De la transhumance de l’humanité


« Pierre Teilhard de Chardin ».

Dante, poète prolixe en métaphores étincelantes, généreux peintre d’images frappantes, s’en trouva une fois à court. Faute d’une figure capable d’évoquer une certaine « expérience », il dut recourir à un néologisme, ‘trasumanar’, forgé pour l’occasion, au premier chant du Paradis.

« Trasumanar significar per verba 
non si poria; però l’essemplo basti 
a cui esperienza grazia serba ». i

« Qui pourrait exprimer, par des paroles, cette faculté de transhumaner ! Que cet exemple encourage celui à qui la grâce permettra de connaître, par l’expérience, une si haute félicité ! »ii

Comment traduire trasumanar en français, sinon par un autre néologisme ? ‘Transhumaner’ ferait-il ici l’affaire ?

Dans une autre traduction de ces vers, une expression composée a été préférée:

« Outrepasser l’humain ne se peut signifier par des mots ; Que l’exemple suffise à ceux à qui la grâce réserve l’expérience. »iii

Quelle était donc cette expérience d’outrepassement de l’humain ? Que recouvrait cette faculté de transhumaner ? A qui la grâce en était-elle réservée ?

Dante venait d’évoquer la vision dans laquelle il avait été plongé en compagnie de Béatrice. Les effets de sa contemplation étaient si profonds que les mots lui manquaient pour la décrire. Il avait dû, pour se faire mieux comprendre, la comparer à celle de Glaucus, « quand il goûta l’herbe, qui le fit dans la mer parent des dieux. »

Dante faisait là une brève et puissante allusion à un célèbre passage des Métamorphoses d’Ovide. Il y est question d’une herbe assez spéciale, dont la consommation entraîne une extase divine. Glaucus, qui en fit l’expérience, y raconte les circonstances qui la provoquèrent, la rencontre avec les Dieux qui s’ensuivit, et la manière dont ceux-ci purifièrent tout ce qu’il y avait de mortel en lui :

« Il est un rivage que d’un côté borne l’onde amère et de l’autre une riante prairie. Ni la génisse, ni la brebis, ni la chèvre au long poil, n’offensèrent jamais de leurs dents son herbe verdoyante (…) Le premier de tous les mortels je m’assis sur ce gazon. Tandis que je fais sécher mes filets, et que je m’occupe à ranger, à compter sur l’herbe les poissons que le hasard a conduits dans mes rets, et ceux que leur crédulité a fait mordre à l’appât trompeur, ô prodige inouï, qu’on prendrait pour une fable ! Mais que me servirait de l’inventer ! À peine mes poissons ont touché l’herbe de la prairie, ils commencent à se mouvoir, à sauter sur le gazon comme s’ils nageaient dans l’élément liquide; et, tandis que je regarde et que j’admire, ils abandonnent tous le rivage et leur nouveau maître, et s’élancent dans la mer.

« Ma surprise est extrême, et je cherche longtemps à expliquer ce prodige. Quel en est l’auteur ? Est-ce un dieu, ou le suc de cette herbe ? ‘Cependant, disais-je, quelle herbe eut jamais une telle vertu ?’ et ma main cueille quelques plantes de la prairie. Mais à peine en ai-je exprimé sous ma dent les sucs inconnus, je sens dans mon sein une agitation extraordinaire. Je suis entraîné par le désir et l’instinct d’une forme nouvelle. Je ne puis rester plus longtemps sur le gazon : ‘Adieu, m’écriai-je, terre que j’abandonne pour toujours !’ Et je m’élance dans là profonde mer.

« Les Dieux qui l’habitent me reçoivent et m’associent à leurs honneurs. Ils prient le vieil Océan et Téthys de me dépouiller de tout ce que j’ai de mortel. Je suis purifié par ces deux divinités. Neuf fois elles prononcent des mots sacrés, pour effacer en moi toute souillure humaine. Elles ordonnent que mon corps soit lavé par les eaux de cent fleuves, et soudain cent fleuves roulent leurs flots sur ma tête. Voilà ce que je puis te raconter de cet événement, ce dont je me souviens encore : tout ce qui suivit m’est inconnu. »iv

Glaucus rencontra en effet les Dieux, mais il ne put rapporter qu’une partie de ce qui se passa alors, du fait d’une sorte de défaillance de sa mémoire et d’une perte de connaissance (« tout ce qui suivit m’est inconnu »). En évoquant Glaucus, Dante donnait-il à entendre avoir fait lui-même une telle expérience, suivie d’un flottement comparable de sa conscience ? Cela semble être le cas, puisqu’il précise avoir été élevé par la lumière (divine), sans toutefois pouvoir affirmer ce que ressentait son âme quant à sa propre nature:

« Si je n’étais qu’âme, plus récemment créée,

Amour qui gouverne le ciel, tu le sais,

toi qui m’élevas par ta lumière. »v

On peut conjecturer que Dante faisait aussi allusion à l’extase qui avait saisi S. Paul, ainsi qu’au doute qui s’ensuivit :

« Je connais un homme dans le Christ qui, il y a quatorze ans, fut ravi jusqu’au troisième ciel ; si ce fut dans son corps, je ne sais, si ce fut hors de son corps, je ne sais, Dieu seul le sait. »vi

Glaucus avait été métamorphosé en « parent des Dieux ». Paul avait été ravi au « troisième ciel ». Dante ne fut pas moins comblé. Il se vit élever par la « lumière » de l’« Amour qui gouverne le ciel ».

Le mot choisi par Dante pour transcrire cette élévation, trasumanar, contient l’idée d’un au-delà de la nature et de la conscience humaine, et peut-être même l’idée d’une possible métamorphose de l’essence de l’Homme.

Ce mot a récemment reparu sous une autre forme, celle du substantif « transhumanisme ». Certes, le contenu sémantique n’est plus le même. Le « transhumanisme » du 21ème siècle, qu’a-t-il de commun avec les visions de Glaucus, de Paul ou Dante ?

Il est probable que ce néologisme (déjà vieux de sept siècles), ‘trasumanar’, garde longtemps encore sa profonde force expressive, et que ce mot, ou les formes verbales qui lui seront associées dans toutes les langues, traverseront les millénaires. Il est également vraisemblable que les significations qui y seront attachées ne cesseront de changer, tout en gardant l’idée générale d’un « outrepassement » de la condition humaine actuelle.

Trasumanar a été et continue d’être une sorte de symptôme lexical. C’est le symptôme d’un désir de l’inconscient humain, actif, virulent, travaillant depuis des millénaires les fondements de la conscience. C’est un symptôme du désir permanent de dépassement, d’outrepassement. Le désir infini d’outrepasser ses limites. Toujours, l’homme cherchera à se dépasser, puis continuera de désirer outrepasser ce dépassement même.

Il y a un siècle environ, Pierre Teilhard de Chardin, alors qu’il était brancardier dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, confronté à l’horreur de tueries massives, cruelles et inutiles, symptômes d’une folie politique et aveugle, fut le premier à y lire un signe d’espérance. Il a vu, dans toute cette purulence, émerger dans la douleur les conditions de ce qu’il appela la « Noosphère », le monde de l’Esprit.

Il voyait émerger une nouvelle nappe de conscience et de vie, comme prémisse de la Noosphère toujours en genèse, dans l’histoire de l’humanité.

Après deux guerres mondiales, et en présence des menaces potentielles d’une troisième guerre mondiale, qui pourrait être à la fois nucléaire et terminale, on pourrait douter de l’optimisme de Teilhard, ou n’en considérer que la naïveté.

On pourrait aussi en admirer la prescience, et décider de mettre toutes ses forces, tout son esprit, toute son âme, au service de cette grande vision.

L’humanité est encore dans sa toute petite enfance, du moins si l’on en juge à l’échelle des temps géologiques. Elle a encore une longue route devant elle, doit-on croire.

Elle est, en essence, en perpétuelle transhumance. Elle a vocation à atteindre, un jour peut-être, des mondes inouïs, des niveaux de conscience dont nous n’avons aujourd’hui aucune idée. Tout ne fait que commencer. Le monde humain est encore effroyablement peu développé, sur les plans politique et social, à l’évidence, mais aussi religieux, philosophique et moral.

Il ne faut pas confondre le «trasumanar» dantesque, le « transhumanisme » moderne et les futures « transhumances » qui se préparent pour l’humanité dans l’avenir. Le « transhumanisme » est une idéologie matérialiste qui n’a rien à voir avec la métaphore métaphysique de la Divine Comédie.

Le « transhumanisme », dont Vernor Vinge ou Ray Kurzweil sont les prophètes, affirme que l’évolution technique et scientifique permettra bientôt l’apparition d’une « singularité », c’est-à-dire d’un basculement brusque vers une autre humanité, une humanité intellectuellement et organiquement « augmentée » par les technologies.

Ce « transhumanisme »-là est, à mon sens, platement réducteur. La science et la technique sont porteuses d’ouvertures considérables, mais il est naïf de croire qu’elles détermineront à elles seules les conditions de la transformation à venir de l’humanité, et la possibilité de son passage vers une nouvelle essence, une « transhumanité ». Il est d’ailleurs probable que la science et la technique seront plus des freins que des moteurs de la métamorphose des désirs de l’âme humaine. C’est dans l’âme, non dans le corps ou ses prothèses, que dort, encore inconscient, l’embryon de la transhumanité.

Pour le comprendre, revenons quelque peu en arrière. Il y a plus de quarante mille ans, au Paléolithique, de nombreuses grottes étaient déjà des sanctuaires cachés, profonds, difficiles d’accès. Elles étaient fréquentées par des artistes incomparables, mais aussi par des maîtres de la vision et de l’extase chamanique (si l’on prend ce mot dans un sens très large), des maîtres de la sortie de l’esprit hors du corps.

Certes, une pleine compréhension des peintures pariétales échappe encore aujourd’hui aux analyses les mieux informées. Mais si l’on considère l’ensemble des peintures du Paléolithique, dont la réalisation s’étale sans discontinuité sur une période de plus de trente mille ans, on peut avoir l’intuition d’une conscience active, d’un sens de la transcendance, d’un éveil de l’Homme à un Mystère qui le dépasse entièrement. L’Homme de Cro-Magnon était déjà un Homo Sapiens, et il était plus sage peut-être que l’homme moderne. Il était plus sage, peut-être, d’une sagesse dont le monde aujourd’hui n’a plus aucune idée.

Pendant trente mille ans d’expériences et de visions, dont la trace est conservée sur des parois profondes, l’âme humaine a acquis une immense mémoire, non pas oubliée, mais toujours à l’œuvre, secrètement, dans l’inconscient des peuples. Des trésors ont été découverts, millénaires après millénaires, par des générations d’Homo Sapiens, et ont été conservés et transmis, par le moyen de traditions cultuelles et culturelles, mais aussi sans doute à travers l’enrichissement du patrimoine génétique.

Demain, ce trésor archéo-biologique sera peut-être en partie identifiable.

Mais ce n’est pas le plus important.

Le matérialisme scientifique est, aujourd’hui encore, bien incapable d’expliquer l’apparition de la conscience humaine, qui reste un mystère absolu. Surtout, il est incapable de comprendre la nature de la sidération de la conscience, en tant qu’elle est plongée depuis l’Origine dans une sorte de clarté obscure, à la fois renvoyée vers son propre abîme, et confrontée aux mystères cosmiques et numineux qui l’enveloppent, et la submergent.

De la contemplation de cette sidération, multipliée à travers les âges, sous toutes ses formes, et de la puissance inchoative des mythes les plus anciens, les plus durables, comme celui du ‘Sacrifice’, naîtront demain les conditions d’une nouvelle épigenèse, les conditions d’une nouvelle transhumance de l’humanité tout entière.

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iDante Alighieri. La Divine Comédie. Paradis, Chant I, v. 70-72

iiDans la traduction d’Artaud de Montor. Ed. Garnier. Paris, 1879. Le traducteur note à propos de ‘transhumaner’ : « Cette expression, trasumanar, est très belle et très majestueuse. J’ai osé faire présent d’un mot à notre langue. »

iiiTraduction de Jacqueline Risset. Ed. Diane de Selliers, 1996

ivOvide, Métamorphoses, XIII, 917-956

vDante Alighieri. La Divine Comédie. Paradis, Chant I, v. 73-75

vi2 Cor. 12,2

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