Les hommes les plus célèbres veulent laisser des traces, des héritages. Qu’en reste-t-il ? Souvent peu de choses.
« Calvus paraissait à Cicéron exsangue et limé à l’excès, et Brutus oiseux et heurté ; inversement Cicéron était critiqué par Calvus, qui le trouvait relâché et sans muscles, et par Brutus, d’autre part, pour user de ses propres mots ‘mou et sans rien dans les reins’. Si tu me demandes, tous me semblent avoir eu raison. »i
Cicéron, Calvus, Brutus, réduits à deux adjectifs ciselés.
L’histoire est pleine de disconvenues a posteriori pour tel ou tel, dont la mémoire est jugée avec dureté, ironie ou indifférence par les générations ultérieures.
Ainsi, Victor Klemperer ne craint pas de dépeindre Adolf Hitler et Theodor Herzl sous des traits communs, décalés. « Tous deux, Hitler et Herzl, vivent en grande partie sur le même héritage. J’ai déjà nommé la racine allemande du nazisme, c’est le romantisme rétréci, borné et perverti. Si j’ajoute le romantisme kitsch, alors la communauté intellectuelle et stylistique des deux Führer (sic) est désignée de la manière la plus exacte possible. » ii
Comparer Herzl à un « Führer » est osé. Mais la méthode d’analyse de Klemperer privilégie les glissements de sens des mots. La langue allemande a changé, après l’avènement du IIIème Reich.
Le mot Führer pouvait, semble-t-il, s’appliquer sans problèmes à Herzl en 1896 ou en 1904, et également à Hitler entre 1933 et 1945. C’est un témoignage de la fragilité et de la fugacité du sens des mots à travers les temps, un signe de la volatilité de leurs résonances.
Klemperer rapporte un autre exemple de ces dérives à travers les mots « croire » ou « croyance », pendant la montée du nazisme. Il y voit le symptôme d’un phénomène quasi-religieux provoqué par l’ascension de Hitler dans la conscience allemande : « Le Führer a toujours souligné son rapport particulièrement proche à la divinité, son ‘élection’, le lien de filiation particulier qui le relie à Dieu, sa mission religieuse. »iii
Si l’hypothèse de Klemperer s’avère juste, il faudrait s’interroger sur le sens des mots ‘divinité’, ‘élection’, ‘filiation’, ‘religion’ et l’étendue de leurs dérivations, – ou de leurs dérives.
Tant qu’à faire, il faudrait procéder à une spectrographie des mots touchant au « divin », au « sacré », au « mystère », dans toutes les langues du monde.
Une telle spectrographie jetterait des bases fructueuses pour une anthropologie mondiale du sentiment religieux.
iTacite. Dialogue des orateurs, XVIII,5-6
iiVictor Klemperer, LTI, La langue du IIIème Reich, Ch. 29, Sion, p.274
iiiIbid., ch. 18, « Je crois en lui ».