Ce fut brutal. « Hénoch marcha avec Dieu, puis il ne fut plus, car Dieu l’enleva. »i Un vrai tour de passe-passe. La construction de la phrase est directe, sans nuances. Si l’on traduit mot à mot : « Hénoch marcha avec Dieu (dans le texte : auprès des Seigneurs: at-Ha-Elohim), puis, ‘plus rien de lui’, car Dieu (Elohim) l’enleva (ou : le saisit, l’emporta). »
L’expression utilisée pour rendre le moment clé de la disparition de Hénoch (‘plus rien de lui’ – eïn-nou) évoque une sorte de néant, d’absence se substituant instantanément, sans transition, à la présence de Hénoch, sa présence marchante, pendant une durée de trois siècles, auprès de Dieu.
Rachi commente ainsi : « Hénoch était un homme juste, mais faible dans sa conscience et facile à retourner pour faire le mal. Aussi Dieu s’est-il hâté de l’enlever de ce monde avant son heure. C’est pourquoi le texte s’exprime autrement en parlant de sa mort, et dit : ET IL NE FUT PLUS dans ce monde pour y achever ses années. »
Rachi ne croit donc pas que Hénoch fut enlevé au Ciel, à la façon d’Élie. Il ne s’agit selon lui que d’une métaphore, vigoureuse, mais qui traduit seulement la mort d’un « juste », qui était aussi un peu « faible ».
Je trouve que le commentaire de Rachi reste plutôt en-deçà du texte.
Pourquoi rabaisser Hénoch en le traitant d’homme « faible et facile à inciter au mal » ? Hénoch est un « juste ». Ce n’est pas rien. De plus, « il marche avec Dieu ». Ce n’est pas là un signe de faiblesse. Ensuite, pourquoi Rachi dit-il que Dieu « se hâta de l’enlever de ce monde avant son heure », alors que Hénoch marchait avec Dieu depuis trois cents ans déjàii ?
Si l’on ajoute les années que Hénoch avait vécues avant d’engendrer Mathusalem, Hénoch vécut au total trois cent soixante cinq ansiii. Cela fait long, pour un Dieu qui « se hâte ».
Mille ans avant Rachi, Philon avait proposé une tout autre interprétation. « Hénoch fut agréable à Dieu, et ‘on ne le trouvait pas’ (Gen. 5,24). Où aurait-on regardé pour trouver ce Bien ? Quelles mers aurait-on traversées ? En quelles îles, sur quels continents ? Chez les Barbares, ou chez les Grecs ? N’y a-t-il pas jusqu’à nos jours des initiés aux mystères de la philosophie qui disent que la sagesse est sans existence, puisque le sage non plus n’existe pas ? Aussi est-il dit ‘on ne le trouvait pas’, ce mode d’être qui était agréable à Dieu, en ce sens que tout en existant bien, il est dissimulé aux regards, et qu’il se dérobe à notre rencontre là où il est, puisqu’il est dit aussi que Dieu l’enleva. »iv
Philon passe de la figure de Hénoch à celle du Bien. Où trouver le Bien ? Où trouver la Sagesse ? Ce n’est pas parce qu’on ne les trouve pas, qu’ils ont soudainement disparu, qu’ils n’existent pas. Philon voit dans le texte une incitation à prendre son envol vers de hautes idées. Sans doute une influence de Pythagore et de Platon. Une forme de rencontre, l’esprit d’Israël et celui de la Grèce.
Après Philon et Rachi, que peut-on encore voir dans ce passage de la Genèse ?
Le nom de Hénoch donne un indice. Il signifie « l’initié », « celui qui est dédié ». Le mot hanukah possède la même racine. Bien avant de signifier la fête du même nom, plus tardive puisqu’elle commémore les victoire des Macchabées, ce mot avait le sens générique d’« inauguration », de « dédicace » : la dédicace de l’autel (Nb. 7,11) ou l’inauguration du temple (Ps. 30,1).
Hénoch était une « dédicace » vivante. Il s’était « dédié » à Dieu. Il était un sacrifice « en marche » (comme Isaac, en marche vers le lieu de son sacrifice).
Hénoch avait donné sa propre vie en sacrifice. Dieu l’agréa, et Dieu marcha « avec lui ». Puis, un jour, soudainement, il l’emporta.
Pourquoi ce jour là, précisément, et pas avant ou après ?
Je pense que Hénoch fut enlevé le jour où il eut 365 ans : 65 ans jusqu’à l’âge où il engendra Mathusalem, et 300 ans de marche en présence de Dieu. Une vie de 365 ans, c’est-à-dire une année d’années.v
Une « année d’années » est une bonne métaphore pour signifier la perfection du temps accompli, la somme de la vie d’un juste.
Mais pourquoi ne vit-on plus Hénoch, soudainement ?
Lorsque Dieu se saisit d’une âme, l’opération ne se fait ni en une picoseconde, ni en une femtoseconde, ni même immédiatement.
Elle se fait dans un temps sans temps, infiniment court au commencement, et infiniment long, aussitôt après.
i Gen. 5, 24
ii Gen. 5,22
iiiGen. 5, 21-23
iv Mutatione Nominum, 34-38
vGen. 5, 21-23