Les mathématiques, l’univers, l’homme, l’intelligence, la volonté, qu’ont-ils en commun ? L’« être ». Ils possèdent différentes formes d’être, spécifiques. La diversité de ces genres d’être explique leurs rôles respectifs.
Pouvant s’appliquer à des objets aussi divers, on voit que le mot être est trop vague, trop flou. L’être s’entend de trop nombreuses manières. C’est sans doute un effet du langage. Malgré l’homonymie, l’être de l’homme n’est pas l’être du nombre pi, et l’être du Cosmos tout entier ne s’identifie pas à l’être de la Sagesse.
Sensible à cette difficulté, Platon a cherché à analyser la variété des êtres possibles. Il a défini cinq genres principaux de l’Être, censés engendrer tous les autres êtres par leurs combinaisons et leurs compositions.i
Les deux premiers genres d’Être sont l’Infini et le Fini. Le troisième genre résulte de leur Mélange. La Cause de ce Mélange représente le quatrième genre. Le cinquième genre est la Discrimination, qui opère à l’inverse du Mélange.
Infini, Fini, Mélange, Cause, Discrimination. On est frappé par le caractère hétérogène de ces cinq genres. On y trouve pêle-mêle, substance et principe, cause et effet, union et séparation. C’est sans doute cette hétérogénéité qui donne une puissance d’engendrement.
Défini par ses cinq genres, l’Être est une catégorie première de l’entendement. Mais il y en a d’autres.
Platon, dans le Sophiste, les énumère toutes ensemble: l’Être, le Même, l’Autre, le Repos, le Mouvement.
L’Être exprime l’essence de chaque chose ; il définit le principe de leur existence.
Le Même fait percevoir qu’un être coïncide avec lui-même, mais qu’il peut aussi ressembler, en partie, à d’autres êtres.
L’Autre atteste que les choses diffèrent entre elles, mais qu’il y a aussi des différences irréductibles au sein de chaque être.
Le Repos rappelle que tout être conserve nécessairement son unité propre pendant un certain temps.
Le Mouvement signifie, à l’inverse, que toute chose résulte aussi d’un passage de la puissance à l’acte.
Cinq genres de l’Être. Cinq catégories de l’entendement. Beautés platoniciennes !
Tout ceci n’est jamais qu’un point de départ. Il faut maintenant se mettre à en déduire tous les possibles, toutes les réalités, toutes les intelligences, toutes les créations, toutes les idées…
Pour commencer, pourquoi ne pas tenter une expérience de pensée ?
Appliquons sans crainte les cinq « catégories » de l’entendement aux cinq « genres » d’être, dans l’espoir de faire apparaître d’étranges objets de pensée, de surprenantes notions.
Que dire de ces alliages : le Mouvement de la Cause ; le Même Mélange, l’Autre de la Fin, le Repos de la Discrimination, l’Être du Sans-Fin.
Ou encore : l’Être du Mélange, le Repos de l’Infini, l’Autre de la Cause, le Mouvement du Fini, le Même Discriminé.
Il y a bien d’autres combinaisons possibles, artificielles ou heuristiques. Le principe général est qu’une abstraction appliquée à une abstraction engendre une idée, et que cette idée peut faire sens, à qui veut l’entendre, semble-t-il.
On pourrait aussi essayer d’appliquer les genres aux catégories. D’autres idées-chimères surgissent alors: l’Infini de l’Autre, le Fini du Même, le Mélange de l’Être, la Cause du Repos, la Discrimination du Mouvement.
Qu’est-ce que ces jeux de langage enseignent ? Que les genres et les catégories sont comme des briques et du ciment. Genres et catégories, assemblés selon diverses manières, peuvent produire des masures ou des cathédrales, des havres ou des nuages, des gouffres ou des amers, des geôles ou des écoles, des vents ou des montagnes, du piment ou de l’encens.
Ce sont là autant de métaphores, matérielles, ou impalpables, de la puissance des idées platoniciennes, de leurs miroitements, de leurs promesses d’horizons.
i Cf. Philèbe