S’extraire de l’extase


« Le martyr de Hallâj ».

Le but essentiel de Hallâj, martyr mystique de l’Islam, exécuté à Bagdad le 26 mars 922, était de « trouver la Réalité elle-même, et d’y participer à jamais »i, en séparant cette Réalité de tout ce qui est éphémère, de tout « ce qui passe », de tout le sensible, de tout ce qui est seulement « possible » ou « concevable », afin d’atteindre seule, la « Vérité » en soi.

Louis Massignon, auteur d’une étude historique en quatre tomes consacrée à Hallâj, affirme qu’il était possédé par la quête de la « science des cœurs et des mouvements de l’âme » (‘ilm al-qulûb wa al-khawâtir), – l’idée maîtresse de Hassan Basrî, transmise par l’intermédiaire de Sahl et Junayd.

Hallâj résume ainsi cette quête d’une théologie mystique :

« Dieu est au-delà des âmes (nafs), car l’Esprit (ru) les transcende de toute sa primauté ! L’âme n’implique pas l’Esprit. Ô vous, que votre âme aveugle, si vous regardiez ! Ô vous, que votre vision aveugle, si vous saviez ! Ô vous, que votre science aveugle, si vous compreniez ! Ô vous, que votre sagesse aveugle, si vous arriviez ! Ô vous, que votre arrivée même aveugle, si vous L’y trouviez ! Vous vous aveuglez pour toujours sur Celui qui subsiste à jamais. »ii

Hallâj sait avec une certitude absolue que seul l’Esprit divin peut « réaliser » Lui-même le désir d’union avec Dieu. Toutes les prières que la pratique religieuse recommande, avec ses protestations d’adoration ou de renoncement, aussi sincères soient-elles, sont inopérantes. Il n’y a que l’Esprit divin Lui-même qui peut consentir à accorder à l’homme « ce don surnaturel de soi, ce sacrifice efficace », qui est l’unique voie vers l’union divine.

Les questions le hantent en permanence : Où chercher Dieu ? Comment Le connaître ? Comment s’unir à Lui ?

Et les réponses fusent : Il faut passer outre à la volonté propre du moi. Il faut reconnaître la transcendance absolue de Dieu, et l’incapacité humaine à seulement nommer Son Essence. Il faut « plonger et noyer son intelligence »iii en Lui, et Le laisser, Lui seul, à notre place, « vouloir au fond de notre cœur »iv, et se tenir en ce lieu, là où « Il ne peut se fixer à demeure »v que « s’Il ne le transforme »vi.

Le Qur’an ne cesse de l’affirmer, le cœur (qalb) est l’essence de l’homme. Il recèle en lui un vide intérieur, un creux central (jawf), lequel est le lieu de la conscience. L’homme est ce qui est caché (sirr) en lui, et seul Dieu connaît ce secret.

« Il connaît ce qui est caché en vous » (ya‘lamu sirra-kum).vii

« Il connaît les secrets, même les plus cachés » (ya‘lamu sirra wa ’akhfâ).viii

En ce creux secret du cœur, flotte obscurément, confusément, un amas d’illusions, de pensées et de désirs, en agitation constante. Cet amas s’appelle nafs, – c’est ‘l’âme’, ou le ‘moi’.ix

L’âme n’est jamais qu’une sorte d’embryon sans consistance ; elle a besoin en permanence de l’intervention divine pour vivre et croître. C’est Dieu qui réitère à tout moment l’impulsion créatrice qui a mis initialement le cœur en branle.

L’Esprit divin a insufflé le premier souffle de vie dans le cœur ; celui-ci est le véritable centre de l’homme, le lieu intérieur de sa personnalité immortelle. Le souffle divin donne la vie, et il donne par là-même l’aptitude à la foi. C’est la foi qui unifie la nafs, l’illumine et la constitue comme conscience. C’est la foi qui témoigne de sa vocation primordiale, éternelle. Celle-ci a été révélée au jour de l’Alliance (mîthâq), quand ‘le Dieu’ (Al-Lah) demande aux fils d’Adam de ‘témoigner’ (’ashada’) de leur propre âme (‘alâ ’anfusi-him)x, de prendre conscience de cette âme même, en reconnaissant ‘le Dieu’ comme leur ‘Seigneur’ (Rabbi). C’est à ce moment que fut proclamée la liberté, l’autonomie de la raison humaine, et reconnue sa capacité à se penser elle-même en pensant Dieuxi.

Dès lors, le cœur « porte le poids » de la foi (al-amâna). Il est le lieu même où l’homme doit comparaître devant Dieu.

L’homme doit viser uniquement à s’unifier et à s’unir, – par son cœur, par son esprit, par sa raison (qalb = rûh = ‘aql). Il est déjà uni (provisoirement) à son corps charnel, en tombant dans l’esclavage de la matière (raqq al-kawm). Mais s’il en reste esclave, il encourt le mépris divin. La création de la matière, et des créatures, représente une « humiliation » volontaire de la pensée divine, qu’il s’agit de reconnaître et de relever. Cette humiliation ne peut durer. Dieu « méprise » la matière tant que l’esprit ne la transfigure pas. « Le secret de la création, c’est que Dieu est humble »xii. Il est humble parce qu’il s’humilie, mais cela en vue de viser une plus grande gloire, – la transfiguration de cette matière, de cet humus, en un Esprit de sainteté. L’homme, d’abord esclave, a la liberté de l’esprit, et il a vocation à s’affranchir de l’esclavage.

Pour Hallâj, le cœur humain est l’organe de la contemplation divine.

« L’ultime enveloppe du cœur, au-dedans de la nafs, appétit concupiscible, c’est le sirr, personnalité latente, conscience implicite, subconscient profond, cellule secrète murée à toute créature, ‘vierge inviolée’. Tant que Dieu n’a pas visité le sirr, que ni ange, ni homme ne devine, la personnalité latente de l’homme reste informe : c’est la sarîra, sorte de ‘pronom personnel’ incertain, de ‘je’ provisoire : annî, annîya ; huwî, huwîya : une heccéité, une illéité. »xiii

L’homme doit renoncer à cette ultime enveloppe, à ce sirr qui est le secret de sa conscience ; il doit renoncer à sa personne, à son ‘je’, à son propre ‘pronom personnel’, et à sa ‘conscience’ (amîr)xiv, pour atteindre Dieu qui est le Sirr al-sirr, le amîr al-amîr.

C’est alors que Dieu féconde l’âme, et y fait pénétrer le véritable amîr, le vrai pronom de la personnalité ultimexv, celle qui possède véritablement « le droit de dire ‘Je’ »xvi.

« Or la réalité est réalité, et la nature créée. Rejette donc loin de toi la nature créée, pour que toi, tu deviennes Lui, et Lui, toi, dans la réalité !

Car, si notre ‘je’ est un sujet exprimant, l’Objet exprimé [Dieu] est aussi un sujet exprimant. Or si le sujet, ce faisant, peut exprimer son Objet selon la réalité, a fortiori l’Objet l’exprimera selon la réalité !

Dieu lui dit (à Moïse) : ‘Tu guideras vers la preuve, non vers l’Objet de la preuve. Pour moi, Je suis la preuve de toute preuve’ :

Dieu m’a fait passer par ce qu’est la réalité

Grâce à un contrat, un pacte et une alliance.

Ce que j’ai constaté, c’est mon subconscient, mais non plus ma personnalité.

Cela, c’était toujours mon subconscient, mais celle-ci, c’est la réalité.

Dieu a énoncé avec moi, venant de mon cœur, ma science. Il m’a rapproché de Lui après que j’étais resté loin de Lui. Il m’a rendu son intime, et Il m’a choisi.’ »xvii

Dieu est le créateur (khâliq) initial et permanent de l’individu et de tous les événements qui caractérisent sa vie, l’auteur de toutes ses actions. Il les a créées d’avance, comme un tout, et les distribue jour après jour à chaque homme comme des « provisions de voyage » (arzâq), comme autant de ‘ressources’ qui lui permettent d’agir pendant sa vie. Avec l’ensemble des arzâq, qu’on pourrait traduire par le mot « providence », Dieu est Celui qui fait vivre (muhyî) et mourir (mumîi). Mais ces ressources providentielles sont momentanées, éphémères, contingentes. Elles n’entrent dans le cœur de l’homme que de façon gratuite, arbitraire, imméritée. C’est bien le cœur qui est le principe de la science et de la conscience, non les arzâq. Il revient à l’homme de se saisir au-dedans de lui-même, en son cœur (qalb, ou taqlîb), pour réaliser son unité mentale, pour tisser son âme, pour construire sa conscience, son véritable ‘Je’ (ḍamîr). Il lui revient de persévérer sans cesse dans son effort de mémoire (dhikr), d’intelligence et de volonté, c’est-à-dire dans l’effort de sa foi.

Hallâj dit que la grâce (latîfa), quand elle saisit l’homme, et qu’elle le sanctifie, ‘fait venir à l’idée la Vérité’ (khâtir al-Haqq) ; celle-ci s’impose à la pensée, et devant elle plus aucun doute ne s’élève dans la conscience du sage.

Les sûfis affirment que c’est une inspiration divine qui transfigure (tasarruf) le cœur en profondeur, et dirige son évolution ultérieure, se ralliant à Muhâsibî : « Le but final d’une règle de vie mystique ne peut être la possession spéciale de tel ou tel état, mais une disposition générale du cœur à rester malléable, constamment, à travers la succession de ces états. »xviii

Hallâj développe ces idées, en les poussant aussi loin que possible. Il ne nie pas la réalité des « états » mystiques, mais il refuse de s’y complaire, et d’y rester. Ce ne sont que des étapes transitoires. Ce qui lui importe réellement ce sont les « touches divines » (tawâli‘, bawâdî) dont ces états ne sont que les indices. Il les appelle dawâ‘î, les « appels » de Dieu, ou encore shawâhid, les « témoignages » incessants qui incitent « le cœur à passer outre, à aspirer à Dieu par des aspirations, arwâh, anfûs, en se dépouillant de ces états eux-mêmes, en se dénudant de plus en plus, pour joindre Dieu qui est là et qui l’appelle. »xix

Il faut se détacher des œuvres que l’on fait, pour s’attacher à Celui pour qui on les fait. Cette attitude s’applique à l’extase (wajd) elle-même. Hallâj « se refuse à goûter une secrète délectation de l’âme, un rêve solitaire, un loisir d’aimer Dieu hors de la vie réelle. Il estime que le ravissement, istilâm, est une purification et non une destruction de la mémoire ; que l’illumination, tajallî, est une transfiguration, et non un stupéfiement aveuglant de l’intelligence. »xx

Au fond de toute extase, « il ne veut voir que Celui qui extasie, man fî’l wajdi Mawjûd »xxi.

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iLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.12

iiHallâj. Shath. f° 131, cité par Louis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.12, note 4.

iiiHallâj. Tawâsîn V, 10. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.318

ivHallâj. Tawâsîn III, 11. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.310

vHallâj. Tawâsîn XI, 15. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.342

viHallâj. Tawâsîn XI, 23-24. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.343-344

viiQur’an 6,3

viiiQur’an 20,7

ixLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.19

xQur’an 7,172

xiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.116-117

xiiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.25, note 5.

xiiiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.26

xivLe mot ضَمير, amîr, désigne en arabe à la fois le ‘pronom personnel’ et la ‘conscience’.

xvHallâj théorise ainsi le « vrai pronom sujet » dans son Tawâsîn, IX,2 : « Le vrai pronom sujet, de la proposition (attestant que Dieu est un), se meut et circule à travers la multiplicité (créée) des sujets. Il n’est inclus, ni dans le sujet, ni dans l’objet, ni dans les affixes de cette proposition ; son suffixe pronominal appartient en propre à son Objet ; son h possessif, c’est son « Ah ! » à Lui (à Dieu) ! Et non pas à cet autre h, lequel ne nous rend pas croyants monothéistes. » [Le h se réfère ici au suffixe qui, en arabe, est la marque du pronom possessif]. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.334

xviIbid.

xviiHallâj. L’Éloge du Prophète, ou la métaphore suprême (Hâ-Mîm al-qidam) III, 8-12. Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.310-311

xviiiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.32

xixLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.32-33

xxLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.33

xxiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.33

L’âme amputée


 

Vers le milieu du 13ème siècle, Rûmî – Jalal-od-Dîn de son prénom [« Splendeur de la religion »], tomba amoureux d’un soufi errant, Shams-od-Dîn [« Soleil de la religion »]. L’un était originaire de Balkh dans le Khorassan, l’autre de Tabriz, aux confins de l’Iran et de l’Afghanistan.

Leur première rencontre eut lieu au bazar. Shams-od-Dîn interpella Jalal-od-Dîn en lui demandant à brûle-pourpoint : « Qui est le plus grand, Muhammad ou Bâyazid ? »

Rûmî s’étonna de la question. Muhammad n’était-il pas l’Envoyé de Dieu, le sceau des Prophètes ? Et Bâyazid, un simple mystique, un saint parmi tant d’autres ?

En réponse, Shams-od-Dîn demanda comment le Prophète Muhammad avait pu dire à Dieu : « Je ne T’ai pas connu comme il fallait Te connaître », alors que Bâyazid avait déclaré : « Gloire à moi ! Combien haute est ma dignité ! »

Rûmî s’évanouit, sur le champ.

Une explication s’impose, peut-être.

Le Prophète Muhammad a avoué ne pas avoir « connu » la Divinité comme il le fallait, – alors que Bâyazid assumait son union mystique avec Dieu. Son « Gloire à moi ! » n’était pas un cri d’orgueil, blasphématoire, sacrilège. C’était la révélation que le moi de Bâyazid s’était désintégré, qu’il avait fondu, comme neige au soleil de l’amour.

Shams-od-Dîn se voulait théophanie, manifestation tangible de l’essence divine, image de son mystère… Il était l’Aimé, et l’Amant, et l’Amour. « Je suis le secret des secrets, la lumière des lumières ; les saints eux-mêmes ne peuvent comprendre mon mystère. »

L’amour des deux soufis dura un peu plus d’un an. Soudain Shams-od-Dîn disparut. Rûmî ne le retrouva pas malgré ses recherches désespérées dans tout le pays. Cette perte fut l’impulsion dominant le reste de sa vie.

Rûmî fonda du mouvement des derviches tourneurs. Il écrivit le Livre du Dedans et le Menesvi.

On peut goûter dans ses ghazals le suc et la moelle de sa pensée amoureuse et mystique.

 

J’aime. De l’amour pour toi, nulle honte sur moi.

Depuis que le lion des chagrins que tu causes a fait de moi sa proie,

Sinon la proie de ce lion, je ne suis pas.

Au fond de cette mer, quelle perle éclatante tu es,

De sorte qu’à la façon des vagues je ne connais point le repos.

Aux lèvres de cet océan de toi, je demeure, fixé à demeure.

Ivre de tes lèvres, bien que d’étreinte pour moi il n’y ait pas.

Je fonde ma substance sur le vin que tu apportes,

Car de ton vin nulle mauvaise langueur ne me vient.

Ton vin descend pour moi du ciel.

Je n’ai pas de dette à l’égard du suc pressé de la vigne.

Ton vin tire la montagne de son repos.

Ne me fais pas honte si j’ai perdu toute dignité.

 

Pourquoi le mot « honte » est-il employé ici à deux reprises, dans deux sens différents?

L’Amant est ivre. Son amour est large, brûlant comme le soleil de l’univers. Il se sent tout puissant, et seul. Mais la honte le submerge. Le doute percole. L’Aimé a disparu, sans prévenir, sans explication, sans retour. Pourquoi ?

La morsure l’étreint. La souffrance le ravage. Son cœur manque de foi. Faiblesse irrémissible. Le cœur s’est détaché de l’âme. A jamais ?

 

Comme la rose, de tout le corps je ris et non par la bouche seule,

Car je suis, moi sans moi, avec le roi du monde, seul.

Ô porteur de flambeau, du cœur à l’aube ravisseur,

Conduis l’âme au cœur, ne reprends pas le cœur seul !

De colère et d’envie, l’âme ne rends pas étrangère au cœur,

Celle-là, ne la délaisse pas ici, celui-ci ne l’invite pas seul !

Lance un message royal, fais une convocation générale !

Jusques à quand, Sultan, celui-ci avec toi et celle-là seule ?

Comme la nuit dernière si tu ne viens pas ce soir, si tu fermes les lèvres,

Cent cris nous pousserons. Âme ! Nous ne nous lamenterons pas seuls.
Plusieurs voix s’élèvent. Plusieurs sujets parlent : le porteur de flambeau, le cœur, l’âme, – et le roi du monde. Le porteur de flambeau est au service du roi du monde, – la Divinité. Le cœur est une rose et rit. L’âme est Rûmî.

Le porteur de flambeau a incendié le cœur, et l’a mené au roi du monde. L’âme restée seule gémit. Elle soupçonne le porteur de flambeau d’avoir succombé à la colère et à l’envie, et d’avoir ravi le cœur à l’âme, pour les séparer, les isoler.

Rûmî l’apostrophe : « Ne rends pas l’âme étrangère au cœur ! Ne la laisse pas ici, pendant que tu invites le cœur à monter seul auprès du roi.»

Rûmî prie aussi le Sultan du ciel. « Que le cœur et l’âme ne restent pas seuls ! »

 

Pour l’âme, les feux sont éteints. Le vin a couvert la flamme.

Par ce vin je m’éteins à moi-même,

Et dans cette absence, je ne sais plus où je suis.

 

L’âme s’est retranchée.

L’amour m’a séparé de mon âme.

L’âme, dans l’amour, s’est amputée d’elle-même.

Une histoire d’amour soufie


Vers le milieu du 13ème siècle, à Konya, un certain Rûmî – Jalal-od-Dîn de son prénom [« Splendeur de la religion »], tomba amoureux d’un soufi errant, Shams-od-Dîn [« Soleil de la religion »]. Le premier était originaire de Balkh dans le Khorassan, le second de Tabriz, aux confins de l’Iran et de l’Afghanistan. Leur première rencontre eut lieu au bazar. Shams-od-Dîn interpella Jalal-od-Dîn en lui demandant à brûle-pourpoint : « Qui est le plus grand, Muhammad ou Bâyazid ? » Rûmî s’étonna de la question. Muhammad n’était-il pas l’Envoyé de Dieu, le sceau des Prophètes ? Et Bâyazid, un simple mystique, un saint parmi tant d’autres ?

Shams-od-Dîn lui demanda alors comment il expliquait que le Prophète Muhammad ait dit à Dieu : « Je ne T’ai pas connu comme il fallait Te connaître. » , et que pour sa part, Bâyazid avait déclaré : « Gloire à moi ! Que haute est ma dignité ! »

On rapporte que Rûmî s’évanouit sur le champ.

Une petite explication s’impose, peut-être. D’un côté Muhammad possède, on le sait, un statut unique en Islam. Mais de l’autre, et de son propre aveu, Muhammad a avoué ne pas avoir « connu » la Divinité comme il le fallait, – alors que Bâyazid assume intégralement la reconnaissance de son union mystique avec Dieu. Il ne faut pas comprendre son « Gloire à moi ! » comme un cri d’orgueil, blasphématoire, sacrilège. C’était au contraire la révélation spontanée que le moi intérieur de Bâyazid s’était désintégré, qu’il avait entièrement fondu, comme neige au soleil de l’amour divin.

Shals-od-Dîn proposa d’autres paradoxes mystiques à son amant. « Je suis le secret des secrets, la lumière des lumières ; les saints eux-mêmes ne peuvent comprendre mon mystère. » Il se présentait comme s’il était une sorte de théophanie, une manifestation tangible de l’essence de la déité, une version visible de son mystère… Il était l’Aimé, et l’Amant par excellence, et l’incarnation du secret de l’Amour.

L’amour des deux soufis dura un peu plus d’un an, puis Shams-od-Dîn disparut, et Rûmî ne le retrouva pas malgré ses recherches désespérées, allant même jusqu’à Damas. La perte lui fut intolérable. Il en tira le suc et la moelle de sa poésie amoureusement mystique et mystiquement amoureuse.

Rûmî est connu pour être le fondateur du mouvement des derviches tourneurs. Mais il fut aussi un écrivain prolifique. Le Livre du Dedans ou Le Menesvi en témoignent.

Aujourd’hui je voudrais seulement évoquer quelques vers extraits du recueil de ses ghazals.

 

Pour moi, l’emploi c’est d’être sans emploi.

J’aime. De l’amour pour toi, nulle honte sur moi.

Depuis que le lion des chagrins que tu causes a fait de moi sa proie,

Sinon la proie de ce lion, je ne suis pas.

Au fond de cette mer, quelle perle éclatante tu es,

De sorte qu’à la façon des vagues je ne connais point le repos.

Aux lèvres de cet océan de toi, je demeure, fixé à demeure.

Ivre de tes lèvres, bien que d’étreinte pour moi il n’y ait pas.

Je fonde ma substance sur le vin que tu apportes,

Car de ton vin nulle mauvaise langueur ne me vient.

Ton vin descend pour moi du ciel.

Je n’ai pas de dette à l’égard du suc pressé de la vigne.

Ton vin tire la montagne de son repos.

Ne me fais pas honte si j’ai perdu toute dignité.

Je me saisis du royaume de ce monde comme fait le soleil,

Bien que je n’aie troupes ou cavaliers (…)

Commentaire : Pourquoi ce mot de « honte » (employé ici à deux reprises, mais dans deux sens différents)? Pourquoi cette « perte de dignité » ? L’Amant est complètement ivre. Son amour est aussi large, aussi brûlant, aussi universel que le soleil de l’univers. Alors, pourquoi évoquer la honte?

L’Amant se sent tout puissant, comme le soleil, mais il est seul, comme lui aussi.

Il me semble que la honte submerge l’Amant qui se désespère, dans la solitude, par faiblesse, malgré toutes les preuves (passées). L’Aimé a disparu soudain, sans prévenir, sans explication, sans retour. Pourquoi ? Comment ? Le doute percole. La morsure étreint. La souffrance ravage. Ce mouvement du cœur, irrésistible, ce manque de foi, irrémissible, est aussi faiblesse incommensurable, rapportée à la Seigneurie la plus élevée, au plus haut des cieux. D’où la honte. Et la confusion. Qui est le cœur? Où est-il ?

Une réponse gît peut-être dans ce second extrait:

Comme la rose, de tout le corps je ris et non par la bouche seule,

Car je suis, moi sans moi, avec le roi du monde, seul.

Ô porteur de flambeau, du cœur à l’aube ravisseur,

Conduis l’âme au cœur, ne reprends pas le cœur seul !

De colère et d’envie, l’âme ne rends pas étrangère au cœur,

Celle-là, ne la délaisse pas ici, celui-ci ne l’invite pas seul !

Lance un message royal, fais une convocation générale !

Jusques à quand, Sultan, celui-ci avec toi et celle-là seul ?

Comme la nuit dernière si tu ne viens pas ce soir, si tu fermes les lèvres,

Cent cris nous pousserons. Âme ! Nous ne lamenterons pas [sic] seuls.
Commentaire : Plusieurs voix s’élèvent dans ce poème. Plusieurs sujets parlent. Il y a le porteur de flambeau, le cœur, l’âme, – et le roi du monde. Le cœur, qui est comme la rose et qui rit, c’est aussi Shams-od-Dîn. L’âme c’est aussi Rûmî. Le porteur de flambeau est au service du roi du monde, qui n’est autre que la Divinité.

Voilà ce qui se joue. Le porteur de flambeau, qui incendie le cœur, l’a transporté à l’aube jusqu’au roi du monde. Alors l’âme restée seule gémit. Elle soupçonne le porteur de flambeau d’avoir succombé à la colère et à l’envie, et d’avoir ravi le cœur à l’âme, pour les séparer, les isoler. Le cœur retrouve sa place auprès du roi du monde.

Alors Rûmî apostrophe le porteur de flambeau : « Ne rends pas l’âme étrangère au cœur ! Ne la délaisse pas ici, pendant que tu invites le cœur, seul [à monter auprès du roi].»

Puis Rûmî s’adresse directement au roi du monde, au Sultan du ciel. « Lance une convocation royale et générale ! Que le cœur et l’âme ne restent pas seuls ! »

Mais le temps passe, et la journée prend fin. La prochaine fois je commenterai d’autres ghazals de Rûmî. L’un qui commence ainsi :

Par ce vin je ne sais comment je suis pure extinction de moi-même,

Par cette absence de lieu, je ne sais où je suis.

Et l’autre commence de cette façon :

L’amour du bien-aimé m’a retranché de mon âme.

L’âme au dedans de l’amour s’est retranchée de soi.

(Trad. du persan: Christian Jambet, in  Jalâloddin RûmÎ, Soleil du Réel)