Le cerveau humain est manifestement capable de se corréler (efficacement) avec le « monde »i, et cela selon de multiples modalités, notamment neurobiologique, mentale, spirituelle… Il existe sans doute d’autres modes de corrélation cerveau-monde dont nous n’avons pas nécessairement conscience, – à commencer précisément par les puissances propres de l’inconscient (qu’il soit individuel ou collectif), ou encore celles du rêve ou de la prémonition.
Quoiqu’il en soit, l’important c’est que ces multiples formes de corrélation impliquent un ensemble de liaisons plus ou moins fortes, plus ou moins intégrées, entre le cerveau et le « monde ». On en déduit que le cerveau ne peut être réduit à un organe solipsiste, splendidement isolé, régnant en maître absolu au milieu de certitudes cartésiennes du genre « Je pense donc je suis ».
Le cerveau est naturellement en flux, en tension, en interaction permanente avec de multiples aspects d’une réalité éminemment complexe, riche, et finalement insaisissable dans son essence.
Dans un monde moderne où la communication électronique est devenue ubiquitaire, il peut être plus aisé de proposer ici la métaphore de l’antenne. Le cerveau est comme une sorte d’« antenne », multibandes, multi-fréquences. Il est en mesure de recevoir et de traiter les informations sensorielles (vue, audition, toucher, goût, odorat), mais aussi de « découvrir » d’autres espaces de sens abstraits (comme ceux que les mathématiques donnent abstraitement à « voir »). Ces autres espaces de sens semblent dans un premier temps appartenir uniquement à la sphère humaine, mais ils se révèlent aussi, inopinément, et de façon surprenante et au fond mystérieuse, capables de nous aider à « saisir » de manière spécifique des aspects structurels du « monde ». Ces aspects seraient restés « cachés », si les structures mathématiques que le cerveau est capable d’engendrer n’étaient pas venues à point nommé pour lui permettre de les « comprendre » en quelque manière, c’est-à-dire pour lui permettre de déterminer des formes d’adéquation efficace entre les capacités d’intellection du cerveau et les potentialités intelligibles du « monde ».
L’enfant nouveau-né développe lentement mais sûrement une carte multi-sensorielle du monde, par le toucher, le goût et l’odorat, les sons et les lumières, mais il est d’abord immergé dans un petit monde amniotique, dont il émerge avec quelque difficulté pour être aussitôt plongé dans un autre « monde », le monde affectif, aimant, chaleureux que ses parents lui offrent d’emblée à la naissance. Cette première (et double) expérience, d’immersion « dans » un monde limité, inexplicable, contraignant (par l’étroitesse de l’utérus, et l’impossibilité de déployer des membres apparemment encombrants, inutiles, superfétatoires), et d’émergence, de passage « vers » un autre monde, où se révèlent soudainement des millions de stimulations tout-à-fait autres, est une expérience fondatrice, qui doit rester à jamais gravée dans le cerveau nouvellement né.
Expérience fondatrice, mais aussi formatrice. Elle nous prépare secrètement à affronter d’autres mystères à venir, car le monde nous réserve tout au long de la vie bien d’autres expériences (métaphoriques) de « naissances » et de « passages » d’ordre symbolique ou cognitif. Cette expérience est si bien « engrammée » dans le cerveau que la perspective de la mort, dans de nombreuses traditions spirituelles, semble n’être elle-même qu’une nouvelle « naissance », un nouveau « passage ».
La métaphore du cerveau-antenne a déjà été proposée à la fin du 19ème siècle par William James dans un texte célèbreii. Elle est importante parce qu’elle suggère la possibilité d’un continuum complexe entre le cerveau et le monde (pris dans son acception la plus large possible). Mais elle se prête aussi à une généralisation puissante, allant dans le sens de la noosphère de Teilhard de Chardin, si l’on conçoit que chaque « antenne » peut être mise en communication avec les milliards d’autres cerveaux vivant actuellement sur cette planète, et pourquoi pas, – soyons fous ! –, avec les milliards de milliards de « cerveaux » naviguant probablement dans d’autres galaxies, et d’autres nébuleuses.
Nous avons employé jusqu’à présent le mot « cerveau », sans vraiment chercher à définir ce que l’on peut entendre par ce mot. Les neurosciences ont récemment fait de sensibles progrès dans l’analyse de cet organe essentiel, mais n’ont sans doute pas réussi à expliquer son essence même, c’est-à-dire la nature de la « conscience ». Dans le monde matérialiste et scientiste actuel, les tendances de la recherche visent à démontrer (sans succès notable jusqu’à présent) que la conscience ne serait qu’une propriété émergeant « naturellement » de la « complexité » de l’enchevêtrement neuronal, et résultant de quelque « auto-poièse » neuro-biologique. Cette explication propose sans doute des éléments nécessaires à la compréhension, mais ceux-ci sont loin d’être suffisants.
Ils n’aident pas vraiment à rendre compte de ce que l’humanité a pu engendrer de plus extraordinaire (ici, on peut glisser la liste des Mozart et des Vinci, des Newton et des Einstein, des Platon et des Pascal…).
La métaphore du cerveau-antenne en revanche, loin de se concentrer sur la soupe neurochimique et l’enchevêtrement neuro-synaptique, vise à établir l’existence de liens génésiques, organiques et subtils entre les cerveaux, de toutes natures et de toutes conditions, et le « monde ».
Les perspectives de la réflexion changent alors radicalement.
Le cerveau « normal » d’un être humain devrait dès lors être considéré simplement comme une plate-forme minimale à partir de laquelle peuvent se développer des potentialités extraordinaires, dans certaines conditions (épigénétiques, sociales, circonstancielles, …).
De même que l’immense monde des mathématiques, avec ses puissances incroyables, peut être décrit non comme résultant d’« inventions » brillantes par telles ou telles personnalités particulièrement douées, mais plutôt comme faisant l’objet de véritables « découvertes », – de même l’on peut induire que le monde encore plus vaste des révélations, des visions et des intuitions (spirituelles, mystiques, poétiques,…) n’est pas un monde « inventé » par telles ou telles personnalités (comme des Moïse, des Bouddha ou des Jésus, à l’esprit un peu faible, selon les esprits forts des temps modernes), mais bien un monde « découvert », dont on ne fait qu’entrevoir seulement les infinies virtualités.
Le cerveau peut dès lors être compris comme un organe qui ne cesse d’émerger hors de ses limites initiales (celles posées par sa matérialité neuro-biologique). Il ne cesse de croître en sortant de ses propres confins. Il s’auto-engendre en s’ouvrant au monde, et à tous les mondes. Il est en constante interaction avec le monde tel que les sens nous le donnent à voir, mais aussi avec des univers entiers, tissés de pensées, d’intuitions, de visions, de révélations, dont seuls les « meilleurs d’entre nous » sont capables de percevoir les émanations, les efflorescences, les correspondances…
La conscience émerge dans le cerveau nouveau-né, non pas seulement parce que l’équipement neuro-synaptique le permet, mais aussi et surtout parce que de la conscience pré-existe dans le monde, sous des myriades de formes. La conscience pré-existe dans l’univers parce que l’univers lui-même est doté d’une sorte de conscience. Il est vain de chercher à expliquer l’apparition de la conscience dans le cerveau humain uniquement par un arrangement moléculaire ou synaptique spécialement efficace. Il est plus aisé de concevoir que la conscience individuelle émerge parce qu’elle puise sa jouvence et sa puissance propre à la fontaine de la conscience universelle, laquelle entre en communication avec chacun d’entre nous par l’intermédiaire de nos « antennes ».
Ce que l’on vient de dire sur la conscience, on pourrait le répéter sur l’émergence de la raison en chacun de nous, mais aussi sur la grâce de la révélation (quant à elle réservée à quelques élus).
Dans un prochain article, je parlerai des conséquences possible de cette idée d’émergence de la conscience et de la raison humaines, comme résultant de l’interaction entre le cerveau et le monde.
i Le « monde » est tout ce avec quoi le cerveau peut entrer en corrélation effective. Il va de soi que les limites de cette définition du « monde » pointent aussi vers tous les aspects du « monde » qui restent décidément impénétrables au cerveau humain, jusqu’à plus ample informé…
ii William James. Human Immortality.1898. Ed. Houghton, Mifflin and Company, The Riverside Press, Cambridge.