde, Dieu aimé des bouviers et des pasteurs qui affectionnent les claires fontaines, Dieu rapide qui habites les collines, ami du son, Dieu chéri des nymphes, Dieu qui engendres toutes choses, puissance procréatrice de l’univers. »xi

Pour ceux qui préfèrent se mettre en sûreté sous l’ombre de la Loi, Orphée a aussi concédé un signe :

« J’invoque la Loi divine, génie des hommes et des immortels ; déesse céleste, gubernatrice des astres, signe commun de toutes choses, fondement de la nature, de la mer et de la terre. Déesse constante, conservant les lois éternelles du ciel et lui faisant accomplir fidèlement ses immenses révolutions ; toi qui accordes aux mortels les bienfaits d’une vie prudente et qui gouvernes tout ce qui respire ; toi dont les sages conseils dirigent toutes choses selon l’équité, déesse toujours favorable aux justes, mais accablant les méchants de punitions sévères, douce déesse qui distribues les biens avec une délicieuse largesse, souviens-toi de nous et prononce notre nom avec amitié. »xii

Tous les moyens de navigation sont bons, pour qui connaît le cap. Mais sachons que le voyage ne fait jamais que commencer. Il n’a pas de fin. Il ne faut pas manquer d’imagination, d’espérance, de courage.

On en aura besoin pour franchir, le moment venu, ce pont « étroit comme un cheveu » qui relie ce monde avec les Cieux.xiii

La Katha Upaniad emploie une image plus coupante : « Il est malaisé de passer sur la lame effilée du rasoir, disent les poètes pour exprimer la difficulté du chemin ».xiv

Quel chemin ?

Celui qui mène au-delà de l’intelligence, puis au-delà du grand Soi.xv

Le chemin qui continue ensuite vers le non-manifestéxvi, et enfin, atteint l’Hommexvii.

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i Artapanus était un historien d’origine juive qui vivait à Alexandrie entre le 3ème et le 2ème siècle avant notre ère. Son œuvre ne nous est pas parvenue, mais Eusèbe de Césarée et Clément d’Alexandrie en citent plusieurs extraits.

iiCf. Eusèbe, Pr.Ev. 9,27,4

iiiEn grec, littéralement : « le pasteur de l’homme »

ivPhèdre, 249, c-d

vMarsile Ficin, Th. Plat. 18, 8

viIbid.

vii Géorg. IV, 480ā

viiiMircéa Eliade. Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot.1968, p.212

ix Argonaut., 1142

x « Filles de Mnémosyne et de Jupiter foudroyant, ô Muses célèbres et illustres, déesses qui engendrez tous les arts, nourricières de l’esprit, qui inspirez de droites pensées, qui gouvernez avec sagesse les âmes des hommes et qui leur avez enseigné les sacrifices divins; Clio, Euterpe, Thalie, Melpomène, Terpsichore, Érato, Polymnie, Uranie et Calliope, venez avec votre mère auguste; venez auprès de nous et soyez-nous favorables, amenez-nous la Gloire toute puissante et la Sagesse. » Hymnes, LXXIII

xi Orphée, Hymnes, X

xii Hymnes, LXI

xiiiCf. La vision de Saint Paul. C’est une image que l’on trouve aussi chez les mystiques arabes (Cf. Miguel Asin Palacios, La escatologia musulmana en la Divina Comedia. Madrid, 1943, p. 282, cit. In Mircéa Eliade. Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot.1968, p.376

xivKU 1,3,14 Trad. Louis Renou

xv« Le grand Soi (mahān ātmā) est le soi de l’intelligence (buddhi), le soi intérieur de la buddhi de tous les vivants en raison de sa parfaite grandeur. Il est le premier-né en dehors du non-manifesté, il a la nature de la conscience et de la non conscience (bodha-abodha), il est appelé le grand Soi, il est plus haut que l’intelligence. » (KaUB 1.3.11)

xvi« Le non-manifesté (avyakta) est le germe de tout l’univers, l’essence des noms et formes non-manifestés, la forme de la connexion de toutes les forces d’effet et de cause, il est nommé le non-développé, l’espace (ākāśa). » (KaUB 1.3.11)

xviiL’Homme, c’est Puru: « Il est le plus subtil, du fait d’être cause de toutes les causes et le Soi intérieur de tout, il est une masse de pure conscience (cinmātraghana). » (KaUB 1.3.11)

Faire Dieu


« Faire Dieu » ?

Les hommes ne doutent de rien. Mais les mots sont retors. Le langage est traître, et les grammaires vicieuses. Marins ignorants de la langue, ils naviguent depuis des millénaires, dérivant au-dessus des abysses, munis de compas fallacieux, de sextants faussés, sous les étoiles fugaces.

L’on ne peut se fier ni aux mots, ni à la grammaire qui les ordonne. Comment, alors, lire un Livre de mots ? Comment comprendre la « révélation », divine dit-on, mais, de ce fait même, vêtue de profondeurs insondables, d’abîmes ambigus ?

L’étude ne finit jamais. L’erreur guette les sages. Qui sait le sens ? Mais on trouve toujours du nouveau. Personne n’a jamais eu le dernier mot…

Un seul verset ouvre des mondes. Une théorie nombreuse, studieuse, de rabbins cabalistes commenta jadis, pendant des siècles, celui-ci :

« Il est temps de faire YHVH » (Ps. 119,126)

« Faire YHVH » ? « Faire Dieu » ? Vraiment ?

A lire le texte aujourd’hui, dans les meilleures versions, celle du Rabbinat français, ou celle de la Bible de Jérusalem, on ne trouve pas trace de cet assemblage improbable, opaque, obscur.

Pourquoi des rabbins médiévaux, la plupart cabalistes, ont-ils choisi de s’écarter du sens obvie, traditionnel, porté par le texte massorétique ? Pourquoi ont-ils choisi de fleurter avec le scandale ?N’avaient-ils pas conscience de choquer la foi juive, ou le simple bon sens ?

D’un autre côté, avaient-ils tort d’oser ? Bien des siècles avant que la cabale juive ne s’y attaque à son tour, les manuscrits (et les interprétations) divergeaient déjà fortement à propos de ce verset.

La plupart du temps, on lisait simplement : « Il est temps pour Dieu d’agir ».

D’autres comprenaient qu’il était temps d’«agir pour Dieu », que les hommes fassent enfin pour Dieu ce qu’ils devaient faire.

Délaissant ces deux lectures classiques (et d’ailleurs antagonistes), les rabbins cabalistes, dans l’Espagne du plein Moyen Âge, décidèrent de lire : « Il est temps [pour les hommes] de faire Dieu ».i

Pourquoi cette audace, côtoyant le blasphème, rasant l’abîme?

La bible hébraïque, dans la version massorétique qui fut mise au point après la destruction du second Temple, et qui date donc des premiers siècles de notre ère, propose le texte suivant:

עֵת, לַעֲשׂוֹת לַיהוָה

êt la’assot la-YHVH

Ce qui peut se traduire ainsi: « Il est temps d’agir pour Dieu », si l’on comprend לַיהוָה = pour YHVH

Mais les rabbins cabalistes refusèrent cette solution. Ils semblent qu’ils n’utilisèrent donc pas le texte massorétique de la Bible, mais d’autres manuscrits, beaucoup plus anciens, qui omettent la préposition pour (לַ), le mot ‘Dieu’ (ou ‘YHVH’) devenant de ce fait le complément d’objet direct du verbe ‘faire, agir’: « Il est temps de faire Dieu ».

La Bible du Rabbinat français utilise aujourd’hui la version massorétique et traduit :

« Le temps est venu d’agir pour l’Éternel ».

Mais cette traduction ne lève pas toutes les ambiguïtés. Veut-elle dire que le temps est venu (pour l’Éternel) d’agir, ou bien que le temps est venu (pour les hommes) d’agir pour l’Éternel ?

Les deux interprétations sont possibles, et d’ailleurs sont données respectivement dans telles ou telles traductions.

La Bible de Jérusalem (Ed. Cerf, 1973) traduit quant à elle: « Il est temps d’agir, Yahvé ».

Dans cette interprétation, c’est le Psalmiste qui admoneste en quelque sorte YHVH et lui intime une demande pressante « d’agir ». Les traducteurs de la Bible de Jérusalem rappellent en note que le texte massorétique indique « pour Yahvé », ce qui impliquerait que c’est à l’homme d’agir pour Lui. Mais ils ne retiennent pas cette leçon, et ils mentionnent une autre source manuscrite (non précisée), qui paraît avoir été adoptée par S. Jérôme, source qui diffère du texte massorétique par l’élision de la préposition לַ. D’où la traduction adoptée : « Il est temps d’agir, Yahvé », sans le mot pour.

Mais, là encore, les leçons varient, suivant la manière de comprendre le rôle grammatical du mot ‘Yahvé’…

La version de S. Jérôme (la Vulgate) donne :

Tempus est ut facias Domine.

Le mot ‘Seigneur’ est au vocatif (‘Domine!’) : le Psalmiste interpelle le Seigneur pour lui demander d’agir. « Il est temps que tu agisses, Seigneur ! »

Cependant, dans le texte de la Vulgate Clémentine, finalisée au 16ème siècle par le pape Clément VIII, et qui est à la base de la ‘Nouvelle Vulgate’ (Nova Vulgata) disponible en ligne sur le site internet du Vatican, on lit :

Tempus faciendi Domino

Le mot ‘Seigneur’ est au datif (‘Domino’), et joue donc le rôle d’un complément d’attribution. « Il est temps d’agir pour le Seigneur ».

La Septante (c’est-à-dire la version de la Bible traduite en grec par septante-deux savants juifs réunis à Alexandrie, vers 270 av. notre ère) propose, quant à elle:

καιρὸς τοῦ ποιῆσαι τῷ κυρίῳ·

Kairos tou poïêsai tô kyriô

Là aussi le mot ‘Seigneur’ est au datif, non au vocatif. « [Il est] temps d’agir pour le Seigneur »

La leçon ancienne de la Septante (bien antérieure au texte massorétique) ne résout pas, cependant, une ambiguïté résiduelle.

On peut en effet choisir de mettre l’accent sur la nécessité d’agir, impartie au Seigneur Lui-même:

« Pour le Seigneur, le temps d’agir est venu ».

Mais on peut tout aussi bien choisir de mettre l’accent sur la nécessité imputée aux hommes d’agir pour le Seigneur :

« Le temps est venu d’agir pour le Seigneur ».

Par rapport à ces différentes nuances, ce qu’il importe ici de souligner, c’est que la leçon retenue et commentée à de nombreuses reprises par les rabbins cabalistes, dans l’Espagne du Moyen Âge, est radicalement autre :

« Il est temps de faire Dieu ».

Le Rabbin Méir Ibn Gabbay écrit :

« Celui qui accomplit tous les commandements, son image et sa figure sont parfaites, et il est semblable à l’Homme supérieur assis sur le Trône (Ez. 1,26), il est à son image, et la Chekhina s’établit auprès de lui parce qu’il a rendu parfaits tous ses organes : son corps devient un trône et une demeure pour la figure qui lui correspond. De là tu comprendras le secret du verset : « Il est temps de faire YHVH » (Ps. 119,126). Tu comprendras également que la Torah possède une âme vivante (…) Elle possède une matière et une forme, un corps et une âme (…) Et sache que l’âme de la Torah est la Chekhina, secret du dernier [ה ], la Torah est son vêtement (…) La Torah est donc un corps pour la Chekhina, et celle-ci est comme une âme pour elle. »ii

Charles Mopsik note à propos de « faire Dieu » que « cette expression, énoncée brutalement, peut surprendre et même scandaliser ». C’est là l’occasion de s’interroger sur les pratiques et les conception de la cabale juive en matière de ‘théurgie’.

Le mot ‘théurgie’ vient du latin theurgia, « théurgie, opération magique, évocation des esprits », lui-même emprunté par Augustin au grec θεουργία , « acte de la puissance divine », « miracle », «opération magique ». E. des Places définit la théurgie comme « une sorte d’action contraignante sur les dieux ». Dans le néoplatonisme, ‘théurgie’ signifie « le fait de faire agir Dieu en soi » indique le Littré.

E.R. Dodds consacre un appendiceiii de son ouvrage Les Grecs et l’irrationnel à la théurgie, qu’il introduit ainsi : « Les theologoi ‘parlaient des dieux’, mais [le théourgos] ‘agissait sur eux’, ou peut-être même les ‘créait-il’ », cette dernière formule étant une allusion à un texte du célèbre savant byzantin Michel Psellus (11ème siècle) : « Celui qui possède la vertu théurgique est appelé ‘père des dieux’, car il transforme les hommes en dieux (theous tous anthropous ergazetaï). »iv

Le texte de E.R. Dodds est assez ironique et parfois sacarstique (« Porphyre avait un faible incurable pour les oracles »). Dodds cite le traité De mysteriis de Jamblique, qu’il juge ‘irrationnel’ et considère comme le témoignage d’une ‘culture en déclin’: « Le De mysteriis est un manifeste de l’irrationalisme, une affirmation que la voie du salut n’est pas dans la raison humaine mais dans le rite. ‘Ce n’est pas la pensée qui relie les théurgistes aux dieux : sinon qu’y aurait-il qui empêchât les philosophes théoriciens de jouir de l’union théurgique ? Or tel n’est pas le cas. L’union théurgique n’est atteint que par l’efficacité d’actes ineffables accomplis de la façon qui convient, actes qui dépassent l’entendement, et par la puissance de symboles ineffables qui ne sont compris que des dieux… Sans effort intellectuel de notre part, les signes (sunthêmata) par leur propre vertu accomplissent leur œuvre propre’ (De myst. 96.13 Parthey). A l’esprit découragé des païens du IVème siècle un tel message apportait un séduisant réconfort. »v

Mais le résultat de ces attitudes, privilégiant le ‘rite’ sur ‘l’effort intellectuel’, était « une culture en déclin, et la lente poussée de cet athéotês chrétien qui trop évidemment sapait la vie même de l’hellénisme. Tout comme la magie vulgaire est communément le dernier recours de l’individu désespéré, de ceux à qui l’homme et Dieu ont fait défaut, ainsi la théurgie devint le refuge d’une ‘intelligentsia’ désespérée qui ressentait déjà la fascination de l’abîme. »vi

Les modes opératoires de la théurgie varient notoirement, couvrant un vaste domaine, allant des rites magiques ou des rites de divination aux transes chamaniques ou aux phénomènes de ‘possession’ démonique ou spirituelle.

E.R. Dodds propose de les regrouper en deux types principaux : ceux qui dépendant de l’emploi de symboles (symbola) ou de signes (sunthêmata), et ceux qui nécessitent le recours à un ‘médium’, en extase. Le premier type était connu sous le nom de telestikê, et était surtout employé pour la consécration et l’animation de statues magiques afin d’en obtenir des oracles.vii La fabrication de statuettes magiques de dieux n’était pas un « monopole des théurgistes ». Elle s’appuyait sur la croyance ancienne et très répandue d’une sympathéia universelle, reliant les images à leur modèle original. Le centre originaire de ces pratiques était l’Égypte.

Dodds cite le dialogue d’Hermès Trismégiste avec Asclépius (ou Esculape), qui évoque des « statues animées, remplies de sens et d’esprit » (statuas animatas sensu et spiritu plenas), qui peuvent prédire l’avenir, infliger ou guérir des maladies, et emprisonner les âmes de daimones ou d’anges, toutes actions théurgiques résumées par la formule d’Hermès Trismégiste : sic deorum fictor est homo, (« voilà comment l’homme fait des dieux »)viii.

« Faire des dieux » : c’était là préfigurer, avec plus de mille ans d’antériorité, la formule mise plus tard en exergue par R. Méir ibn Gabbay et les autres cabalistes : « faire YHVH », – quoique sans doute avec une intention différente. Nous allons y revenir.

Dans son livre La Cité de Dieu, S. Augustinix avait cité de larges extraits de ce célèbre dialogue de Hermès Trismégiste avec Asclépius, dont ces phrases :

« Comme le Seigneur et le Père, Dieu en un mot, est l’auteur des dieux célestes, l’homme est l’auteur de ces dieux qui résident dans les temples, et se plaisent au voisinage des mortels. Ainsi, l’humanité, fidèle au souvenir de sa nature et de son origine, persévère dans cette imitation de sa divinité. Le Père et le Seigneur a fait à sa ressemblance les dieux éternels, et l’humanité a fait ses dieux à la ressemblance de l’homme. »x

Et Hermès d’ajouter: « C’est une merveille au-dessus de toute merveille et de toute admiration que l’homme ait pu inventer et créer une divinité. L’incrédulité de nos ancêtres s’égarait en de profondes erreurs sur l’existence et la condition des dieux, délaissant le culte et les honneurs du Dieu véritable ; c’est ainsi qu’ils ont trouvé l’art de faire des dieux. »

La colère de S. Augustin éclate alors, à cet endroit précis, contre Hermès. « Je ne sais si les démons eux-mêmes conjurés en confesseraient autant que cet homme ! »

Après une longue déconstruction du discours hermétique, Augustin conclut en citant une phrase définitive du prophète Jérémie :

« L’homme se fait des dieux (elohim)? Non, certes, ce ne sont pas des dieux (elohim)! »xi

Un siècle avant Augustin, et tentant encore de lutter contre les « sarcasmes » de la critique chrétienne, Jamblique s’est efforcé de prouver que « les idoles sont divines et remplies de la divine présence. »xii Cet art de fabriquer des statues divines devait, note Dodds, survivre à la fin du « monde païen mourant » et se retrouver dans « le répertoire des magiciens médiévaux »xiii.

On pourrait ajouter, sans y voir malice, que l’idée a aussi été reprise par la cabale juive espagnole au Moyen Âge, et plus tard encore, par les rabbins faiseurs de Golem, comme le Maharal de Prague, surnommé Yehudah-Leib, ou le rabbin Loew…

E.R. Dodds propose une autre piste encore : « La telestikê théurgique suggéra-t-elle aux alchimistes médiévaux leurs tentatives de créer des êtres humains artificiels (« homunculi ») ? (…) De curieux indices de quelque relation historique ont récemment été mis en avant par l’arabisant Paul Kraus. (…) Il fait remarquer que le vaste corpus alchimique attribué à Jâbir b. Hayyan (Gebir) non seulement fait allusion à ce sujet à un ouvrage (apocryphe?) de Porphyre intitulé Le Livre de la Génération, mais utilise aussi les spéculations néo-platoniciennes au sujet des images. »xiv

L’autre mode opérationnel de la théurgie est la transe ou la possession médiumnique, dont Dodds note « l’analogie évidente avec le spiritisme moderne ».xv

Je ne sais pas si le « spiritisme moderne » dont parlait Dodds dans les années 1950, n’est pas aujourd’hui un peu dépassé, mais il est certain que les rites de transes et de possession, qu’ils se pratiquent au Maroc (les Gnaouas), en Haïti (le Vaudou), au Népal, en Mongolie, au Mexique, et partout ailleurs dans le monde… font toujours couler des flots d’encre. On pourra consulter à cet égard la belle étude de Bertrand Hell, Possession et chamanismexvi, dont la page de garde cite la superbe réponse du Grand Moghol Khan Güyük au pape Innocent IV en 1246 : « Car si l’homme n’est pas lui-même la force de Dieu, que pourrait-il faire en ce monde ? »

Nombreux sont les sceptiques, qui doutent de la réalité même de la transe. Le célèbre philosophe soufi al-Ghazâlî, dans son Livre du bon usage de l’audition et de l’extase (12ème siècle) admet la possibilité d’ « extases feintes », mais il ajoute que le fait provoquer de façon délibérée son « ravissement » lors de la participation à un culte de possession (dikhr) peut malgré tout conduire l’initié à une véritable rencontre avec le divin.xvii

Bertrand Hell soutient que les simulations et les duperies en matière d’extase peuvent ouvrir un champ fécond de réflexion, dont témoignent les concepts de « para-sincérité » (Jean Poirier), de « théâtre vécu » (Michel Leiris) ou d’ « hallucination vraie » (Jean Duvignaud).xviii

Dans les définitions et les exemples de théurgies que nous venons de survoler, il s’agit de « faire agir » la divinité en soi, ou bien « d’agir » sur la divinité, et beaucoup plus exceptionnellement de la « créer ». Les seuls exemples d’une théurgie « créatrice de dieux » sont ceux évoqués par Hermès Trismégiste qui parle de l’homme « fabricant de dieux » (fictor deorum) et par Michel Psellus, avec le sens quelque peu allégorique d’une théurgie qui s’exerce sur des hommes pour les « transformer en dieux ».

C’est pourquoi le projet de Charles Mopsik d’étudier la notion de théurgie telle qu’elle a été développée dans la cabale juive présente un caractère particulièrement original. Dans ce cas, en effet, la théurgie ne signifie pas seulement « faire agir le dieu sur l’homme », ou « agir sur le dieu » ou encore « rendre l’homme divin », mais elle prend le sens beaucoup plus absolu, beaucoup plus radical, et presque blasphématoire du point de vue juif même, de « créer Dieu », de « faire Dieu »xix.

Il y a là un saut sémantique et symbolique certain. Mopsik n’hésite pas à proposer ce saut dans la compréhension de la théurgie, parce que ce fut précisément le choix radical de la cabale juive espagnole, pendant plusieurs siècles…

Nous y reviendrons dans notre prochain article…

iCf. la longue et savante étude consacrée à cette dernière interprétation par Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993

iiR. Méir Ibn Gabbay. Derekh Emounah. Jérusalem, 1967, p.30-31, cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p. 371-372

iiiE.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Flammarion, 1977, p.279-299

ivMichel Psellus. Patrologie grecque. 122, 721D, « Theurgicam virtutem qui habet pater divinus appellatur, quoniam enim ex hominibus facit deos, illo venit nomine. »

vE.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Flammarion, 1977, p.284

viE.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Flammarion, 1977, p.284

viiE.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Flammarion, 1977, p.289

viiiAsclépius III, 24a, 37a-38a. Corpus Hermeticum. Trad. A.J. Festugière. t. II. Les Belles Lettres. Paris, 1973, p.349, cité par E.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Flammarion, 1977, p.291

ixS. Augustin. La Cité de Dieu. VIII, 23-24

xAsclépius, 23.

xiJr 16,20

xiiPhotius, Bibl. 215. Cité par E.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Flammarion, 1977, p.292

xiiiE.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Flammarion, 1977, p.292

xivE.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Flammarion, 1977, p.293

xvE.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Flammarion, 1977, p.294

xviBertand Hell, Possession et chamanisme. Les maîtres du désordre, Flammarion, 1999

xviiBertand Hell, Possession et chamanisme. Les maîtres du désordre, Flammarion, 1999, p.198

xviiiBertand Hell, Possession et chamanisme. Les maîtres du désordre, Flammarion, 1999, p.197

xixCharles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.550.