Proto-mystiques et alcaloïdes


« Scène du puits à Lascaux »

Bien avant le Paléolithique, et depuis les profondeurs indistinctes du Pléistocène, la lente apparition de ce qui devait aboutir à la ‘conscience’ d’Homo sapiens, a été favorisée, et même catalysée, par la répétition d’expériences individuelles, indicibles, inouïes, d’extases, – que je qualifierais volontiers de ‘proto-mystiques’. Elles révélaient à nouveau, à chaque génération, à quelques humains particulièrement réceptifs, les infinies profondeurs de leur propre soi, et cela d’une façon soudaine, inexplicable, et spectaculairement transcendante.

Subites, extrêmes, absolues, elles plaçaient les individus qui les éprouvaient, inopinément, sans préparation aucune, dans une situation complètement nouvelle, pour eux-mêmes, et pour leurs proches. Elles les obligeaient à se confronter brutalement avec une double réalité : la réalité quotidienne de leur vie (ou plutôt de leur survie) dans le monde de la nature qui les environnait de ses dangers et de ses mystères, et un autre monde, que l’on pourrait appeler une surnature, sans donner à ce terme aucune connotation religieuse, puisque alors, de ‘religion’ il n’y avait pas.

Cette surnature s’imposait soudain dans sa réalité implacable, non négociable, à la conscience balbutiante d’homininés vivant jusqu’alors dans la nature, et n’ayant à leur disposition que les éléments (sensoriels et cognitifs) dont celle-ci les nourrissait au cours de leurs brèves vies.

Ces expériences proto-mystiques furent d’abord réservées à des individus à la sensibilité plus aiguisée, – ou peut-être mieux préparée par les aléas des traumas physiques ou psychiques d’une vie violente, quotidiennement confrontée à la mort. Mais, répétées générations après générations, elles devinrent progressivement un fait social, intégré dans la mémoire collective. La possibilité de ‘partager’ ces états de conscience extatique fut facilitée lors de transes collectives, selon des formes socialisées (rites cultuels, cérémonies d’initiation). Ce furent là les très anciennes fondations de la religion la plus ancienne et la plus universelle du monde, qu’on appelle aujourd’hui le chamanisme, du mot toungouse ṣaman, et dont les pratiques perdurent encore aujourd’hui dans toutes les parties du monde.

L’expérience progressive de la conscience du soi chez Homo sapiens et les expériences proto-mystiques des espèces antérieures appartenant au genre Homo, sont sans doute indissolublement liées. Elles doivent avoir été rendues possibles et encouragées par des faisceaux de conditions favorables (milieu, environnement, climat, faune, flore). Par effet d’épigenèse, elles ont eu un impact sur l’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, du cerveau, produisant un terrain organique et psychique de plus en plus adapté à une augmentation continue et même accélérée non seulement de la conscience en tant que telle, mais aussi des divers ‘niveaux de conscience’ dont elle commençait de prendre conscience en elle.

Pendant d’innombrables générations, lors de multiples expériences de transe, hasardeuses ou voulues, préparées ou subies, provoquées lors de rites cultuels, ou fondant comme l’éclair à la suite de découvertes personnelles, le terrain mental des cerveaux du genre Homo n’a cessé de s’ensemencer, puis de bourgeonner, comme sous l’action d’une levure psychique intimement mêlée à la pâte neuronale.

De par l’accumulation des expériences acquises, et de par une connaissance raffinée des ressources de la pharmacopée naturelle (notamment celles des plantes alcaloïdes et de leurs propriétés variées, thérapeutiques et psychotropes), les expériences ‘proto-mystiques’ accélèrent l’adaptation neurochimique et synaptique des cerveaux des hommes du Paléolithique, leur dévoilant par là-même l’immensité incalculable et l’indicibilité radicale de ‘mystères’ sous-jacents, immanents à la nature, et pointant (de façon incompréhensible) vers une surnature.

Ces mystères semblaient habiter non seulement dans le cerveau lui-même, et dans la conscience encore à peine éveillée, mais aussi tout autour, dans toute la Nature, dans le vaste monde, et au-delà du cosmos lui-même, dans la Nuit des origines, – non seulement dans le Soi, mais aussi dans l’Autre et dans l’Ailleurs.

L’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, est évidemment la condition essentielle d’une évolution mentale, psychique, spirituelle. On peut penser que cette évolution est accélérée par des boucles de rétroaction de plus en plus puissantes et complexes, entre les modifications physiologiques soudain disponibles, et les effets ‘systémiques’, culturels et psychiques, qu’elles peuvent entraîner chez les individus, puis, par propagation génétique, dans des groupes humains plus larges.

On peut sans doute postuler l’existence d’un lien immanent et sans cesse évolutif, épigénétique, entre l’évolution de la structure du cerveau, du réseau de ses neurones, de ses synapses, de ses neurotransmetteurs, de leurs facteurs inhibiteurs et agoniques, avec sa capacité croissante à être le support d’expériences ‘proto-mystiques’, spirituelles et religieuses.

Qu’est-ce qu’une expérience proto-mystique ?

Il en est de nombreuses… Mais pour fixer les idées, on peut évoquer l’expérience rapportée par de nombreux chamanes d’une sortie du corps (‘extase’), accompagnée de visions sur-réelles, doublées d’un développement aigu de la conscience du Soi, et du spectacle intérieur créé par l’excitation simultanée de toutes les parties du cerveau.

Imaginons un Homo, chasseur-cueilleur dans quelque région d’Eurasie, qui consomme, par hasard ou par tradition, tel ou tel un champignon, parmi les dizaines d’espèces possédant des propriétés psychotropes, dans son milieu de vie. Soudain un ‘grand éclair de conscience’ l’envahit et l’abasourdit, à la suite de la stimulation simultanée d’une quantité massive de neurotransmetteurs affectant le fonctionnement de ses neurones et de ses synapses cérébraux. Se produit alors, en quelques instants, un écart radical entre son état de ‘conscience’ (ou de ‘subconscience’) habituel et l’état de ‘sur-conscience’ brutalement survenu. La nouveauté et la vigueur inouïe de l’expérience le marquera à vie.

Il aura désormais la certitude d’avoir vécu un moment de conscience ‘double’, un moment où sa conscience habituelle a été comme transcendée par une sur-conscience. En lui s’est révélé avec puissance un véritable ‘dimorphisme’ de la conscience, qui n’est pas sans comparaison avec le dimorphisme journalier de la veille et du sommeil, et le dimorphisme ontologique de la vie et de la mort, deux catégories sans doute parfaitement perceptibles par le cerveau de Homo.

Ajoutons que, depuis des temps fort anciens, remontant sans doute aux débuts du Paléolithique, il y a plus de trois millions d’années, les chasseurs-cueilleurs du genre Homo devaient déjà connaître l’usage de plantes psycho-actives, et les consommer régulièrement. Bien avant l’apparition d’Homo d’ailleurs, nombre d’espèces animales (comme les rennes, les singes, les éléphants, les mouflons ou les félins…) en connaissaient elles-mêmes les effetsi.

Leur exemple quotidien devait intriguer et troubler les humains vivant en symbiose étroite avec eux, et, ne serait-ce que pour accroître leurs performances de chasse, les inciter à imiter le comportement si étrange d’animaux se mettant en danger en se livrant à l’emprise de substances psycho-actives, – par ailleurs (et cela est en soi un mystère supplémentaire) fort répandues dans la nature environnante, et dans le monde entier…

On dénombre, aujourd’hui encore, une centaine d’espèces de champignons psychoactifs en Amérique du Nord, et les vastes territoires de l’Eurasie devaient en posséder au moins autant au Paléolithique, – bien que de nos jours on n’y recense plus qu’une dizaine d’espèces de champignons aux propriétés hallucinogènes.

L’Homo du Paléolithique a été donc quotidiennement confronté au témoignage d’animaux subissant l’effet de substances psycho-actives, renouvelant régulièrement l’expérience de leur ingestion, affectant leur comportement ‘normal’, et se mettant ainsi en danger d’être tués par des chasseurs à l’affût, prompts à saisir leur avantage.

Nul doute que l’Homo a imité ces animaux ‘ravis’, ‘drogués’, ‘assommés’ par des substances puissantes, et ‘errants’ dans leurs rêves propres. Voulant comprendre leur indifférence au danger, l’Homo a ingéré les mêmes baies ou les mêmes champignons, ne serait-ce que pour ‘ressentir’ à son tour ce que pouvaient ‘ressentir’ ces proies si familières, qui, contre toute attente, s’offraient alors s’y facilement à leurs silex et à leurs flèches…

On observe dans des régions allant du nord de l’Europe à la Sibérie extrême-orientale, que les rennes font une forte consommation d’amanites tue-mouches lors de leurs migrations, – tout comme d’ailleurs les chamans qui vivent sur les mêmes territoires. Ce n’est certes pas une coïncidence. En Sibérie, le renne et le chasseur-éleveur vivent tous deux, pourrait-on dire, en symbiose étroite avec le champignon Amanita muscaria.

Les mêmes molécules de l’Amanita muscaria (muscimole, acide iboténoque)ii qui affectent de façon si intense hommes et bêtes, comment peuvent-elles se trouver produites par des formes de vie apparemment si élémentaires, par de ‘simples’ champignons ? Et d’ailleurs pourquoi ces champignons produisent-ils ces molécules, à quelles fins propres?

Il y a là un mystère digne de considération, car c’est un phénomène qui relie objectivement – et mystiquement, le champignon et le cerveau, l’éclair et la lumière, l’animal et l’humain, le ciel et la terre, par le biais de quelques molécules, communes et actives, quoique appartenant à des règnes différents…

C’est un fait avéré, et largement documenté, que dans tous les continents du monde, en Eurasie, en Amérique, en Afrique, en Océanie, et depuis des temps immémoriaux, des chamanes consomment des substances psycho-actives facilitant l’entrée en transe, – une transe accompagnée d’effets psychologiques profonds, comme l’expérience de ‘visions divines’.

Comment concevoir que ces expériences inouïes peuvent être aussi mystérieusement ‘partagées’, ne serait-ce que par analogie, avec des animaux ? Comment expliquer que ces puissants effets, si universels, aient pour simple cause la consommation d’humbles champignons, et que les principes actifs se résument à un ou deux types de molécules agissant sur les neurotransmetteurs ?

R. Gordon Wasson, dans son livre Divine Mushroom of Immortalityiii, a documenté l’universalité de ces phénomènes, et il n’a pas hésité à établir un lien entre ces pratiques ‘originelles’, chamaniques, et la consommation du Soma védique (dès le 3ème millénaire avant notre ère), dont les anciens hymnes du Ṛg Veda décrivent avec précision les rites, et célèbrent l’essence divine, – occupant le cœur du sacrifice védique.iv

Lors de l’exode continu, et plusieurs fois millénaire, des peuples qui ont migré du Nord de l’Eurasie vers le « Sud », le chamanisme a naturellement continué de faire partie des rites sacrés et des cérémonies d’initiation de ces peuples en errance. Au cours des temps, l’Amanita muscaria a sans doute dû être remplacée par d’autres plantes, disponibles endémiquement dans les divers milieux géographiques traversés, mais possédant des effets psychotropes analogues. Ces peuples migrateurs se désignaient eux-mêmes comme āryas, mot signifiant ‘nobles’ ou ‘seigneurs’. Ce terme sanskrit fort ancien, utilisé dès le 3ème millénaire avant notre ère, est aujourd’hui devenu sulfureux, depuis le détournement qui en a été fait par les idéologues nazis.

Ces peuples parlaient des langues indo-européennes, et se déplaçaient lentement mais sûrement de l’Europe du Nord vers l’Inde et l’Iran, mais aussi vers le Proche et le Moyen-Orient, en passant par le sud de la Russie. Une partie d’entre eux passa par les alentours de la mer Caspienne et de la mer d’Aral, par la Bactriane et la Margiane (comme l’attestent les restes de la ‘civilisation de l’Oxus’), par l’Afghanistan, pour finir par s’établir durablement dans la vallée de l’Indus ou sur les hauts plateaux iraniens.

D’autres se dirigèrent vers la mer Noire, la Thrace, la Macédoine, la Grèce actuelle et vers la Phrygie, l’Ionie (Turquie actuelle) et le Proche-Orient. Arrivée en Grèce, la branche hellénique de ces peuples indo-européens n’oublia pas les anciennes croyances chamaniques. Les mystères d’Éleusis et les autres religions à mystères de la Grèce antique peuvent être interprétés comme d’anciennes cérémonies chamaniques hellénisées, pendant lesquelles l’ingestion de breuvages aux propriétés psychotropesv induisaient des visions mystiques.

Lors des Grands Mystères d’Éleusis, ce breuvage, le cycéôn, à base de lait de chèvre, de menthe et d’épices, comportait aussi vraisemblablement comme principe actif un champignon parasite, l’ergot de seigle, ou encore un champignon endophyte vivant en symbiose avec des herbes comme Lolium temulentum, plus connue en français sous le nom d’‘ivraie’ ou de ‘zizanie’. L’ergot de seigle produit naturellement un alcaloïde psychoactif, l’acide lysergique dont est dérivé le LSD.vi

Albert Hofmann, célèbre pour avoir synthétisé le LSD, écrit dansThe Road to Eleusis que les prêtres d’Éleusis devaient traiter l’ergot de seigle Claviceps purpurea par simple dissolution dans l’eau, ce qui permettait d’extraire les alcaloïdes actifs, l’ergonovine et la méthylergonovine. Hofmann suggéra une autre hypothèse, à savoir que le cycéôn pouvait être préparé à l’aide d’une autre espèce d’ergot, Claviceps paspali, qui pousse sur des herbes sauvages comme Paspalum distichum, et dont les effets ‘psychédéliques’ sont plus intenses encore, et d’ailleurs similaires à ceux de la plante ololiuhqui des Aztèques, endémique dans l’hémisphère occidental.

Notre esprit, à l’état d’éveil, est constamment tiraillé entre deux formes très différentes (et complémentaires) de conscience, l’une tournée vers le monde extérieur, celui des sensations physiques et de l’action, et l’autre tournée vers le monde intérieur, la réflexion et les ressentis inconscients.

Il y a bien entendu divers degrés d’intensité pour ces deux types de ‘conscience’, extérieure et intérieure. Rêver les yeux ouverts n’est pas du même ordre que les ‘rêves’ vécus sous l’emprise de l’Amanite tue-mouches, du Peyotl ou de quelque autre des nombreuses plantes hallucinogènes contenant de la psilocybine. Lors de l’ingestion de ces puissants principes psychoactifs, ces deux formes de consciences semblent simultanément être excitées au dernier degré, et peuvent même alterner très rapidement. Elles ‘fusionnent’ et entrent en ‘résonance’, tout à la fois. D’un côté, les sensations ressenties par le corps sont portées à l’extrême, parce qu’elles sont, non pas relayées par le système nerveux, mais produites directement au centre même du cerveau. D’un autre côté, les effets mentaux, psychiques, ou intellectifs, sont eux aussi extrêmement puissants, parce que d’innombrables neurones peuvent être stimulés ou inhibés simultanément. Sous l’effet soudain des molécules psychoactives, l’action de neurotransmetteurs inhibiteurs (comme le GABA) est massivement accrue. Le potentiel d’action des neurones post-synaptiques ou des cellules gliales est tout aussi soudainement, et fortement, diminué.

Cette inhibition massive des neurones post-synaptiques se traduit, subjectivement, par une sorte de découplage radical entre le niveau habituel de conscience, celui de la conscience de la réalité extérieure, et un niveau de conscience tout autre, ‘intérieur’, complètement détaché de la réalité environnante, mais par ce fait même, également plus aisément aspiré par un univers psychique, indépendant, que C.G. Jung nomme le ‘Soi’, et auquel d’innombrables traditions font référence sous diverses appellations.

L’ensemble des processus neurochimiques complexes qui interviennent dans le cerveau dans ces moments peut être résumé ainsi. Les molécules psycho-actives (comme la psilocybine) sont très proches structurellement de composés organiques (indolesvii) présents naturellement dans le cerveau. Elles mettent soudainement tout le cerveau dans un état d’isolation quasi-absolue par rapport au monde immédiatement proche, le monde fait de sensations extérieures.

La conscience habituelle est soudainement privée de tout accès à son monde propre, et le cerveau se voit presque instantanément plongé dans un univers infiniment riche de formes, de mouvements, et surtout de ‘niveaux de conscience’ absolument sans équivalents avec ceux de la conscience quotidienne.

Mais il y a encore plus surprenant…

Selon des recherches effectuées par le Dr Joel Elkes, à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore, la conscience subjective d’un sujet sous l’influence de la psilocybine peut ‘alterner’ entre deux états, – un état de conscience ‘externe’ et un état de conscience ‘interne’. L’alternance des deux états de conscience s’observe couramment, et elle peut même être provoquée simplement lorsque le sujet ouvre et ferme les yeux… On peut donc faire l’hypothèse que l’émergence originaire de la conscience, chez les hominidés et développée plus encore chez les hommes du Paléolithique, a pu résulter d’un phénomène analogue de ‘résonance’ entre ces deux types de conscience, résonance elle-même fortement accentuée à l’occasion de l’ingestion de substances psycho-actives.

L’aller-retour entre une conscience ‘extérieure’ (s’appuyant sur le monde des perceptions et de l’action) et une conscience ‘intérieure’, ‘inhibée’ par rapport au monde extérieur, mais par conséquent ‘désinhibée’ par rapport au monde ‘sur-réel’ ou ‘méta-physique’, renforce également l’hypothèse d’un ‘cerveau-antenne’, proposée par William James.

La psilocybine, en l’occurrence, ferait ‘clignoter’ la conscience entre deux états fondamentaux, totalement différents, et par là-même, elle ferait apparaître comme en surplomb le sujet même capable de ces deux sortes de conscience, un sujet capable de naviguer entre plusieurs mondes, et plusieurs états de conscience…

Dans l’ivraie se cache l’ergot de l’ivresse (divine)…

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iDavid Linden, The Compass of Pleasure: How Our Brains Make Fatty Foods, Orgasm, Exercise, Marijuana, Generosity, Vodka, Learning, and Gambling Feel So Good.  Penguin Books, 2011

iiLe muscimole est structurellement proche d’un neurotransmetteur majeur du système nerveux central : le GABA (acide gamma-aminobutyrique), dont il mime les effets. Le muscimole est un puissant agoniste des récepteurs GABA de type A . Le muscimole est hallucinogène à des doses de 10 à 15 mg.

iiiRichard Gordon Wasson, Soma : Divine Mushroom of Immortality, Harcourt, Brace, Jovanovich Inc, 1968

ivWikipédia rapporte dans l’article Amanite tue-mouches que l’enquête Hallucinogens and Culture, (1976) de l’anthropologue Peter T. Furst, a analysé les éléments pouvant ou non identifier l’amanite tue-mouches comme le Soma védique, et qu’elle a (prudemment) conclu en faveur de cette hypothèse.

vPeter Webster, Daniel M. Perrine, Carl A. P. Ruck, « Mixing the Kykeon », 2000.

viDans leur livre The Road to Eleusis, R. Gordon Wasson, Albert Hofmann et Carl A. P. Ruck estiment que les prêtres hiérophantes utilisaient l’ergot de seigle Claviceps purpurea, disponible en abondance aux alentours Éleusis.

viiComposés organiques aromatiques hétérocycliques.

Teo-nanácatl – La « chair de Dieu »


« Teo-nanácatl, ou Chair de Dieu »

Le chamanisme n’est pas une « religion » au sens habituel du mot, un ensemble déterminé et transmissible de croyances et de rites.

Il s’agit d’abord d’une pratique, essentiellement individuelle, mais s’exerçant de façon privilégiée dans un cadre familial et tribal. Tournée vers l’appréhension et la mobilisation effective d’un monde de la surnature, la pratique chamanique catalyse aussi en retour, en ce monde-ci, de profondes transformations personnelles et collectives. Différents niveaux de réalité peuvent entrer en jeu, d’ordre physiologique, biologique, neurochimique, psychologique, linguistique, culturel et sociétal, se traduisant par des comportements physiques et des vécus extrêmes, et induisant aussi des représentations mentales et conceptuelles, dont certaines pourraient être qualifiées de cosmologiques, de philosophiques et de théologiques, pour autant que ces mots d’origine grecque puissent convenir, même approximativement, dans le contexte de cultures tout autres.

Pour le dire autrement, les pratiques chamaniques ouvrent des portes inattendues vers d’autres univers de conscience. Par leur nombre, leur ancienneté, leur universalité, elles dénotent l’effort réflexif des premières consciences humaines pour se saisir de quelques-uns des mystères objectifs de l’univers, mais aussi de leur propre mystère, celui de l’abysse subjectif que toute conscience porte en elle, de façon immanente.

L’expérience chamanique requiert, d’emblée, de toute personne qui la pratique, une « sortie du soi », littéralement une « extase » si l’on se rapporte au sens de ce mot en grec, et elle implique, concomitamment, une liaison active, dynamique, une capacité de synergie avec la totalité de la vie, telle qu’elle croît et s’étale sur cette planète, et aussi telle qu’elle peut se concevoir et être perçue peut-être, à travers l’univers entier, le cosmos total.

C’est un fait dûment observé historiquement (et, fort probablement, expérimenté depuis les temps longs de la Préhistoire) que les pratiques chamaniques, sous toutes les latitudes, ont pu bénéficier des puissantes propriétés psychotropes de diverses plantes et fungi alcaloïdes, et en subir la puissance nue, bouleversante, s’imposant de facto aux corps et aux cerveaux d’Homo sapiens, et avant lui, à ceux des lignées d’homininés et d’hominines dont il est issu.

C’est aussi un fait que des plantes alcaloïdes sont aujourd’hui couramment ingérées par toutes sortes de mammifères et de primates, comme cela a été fait depuis des millions d’années par nombre d’espèces d’hominoïdes et d’hominidés.

Les plantes alcaloïdes contiennent des molécules chimiquement actives, aux très diverses propriétés, analgésiques, calmantes, dormitives, mais aussi toniques, stimulantes, dopantes, et enfin, psychoactives et psychotropes… Des noms d’alcaloïdes comme la caféine, la nicotine, l’atropine, la morphine, la cocaïne ou l’ibogaïne, donnent une idée de la gamme, de la puissance et de la toxicité éventuelle des effets provoqués.

Le fait que des molécules issues de végétaux alcaloïdes soient actives, et même particulièrement efficaces, chez les animaux et les humains, implique une réceptivité spéciale de leurs systèmes nerveux et neuronaux vis-à-vis de ces molécules. On peut en induire une complémentarité biochimique entre les deux règnes, le végétal et l’animal, capable de produire de puissantes synergies, sans doute basées sur l’existence de structures communes, de résonances partagées, de vibrations fondamentales, comme celles observées dans ces composés organiques aromatiques hétérocycliques, les indoles.

C’est là un constat qui traverse les règnes et les espèces. Les champignons et les lichens, les vaches et les rennes, les primates et les humains partagent des formes analogues de réceptivité biochimique, et arborent des sensibilités (certes différenciées, mais biochimiquement comparables) à certaines réactions spécifiques au niveau intramoléculaire. Ces réactions moléculaires sont susceptibles d’entrer en résonance à des échelles de plus en grandes, jusqu’à s’imposer macroscopiquement dans les réseaux des hyphes chez les champignons, dans les systèmes nerveux des animaux ou à l’ensemble des synapses du cerveau des humains.

Partant du constat que des composés aromatiques de simples plantes alcaloïdes peuvent avoir un puissant impact sur les états de conscience de Homo sapiens, aujourd’hui, on est en droit de demander quel rôle ces plantes à effet psychotrope ont pu jouer, à la suite de leur consommation depuis des dizaines ou des centaines de milliers d’années, dans l’émergence des rites, des croyances, des cultes, des cultures, des langues et des religions?

Dans les commencements, plus ou moins par hasard, mais avec de fortes probabilités tout de même, compte-tenu de l’abondance relative de plantes alcaloïdes à effet psychotrope dans la nature, de vives fulgurations synaptiques, de brillantes illuminations extra-sensorielles, violentes mais ponctuelles ou transitoires, ont pu être biochimiquement initiées chez les homininés et les hominines, les pré-humains et les premiers humains, par le seul effet des molécules psychotropes sur les cellules neuronales du cerveau.

Par la suite, favorisés par l’accoutumance, par l’augmentation progressive de la consommation de plantes psychotropes en qualité comme en quantité, et surtout par l’adaptation, culturelle et cultuelle, à des chocs biochimiques irradiant les systèmes synaptiques, certes peu préparés a priori à les subir, mais capables a posteriori d’adaptation épigénétique, les premiers éclairs synaptiques relativement localisés dans tel ou tel lobe cervical, ont commencé à entrer en résonance, à se multiplier et à s’intensifier, jusqu’à s’étendre au cerveau tout entier et à provoquer des formes d’illumination de la conscience elle-même, et jusqu’à favoriser son émergence elle-même.

Une étape irréversible fut alors franchie : la conscience prit conscience d’elle-même, elle prit conscience de sa propre immanence, elle prit du même coup conscience de la naissance en elle du moi, qui restait à consolider, à enrichir et à adosser aux profondeurs du soi.

L’embrasement total de la conscience a été facilité par l’action des psychotropes, mais ne peut se réduire à leurs seuls effets, entre incendie et lumière.

Pour changer de métaphore, les réseaux de synapses et les facultés systémiques du cerveau humain ont dû nécessairement jouer leur propre partition dans cette symphonie générale, où la biochimie des psychotropes a pu donner un tempo initial à l’orchestre, et participer à l’éclat de ses cuivres, sur fond de percussions, mais où d’autres instruments, les cordes du mental et les bois du psychisme, devaient assurer, pour leur part, la progression des harmonies et le déploiement des thèmes mélodiques.

Les explosions des résonances synaptiques ont catalysé la genèse d’une conscience de plus en plus accomplie de la conscience par elle-même. Mais la conscience, on le suppute, ne peut être seulement un phénomène biochimique ou neuro-synaptique, c’est-à-dire un phénomène seulement matériel. En effet, les pointes les plus élevées atteintes par la conscience, les extases et les illuminations qu’elle est capable de vivre, selon de multiples et anciens témoignages, l’emmènent vers des mondes absolument séparés de la matière, et seulement constitués de pures énergies, de dépassements en devenir, de volontés en vol, d’initiations aux réalités de la surnature.

Les expériences d’illumination extatique, répétées par d’innombrables générations d’Homo sapiens, ont sans doute contribué à de nouvelles formes de développement épigénétique du cerveau. Par effet de rétroaction positive, elles ont tiré avantage de sa plasticité et de sa malléabilité intrinsèques, pour l’inciter à aller toujours plus loin dans cette quête extatique.

Elles ont engendré la possibilité d’états de conscience toujours plus ultérieurs, elles ont facilité des niveaux de conscience bien supérieurs, par des dépassements toujours plus audacieux, jusqu’à l’entrée (longtemps considérée impensable, et improbable) dans la transcendance même, — bien loin de la seule immanence des lichens, très loin de la sourde activité des levains et des levures, ou de la vibration des indoles, mais n’en perdant cependant pas le souvenir, ni l’antique ancrage.

Quel a été l’effet mondial, global, de cette promotion progressive d’hominidés foudroyés par la chime des alcaloïdes, puis d’humains « extasiés » par leur truchement, dans l’ordre implicite de la nature ?

L’exposition prolongée à l’expérience extatique, la rupture répétée des points de vue terrestres et des références quotidiennes, ont été des conditions de possibilité pour un accès soudain, brutal, envahissant, à l’extase, et, par elle, à un point de vue incluant une forme d’aperception de ce que l’on ne peut qu’appeler le Tout Autre.

Homo sapiens est apparu sur terre il y a environ 100 000 ans. Mais Homo abilis et Homo erectus, apparus il y a plus d’un million d’années, ont sans doute, comme les Primates d’aujourd’hui, su consommer eux aussi des alcaloïdes. Ce faisant, ces générations oubliées de proto-humains, et d’autres générations d’ancêtres plus oubliées encore, depuis des millions d’années, ont contribué à transformer, dissoudre, reformer, réformer, puis élever, exacerber, sublimer, transcender, ce qui tenait lieu de « proto- ego » chez les Hominoidea (Hominoïdés), les Hominidae (Hominidés), les Homininae (Homininés), les Hominini (Hominines)i, avant que se constitue enfin l’« ego » des Homo sapiensii, qui firent eux aussi l’expérience de l’extase, mais surent la nourrir et la cultiver davantage, l’approfondir par le langage, l’art et la religion…

L’utilisation de plantes psychotropes dans un contexte d’initiation chamanique peut, dans certains cas, dissoudre la structure nouée de l’ego en un sentiment indifférencié du soi, que la philosophie orientale appelle le Tao.

Mais cette dissolution de l’ego, si elle a lieu, peut n’être aussi que transitoire et relative. Elle peut donner alors naissance à une capacité analytique et critique aiguë, une capacité d’atteindre et de pénétrer intimement l’essence même de ce dont témoignent le fait religieux et les divers systèmes philosophiques qui lui sont associés.

R. Gordon Wasson fut certes pionnieriii lorsqu’il affirma, sur la base de travaux d’ethnobotanique et d’ethnomycologie initiés dès les années 1930, et publiés dans les années 1950, que la religion est née lorsque les premiers humains ont rencontré et apprivoisé la puissance des alcaloïdes hallucinogènes.iv

En cela il se montrait par avance en profond désaccord avec les thèses de Mircea Eliade. Celui-ci, dans son étude sur le chamanismev, parue plusieurs années après les travaux de R. Gordon Wasson, considérait ce qu’il appelait le chamanisme « narcotique » comme étant « décadent ». Des chamans qui ne peuvent pas atteindre l’extase sans psychotropes sont le symptôme, selon Eliade, que leur culture a perdu son authentique saveur, et qu’elle est probablement dans une phase terminale.

R. Gordon Wasson, s’appuyant sur des travaux datant de l’occupation du Mexique par les Espagnols comme ceux du père franciscain Bernardino De Sahagúnvi, rappelle que les Aztèques appelaient leurs champignons teo-nanácatl, la « chair de Dieu ». Il ne résista pas, bien sûr, à faire aussitôt un rapprochement, ou ce qu’il appela un « parallèle troublant », avec la conception chrétienne de l’Eucharistie, célébrant la mémoire de la Cènevii.

Il y a cependant une différence, note-t-il, entre la consommation du champignon, « chair de Dieu », et celle de l’hostie, « corps du Christ ». « Le chrétien orthodoxe doit accepter par la foi le miracle de la conversion du pain en chair de Dieu ; c’est ce que signifie la doctrine de la transsubstantiation. En revanche, le champignon des Aztèques est porteur d’une conviction propre : chaque communiant témoigne du miracle qu’il vit effectivement. Dans la langue des Mazatèques, les champignons sacrés sont appelés ‘nti šitho’. Le premier mot, nti, est une particule exprimant la révérence et l’affection. Le second élément signifie ‘ce qui jaillit’. »viii

Voulant en avoir le coeur net, R. Gordon Wasson a demandé à un Indien mexicain, illettré mais parlant espagnol, pourquoi les champignons sacrés étaient appelés ‘ce qui jaillit’.

« Sa réponse, époustouflante de sincérité et de sentiment, était empreinte de la poésie de la religion, et je la cite mot à mot telle qu’il l’a donnée :

‘El honguillo viene por si mismo, no se sabe de dónde, como el viento que viene sin saber de dónde ni porqué’. »ix

« Le petit champignon vient de lui-même, personne ne sait d’où, comme le vent vient, on ne sait d’où ni pourquoi. »

Les puissantes propriétés de ces champignons sacrés leur ont permis de recevoir, chez les Aztèques, la noble dénomination, aux connotations autant métaphysiques que mystiques, de « chair de Dieu ». Pourtant, le mystère de la transsubstantiation de la chair champignonnesque en visions divines n’a, somme toute, qu’une origine purement biochimique, du moins les esprits positivistes peuvent le penser.

Ayant été associé aux recherches en ethnomycologie de Gordon Wasson, et ayant voyagé avec lui sur le terrain au Mexique, le célèbre Dr Albert Hoffmann, de la firme pharmaceutique suisse Sandoz, réussit à isoler et identifier les principes actifs de ces champignons mexicains. Ils se révélèrent être la psilocybine et la psilocine, deux tryptamines de la famille des indoles.x On sait qu’Albert Hoffmann synthétisa aussi le LSD avec Arthur Stoll en 1938, à partir de l’ergot de seigle (Claviceps purpurea), un champignon qui affecte l’épi de céréales comme le seigle ou le blé, et dont on connaissait déjà les effets psychotropes au Moyen-âge, et certainement aussi depuis des temps bien plus reculés.

Dans une de ses publications sur les champignons hallucinogènes du Mexiquexi, R. Gordon Wasson estima que les ‘visions’ de William Blake n’étaient pas sans rapport avec celles provoquées par les champignons. Bien qu’il ne fût pas dans son intention d’affirmer positivement que William Blake connaissait les effets psychotropes des champignons, il ne put s’empêcher d’établir un lien avec le « récit poignant » que William Blake fit de ses ‘visions’ :

« Les prophètes décrivirent ce qu’ils ont vu en vision comme des hommes réels et existants, des hommes qu’ils ont vus avec leurs organes imaginatifs et immortels; les apôtres firent de même ; plus l’organe est clair, plus l’objet est distinct. Un Esprit et une Vision ne sont pas, comme le suppose la philosophie moderne, une vapeur trouble, ou un rien : ils sont organisés et minutieusement articulés au-delà de tout ce que peut produire la nature mortelle et périssable. Celui qui n’imagine pas selon des perspectives plus fortes et meilleures, et dans une lumière plus forte et meilleure que celle que son œil périssable peut voir, n’imagine pas du tout ».xii

Wasson commente ainsi ce texte de William Blake:

« Cela doit paraître énigmatique à celui qui ne partage pas la vision de Blake ou qui n’a pas pris le champignon. L’avantage du champignon est qu’il permet à beaucoup (sinon à tout le monde) d’accéder à cet état sans avoir à subir les mortifications de Blake et de S. Jean. Il vous permet de voir, plus clairement que ne peut le faire notre œil de mortel en perdition, des panoramas au-delà des horizons de cette vie, de voyager dans le temps, de pénétrer dans d’autres plans d’existence, et même (comme le disent les Indiens) de connaître Dieu. Il n’est pas étonnant que vos émotions soient profondément affectées et que vous sentiez qu’un lien indissoluble vous unit à ceux qui ont partagé avec vous l’agapé sacrée. »xiii

Puis Wasson élargit sa réflexion, et développe une théorie de l’extase et de la rencontre avec le Divin:

« Vous savez enfin ce qu’est l’ineffable, et ce que signifie l’extase. L’extase ! L’esprit remonte à l’origine de ce mot. Pour les Grecs, l’ekstasis signifiait la fuite de l’âme hors du corps. Pouvez-vous trouver un meilleur mot que celui-là pour décrire l’état d’extase ? Dans le langage courant, parmi les nombreuses personnes qui n’ont pas connu l’extase, l’idée d’extase semble amusante, récréative, et on me demande souvent pourquoi je ne prends pas de champignons tous les soirs. Mais l’extase n’est pas amusante. Votre âme même est saisie et secouée jusqu’à ce qu’elle tremble et frissonne. Après tout, qui choisira volontiers de ressentir une terreur à l’état pur, ou de flotter à travers cette porte là-bas qui mène dans la Présence Divine ? Le vulgaire ignorant abuse de ce mot, mais nous devons être conscient de son véritable sens, qui est terrifiant. …
Lorsque l’homme émergea de son passé brutal, il y a des milliers d’années, il y eut un stade dans l’évolution de sa conscience où la découverte d’un champignon (ou était-ce une plante supérieure ?) aux propriétés miraculeuses fut une révélation pour lui, un véritable détonateur pour son âme, éveillant en lui des sentiments de crainte et de révérence, de douceur et d’amour, au plus haut degré dont l’humanité est capable, tous ces sentiments et ces vertus que l’homme a toujours considérés depuis comme l’attribut le plus noble de son espèce. Elle lui a fait voir ce que cet œil mortel en perdition ne peut voir. Comme les Grecs avaient raison d’entourer ce Mystère, cette absorption de la potion, de secret et de surveillance ! ».xiv

Dans un autre texte, R. Gordon Wasson rapporte que, selon les Indiens Nashua du Mexique, le champignon sacré « parle » (es habla). « Il parle de beaucoup de choses, de Dieu, du futur, de la vie et de la mort, et il peut aussi dire où se trouvent les choses qu’on a perdues. On voit toutes choses, et on voit aussi où Dieu est. »xv

Il est fort curieux que les métaphores de la « chair de Dieu » et de la « parole » puissent être ainsi attribuées aux champignons sacrés du Mexique.

Prenant un peu de recul, et cherchant à adopter un point de vue structurel, on peut voir se nouer une sorte de noeud serré entre le niveau moléculaire, immanent, objectif et en un sens « matériel », des indoles et des groupes aromatiques, le niveau organique et « existentiel » des lichens et des hyphes, des champignons et des plantes alacaloïdes, le niveau subjectif et « phénoménologique » s’exprimant dans la proto-conscience d’animaux et de primates et dans la conscience des humains, et enfin le niveau littéralement « surnaturel », essentiellement « spirituel », que ceux qui ne l’ont pas connu ne peuvent concevoir, et dont on ne peut rien dire de certain, sauf à s’en rapporter à des témoignages de toutes sortes, de toutes les époques et de tous les horizons culturels.

Mais leur lecture critique et synoptique incite à les faire converger, en somme, sur l’attestation de l’existence réelle et effective du Divin, dans toute sa puissance et son ineffabilité.

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iCf. les ouvrages de Michael Benton. Vertebrate Paleontology, (2000), Guillaume Lecointre et Hervé Le Guyader, La classification phylogénétique du vivant (2001), Colin Tudge, dans The Variety of Life, Oxford University Press  (2000), pour une discussion technique sur ces classifications, résumée ici.

iiCf. Steven Mithen. The Prehistory of the Mind. A Search for the origins of art, religion and science. Thames and Udson, London, 1886. « The appearnce of Homo sapiens sapiens in the fossil record at 100.000 years ago. » (p.178)

iiiRoger Heim, du Muséum national d’histoire naturelle, écrit : « C’est à M. et Mme WASSON que revient le mérite d’avoir, les premiers parmi les Blancs, participé directement aux cérémonies indiennes, absorbé au moins deux des espèces de champignons sacrés — Psilocybe mexicana et caerulescens var. Mazatecorum —, éprouvé les étonnants symptômes que les auteurs espagnols des xvi e et xvii e siècles avaient signalés d’après les relations des indigènes, décrit en détail ces sensations. » in Roger Heim et R. Gordon Wasson. Les champignons hallucinogènes du Mexique. Archives du Muséum national d’histoire naturelle, Paris, 1958

ivR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.142-144 . « Our own remote ancestors, perhaps 4,000 years ago, worshipped a divine mushroom. It seemed to us that this might explain the phenomenon of mycophilia vs. mycophobia, for which we found an abundance of supporting evidence in philology and folklore. (…) In the fall of 1952 we learned that the 16th century writers, describing the Indian cultures of Mexico, had recorded that certain mushrooms played a divinatory rôle in the religion of the natives (…) This Middle American cult of a divine mushroom, this cult of ‘God’s flesh’ as the Indians in pre-Columbian times called it, can be traced back to about B.C. 1500 (…)Thus we find a mushroom in the center of the cult with perhaps the oldest continuous history in the world. (…) I will give you the distinctive traits of this cult of a divine mushroom, which we have found a revelation, in the true meaning of that abused word, but which for the Indians is an every-day feature, albeit a Holy Mystery, of their lives ».

vMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968

viBernardino De Sahagún, Historia General de las Cosas de Nueva España . « Un champignon est appelé teo-nanácatl. Il pousse dans les endroits incultes, sous l’herbe. Le chapeau est rond, le pied est allongé. Par son âcreté, il fait mal, il fait mal à la gorge. Il enivre, donne des étourdissements, rend violent. Il soulage dans les fièvres et la goutte. Il ne faut en manger que deux ou trois. Il fait souffrir, cause de l’affliction, rend inquiet, incite à s’enfuir, effraye, pousse à se cacher. Celui qui en mange beaucoup voit beaucoup de choses. Il terrifie les gens, les fait rire. Il s’étrangle, se précipite d’endroits élevés, pleure, est épouvanté. Quand il le mange dans le miel, il dit : «Je mange des champignons, je me champignonise . » On dit du fanfaron, du vantard, du vaniteux : « Il se champignonise. »

viiDans l’Évangile de Luc : « Prenant du pain, il rendit grâces, le rompit et le leur donna en disant : ceci est mon corps livré pour vous; faites cela en mémoire de moi. » Il fit de même pour la coupe après le repas, disant : » Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ». » (Luc 22, 14-20) Dans l’Évangile de Matthieu :  » Pendant qu’ils mangeaient, Jésus prit du pain; et, après avoir rendu grâces, il le rompit, et le donna aux disciples, en disant: Prenez, mangez, ceci est mon corps. Buvez en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés. » (Matthieu 26, 26-27)

viiiR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.146 .

ixR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.147

xAlbert Hoffmann, The Chemistry of Natural Products, Aug. 18, 1960, Proceedings of the I.U.P.A.C. Symposium, Melbourne.

xiR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.154

xiiThe Writings of William Blake ed. by Geoffrey Keynes, vol. III, p. 108

xiiiR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.154

xivR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.157

xv« The mushroom itself ‘is speech’, es habla, [Aurelio] would say, and it speaks of many things, of God, of the future, of life and death, and also it tells where to find things that are lost. One sees everything, one sees where God is also-.se ve todo; se ve donde está Dios tambien. » Valentina Pavlovna Wasson et R. Gordon Wasson. Mushrooms, Russia and History, Pantheon Books, New York, Vol. II, 1957,p.253

Alcaloïdes, symbiose et transcendance


« Amanite tue-mouches »

Les relations symbiotiques entre les espèces forment la substance même de la vie et en assurent la continuation dans ce monde, ou plutôt en facilitent l’adaptation et la transformation, tant sont multiples leurs types systémiquesi, tant sont diverses les fonctions qu’elles remplissent, et tant sont innovantes et adaptatives les solutions qu’elles produisent. Elles ont joué et jouent un rôle essentiel dans la coévolution des espèces. Ainsi, pour prendre l’exemple de l’endosymbiose, les végétaux et les eucaryotes n’ont acquis, respectivement, leurs chloroplastes et leurs mitochondries, que par des associations symbiotiques avec des bactéries. De même, le noyau de la cellule et ses organites viennent de bactéries symbiotiques.

Il y a une trentaine d’année, Terence McKenna a publié une thèse originale sur les communications symbiotiques entre plusieurs espèces animales, végétales et fongiques, par le truchement d’alcaloïdesii . Les alcaloïdes de certaines plantesiii, qui faisaient déjà partie du régime alimentaire des proto-humains, et qui continuent d’être consommées par les humains, pourraient bien avoir été, selon McKenna, des facteurs décisifs catalysant chimiquement l’émergence et les progrès de la conscience proprement humaine. Les puissants effets de ces alcaloïdes ont contribué au développement de l’imagination, facilité l’apparition du langage et incité à la constitution de pratiques proto-religieuses.

Lorsque Homo sapiens a émergé du long passé de ses lointains ancêtres, aux vies si courtes, si brutes et si brutales, il y a de cela une centaine de milliers d’années, l’évolution de sa conscience a sans doute dû beaucoup à sa (re)découverte des plantes dites « hallucinogènes », de leurs propriétés subversives, dérangeantes, transformatrices. Cela fut, on le conjecture, une véritable « révélation » , un puissant détonateur pour son esprit, éveillant en lui des sentiments de crainte et de respect, d’émerveillement et d’étonnement, au plus haut degré.

En généralisant cette idée, et en la poussant à ses limites, on pourrait faire l’hypothèse que ce qu’on appelle la « conscience », dans le contexte humain, est en fait un phénomène extrêmement général, universellement répandu. S’ouvrent alors des perspectives révolutionnaires quant à l’existence de multiples « nappes de consciences », de niveaux très différents, plus ou moins immanentes, et s’intriquant les unes avec les autres dans une méta-symbiose.

L’un des alcaloïdes de ces plantes ou de ces fungi, la psilocybine, se révèle être un puissant stimulant du système nerveux central de Homo sapiens, comme il l’a d’ailleurs été, depuis des millions d’années ,pour les hominidés et les homininés qui l’ont précédé.

De petites quantités de psilocybine, même prises par inadvertance, sont fortement psycho-actives, et entraînent par exemple une augmentation notable de la discrimination visuelle des mouvements et des formes. Comme l’acuité visuelle est très importante chez les chasseurs-cueilleurs, cela n’a pu manquer d’avoir un impact sur le succès de la chasse et de la cueillette des individus qui profitaient de cet avantage, contribuant à en rendre la consommation courante, et généralisée. Or, fait important, des doses juste un peu plus élevées de psilocybine se traduisent alors par la possibilité d’entrer en « transe », et, le cas échéant, de connaître de véritables « extases ». Ces pratiques qui sont sans doute apparues très tôt dans l’histoire longue des hominidés, des homininés et des diverses espèces du genre Homo, représentent une forme de symbiose, que l’on pourrait qualifier de « métaphysique », entre les propriétés chimiques des alcaloïdes de type indole et les capacités neurochimiques du cerveau de nombreuses espèces animales, affectant la plasticité neuronale et la neurogenèse .

La puissance et l’étrangeté des expériences mentales associées à la consommation par Homo sapiens de plantes riches en alcaloïdes est aujourd’hui bien documentée. Elles forment une vaste gamme, allant des hallucinations de diverses natures à des visions surnaturelles, des sorties extracorporelles et des errances en esprit jusqu’à des formes extrêmes de ravissements extatiques. Elles ont sans doute été de nature à favoriser, lorsqu’elles furent répétées générations après générations, pendant des centaines de milliers d’années, la multiplication des pratiques « proto-chamaniques », l’émergence de traditions rituelles, cultuelles, et de préoccupations « proto-religieuses ».

Celles-ci ont été progressivement constituées en croyances établies, transmissibles, collectivement formalisées et partagées en tant que « visions du monde », communes à des groupes tribaux, de plus en plus larges, ou des ensembles de peuples aux traditions analogues, de par le vaste monde.

Ces très anciennes traditions sont sans doute, en essence, assez analogues aux croyances et aux pratiques chamaniques actuelles, observées par les anthropologues contemporains dans nombre de peuples premiers.

C’est un fait établi que « l’intoxication » à la psilocybine produit un ravissement de la « conscience », dont l’ampleur, la hauteur et la profondeur sont absolument ineffables (donc difficilement compréhensibles pour qui n’en a pas fait l’expérience personnelle). En revanche, ceux qui, aujourd’hui encore, en ont pu faire l’expérience, peuvent mesurer la force de l’impact que des expériences comparables ont pu avoir sur l’esprit de nos lointains ancêtres, ces hominoïdes mangeurs de champignons.

Parmi les effets ressentis, selon nombre de témoignages de première main, on dénote l’accès à « l’Autre », transcendant, la connaissance de mondes surnaturels, et la vision de « cieux » surhumains.

Si, de nos jours, des religions monothéistes établies peuvent en toute impunité parler, de leur propre point de vue, de « visions », d’« apparitions », de phénomènes « surnaturels », de « miracles » divers, de manifestation d’« esprits divins », et de « révélations » quant à la nature même de ce monde et de celle de « l’au-delà », comment ne pas concevoir que des phénomènes analogues aient aussi pu bouleverser les cerveaux de nos lointains ancêtres (vierges de tout a priori culturel) ?

Le choc direct de ces expériences, de ces états modifiés de conscience, leur a sans doute était particulièrement violent, si l’on conçoit combien brutale a pu leur être la révélation de cette ‘surnature’, sans aucuns des nombreux filtres culturels, des moyens de mise à distance intellectuelle et d’analyse critique développés par les modernes.


La psilocybine (à l’instar d’une multitude d’autres produits psychoactifs naturels) peut donc être considérée comme ayant été, depuis l’aube des temps, un catalyseur de chocs profonds sur les cerveaux des hominoïdes, et, beaucoup plus tard, mais plus effectivement encore, comme un catalyseur du développement du langage et de la religion chez Homo sapiens.

On peut supputer que les hallucinogènes indoliquesiv ont joué un rôle décisif dans de la conscience humaine, comme ils l’ont sans doute aussi fait pour différentes sortes de consciences proto-humaines, et diverses sortes de « proto-consciences » non-humaines.
Ces alcaloïdes indoliques sont à la fois physiologiquement actifs et psychoactifs. Ils peuvent interagir avec de nombreux systèmes de l’organisme. Certains indoles, comme la sérotonine, sont d’ailleurs endogènes au corps humain. De nombreux autres sont exogènes, présents dans la nature et dans les plantes qui peuvent faire partie de la diète alimentaire. Certains se comportent comme des hormones et régulent la croissance ou le taux de maturation sexuelle. D’autres influencent l’humeur et l’état de vigilance.

Dans toutes les familles de plantes supérieures, par exemple dans les légumineuses, on trouve des hallucinogènes de type tryptamine, notamment le DMT, la psilocine et la psilocybine. La psilocine et la psilocybine sont présentes dans les champignons. Le DMT est également présent de manière endogène dans le cerveau humain, mais en faible quantité. Pour cette raison, le DMT ne devrait peut-être pas être considéré a priori comme une drogue. L’intoxication au DMT reste la plus profonde et la plus spectaculaire, et elle est remarquable par sa brièveté, son intensité et sa non-toxicité.


Les bêta-carbolines, comme l’harmine et l’harmaline, peuvent être hallucinogènes à des niveaux proches de la toxicité. Elles sont importantes pour le chamanisme extatique et visionnaire car elles peuvent inhiber les systèmes enzymatiques du corps qui, autrement, abrègent les effets des hallucinogènes de type DMT. Les bêta-carbolines peuvent donc être utilisées en conjonction avec le DMT pour prolonger et intensifier les hallucinations visuelles. Cette combinaison est la base de la décoction hallucinogène ayahuasca ou yage, en usage en Amérique du Sud amazonienne.


Les substances de la famille de l’ibogaïne sont présentes dans deux genres d’arbres africains et sud-américains apparentés, Tabernanthe et Tabernaemontana. Le Tabernanthe iboga est un petit arbuste à fleurs jaunes qui a une longue histoire d’utilisation comme hallucinogène en Afrique tropicale. Ses composés actifs ont une relation structurelle avec les bêta-carbolines. L’ibogaïne est aussi connue comme un puissant aphrodisiaque.

Enfin il faut citer les composés apparentés à l’ergot de seigle (lequel correspond à l’ivraie, mêlée aux récoltes de céréales, dans nos régions), qui ont des propriétés hallucinogènes comparables à celles du LSD.

Les alcaloïdes agissent le plus intensément dans les tissus qui sont les plus actifs dans le métabolisme général du corps humain.

D’ailleurs, dans les plantes où ils sont naturellement présents, ces alcaloïdes, y compris tous les hallucinogènes que l’on vient de citer, ne se comportent pas comme des produits « inertes », mais ils y jouent en permanence un rôle dynamique, fluctuant à la fois dans leur concentration et dans leur taux de décomposition métabolique. Ces alcaloïdes continuellement actifs dans la chimie du métabolisme, végétal ou fongique, sont essentiels à la vie et à la survie des plantes qui les produisent, mais ils y agissent d’une manière que nous ne comprenons pas encore.

Cependant, on peut peut-être la pressentir, car d’une certaine manière, ils continuent cette puissante activité symbiotique et métabolique dans le corps des humains qui les ingèrent.

Terence McKenna a émis l’hypothèse que certains de ces composés actifs se comportent comme des « exophéromones ». Ce néologisme définit des phéromones qui ne se limiteraient pas à transmettre des messages chimiques ou hormonaux entre individus d’une même espèce, mais qui pourraient franchir les frontières des espèces. Les exophéromones produits par les individus d’une espèce seraient ainsi capables d’affecter ou d’influencer les membres d’une autre espèce. Dans cette hypothèse, certains exophéromones agiraient d’une manière subtile, mais durable, et permettraient, à partir d’un petit groupe d’individus d’une espèce donnée, d’affecter plusieurs autres espèces différentes ou même un biome entier.

On pourrait généraliser cette idée d’une communication entre espèces, en considérant que la nature tout entière forme un ensemble organique, planétaire, qui régit et contrôle son propre développement par la diffusion de messages chimiques. La conception darwinienne de la nature implique un ordre impitoyable et aveugle qui favorise la « survie des plus forts », ceux qui sont capables d’assurer leur propre existence aux dépens de leurs concurrents, c’est-à-dire « le reste » de la nature. Pourtant, la plupart des biologistes évolutionnistes considèrent depuis longtemps que cette vision darwinienne classique de la nature est incomplète. Il est désormais généralement admis que la nature, loin d’être une guerre sans fin entre les espèces, encourage comme on l’a dit toutes sortes de symbioses, où toutes ont quelque chose à gagner dans des coopérations implicites, immanentes, ou explicites et délibérées.


D’une manière générale, la nature semble maximiser la coopération mutuelle, la complémentarité et la coordination des genres, des espèces et même des règnes (végétal, fongique, animal)… La meilleure stratégie qui puisse garantir, sur le très long terme, la reproduction et la survie d’une espèce particulière, c’est d’avoir su se rendre indispensable aux organismes des autres espèces avec lesquels elle partage le même environnement.

Si l’hypothèse que les alcaloïdes, et en particulier ceux qui ont des effets psychotropes, fonctionnent comme des messagers chimiques entre les espèces et même entre les règnes (végétal, fongique et animal), est bien avérée, alors on peut en déduire que la dynamique et la nature des relations entre espèces en seront essentiellement et durablement affectées.

En ingérant des plantes aux vertus psychotropes, d’abord involontairement ou instinctivement, et ensuite par accoutumance et plus ou moins consciemment, certaines espèces animales, qui y sont particulièrement sensibles, se trouvent d’emblée confrontées à des stimulations sensorielles, des perceptions radicales, induisant des réactions physiologiques puissantes.

On conçoit que ces sensations sans précédent et les comportements non programmés qu’elles induisent, de par leur surprenante différence, leur départ d’avec la norme, et de par leur force impactante, éclatante, peuvent alors propulser les espèces qui en font l’expérience, après de nombreuses générations, vers des états de « conscience » de plus en plus élevés.

On peut faire l’hypothèse que, dans le cas des primates, puis des hominidés et des homininés, les relations symbiotiques ainsi durablement établies avec des plantes psychotropes équivalent à un transfert continuel et significatif d’informations biochimiques, y compris au niveau génétique, et d’expériences en quelque sorte « acquises », d’une espèce à l’autre, et en l’occurrence, du règne (fongique ou végétal) au règne animal.

Dans le cas des « extases » chamaniques, ces relations inter-spécifiques peuvent projeter les chamans dans une conscience claire des sensations, des émotions et des « esprits » d’animaux (rennes, ours, baleines, renards, aigles…), mais aussi de plantes, de champignons (l’esprit de l’amanite tue-mouches par exemple…), ou encore d’entités pour nous inanimées…

Pour qui a consulté les nombreux rapports des anthropologues des chamanismes, il est avéré que les chamans les plus authentiques, font, à l’instar des mystiques ou visionnaires védiques, tibétains, bouddhistes, ou « occidentaux », des rencontres avec des formes ineffables de « transcendance », n’excluant pas la possibilité de rencontrer « l’Autre » absolu.


La conscience dans la transe chamanique, tout comme la conscience extatique, transportée par l’effet des alcaloïdes, portent en elles un certain savoir, celui que l’Autre transcendant fait partie du Tout, qu’il peut y être perçu en tant qu’être puissant, vivant et intelligent, tout comme la nature elle-même est aussi puissante, vivante et « intelligente » à sa façon. Cet Autre transcendant, cet Esprit suprême, ou ce Dieu créateur, se donnent à voir ou à pressentir dans la Nature, laquelle offre ses masques rassurants, l’espace, le temps et les relations de causalité ordinaires. Mais cet Autre, cet Être, ce Dieu, ne se limite certes pas à la Nature, ni à la Surnature, d’ailleurs.

D’un autre point de vue, c’est un fait d’expérience que l’extase chamanique ou alcaloïde porte en elle la conscience aiguë de l’union de tous les sens, et de leur fusion potentielle avec toute la mémoire du passé et même toute l’anticipation de l’avenir. Elle est le creuset du Mystère de l’Être, tel qu’il est donné à tout être humain de pouvoir le percevoir, en puissance.

Le principal effet synergique de la psilocybine et des autres psychotropes naturels semble finalement se situer essentiellement dans l’élévation de la conscience, et en conséquence, pour Homo sapiens, dans la nécessité du langage en tant qu’il est requis pour rendre compte de ce qui est théoriquement ineffable…

L’imagination est irrémédiablement excitée, la conscience réalise son besoin de nouvelles formes d’expression parce que ce qu’elle a vécu en son for intérieur échappe à tout schéma pré-établi. Elle se voit sommée de transformer l’usage du langage pour lui ouvrir bien d’autres perspectives, d’autres vues qui restent entièrement en dehors du visible, du sensible, du tangible.

Les psychotropes produisent soudainement des « pics » extrêmes de la conscience, désormais inoubliables, et dont l’ineffabilité même ne cesse de peser sur la manière dont le langage peut être, malgré tout, utilisé pour pallier le stress de l’indicible, et de l’incommunicable.

Cela est encore vrai à notre époque. Mais on conçoit que cela l’a été tout particulièrement chez les premiers humains, qui n’avaient pas encore la maîtrise du langage, et qui durent en concevoir les possibilités ab initio, certainement pour tenter de combler en eux le vide de leur nuit symbolique, que l’expérience de l’absolu mettait en pleine lumière.

Par l’impact de la transe et de l’extase, la conscience d’Homo sapiens, au moins chez quelques-uns de ses premiers explorateurs, est amenée à prendre conscience d’elle-même, puis à devenir pour elle-même, de façon permanente, irréductible, une « conscience de la conscience ». A partir de là, elle développe sa puissance rétroactive, sa capacité à réfléchir en elle-même, sur elle-même, par elle-même.

La conscience ayant subi une seule fois le choc de l’extase, est sommée de produire une réponse. Verbale, neuronale, comportementale, intellectuelle, spirituelle.

C’est une réponse en quelque sorte « immunitaire » qui est attendue. On sait que la clé du fonctionnement du système immunitaire est la capacité à reconnaître l’autre.

De façon étrangement analogue, le système immunitaire et la conscience « apprennent », « reconnaissent » et « se souviennent » de tout ce qui a priori est tout « autre » que ce qui leur semble être le « même », ce qui est représenté par la mémoire acquise.

Il n’y a sans doute pas de limite supérieure à la quantité et même à la qualité de « conscience » qu’une espèce comme Homo sapiens peut acquérir dans son appréhension propre de la réalité, puisque la découverte de quelque altérité que ce soit lui ouvre toujours à nouveau et toujours davantage des champs inouïs de recherche et d’apprentissage, des perspectives infiniment ouvertes…

La conscience de Homo sapiens est comme essentiellement ouverte a priori, elle incarne une attitude d’ouverture essentielle envers toute expérience nouvelle, immédiate, en s’en emparant et en la transformant, en la métamorphosant, a posteriori, par la réflexion, la mise à distance, l’évaluation, la critique, le dépassement et in fine la création de nouvelles voies encore, encore inouïes.

Plus les stimuli sensoriels ou psychiques sont puissants, plus l’obscurité sous-jacente, l’abîme environnant, alors révélés à la conscience lui paraissent profonds, larges, immenses, immarcescibles…

Aldous Huxley, en analysant ses propres expériences avec la mescaline, a écrit que nous devrions considérer la fonction du cerveau, du système nerveux et des organes des sens comme étant surtout à fonction « éliminatoire » plutôt que « productive ». La fonction du cerveau et du système nerveux est de nous protéger contre le risque d’être submergés et rendus confus par des masses de connaissances en grande partie inutiles et non pertinentes, en éliminant la plupart des perceptions et des souvenirs, inutiles à tel moment donné, et ne laissant émerger à la conscience que ce qui est susceptible d’être utile pratiquement, à court ou moyen terme.

Pourtant chacun d’entre nous est aussi en puissance un Esprit, non pas fait seulement pour « éliminer », mais pour s’élargir en théorie aux dimensions de l’Univers. Dans la mesure où nous sommes aussi des « vivants », notre affaire principale est aussi de vivre, et quoi qu’il arrive, de tenter de survivre à tout prix. Pour que la survie biologique soit possible, les possibilités intrinsèques de l’Esprit en puissance de s’« élargir » doivent être d’abord canalisées à travers les filtres réducteurs (des sens) et les fonctions d’interprétation et de synthèse du cerveau et du système nerveux. Ce qui sort de ce filtrage et de ces synthèses peut nous sembler n’être plus alors qu’un mince filet de conscience « réduite », mais au moins il nous aide à rester en vie dans notre environnement immédiat, sur cette planète.

Pour formuler et exprimer le contenu de cette conscience réduite, l’homme a inventé et élaboré sans fin des systèmes de symboles, parlé des langues, développé des philosophies et des visions du monde implicites ou explicites.

Chaque individu est, de ce fait, à la fois le bénéficiaire et la victime de la tradition linguistique, culturelle, dans laquelle il est né. Ce que, dans le langage de la religion, on appelle « ce monde ici-bas », n’est que l’univers de la conscience réduite, exprimée et, pour ainsi dire, pétrifiée par le langage. Les différents « autres mondes » avec lesquels l’être humain peut entrer en contact, par sérendipité, ou synchronicité, sont autant d’éléments de la conscience se voulant « totale », la conscience appartenant à l’Esprit qui se veut toujours plus « élargi » …

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iOn en relève cinq types généraux : le commensalisme, le mutualisme, la compétition, le parasitisme et la prédation.

iiTerence McKenna. The Food of the Gods. The Search for the Original Tree of Knowledge. A Radical History of Plants, Drugs and Human Evolution, Bantam New Age Books, 1992

iiiEn particulier les composés alcaloïde hallucinogènes tels que la psilocybine, la diméthyltryptamine (DMT) et l’harmaline,

ivLa caractéristique principale de ces hallucinogènes est structurelle : tous possèdent un groupe pyrrole à cinq côtés associé au cycle benzénique . Ces anneaux moléculaires rendent les indoles très réactifs chimiquement et sont donc des molécules idéales pour l’activité métabolique dans le monde de la vie organique.

La métaphysique du singe, 2. Hallucinations et expériences de mort imminente.


L’Aï est beaucoup moins « paresseux » qu’il n’en a l’air. Il semble dormir, mais son cerveau du moins travaille en permanence! Il passe son temps sous l’influence d’alcaloïdes qu’il consomme en quantité. Mais à quoi rêve-t-il, pendant ces heures sans fin? Des études systématiques s’appuyant sur l’imagerie par résonance magnétique nucléaire, ou sur des techniques bien plus sophistiquées qui apparaîtront sans nul doute un jour, permettront de trouver des pistes.

En attendant, qu’il me soit permis de faire des hypothèses, et de raisonner par analogie, ou par induction.

Niant sa peur ancestrale, l’Aï rêve-t-il de dévorer des jaguars, ou d’avaler quelque boa?

Se livre-t-il à l’émotion onirique et sans pareille d’un saut idéal, d’un bond magique, platonicien, allant bien au-delà de la cime des arbres, atteignant le ciel impavide?

Ou bien, imitant l’aigle qui toujours menace, aspire-t-il à planer sans fin au-dessus de la canopée ?

Songe-t-il à grimper jusqu’aux sources de la pluie, et jusqu’au soleil?

Ou bien fait-il des cauchemars inéluctables, se rappelant l’angoisse du bébé-aï en équilibre instable accroché au dos de sa mère ? Se revoit-il s’écraser au sol, saisie d’une peur primale, tombant de toute la hauteur des arbres les plus élevés de la forêt primaire, le cerveau soudain crépitant d’adrénaline et de DMT ?

Ou rêve-t-il des rêves jadis faits par d’innombrables générations d’Aï avant lui, et stockés quelque part dans quelques plasmides mémoriels, trans-générationnels ?

Pour le moment, ce que l’on peut dire, c’est que si l’Aï se drogue jour après jour et qu’il dort si intensément, c’est que ses rêves doivent être plus fascinants que sa vie éveillée. La vraie vie de l’Aï est à l’évidence dans ses rêves…

Il prend tous les risques (et surtout celui de se faire manger) pour se livrer à son délice vital: se droguer aux alcaloïdes et explorer jour après jour la puissance de leurs stimulations !

Appliquons les principes du grand Darwin.

Si l’Aï existe encore comme espèce c’est que cette manière très particulière de vivre en se droguant et en dormant a subi avec succès le grand test de l’adaptation.

C’est donc que tous les risques encourus non seulement n’empêchent pas l’Aï de survivre depuis des millions d’années, mais que la mémoire collective de l’espèce ne cesse de s’enrichir des rêves individuels, générations après générations, et permet sans doute de renforcer le patrimoine mémoriel (et immémorial) de l’Aï, par l’intense et permanente visitation et remémoration des mémoires de tous lors des rêves de chacun…

L’Aï n’est pas fondamentalement différend de l’Homo Sapiens à cet égard. En matière de rêve il lui est même supérieur, car il s’y livre à fond… Il rêve sa vie en permanence, parce qu’il trouve en ses rêves plus que ce qu’il trouve dans la vie dite « réelle », la vie de tous les jours.

Or, comme il ne vit que très peu de choses « réelles », c’est donc que ce qu’il rêve doit venir d’ailleurs. D’où ?

Nous savons que les visions et les hallucinations dues aux alcaloïdes ne peuvent pas venir directement de l’activité des molécules elles-mêmes. Albert Hofmann, le célèbre chimiste suisse qui a synthétisé le LSD et découvert par hasard ses propriétés hallucinogènes, l’a attesté formellement, après des années de recherches. Les molécules actives des drogues hallucinogènes sont rapidement métabolisées, en moins d’une heure, mais leurs effets peuvent se faire sentir bien longtemps après leur ingestion, jusqu’à douze heures ou plus encore.

C’est donc que ce ne sont pas les molécules des alcaloïdes qui « contiendraient » elles-mêmes la « source » des perceptions et des hallucinations qu’elles provoquent. Elles ne font que faciliter la disposition à les percevoir.

Ces molécules psychoactives ne font que débloquer certaines clés permettant d’ouvrir les « portes de la perception » pour reprendre l’expression popularisée par le livre d’Aldous Huxley.

Dans le cas de l’Aï, qui a une vie « réelle » réduite au minimum, les images hallucinatoires ne peuvent donc venir que de l’immense réservoir d’expériences collectives de l’espèce. Par exemple, des innombrables expériences de mort imminentes (EMI) subies dans la suite innombrable des générations ayant survécu à de non moins innombrables attaques par des prédateurs, ou d’innombrables accidents, telle la chute du bébé singe vers sa mort « imminente » et apparemment inéluctable (les bébés-singe qui meurent effectivement ne transmettent pas leur patrimoine génétique…).

Qu’on se représente la scène. Le bébé-aï tombe, il « sait » qu’il va mourir. Il a ce savoir dans sa mémoire profonde. Une décharge d’adrénaline met son système nerveux sympathique en action, il « sait » qu’il faut tenter de se raccrocher à quelque branche salvatrice. Son corps tout entier fourmille de molécules de DMT. Sauvé ! Il est arrivé à éviter la mort. Il a subi la nième EMI de l’espèce, et a surmonté l’épreuve. Il est « initié » désormais. Il va engrammer cette expérience fondamentale dans son propre ADN, renforçant ainsi la mémoire collective des Aï. Et il va aussi, comme consommateur quotidien et expert d’alcaloïdes, tenter de revivre ces instants primordiaux, et de chercher à les dépasser…

Nombreux sont les Homo Sapiens, depuis des dizaines et même des centaines de milliers d’années, qui ont vécu des expériences comparables : tant des expériences de mort imminente (la vie au Paléolithique n’était pas un long fleuve tranquille) que des expériences hallucinatoires après ingestion d’alcaloïdes puissants, sous forme de champignons hallucinogènes ou de végétaux tel le soma védique ou l’ayahuasca en Amérique latine.

D’après les nombreux témoignages, anthropologiques, ethnologiques, historiques, culturels et personnels (récemment médiatisés), les effets de drogues hallucinogènes peuvent aller dans les cas les plus remarquables jusqu’à des « visions » ineffables, transcendantes, allant bien au-delà de toute pré-conception, et semblant même atteindre la compréhension ultime de la structure de l’univers, et semblant permettre d’entrer dans la présence du « divin », c’est-à-dire de comprendre en soi-même (et non pas par des témoignages rapportés ou des textes sacrés) la nature profonde de ce que furent les expériences d’un Abraham, d’un Moïse ou d’un Ézéchiel, d’un Zarathoustra, d’un Bouddha, d’un Orphée ou d’un Platon…

Ces expériences uniques, et pourtant sans cesse vécues à nouveau de mille façons et cela depuis des milliers de générations, n’évoquent absolument rien de ce que l’on peut rencontrer dans la vie habituelle, dans les rêves les plus oniriques ou dans les imaginations les plus délirantes.

Le sceptique matérialiste dira : ces expériences « ne sont que » la transmutation subconsciente d’expériences déjà éprouvées, mais tellement modifiées, tellement métamorphosées par l’effet hallucinogène, qu’elles n’ont plus rien à voir avec l’expérience effectivement vécue, bien qu’elles ne soient au fond que sa « transposition ».

Pour quiconque a survolé la masse des témoignages anciens et récents dûment compilés, il est difficile d’accorder crédit aux positions du sceptique matérialiste, vu la puissance inimaginable, indicible, des visions vécues et rapportées.

Elles vont bien au-delà de l’imagination habituelle, du vécu antérieur.

Au-delà de l’au-delà même.

Ces visions ne peuvent donc pas venir de l’imagination personnelle du sujet. En aucune façon elles ne peuvent venir de ce qui a été acquis dans le cours de la vie normale.

Alors d’où viennent-elles ?

Deux hypothèses :

Soit elles viennent du plus profond de la mémoire interne de l’organisme, non pas la mémoire individuelle, mais la mémoire immanente de l’espèce humaine, la mémoire collective qui a été « engrammée » depuis des centaines de milliers d’années, ou même des millions d’années, si l’on tient compte de la mémoire profonde d’autres espèces précédentes, dont l’Homo Sapiens a hérité. Cette mémoire de l’espèce est sans doute celée dans l’ADN même ou bien elle s’exprime par épigenèse et à travers des processus neurochimiques de re-mémorisation, susceptibles d’être transmis de génération en génération.

-Soit ces visions viennent de « l’extérieur », le cerveau n’étant alors qu’une sorte d’« antenne » recevant son information d’ailleurs, lors de l’extase hallucinatoire. Cette dernière hypothèse a été formulée explicitement par William James dans un texte célèbre (Human Immortality: Two Supposed Objections to the Doctrinei), et reprise par Aldous Huxley (Les portes de la perception), puis tout récemment par le chercheur et professeur agrégé de psychiatrie clinique Rick Strassman (Le DMT, la molécule de l’esprit)…

Je développerai dans un prochain article les conséquences que l’on peut induire de ces deux hypothèses.

Je montrerai notamment qu’elles ne sont pas incompatibles…

i Publié en 1898 by Houghton, Mifflin and Company, The Riverside Press, Cambridge. Disponible en ligne.

La métaphysique du singe


 

On l’appelle Aï (parce que c’est là son cri), Paresseux, ou encore Bradypus. Il a trois doigts et dix-huit dents (toutes des molaires). Son cou est doté de neuf vertèbres, ce qui lui permet de tourner la tête sur un angle de 270°.

Il est couvert de poils verdâtres et d’algues vertes, grouillant de vermines symbiotiques et de cyanobactéries. Il fait ses besoins au pied des arbres une fois par semaine et se déleste alors en une seule fois d’un peu moins de la moitié de son poids. Il se déplace extrêmement lentement et ne s’accouple qu’une fois tous les deux ans. Mais la plupart du temps, il dort. Il rêve. A quoi ?

En fait, ce singe singulier est perpétuellement « drogué » aux alcaloïdes que la forêt environnante lui procure en abondance, et dont il fait une consommation sans mesure.

Il est loin d’être le seul animal, d’ailleurs, sous influence

En réalité, l’ n’a rien d’exceptionnel, en cette matière. De très nombreuses autres sortes d’animaux recherchent activement les substances chimiquement actives qui leur conviennent. Au Gabon, les éléphants, les gorilles, et de nombreuses variétés d’oiseaux mangent de l’iboga, qui est un hallucinogène. Au Canada, les rennes raffolent de champignons comme l’amanite tue-mouches (Amanita muscaria), également hallucinogènes.

En fait, toute l’Arche de Noé semble « accro » à telle ou telle substance spécifique...

Le papillon sphinx à tête de mort ne peut vivre sans Datura et sans Atropa belladona, le puma se shoote au Quinquina gris, les mouflons cherchent leurs doses quotidiennes de lichens psychotropes, les éléphants de l’Afrique sub-sahélienne exigent leurs noix de marula, les chimpanzés leur nicotine, et les chats cherchent l’extase dans leur herbe-à-chat (Nepeta cataria). Enfin, l’on a pu tester l’impact spectaculaire du LSD sur des escargots et des poissons rouges. On en induit que ces derniers ont aussi besoin de rêver, et disposent d’une certaine capacité à sortir de leur condition « naturelle »…

D’où tout cela vient-il ? De certains effets de la chimie des alcaloïdes (d’origine végétale) sur divers neurotransmetteurs (que l’on trouve universellement dans le règne animal)

Les alcaloïdes sont des molécules à base azotée, dérivées d’acides aminés, que l’on trouve dans de nombreux végétaux et champignons.

Ces molécules peuvent avoir divers effets, toniques, vomitifs, stimulants, dopants, calmants, dormitifs, sur toutes sortes d’animaux.

Et depuis des millénaires, les hommes ont pu observer sur eux-mêmes que certaines de ces molécules pouvaient avoir de puissantes propriétés psychotropes et psychoactives.

La morphine a été le premier alcaloïde à avoir été chimiquement isolé (en 1805) à partir du pavot à opium, mais la liste des alcaloïdes est longue et variée: curare, mescaline, caféine, nicotine, atropine, aconitine, strychnine, acide lysergique…

Vu l’apparente addiction du Paresseux aux alcaloïdes, une question vient à l’esprit: rêve-t-il ? Et si oui, à quoi ? Qu’est-ce que les alcaloïdes peuvent donc provoquer de si intéressant dans son cerveau, pour qu’il passe sa vie entière, perché dans les arbres, sans souci des jaguars, profondément endormi, et ressassant sans doute sans fin des songes de singes?

Cette question peut se généraliser. Pourquoi le monde animal semble-t-il si diversement et activement accroché aux alcaloïdes ?

Un début de réponse peut être suggéré à partir de l’expérience humaine elle-même. Depuis les temps les plus anciens, les hommes ont compris la puissance de certaines de ces substances psychotropes, et en ont exploré les effets, notamment lors de cérémonies d’initiation, ou de rites chamaniques.

LAyahuasca (« liane des esprits », ou « vin du mort », ou encore « vin de l’âme » selon différentes traductions du quechua), est utilisé traditionnellement par les chamans des tribus amérindiennes d’Amazonie comme breuvage hallucinogène, lors de rituels de guérison, de divination, de sorcellerie.

Son principe actif est le DMT (N,N-Dimethyltryptamine), dont on a pu dire qu’il permet d’émerger dans une « autre réalité », ce qui est une sorte d’euphémisme pour signifier que l’on se sépare radicalement de toute expérience connue habituellement, dans le monde des vivants, sur cette terre, pour accéder à un monde qui relève de l’indicible, du moins selon ceux qui peuvent en parler en connaissance de cause.

Dans les cas les plus extrêmes qui ont été recensés, cette « autre réalité » ne se découvre que par l’entremise des fameuses « expériences de mort imminente » (EMI, ou NDE selon l’acronyme anglais pour ‘Near Death Experiences’).

Dans un prochain article, j’évoquerai les résultats de plusieurs études récentes sur les liens entre le DMT et les EMI, faites au Centre de psychiatrie de l’Imperial College de Londres et au Groupe de science du coma de l’Université de Liège.

Je m’attarderai notamment sur le lien entre le DMT et la glande pinéale, que les anciens Égyptiens appelaient « œil d’Horus », et que Descartes désignait comme siège de l’âme…

Mais avant d’aborder ces questions, je voudrais revenir un instant sur l’expérience des aïs et des autres animaux, qui, par la magie des alcaloïdes, sont transportés depuis des millions d’années dans un monde dont ils n’ont absolument aucun moyen de comprendre l’étendue, la profondeur et la puissance, mais qu’ils continuent d’explorer jour après jour, avec leurs moyens propres.

Si l’homme est aujourd’hui capable d’explorer des visions chamaniques ou de subir des EMI, c’est peut-être parce que le règne animal tout entier a préparé le terrain, en accumulant, depuis des âges extrêmement reculés, un réservoir immense d’expériences, et qu’une partie de cet héritage animal, biologique, s’est transmise au long des mutations et des évolutions, à l’homme.

Et cette évolution est loin d’être terminée…

Mais il est déjà possible, me semble-t-il, d’en tirer dès aujourd’hui certaines leçons, qui ont valeur d’éternité.