Des chaînes humaines transmettent les savoir acquis au-delà des âges. De l’une à l’autre, on remonte toujours plus haut, aussi loin que possible, comme le saumon le torrent.
Grâce à Clément d’Alexandrie, au 2ème siècle, on a sauvé de l’oubli vingt-deux fragments d’Héraclite (les fragments 14 à 36 selon la numérotation de Diels-Kranz), sur un total de cent trente-huit.
« Rôdeurs dans la nuit, les Mages, les prêtres de Bakkhos, les prêtresses des pressoirs, les trafiquants de mystères pratiqués parmi les hommes. » (Fragment 14)
Quelques mots, et un monde apparaît.
La nuit, la Magie, les bacchantes, les lènes, les mystes, et bien sûr le dieu Bakkhos.
Le fragment N°15 décrit l’une de ces cérémonies mystérieuses et nocturnes: « Car si ce n’était pas en l’honneur de Dionysos qu’ils faisaient une procession et chantaient le honteux hymne phallique, ils agiraient de la manière la plus éhontée. Mais c’est le même, Hadès ou Dionysos, pour qui l’on est en folie ou en délire. »
Héraclite semble réservé à l’égard des délires bacchiques et des hommage orgiaques au phallus.
Il voit un lien entre la folie, le délire, Hadès et Dionysos.
Bacchus est associé à l’ivresse. On a en mémoire des Bacchus rubiconds, faisant bombance sous la treille.
Bacchus, nom latin du dieu grec Bakkhos, est aussi Dionysos, qu’Héraclite assimile à Hadès, Dieu des Enfers, Dieu des morts.
Dionysos était aussi étroitement associé à Osiris, selon Hérodote au 5ème siècle av. J.-C. Plutarque est aller étudier la question sur place, 600 ans plus tard, et il rapporte que les prêtres égyptiens donnent au Nil le nom d’Osiris, et à la mer, celui de Typhon. Osiris est le principe de l’humide, de la génération, ce qui est compatible avec le culte phallique. Typhon est le principe du sec et du brûlant, et par métonymie du désert et de la mer. Et Typhon est aussi l’autre nom de Seth, le frère assassin d’Osiris, qu’il a découpé en morceaux.
On voit là que les noms des dieux circulent entre des sphères de sens éloignées.
On en induit qu’ils peuvent aussi s’interpréter comme les dénominations de concepts abstraits.
Plutarque, qui cite dans son livre Isis et Osiris des références venant d’un horizon plus oriental encore, comme Zoroastre, Ormuzd, Ariman ou Mitra, témoigne de ce mécanisme d’abstraction anagogique, que les antiques religions avestique et védique pratiquaient abondamment.
Zoroastre en avait été l’initiateur. Dans le zoroastrisme, les noms des dieux incarnent des idées, des abstractions. Les Grecs furent en la matière les élèves des Chaldéens et des anciens Perses. Plutarque condense plusieurs siècles de pensée grecque, d’une manière qui évoque les couples de principes zoroastriens: « Anaxagore appelle Intelligence le principe du bien, et celui du mal, Infini. Aristote nomme le premier la forme, et l’autre, la privationi. Platon qui souvent s’exprime comme d’une manière enveloppée et voilée, donne à ces deux principes contraires, à l’un le nom de « toujours le même » et à l’autre, celui de « tantôt l’un, tantôt l’autre »ii. »
Plutarque n’est pas dupe des mythes grecs, égyptiens ou perses. Il sait qu’ils recouvrent des vérités abstraites, et peut-être plus universelles. Mais il lui faut se contenter d’allusions de ce genre : « Dans leurs hymnes sacrés en l’honneur d’Osiris, les Égyptiens évoquent « Celui qui se cache dans les bras du Soleil ». »
Quant à Typhon, déicide et fratricide, Hermès l’émascula, et prit ses nerfs pour en faire les cordes de sa lyre. Mythe ou abstraction ?
Plutarque se sert, méthode ancienne, de l’étymologie (réelle ou imaginée) pour faire passer ses idées : « Quant au nom d’Osiris, il provient de l’association de deux mots : ὄσιοϛ, saint et ἱερός, sacré. Il y a en effet un rapport commun entre les choses qui se trouvent au Ciel et celles qui sont dans l’Hadès. Les anciens appelaient saintes les premières, et sacrées les secondes. »iii
Osiris, dans son nom même, osios-hiéros, unit le Ciel et l’Enfer, il conjoint le saint et le sacré.
Le sacré, c’est ce qui est séparé.
Le saint, c’est ce qui unit.
Osiris conjoint le séparé à ce qui est uni.
Osiris, vainqueur de la mort, unit les mondes les plus séparés qui soient. Il représente la figure du Sauveur, – en hébreu le « Messie ».
Si l’on tient compte de l’antériorité, le Messie hébreu et le Christ chrétien sont des figures tardives d’Osiris.
Osiris, métaphore christique, par anticipation ? Ou le Christ, lointaine réminiscence osirienne ?
Ou encore participation commune à un fonds commun, immémorial ?
Mystère
iAristote, Metaph. 1,5 ; 1,7-8
iiPlaton. Timée 35a
iiiPlutarque, Isis et Osiris.