En 1999, Peter Sloterdijk prononça une conférence intitulée « Règles pour le parc humain », qui se voulait une réponse à la fameuse Lettre sur l’humanisme, de Heideggeri.
Il y annonce comme inévitable « la réforme des qualités de l’espèce humaine » et la fin de « l’ère de l’humanisme », suite aux progrès de la science génétique et des biotechnologies.
Selon lui, l’avenir de l’humanité est menacé par les tendances actuelles, « qu’il s’agisse de brutalité guerrière ou de l’abêtissement quotidien de l’homme par les médias ».ii
Il affirme que l’idéologie humaniste est obsolète. C’est d’ailleurs Heidegger qui a porté les premiers coups contre elle: « Il caractérise l’humanisme – qu’il soit antique, chrétien ou des Lumières – comme l’agent de la non-pensée depuis deux mille ans. Heidegger explique que l’humanisme n’a pas visé suffisamment haut. »iii
La métaphysique européenne avait défini l’homme comme animal rationale. Mais, selon Heidegger, la différence décisive entre l’homme et l’animal n’est pas la raison, c’est le langage,. « Le langage est la maison de l’Être en laquelle l’homme habite et de la sorte ‘ek-siste’… » Il en ressort que « ce qui est essentiel, ce n’est pas l’homme, mais l’Être comme dimension de l’extatique de l’ek-sistence. » Le devoir de l’homme, c’est d’habiter le langage, afin d’ek-sister et dans cette ek-stase, trouver la vérité de l’Être…
Mais le problème, avertit Sloterdijk, c’est que pour cette ek-stasesoit possible, «Heidegger exige un homme plus domestiqué.(…) En définissant l’homme comme gardien et voisin de l’Être, il lui impose un recueillement radical, et une réflexion qui exige d’avantage de calme et de placidité que l’éducation la plus complète ne pourrait le faire. »iv
Or on sait maintenant que l’homme ‘humaniste’, ‘domestiqué’, a été historiquement le complice objectif de toutes les horreurs commises pour le bien-être de l’humanité. « L’humanisme est le complice naturel de toute horreur commise sous le prétexte du bien-être de l’humanité. Dans ce combat de titans tragique entre le bolchévisme, le fascisme et l’américanisme au milieu du siècle s’étaient affrontées – selon l’opinion de Heidegger – trois variantes de la même violence anthropocentrique, trois candidats pour un règne mondial enjolivé par des idéaux humanitaires. Le fascisme s’est singularisé en démontrant plus ouvertement son mépris des valeurs inhibantes que sont la paix et l’éducation. »v
La domestication renvoie à la très ancienne aventure de l’hominisation par laquelle les hommes, dès l’origine, se rassemblent pour former une société. Pendant la longue préhistoire humaine est apparue une nouvelle espèce de créatures « nées trop tôt », imparfaites, mais perfectibles.
Le fœtus humain naît dans un état d’immaturité et de fragilité durable. Le nouveau-né est à la merci de son environnement humain, pendant de nombreuses années. Dès la naissance, il doit apprendre à ne pas cesser d’apprendre, à ne pas cesser de ‘dépasser sa nature’ en la ‘domestiquant’.
Il n’est jamais ‘naturellement’ dans un ‘environnement naturel’. Créature indéfinie, il échappe à toute définition naturelle, mais il gagne en revanche l’accès à une culture, au langage, au monde humain.
La naissance humaine est une première ‘ek–stase’, un premier ‘dépassement’ de la nature dans le monde humain, que Sloterdijk appelle une « hyper-naissance qui fait du nouveau-né un habitant du monde. »
L’homme naît au monde, et lui est ‘exposé’; alors il entre aussitôt dans une bulle de « domestication ».
Sloterdijk s’élève contre cette domestication, cet apprivoisement, ce domptage, ce dressage, cette éducation, et en général contre « l’humanisme ». Il reprend les thèses de Nietzsche, en faveur d’un « super-humanisme » qui doit dépasser l’humanisme ‘domestiqué’.
« Nietzsche, qui a étudié Darwin et Paul avec la même attention, perçoit, derrière l’horizon serein de la domestication scolaire de l’homme, un second horizon, plus sombre.»
« Nietzsche postule ici le conflit de base pour l’avenir : la lutte entre petits et grands éleveurs de l’homme – que l’on pourrait également définir comme la lutte entre humanistes et super-humanistes, entre amis de l’homme et amis du surhomme.»
De même que la généralisation de l’alphabétisation et de la culture lettrée ont créé « entre lettrés et illettrés un fossé si infranchissable qu’il en faisait presque des espèces différentes« , de même le futur ‘super-humanisme’ fera de même, à travers de nouvelles formes de ‘domestication’.
L’avenir de l’espèce humaine se jouera là, dans ce « super-humanisme ».
« Qu’il soit bien clair que les prochaines longues périodes seront pour l’humanité celles des décisions politiques concernant l’espèce. Ce qui se décidera, c’est si l’humanité ou ses principales parties seront capables d’introduire des procédures efficaces d’auto-apprivoisement. (…) Il faut savoir si le développement va conduire à une réforme génétique de l’espèce ; si l’anthropo-technologie du futur ira jusqu’à une planification explicite des caractères génétiques ; si l’humanité dans son entier sera capable de passer du fatalisme de la naissance à la naissance choisie et à la sélection pré-natale. »vi
Toutes ces questions sont radicales, insurmontables, impossibles à résoudre par l’humanisme classique, mais elles restent inévitables pour le futur « super-humanisme » qui devra dépasser l’« humanisme » obsolète.
Sloterdijk pense déjà à l’organisation politique de la future « super-humanité. » Il s’agit de créer un « zoo humain », des « parcs humains », dans le cadre d’un projet » zoo-politique ». Zoo, parc, camp, — ou goulag?
Il est parfaitement conscient de l’énormité de l’enjeu: « Le lecteur moderne qui tourne son regard tout à fois vers l’éducation humaniste de l’époque bourgeoise, vers l’eugénisme fasciste, et vers l’avenir biotechnologique, reconnaît inévitablement le caractère explosif de ces réflexions ».
Mais il n’est plus temps de reculer. L’homme politique doit devenir un « véritable éleveur », dont « l’action consciente le rapproche davantage des Dieux que des créatures confuses placées sous sa protection. » Le devoir de ce seigneur « sur-humaniste » sera « la planification des caractéristiques de l’élite, que l’on devrait reproduire par respect pour le tout. »
Le « sur-humanisme » sera seul capable d’apprivoiser le « parc humain ». – prenant appui sur le potentiel des biotechnologies et des manipulations génétiques, et nonobstant l’obsolescence de l’humanisme chrétien ou celui des lumières.
On sait que Heidegger n’a plus bonne presse aujourd’hui. Mais reconnaissons au moins que, à la différence de Sloterdijk, il ne voulait pas d’un tel ‘sur-humanisme’ ou d’un tel ‘trans-humanisme’, il aspirait à un humanisme qui vise « suffisamment haut ».vii Heidegger donnait cette définition de l’humanisme: « L’humanisme consiste en ceci: réfléchir et veiller à ce que l’homme soit humain et non in-humain, « barbare », c’est-à-dire hors de son essence. Or en quoi consiste l’humanité de l’homme ? »viii
A cette question, Heidegger répond de façon quasi-mystique: « L’essence extatique de l’homme repose dans l’ek-sistence. »ix
Nouvelle question: qu’est-ce que l’ek-sistence? « Ek-sistence signifie ek-stase [Hinaus-stehen] en vue de la vérité de l’Être.»x
Mais quelle est la vérité de l’Être? Un jeu de mots, seul possible dans la langue allemande, met sur la piste. Heidegger explique: « Il est dit dans Sein und Zeit ‘il y a l’Être’ ; « es gibt » das Sein. Cet ‘il y a ‘ ne traduit pas exactement « es gibt ». Car le « es » (ce) qui ici « gibt » (donne) est l’Être lui-même. Le « gibt » (donne) désigne toutefois l’essence de l’Être, essence qui donne, qui accorde sa vérité. Le don de soi [das Sichgeben] dans l’ouvert au moyen de cet ouvert est l’Être même. »xi
L’essence de l’Être est de se dépasser en s’ouvrant, en se ‘donnant’… « L’Être est essentiellement au-delà de tout étant.(…) L’Être se découvre en un dépassement (Uebersteigen) et en tant que ce dépassement. »xii
Pour découvrir l’Être, l’homme doit se dépasser, ek-sister. « L’homme est, et il est homme, pour autant qu’il est l’ek-sistant. Il se tient en extase en direction de l’ouverture de l’Être, ouverture qui est l’Être lui-même’.»xiii
L’avenir choisira peut-être une autre voie, entre le zoo humain de Sloterdijk et l’ek-sistence de Heidegger.
Dans un prochain billet, je me propose d’explorer plusieurs autres voies …
iLettre sur l’humanisme, adressée par Heidegger à Jean Beauffret en 1946. Cette Lettre fut conçue aussi comme une réponse à l’ouvrage de Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1946).
iiPeter Sloterdijk. Règles pour le parc humain, 1999. Trad.fr. Mille et une nuits, 2000.
iiiPeter Sloterdijk. Règles pour le parc humain, 1999. Trad.fr. Mille et une nuits, 2000.
ivPeter Sloterdijk. Règles pour le parc humain, 1999. Trad.fr. Mille et une nuits, 2000.
vIbid.
viIbid.
vii« Les plus hautes déterminations humanistes de l’essence de l’homme n’expérimentent pas encore la dignité propre de l’homme. En ce sens, la pensée qui s’exprime dans Sein und Zeit est contre l’humanisme. Mais cette opposition ne signifie pas qu’une telle pensée s’oriente à l’opposé de l’humain, plaide pour l’inhumain, défende la barbarie et rabaisse la dignité de l’homme. Si l’on pense contre l’humanisme, c’est parce que l’humanisme ne situe pas assez haut l’humanitas de l’homme. » Martin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 75
viii Martin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 45
ixMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 61
xMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 65
xiMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 87
xiiMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 95
xiiiMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 131