En l’an 458 av. J.-C., lors des Grandes Dionysies d’Athènes, Eschyle a fait dire au Chœur des Anciens, dans le commencement de son Agamemnon:
« ‘Zeus’, quel qu’il soit,
si ce nom lui agrée,
je l’invoquerai ainsi.
Tout bien considéré,
il n’y a que ‘Dieu seul’ (πλὴν Διός)i
qui puisse vraiment me soulager
du poids de mes vaines pensées.
Celui qui fut grand jadis,
débordant d’audace et prêt à tous les combats,
ne passe même plus pour avoir existé.
Et celui qui s’éleva à sa suite a rencontré son vainqueur, et il a disparu.
Celui qui célébrera de toute son âme (προφρόνως) Zeus victorieux,
saisira le Tout (τὸ πᾶν) du cœur (φρενῶν), –
car Zeus a mis les mortels sur la voie de la sagesse (τὸν φρονεῖν),
Il a posé pour loi : ‘de la souffrance naît la connaissance’ (πάθει μάθος).»ii
Ζεύς, ὅστις ποτ´ ἐστίν, εἰ τόδ´ αὐτῷ φίλον κεκλημένῳ,
τοῦτό νιν προσεννέπω.
Οὐκ ἔχω προσεικάσαι
πάντ´ ἐπισταθμώμενος
πλὴν Διός, εἰ τὸ μάταν ἀπὸ φροντίδος ἄχθος
χρὴ βαλεῖν ἐτητύμως.
Οὐδ´ ὅστις πάροιθεν ἦν μέγας,
παμμάχῳ θράσει βρύων,
οὐδὲ λέξεται πρὶν ὤν·
ὃς δ´ ἔπειτ´ ἔφυ,
τριακτῆρος οἴχεται τυχών.
Ζῆνα δέ τις προφρόνως ἐπινίκια κλάζων
τεύξεται φρενῶν τὸ πᾶν,
τὸν φρονεῖν βροτοὺς ὁδώσαντα,
τὸν πάθει μάθος θέντα κυρίως ἔχειν.
Quelques précisions :
Celui « qui fut grand jadis », et « prêt à tous les combats », c’est Ouranos (le Dieu du Ciel).
Et celui qui « a trouvé son vainqueur et a disparu » est Chronos, Dieu du temps, père de Zeus, et vaincu par lui.
De ces deux Dieux, on pouvait dire à l’époque de la Guerre de Troie, selon le témoignage d’Eschyle, que le premier passait déjà pour « n’avoir jamais existé », et que le deuxième avait « disparu »…
Dès ces temps anciens, il n’y avait donc plus que ‘Dieu seul’ (πλὴν Διός) qui régnait dans le cœur et dans l’esprit des Anciens…
De ce Dieu seul, ‘Zeus’, ce Dieu suprême, Dieu de tous les dieux et de tous les hommes, on célébrait la ‘victoire’ avec des chants de joie, dans la Grèce du 5ème siècle av. J.-C.
Mais on s’interrogeait aussi sur son essence – comme le révèle la formule ‘quel qu’il soit’ –, et on se demandait si ce nom même, ‘Zeus’, pouvait réellement lui convenir …
On se réjouissait surtout que Zeus ait ouvert aux mortels le chemin de la ‘sagesse’, et qu’il leur ait apporté cette consolation, le fait de savoir que : ‘de la souffrance naît la connaissance’.
Martin Buber propose une interprétation très ramassée des derniers vers cités plus haut, qu’il agglutine en une affirmation:
« Zeus est le Tout, et ce qui le dépasse ».iii
Comment comprendre cette interprétation ?
Est-elle fidèle à la pensée profonde d’Eschyle ?
Revenons sur le texte d’Agamemnon. On lit d’une part:
« Celui qui célèbre Zeus de toute son âme saisira le Tout du cœur »
et immédiatement après :
« Il [Zeus] a mis les mortels sur le chemin de la sagesse. »
Eschyle utilise à trois reprises, dans le même mouvement de phrase, des mots possédant la même racine : προφρόνως (prophronos), φρενῶν (phrénon) et φρονεῖν (phronein).
Pour rendre ces trois mots, j’ai utilisé volontairement trois mots français ( de racine latine) très différents : âme, cœur, sagesse.
Je m’appuie à ce sujet sur Onians : « Dans le grec plus tardif, phronein a d’abord eu un sens intellectuel, ‘penser, avoir la compréhension de’, mais chez Homère le sens est plus large : il couvre une activité psychique indifférenciée, l’action des phrenes, qui comprend l’‘émotion’ et aussi le ‘désir’. »iv
Dans la traduction que nous proposons nous mobilisons la large gamme de sens que peut prendre le mot phrén : cœur, âme, intelligence, volonté ou encore siège des sentiments.
Ceci étant dit, il vaut la peine de rappeler, je crois, que le sens premier de phrén est de désigner toute membrane qui ‘enveloppe’ un organe, que ce soit le cœur, le foie ou les viscères.
Selon le Bailly, la racine première de tous les mots de cette famille est Φραγ, « enfermer, enclore », et selon le Liddell-Scott la racine première est Φρεν, « séparer ».
Chantraine estime pour sa part que « la vieille interprétation de φρήν comme « dia-phragme », sur phrassô « renfermer » est abandonnée depuis longtemps (…) Il reste à constater que φρήν appartient à une série ancienne de noms-racines où figurent plusieurs appellations de parties du corps.»v
Ces savants dissonent donc sur le sens premier de phrén…
Que le sens véritablement originaire de phrén soit « enclore » ou bien « séparer » n’importe guère au fond, puisque Eschyle nous dit que, grâce à Zeus, l’homme mortel est précisément appelé à ‘sortir’ de cet enclos fermé qu’est le phrén et à ‘cheminer’ sur le chemin de la sagesse…
Voyons ce point.
Le mot « cœur » rend le sens de base (homérique) de φρενῶν (phrénôn) (qui est le génitif du substantif φρήν (phrèn), « coeur, âme »).
Le mot « sagesse » » traduit l’expression verbale τὸν φρονεῖν (ton phronein), « le fait de penser, de réfléchir ». Les deux mots ont la même racine, mais la forme substantive a une nuance plus statique que le verbe, lequel implique la dynamique d’une action en train de se dérouler, nuance d’ailleurs renforcée dans le texte d’Eschyle par le verbe ὁδώσαντα (odôsanta), « il a mis sur le chemin ».
Autrement dit, l’homme qui célèbre Zeus « atteint le cœur » (teuxetaï phrénôn) « dans sa totalité » (to pan), mais c’est justement alors que Zeus le met « sur le chemin » du « penser » (ton phronein).
« Atteindre le cœur dans sa totalité » n’est donc qu’une première étape.
Il reste à cheminer dans le « penser »…
Peut-être est-ce là ce dont Buber a voulu rendre compte en traduisant :
« Zeus est le Tout, et ce qui le dépasse » ?
Mais il reste à se demander ce qui « dépasse le Tout », dans cette optique.
D’après le développement de la phrase d’Eschyle, ce qui « dépasse » le Tout (ou plutôt « ouvre un nouveau chemin ») est précisément « le fait de penser » (ton phronein).
Le fait d’emprunter le chemin du « penser » et de s’aventurer sur cette voie (odôsanta), fait découvrit cette loi divine :
« De la souffrance naît la connaissance », πάθει μάθος (patheï mathos)…
Mais quelle est donc cette ‘connaissance’ (μάθος, mathos) dont parle Eschyle, et que la loi divine semble promettre à celui qui se met en marche ?
La philosophie grecque est très prudente sur le sujet de la ‘connaissance’ divine. L’opinion qui semble prévaloir, c’est qu’on peut tout au plus parler d’une connaissance de sa ‘non-connaissance’…
Dans le Cratyle, Platon écrit :
« Par Zeus ! Hermogène, si seulement nous avions du bon sens, oui, il y aurait bien pour nous une méthode : dire que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux-mêmes, ni des noms dont ils peuvent personnellement se désigner, car eux, c’est clair, les noms qu’ils se donnent sont les vrais ! »vi
« Ναὶ μὰ Δία ἡμεῖς γε, ὦ Ἑρμόγενες, εἴπερ γε νοῦν ἔχοιμεν, ἕνα μὲν τὸν κάλλιστον τρόπον, ὅτι περὶ θεῶν οὐδὲν ἴσμεν, οὔτε περὶ αὐτῶν οὔτε περὶ τῶν ὀνομάτων, ἅττα ποτὲ ἑαυτοὺς καλοῦσιν· δῆλον γὰρ ὅτι ἐκεῖνοί γε τἀληθῆ καλοῦσι. »
Léon Robin traduit ‘εἴπερ γε νοῦν ἔχοιμεν’ par « si nous avions du bon sens ». Mais νοῦς (ou νοός) signifie en réalité « esprit, intelligence, faculté de penser ». Le poids métaphysique de ce mot dépasse le simple ‘bon sens’.
Il vaudrait mieux donc traduire, dans ce contexte :
« Si nous avions de l’Esprit, nous dirions que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux, ni de leurs noms ».
Quant aux autres poètes grecs, ils semblent eux aussi fort réservés quant à la possibilité de percer le mystère du Divin.
Euripide, dans les Troyennes, fait dire à Hécube:
« Ô toi qui supportes la terre et qui es supporté par elle,
qui que tu sois, impénétrable essence,
Zeus, inflexible loi des choses ou intelligence de l’homme,
je te révère, car ton cheminement secret
conduit vers la justice les actes des mortels. »vii
Ὦ γῆς ὄχημα κἀπὶ γῆς ἔχων ἕδραν,
ὅστις ποτ’ εἶ σύ, δυστόπαστος εἰδέναι,
Ζεύς, εἴτ’ ἀνάγκη φύσεος εἴτε νοῦς βροτῶν,
προσηυξάμην σε· πάντα γὰρ δι’ ἀψόφου
βαίνων κελεύθου κατὰ δίκην τὰ θνήτ’ ἄγεις.
La traduction que donne ici la Bibliothèque de la Pléiade ne me satisfait pas. Consultant d’autres traductions disponibles en français et en anglais, et reprenant chaque terme en m’appuyant sur le dictionnaire Grec-Français de Bailly et sur le dictionnaire Grec-Anglais de Liddell et Scott, j’ai fini par aboutir à un résultat plus conforme à mes attentes :
« Toi qui portes la terre, et qui l’a prise pour trône,
Qui que Tu sois, inaccessible à la connaissance,
Zeus, ou Loi de la nature, ou Esprit des mortels,
je T’offre mes prières, car cheminant d’un pas silencieux,
Tu conduis toutes les choses humaines vers la justice. »
La pensée grecque, qu’elle soit véhiculée par la fine ironie de Socrate, estimant qu’on ne peut rien dire des Dieux, surtout si l’on a de l’Esprit, ou bien qu’elle soit sublimée par Euripide, qui chante l’inaccessible connaissance du Dieu « Qui que Tu sois », aboutit au mystère du Dieu qui chemine en silence, et sans un bruit.
En revanche, avant Platon, et avant Euripide, il semble qu’Eschyle ait bien entrevu une ouverture, la possibilité d’un chemin.
Quel chemin ?
Celui qu’ouvre « le fait de penser » (ton phronein).
C’est le même chemin que celui qui commence avec la ‘souffrance’ (pathos), et qui aboutit à l’acte de la ‘connaissance’ (mathos).
C’est aussi le chemin du Dieu qui chemine « sans bruit ».
iΖεύς (‘Zeus’) est au nominatif, et Διός (‘Dieu’)est au génitif.
iiEschyle. Agammemnon. Trad. Émile Chambry (librement adaptée et modifiée). Ed. GF. Flammarion. 1964, p.138
iiiMartin Buber. Eclipse de Dieu. Ed. Nouvelle Cité, Paris, 1987, p.31
ivRichard Broxton Onians. Les origines de la pensée européenne. Seuil, 1999, p. 28-29
vPierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Ed. Klincksieck, Paris, 1968
viPlaton. Cratyle. 400 d. Traduction Léon Robin. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1950. p. 635-636
viiEuripide. Les Troyennes. v. 884-888. Trad. Marie Delcourt-Curvers. La Pléiade. Gallimard. 1962. p. 747
Ce résultat est plus conforme à nos attentes à tous. BRAVO !
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