N. n’est personne en particulier. N. est tout le monde. C’est le paysan du Nil, le bâtisseur de pyramides, la fille du Pharaon, le soldat de son armée. Ou Pharaon lui-même.
Tous doivent en passer par là : la porte de la mort.
N. vient de mourir. Il est mis en présence du Dieu. Il prend la parole et s’adresse à Lui.
« Hommage à toi qui est venu, Dieu Atoum, créateur et ordonnateur des dieux. Hommage à toi, Roi des dieux, qui fais resplendir ta tuau avec ta beauté.
Hommage à toi qui viens dans tes splendeurs, autour de ton disque. »
Au même moment, la prière des officiants qui accompagnent la cérémonie s’élève:
« Ô Soleil, Seigneur de la lumière, surgi de l’Orient, brille sur le visage du défunt N. !
Que l’âme du défunt N. soit à tes côtés dans ta barque en traversant le Ciel (…)
Ton parfum n’est pas connu. Et incomparable est ta splendeur. »i
Le « Grand papyrus égyptien » de la Bibliothèque Vaticane donne une idée de la manière dont les morts sont introduits devant le Dieu, pour plaider leur cause et être admis à la transformation divine.
Le rituel funéraire des anciens Égyptiens était d’une grande sophistication. On a gardé les traces des prières accompagnant chaque phase de la «manifestation au jour », et de la « transformation lumineuse de l’âme ».
Emmanuel de Rougé a traduit en 1864 un Rituel Funéraire égyptien qui comprend plus de cent chapitres. Chacun correspondant à une prière adaptée à une action particulière en faveur de l’âme du défunt. Ils forment par leur ensemble une subtile gradation, traduisant les étapes du voyage de l’âme dans la mort:
« Prendre la forme de l’épervier divin » (Ch. 78), « Prendre la forme du Dieu » (Ch. 80), « Ouvrir le lieu où est Thoth et devenir un esprit lumineux dans Ker-Neter » (Ch. 96), « S’asseoir parmi les grands dieux » (Ch. 104), « Recevoir le bonheur dans la demeure de Ptah » (Ch. 106), « Avancer dans la manifestation de la porte des dieux de l’Occident, parmi les serviteurs de Râ, connaître les esprits de l’Occident » (Ch. 107), « Connaître les esprits de l’Orient » (Ch. 109).
Ker-Neter est le séjour des morts, Atoum est le Soleil de la Nuit, Râ le soleil du Jour.
L’égyptologie, science évolutive, a proposé des idées directrices pour se repérer dans ce monde ancien:
- Chaque âme est admise devant le Dieu suprême, et peut plaider sa cause.
- Le défunt N. a vocation à être admis à « traverser le Ciel » en compagnie du Dieu Atoum lui-même.
- Le défunt N. peut entreprendre un long voyage spirituel comportant plus d’une centaines d’étapes distinctes et successives.
- Atteindre le « bonheur de la demeure de Ptah » n’est que l’une de ces nombreuses étapes, et elle n’est pas la plus élevée. Les étapes finales comprennent la connaissance des esprits de l’Occident, puis celle des esprits de l’Orient.
En essence, la religion de l’Égypte ancienne est généreuse, ouverte à tous. Elle promet après la mort un grand voyage de l’âme, décrit par avance, pour le bénéfice des vivants avec un grand luxe de détails.
Par contraste, les religions subséquentes, apparues plus de deux mille ou trois mille années après, comme le judaïsme, le christianisme et l’islam, ont peu de choses à dire sur ce qui attend l’âme après la mort.
Par contraste, et devant ce vide, des poètes d’époques différentes, comme Homère, Virgile ou Dante ont voulu suppléer à la demande latente.
Aujourd’hui, la « modernité » n’a que faire de ces aspirations anciennes, de ces descriptions imagées.
La mort ne fait plus rêver, sauf peut-être les « djihadistes » qui ont soixante dix rêves, toujours le même…
Il y a cinquante-cinq siècles, les futurs défunts ne songeaient pas au nombre des vierges du Paradis.
Ils rêvaient de « connaître les esprits de l’Occident et de l’Orient ».
i Il grande papiro egizio della Biblioteca Vaticana, édité par Orazio Marucchi, Rome 1888