« La causalité des idées ne peut servir à rien »i affirme Aristote.
Cette phrase étonnante est manifestement une charge venimeuse de l’élève contre le maître (Platon). Et c’est, in nuce, l’annonce du programme moderne.
Je l’interprète ainsi :
Les « Idées » platoniciennes n’ont ni bras ni jambes. Impuissantes, elles ne font rien par elles-mêmes. Elles n’ont pas même d’existence propre. Pour qu’elles puissent exercer quelque influence que ce soit dans le monde, il faut qu’elles soient adoptées par des hommes bien réels, qui leur prêtent sang, chair, énergie, existence. Seule l’action des hommes leur donne une « forme » effective, mais qui ne leur est pas propre. Cette forme est indissolublement liée aux actes qui lui donnent « vie ».
Par elles-mêmes les « Idées » ne produisent aucune causalité. Ce sont toujours des hommes qui se chargent de produire des causes et des effets.
Certes les hommes peuvent s’inspirer d’idées préexistantes, à l’occasion, mais ce n’est pas toujours le cas. Le hasard, les circonstances ou les passions peuvent bien souvent inciter à l’action, sans qu’aucune « Idée » ne soit a priori nécessaire.
Souvent, les « Idées » ne sont jamais qu’un vernis ou un prétexte. D’autres logiques prévalent, qui ne sont justement pas logiques.
Cette idée d’Aristote (« La causalité des idées ne peut servir à rien ») a eu grand succès chez les penseurs matérialistes et a exercé une immense influence dans la modernité occidentale.
Parmi les philosophes qui ont tenté d’interpréter la phrase d’Aristote dans un sens un peu moins matérialiste, tout en restant encore « moderne », on peut citer Christian Godin pour qui les idées « agissent comme un catalyseur en chimie. Leur présence ne « fait » rien, mais elle permet que ce qu’elles ne font pas elles-mêmes puisse se faire. Elle est ce qui libère la causalité des causes, y compris celle des causes efficientes. »ii
« Ce qui libère la causalité des causes » !…
La formule a de quoi enthousiasmer rêveurs et poètes…
Mais elle a aussi vocation à se fracasser bien vite contre le mur inoxydable des déterminismes, et l’impassibilité rude des matérialismes.
Si la causalité doit être prise dans son essence même, si elle soit être prise « au sérieux », on doit nécessairement en déduire qu’elle ne peut pas se libérer de cette dernière. Son essence même la contraint précisément à participer sans cesse au cycle sans fin des « causes ».
Seul un Deus ex machina doit pouvoir éventuellement changer la causalité en son contraire absolu.
Ce contraire est un absolu justement, – l’absolu inconditionnel et inconditionné de la Liberté.
Mais qu’est-ce que la Liberté ?
Une Idée métaphysique.
On en revient à Platon.
Il faut choisir son camp, toujours à nouveau…
iAristote, Métaphysique Z,8, 1033b 28
iiChristian Godin. La fin de l’homme. Ed. Champ Vallon, 2003, p.119