Quand on parle d’ « Ascension », l’idée de « sommet » peut venir à l’esprit, – pas nécessairement dans un sens alpiniste, ou himalayen.
Des « sommets », il y en a de divers.
Dans le fragment 24, Empédocle emploie le mot « sommet » (en grec «κορυφή») dans un sens assez obscur, difficile à interpréter:
« Κορυφὰς ἑτέρας ἑτέρηισι προσάπτων
μύθων μὴ τελέειν ἀτραπὸν μίαν . . . »
Jean Bollack traduit ces deux segments de phrase ainsi:
« Joignant les cimes l’une à l’autre,
Ne pas dire un seul chemin de mots. »
John Burnet traduit, pour sa part :
« Marchant de sommet en sommet,
ne pas parcourir un sentier seulement jusqu’à la fin… »
Paul Tannery prend une autre route :
« Rattachant toujours différemment de nouveaux débuts
de mes paroles, et ne suivant pas dans mon discours une route unique… »
Que trois savants, versés dans les lettres grecques, puissent donner trois traductions aussi peu consensuelles, pique la curiosité.
Il y a une obscurité, chez Empédocle, qui invite au travail, au creusement, à l’approfondissement.
Le dictionnaire Bailly traduit κορυφή par « sommet », et de manière figurée, par « zénith » (en parlant du soleil), ou encore par « couronnement », « achèvement ».
Chantraine note pour sa part d’autres figures :« la somme, l’essentiel, le meilleur ».
La traduction de κορυφή par « début », que propose Tannery, semble assez difficilement compatible avec les acceptions habituelles.
Le verbe κορυφῶ peut aider à préciser la gamme des sens. Il signifie : « achever, accomplir ; s’élever, se soulever, se gonfler ». Riche ambivalence des langues ! Le mot semble pouvoir s’appliquer à des phénomènes humains, géologiques, tectoniques, solaires ou même divins… Quel sens faut-il privilégier dans le contexte de l’obscur hémistiche d’Empédocle ? L’achèvement ? L’accomplissement ? L’élévation ? L’érection ? L’« ascension » ? Ou ne s’agit-il que de varappe et d’escalade ?
Étymologiquement, le mot se rattache à κόρυς, « casque ». Chantraine note incidemment que le toponyme « Corinthe » (Κόρινθος) se rapporte également à cette même étymologie.
Il en ressort qu’indubitablement le sens premier de κορυφή n’a rien à voir avec la montagne. Il s’agit bien d’un « sommet », mais c’est le sommet de l’homme, sa « tête ». De plus, c’est la tête non pas nue, mais « casquée » de bronze, – la tête d’un homme équipé en guerrier.
Cette étymologie première a d’ailleurs nourri la mémoire mythologique des Grecs.
Pythagorei dit à propos d’Athéna qu’elle est « issue du sommet », «engendrée de la tête » (en grec : κορυφἆ-γενής).
Les circonstances de la naissance d’Athéna expliquent cette métaphore.
Par crainte de perdre son trône, Zeus avait avalé Métis, enceinte de ses œuvres. Mais quelque temps après, il souffrit de terribles maux de tête. Il demanda à Héphaïstos de lui ouvrir le crâne d’un coup de hache, pour le soulager. Athéna naquit alors, jaillissant hors du crâne brisé de Zeus, brandissant sa lance et son bouclier, et poussant un cri de guerre.
Cette naissance singulière valut à Athéna d’être considérée comme la fille de Zeus, et de lui seul.
Si l’on considère que le profond Empédocle n’use pas de métaphores à la légère, on peut en induire que les « sommets » du fragment 24 ne sont certes pas des sortes de montagnes minérales et inamovibles, que l’on parcourerait en sautillant.
Dans un contexte philosophique de culture grecque, le « sommet » est plus vraisemblablement une métaphore du « crâne de Zeus », le crâne utérin d’où naquit Athéna.
Athéna, née de Zeus seule, – Athéna, la divine Sagesse, issue du « sommet ».
Dans un contexte monothéiste, ce « sommet » pourrait vraisemblablement être une métaphore du Très-Haut.
Le second mot important du texte est le verbe προσάπτω.
Bollack traduit ce mot par « joindre », Burnet par « marcher », Tannery par « rattacher ».
Joindre des cimes entre elles. Marcher entre des sommets. Rattacher des débuts de paroles…
Traductions soit trop littérales, soit trop métaphoriques.
Et s’il s’agissait d’autre chose, plus en rapport avec le « lieu » où naquit la Sagesse ?
Il s’agit en effet de la tête de Zeus, au moment où la Sagesse en jaillit, toute armée.
Le verbe προσάπτω a plusieurs sens, qui peuvent guider la recherche. Selon Bailly : « procurer, donner ; s’attacher à ; se joindre à ; toucher, effleurer ».
M’appuyant sur ces dernières acceptions, je propose cette traduction du premier hémistiche du fragment 24 :
« Touchant aux têtes, l’une après l’autre ».
De quelles têtes s’agit-il? Filant la métaphore mythologique, il s’agit des têtes de Zeus et d’Athéna, la tête du Dieu et celle de sa Sagesse.
Dans un contexte monothéiste, on pourrait traduire κορυφή par « Très-Haut », si on pouvait mettre l’expression au pluriel.
Le second verbe employé dans le fragment 24 est τελέειν. Les sens proposé par Bailly sont : « accomplir, exécuter, réaliser; causer, produire, procurer ; achever, finir, terminer ; s’acquitter de, payer ; et, dans un contexte religieux : amener à la perfection, accomplir la cérémonie de l’initiation, initier aux mystères (de la sagesse) ».
Pour comprendre ce texte d’Empédocle, que faut-il privilégier ?
Une idée banale comme « suivre une route unique », ou « parcourir un sentier jusqu’à la fin », ou encore, moins banalement mais de manière plus contorsionnée : « ne pas dire un seul chemin de mots » ?
Faisant crédit à Empédocle, je préfère suivre une voie la moins courante, – celle de la perfection, de l’initiation et du mystère, que le verbe τελέειν porte en lui.
D’où cette proposition de traduction du deuxième hémistiche:
« Des paroles, ne pas accomplir la voie seule. »
Empédocle, cinq siècles avant J.-C., a laissé un fragment, qui est en lui-même un sommet. Un sommet de liberté, dans l’ascension du sens.
« Κορυφὰς ἑτέρας ἑτέρηισι προσάπτων
μύθων μὴ τελέειν ἀτραπὸν μίαν . . . »
« Touchant aux Très-Hauts, l’un après l’autre,
– Des Paroles, ne pas accomplir la seule voie. »
iPyth. ap Plu., Mor. 2,381 f