
« Homère »
L’anthropologie de la conscience, sujet immense aux avancées incertaines, flottantes, mais infiniment prometteuses, a intérêt à s’abreuver à toutes sortes de sources, celles qui viennent d’un passé lointain, celles qui sont apparentées à des cultures éloignées, tout comme celles qui surgissent du for intime.
Parmi les trésors de la Grèce ancienne, on peut tirer un profit apprécié des chants alternativement sombres et moqueurs, tragiques et colorés de l’Iliade. On y trouve des variations chamarrées, profondes et spectaculaires sur l’âme, l’esprit et le cœur de héros peints en combat permanent contre les hommes, contre les dieux et contre eux-mêmes.
Pas moins de sept entités incarnent de diverses manières la conscience humaine, – ou représentent peut-être différentes formes de conscience, sous les noms du souffle, de l’esprit, de l’âme, du cœur, du courage, et par métonymie, des entrailles ou des poumons (en grec thumos, noos, psyché, kradié, ménos, phrénès, ètor).
Thumos (θυμὸς)
Le mot thumos signifie primitivement « souffle » et par suite « principe de vie, âme », puis « cœur ». Il est apparenté au latin fumus et aux mots français « fumée » et « parfum ».
Comme le verbe θύω, thýō, la racine θυ a deux sens principaux : « faire fumer, brûler » et « s’élancer, bondir ». Cette racine vient elle-même de la racine sanskrite धू dhū, « agiter, ébranler ; allumer, souffler sur, attiser (le feu) » qui a donné धूम dhūmá « fumée, vapeur, brouillard » et धूप dhūpa « fumée d’encens ».
Le verbe θύω a aussi deux sens: « offrir un sacrifice aux dieux, consulter les dieux en leur offrant un sacrifice », et « s’élancer impétueusement, bondir, se précipiter avec fureur »i.
On peut conjecturer que ces deux sens étaient originairement intimement associés dans l’esprit des Anciens. Le feu du sacrifice au Dieu doit s’élancer avec vigueur, s’il veut atteindre son objectif.
On se plaît à penser que ces deux directions de pensée, la fumée du sacrifice au Dieu, et le bond impétueux, sont des apports passionnants à ce qui pourrait être une anthropologie de l’essence de l’âme.
Le thumos est le principe de vie (l’âme, le cœur) et le siège des sentiments (notamment de la colère). Chez Platon le thumos est l’une des trois parties de l’âme et il est le siège des passions nobles.
On trouve plus de soixante mots composés avec thumos figurant au second terme, comme athumos, « découragé », dusthumos « triste », euthumos « généreux », hyperthumos « plein de coeur », prothumos « de bonne volonté », enthumos « qui est à cœur, sujet de préoccupation», epithumia « désir ».
Il est révélateur que plusieurs tournures de phrases en grec ancien indiquent que le thumos a une sorte de vie propre, indépendante du sujet :
thumos anôgei, keleueï : « mon thumos me pousse à… »
thumos esti moï « mon thumos en moi se trouve être… » (= j’ai le désir de…)
oi thumos ebouleto : « son thumos voulait ».
L’Iliade emploie souvent ce tour de phrase :
« Le thumos d’Énée se réjouit en voyant ce grand nombre de peuples marcher sur ses pas. »ii
Le thumos peut même prendre l’ascendant sur la conscience du sujet :
Hector déclare : « Je dirai ce que mon thumos dans ma poitrine (stêtos) me conseille de dire ».iii
Nestor, s’adressant à Agamemnon : « Je dirai ce que mon thumos me pousse à dire. »iv
Le thumos figure souvent une sorte d’intériorité profonde, en quelque sorte distincte, et se tenant à une certaine distance de la conscience immédiate du sujet:
êdé gar kata thumon « il savait dans son thumos » ;
khairein en thumô « se réjouir dans son thumos » ;
ek thumoû phileeïn « aimer par le thumos » ;
déos émpéçé thumô « la crainte envahit son thumos » ;
La distinction (ou même la séparation) implicite du thumos et des autres parties de la conscience est soulignée lorsque se trouve associée au thumos une autre entité relevant d’autres formes de conscience.
Dans l’Iliade le mot thumos peut être ainsi employé en couple avec le mot kradié, cœur, avec le mot ménos, ardeur, le mot stêtos, poitrine, ou le mot êtor, cœur, comme si le thumos, loin d’être isolé dans la conscience, préférait jouer sa partition en équipe.
Achille déclare : « Un affreux tourment gagne mon cœur (kradié) et mon thumos ».v
Ou encore :
« Achille, le thumos empli d’une ardeur (ménos) sauvage»vi
Ajax dit : « Et mon thumos dans ma propre poitrine (stêtos), est plus impatient de combattre et de faire la guerre. »vii
Ulysse « s’adresse à son thumos au grand cœur» (littéralement : μεγαλήτορα θυμόν, megal-êtora thumon).viii
Il est hautement significatif que les dieux aient un thumos avec lequel, ou en lequel, ils peuvent s’épancher et se livrer à leurs émotions.
La déesse Héra « se réjouit dans son thumos» ( χαῖρε δὲ θυμῶι).ix
Le Dieu suprême, Zeus, possède lui-même un thumos avec qui il soliloque.
Ainsi lorsque Patrocle vient juste d’être tué, Zeus (ici appelé le ‘fils de Cronos’), pris de pitié devant les chevaux du char de Patrocle qui pleurent la mort de leur maître, parle « en » son thumos :
« Le fils de Cronos, en les voyant tous deux verser des pleurs, les prit en pitié. Secouant la tête, il se dit en son thumos : ‘Ah! Malheureux ! pourquoi vous ai-je donnés à Pelée, ce roi mortel, vous, affranchis de la vieillesse et de la mort ? Était-ce donc pour supporter les douleurs avec les malheureux humains ? Hélas ! de tous les êtres qui respirent et rampent sur la terre, l’homme est sans doute le plus infortuné. (…) Je jetterai donc l’ardeur en vos genoux ainsi qu’en votre thumos, pour que vous arrachiez Automédon à la guerre’. »x
Non seulement Zeus a un thumos, mais les chevaux de Patrocle, par ailleurs « affranchis de la vieillesse et de la mort », ont eux aussi un thumos en lequel Zeus peut verser son ardeur divine…
Le prochain article sur les figures de la conscience dans l’Iliade sera consacré aux « phrénès » (φρένες), les entrailles.
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iLes mots thumos « thym », thuos « bois qui répand une odeur agréable en brûlant, encens, parfum ; offrande pour un sacrifice, sacrifice » sont apparentés à la même racine, ainsi que les verbes θέω et θύνω qui signifient « courir, s’élancer impétueusement».
iiIliade 13,494
iiiIliade 7,68 : ὄφρ᾽ εἴπω τά με θυμὸς ἐνὶ στήθεσσι κελεύει.
ivIliade 9,101 : ὅτ᾽ ἄν τινα θυμὸς ἀνώγηι εἰπεῖν εἰς ἀγαθόν·
vIliade 16, 52
viIliade 22,312 : Ἀχιλεύς, μένεος δ᾽ ἐμπλήσατο θυμὸν ἀγρίου.
viiIliade 13,73 : καὶ δ᾽ ἐμοὶ αὐτῶι θυμὸς ἐνὶ στήθεσσι φίλοισι μᾶλλον ἐφορμᾶται πολεμίζειν ἠδὲ μάχεσθαι.
viiiIliade 11,403
ixIliade 14,156
xIliade 17,451
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