Le danger de guerre gronde. Il faut comprendre la montée de la menace, sentir les prémisses de la catastrophe. Il faut être critique, dans une situation pré-critique.
Le 20ème siècle, siècle des utopies révolutionnaires, a envoyé des dizaines de millions de personnes à la mort, a montré la possibilité de l’horreur. Le nazisme, le fascisme, le totalitarisme ont fait voir la puissance d’idées fortes dans des cerveaux faibles.
Les générations passent. Tout est possible, à nouveau. La montée de l’extrême et de la haine, politique et religieuse, un peu partout dans le monde, est un avertissement lancinant. Jusqu’au basculement total.
Le 21ème siècle n’a pas encore montré toute sa capacité propre à amener l’horreur sur le monde. Cela pourrait venir très vite.
Quelles forces vont-elles se mettre en branle? Qui, les faibles s’y soumettant sans recul?
Nombreuses, les idées courent.
Il y a l’idée qu’il n’y a plus d’idées, de « grands récits ».
Il y a l’idée que tout est truqué, tout est complot, ourdi par quelques-uns contre tous.
Il y a l’idée que le progrès s’est dissous dans l’eau sale du passé.
Il y a l’idée que la catastrophe à venir n’est qu’une idéologie.
Il y a l’idée que tout peut arriver, qu’il n’y a plus d’espoir, que tout est clos, que l’incendie a commencé, que le vide s’ouvre, vers l’avant.
Günther Anders a proclamé advenue « l’obsolescence de l’homme ». Il affirmait que « l’absence de futur a déjà commencé. »
Chaque époque a besoin de prophètes nouveaux.
Il n’est plus temps de fustiger seulement la corruption des pharaons du jour, la perversion de leurs grands prêtres, le dévoiement des religions, les pulsions des peuples, les valeurs envolées.
Il faut aller bien au-delà.
Il faut rendre à l’homme tout son futur, toute sa puissance virtuelle.
Lui rendre son présent surtout, qui en est la condition première.
Lui présenter dans son présent sa possible essence, sa grâce germinative.
Lui enlever son passé d’obsolescence.
Vaste programme, « absolument moderne ».
Comment convaincre des milliards d’humains, des générations enchevêtrées ?
Où, l’esprit, le courage, la vision, le génie, l’inspiration, pour ce faire ?
Lamentable le spectacle du monde.
Boursouflures des politiques, sans courage et sans âme, vide d’idées et d’idéaux, au service d’oligarques roublards, cyniques, contre la voix des peuples, dans l’intérêt des intérêts.i
Triste le spectacle des religions, arrogantes, divisées, divisant, méprisantes.
Immensément riche, en revanche, le trésor total des valeurs, des idées, des croyances, des fois, des symboles, des métaphores, des paradigmes, l’immense océan légué par l’humanité aux générations du jour.
Les plus anciennes religions, les philosophies du passé, ne sont pas des musées, des rêves fragmentés, des songes désormais perdus. Gît en leur sein la mémoire d’un monde commun, un rêve d’avenir.
« Aditi c’est le ciel ; Aditi c’est l’air ; Aditi, c’est la mère, le père et le fils. C’est tous les dieux et les cinq races d’hommes. Aditi c’est ce qui est né ; Aditi, c’est ce qui naîtra. »ii
Quelques mots choisis, venus d’au-delà des âges, et l’esprit s’embrase.
Des fulgurations traversent l’âme. Une prescience l’assaillit.
La puissance est dans l’air, dans la mère, le père, le fils, la fille.
Elle est dans les dieux, dans tous les hommes. Dans tout ce qui naît, dans tout ce qui naîtra.
Deux mille ans avant Moïse, les poètes du Rig Veda ont écrit: « Le Dieu qui ne vieillit pas se tient dans le buisson. Poussé par le vent, il s’attache aux buissons avec des langues de feu, avec un grand bruit. »iii
Moïse fut-il à son tour un voyant védique ?
Les plus grands esprits se rencontrent, en général, au sommet. Mais c’est pour en redescendre, et repartir, émigrer à nouveau.
‘Va pour toi hors de ton pays, de ton lieu natal et de la maison paternelle, vers le pays que je t’indiquerai. Je te ferai devenir une grande nation ; je te bénirai, je rendrai ton nom glorieux, et tu seras bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront, et qui t’outragera je le maudirai ; et par toi seront bénies toutes les familles de la terre.’iv
Quand on est toujours en route, d’une tente à l’autre, on court trois risques, a commenté Rachi à propos de ce passage : on a moins d’enfants, on a moins d’argent, on a moins de renommée. C’est pourquoi Abram a reçu trois bénédictions : la promesse des enfants, la confiance en la prospérité, et l’assurance de la renommée.
La figure d’Abram quittant Harân est une belle métaphore de ce qui nous attend. Il nous faut nous aussi quitter Harân.
Ce mot veut dire originairement « le creux ».
Nous aussi sommes dans « le creux », un vide d’idées, un manque d’espoir.
Il est temps, comme Abram jadis, de sortir de ce trou, de prendre la route, de chercher une voie pour les générations, les nouvelles renommées et les nouvelles prospérités.
Le mot Harân peut s’interpréter autrement. Pour Philon, Harân désigne les « cavités de l’âme et les sensations du corps ». Ce sont ces « cavités » qu’il faut quitter. « Adopte une mentalité d’étranger par rapport à ces réalités, que nulle d’entre elles ne t’emprisonne, tiens-toi debout au-dessus de tout. Veille sur toi-même. »v
Il ajoute : « Mais quitte aussi la parole expirée, ce que nous avons appelé l’habitation du père, pour ne pas être séduit par les beautés des mots et des termes, et te trouver finalement séparé de la beauté authentique qui réside dans les choses que désignaient les mots. (…) Celui qui tend vers l’être plutôt que vers l’apparaître devra s’attacher à ces réalités, et quitter l’habitation des mots. »vi
Abram-Abraham a quitté Harân. En chemin, il se sépare de son compagnon de voyage, Loth : « Sépare-toi de moi ! » lui dit-il.vii
Philon commente: « Il faut te faire émigrant, en quête de la terre paternelle, celle du Logos sacré, qui est aussi en un sens le père des ascètes ; cette terre, c’est la Sagesse. »
Philon, juif alexandrin, écrit en langue grecque. Il utilise le mot Logos. Dans son esprit le Logos c’est la Sagesse, qui se tient près de Dieu. Il note : « Le Logos occupe le premier rang auprès de Dieu et se nomme Samuel. » (Samu-El : « qui entend Dieu »). Philon était juif, et son interprétation est proche, semble-t-il, de l’idée chrétienne du Logos.
Que nous enseignent ces textes ?
La migration est, aujourd’hui comme toujours, imposée aux peuples victimes des puissances. Rien de nouveau sous ce soleil-là.
L’idée de migration est aussi une très ancienne métaphore, philosophique et morale.
Les migrations que l’on observe aujourd’hui, sont des effets, « absolument modernes », de l’état du monde. Elles pourraient être aussi un moyen de provoquer la conscience, – la conscience de la mal-gouvernance générale, de l’incurie mondiale.
Les migrations appellent des solutions politiques, philosophiques, morales, économiques, sociales.
Elles invitent aussi à changer de métaphores pour décrire le monde à venir.
Sagesse du migrant :
« Tiens-toi debout au-dessus de tout. »
« Quitte l’habitation des mots. »
iIl faudrait se livrer ici à une critique acerbe de la politique économique de l’Europe (« l’austérité »), ou de sa politique migratoire, ou encore analyser la corruption fondamentale et fondamentaliste des cliques et des maffias au pouvoir, presque partout dans le monde. D’autres que moi l’ont déjà très bien fait.
ii R.V. I. 89.10
iii R.V. I.58.2-4
ivGen. 12, 1-3
vPhilon De Migratione Abrahami. 14,7
vi Ibid. 14,12
vii Gen. 13,9