Novalis
affirme: «Nous ne devons pas être seulement des hommes. Nous devons
être plus que des hommes ». Et il ajoute: « L’acte de se
dépasser soi-même est partout l’acte suprême, l’origine, la genèse
de la vie. La flamme n’est pas autre chose qu’un tel acte.»i
N’en
déplaise à Novalis, la flamme est-elle réellement une bonne
métaphore du dépassement? Bien d’autres images pourraient faire
l’affaire, ou nous mettre sur d’autres pistes tout aussi valables
a priori. L’étincelle, à sa manière fugitive, ‘dépasse’
le silex inamovible; la chaleur, ambiante, ‘dépasse’ la braise,
locale. Le Phoenix, mythique, ‘dépasse’ la cendre qui lui rend sa
vie.
Le
verbe ‘dépasser’, dans ces exemples, a-t-il toujours le même sens?
Par
instinct du neuf et de du non-encore-dit, les poètes toujours
cherchent à dépassent le sens des mots, ils veulent outrepasser les
limites du langage, et celles de l’homme….
Au
premier chant du Paradis, Dante
invente,
pour ce dire, un
néologisme:
‘trasumanar’.
Pour aussitôt en constater l’opacité…
Trasumanar
significar per verba non si poria. ii
Ce
que l’on peut traduire littéralement
ainsi: « Transhumaniser, par des
mots ne se peut signifier ».
Un
traducteur
du
19ème
siècle
a aussi
proposé
un autre néologisme:
« Qui pourrait exprimer, par des
paroles, cette faculté de transhumaner ! »
Une
traduction récente opte
plus classiquement pour:
« Outrepasser
l’humain ne se peut signifier par des mots. »iii
A
quel
‘transhumanisme’
Dante
fait-il référence
?
Il
vient
d’évoquer
la
vision dans laquelle il était plongé, en
compagnie de Béatrice, —
expérience
si profonde
qu’il
la compare
à celle
de Glaucus,
«quand il goûta l’herbe, qui le fit dans la mer parent des
dieux »,
selon
le vers d’Ovide,
dans les
Métamorphoses.
Un
commentateur fait le lien entre
ce vers de Dante,
celui d’Ovide,
et l’extase
de S. Paul
qui a dit
aux Corinthiens qu’«
il fut ravi
jusqu’au troisième ciel ; si ce fut dans ce
corps, je ne sais, si ce fut hors de ce
corps, je ne
sais, Dieu seul le sait.»iv
Sept
siècles après
Dante,
le mot a
été
repris par
les
‘transhumanistes’
,
mais dans
un sens et avec des perspectives très différentes.
L’idée
générale
d’un
« dépassement de l’humain » traverse
les millénaires
et les cultures,
avec bien des biais divers.
Dans
Les
paradis artificiels,
Baudelaire
décrit
« le
goût de l’infini »
de
l’homme.
Il
dit
« ne
supporter la condition humaine qu’en plaçant entre elle et lui
l’écran ou le filtre
de l’opium »,
pour
« expérimenter
l’infini
dans le fini »v.
Il
emploie, pour la première fois
peut-être dans l’histoire de la langue française,
l’expression « homme
augmenté ».
« L’homme
a voulu rêver, le rêve gouvernera l’homme. Il
s’est
ingénié pour introduire artificiellement le surnaturel dans sa vie
et dans sa pensée ; mais il n’est, après tout (…)
que
le même homme augmenté, le même nombre élevé à une très haute
puissance. Il est subjugué ; mais, pour son malheur, il ne l’est que
par lui-même. »
Poussé
à outrance, le « goût de l’infini » va vers la croyance en
sa propre divinité.
« Personne
ne s’étonnera qu’une pensée finale, suprême, jaillisse du cerveau
du rêveur : « Je suis devenu Dieu ! », qu’un cri sauvage, ardent,
(…) culbute les anges disséminés dans les chemins du ciel : « Je
suis un Dieu!» ».vi
Rimbaud
ouvre une autre piste encore.
« Je
est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de
sa faute. (…) Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le
Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement
de tous les sens. (…) Il devient entre tous le grand malade, le
grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il
arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà
riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand,
affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il
les a vues ! »vii
L’Homme
augmenté. L’Homme-Dieu. Le Suprême Savant. Le Voyant…
Les
poètes n’y vont pas de main morte!
Plus
économe de ses moyens, Henri Michaux, se contente de ressasser le
mot ‘dépassement’.
« Gestes
de dépassement
du dépassement
surtout
du dépassement »viii
Les
mots français ‘dépasser, surpasser, outrepasser’ ne suffisent
peut-être pas à signifier tout ce dont ils sont porteurs?
En
latin, en grec, en hébreu, en sanskrit, on trouve d’autres nuances,
et des métaphores inattendues.
Le
latin supero signifie
‘surpasser, survivre’. Antecello : ‘dépasser,
s’élever en avant des autres’. Excello, ‘dépasser,
exceller’. Excedo, ‘dépasser, sortir de’. Transeosignifie ‘aller au-delà, se changer en’.
Dans
la langue de la Bible, excessus,
‘départ, sortie’,traduit
le
grec
ἔκστασις,
ex-stase,
qui
est aussi une
forme de‘transport’.
Le
grec rend
l’idée
du dépassement en
recourant
au
préfixe ύπερ,
hyper,
comme
dans:
ύπερϐάλλειν,
‘dépasser,
l’emporter sur’, ou
encore:
hyper-anthropos,
‘supérieur à l’homme’.
En
hébreu,
c’est
le
mot ‘hébreu’ lui-même,
עֵֵבֶר,
qui
veut dire ‘dépasser’. ‘Hébreu’ vient
du
nom
Héberix,
–
lequel
vient du
verbeעָבַר,
‘passer,
aller au-delà, traverser’.x
Par
extension, le verbeעָבַר
signifie
‘violer, transgresser (une loi, un ordre, une alliance), mais aussi
‘passer outre, passer devant quelqu’un’xi,
ou encore : ‘passer une faute, pardonner’.
Le
sanskrit, langue
fort
riche,
dispose
de
plusieurs
dizaines de verbes qui traduisent
de
multiples
nuances
du ’dépassement’. Il
possède
des
racines verbales comme tṝ
तॄ
‘traverser,
atteindre, accomplir, surpasser, surmonter, échapper’, laṅgh,
‘aller au-delà, exceller, surpasser, briller, transgresser’, ou
pṛ
पृ
‘surpasser,
exceller, être capable de’.
Le
sanskrit use aussi
de nombreux préfixes.
L’un
d’eux,
ati
अति,
exprime
l’idée d’au-delà, de surpassement,
ce qui permet de forger des mots comme : ati–mānuṣa-,
‘surhumain’,
devātideva,
un
‘Dieu qui surpasse tous les dieux’.
Résumons.
Les
Latins voient
le dépassement comme
un excès. Les
Grecs enseignent que l’excès mène
à l’extase. L’hébreu
porte
le
‘dépassement’
dans son
nom même, – ce
qui revient peut-être, (nomen
est numen)
à
l’inclure
dans l’essence
de
sa psyché?
Les Indo-āryas
ont
un mot désigner
le
rite suprême
de
leur très ancienne religion,
le Sacrifice (yajña),
et
un autre mot encore pour désigner ce qui surpasse
le
Sacrifice même –
yajñātīta.
L’idée
de
‘dépassement’ touche tous
les
hommes, tous
les
peuples.
L’homme
toujours
recherche
l’infini.
« Je
crois fermement qu’on peut l’atteindre »xii,
dit
Fernando
Pessoa.
Et
il confie:
« Je
n’ai jamais oublié cette phrase de Haeckel: ‘L’homme supérieur (je
crois qu’il cite quelque Kant ou quelque Goethe) est beaucoup plus
éloigné de l’homme ordinaire que celui-ci ne l’est du singe.’ Je
n’ai jamais oublié cette phrase, parce qu’elle est vraie. »xiii
Idem
chez Borgès, qui
emprunte
à
John
Donne l’idée
d’un
infini
dépassement de
l’âme.
« Nous
avons le poème The
Progress of the Soul (Le
Progrès de l’âme) de John Donne: ‘Je chante le progrès de l’âme
infinie’, et cette âme passe d’un corps à un autre. Il projetait
d’écrire un livre qui aurait été supérieur à tous les livres y
compris l’Écriture sainte. »xiv
D’où
vient
ce
désir d’infini,
de ‘dépassement’ ?
L’origine
en est peut-être dans
l’inconscient « océanique »
de
l’embryon.
Les
embryons savent,
inconsciemment, par mille signaux, qu’ils
sont
de
‘passage’, en
‘transit’, qu’un autre monde les
attend,
tout
proche, à
portée de voix, avec
un
nouveau
départ, une
sortie, une
traversée, hors du sein originaire,
et
une
‘nouvelle’
naissance,
une
nouvelle façon d’« être-au-monde »
.
Borgès
explique : « [Gustav]
Fechner
pense à l’embryon, au corps qui n’est pas encore sorti du ventre
maternel. Ce corps a des jambes qui ne servent à rien, des bras qui
ne servent à rien, et rien de cela n’a de sens; cela n’aura de sens
que dans une vie ultérieure. Nous devons penser qu’il en va de même
de nous, que nous sommes pleins d’espoirs, de craintes, de théories
dont nous n’avons nul besoin dans une vie purement mortelle.
Nous n’avons besoin que de ce qu’ont les animaux et ils peuvent se
passer de tout cela qui peut-être nous servira dans une autre vie
plus complète. C’est un argument en faveur de l’immortalité. »xv
Comme
des ‘embryons’,
en
devenir,
nous
continuons de croître et de nous transformer. Les
rêves
et les
idéaux
‘dépassent’
le
cadre étroit
des
vies.
Ils
sont
des
incitations
au dépassement,
vers d’autres
états
de la
conscience
ou
de l’être…
Il
n’y a pas de limites. La
gamme est large: dépasser
le
corps en
l’augmentant,
dépasser
artificiellement
l’intelligence,
dépasser
l’humain,
dépasser
la
raison,
dépasser
le
Soi, dépasser
l’Être,
dépasser Dieu
même…
iNovalis.
Fragments. Ed. José Corti. Paris, 1992, p. 198
iiDante
Alighieri. La Divine Comédie. Paradis, Chant I, v. 70-72
iiiTraduction
de Jacqueline Risset. Ed. Diane de Selliers, 1996
iv2
Cor. 12,2
vC.
Baudelaire,
Œuvres
complètes,
Paris, Gallimard, éd. de la Pléiade, 1975
viC.
Baudelaire,
Le
poème du haschisch.
Œuvres
complètes,
Paris, Gallimard, éd. de la Pléiade, 1975
viiLettre
de A. Rimbaud à Paul Demeny (Lettre du Voyant), 15
mai 1871
viiiHenri
Michaux. Mouvements. NRF/ Le point du jour, 1951
ixHéber,
fils de Selah, patriarche des Hébreux (Gen 10,24)
xComme
dans les exemples suivants : « Il passa le gué du
torrent de Jabbok » (Gn 32,23) . »Lorsque tu traverseras
les eaux » (Is. 43,2). « Tu ne passeras pas par mon
pays » (Nb 20,18)
xi
Par exemple : »L’Éternel passa devant lui »
(Ex 34,6)
xii« J’ai
concentré et limité mes désirs, pour pouvoir les affiner
davantage. Pour atteindre à l’infini —
et
je crois fermement qu’on peut l’atteindre —
il nous faut un port sûr, un seul, et partir de là vers
l’Indéfini. »
Fernando
Pessoa. Le livre de l’intranquillité. Vol. I. § 96. Ed
Christian Bourgois, 1988, p.171
xiiiFernando
Pessoa. Le livre de l’intranquillité. Vol. I. §140. Ed
Christian Bourgois, 1988, p.239-240
xivJ.L.
Borgès. Sept nuits. Immortalité. Œuvres complètes
II, Gallimard, 2010, p. 749
xvJ.L.
Borgès. Sept nuits. Immortalité. Œuvres complètes
II, Gallimard, 2010, p. 746
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