Un très léger bruit d’aile


« La mémoire de la main » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Le piano que baise une main frêle

Luit dans le soir rose et gris vaguement,

Tandis qu’avec un très léger bruit d’aile

Un air bien vieux, bien faible et bien charmant

Rôde discret, épeuré quasiment,

Par le boudoir longtemps parfumé d’Elle.

(Paul Verlaine. Ariettes oubliées, V)

Les jeux des « Je »


« Yogin sous la pluie » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

A propos du Paramārthasāra d’Abhinavagupta

Le Śivaïsme du Kashmir est connu sous le nom de Trikai, ou encore comme la voie de la Pratyabhijñā (la « Reconnaissance », intuitive et directe du Dieu en nous)ii. Son plus célèbre représentant, Abhinavagupta (950-1020), désignait son école de pensée par le terme de svātantryavāda, c’est-à-dire « la doctrine (vāda) de la libre volonté, ou de la spontanéité (svātantrya) ». La spontanéité de quoi ? Celle de l’Énergie divine (śakti). Cette doctrine philosophique n’était pas seulement spéculative. Elle s’appuyait au premier chef sur une expérience personnelle de l’extase – laquelle avait été rendue possible par la « descente » de l’énergie divine. Abhinavagupta y avait trouvé la révélation de l’infinie liberté de sa conscience, qui est à l’image de la liberté du Soi. Dans cette liberté, la conscience se révèle par elle-même (svaprakāsa ) à elle-même. Elle y réalise immédiatement sa nature essentielle. Elle comprend qu’elle possède une existence propre, indépendante, et qu’elle est pour elle-même l’unique critère de la réalité. Elle s’éclaire elle-même en éclairant le monde qui l’entoure. Quand elle se dit ‘je suis’, ‘je vois’, ou ‘je sais’, elle se voit ‘être’ et elle se sait ‘vivante’, ‘active’, elle prend directement conscience de soi, de sa lumière, de sa raison et de son énergie. Cette prise de conscience est la racine de sa liberté, et définit sa nature, son essence.

D’un côté, on peut considérer que l’aboutissement le plus élevé d’une conscience menant une vie spirituelle est de s’identifier à la Divinité suprêmeiii. En en prenant conscience, elle peut alors jouir ici-bas d’une vie divinisée, et disposer d’une immense énergie, potentiellement infinie. Mais d’un autre côté, la conscience peut aussi se voiler et s’obscurcir au cours de ses multiples activités. Ses pensées et ses états internes la recouvrent d’une ombre, en quelque sorte, en la saturant d’objets divers, de constantes sensations et de pressantes différenciations. En démultipliant ses opérations, elle trouble sa vraie nature, qui se dissimule à elle-même. Le Soi s’oublie et devient pour ainsi dire étranger à lui-même. Mais, par des efforts d’intériorisation, une volonté affirmée de libération, et surtout par l’effet de la « grâce » divine (selon le témoignage direct d’Abhinavagupta), le Soi peut retrouver sa source, faire resurgir sa véritable essence et la déployer pleinement, chassant les illusions et les ténèbres. La « grâce », en effet, fait partie du système du Śivaïsme du Kashmir et y joue un rôle prééminentiv. Cette grâce peut fondre subitement sur l’âme et la révéler entièrement à elle-même, dans son essence la plus intime et dans toutes ses puissances. Elle réalise alors, effectivement, contre toute attente, contre toute idée préconçue, la divinisation de l’âme.

Le titre du Traité d’Abhinavagupta, le Paramārthasāra, révèle son intention d’exposer « l’essence profondément cachée », sāra-atigudha, de la doctrine la plus éminente (parama). Ce Traité, dont nous allons donner ici quelques brefs extraits, donne un rôle crucial à la bhāvanā, c’est-à-dire la puissance spirituelle et intellectuelle, l’imagination créatrice et libératrice de l’âme. C’est la bhāvanā qui l’illumine et la fait flamboyer dans le brasier du Soi. C’est par elle que l’âme peut réellement participer à la substance divine. D’ailleurs la bhāvanā est considérée par le Śivaïsme comme étant supérieure à l’extase elle-même (le samādhi), par nature fugace, éphémère. En revanche, la bhāvanā transforme l’âme en profondeur, et en métamorphose l’essence. Elle l’immergev dans la réalité ultime, et dès lors, la conscience de soi resplendit en toute liberté, et participe à la gloire divine. Elle atteint là le « Quatrième état » (turya) qui dépasse et parachève les trois états habituels de toute vie humaine : la veille, le rêve et le sommeil profond. Elle peut même, lorsqu’elle a pris conscience de son essentielle puissance et de son intrinsèque éternité, s’identifier alors au Seigneur Lui-même, et accéder à l’état turyātīta (litt. « ce qui est au-delà du quatrième état »vi).

Dans un monde ultra-matérialiste comme le nôtre, il est difficile d’entendre ce fait radical, massif, incontournable, à savoir que l’intuition mystique saisit réellement, profondément la nature même des choses, et qu’elle pénètre l’essence éternelle de la Conscience. Certes, cette saisie est improuvable, « scientifiquement ». Pourtant, ce phénomène (s’appuyant sur la réalité de la bhāvanā) repose sur une base absolument réelle, historiquement et culturellement irréfutable, au Kashmir et, de façon analogue, dans bien d’autres cultures et civilisations. L’intuition mystique vise et peut effectivement atteindre la réalité absolue, quittant le monde étroit et limité des phénomènes et des êtres particuliers. Il importe de souligner que cette suprême révélation ne peut survenir que de façon soudaine, imprévisible, instantanée. Elle surgit de la source de la Vérité même, de la fulguration de la Lumière qui baigne toutes choses.

Cette « révélation » porte le nom de pratyabhijñā, la « Reconnaissance » [de la Divinité en nous]. Elle consiste à reconnaître le Soi comme étant en réalité identique au Divin, avec tous ses pouvoirs de connaissance et d’action, avec son énergie et sa liberté. Il brille toujours en nous comme en notre Soi, et pourtant sa véritable nature, sa transcendance et sa puissance ne sont pas reconnues. Mais que l’on prenne seulement conscience de la liberté infinie du Soi et, dès cette vie, on peut atteindre effectivement cet état médiatisé par la bhāvanā. On peut accéder à la totalité universelle et à la félicité cosmique (jagadānanda). Surtout, l’âme atteint sa « déification », qui est appelée la bhairava. C’est cette aventure de l’esprit que décrit le Paramārthasāra, dont je donne ici quelques extraitsvii :

PARAMĀRTHASĀRA

1. Toi, le suprême, Toi qui transcendes l’abîmeviii, Toi l’unique, sans commencement, qui as pénétré de multiples manières le tréfonds, Toi qui reposes en toute chose, qui Te trouves en tout ce qui est mobile et immobile, en Toi, Śambhu [Béni], je prends refuge.

5. Là, en ton intérieur, réside cet univers, cette série de mondes. d’organes et de corps variés. C’est là où Śiva lui-mème s’incarne et revêt la condition d’âme individuelleix.

7. Comme le reflet de la lune se meut dans une eau mouvante et reste tranquille dans une eau tranquille, ainsi en est-il du Soi, ce grand Seigneur, à travers l’ensemble des mondes, des organes et des corps.

9. Tout comme un visage apparaît clairement dans un miroir sans tache, ainsi Lui (le Soi) resplendit de toute sa splendeur dans la pensée que purifie la chute de l’Énergie de Śivax.

10-11. Resplendissant, parfait, baigné d’une grande félicité puisqu’il repose en son propre Soi, abondamment pourvu de Conscience, de volonté, de moyens d’action, d’énergies illimitées, affranchi de toute division mentale, pur, paisible, exempt d’apparition et de disparition, c’est en Lui qu’apparaît ce monde diversxi.

33. En se concentrant sur la Révélation de la majesté propre à la Connaissance du Soi, Il dévoile le Soi inné. Ainsi le suprême Śiva déploie son jeu prodigieux de servitude et de délivrancexii.

34. C’est en Lui, le Quatrième état, qu’apparaissent création, conservation, destruction, veille, rêve, sommeil profond. Pourtant, Il ne se révèle plus lorsqu’Il est cachéxiii.

35. La veille c’est visva, le ‘tout’, illimité en raison de (sa) diversité. Le rêve, c’est tejas, la ‘splendeur’, due à la majesté de la lumière. Le sommeil profond est prājña, la ‘sapience’, parce qu’il est Connaissance massive. Et, les transcendant tous, il y a le Quatrièmexiv.

37. Quand l’espace que contient un vase est rempli de poussière, le contenu des autres vases n’en est pas souillè. Il en va de mème pour ces âmes individuelles soumises aux différenciations du plaisir et de la souffrance.

41. Cette trinité – terre, nature, illusion – qui accède à l’objectivité, se réduit, grâce à l’efficace de la réalisation mystique, à l’être purxv.

43. Cela [l’existant : sat] est le brahman, suprême, pur, paisible, indifférencié, éternellement identique à lui-mème, intégral, immortel, réel [satyam], qui se résorbe dans l’énergie dont l’essence est lumière.

45. Le Dieu des dieux, se servant de l’intelligence et de la réalité de l’Énergie, projette la totalité cosmique dans le Seigneur suprême appelé Śiva, qui est la Vérité absolue.

47. Et ainsi le Dieu qui par son jeu met en mouvement cette machine cosmique, cette roue de l’Énergie, est le Je, l’essence immaculée, celui qui conduit la grande roue de l’Énergie.

48. C’est en moi que l’univers se révèle, tout comme les vases et les autres objets dans un miroir sans tache. De moi le Tout émane comme du sommeil le rêve multiforme.

51. Quand les concepts de la dualité se sont évanouis et qu’on a surmonté l’illusion qui égare, on plonge dans le brahman comme le lait est plongé dans le lait et l’eau dans l’eau.

52. Grâce à la réalisation mystique on arrive à l’état d’identité avec Śiva, au sein du Tout. Quel malheur, quelle aberration peut-il y avoir pour celui qui perçoit tout comme le brahman.

58. Celui qui connaît le Soi ne craint plus rien de nulle part, car toute chose s’avère, en vérité, comme sa propre essence; et il ne désespère plus, puisque dans la Réalité ultime il n’y a pas de destruction.

60. Il n’y a pour la délivrance aucun lieu déterminé, et elle ne se meut pas non plus vers quelque ailleurs. La délivrance révèle au Soi ses énergies lorsque les noeuds de l’ignorance sont dénoués.

68. Ainsi réveillé par la stimulation de la réalité mystique, on sacrifie toutes les divisions mentales dans la flamme lumineuse du Soi et on devient identique à la lumière.

69. Se nourrissant de ce qu’il trouve, vêtu de n’importe quoi, paisible, demeurant n’importe où, il est délivré, lui, le Soi de tous les êtres.

71. Rejetant loin de lui infatuation, excitation, furie, passion, abattement, peur, cupidité et aberration, il circule sans louange ni exclamation rituelle, comme un insensé sans parole ni penséexvi.

73. Il n’existe plus rien qui soit distinct de lui et à qui il offrirait louange ou oblation. Se réjouira-t-il dans la louange, celui qui est délivré et se trouve au-delà de l’hommage et de l’exclamation rituellexvii ?

74. Son temple c’est son propre corps.

75. C’est là qu’il demeure, faisant l’offrande des biens immaculés de la pleine conscience de soi à la divinité bénéfique, le grand Bhairavaxviii, le Soi suprême qu’accompagnent ses propres énergies.

77. La méditation n’a pas de relâche, car le Seigneur crée des formes merveilleusement variées. La réalité fondamentale que dessine l’imagination, telle est précisément la méditationxix.

79-80. Son devoir religieux, qui est très malaisé mais aussi très facile, consiste à tout percevoir dans l’unité et à se représenter la Conscience comme reposant dans le cimetière de l’univers, portant l’emblème du squelette corporel. Il boit dans le crâne d’un mort, dans un fragment d’os qu’il tient à la main, et qui est plein de l’essence de l’univers.

83. Qu’il abandonne son corps (en mourant) dans un lieu saint ou impur, il a déjà été délivré au moment où il a acquis la Connaissance, même s’il a perdu la mémoire, et alors il accède à l’absolu, surmontant toute difficultéxx.

93. À l’instant de la Connaissance, son propre Soi se révèle à lui une fois pour toutes et tel il devient alors. À la mort du corps il ne changera plus.

94-95. Paralysie d’un groupe d’organes, perte de la mémoire, toux convulsive, halètement, rupture aux points vitaux, douleurs variées ; comment ces épreuves qui proviennent des dispositions corporelles ne se produiraient-elles pas tant que dure l’union au corps ? Mais bien qu’il demeure uni à lui, celui qui jouit de la Connaissance ne se départit pas au moment de la mort de la Réalité transcendante du Soixxi.

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iLe Śivaïsme Trika est un idéalisme moniste dont l’ontologie est « trinitaire » (trika). La réalité se présente sous trois aspects : l’unité (abheda), l’unité dans la différenciation (bhedābheda) et la différenciation (bheda).

iiSomānanda écrivit au 9e siècle le traité Śivadṛṣṭi sur la « Reconnaissance » intuitive et directe de Śiva en nous (Pratyabhijñā). La Réalité ultime est acte pur et liberté infinie. Elle peut être réalisée et « reconnue », même au cours de simples activités journalières. Un élève de Somānanda, Utpaladeva, qui vivait dans la première moitié du 10e siècle, fut l’auteur de l’ Īśvarapratyabhijñākārikā, un traité sur la « reconnaissance du Seigneur ».

iiiLe suprême Śiva, « Paramaśiva ».

ivL’équivalent de « grâce » en sanskrit est śaktipāta, littéralement la « chute de l’énergie divine », la grâce de Śiva. Śakti est la parèdre de Śiva.

vEn sanskrit, le mot samāveśa (pénétration, envahissement, coexistence) dénote la compénétration de l’âme et du Dieu.

viTuryātīta, तुर्यातीत , se réfère à l’état appelé « au-delà du quatrième », selon l’ Īśvarapratyabhijñākārikā III.2.12 : « Lorsque les couches du « moi » objectif, depuis le Vide jusqu’aux tissus profonds du corps, sont transmutées au moyen de l’’élixir alchimique’, c’est-à-dire par le « moi » [fondamental], qui est certainement associé aux qualités de puissance, d’éternité, de souveraineté, de cette nature, qui sont connues [comme des aspects de ce « moi »], alors dans cet état [appelé] ‘Au-delà du Quatrième’ (turyātīta-daśā), ils abandonnent (pour ainsi dire) leur objectivité ».

viiLe Paramārthasāra d’Abhinavagupta. Traduction de Lilian Silburn (légèrement modifiée et adaptée par moi). Édition du Collège de France. Institut de Civilisation Indienne, Paris, 1979

viiiGahana, la profondeur inaccessible, n’est autre que la mayà, l’universelle illusion. Ce mot signifie : « profond ; impénétrable ; inexplicable — n. cachette, endroit inaccessible ». La racine est GUH, couvrir | cacher, dissimuler. Cf. aussi guhā, « cachette, caverne ».

ixCommentaire de Lilian Silburn : « L’âme individuelle finie et limitée n’est autre que Śiva, libre et indifférencié en son essence, qui a voilé sa véritable nature, cette masse indivise de conscience et de béatitude. Comme un acteur, il entre spontanément en scène et assume les rôles de sujets conscients revêtus d’un corps afin d’éprouver les joies et les souffrances qu’il se crée pour objets. Ainsi, c’est Lui qui se révèle comme le sujet percevant dans le Soi de tous les êtres conscients. »

Commentaire du commentaire: Le fait que l’âme soit Śiva ou que Śiva assume le rôle du sujet, qu’il revête les corps et éprouve joies et souffrances n’est encore qu’un premier niveau d’interprétation. Il faut encore comprendre le pourquoi de cette « Roue des énergies », cette danse des « Je ». Il faut encore comprendre pourquoi le « je » des humains entre en synchronicité avec le « Je » divin, et à quelles fins. Il faut encore comprendre le pourquoi de la Création et la raison ultime de sa « fin » (qui est en fait sans fin, infinie). On trouvera dans ce Blog plusieurs pistes d’exploration possibles. Mais la recherche est en cours, inépuisable…

x« Ce n’est ni par le Veda, ni par l’ascèse (tapas), ni par le don, ni par le sacrifice » [qu’on obtient de voir le Dieu]. Bhagavad gita  XI. 53

xiCommentaire de Lilian Silburn : « Ceci est contraire à la doctrine des brahmavâdin qui sont partisans d’un absolu inactif, le brahman qui est dénué de toute énergie. Le principe ultime est pénétré d’énergies illimitées qui sont les noms et les formes des objets procédant des énergies du Verbe (vāk). Mais si la conscience de la parfaite intériorité qui appartient au suprême sujet conscient est le Verbe, elle demeure pourtant libre de toute bipartition ou polarisation conceptuelle (vikalpa), qui différencierait les objets les uns des autres. »

xiiCommentaire de Lilian Silburn : « La majesté ou souveraineté est la richesse de la liberté, l’extase de la plus haute ipséité dans la Conscience absolue. L’àme est illuminée et se dit ‘tout cet univers est ma propre gloire’. Ayant compris grâce à une pratique constante que l’univers repose en lui-même, le Soi se dénude des considérations erronées, comme le corps, le souffle, le corps subtil et le vide, auxquelles il s’identifiait illusoirement. Puis, lorsque fulgure l’intuition de sa nature authentique qui lui fait dire : ‘je suis pure conscience et liberté radicale’, le Seigneur le délivre des fausses considérations qui le rendaient esclave. Comment le Seigneur suprême se lie-t-il et se délivre-t-il? Śiva, masse indivise de félicité et de spiritualité absolues exerce son jeu, c’est-à-dire cache sa propre essence en se fragmentant en sujets conscients et en assignant à cette essence indivise l’asservissement du sujet percevant et de l’objet perçu. C’est Lui également qui se libère spontanément de cet asservissement corporel et autres lorsqu’il a recouvré la Connaissance de soi-même. Pourtant, bien qu’errant de conditions en conditions dans la transmigration, le Soi n’aliène pas, ce faisant, sa propre essence, parce qu’il se répand en tous lieux comme Sujet percevant. »

xiiiCommentaire de Lilian Silburn : « Les états variés de création et autres reposent dans le Seigneur, qui est pure félicité ou dans le Quatrième état, l’ipséité absolue, et ils y brillent. Le Quatrième se trouve tissé aux autres conditions de veille, de rêve et de sommeil profond. Selon les Śivasùtra III. 20 : ‘le Quatrième doit être versé comme de l’huile sur les (trois) autres.’ Mais ces états recouvrent le Soi, ils en cachent l’essence et l’empêchent de se manifester. Ils n’obnubilent pourtant pas sa nature absolue, qui partout se révèle comme transcendante (samuttīra) sous l’aspect du Sujet universel de perception. L’état de Śiva, le Quatrième, est éternellement parfait, quelles que soient les conditions recouvrantes. »

xivL’idée originale de ces quatre états se trouve dans la Māṇḍūkya Upaniad 9-12 :

« La Veille (l’universel, vaisvânara) est le son A . Il obtient tous les désirs, il devient le premier, celui qui sait ainsi.

Le rêve (le lumineux taijasa) est le son U [… ] Il est élévation et ambivalence (similarité de la veille et du rêve).

Le sommeil profond, le connaissant, prājña , est le son M.

Le Quatrième est sans mesure (amâtrâ). Il est ce en quoi le monde se résorbe. Il est bienveillant, non duel. Ce Soi est le son O. Il entre par le Soi dans le Soi (« il entre par son propre soi âtmanâ svena dans son propre Soi suprême svam pâramârthikam âtmânam » MaUB 12).

xvCommentaire de Lilian Silburn : « L’ètre pur est la seule chose qui demeure quand se sont évanouies toutes les formes définies de l’existence, celles qui sont à l’échelle des sens (terre), les formes subtiles (nature) et les formes supérieures (illusion). C’est par la réalisation de la non-dualité qu’on prend conscience que tous les êtres se réduisent à un seul être, l’universel Siva. […] L’univers est donc essentiellement connaissance. En Vérité aucun mode du devenir quel qu’il soit ne peut être appréhendé s’il ne fait l’objet d’une connaissance. C’est ainsi qu’est démontré que la connaissance forme l’essence (des choses). »

xviCommentaire de Lilian Silburn : « Ayant pénétré dans sa conscience, libre de polarisation (vikalpa), il erre à la manière d’un homme ivre ou d’un insensé parce qu’il baigne dans la plénitude et est libéré des doutes, soucis et controversces. Il se dit : « Je suis le brahman ». »

xviiJe suis personnellement (Ph.Q.) d’opinion qu’il peut continuer de se réjouir et de louer, par exemple, Yah (« Allélou Yah »). Celui qui sait vénère le Soi, et il peut aussi louer Yah – la divinité au libre jeu – dans son propre corps, le temple du divin Soi qui sert de fondement à la Conscience.

xviii« Bhairava s’analyse étymologiquement comme bharaa-ravaa : ‘celui qui protège, qui supporte (bh-) par sa réflexion (vimarśa), sa prise de conscience, rava, (concentration)’. Si on se concentre sur lui il vous protège et s’il vous protège on se concentre sur lui. C’est en ce sens qu’il y a écho. » Note de L. Silburn op.cit.

xixCommentaire de Lilian Silburn : « Le yogin contemple sans arrêt les formes variées de l’expérience que crée le Seigneur par son autonomie. Ces formes sont les concepts ou modalités du sens interne que le Seigneur dessine dans le miroir de l’intellect (du yogin); ou qu’il fait apparaître sur la paroi de sa conscience. Le yogin comprend alors que toute l’activité de sa pensée (manas) émane de l’Énergie suprême et que le monde entier qu’elle dessine sur la paroi de la conscience est réel (satya) et inséparable de la Lumière consciente qui le révèle (prakāsa), étant donné que la conscience est également répandue en quelque lieu où il se concentre. »

xxBhagavad Gita VIII. 5 « Si à l’heure dernière on pense à Moi quand on dépouille le corps et qu’on trépasse, on passe à mon être, cela n’est pas douteux » (dit le Seigneur). Cette délivrance, qui est au-delà du Quatrième état, est nommée turyatīta, masse indivise de conscience et de félicité, date précisément de l’instant où il a pris conscience de son identité au Soi universel.

xxiCommentaire de Lilian Silburn : « Quelles que soient les conditions physiologiques qui accompagnent la mort du jnānin elles ne touchent pas à l’intuition qu’il a du Soi. Sa Connaissance ne périt pas, bien qu’il souffre de stupeur, laquelle obscurcit momentanément à son heure dernière sa connaissance salvatrice. » Cf. aussi la Bhagavad Gita (XIV. 14) : « si le sattva est en pleine force quand le corporel vient à se dissoudre, alors il gagne les mondes immaculés du plus haut savoir. »

Métaphysique de l’Oie sauvage (Haṃsa हंस)


« Haṃsa » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

L’oie sauvage, en sanskrit haṃsa हंस, est une métaphore du Soi (ātman). En Inde, depuis des âges reculés, le Soi est figuré symboliquement par cet oiseau migrateur, cet éternel voyageur, qui habite à la fois la Lumière, le Vent, l’Air, mais demeure aussi dans le Feu et le Soma. Il vit au milieu des hommes, et parmi les Dieux. Il naît de l’Eau, de la Terre, des Montagnes et du Sacrifice, ainsi que l’atteste le ṚgVedai. Le mot haṃsa vient de la racine HAN- « allerii ». Mais, comme l’oie dans le ciel, comme le soleil dans l’espace, comme l’être humain qui vit sa vie, le haṃsa, dans son mouvement perpétuel, reste immuable. L’oie, le haṃsa, le soleil, l’homme, sont en effet autant d’aspects du Soi éternel et universel, l’ātman. Le haṃsa est défini dans le ṚgVedaiii à l’aide de quinze attributs. On retrouve ces mêmes attributs dans une strophe de la Kaha-Upaniadiv, mais additionnés d’un seizième qualificatif : Bhat, le « Grand »:

« Se mouvant [comme une Oie sauvage], il demeure dans la lumièrev.

Il pénètre toutvi,

Il vit dans l’espace intermédiairevii,

Comme le feu, il vit sur la terreviii.

Comme le Somaix, il demeure dans une jarrex,

Il vit parmi les hommesxi,

Il vit parmi les Dieuxxii,

Il vit dans la Véritéxiii.

Il demeure dans l’Espacexiv.

Il est né de l’eauxv,

Il naît de la terrexvi,

Il est né du Sacrificexvii,

Il vient des montagnesxviii,

Il est immuablexix,

Il est le Grandxx. »

Dans la littérature indienne, le mot Haṃsa हंस a une longue et complexe histoire, comme mantra, comme métaphore, et en tant que symbole ou allégorie de l’âme libérée. C’est un mot mystérieux, qui possède de nombreuses significations. Il est composé de la syllabe haṃ (« Je », aham) et de la syllabe sa (« lui » ou « cela »). Si on le lit ainsi, il peut donc signifier : « Je (suis) cela ». Le Haṃsa est aussi la manifestation de Prāṇa (« le souffle, l’esprit », terme étymologiquement lié à ātman) : l’expiration du souffle s’identifie à la syllabe haṃ et l’inspiration à la syllabe saḥ. Dans la tradition du Tantrisme shivaïte, les ascètes qui cherchent la libération sont classés en kuṭīcakas, bahūdakas, haṃsas et paramahaṃsas. Le vol du haṃsa symbolise également la sortie du cycle du samsara.

Le Haṃsa représente à la fois le son que produit le souffle lorsqu’on inspire et que l’on expire et la résonance vibratoire (nāda) de l’Absolu que le pratiquant entend intérieurement au cours des exercices spirituels qui mènent à l’extase (samādhi). Dans le corps subtil, le haṃsa est identifié au canal médian vide (śūnya) par lequel descendent l’énergie vitale, le souffle et la conscience quand l’Absolu s’individue en un être particulier. Dans toutes ces traditions, respirer revient à identifier l’âme individuelle à l’absolu : « haṃso ‘ham » est un palindrome qui peut être compris, soit comme le cri : « l’oie ! l’oie ! », soit comme l’affirmation : « Je suis Cela », c’est-à-dire « moi, ātman, je suis Cela, le brahman« . L’oie cosmique, criant dans le vide, devient une métaphore de la résorption du souffle, du son et de l’âme individuels dans l’Absolu. La répétition constante du mot « hamso » le transforme en « soaham« , ce qui signifie « Je suis ». C’est pourquoi le haṃsa est aussi identifié au principe universel, le brahman. Il est également Brahmā lorsque le Dieu emprunte le Haṃsa comme véhicule (Hamsa-vāhana). Dans son acception la plus élevée, le Haṃsa est enfin le symbole du brahman suprême (le Kālahamsa ou le Parabrahman).

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iṚgVeda II, 40.5

iiCe mot est apparenté au latin « (h)anser« , au grec « χήν », à l’allemand « Gans« , à l’anglais « goose » et au russe « гусь » (tous ces mots signifiant « oie »). Les traductions standard du terme à partir du sanskrit sont « oie » en premier lieu, et aussi « cygne ».

iiiṚgVeda II, 40.5

ivKaha-Upaniad 2.2.2. J’ai traduit ce passage de l’Upaniad, en m’appuyant sur les très précieux et très savants commentaires de Śaṅkara. Cf. Eight Upaniṣad. Vol I. Calcutta, 1977

vOu bien, dans le « lumineux », le « Ciel ».

viIl pénètre tout comme le Vasu – l’« air » ou le « vent » qui envahit tout (Vasuest dérivé de la forme causative de la racine vas, « abriter »).

viiAntarikasad – habitant l’espace intermédiaire.

viiiComme hotā il est le « Feu », à cause du texte védique : « Le Feu, en vérité, est hotā ». (Cityupaniṣad III.1 ; VII.1). Il est aussi vediat, mot dérivé de la racine sad, et réside sur le vedi, c’est-à-dire la terre, à cause du mantra qui commence ainsi : « Ce Vedi [l’autel du sacrifice|, est l’état le plus élevé de la terre » (Ṛ II, 3.20)

ixAtithi(san) est le jus du Soma. En tant que tel, le Soma demeure dans la « jarre », près de l’autel.

xAutre interprétation : Comme Brāhmaa, hôte invité, il est hébergé dans les maisons (duroa).

xiIl est nṛṣat, « demeurant parmi les hommes ».

xiiIl est varasat, celui qui demeure parmi les « adorables » (les Dieux).

xiiiIl est tasat, celui qui est établi dans le ta, c’est-à-dire dans la vérité (satya) ou dans le sacrifice (yajña).

xivIl est vyomasat, habitant l’ākāśa (l’espace).

xvIl est abjāḥ, dérivé de ap « eau » et de jā « naître », comme l’huître qui est mère de la perle.

xviIl est gojāḥ , « né de la terre » (comme le riz, le blé, le seigle..)

xviiIl est tajāḥ, « né dans le sacrifice ».

xviiiIl est adrijāḥ, « né des montagnes (adri) », comme les rivières.

xixBien qu’il soit le Soi en tous, il est vraiment (tam) immuable en essence.

xx« Le Grand, Bhat, c’est Mahat [le nom cosmique de l’Intelligence/ Buddhi], car il est la cause (kāraa) de tout… Le sens est que le monde n’a qu’un seul Soi et qu’il n’y a aucune division dans le Soi. » KaU 2.2.2

Tortures


« Torture » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Sites brutaux!

Oh! votre haleine,

Sueur humaine,

Cris des métaux!

(Paul Verlaine. Romances sans paroles.)

[Explication: On ne peut vraiment pas représenter ni l’horreur brute, ni le désespoir nu, ni la douleur incandescente, ni la descente déshumanisée du monde « dé-civilisé » dans l’infamie absolue. On ne peut que tenter de représenter, par des métaphores et par des métonymies, par évocation et par allusion, cette impossibilité même. Les guerres d’aujourd’hui sont irreprésentables, en essence, dans leur cruauté, leur stupidité, leurs mensonges, et leurs viols impunis de l’esprit. Ceux qui les ont sciemment provoquées, ceux qui les ont justifiées par leur veulerie, et ceux qui les ont encouragées par leur passivité active, seront – un jour – torturés dans les sous-sols de l’Enfer et les geôles de la Géhenne. Parole de ZIWI.]

[Nota Bene: ZIWI est le nom d’un Dieu dont on aurait décalé les lettres vers la droite extrême. Comprenne qui pourra.]

L’étincelle et la fumée


« L’étincelle et la fumée »  ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Le torrent rompait les digues de l’âme,

Noyait la pensée, et bouleversait

Tout sur son passage, et rebondissait

Souple et dévorant comme de la flamme,

Et puis se glaçait.

(Paul Verlaine. Poèmes saturniens. « Marco »)

Un soufi « zindiq »


« Passion soufie » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Ḥallâj, soufi, mystique et martyr, affirma publiquement des idées nouvelles, dans une époque cruelle, peu préparée à les entendre, et encore moins à les accepter. Accusé d’hérésie (zandaqai), il fut crucifié en 922 (l’an 309 de l’Hégire) à Bagdad. Louis Massignon qualifia sa vie de « Passionii », avec un P majuscule, choisissant avec ce mot d’évoquer, de façon plus ou moins subliminale, la « Passion » du Christ. Pour faire bonne mesure, il a aussi comparé le destin de Ḥallâj à celui de Socrate, condamné à la ciguë pour ses idéesiii. Mais quelles étaient-elles ? Pour caractériser la pensée de Hallâj, dix-huit « sentences » ont été choisies, quelques années après sa mort, par Sulamî (937-1021), un savant soufi. Elles forment un abrégé assez explicite, mais non dépourvu d’attrayantes obscurités. Je les donne ici, dans une version légèrement remaniée de la traduction de Massignoniv. On y cherchera utilement celles qui méritent une mort en croix, ou une renommée jamais démentie.

l. Il les a revêtus du voile de leur nom, et ils existent ; mais s’Il leur manifestait Sa puissance, ils s’évanouiraient ; et s’Il leur découvrait la réalité, ils mourraient.

2. Les noms de Dieu ? — Du point de vue de notre perception, ils sont synonymes (litt. : ils ne sont qu’un nom); du point de vue de Dieu, ils sont la réalité.

3. L’inspiration qui vient de Dieu est celle devant laquelle aucun doute ne s’élève.

4. Quand on atteint le stade de la sagesse, Dieu envoie une inspiration permanente, qui préserve désormais la conscience. Le signe de la sagesse est d’être vidé du souci de ce monde et de l’autre.

5. On lui demanda pourquoi Moïse voulait voir l’essence divine et en avait fait la demande à Dieu. Il dit : « Comme Moïse s’était mis à l’écart, Dieu se trouva tout seul en Moïse, et devint l’unique objet de toutes ses pensées. Il ne voyait que Dieu en tout, effaçant toute autre présence apparente par son dévoilement (kashf). Voilà pourquoi il demanda à le voir ».

6. Celui qui désire Dieu, doit tirer droit sur Lui dès sa première visée, et ne plus cesser qu’il ne L’ait atteint.

7. Celui qui désire Dieu se dégage hors des causes secondes et des deux mondes ; et c’est là ce qui lui donne maîtrise sur ceux qui y demeurent.

8. Les prophètes ont reçu pouvoir sur les grâces divines, ils les ont en leur possession ; ils en disposent sans que ces grâces disposent d’eux. Quant aux autres saints, les grâces ont reçu pouvoir sur eux ; ce sont les grâces qui disposent d’eux, non pas eux qui disposent d’elles.

9. Ô mon Dieu ! Tu me sais impuissant à T’offrir l’action de grâces qu’il Te faut. Viens donc en moi Te remercier Toi-même, voilà la véritable action de grâces ! II n’y en a pas d’autre.

10. Qui considère ses œuvres perd de vue Celui pour qui il les fait ; qui considère Celui pour qui il les fait perd de vue ses œuvres.

11. Dieu ! C’est sur Lui que s’orientent les gestes du culte, c’est sur Lui que se fondent les actes d’obéissance ; on n’atteste que devant Lui, on ne perçoit rien sans Lui. C’est grâce aux effluves de Ses conseils que les vertus prennent forme en nous, c’est en concentrant pour Lui ses efforts que se gravissent les degrés.

12. Il ne sied pas, à qui considère une créature, de déclarer : « En vérité, j’ai compris Qui est l’Un d’où ont surgi les monades ».

13. Nos langues servent à articuler des mots, et c’est ce langage articulé dont elles meurent ; nos « moi » servent à nous occuper d’actions, et c’est cette occupation même dont ils meurent.

14. Une réserve craintive en présence du Seigneur prive les cœurs qui l’aiment, de la joie de recevoir Ses bienfaits ; une réserve craintive pendant le culte prive les cœurs qui l’aiment, de la joie de Lui obéir.

15. Celui qu’ont enivré les coupes de l’union divine ne peut plus se plier à l’idée de l’inaccessibilité divine. Bien plus, celui qu’ont enivré les lueurs de l’inaccessibilité divine discourt déjà sur les réalités de l’union divine ; car l’homme ivre parle déjà de tous les secrets encore cachés.

16. Celui qui cherche Dieu à la lueur de la foi, est comme celui qui cherche le soleil à la clarté des étoiles.

17. De même que Dieu a créé les substances sans cause, — de même II a créé leurs attributs (= accidents) sans cause. De même que l’homme ne possède pas en propre la cause de ses actes, — de même, il ne possède pas en propre ses actes eux-mêmes.

18. Il ne S’est pas séparé de la nature charnelle, et ne S’y est pas associé.

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iVenant de zandaqa, le mot zindiq signifie « hérétique »

iiLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr allâj. Gallimard. 1975

iii« De même qu’en Grèce, le mouvement rationaliste aboutit, avec Socrate, à l’affirmation d’une philosophie religieuse, bonne pour tous, — de même, en Islam, le mouvement ascétique aboutit à l’attestation d’un mysticisme expérimental, à tous secourable. Loin d’avoir été un cas aberrant, pour la Communauté islamique de son temps, Ḥallâj présente le type achevé des vocations mystiques que la lecture méditée du Qor’ân et l’« intériorisation » d’une vie cultuelle fervente et humble n’ont cessé de faire germer en Islam pendant les premiers siècles. » Louis Massignon. Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane. Librairie orientaliste Paul Geuthner. Paris, 1922, p. 279

ivIbid. p. 280-283

Aïon et conscience


« Les antennes de la conscience » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Dans une époque comme la nôtre, marquée par des calamités mondiales et par des guerres cruelles, stupides, absurdes – que faire ? Pour ma part, j’y vois une incitation personnelle à la contemplation et à la méditation, non pour fuir le monde, mais pour continuer d’agir, même à un humble niveau, en esprit, contre la crise du sens, et contre « la confusion et le déracinement de notre société » qu’évoquait C.G. Jung dans son Aïoni. Je ne me sens pas séparé du monde, ni fatigué de la prison qu’est le corps, mais j’en mesure tous les jours l’épaisseur des barreaux et l’étroitesse des perspectives. Le monde, tout comme le corps et l’esprit, d’ailleurs, ne cède jamais qu’à la constance des efforts, la vigilance de l’attention et le travail du temps. Pour réussir dans cette lutte incessante, et même pour seulement la recommencer toujours à nouveau, il n’est pas besoin de beaucoup d’espérance. Mais il en faut un peu quand même.
Je le dis fortement à l’adresse de tous les « matérialistes », le monde « réel » ne nous présente en réalité que des apparences. On peut au moins convenir que nous n’en connaissons pas la nature ultime, mais que nous collectionnons à son sujet des opinions multiples et variées, se contredisant sur l’essentiel. Le monde dit « réel », ce monde de l’apparence, occupe toute l’attention des hommes pratiques, qui en font l’ordinaire de leur quotidien. Un jour, ces gens pratiques meurent, et que reste-t-il de leurs illusions ? Tout le monde meurt un jour, mais il y a une question qui ne meurt pas : y a-t-il une véritable « réalité » au-delà des apparences ? Les matérialistes le nient. Tout n’est jamais, « en dernière analyse », que bosons, leptons et quarks. Or, c’est un fait, même ces particules élémentaires n’ont qu’une réalité fort peu assurée. N’étant pas matérialiste, je ne m’étendrai pas davantage sur la question de la matière, qui mène à des réponses assez stéréotypées, très répétitives, et sans perspectives. M’intéresse, bien plutôt, l’idée qu’il y a des « idées », et me fascine la manière dont ces idées « vivent », et dont elles nous survivent. Comment l’esprit perçoit-il qu’une idée est « vraie » ? Comment devine-t-il sa puissance future, son potentiel de transformation ? Où apprend-il à en voir les infinis prolongements ? Les idées, d’ailleurs, d’où viennent-elles, où demeurent-elles, où vont-elles ? Naissent-elles de nos réseaux neuronaux et de nos synapses baignés de sérotonine ? Mais d’où me vient cette idée que les neurones ne sont sans doute que des voies de communication, et peut-être aussi des sortes d’antennes, plus ou moins sensitives, mais certes pas des organes de « création » ou de « conception » des idées ? Si les idées ne se trouvent pas dans les neurones et les synapses, sont-elles donc tapies ailleurs, disséminées au fond de la conscience, ou réparties entre notre cerveau, notre cœur, notre foie et notre biotope intestinal ? Ou bien les idées sont-elles toutes, en réalité, virtuelles, dématérialisées, à la fois nulle part et partout ? Demeurent-elles, toutes ou en partie, en dehors de nous ? La pensée qui pense et la raison qui réfléchit seraient-elles alors, par nature, occupées par des objets extérieurs à elles-mêmes – tout comme la sensation se consacre avec les cinq sens à des objets extérieurs au corps ? Ou bien la pensée et la raison seraient-elles, comme semble l’être la conscience, essentiellement tournées vers elles-mêmes, ressassant indéfiniment leurs intrinsèques obsessions ?

Quelle certitude aurions-nous alors que la raison et la pensée seraient effectivement « raisonnables » ? Quelle assurance aurions-nous qu’elles ne dérailleraient pas inévitablement, à un certain moment, sous l’effet de fluctuations incontrôlables ? Une idée conçue (ou perçue) par la raison aurait-elle possiblement une réalité autonome, différente de celle de l’esprit qui la conçoit ou qui la perçoit ? Aurions-nous alors deux réalités indépendantes, la réalité de l’idée et la réalité de la raison ? Généralisons. Si l’on imagine qu’existe une « Vérité », qui serait constituée (idéalement) de la somme de toutes les idées « vraies », et si l’on imagine qu’existe également un « Esprit », qui vivrait (idéalement) de la vie « raisonnable » de toutes les raisons vivantes, faudrait-il considérer ces deux entités idéales (respectivement, la « Vérité » et l’« Esprit ») comme étant par nature indépendantes, ou bien comme étant mutuellement interdépendantes ?

Il m’est, je l’avoue, difficile de croire un seul instant que l’esprit, notre esprit, serait par nature incapable de percevoir certaines vérités fondamentales, ou même incapable de percevoir intuitivement l’idée d’une Vérité idéale, métaphysique. Si, en effet, c’était le cas, cette impuissance radicale serait, me semble-t-il, quelque chose d’absolument absurde, de profondément aberrant. Nous n’avons pas de certitude ni de connaissance réelle quant à la nature ultime de l’intelligence, que les philosophes Grecs appelaient le noûs. Mais nous savons au moins qu’elle est notre seul guide, notre seule accompagnatrice, dans un voyage au très long cours. Nous savons aussi que la vérité, ou plutôt l’idée même de vérité, ne doit pas être considérée comme étant extérieure à l’intelligence. Elle ne peut pas être en dehors d’elle, cachée quelque part, dans un ailleurs impensable, à des années-lumière de notre esprit, où elle resterait, par nature, à jamais inaccessible. Il est nécessaire qu’elle réside déjà en notre intelligence, au moins en puissance. La seule idée de son existence, même partiellement présente en nous, en acte ou en puissance, est nécessaire et suffisante pour nous donner une certaine idée de sa vraie nature. Il y a là un premier résultat. Les idées que nous contemplons, les vérités (même partielles) que nous découvrons, ne sont pas d’une nature différente de celle de notre raison. Elles ne sont pas d’une essence étrangère à l’essence de notre esprit. Les idées, les vérités, la raison, l’esprit, relèvent de la même essence qui est aussi l’essence de la pensée. L’esprit ne peut d’ailleurs véritablement « connaître » que ce qui, d’une manière ou d’une autre, est de même essence que lui-même. En revanche, il ne peut assurément pas « connaître » ce dont l’essence diffère absolument de la sienne propre. Le monde des idées et l’univers de la vérité se trouvent donc déjà, au moins de façon immanente et inchoative, présents dans notre esprit, dans notre raison, dans notre intelligence. L’idée, la vérité, la raison, l’esprit et l’intelligence doivent nécessairement être de même nature, de même essence. C’est le partage de cette essence commune qui fonde la condition de leur existence même, et qui les rend congruents, compatibles, compossibles. Parce qu’ils participent de cette même essence, ils coexistent dans l’interaction de leurs natures spécifiques. Idée, vérité, intelligence : une même essence sous trois formes distinctes. Cette même essence est sans doute aussi en lien avec l’essence de la conscience. Car c’est bien en elle, dans la conscience, que se présentent les idées, les vérités, l’intelligence et tous les autres mouvements de l’esprit. La conscience forme la base, elle assure le fondement : elle soupèse le poids de l’intuition, elle juge de la vérité et elle témoigne de la vie de l’esprit. De même que la conscience témoigne elle-même d’elle-même, en dernier ressort, l’esprit qui vit en elle est, lui aussi, son propre témoin. La raison raisonne et imagine, le cœur se dilate et ressent, et l’esprit mène allègrement ces deux montures, rétives, passionnées, indomptables. Il connaît leurs forces et leurs faiblesses. Il les oriente par monts et par vaux. Il les conduit sur toutes sortes de chemins. Il voit aussi leur besoin de sources, pour les abreuver dans les déserts des mondes. Il sait que la route sera infiniment longue. Veillant sur la raison et le cœur, et les guidant, l’esprit les presse d’avancer, tout en les ménageant.
La connaissance en l’homme, tout comme le sentiment, possède de nombreux degrés. Il y a le sens commun, l’opinion particulière, la science discriminante, la sagesse reçue et même, parfois, des révélations partagées. Et il y a aussi, beaucoup plus rare, l’illumination. L’illumination est un grand et beau mot. Malheureusement, ce mot a été quelque peu terni, au cours des siècles, par des dérives, et il peut aujourd’hui susciter l’ironie. Les « illuminés », ou illuminati, ont pu contribuer, à certaines époques, à affaiblir son aura. Mais qu’importe ! Il reste ce constat incontournable : la lumière est naturellement liée à l’intelligence. Une belle idée porte, en elle, un peu de lumière. La vérité est lumière. L’esprit est, en soi, lumière. On peut connaître une illumination de deux manières distinctes, l’une interne, l’autre externe. Soit la lumière envahit l’esprit, soit c’est la conscience qui entre dans la lumière. Cette distinction est d’ailleurs secondaire, au fond. Dans les deux cas, il y a rencontre et fusion de la lumière et de la conscience. Et cette fusion est, par nature, totale, complète, unitive, intégrale. L’illumination est une connaissance qui se révèle au fond comme absolue : elle transforme absolument l’esprit qui la reçoit. L’illumination fusionne le sujet qui connaît et l’objet qui se donne à connaître. Dans une véritable illumination, tous les ordres de la connaissance s’unissent en un seul rayonnement, ineffable. Platon, dans le « Banquetii, dit que l’amour est l’enfant de la pauvreté et de l’abondance. De même, dans la recherche de l’illumination, qui est aussi une quête amoureuse de l’esprit à la recherche de sa propre essence, on reconnaît ce même mobile, éternel : le sentiment taraudant d’un manque irrémissible s’alliant à la perspective inouïe d’une jouissance inexhaustible.
La quête amoureuse de l’âme, se mettant à la recherche de ce qui la meut et de ce qui l’émeut, est en soi une vraie bénédiction, et la promesse d’un salut et d’une métanoïa. L’esprit de cette quête est un ange tutélaire. Il est présent dès que notre esprit se met en route, en lui-même ou hors de lui-même. Lekh lekhaiii. Sans cette quête initiatrice, sans cet exil fondateur, l’esprit resterait figé dans son identité, englué dans son égo, immuablement « le même ». Le penseur, quand il pense vraiment, profondément, reconnaît par avance l’idée que sa pensée lui suggère subliminalement ; il hume de loin le parfum subtil d’un bien dont il n’a pas encore idée. Il fait croître en lui cette idée d’une idée et son rare parfum. En se retirant plus avant dans le lieu le plus clos de son âme, il s’y tient tranquille et aux aguets (comme tout bon chasseur à l’affût). Son but est d’unifier son attente, d’aiguiser son ouïe, de porter son regard à la cime, pour enfin augmenter son être ; il laisse de côté l’infinie multiplicité des apparences, il abandonne les détails, il se concentre sur l’unique, sur l’essentielle unité de son être. Il monte pas à pas vers le haut, vers le massif sommet de l’Être même, dont les glaciers purs fondent en la chaleur de son cœur.
Mais les raisonneurs demanderont : comment des créatures finies peuvent-elles connaître l’Infini ?

Il est vrai que la raison qui raisonne s’efforce surtout de distinguer et de définir. Or définir l’Infini est, par nature, impossible. L’Infini échappe donc, par sa nature, à la raison qui raisonne. On ne peut appréhender l’Infini que par une faculté qui participe de son essence, une faculté infiniment supérieure à la raison. Cette faculté est la vision, ou l’illumination, dont on vient de parler, et qui est donnée, par exemple, pendant l’extase [ou lors d’une aperception de la conscience cosmique]. À cette vision, à cette illumination, correspond une véritable libération de l’esprit, un saut absolu, hors de la raison finie. L’illumination seule unit le fini avec l’Infini ; elle rend infini le moi fini. Cette union sublime, certes, est rare, réservée à peu d’« élus ». De plus, elle n’est jamais permanente. L’Infini n’est jamais un long fleuve tranquille. Il faut le considérer comme la base de toutes les métamorphoses, le fond de toutes les transformations, le terreau de toutes les morts à soi-même et de toutes les renaissances. Dans son temps propre, l’âme illuminée de l’extatique peut jouir de cette union, dans un ravissement qui l’élève bien au-dessus des limites du monde, et au-dessus de l’esprit même, qui en est pourtant le vecteur et le témoin attentif.

Dans toute cette affaire, il y a très peu de place pour les arrogances électives, les prétentions à l’exception, les exacerbées idiosyncrasies, les afféteries des ratiocinations. Le premier rang est réservé aux plus humbles. L’illumination est donc un pur don. Une pure grâce. Rien ne l’annonce. On peut et l’on doit s’y préparer, longtemps. Mais, c’est toujours un don soudain, colossal. Il est plus grand que tous les univers, et la moindre goutte de son suc est plus immense que mille milliards de soleils jeunes et vibrants. Il y a bien des voies, pourtant, par lesquelles on peut se mettre en état de recevoir cet unique et soudain don. Par exemple, le poète peut le recevoir, inopinément, en alignant deux mots qu’il unit dans le blanc lit des lignes ; ou il le croise, au détour de sa promenade, entre deux pas distraits. Le philosophe l’éprouve aussi, dans sa dévotion à l’Un et au Bien, quand luit en lui la forme d’une idée qui traversera les temps. Le bonze, le moine ou l’âme pieuse, peut l’obtenir aussi, parfois, dans la prière ou l’amour ardent. Il y a bien d’autres routes encore. Ceux qui les cherchent les trouvent, dit-on. Au loin, en haut, en bas, ici ou là, hier et demain, on trouve en effet le silence de sa présence, et l’immédiat Infini de son absence. L’abîme hanté du Haut. L’abysse éblouissant du Bas. C’est là une certitude absolue, on le trouve. Mais en attendant ce Godot-là, les âmes humaines souffrent. Elles sont descendues dans des corps pour des raisons qui nous échappent. Elles y trouvent en général les quelques délices des sens, et un certain sens de leurs prémisses. Tout ne fait alors que commencer. La route leur paraît toujours courte, alors qu’elle est en réalité extrêmement longue, elle est sans fin, même. Les détours, les chutes, les rebondissements, les sauts et les sursauts sont innombrables. Il n’est pas question pour moi de « spoiler » ici le narratif de cette série haletante. Ou, plutôt si ! Je peux révéler, sous le sceau du secret bien sûr, que le sens (de toute cette histoire) se construit au fur et à mesure que l’on prend davantage conscience du rôle de la conscience dans son élaboration. On prend conscience que ce sens se construit lentement, par épigenèse, dans le sein secret de chaque conscience, à chaque instant de son éternel et infini aïon.

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iAïôn, ou aiôn, est la translittération du terme grec Αἰών, aux acceptions multiples : « destinée », « âge », « génération », « ère » », « éternité ». Je prends ici ce terme dans ce dernier sens. Dans son ouvrage publié en 1950, Aiôn. Études sur la phénoménologie du soi, C.G. Jung l’a employé dans le sens d’«  ère » (chrétienne). Dans la Préface de ce livre, il évoque « la confusion et le déracinement de notre société » et « la perte de tout contact avec le sens de l’évolution de l’esprit […] qui constitue le fondement et la cause des psychoses de masse de notre époque ». Mon propos n’est pas ici sans lien avec la démarche du fondateur de la « psychologie analytique » qui s’intéressait à la représentation symbolique de la totalité psychique à travers le concept du Soi. Mais, dans ce court article, je désire défendre une position plus résolument métaphysique, quant à la nature essentielle de la conscience.

iiLe Banquet. 203b

iii« Va t’en pour toi ». Gn 12,1

Le rêve d’une ombre, voilà l’homme


« Rêve doux et dur » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

À traduire, Pindare est dur. Il peint son dire en vers nets, secs, drus, et, sans transition, le voilà qui délie soudain sa langue, lui donne des tons doux et melliflus, en y mêlant les mortels et les immortels, qu’il inonde d’une lumière crue, tamisée d’éternité. Force du grec ancien. Souple rhétorique, leçons antiques. Prenez ce vers célèbre de la 8e Pythique :

Ἐπάμεροι· τί δέ τις ; τί δ᾿ οὔ τις ; σκιᾶς ὄναρ / ἄνθρωπος […]

Epaméroï ! Ti dé tis ? Ti d’ou tis ? Skias onar / anthropos […]

(« Éphémères ! Qu’est-on ? Que n’est-on pas ? Un rêve d’ombre – l’homme […] » )

Difficile de faire plus ramassé. Les derniers vers de cette Pythique ajoutent en densité et en mystère. Je donne ici les vers 94-96 dans leur saveur authentique et originale :

« Ἐν δ’ ὀλίγῳ βροτῶν
Τὸ τερπνὸν αὔξεται· οὕτω δὲ καὶ πίτνει χαμαί,
Ἀποτρόπῳ γνώμᾳ σεσεισμένον.
Ἐπάμεροι· τί δέ τις ; τί δ’ οὔ τις ; σκιᾶς ὄναρ
Ἄνθρωπος. ἀλλ’ ὅταν αἴγλα διόσδοτος ἔλθῃ,
Λαμπρὸν φέγγος ἔπεστιν ἀνδρῶν καὶ μείλιχος αἰώνi. »

Nombre de savants lettrés ont exercé leurs talents à en rendre les nuances… Les traductions en français de ces vers, forgés il y a plus de vingt-cinq siècles, pullulent. Chacune a son charme discret, mais souvent datéii. J’ai donc pris un certain plaisir à ajouter une proposition de plus à la longue cohorte des essais anciens. J’ai eu grande joie à reprendre le Bailly de mes années de lycée, et j’ai tenté de donner un ton convenant mieux à mon attente…

Voici :

« En un instant, croît la joie des mortels. Ou alors, elle chute à terre, écrasée par des volontés contraires. Tous éphémères ! Que sommes-nous? Mais, que ne sommes-nous pas ? Le rêve d’une ombre, voilà l’homme. Quand survient l’éclat donné par Dieu (diosdotos), une lumière brillante et une tendre éternité enveloppent l’homme. »

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iPindare. Pythique VIII. 94-96.

iiPour donner quelque idée des variations possibles de traduction, voici deux des meilleures, parmi les plus classiques :

« En un moment s’élève le bonheur de l’homme. Il croule de même dans la poudre, ébranlé par une volonté ennemie. Nous vivons un jour. Que sommes-nous ? Que ne sommes-nous pas ? Le rêve d’une ombre, voilà l’homme. Mais quand survient la gloire, présent de Dieu, les hommes sont entourés d’une vive lumière et d’une douce existence. » (Traduction de Faustin Colin)

« La fortune des mortels grandit en un instant; un instant suffit pour qu’elle tombe à terre, renversée par le destin inflexible. Êtres éphémères ! Qu’est chacun de nous, que n’est-il pas ? L’homme est le rêve d’une ombre. Mais quand les dieux dirigent sur lui un rayon, un éclat brillant l’environne, et son existence est douce » (Traduction d’Aimé Puech)

Virgo


« Virgo » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

De la douceur, de la douceur, de la douceur. (Inconnu)

Ô que nous mêlions, âmes sœurs que nous sommes,

A nos vœux confus la douceur puérile

De cheminer loin des femmes et des hommes,

Dans le frais oubli de ce qui nous exile !

(Paul Verlaine, Ariettes oubliées IV)

Calcul de probabilités


« Calcul de probabilités » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Je peins des formes, je dessine des figures. Pas un instant où je n’imagine quelque idole. Je suscite cent faces graves, souples ou légères, et je les mêle à mes rêves. Ce ne sont jamais qu’évanescentes lueurs, face à ton feu. Je sens continuellement leur souffle bref et je hume leurs senteurs, dont la plus infime t’invoque peut-être, d’immensément loin.

La danse et Philippe


« Danse au Dieu » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Cela se passait pendant la huitième année du règne de l’empereur Trajan. Philippe parcourait les villes et les villages de Lydie et d’Asie mineure (la Turquie actuelle). Il venait d’arriver dans la ville d’Ophyoryméi, aussi appelée Hiérapolis. Le nom Ophyorymé signifie « la promenade des serpents ». Les habitants de cette ville entretenaient en effet des fosses pleines de serpents en hommage à Cybèle – « Mère des dieux », et déesse anatolienne de la fécondité. Les chrétiens surnommaient Cybèle « la Vipère »ii. Philippe avait l’intention de remplacer son culte par celui du « vrai Dieu ». Cela ne plut guère au tyran local, un certain Tyrannognophos. Pris de fureur en apprenant les progrès rapides des conversions réalisées par Philippe et ses compagnons, il se tourna vers la soldatesque qui l’accompagnait et dit : « Amenez-moi ces factieux ! ». Des corroyeurs armés de nerfs de bœuf arrivèrent. Ils percèrent les chevilles de Philippe à l’aide de crocs, firent passer des nerfs à travers ses talons et le pendirent la tête en bas à un arbre qui se trouvait devant la porte du sanctuaire. Une foule immense s’était rassemblée en ce lieu, s’étonnant surtout de la présence d’un léopard et d’un chevreau qui accompagnaient Philippe et sa petite troupe, et qui semblaient parler un langage humain. C’était là en effet un spectacle plus original qu’une énième mise à mort, événement assez banal en ces temps-là.

Philippe était maintenant en très mauvaise posture. Or il était aussi réputé pour être fort colérique. Il ne fit pas démentir sa réputation. Il s’écria : « Ils m’ont pendu la tête en bas, perçant mes chevilles et mes talons avec des fers. C’est pourquoi je vais les maudire et ils seront exterminés d’un coup. » Il hurla alors en hébreu : « Saballona, proumoumi, douthaèl, tharsaè, anachathaè, adonabab, barélo, éloéiii» Continuant de parler en langue hébraïque, il dit : « Ô mon père ’Ôt ha ’éliv, père de la grandeur dont tous les siècles craignent le nom ; toi qui es fort et la puissance de l’univers ; toi dont le nom est redouté en la domination d’Eloa ; tu es béni pour les siècles […], l’esprit suprême dans sa propre gloire, le modérateur universel de toutes choses ; toi de qui émanent les compassions innombrables. Que la terre ouvre sa gueule, que l’abîme engloutisse ces mécréants qui n’ont point voulu que tu règnes sur euxv. » A l’instant même, l’abîme ouvrit sa gueule… et avala Tyrannognophos, sa troupe et une bonne partie du peuple présent. Sans doute un tremblement de terre, fréquent en Turquie, avait-il ouvert une faille à point nommé.

Malgré ce rebondissement inattendu, et après d’autres péripéties sur lesquelles je n’insisterai pas ici, toute cette affaire finit cependant très mal pour Philippe, qui resta longtemps pendu la tête en bas et expira ensuite après d’atroces souffrances.

Quelque temps avant son martyre, Philippe avait prononcé dans cette même ville de nombreuses homélies, réalisé plusieurs exorcismes, effectué quelques miracles, dont une résurrection, et il avait aussi prononcé une action de grâce, que la tradition apocryphe a retenue, et que je trouve particulièrement fascinante :

« Philippe éleva la voix – non celle du corps, mais celle de l’âme – et dit dans sa propre langue, suivant la réflexion de son esprit : ‘Nous te glorifions, toi l’indicible, le véritable, l’offrande précieuse. Tu es le pain, la gloire du Père, la grâce de l’Esprit, le vêtement de la Parole […] le bien qui vivifie, le bien qu’un grand nombre célèbre sans le connaître […] Tu te laisses enchaîner en toutes choses, en attendant de délivrer celui qui est enchaîné. Tu ne manges pas et tu es mangé […] Tu danses au milieu de la Douzaine des vierges. Devant toi, l’on chante dans la Huitaine des plénitudes. Tu pares et tu es paré. Tu es le résident et le sans lieu […] Tu es le mystère qui demeure dans le silence, l’intelligence de celui qui danse en lui-même, le lit de ceux qui reposent. Tu es l’image de la vérité. Tu es l’ouïe qui entend par nos oreilles. Tu es la vue qui voit par nos yeux. Sur toi nos âmes ont pris appuivi’. »

Je note, dans cet hymne de Philippe, un certain goût du paradoxe provocateur. « Tu te laisses enchaîner en toutes choses, en attendant de délivrer celui qui est enchaîné. Tu ne manges pas et tu es mangé ». Ou encore « Tu es le résident et le sans lieu ». Mais ce qui attire le plus mon attention, et frappe mon imagination, est l’allusion faite à l’« intelligence » d’une personne « qui danse en elle-même ». Cette « intelligence » est aussi assimilée à la Divinité. Il y a là, me semble-t-il, une image de l’intrication entre celle-ci et le sujet humain, ce dernier « dansant » alors en son intelligence, ayant compris sa véritable essence.

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iAussi orthographiée Ophéorymos. Aujourd’hui Pamukkale, près de Denizli, en Turquie.

iiReprésentation polémique de la déesse anatolienne de la fécondité, Cybèle, « la Mère des dieux ».

iiiActes de Philippe, Martyre 25-26. Écrits apocryphes chrétiens. Bibliothèque de la Pléiade. Tome I, 1997, p.1308-1309. On reconnaît dans les trois derniers mots de cette « malédiction », adonabab, barélo, éloé, des expressions signifiant « Seigneur Père », « Fils de Dieu », « Mon Dieu ».

iv’Ôt ha ’él en hébreu : « Signe de Dieu ». Philippe invoque ainsi Jésus, en l’appelant « [s]on Père », et en le désignant lui-même comme étant le Messir, ou le « Signe de Dieu ».

vIbid. Martyre 26-27, p. 1309

viActes de Philippe, XI, 9 (Extraits). Écrits apocryphes chrétiens. Bibliothèque de la Pléiade. Tome I, 1997, p.1280-1281

L’énergie noire du cerveau


« Energie noire » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Le poids du cerveau humain représente environ 2 % de celui du corps. Cependant, sa consommation d’énergie représente 20 % de celle du corps. Son intense et permanente activité, traduite en termes de métabolisme cellulaire et de flux sanguins, peut être observée grâce aux techniques d’imagerie cérébrale, telles que l’IRMf et la tomographie par émission de positrons (TEP). Ces observations ont permis de découvrir un fait étonnant et contre-intuitif. Seulement 0,5 % à 1 % de l’énergie totale consommée par le cerveau est utilisée pour ses interactions avec le monde extérieur (les perceptions sensorielles et les réactions sensori-motrices). En revanche, selon Marcus Raichlei, entre 60 % et 80 % de son énergie est consacrée au fonctionnement « intrinsèque » du cerveau, notamment pour le maintien ou le renouvellement des connexions internes entre les neurones. Le reste de la consommation d’énergie est affectée en permanence aux efforts du cerveau pour anticiper l’avenir immédiat et pour se préparer à agir suivant différents scénarios. Plus étonnant encore, lorsque l’esprit est censé être « au repos » – par exemple lors de rêvasseries à l’état d’éveil, ou pendant le sommeil, ou encore pendant une anesthésie générale – alors, un ensemble de différentes zones cérébrales continuent de communiquer intensément entre elles. Cet ensemble de zones actives (lorsque l’esprit est « au repos ») est appelé le « réseau en mode par défautii » (RMD) du cerveau. Ce qui est vraiment étonnant, c’est que l’énergie consommée par le cerveau est alors environ 20 fois supérieure à celle utilisée par le cerveau lorsqu’il est en mode « actif », c’est-à-dire lorsqu’il réagit consciemment à un stimulus extérieur ou qu’il se mobilise pour opérer une action consciente. Bref, on pourrait dire que la « conscience » consomme 20 fois moins d’énergie que l’ensemble des processus « inconscients » du cerveau. De plus, la neuro-imagerie permet d’observer la répartition et le rôle des zones cérébrales qui sont activées en mode par défaut. Cela a permis d’élaborer l’hypothèse que le RMD pourrait être une sorte de chef d’orchestre, car il joue un rôle essentiel dans la coordination et la synchronisation de toutes les parties du cerveau, et il prépare effectivement (mais inconsciemment) le cerveau à ses activités conscientes. Les neuroscientifiques ont par ailleurs des raisons de penser que les perturbations du RMD pourraient être à l’origine de troubles cérébraux complexes, comme la dépression et la maladie d’Alzheimer.
L’idée que le cerveau puisse être constamment en activité n’est pas nouvelle. Hans Berger, inventeur de l’électroencéphalogramme (EEG), a été l’un des premiers à défendre cette idée, après avoir observé les incessants signaux électriques traversant le cerveau. Dans des articles publiés en 1929, Berger a affirmé que « nous devons supposer que le système nerveux central est toujours en un état d’activité ». Depuis, d’autres méthodes d’imagerie non invasives ont été mises au point. La tomographie par émission de positrons, apparue à la fin des années 1970, mesure le métabolisme du glucose, le flux sanguin et l’absorption d’oxygène, autant d’indicateurs de l’activité neuronale. L’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), mise au point en 1992, mesure l’oxygénation du cerveau. Ces technologies sont capables d’évaluer l’activité cérébrale dans toutes les aires du cerveau. En général, les neuroscientifiques qui mènent des expériences d’imagerie tentent d’identifier les régions du cerveau qui sont à l’origine d’une perception ou d’un comportement donné. Par exemple, s’ils veulent savoir quelles zones du cerveau sont importantes lors de la lecture de mots à haute voix, ils les compareront à celles impliquées lors de la visualisation silencieuse des mêmes mots. Ils rechercheront les différences dans les images correspondant à ces deux tests. Mais, ce faisant, l’activité générale, constante, du cerveau ne sera pas prise en compte et sera laissée de côté. En représentant les données de cette manière, il est facile d’imaginer que des zones du cerveau sont « actives » pendant un comportement donné, comme si elles étaient inactives le reste du temps. Pour éviter ce biais, le groupe de recherche de Marcus Raichle fut l’un des premiers à s’intéresser à ce qui se passait lorsque l’esprit était « au repos », c’est-à-dire lorsque le sujet observé laissait son esprit « vagabonder » librement. Des images montrent que de nombreuses régions du cerveau restent alors très actives. Une grande partie de cette activité continuelle se produit dans des zones qui ne sont liées à aucune perception ou action extérieures. Employant une métaphore utilisée en astronomie, cette activité, subliminale et quelque peu mystérieuse, a été surnommée « l’énergie noire » du cerveau, en référence à l’énergie invisible qui représente en cosmologie la masse de la plus grande partie de l’univers. L’hypothèse de l’existence d’une énergie noire neuronale s’est également posée lorsqu’on a observé la très faible quantité d’informations provenant des sens qui parviennent réellement aux zones de traitement interne du cerveau. Les informations visuelles, par exemple, se réduisent considérablement lorsqu’elles passent de l’œil au cortex visuel. L’équivalent de dix milliards de bits par seconde arrivent sur la rétine de l’œil. Mais seuls six millions de bits par seconde quittent la rétine au niveau du nerf optique, et seuls dix mille bits par seconde parviennent enfin au cortex visuel. Étonnamment, après le traitement par le cortex visuel, les informations visuelles qui sont transmises aux régions du cerveau responsables de la formation de notre perception consciente, n’ont plus qu’un débit inférieur à 100 bits par seconde… Un flux de données aussi réduit ne pourrait probablement pas produire une perception consciente à lui seul. Il faut donc que l’activité intrinsèque du cerveau joue son propre rôle.

Au milieu des années 1990, il a été remarqué, tout à fait par hasard, que, lorsque des sujets effectuaient une tâche précise, certaines régions du cerveau présentaient un niveau d’activité inférieur à l’état de repos. Ces régions – en particulier une section du cortex pariétal médian (une région proche du centre du cerveau impliquée, entre autres, dans le souvenir des événements personnels de la vie) – montraient une baisse d’activité lorsque d’autres régions étaient occupées à effectuer une tâche définie, telle que la lecture à haute voix. Une série d’expériences a ensuite confirmé que le cerveau est loin d’être inactif lorsqu’il n’est pas engagé dans une activité consciente. Ces zones restant actives sont notamment le cortex pariétal médian et le cortex préfrontal médian. Elles sont aujourd’hui considérées comme les principaux centres du RMD. Cette découverte a induit une nouvelle façon de considérer l’activité intrinsèque du cerveau. Jusqu’alors, les neurophysiologistes n’avaient jamais considéré ces régions comme constituant un « système », à l’instar du système visuel ou moteur, c’est-à-dire comme un ensemble de zones distinctes qui communiquent entre elles pour accomplir une tâche. L’idée que le cerveau puisse présenter une telle activité interne dans plusieurs régions apparemment au repos avait échappé aux spécialistes de la neuro-imagerie. D’autres questions se posaient encore. Le RMD était-il le seul à présenter cette propriété, ou existait-il d’autres tels réseaux dans tout le cerveau ?
Le signal observé en IRMf est appelé en anglais signal BOLD (Blood Oxygen Level-Dependent), car cette méthode d’imagerie repose sur les changements du niveau d’oxygène dans le cerveau humain induits par les modifications du flux sanguin. Le signal BOLD de n’importe quelle zone du cerveau, lorsqu’il est observé dans un état de repos, fluctue lentement avec des cycles d’environ 10 secondes. Cette activité remarquable apparaît même sous anesthésie générale et pendant le sommeil léger, ce qui suggère qu’il s’agit d’une facette fondamentale du fonctionnement du cerveau. On en a déduit que la notion de mode de fonctionnement par défaut du cerveau s’étend à tous les systèmes cérébraux. La découverte du mode par défaut généralisé est venue d’un examen de l’activité électrique cérébrale connue sous le nom de « potentiels corticaux lents », qui se déclenchent toutes les 10 secondes environ. Quelle est la raison d’être de ces signaux lents, par rapport à d’autres signaux électriques neuronaux ? Les signaux cérébraux possèdent un large spectre de fréquences, allant des basses fréquences jusqu’à des fréquences dépassant 100 cycles par seconde. L’un des grands défis des neurosciences est de comprendre comment les signaux de différente fréquence interagissent. Il s’avère que les signaux de basse fréquence jouent un rôle influent. Il a été démontré que l’activité électrique à des fréquences supérieures à celles des signaux lents se synchronise sur ces cerniers. Si le cerveau pouvait se comparer à un orchestre symphonique, les signaux lents seraient l’équivalent de la baguette de son chef. Ces signaux coordonnent l’accès de chaque système cérébral à la vaste réserve de souvenirs, de réflexes et d’autres informations nécessaires à la survie dans un monde complexe et en constante évolution. Mais le cerveau est bien plus complexe qu’un orchestre symphonique. Chaque système cérébral spécialisé présente son propre ensemble de signaux lents. Le chaos est évité parce que les signaux électriques provenant de certaines zones du cerveau ont la priorité sur d’autres. Au sommet de cette hiérarchie se trouve le RMD, qui veille à ce que la prolifération des signaux d’un système n’interfère pas avec ceux d’un autre. Cette structure organisationnelle se compare à celle d’une fédération de systèmes interdépendants. De plus, cette activité interne complexe doit parfois céder le pas aux exigences du monde extérieur. Les potentiels corticaux lents du RMD diminuent lorsque la vigilance est requise en raison d’intrants sensoriels nouveaux ou inattendus. Le cerveau est donc continuellement aux prises avec la nécessité d’équilibrer les réponses planifiées et les besoins immédiats du moment.

Les variations d’activité du RMD pourraient éclairer certains des mystères les plus profonds du cerveau, et notamment la nature de l’attention, qui est une composante fondamentale de l’activité consciente. En 2008, une équipe multinationale de chercheurs a rapporté qu’en observant le RMD, ils pouvaient prédire, jusqu’avec 30 secondes d’avance, qu’un sujet placé dans un scanner était sur le point de commettre une erreur lors d’un test. En effet, une erreur se produit si, à ce moment-là, le réseau par défaut prend le dessus et si l’activité des zones impliquées dans le test diminue.

Dans les années à venir, l’énergie noire du cerveau pourrait fournir des indices sur la nature de la conscience. Il est déjà reconnu que les interactions conscientes avec le monde ne représentent qu’une petite partie de l’activité du cerveau. Ce qui se passe au-dessous du niveau de la conscience – surnommé « l’énergie noire » du cerveau – est essentiel pour comprendre le contexte dans lequel s’ouvre la petite fenêtre de la conscience. L’étude de l’énergie noire du cerveau pourrait aussi fournir de nouvelles pistes pour comprendre les principales maladies neurologiques. Des études d’imagerie cérébrale ont révélé une altération des connexions entre les cellules du cerveau dans les régions du « mode par défaut » chez des patients atteints de dépression, d’autisme, de la maladie d’Alzheimer, ou même de schizophrénie. En fait, la maladie d’Alzheimer pourrait un jour être caractérisée comme une maladie du RMD.

Pour l’avenir, il s’agit de comprendre comment le RMD provoque la transmission de signaux chimiques et électriques à travers les circuits cérébraux, et comment les activités coordonnées entre les différents systèmes cérébraux et à l’intérieur de ceux-ci sont liées à l’activité des cellules neuronales individuelles. De nouvelles théories seront nécessaires pour intégrer les données sur les cellules, les circuits et les systèmes neuronaux entiers afin d’obtenir une vision plus large de la manière dont les modes de fonctionnement par défaut du cerveau gouvernent son « énergie noire ».

J’aimerais conclure en observant que la métaphore de l’« énergie noire », empruntée par les neuroscientifiques à la cosmologie, ouvre une autre piste encore. Pourquoi ne pas imager l’existence de signaux encore plus lents que ceux des « potentiels corticaux lents », et encore plus réduits en bande passante que les faibles flux de données extérieures qui servent de base à la formation de la conscience ? Pourquoi ne pas imaginer que des signaux ultra-lents, peu abondants, mais omniprésents, baignent en permanence le cerveau, de même que l’énergie noire baigne tout l’univers ? Pourquoi ne pas imaginer alors que l’énergie noire du cerveau est aussi, d’une manière ou d’une autre, en interaction constante avec l’énergie noire de l’univers ? Si le cerveau consacre, comme il a été dit, entre 98 % et 99 % de son énergie à des opérations n’impliquant pas directement la « conscience », peut-être faut-il prendre au sérieux une nouvelle hypothèse métaphysico-cosmologique : le cerveau n’est-il pas à la fois branché sur l’énergie totale (et « noire ») de l’univers et sur l’entièreté des « ondes » et des « champs » qu’il engendre, en toute inconscience ? Ou même, selon certaines formes, aujourd’hui inimaginables, de « conscience » ?

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iMarcus E. Raichle a été longtemps chercheur à l’Université Washington (Missouri, États-Unis). Il est connu pour avoir identifié le réseau en « monde par défaut » du cerveau. Je m’appuie ici sur les informations contenues dans l’article qu’il a publié en mars 2010, The Brain’s Dark Energy, dans le « Scientific American ».

iiEn anglais « Default Mode Network » (DMN).

La guerre pour sauver sa peau


« Guerre de conscience » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Un éditorial du Guardian daté de ce jour (14 avril 2024) me paraît bien refléter quelques-uns des enjeux de la situation actuelle au Proche-Orient – situation qui pourrait rapidement dégénérer. En voici un extrait significatif :

« On peut supposer que si les drones et les missiles iraniens atteignent des cibles sur le territoire israélien ou frappent des villes israéliennes, le gouvernement de Benjamin Netanyahu répondra, comme il a menacé de le faire. La semaine dernière, Joe Biden a indiqué que les États-Unis soutiendraient et se joindraient éventuellement à toute action militaire israélienne de représailles. Israël, a-t-il dit, bénéficie du soutien « indéfectible » des États-Unis. Dans une telle situation, la pression exercée sur les alliés de l’Amérique et d’Israël pour qu’ils apportent leur aide en cas d’affrontements ultérieurs sera considérable. […]
Ce qu’il faut avant tout, c’est garder son sang-froid. Netanyahou et ses alliés extrémistes ne sont pas réputés pour cette qualité. Il est donc d’autant plus important que les Américains et les Britanniques utilisent tous leurs pouvoirs de persuasion et tous les moyens diplomatiques disponibles pour tenter de modérer la réaction d’Israël et d’empêcher de nouvelles attaques de l’Iran. Le premier réflexe de Netanyahou, si Israël est durement touché, pourrait être d’attaquer les installations nucléaires iraniennes, ce qu’il a déjà menacé de faire par le passé, et peut-être aussi des cibles de la direction du régime à Téhéran. Agir de la sorte reviendrait à risquer un nouveau rebondissement dans la spirale de l’escalade, qui conduirait inexorablement à une guerre totale.
Il est essentiel que cette conflagration soit éteinte le plus rapidement possible, faute de quoi elle pourrait rapidement se propager dans la région, enflammant la Cisjordanie occupée, qui couve déjà, et au-delà. Une telle calamité prolongerait la misère de Gaza, ferait échouer les négociations sur les otages et étendrait l’instabilité au Liban et peut-être à l’Irak.

Une confrontation ouverte entre les États-Unis et l’Iran diviserait les démocraties occidentales, freinerait l’économie mondiale, déstabiliserait les États arabes pro-occidentaux, stimulerait les ambitions géopolitiques de la Chine et mettrait en veilleuse la lutte contre l’agression russe en Ukraine, qui s’intensifie. Plus encore, ce serait un cadeau pour Netanyahu et ses alliés d’extrême droite, dont la seule politique est la guerre perpétuelle.

Dans le tumulte actuel, il ne faut pas oublier que cette attaque iranienne a été provoquée, du moins selon les dirigeants iraniens, par le bombardement non reconnu par Israël, le 1er avril, d’une annexe de l’ambassade iranienne à Damas, qui a tué plusieurs commandants de haut rang. Téhéran estime, non sans raison, que cette attaque a franchi une ligne rouge en visant des locaux diplomatiques. Pour le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, il s’agissait d’une attaque contre le territoire iranien souverain. Elle ne pouvait rester sans réponse.
Une toile d’araignée complexe de calculs, d’ambiguïtés et de motifs cachés se cache derrière la confrontation de la nuit dernière. L’Iran a cherché à tirer parti de la guerre de Gaza en étendant son influence régionale par l’intermédiaire de forces supplétives en Syrie, en Irak, au Yémen et au Liban – l' »axe de la résistance ». Tout en niant avoir eu connaissance à l’avance des attaques du 7 octobre, il a maintenu son soutien au Hamas et applaudi les bombardements du Hezbollah sur le nord d’Israël qui ont suivi. Mais elle a évité, jusqu’à présent, toute confrontation directe avec Israël.
Sa décision d’attaquer, ignorant finalement les supplications des ministres des affaires étrangères européens et arabes et une intervention directe de David Cameron, le ministre des affaires étrangères, reflète la domination à Téhéran des partisans de la ligne dure qui détiennent les leviers du pouvoir. Leur haine idéologique d’Israël et des États-Unis est viscérale.
Pour eux, la confrontation avec l’Occident est la justification ultime, voire unique, des terribles sacrifices et des politiques désastreuses que la théocratie islamique, fondée après la révolution de 1979, a imposés au peuple iranien.
Une dynamique similaire est évidente en Israël, où la coalition d’extrême droite de M. Netanyahou est au pied du mur. Sa conduite honteuse de la guerre de Gaza a jeté l’opprobre international sur le gouvernement d’Israël tout en ne parvenant pas à vaincre le Hamas. Les opposants affirment que M. Netanyahou prolonge – et étend – la guerre pour sauver sa peau. Selon cette lecture, l’attaque de l’ambassade de Damas était une escalade délibérée destinée à renforcer sa position politique, à débusquer l’Iran et à ramener les Américains, aveuglés, dans son camp. »

L’origine de l’oubli


« Les Neuf Muses »

La mère des Muses s’appelle Mémoire. Le Dieu Créateur, Zeus « père des dieux et des hommesi », est le Dieu suprême dont l’Intelligence est le premier des attributs. Il s’est uni à Mémoire pendant neuf nuits pour procréer leurs neuf filles – les neuf Musesii. Celles-ci vivent ensemble sur l’un des sommets de l’Olympe, non loin de la demeure des Dieu ; elles en sont proches, mais en restent séparées, vivant en l’absence de tout souci, ce qui favorise leur art et leurs chants. Les Muses, « à qui la musique plaisait, et qui, dans leur sein, avaient un cœur tranquille », « réjouissent la grande âme » du Père Zeus par leurs chants, et elles lui « rappellent les choses passées, présentes et futuresiii. » Mais leur rôle ne s’arrête pas là. Par la musique et le chant, ces Déesses, filles de Zeus et de Mémoire (en grec : Μνημοσύνη, Mnémosyne) apportent aussi l’oubli (λησμοσύνη, lêsmosunê), aux hommes qu’elles aiment, quand ils ont l’âme emplie de douleur. «  Et il est heureux celui que les Muses aiment ! Une douce voix coule de sa bouche. Si quelqu’un, l’âme blessée d’une récente douleur, s’attriste, gémissant dans son cœur, ou un Aoidếiv, nourri par les Muses, célèbre la gloire des anciens hommes et loue les Dieux heureux qui habitent l’Olympe, aussitôt il oublie ses maux, et de ses douleurs il ne se souvient plus, car les dons des Déesses l’ont guériv. » Par l’entremise des Muses, les hommes se laissent entraîner dans un ailleurs, un lieu (divin ?) où la musique a le pouvoir de faire oublier le malheur qui les accable. Pour sa part, l’Aède Hésiode n’hésite pas à leur demander la grâce de l’inspiration: « Salut, filles de Zeus ! Donnez-moi votre chant qui ravit ! Célébrez la race sacrée des Immortels qui vivent toujours, et qui sont nés de Gaïa et d’Ouranos étoilé, et de la ténébreuse Nyx et de l’amer Pontosvi. »

Les filles de Mémoire donnent l’inspiration aux poètes et l’oubli aux malheureux. Hésiode associe de façon très remarquable mémoire et oubli dans le même passage de la Théogonie. Mémoire donne la vie aux Muses, et ces Déesses donnent l’oubli… aux hommes. Le mythe enseigne que la mémoire engendre l’oubli, et que l’oubli reste, en puissance, tapi dans la mémoire. Le mot lêsmosunê (« oubli ») vient du verbe lanthanô « être caché » , qui au moyenvii (lanthanomaï) signifie : « oublier ; passer sous silence, omettre ; être inconnu, être ignoré ». L’oubli n’est donc pas un effacement pur et simple, une destruction d’information. C’est un acte fait par le sujet pour lui-même – l’acte de cacher, d’omettre, d’ignorer volontairement quelque chose et de la garder en quelque sorte le plus profondément possible, en soi et pour soi. Cet acte entretient une relation active, quoique celée (inconsciente), avec la mémoire vive. Il possède une puissance d’éloignement (des malheurs, des souffrances) et il vise à permettre à l’homme de se rapprocher d’un état plus originel, sans malheur et sans souffrance. L’oubli (lêsmosunê) procure un soulagement, un dépassement de la triste réalité – non son anéantissement, mais son enfouissement dans les profondeurs de la mémoire (mnémosunê).

Le mot français oubli vient du latin oblīviō, qui ouvre des pistes un peu différentes, mais non sans analogie avec l’idée grecque. « Oblīviō est une métaphore empruntée à l’écriture qu’on efface. C’est un mot de même famille que oblinere ‘effacer, raturer’viii. » L’oubli et la mémoire forment une sorte de palimpseste. Penser à une chose particulière, c’est oblitérer le reste, les autres choses, devenues un instant secondaires. Penser à une chose implique de se concentrer, et de ne pas penser à autre chose que l’objet actuellement privilégié de la pensée. Mais que deviennent les autres choses, pendant que l’on pense à une chose? Elles continuent de vivre dans l’épaisseur du palimpseste.

Le mot allemand Vergessen (« oublier ») exprime, comme l’anglais forget, « un échec ou un manqueix ». Quand on « oublie », on a échoué, on a perdu. Plus qu’une perte momentanée, l’oubli est un flot continu, un déversement vers l’ailleurs ou dans le néant. Ich vergass, « j’ai oublié » ; ich vergoss, « j’ai répandu ». Répandu quoi ? La matière même de la mémoire est jetée aux vents de l’abîme.

Il y a une autre interprétation, plus philosophique, moins absolument terminale, plus axée sur la méprise, l’erreur ou un mauvais choix de la volonté : « vergessen (ou forget), c’est plutôt le fait de prendre quelque chose à la place d’autre chose, se méprendre – ou pour le dire métaphoriquement : le fait de lâcher la proie pour l’ombre. Die Seinsvergessenheit [l’« oubli de l’être », théorisé par Heidegger], ce serait aussi (comme aimait à dire Jean Beaufret) le quiproquo fondamental de la pensée philosophique, qui prend l’être de l’étant pour l’être mêmex. »

Que conclure ? L’oubli – don gracieux, palimpseste mental ou quiproquo philosophique ? Je tends à revenir à Hésiode, lui-même inspiré des Muses. Si l’oubli peut naître et vivre dans l’esprit des hommes malheureux, parce qu’il leur a été donné par les filles aimantes de Zeus, alors l’oubli est, génétiquement, un petit-enfant de Zeus et de Mémoire. Cette image est inspirante. Il y a un intérêt proprement philosophique, et même métaphysique, à trouver dans l’oubli une trace vivante de divinité. On est invité à imaginer que le Dieu suprême, le Dieu uni à Mémoire, avait en lui un profond désir de celle-ci. Sans doute ce Dieu, dans toute sa Puissance créatrice, avait en lui comme un manque, ou une aspiration, que Mémoire put combler et satisfaire. Ce manque était une forme première, archétypique, d’un oubli divin, tapi en Dieu lui-même, dont témoigne aussi le fait que ses filles, les Muses, « lui rappellent les choses passées, présentes et futures ». Que ses filles, les Muses, puissent aussi donner l’oubli aux hommes qu’elles aiment, nous donnent à penser que cet oubli, tout comme la mémoire dont elles sont les filles, sont, pour nous les hommes, un vrai don divin.

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iHésiode. Théogonie

ii« Les neuf filles engendrées par le grand Zeus : Kléiô, et Euterpè, et Thaléia, et Melpomènè, et Terpsikhorè, et Ératô, et Polymnia, et Ouraniè, et Kalliopè qui excelle entre toutes les autres, car elle accompagne les Rois vénérables. » Hésiode. Théogonie

iiiIbid.

ivUn aède

vHésiode. Théogonie, v. 55

viIbid.

viiLe grec compte trois voix, la voix active, quand le sujet fait l’action exprimée par le verbe : λύω je délie ; la voix moyenne, quand le sujet est directement intéressé à l’action : λύομαι je délie pour moi, je fais délier, je me délie ; la voix passive, quand le sujet subit l’action : λύομαι je suis délié.

viiiAlfred Ernout et Antoine Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine, Klincksieck,2001, p. 455

ixJean Bollack. Article « Mémoire », in Vocabulaire européen des philosophies. Seuil, Paris, 2004, p. 774

xFrançois Fédier, dans l’Avant-propos de sa traduction de Réflexions II-VI . Cahiers noirs (1931-1938) de Martin Heidegger, Gallimard, 2018, p. 13

Le cerveau du mystique est-il « en mode par défaut » ?


« Dr. Robin Carhart-Harris »

Lors d’une prise de substances psychotropes (LSD, psilocybine, MDMA, DMT…), le cerveau présente-t-il une activité accrue ? Cette hypothèse semblait, il y a peu, aller de soi, mais il fallait encore la vérifier. On a entrepris à cette fin des observations directes du cerveau avec différentes techniques d’imagerie médicale comme l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), la tomographie par émissions de positrons (PET) ou la magnétoencéphalographie (MEC)i. Dans le cadre du laboratoire de David Nutt, pharmacologiste à l’Imperial College à Londres, le spécialiste des neurosciences Robin Carhart-Harris, a cherché à partir de 2008 à identifier l’existence de « corrélats neuronaux » lors d’expériences dites « psychédéliques » observées par IRMf. Les résultats furent bien différents de ce qui était prévu. Contrairement aux attentes, « ce que nous avons observé a été une diminution du débit sanguinii ». Une deuxième mesure sur les variations de consommation d’oxygène confirma ce constat. Il fut ainsi découvert que la psilocybine n’augmente pas, mais réduit l’activité cérébrale. Ce phénomène était particulièrement observable dans un ensemble de structures cérébrales appelé le « réseau du mode par défautiii », et noté par l’acronyme MPD. C’est le réseau des structures qui s’activent lorsque le cerveau n’est pas focalisé sur une tâche particulière, et que son attention n’est pas spécialement sollicitée. Il a été découvert en 2001 par Marcus Raichle, neurologue à l’Université Washington dans le Missouriiv. Les structures cervicales qui font partie de ce réseau sont : le cortex préfrontal médian, le cortex cingulaire postérieur, le lobe pariétal inférieur, le lobe temporal latéral, le cortex préfrontal dorsomédian et l’hippocampev.

Par définition, le réseau MPD est donc actif quand le cerveau est concentré sur sa propre intériorité, en une sorte de contemplation intérieure, et non sur des stimuli extérieurs, des actions à opérer ou des tâches à entreprendre. Le réseau MPD est « l’endroit où notre esprit vagabonde – lorsque nous rêvassons, ressassons, nous projetons dans l’avenir ou le passé, réfléchissons à nous-mêmes et nous inquiétons. Et peut-être les structures au travers desquelles circule le flux de notre consciencevi. » Je ne peux m’empêcher de penser qu’est fort problématique le fait de considérer la conscience comme un « flux » circulant dans un « endroit », cet « endroit » fût-il constitué par un réseau de zones cervicales différenciées. Il me semble que c’est là une simplification outrancière. Le philosophe, le poète ou le mystique pourraient avoir d’autres vues sur la question. Cependant il n’est pas nécessaire, à ce stade, de trancher le nœud gordien que constitue l’essence de la conscience. On pourrait se contenter de dire que le mode par défaut est l’un des possibles états de la conscience, parmi bien d’autres. Le fait intéressant est que ce mode s’active lorsque prévalent les processus mentaux les moins spécialisés, mais aussi les plus complexes, par exemple ceux qui impliquent une introspection, un voyage mental dans les souvenirs et les représentations, une réflexion morale ou une interprétation des états d’esprits attribués à autrui – autrement dit, une mise à distance de la conscience (en tant que représentée par le moi ou l’ego) par rapport à elle-même. « Le cerveau est un système hiérarchique. Les zones qui gouvernent les activités les plus complexes – celles qui se sont développées tardivement au cours de notre évolution, et que l’on trouve typiquement dans le cortex exercent une influence inhibitrice que les zones [les plus anciennes] responsables des activités les plus simples, comme les émotions et la mémoirevii. » Le mode par défaut du cerveau est au sommet de la hiérarchie des autres systèmes, plus spécialisés, du cerveau, comme la vision ou l’activité motrice. Il a la priorité, et permet d’éviter qu’un chaos cacophonique s’installe entre les signaux émanant de différentes régions du cerveau. La découverte de R. Carhart-Harris montre que les signes d’une diminution de l’activité du mode par défaut du cerveau présentent un lien direct avec le sentiment subjectif d’une « dissolution du moi », provoquée par la consommation de psychotropesviii. Cette « dissolution » peut être interprétée comme un effacement des frontières habituelles entre le moi et le monde, ou entre le sujet et l’objet, et cet effacement s’accroît lorsque l’activité du MPD diminue. Cette « dissolution » évoque aussi l’impression de « fusion du moi » dans un grand « Tout », souvent ressentie par des consommateurs de psychotropes, mais aussi lors de certaines expériences mystiques. Michaël Pollan propose même, mais à mon avis de façon bien trop précipitée, cette généralisation : « Cette impression de fusionner avec un grand ‘tout’ est, bien entendu, typique de l’expérience mystique ; notre sens de l’individualité et de la différenciation repose sur un moi limité et sur une démarcation nette entre sujet et objet, qui pourraient n’être que des constructions mentales, des sortes d’illusions comme le pensent les bouddhistesix. » Il me paraît nécessaire d’ajouter ici un caveat. D’autres narrations d’expériences de psychotropes et d’autres récits de grands mystiques (je pense, en l’occurence, non à des exemples de mystiques bouddhistes, mais de mystiques chrétiens ou musulmans) ne font pas du tout état d’une « dissolution » du moi. Elles montrent en revanche que, lors des phases les plus élevées de ce que l’on pourrait appeler des « extases » (chimiques ou mystiques), le moi reste toujours parfaitement conscient de la nature exceptionnelle de l’expérience vécue, même si ultérieurement ce même moi se révèle incapable de traduire en mots ces expériences par essence ineffablesx. Autrement dit, la notion de « dissolution du moi » peut sans doute être l’une des modalités vécues de l’expérience mystique ou de l’expérience de psychotropes, mais elle est loin d’être la seule. Ce serait une grossière erreur que de se limiter a priori à la notion de « dissolution », et même de « disparition » du moi, dans le contexte des expériences mystiques. Je ne peux donc qu’exprimer mon profond désaccord avec les conclusions générales que Michaël Pollan formule, sur la base des hypothèses de Carhart-Harris : « L’expérience psychédélique de la ‘non-dualité’ suggère que la conscience survit à la disparition du moi et que ce dernier n’est finalement pas aussi indispensable que nous (et lui) l’estimons. Carhart-Harris pense également que l’effacement d’une distinction nette entre sujet et objet pourrait expliquer une autre caractéristique de l’expérience mystique, soit le sentiment que sont objectivement vraies les visions auxquelles elle donne accès – des vérités révélées, en quelque sorte, et non de simples visions. L’explication est sans doute que, pour être capable de déterminer le caractère subjectif d’une vision, il faut être en mesure de conserver la notion même de subjectivité, laquelle disparaît chez un mystique sous l’emprise de psychédéliques. L’expérience mystique n’est peut-être, finalement, que ce que l’on ressent lorsque le réseau cérébral du mode par défaut est désactivéxi. » On retrouve ici le préjugé « scientifique » habituel sur la nature même de l’objectivité. Une « simple vision » ne serait que de l’ordre du « subjectif », et donc fort loin de l’« objectivité » attribuée aux « vérités révélées » (une objectivité elle-même en quelque sorte subjective, et qui serait, pour le scientifique, faussement ressentie par les croyants et les mystiques). Carhart-Harris affirme sans autre précaution de langage que la subjectivité « disparaît chez un mystique sous l’emprise de psychédéliques ». Cette formulation est en soi fort étrange. Je doute qu’elle puisse correspondre, par exemple, aux expériences de Thérèse d’Avila ou de Jean de la Croix, des « mystiques » qui n’ont vraisemblablement jamais été sous une telle « emprise ». Je doute aussi que les mystiques voient toujours leur « subjectivité » disparaître. Plus fondamentalement, je doute que les « vérités révélées » et même certaines « visions » ne soient que des productions (subjectives) de cerveaux simplement laissés à eux-mêmes et privés de toute régulation par le chef d’orchestre que le MPD est censé représenter. Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir sur les « vérités révélées » et les « visions » mystiques, il n’est pas acceptable, du point de vue d’une bonne méthodologie scientifique, de les considérer toujours et a priori comme n’étant que des phénomènes subjectifs. Cette question reste, à mon sens, entièrement ouverte. Il se pourrait en effet que ces phénomènes soient non seulement « subjectifs », mais également, et en réalité, parfaitement « objectifs ». Si l’on reprend la thèse du cerveau-antenne, émise en 1898 par William Jamesxii, et si l’on admet, au moins hypothétiquement, l’existence d’entités spirituelles indépendantes de la conscience humaine, il n’est pas impossible que ces entités puissent communiquer objectivement avec le cerveau-antenne de certains humains (chamanes, mystiques, poètes,…). D’une part, on ne peut pas exclure a priori que le moi subjectif ne perd pas sa subjectivité lorsqu’il atteint le plus haut point de l’extase mystique, et d’autre part, on ne peut pas non plus exclure a priori l’existence d’entités objectives qui peuvent intervenir et interagir objectivement avec le moi subjectif du sujet « extatique ». Sans doute l’objectivité scientifique doit-elle éviter de se laisser emporter par les passions subjectives. Mais lorsque l’objet de l’investigation scientifique est précisément le sujet humain lui-même, et surtout le sujet humain en tant qu’il est plongé au cœur abyssal de sa propre subjectivité, et élevé dans le même temps à l’acmé de sa possible transcendance, alors nous sommes confrontés à un problème crucial, sur le plan méthodologique : qu’est-ce qui doit prévaloir ici, l’objectif ou le subjectif ? Ne peut-on d’ailleurs envisager une troisième position, qui intégrerait ces deux niveaux en une méta-subjectivité qui serait aussi une méta-objectivité ? C’est à cette idée même de méta-objectivité (méta-physique) que des neuroscientifiques comme Carhart-Harris s’opposent a priori : « Précisons que Carhart-Harris n’idéalise pas les composés psychédéliques et qu’il goûte peu la ‘pensée magique’ ou la ‘métaphysique’ qu’ils alimentent chez leurs adeptes, comme l’idée que la conscience puisse être ‘transpersonnelle’, c’est-à-dire une propriété de l’univers et non du cerveau. Selon lui, les formes de conscience que les psychédéliques libèrent sont des régressions vers un mode de cognition ‘plus primitif’. À l’instar de Freud, ils pensent que la perte du moi et le sentiment d’unité qui caractérisent l’expérience mystique (d’origine chimique ou religieuse) nous renvoient à la condition psychologique du nouveau-né au sein de sa mère, un stade auquel il n’a pas encore développé de sens de lui-même, en tant qu’individu distinct. Pour Carhart-Harris, le sommet du développement humain est l’avènement de ce moi distinct, ou ego, et l’ordre qu’il impose à l’anarchie d’un esprit primitif, secoué par les désirs et les peurs, et abandonné à diverses formes de pensée magiquexiii. »

Personnellement, je ne pense pas que le sommet de l’esprit humain soit le moi ou l’ego. Il est fort probable que la réalité de l’esprit et l’essence de la conscience soient beaucoup plus subtiles. Elles pourraient bien être symbolisées par des formes de symbiose entre le moi, l’esprit et l’âme. Ces formes de symbiose ont été magnifiquement synthétisées par le Psalmiste, en une seule formule : « Comme un petit enfant contre sa mère, telle est mon âme en moixiv. »

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iIl est important des souligner que l’IRMf et les autres techniques d’imagerie cérébrale ne mesure pas directement l’activité du cerveau, mais seulement certaines variables comme le flux sanguin intracrânien, ou la consommation d’oxygène par les cellules neuronales. Mais l’interprétation de ces variables observées reste un sujet ouvert.

iiPropos rapportés par Michaël Pollan. Voyage aux confins de l’esprit. Ce que le LSD et la psilocybine nous apprennent sur nous-mêmes, la conscience, la mort, les addictions et la dépression. Trad. Leslie Talaga et Caroline Lee. Quanto, 2018. p.302

iiiEn anglais « Default Mode Network » (DMN)

ivMarcus Raichle et al. « A Default Mode of Brain Function ». Proceedings of the National Academy of Sciences 98(2):676-82 . Février 2001.

vCf. Randy L. Buckner et al, « The Brain’s Default Network », Annals of the New York Academy of Sciences vol. 1124, n°1, 2008 : « Le réseau par défaut est actif lorsque les individus sont engagés dans des tâches centrées sur le monde ‘intérieur’, y compris la récupération de la mémoire autobiographique, la vision de l’avenir et la conception des perspectives d’autrui. L’examen détaillé de l’anatomie fonctionnelle du réseau révèle qu’il est plus facile de le comprendre en tant que sous-systèmes multiples en interaction. Le sous-système du lobe temporal médian fournit des informations sur les expériences antérieures sous la forme de souvenirs et d’associations qui sont les éléments constitutifs de la simulation mentale. Le sous-système préfrontal médian facilite l’utilisation flexible de ces informations au cours de la construction de simulations mentales pertinentes pour soi. Ces deux sous-systèmes convergent vers d’importants nœuds d’intégration, dont le cortex cingulaire postérieur. Les implications de ces observations fonctionnelles et anatomiques sont discutées en relation avec les rôles adaptatifs possibles du réseau par défaut dans l’utilisation des expériences passées pour planifier l’avenir, naviguer dans les interactions sociales et maximiser l’utilité des moments où nous ne sommes pas autrement occupés par le monde extérieur. »

viMichaël Pollan. op. cit., p. 303

viiEntretien entre Robin Carhart-Harris et Michaël Pollan, op.cit. p. 304

viii« Plus la diminution du débit sanguin et de la consommation d’oxygène étaient rapides, plus un sujet était susceptible de connaître une dissolution de la perception de soi. » Ibid. p. 306

ixIbid. p. 306-307

xIl est d’ailleurs à noter que le moi soumis à l’expérience de certaines « extases » sait qu’il vit un moment exceptionnel, il sait aussi qu’il ne pourra pas en traduire s, plus tard,la nature ineffable en mots, et il sait enfin qu’il risque de perdre presque intégralement le souvenir des détails de l’expérience, excepté le fait même qu’elle a eu lieu.

xiIbid. p. 307

xiiWilliam James. Human Immortality. 1898. Ed. Houghton, Mifflin and Company, The Riverside Press, Cambridge.

xiiiMichaël Pollan. op. cit., p. 315

xivPs 130 (131), 2

Une Brève Théorie de l’Être Ξ


« Être et Anaximandre »  ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Les anciens philosophes n’étaient pas vraiment sûrs de leur fait quant à la question de l’être. Fallait-il le considérer comme une unique substance, ou en décliner les variations, suivant un certain nombre d’« êtres », d’« éléments » ou de « principes » ? Ainsi, Anaxagore a affirmé que les êtres forment une multitude illimitéei. Pour certains des pythagoriciens, ils étaient au nombre de dixii. Empédocle, lui, les a limités à quatre, et ces quatre êtres sont les quatre « éléments »iii, auxquels il ajoute la Haine et l’Amitié, pour les unir ou les séparer. Pour Ion de Chio, ils sont troisiv, mais pour Alcméon, deux seulement. Pour Parménide, Xénophane et Mélissos, il n’y en a qu’unv. Quant à Gorgias, il a eu l’audace d’affirmer qu’aucun des êtres n’existe, et donc qu’il n’y a absolument aucun êtrevi.

Si l’on se tourne vers les modernes, on voit que certains ont ajouté d’autres méthodes dans l’arsenal des moyens sophistiques. Par exemple, Heidegger a modifié la graphie du verbe « être », en allemand Sein, pour la transformer en Seyn. Une simple modification orthographique suffit alors à charger d’un immense et nouveau poids métaphysique cet « estrevii » à la fois fort ancien et, en somme, neuf.

Méditant à mon tour sur cette intéressante question, j’en suis arrivé à considérer qu’ils avaient tous raison, et tous tort. Ils ont tous raison, car chaque philosophe, comme chacun sait, est en mesure de faire valoir son point de vue avec finesse et persuasion. Et tout le monde n’est pas Socrate pour démasquer leurs éventuels sophismes, s’ils s’en rendent coupables. Ils peuvent donc, au moins un moment, sembler avoir raison pour l’auditeur un peu crédule, ou simplement bon public. Ils ont aussi tous tort, car il ne paraît pas si difficile de contredire chaque thèse énoncée, ou plutôt chaque « sophistiquerie ». A chaque fois, on peut sans doute concevoir une sophistiquerie plus sophistiquée encore, qui réfutera donc, par le fait même, la sophistiquerie précédente. Ces considérations ne résolvent cependant pas la question de l’être, et la brouillent d’ailleurs, bien plus qu’elles ne l’éclairent.

Si l’on adopte une attitude méta-philosophique, c’est-à-dire non pas surréaliste mais sub-idéaliste, et donc située quelque part dans un lieu de pensée intermédiaire, à la fois « entre » le réalisme et l’idéalisme, et au-delà de l’un et de l’autre, on pourrait évoquer d’autres pistes encore. Par exemple, l’être pourrait à la fois : être, n’être pas, être et n’être pas, ni être ni ne pas être viii, mais il pourrait aussi être la racine de lui-même (si l’être est noté par la lettre grecque Ξ (xi), l’on posera : Ξ=√Ξ), ou encore, l’être pourrait être une sorte de transcendance de lui-même. Le nombre π, par exemple, est dit « transcendant » parce que ce nombre n’est solution d’aucune équation algébrique à coefficients rationnels. Si x est un nombre algébrique différent de 0 et de 1 et si y est un nombre algébrique irrationnel, alors le nombre xy est dit « transcendant ». On en déduit aisément que Ξ=ΞΞ, serait alors une équation convaincante, traduisant la transcendance de l’être Ξ, par rapport à lui-même. Ou bien si l’on ne désire pas utiliser la lettre grecque Ξ, pourtant bien pratique pour des notations hautement métaphysiques, écrivons :

Être = ÊtreÊtre

Soit : l’Être est l’être à la puissance « être » de lui-même.

Cette piste de recherche est par nature, non pas surréaliste mais « sub-idéaliste », terme dont je revendique absolument la paternité. Il va falloir maintenant l’explorer dans ses lointains prolongements. Par exemple, on pourrait poser les variations suivantes :

Être= DevenirDevenir

Soit : l’Être est un « devenir » à la puissance « devenir » autre que lui-même.

Je n’ose maintenant imaginer les myriades de variations que l’on peut tirer de cette méthode… La mise en position « transcendante » de différents concepts classiques de la philosophie, ainsi que leurs variations et leurs négations peuvent être testées « transcendantalement ». Par exemple :

Être= LimiteIllimité

ou encore :

Être= NéantYHVH

On comprend l’idée : il faut comprendre une « idée » comme n’étant que le symbole de sa propre transcendance, de son propre dépassement par une autre idée d’elle-même qui la dépasse, tout comme la galaxie naine du Grand Chien dépasse le chien qui aboie sur terre, et qui défèque sur les trottoirs.

Dans le dernier exemple proposé, et si l’on avait quelque réticence à employer un concept non-philosophique comme « YHVH », il n’y a pas de souci (pas de « souci de l’être », c’est le cas de le dire). Le sub-idéalisme vient à la rescousse et offre une nouvelle méthode, sûre et efficace, pour effectuer de véritables « sauts » dans l’histoire longue de la philosophie, et emporter la réflexion vers des horizons encore impensés.

Par exemple, si l’on se rappelle que le très célèbre philosophe de Milet, Anaximandre, n’a laissé en héritage qu’un seul « principe » : « L’Illimité est immortel et impérissableix », on pourra déployer cette idée de la manière « transcendante » suivante :

Être = IllimitéImmortel

Ce qui peut aussi être traduit en langue philosophique de la manière suivante :

Être = ImmanenceTranscendance

Je conclurai cette brève introduction à la philosophie sub-idéaliste par une note d’espoir : nous sommes à l’aube d’une explosion de la vie des idées sur terre, en un sens analogue à celle des formes de vies biologiques dans la période pré-cambrienne.

C’est une bonne nouvelle, me semble-t-il, ou plutôt : C’estUne Bonne Nouvelle.

___________________________

iAnaxagore a laissé ce fragment : « Toutes les choses étaient ensemble, illimitées en nombre et en petitesse.  Car le petit était illimité et, toutes choses étant ensemble, nulle n’était perceptible du fait de sa petitesse. » Cité par Simplicius, Commentaires sur la Physique d’Aristote, 155,23. Cf. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p.670

iiAristote dit que les pythagoriciens fixaient le nombre des « principes » à dix, selon deux séries parallèles : « limité/illimité, impair/pair, un/multiple, droite/gauche, mâle/femelle, immobile/en mouvement, droit/courbe, lumière/ténèbres, bon/mauvais, carré/oblong. (Métaphysique A,V, 986 a22)

iiiEmpédocle considère qu’il y a quatre éléments, le feu, l’eau, la terre et l’air. Les éléments échappent au devenir, sont éternels et ne connaissent que l’augmentation et la diminution. (Cf. Aristote, Métaphysique A, III, 984 a8). Selon Simplicius, Empédocle ajoutait les deux principes par lesquels les éléments sont mus : Amour et Haine (Commentaire sur la physique d’Aristote, 25,21). Pour Aétius, Empédocle pensait encore que les quatre éléments sont des Dieux, ce que Sextus Empiricus confirme d’un point de vue plus poétique, en rapportant ces propos d’Empédocle :

« Connais premièrement la quadruple racine

De toutes choses : Zeus aux feux lumineux

Héra mère de vie, et puis Aidônéus,

Nestis enfin, aux pleurs dont les mortels s’abreuvent. »

(Contre les mathématiciens, X, 315) Cité in Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p.376

ivPour Ion de Chio les éléments étaient le feu, la terre et l’air. Cf. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p.451

v« Xénophane a affirmé dogmatiquement que tout est un et que cet Un est Dieu, limité, raisonnable, immuable. » Pseudo-Gallien, Histoire de la philosophie, 7. Cité in Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p. 107

viCf. Isocrate. Sur l’échange, 268. In Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p. 1022

viiSelon la graphie adoptée pour la traduction de Seyn par François Fédier, traducteur des Réflexions II-VI (Cahiers noirs) de Martin Heidegger.

viiiJe reprends ici la solution proposée par certaines Upaniads de la tradition védique.

ixCité par Aristote, Physique, III, IV, 203 b13

La Conscience se dépassant


« La Conscience se dépassant » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

La conscience pourrait se définir, du point de vue le plus général possible, comme étant une certaine qualité de « présence », — la présence de la « chose en soi » vis-à-vis d’elle-même.

La « chose en soi » peut être nuage, pierre, ver, pie, ange, homme ou génie. Dans tous les cas, elle se constitue et se pose, en elle-même, et pour elle-même, plus ou moins « consciemment ».

La perception intime de la « présence » à soi de la « chose en soi » est une sorte de « représentation ». Cette représentation est primordiale, fondatrice; elle constitue l’amorce de toute conscience ultérieure de la « chose en soi » pour elle-même.

On définit donc la « conscience » comme la représentation de sa propre présence à elle-même, cette présence « à soi » dont la « chose en soi » a besoin pour être réellement une « chose en soi », et non seulement une « chose ».

C’est une définition qui n’est auto-référente qu’en apparence.

Il s’agit plutôt d’un triple entrelacement de liens signifiants.

-La conscience est une ‘représentation’ de sa présence à elle-même.

-Cette représentation est une ‘mise en présence’, renouvelée, réactivée, d’une ‘présentation’ déjà faite auparavant, dans un autre contexte, et qui a été stabilisée, mémorisée.

-La ‘mise en présence’ mobilise un sentiment de ‘présence’, qui est un sentiment d’immanence, a priori non conscient, mais qui se nourrit sans cesse de nouvelles représentations.

Immanence, (mise en) présence et représentation se nouent triplement en un nœud unique, singulier, qui serre au plus près l’émergence progressive de la conscience et la lie enfin à elle-même.

Sans la présence « à soi », la conscience ne serait qu’un amas de sensations décorrélées, émiettées, condamnées à la dispersion.

Les représentations de cette présence « à soi » de la « chose en soi » en tant que conscience ne sont jamais statiques. Par nature, cette présence « à soi » est dans une sorte de distance vis-à-vis d’elle-même, ce qui la met en situation de mouvement.

Comme représentation elle doit s’écarter de la « chose en soi » en tant que telle, et par cet écart même, elle augmente (et dépasse) la simple présence à soi de la « chose en soi », et l’objective alors comme « conscience ».

On peut considérer ces représentations initiales, et cette conscience inchoative, primale, comme un premier « dépassement » de la « chose en soi » pour elle-même.

Pour ramasser ceci en une formule, on dira que la conscience est ce qui précisément « dépasse » le soi de la « chose en soi ».

Toute « chose en soi » est « une », en principe, mais sa réalité essentielle, ultime, ne peut sans doute se révéler pleinement qu’à la toute fin (la sienne ou celle des temps), c’est-à-dire après que tout ce qui devait être accompli l’ait été.

Toute « chose en soi » est « une », mais dans cette unité elle reste aussi en devenir, et dès lors qu’elle se « dépasse » dans un incessant devenir, elle possède, ne serait-ce qu’inconsciemment, une certaine conscience de ce dépassement, de cet être-en-devenir.

On a pu affirmer que l’inconscient est un facteur de la psyché qui « transcende » la conscience (et donc la « dépasse »)i. De façon analogue, on pourrait affirmer que la conscience représente à sa façon, elle aussi, un « dépassement » de la « chose en soi ».

De même que la conscience « dépasse » le soi, l’inconscient « transcende » la conscience.

Saint Augustin, on l’a vu (dans un autre blog), a employé et répété ce verbe pour l’appliquer à la conscience humaine:

« Transcende teipsum. Sed memento cum te transcendis, ratiocinantem animam te transcendere. »

« Va au-delà de toi-même, mais en te dépassant, souviens-toi que tu dépasses ton âme qui réfléchit… »ii

Avant de prendre une connotation philosophique ou même métaphysique, le premier sens du verbe latin transcendere est « dépasser », « aller au-delà », dans un sens physique.

Il est possible, à ce point, de concevoir l’hypothèse d’une double nature physique et métaphysique de la conscience, le dépassement matériel médiatisant consubstantiellement une transcendance immatérielle.

La notion de dépassement n’est d’ailleurs pas seulement d’ordre physique ou métaphysique. Il s’agit sans doute d’un phénomène plus général, fondamental, universel.

Tout comme existe la loi de l’attraction universelle qui régit tous les corps matériels, on pourrait postuler l’existence d’une loi du « dépassement » universel, qui agit en tout étant, le poussant à se « dépasser », c’est-à-dire à se mouvoir intérieurement et extérieurement, proportionnellement à la nécessité interne de son devenir essentiel.

Toujours, tout étant doit se dépasser et se dépasse, en fait, ne serait-ce qu’en continuant à être soi-même, en continuant à s’appliquer à être cet étant-là, ce Dasein, et à persévérer dans son « soi ».

Toute chose en soi « est », et elle s’efforce de continuer d’être ce soi. Dans cet « effort », elle « dépasse » son propre étant, elle assume son « être » dans sa durée, et dans sa puissance, en continuant à être l’étant que son essence la détermine à être, avec la persévérance et l’énergie que cela requiert.

Tout étant « est » donc toujours en acte, en tant qu’étant dans cet acte de « dépassement ». Mais il est aussi toujours en puissance de nouveaux dépassements, toujours possibles et toujours nécessaires.

Tout étant « est », et par là se projette dans l’avenir ; il se « dépasse » et il devient en puissance son propre « dépassement », il dépasse son étanticietmaintenant. pour assumer son êtreen-devenir, son être-en-dépassement.

Tout étant veut persévérer dans son être, et pour cela il doit transcender l’essence même de son être, de son soi, en continuant de s’efforcer d’exister (ex-sistere), quoiqu’il en coûte, y compris en l’absence de vision et de certitude, sauf celle, pour lui absolue, de se donner une existence continuée.

En cela, la loi du « dépassement » universel s’applique en effet, universellement, à tout étant: le « dépassement » est le mouvement qui donne continuellement de l’existence à l’essence du soi, — qui sans cela périrait.

La conscience, dans tous ses états, dans tous ses modes, est donc, le plus généralement possible, ce qui pousse tout étant à « dépasser » son propre soi.

L’essence de la conscience se trouve non dans le « soi », mais dans le « dépassement » du soi, qui ne cesse de pousser la conscience toujours en avant.

En se « dépassant », toute conscience singulière fait de la « chose en soi » une « chose pour soi ». Elle transforme la « chose en soi » en « chose en mouvement », en volonté à l’œuvre, en volonté en acte. Chez l’homme, cette « chose en mouvement », cette chose pour soi, cette volonté en acte, c’est l’âme, l’anima.

L’idée du « dépassement » s’applique intuitivement à la conscience de l’homme, et à son mouvement continuel de dépassement.

Mais quid des formes de consciences non-humaines?

Est-ce que les choses ou les étants qui sont non-humains peuvent avoir des formes de conscience ?

Cette question en soulève une autre, celle de la nature même de la « chose en soi », que cette chose soit une âme, un animal, un arbre, une moisissure, un gène, une protéine, un photon ou un quark.

On peut affirmer avec Spinoza que toutes ces « choses en soi », pourtant si différentes, ont un point commun : elles veulent toutes continuer d’être, elles veulent persévérer dans leur être, pour autant qu’elles ont telle ou telle forme d’être, c’est-à-dire pour autant qu’elles sont ce qu’elles sont.

« Chaque chose s’efforce de persévérer dans son être, autant qu’il est en elle« iii.

Donc toute « chose en soi », que ce soit une âme, un animal, un arbre, une moisissure, un gène, une protéine, un photon ou un quark, veut persévérer dans son être, autant qu’elle peut, et autant qu’il y a de l’être en elle.

Cet effort de persévérer dans l’être fait partie de l’essence de toute chose.iv

L’effort est consubstantiel à l’être, et il dure « un temps infini », du moins aussi longtemps que la « chose en soi » existe et qu’elle n’est pas détruite par une cause extérieure.v

Toute chose s’efforce d’être, mais pas de la même manière. Dans le cas spécifique de l’âme (dont Spinoza théorise la nature et l’origine dans la 2ème partie de son Éthique) cet effort fait partie de ce sur quoi se fonde la « conscience » qu’elle a d’elle-même. Elle a « conscience » d’elle-même par les idées qu’elle se forme des affections du corpsvi, mais aussi par son effort de persévérer dans son être.

« L’Âme en tant qu’elle a des idées claires et distinctes, et aussi en tant qu’elle a des idées confuses, s’efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie et elle a conscience de son effort. »vii

Cet effort, qui fonde la conscience, s’appelle aussi Volonté.viii

L’âme, par sa persévérance à être, fait émerger en elle conscience et volonté.

On en déduira que la conscience humaine, tout comme l’âme qui la subsume, veut aussi persévérer dans son être, c’est-à-dire qu’elle veut continuer de persévérer dans un continuel dépassement d’elle-même.

Elle incarne la pulsion de ce continuel « dépassement » du soi sur plusieurs plans : ontologique (lors de la conception et de l’embryogenèse), cognitif (par sa capacité de représentation et de critique), et enfin métaphysique, dans son pouvoir de dépasser « l’âme qui réfléchit », de se concevoir détachée même de sa nature originelle et de désirer atteindre à une sorte de surnature.

Pour se servir de catégories aristotéliciennesix, la cause initiale et la cause matérielle de la conscience humaine se trouvent sans doute dans sa présence germinale, dès la conception, dans son incarnation dans un corps biologique, lui-même à l’état d’embryon.

Ce germe initial incarne un principe de croissance (biologique) et de dépassement (épigénétique).

Il représente une « volonté » unique, dédiée à faire mieux advenir son « être-en-dépassement ».

D’où vient cette puissance germinative, cette volonté initiale et persistante d’être?

Il est probable qu’elle vienne du simple fait d’ « être », après n’avoir « rien été » pendant si longtemps, l’immensité du néant préludant sa venue à l’être…

Quant à la cause formelle de la conscience, elle est un incessant effort pour incarner son propre « soi » de façon toujours plus consciente. La conscience « veut » toujours être, et elle veut être toujours plus consciente d’elle-même, aller toujours au-delà de ce qu’elle connaît déjà d’elle-même, quel que soit le point de conscience antérieurement atteint. C’est un processus sans fin, et même la mort s’aborde sans doute sans que s’assèche la curiosité, et sans qu’une attente (consciente ou inconsciente) pointe encore quant à une autre forme de conscience, continuée dans quelque au-delà.

La cause finale de la conscience se trouve dans le fait qu’elle cherche son essence en dehors du Soi. Existe en elle une volonté métaphysique de dépasser le Soi, un désir toujours en puissance de dépasser tout état du Soi déjà atteint, pour tenter de trouver ce qui fonde le Soi. Cette volonté de dépassement continu du Soi vise même, dans sa forme la plus absolue, sa propre pulsion de dépassement.

A la fin, la conscience veut essentiellement dépasser ce dépassement même, et cela sans fin, afin de trouver ce qui la dépasse absolument.

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iC.G. Jung note que le Soi est une chose qui se transforme – indépendamment des « défaillances » du moi et de sa volonté. Il met en évidence « la transformation de l’inconscient aussi bien que de la conscience, effet qu’éprouve celui qui affronte méthodiquement son inconscient. Il y a deux buts, qui sont les deux transformations citées mais le salut est un (‘una salus’), de même que la chose est une (‘una res‘): c’est la même chose au début et à la fin, une chose qui était là depuis toujours et qui n’apparaît pourtant qu’à la fin: c’est la réalité concrète du Soi, de cette indescriptible totalité de l’homme qui, si elle défie toute représentation, n’en est pas moins nécessaire comme idée intuitive. Sur le plan empirique, on peut seulement constater que le moi est entouré de tous côtés par un facteur inconscient. La preuve en est fournie par toute expérience d’association en ce qu’elle place sous les yeux les défaillances fréquentes du moi et de sa volonté. La psyché est une équation que l’on ne peut résoudre sans le facteur « inconscient », et qui représente une totalité embrassant d’une part le moi empirique, et d’autre part ses fondements transcendants par rapport à la conscience. » C.G. Jung. Mysterium Conjuctionis. Traduite de l’allemand par Etienne Perrot .Albin Michel. 1980, Tome I, p.203.

iiSaint Augustin, De vera religione, XXXIX, 72, Bibliothèque augustinienne, t. 8, p. 131.

iiiSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Proposition 6. Traduction du latin (légèrement modifiée) par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.142

ivSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Proposition 7. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.143

vSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Proposition 8 et sa Démonstration. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.143-144

viSpinoza, Éthique, 2ème Partie, Proposition 23. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.100

viiSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Proposition 9. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.144

viiiSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Scolie de la Proposition 9. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.144

ixJe reprends ici les quatre sortes de « causes », initiale, matérielle, formelle et finale, définies par Aristote (Éthique à Nicomaque, I,1).

Le Dieu dépris


« Une idole au crépuscule »  ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Dans le Crépuscule des idoles, Nietzsche posa cette question : « Que dire ? L’homme n’est-il qu’une méprise de Dieu ? Ou bien Dieu – une méprise de l’hommei ? » Heidegger, qui rapporta l’aphorisme, ajouta une troisième option : « Ou bien les deux seraient-ils une mé-prise de l’estreii ». C’était peut-être là une façon assez désinvolte de botter « Dieu » en touche, en mettant l’« estre » à sa place, ou plutôt en position de surplomb par rapport « aux deux » [l’Homme et Dieu]. La date de rédaction (en automne 1932) n’est pas non plus sans importance: Hitler s’apprêtait à prendre le pouvoir, et Heidegger était déjà membre du parti nazi. L’« estre », d’ailleurs, qu’est-ce que c’est, philosophiquement parlant ? Dans l’original allemand, on lit : Seyn. Heidegger a choisi de changer la graphie du verbe Sein (« être ») en Seyn pour signifier, par le réemploi de cette ancienne orthographe, sa volonté d’une nouvelle orientation philosophique. Il pensait ainsi effacer la question de la différence ontologique entre l’être de l’étant et l’être tout court, pour la remplacer directement par une nouvelle question, celle de l’estre, censé symboliser le fondement de la vérité qui restait à éclaircir. Mis à part ce jeu de mot Sein/Seyn, rendu en français par une astuce de traduction (l’emploi d’un s pour l’accent circonflexe), quelle valeur sémantique attacher à l’estre ? L’estre est en réalité le « métal », qu’il faut fondre « en un seul magma », pour asseoir la Terre et fonder le nouveau mondeiii

L’idée philosophique de méprise ou de mé-prise invite, me semble-t-il, à penser d’abord celle de la prise. Dans le contexte de la relation entre le Dieu créateur et sa création, la notion de prise est d’emblée fort prégnante, et cela, dans tous les sens du terme. Les mystiques, qui, en cette matière, ont peut-être quelque longueurs d’avance, vont fort loin en ce sens. Ils sont pris, c’est-à-dire, ravis, transportés, emportésiv. Mais cette prise est-elle bien réelle ? Ou n’est-elle que symbolique, ou encore imaginaire ? Ne peut-elle donner lieu, précisément, à une méprise, ou même une fausse prise, une mé-prise, comme le laissent entendre Nietzsche et Heidegger, partageant une même sorte de distanciation et d’ironie ?

Pour ma part, j’aimerais moduler l’idée de prise, à l’aide d’autres préfixes : dé-prise, re-prise, sur-prise, entre-prise. Ces substantifs sont associés à des verbes qui indiquent un mouvement, une direction de l’action ou du sentiment : entre-prendre, dé-prendre, re-prendre, sur-prendre. On pourrait ajouter les verbes ap-prendre et com-prendre, qui évoquent aussi un mouvement, celui de cueillir, ramasser, regrouper.

Notre Temps, si vide, à la fois de pensée et d’être, préfère simplement « prendre » plutôt que de tenter de « comprendre », ou de chercher à « apprendre » (à penser et à être). C’est un temps, où l’important est la prise. Peu importe le risque de méprise ou de mé-prise. On relègue désormais ces nuances aux deux penseurs allemands déjà cités, et plus ou moins discrédités, d’ailleurs. Pour le « moderne », une prise est toujours bonne à prendre.

Face à cette modernité avaleuse, avide, attrape-tout, le philosophe, ou l’anthropologue, ou le poète , ou le théologien, peut se sentir en droit de reposer, à nouveau, la question de l’être ou de l’estre, ou de l’aître, et cela sur le mode apophatique. Si prendre, prendre le plus possible, est l’ordre du jour, ne faut-il pas envisager plutôt de déprendre, de se dé-prendre pour se sur-prendre ?

Dieu, on le sait, est un Dieu jaloux. El qanna(Ex. 34,14). S’il est jaloux, c’est que les tourments de l’amour ne lui sont pas inconnus. La question que Nietzsche posait, sans d’ailleurs y répondre, et que Heidegger reprenait laborieusement, pourrait être alors reformulée ainsi : Dieu s’est-il dépris de l’être humain ? Dépris après s’en être épris, et s’en éloignant, comme un amant déçu ?

Vu l’actualité, les tueries, le sang, la haine, tout cela au nom de ce « Dieu jaloux », je crois que je pourrais comprendre un autre Dieu, qui se déprendrait de l’Homme.

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iNietzsche. Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau (« Maximes et traits », n° 7). Galliamrd, 1974, p.14

iiMartin Heidegger. Réflexions VI. Cahiers noirs (1931-1938).Traduit de l’allemand par François Fédier. Gallimard, 2018, § 63, p. 461. Le traducteur signale que Nietzsche emploie ici le mot Fehlgriff, alors que Heidegger emploie le mot Mißgriff. Griff se traduit par « prise ». Fédier ajoute : « Fehlgriff est la prise qui lâche la proie pour l’ombre. Mißgriff accentue l’idée du manquement, au point qu’il faut presque entendre « mé-prise » comme disant l’échec de la tentative qui entendait se saisir de l’estre. »

iiiEn automne 1932, Heidegger écrit : « Nous sommes à l’aube d’un temps au sein duquel toutes les autorités et organisations, tous les élans et toutes les mesures vont être fondus en un seul magma ; et là, ce qui importe surtout, c’est que nous mettions en œuvre le vrai feu original et rendions fluide dans l’existence à venir le vrai métal idoine pour la refonte. Ce feu, c’est la ‘vérité’ en sa fervescence d’origine et l’incandescence alerte, avide et clarifiante du questionnement. Le métal, et la fermeté d’assise de la Terre, c’est l’estre. » Martin Heidegger. Réflexions III. Cahiers noirs (1931-1938).Traduit de l’allemand par François Fédier. Gallimard, 2018, § 163, p. 189

ivThérèse d’Avila explique que dans le ravissement, « vous vous trouvez saisi par un mouvement d’une force et d’une impétuosité inouïes. Vous voyez, vous sentez s’élever cette nuée ou, si vous voulez, cet aigle puissant vous emporter sur ses ailes […] De fait, on est emporté malgré soi. » (Vie, 20)

Des profondeurs, je crie.


« Invisible silent »  ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Du dégoût à en vomir. De la rage à en arracher la bouche, devant l’impuissance affaissée, la désertion de la raison, l’assèchement de la sagesse, l’effacement de la « loi » (mais, en revanche, le quintuple décuplement du talion), l’implosion de l’humanité, l’explosion de l’inhumain. L’humain réduit à bien moins que l’animal, rabaissé au caniveau d’une minérale inhumanité. Maintenant et encore – seulement du sang, de la mort, de la haine. Des vies massacrées par les missiles, traînées à répétition dans la boue sanglante des chars, dans l’orgie aveugle des drones, et l’assassinat par l’IA. Par-dessus le marché, l’effroyable destruction de toutes les valeurs. Des idées plurimillénaires froidement déchiquetées devant tous les yeux. Et surtout, cette haine à l’état pur, cette haine vive, qui va continuer de vivre, de prospérer, de propager ses futurs, de les asservir sans fin à son ordre au front bas, sans perspectives autres que des morts multipliées, de la mort toujours infligée, du sang en flaques coagulées et des haines neuves. Le cynisme le plus vorace, l’arrogance la plus impitoyable. Le mépris pour l’« autre » jusqu’à l’os, et jusqu’à ses cendres. La violence satisfaite d’elle-même, sûre de son « droit » (il n’y a plus de gauche depuis longtemps). Ce droit – un Droit divin, une Loi, disent-ils. Le droit de faire hurler la haine en l’humain. L’impunité absolue, dans les concerts mous, feutrés, suivistes, des lâchetés achetées. De quelque côté que l’on se tourne – l’humain avili. À nouveau avili. Ils n’ont rien vu, ils n’ont rien compris ? Ils ne savent pas ce qu’ils font ? Des profondeurs, je crie.

Au sud de Rûmî


« Du sang au désert » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Je me situe au sud de l’idée de Rûmî i

Je suis venu en ce désert, l’esprit s’y tait,

Le sel assèche, l’eau coule dure, le vin délie.

Le prix des perles noires, le cours des coraux blancs,

L’or rouge des regards, la nuit de toutes ces âmes,

Face au soleil palpable, je recompte chaque atome.

Les portes sont closes et les verrous tirés,

Tes clés jetées au ciel ouvrent les nuées,

Leurs dents de fer mugissent dans la lumière.

Ma chair est sans serrure, l’océan ne ferme plus,

Des marées de sang abreuvent les guerres,

La haine grouille dans les coins, les saints sont plus que nus.

Je suis asservi à la fuite des jours,

Ma gorge attend le couteau de leur maître.

Mais je sers un dieu mort d’une vie exsangue.

Son nom était-il Éli ou Lama Sabakhtani ?

Entre en ce désert sans ciel, et bois toutes les nues.

D’une seule rasade j’absorbe ce Sud,

Le Sud je l’exsude.

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iJalâloddin Rûmî (1207-1273) est l’auteur d’un Diwân empli de ghazals. Il vit le jour à Balkh dans le Khorassan. En 1244, à Tabrîz, il rencontra Shamsoddîn (« le Soleil de la religion ») Muhammad Ibn ’Ali Malek-dâd, un soufi errant. Shamsoddîn lui demanda tout de go : « Qui est le plus grand Muhammad ou Bâyazîd ? ». Rûmî, interloqué, ne sut quoi dire. Alors Shamsoddîn lui demanda pourquoi Muhammad avait dit à Dieu : « Je ne T’ai pas connu comme il fallait Te connaître ». Rûmî alors s’évanouit. Il est à noter que Bâyazîd, ou Abû Yazîd Bastamî (mort en 848) est une célèbre figure du soufisme. J’ai écrit ce texte, « Au sud de Rûmî », parce qu’il sut boire à la coupe en laissant tous les blâmes, qu’il avait le cœur doux et le soleil ardent.

Manifeste (surréaliste) de « La Belle Inutile Éditions »


« La Belle Inutile Éditions » est pour l’instant une association de fait. Il s’agit d’un groupe d’amis qui publient eux-mêmes leurs livres individuellement et en toute indépendance, mais sous un label commun.

La Belle Inutile Éditions a été co-fondée par La Belle Inutile, sur la base d’une idée de J. Karl Bogartte.



L’orientation générale de La Belle Inutile Éditions est surréaliste.


Pourquoi publier des livres aujourd’hui ?

Essentiellement parce que la mémoire digitale est fragile et faillible.
Les supports de la mémoire digitale sont fragiles (essayez de relire vos vieux CD ou pire, vos vieilles disquettes).
Les formats de la mémoire digitale sont soumis à une obsolescence rapide (essayez de lire des fichiers Flash ou de vieux fichiers vidéo…)
Les formats propriétaires, particuliers à une firme donnée, peuvent être abandonnés s’ils ne sont plus rentables pour la firme, qui en outre peut aussi faire faillite.
Les machines capables de faire fonctionner les vieux logiciels de lecture des formats de données digitales anciennes disparaissent ou ne fonctionnent plus.
De manière générale, la seule manière fiable de conserver la mémoire est de produire le plus grand nombre de copies possible et de les disséminer au maximum. C’est ce que fait la vie depuis 3,5 milliards d’années.
L’impression sur papier reste le support mémoriel le plus accessible et le plus durable.

Pourquoi publier des livres soi-même ?

Les éditeurs n’ont pas toujours existé. Ils ne sont apparus que vers le 16e siècle. Mais depuis qu’ils existent, ils ont compliqué les règles à plaisir (le leur !) et se sont ingéniés à se faire passer pour indispensables. Le public est désormais totalement intoxiqué par la propagande des éditeurs et est persuadé que seul ce qui est publié par un éditeur peut avoir quelque valeur. Il s’en faut pourtant de beaucoup… Chacun peut aisément constater que les éditeurs publient et diffusent essentiellement ce qui leur permet de faire du profit.

Il existe bien entendu de véritables héros de l’édition, généralement de petits éditeurs courageux, mais la concentration du capital dans le domaine de l’édition ne favorise plus l’apparition des héros. Il en résulte que dans les pays démocratiques, la liberté d’expression, est restreinte par les éditeurs qui globalement font ce qu’ils veulent et contrôlent dans les faits tout ce qui est publié.
La liberté d’expression de tous se réduit donc à ce qui rencontre l’intérêt de quelques uns.

Peut-on se passer des éditeurs ?

Les technologies du livre ont évolué comme les autres technologies de l’information, débouchant sur des machines capables d’imprimer à la demande un seul exemplaire d’un livre à un coût très réduit, ce qui, éradiquant toute exigence de stockage, autorise tous les repentirs et toutes les corrections. Il en résulte que si le travail de l’imprimeur reste incontournable, le travail de l’éditeur, en revanche, peut désormais être réalisé par quiconque dispose d’un niveau d’études générales suffisant et sait utiliser un logiciel de traitement de texte.

Les livres publiés en impression à la demande ne sont pas publiés « à compte d’auteur » parce que les sommes nécessaires à la publication d’un livre se réduisent à l’achat des quelques exemplaires d’épreuves requis pour les dernières vérifications et corrections éventuelles et ceci au prix d’impression qui ne représente que la moitié ou le tiers du prix de vente.
Il est donc moins cher de publier soi-même un livre que d’en acheter un dans une librairie.

Les livres publiés en impression à la demande sont en fait publiés « à compte de lecteurs » comme tous les autres livres. Les imprimeurs se chargeant généralement de la vente et des expéditions, ils peuvent en outre être imprimés et diffusés en quelques jours dans le monde entier, ce qui n’est pas le cas des livres publiés par les éditeurs qui eux, restent dépendants de leurs canaux de diffusion traditionnels.

Problèmes associés – Publicité

Les imprimeurs ne feront pas de publicité pour vos livres. Mais dans la plupart des cas, les éditeurs n’en feront pas non plus, à moins qu’ils aient de réelles espérances de profit.
Cependant, les éditeurs ont accès à des canaux publicitaires dont vous ne bénéficiez pas. Ils peuvent s’appuyer sur des lobbies, des amis journalistes, des “experts » et des “critiques” et pas vous. Il peuvent se permettre de payer des exemplaires gratuits et d’assurer le service de presse.

Problèmes associés – La Critique

La fonction critique, autrefois assurée via les salons littéraires des dames nobles ou fortunées, n’existe plus. Elle a depuis longtemps été remplacée par une forme rampante de publicité.
La fonction originelle de la critique était de travailler…

Pour l’honneur de l’esprit humain

Il est donc important d’utiliser l’impression à la demande pour publier des testes de bonne qualité.
Il n’est certes pas désirable que l’impression à la demande devienne un équivalent des « média sociaux » – mais c’est un risque.
Mais d’un autre côté, publier des livres d’anthologie des phrases les plus stupides de George W. Bush, comme l’ont fait certains éditeurs professionnels n’est pas désirable non plus.

Problèmes associés – Libraires et Librairies

Nous aimons nos élites librairies et leur vaillants libraires. Le plaisir de feuilleter un livre avant de l’acheter – ou pas – n’a pas actuellement d’équivalent digital.
Les libraires sont généralement habitués à vendre ce que leur proposent les éditeurs et les distributeurs.
Prendre soin de nos libraires implique donc de leur offrir l’opportunité de découvrir et d’obtenir directement chez les imprimeurs et à des prix convenables des livres qui ne sont pas diffusés par les canaux traditionnels.
Construire nos propres canaux publicitaires signifie donc fournir à nos libraires un service probablement plus précieux pour eux que pour nous-mêmes.

Il est très souhaitable que cela soit réalisé par des coopératives _

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Note de Philippe Quéau, en forme de Post-Scriptum à ce Manifeste:

J’ai été informé de l’existence de la fort séduisante initiative que constitue La Belle Inutile Éditions, par Pierre Petiot, auteur surréaliste. Je partage nombre des valeurs exprimées par ce Manifeste. C’est la raison pour laquelle je le publie sur ce blog pour contribuer à sa notoriété.

Par ailleurs, je signale ci-dessous les œuvres accessibles en ligne de Pierre Petiot :

À la fin des fins


« La mort de la Mort » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Ne fais pas la fière, Mort. Tu es l’ombre de la Vie.

Puissante, effroyable, tu jettes l’Homme en terre

Le noies en mer ou tu le disperses dans l’air.

Tu vis des maux, des guerres, des haines. Tu tues tout, nous tue tous,

Mais vivras-tu assez pour voir la fin des fins ?

Ne portes-tu en toi la mort de la mort même ?

A la fin, vient ta fin : Vie t’anéantira.

Abécédaire abrégé du sub-idéalisme. (A-E)


« Lavabo vain » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Air.– « Dans son aire ronde vire l’hirondelle ; l’air applaudit à deux mains ».

Ami.– « Tu as des amis dans la mer, l’air et l’eau. Le sang et la terre, ne compte pas trop dessus. Quant aux acariens, fuis-les comme la gale. »

Amour.– « Je t’aime comme le lichen le granit. La fougère, la bruyère, je les aime aussi, mais pas comme le coq sa crête. »

Animal.– « Tous mes animaux m’émeuvent, mais surtout ceux qui sont à l’intérieur. »

Arbre.– « L’arbre se tient courbe devant le nuage. »

Automatique.– « La pensée automatique abolit la vitesse, n’a pas de point mort, ni de marche arrière. »

Avenir.– « L’avenir n’est qu’un mot qui ne revient jamais. »

Baiser.– « J’ai faim d’un franc baiser et soif de lèvres démasquées. »

Blessures.– « Les cheveux sont autant de blessures fines, pénétrant l’âme. »

Béquille.– « Jambe idéalement placée à côté de l’essentiel, dérivée de la phénoménologie husserlienne, et permettant la suspension du jugement. »

Bizarre.– « Ange qui se tait dans la vie de tous les jours. »

Bougie.– « La souffler, c’est jouer. »

Balai.– « Utile quand les mots tombent en poussière. »

Caresse.– « la main s’en inspire pour monter d’un cran dans l’échelle des valeurs. »

Cendre.– « Attribut du mercredi et maladie du feu. »

Cheval.– « Le Diable ne sait pas le monter, il reste dans les détails. »

Ciel.– « Le ciel est un citron peu souvent pressé ».

Couleur.– « Quand les couleurs s’éteindront, je caresserai ton oreille. »

Cri.– « Le cri rauque des arbres en pleurs. »

Cuisse.– « Je me suis souvenu que la cuisse n’en finit pas. »

Catalan.– « Peintre italien dont Gala fut la femme »

Dents.– « Leurs caries exportent plus d’ivoire que les cimetières d’éléphant ».

Douleur.– « Maître-étalon. »

Eau.– « Feu sans histoire, car elle est l’avenir de la nue. »

Enfant.– « Selon le calcul des probabilités, sa naissance les déjoue comme en s’en jouant. »

Ennui.– « Le commencement de la fin. »

Espace.– « L’amour dans les souterrains. »

Éternité.– « Elle n’est vraiment comprise que par l’étincelle. »

Étoile.– « Toujours pleine d’un désir aveugle quoique lucide. »

La ravie d’Avila


« La ravie » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Thérèse d’Avila a laissé des témoignages détaillés de ses nombreuses expériences de « ravissement ». Elle est loin d’être la seule à avoir légué à la postérité ce type de narration. Bien d’autres mystiques, appartenant à toutes sortes de traditions culturelles ou religieuses, et de tout temps, ont pu faire état d’expériences sinon similaires, du moins analogues. Malgré cette abondance de données, il est clair qu’une « théorie » générale du ravissement est encore impossible à faire. Le plus grand obstacle, d’ailleurs, n’est pas tant la nature des expériences de ravissement, que les doutes ou les sarcasmes dont elles sont environnées. Ceux qui n’ont jamais éprouvé de telles expériences, manifestement hors de toutes normes, et hors de toute humaine compréhension, sont de facto éminemment sceptiques. Ils ne peuvent absolument pas comprendre de quoi il est question. Or, ces « non-expérienceurs » constituent l’énorme majorité. Malgré tout, il existe maintenant une assez abondante littérature traitant de phénomènes qui sont, sinon proches, du moins comparables, par certains côtés. Il s’agit notamment des expériences dites de « mort imminente » (EMI, ou selon l’acronyme anglais NDE, « Near Death Experience »), dont la caractéristique générale est qu’elles résultent d’accidents physiques, de situations de danger absolu, ou de prises surdosées de psychotropes. Je ne désire certes pas assimiler les EMI et les NDE aux types d’expérience proprement « mystiques ». Je voudrais seulement signaler qu’une part non-négligeable de la population (environ 15 % selon des données rapportées par E. Kübler-Ross, par exemple) est a priori prête à entendre avec quelque intérêt l’expression de tels témoignages, et à prêter une certaine attention à des analyses et commentaires à leur sujet. C’est à tel commentaire de la narration de Thérèse sur ses ravissements que je voudrais me livrer dans cet article.

« Dans ces ravissements, il semble que l’âme n’anime plus le corps […] Très souvent même, prévenant toute pensée, toute coopération, le ravissement fond sur vous avec une impétuosité si soudaine et si forte, que vous voyez, que vous sentez s’élever cette nuée, ou cet aigle puissant qui vous emporte sur ses ailes. On comprend, on voit, ai-je dit , qu’on est emporté, mais on ne sait à quel endroit. Malgré les délices que l’âme éprouve, elle ne laisse pas cependant, vu sa faiblesse naturelle, d’être saisie de crainte dans les commencements. Elle doit donc avoir beaucoup plus de courage et d’énergie que dans les oraisons dont j’ai parlé précédemment, pour tout risquer, malgré tout ce qui peut arriver, pour s’abandonner entièrement entre les mains de Dieu, et aller partout où on la transportera. D’ailleurs, elle est transportée ainsi malgré elle. La violence était telle que j’aurais voulu très souvent résister à ce ravissement ; j’y opposais toutes mes forces […] mais c’était au prix d’une fatigue extrême ; semblable à une personne qui a lutté contre un géant puissant, je me trouvai après le combat épuisée de lassitude. D’autres fois, tout effort était impossible ; mon âme était enlevée et même ordinairement ma tête suivait ce transport sans qu’il y eût moyen de la retenir ; quelquefois même le corps tout entier était emporté, lui aussi, et ne touchait plus terre. Mais cela n’est arrivé que rarementi. »

« Dans ces ravissements, il semble que l’âme n’anime plus le corps. »

L’âme n’anime plus le corps, à ce qu’il semble, parce qu’elle a autre chose à faire, de bien plus important : il lui faut mettre toute son énergie à s’animer elle-même, à se dépasser et à se transcender. Le corps, quant à lui, continue de vivre, mais il n’est plus animé par l’âme. Il s’anime alors de lui-même, si l’on peut dire, autrement dit, il vit de sa propre vie, et il survit par son instinct de conservation.

« Très souvent même, prévenant toute pensée, toute coopération, le ravissement fond sur vous avec une impétuosité si soudaine et si forte, que vous voyez, que vous sentez s’élever cette nuée, ou cet aigle puissant qui vous emporte sur ses ailes. »

Le ravissement saisit l’âme comme un aigle fond sur sa proie. Il tombe soudainement, brutalement, et opère le rapt en un instant. Rien ne peut laisser prévoir le moment où il va rejoindre l’âme, et l’emporter avec lui. Mais cet aigle n’obéit pas ici aux canons habituels associés à la métaphore de « l’oiseau de proie ». Il ne suit pas le comportement auquel les habitudes de langage et les observations ornithologiques le confinent. Une différence notable est que le volatile aquilin ne saisit pas l’âme de ses serres. Il l’emporte sur ses ailes. La nuance importe. L’âme n’est donc pas une proie ravie (au sens où elle serait la victime passive d’un rapt) ; elle n’est pas l’objet d’une captation, elle est le sujet d’un transport (dans le sens d’un ravissement). Ce transport implique, à l’évidence, une forme de coopération. Être transportée sur les ailes d’un aigle (et non sur son dos, ou agrippée par ses serres), exige, on le conçoit, un éminent sens de l’équilibre, une capacité hors du commun à rester en phase avec le battement des ailes, et à se fondre harmonieusement dans le vent puissant du vol. Une autre indication de la relative douceur qui environne l’âme ainsi emportée, est l’autre métaphore qui en rend compte, celle de la nuée. L’âme est ravie, pourrait-on dire, aussi subtilement que l’eau de la mer est doucement aspirée vers le ciel sous la forme d’une nue.

« On comprend, on voit, ai-je dit , qu’on est emporté, mais on ne sait à quel endroit. Malgré les délices que l’âme éprouve, elle ne laisse pas cependant, vu sa faiblesse naturelle, d’être saisie de crainte dans les commencements. »

L’âme alors n’éprouve pas de crainte physique, elle ne ressent pas une douleur comparable à celle d’une proie livrée à la violence de serres crochues plantées dans une chair pantelante et sanglante. Bien au contraire ! Elle éprouve non de la douleur, mais des délices. Cependant, cette jouissance délicieuse ne va pas sans une crainte, non pas physique mais psychique. Cela est bien normal, vu l’ignorance et la faiblesse naturelle de l’âme. Mais il faut là encore, relativiser. Cette crainte, toute justifiée qu’elle soit, ne dure pas. Elle n’apparaît qu’au commencement (du ravissement).

« Elle doit donc avoir beaucoup plus de courage et d’énergie que dans les oraisons dont j’ai parlé précédemment, pour tout risquer, malgré tout ce qui peut arriver, pour s’abandonner entièrement entre les mains de Dieu, et aller partout où on la transportera. »

La principale crainte ressentie par l’âme n’a rien d’objectif, rien de tangible. Elle n’est fondée que son ignorance absolue de ce qu’il se passe, elle est plongée dans l’incertitude quant au lieu où elle est transportée. Mais il est une solution que son courage et son énergie peut lui laisser entrevoir. Cette solution est de faire délibérément le choix de tout risquer, le choix de l’abandon total. A cette condition, toute crainte disparaît, toute peur s’évanouit.

« D’ailleurs, elle est transportée ainsi malgré elle. La violence était telle que j’aurais voulu très souvent résister à ce ravissement ; j’y opposais toutes mes forces […] mais c’était au prix d’une fatigue extrême ; semblable à une personne qui a lutté contre un géant puissant, je me trouvai après le combat épuisée de lassitude. »

Le choix de tout risquer et de s’abandonner ne signifie pas cependant que l’âme veuille positivement, activement, participer à un transport dont elle ignore absolument la destination ultime. Dans cette ignorance, elle ne peut donc que rester relativement passive, sans devenir passionnément active. D’ailleurs, dans plusieurs occasions, l’âme de Thérèse n’était certes pas coopérative, ou seulement passive, mais voulait au contraire résister à la violence qui lui était faite. Malgré sa faiblesse inhérente, sa (petite) âme semblait affronter la puissance d’un géant. C’était alors un combat. Mais celui-ci prenait fin, toujours, non par une défaite, mais par une simple cessation, un épuisement, une lassitude enveloppante.

« D’autres fois, tout effort était impossible ; mon âme était enlevée et même ordinairement ma tête suivait ce transport sans qu’il y eût moyen de la retenir ; quelquefois même le corps tout entier était emporté, lui aussi, et ne touchait plus terre. Mais cela n’est arrivé que rarement. »

Les ravissements de Thérèse étaient tous différents. Aucun ne se ressemblait. Il n’y avait pas de règle générale, ni de protocoles répétés. Chose curieuse, sur laquelle il faudrait insister, le phénomène du ravissement n’était pas toujours purement psychique. On a vu que son corps n’était plus animé par l’âme « ravie ». Mais dans certains cas, le corps lui-même, quoique non animé par elle, pouvait être lui aussi emporté. Il est vrai que cela n’arrivait que rarement. Thérèse d’Avila lévita-t-elle alors ? D’autres traditions, la chamanique, ou la bouddhique par exemple, ou encore la soufie, font aussi part de l’existence de tels phénomènes. Une explication rationnelle de ce type de phénomène peut être tentée. Il est possible en effet que l’âme, ainsi violemment emportée, ait pu aussi emporter avec elle jusqu’aux moindres souvenirs de son être corporel, et par conséquent, ait pu ressentir au plus profond de son être psychique la mémoire palpitante de son être psycho-physique, synesthésique, en tant que participant à l’envol. Personnellement, je pense que cette question n’a d’ailleurs qu’un intérêt mineur. Elle nous éloigne en effet du cœur de l’événement, de ce qui constitue l’essence du ravissement. Sa finalité.

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iThérèse d’Avila. Vie écrite par elle-même. Chapitre XX. Traduction de l’espagnol par le P. Grégoire de Saint Joseph. Seuil, 1995, p. 194-195

À l’horizon de l’oraison


« L’horizon de l’oraison » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Dans une recherche sur l’extase, comment ne pas se pencher sur le cas des deux Thérèse, la « grande » et la « petite », celle d’Avila et celle de Lisieux ? Dans cet article, je ne traiterai cependant que de la « grande », réservant pour plus tard ce qui pourrait être dit de la « petite ». Parmi les nombreuses sortes d’extases thérésiennes. je me focaliserai ici sur celles que Thérèse associe au « quatrième degré d’oraison ».

Dans l’oraison de « quatrième degré », « l’âme sent qu’elle n’est pas encore entièrement morte ; je puis bien m’exprimer de la sorte, car elle est déjà morte au monde […] le sentiment cesse, il n’y a que la jouissance, et encore on ne comprend pas ce dont on jouit. On comprend que l’on jouit d’un bien, où se trouvent réunis tous les biens, mais ce bien lui-même, on ne le comprend pas […] Ici, l’âme se trouve au sein d’une jouissance incomparablement supérieure, et cependant elle peut beaucoup moins la faire comprendre. Le corps est sans force et l’âme n’a aucun pouvoir pour communiquer cette jouissance. Dans ces moments, cette communication serait un grand embarras, un tourment et un trouble pour son repos. J’ajoute même que s’il y a union de toutes les puissances, voudrait-elle alors faire autre chose, qu’elle ne le pourrait ; et si elle le pouvait, il n’y aurait plus union. Quant au mode et à la nature de cette oraison qu’on appelle union, je ne saurais les faire comprendre. La théologie mystique l’enseigne, il est vrai ; mais les termes dont elle se sert me sont inconnus. Je ne comprends pas ce qu’il faut entendre par intelligence, ou esprit, ni comment ils diffèrent de l’âme, tout cela me semble une même chosei

Je me livrerai ici à de brefs commentaires de cet extrait du chapitre XVIII de la « Vie écrite par elle-même » de Thérèse d’Avila, dans l’espoir qu’ils pourront ouvrir quelques pistes, ou frayer des sentes inexplorées.

« L’âme sent qu’elle n’est pas encore entièrement morte ; je puis bien m’exprimer de la sorte, car elle est déjà morte au monde. »

Si l’âme était entièrement morte, que sentirait-elle ? Rien ? Rien n’est moins sûr, du moins dans le contexte de la foi thérésienne. L’âme de Thérèse sent qu’elle est morte en partie, mais pas entièrement. Plus précisément, elle est « morte au monde », mais sans doute, elle n’est pas morte à ce qui n’est pas du monde. Pourrait-elle être cependant « entièrement morte » ? On peut en faire l’hypothèse. Il existe certainement diverses sortes de morts, comme la mort au monde, la mort à ce qui n’est pas du monde, la mort à ce qui est au-delà du monde. Ces différentes sortes de morts ne sont pas de même nature. Elles doivent peut-être varier, dans leur essence, autant que les différentes sortes de vies. Parler de mort revient à traiter de la vie. Car l’une et l’autre, au fond, s’équivalent, ontologiquement : toute mort, comme toute vie, n’est-elle pas déjà un néant par rapport à la Vie même ? Le mot ‘néant’, dans son acception absolue, et donc excessive, se retourne aisément. Toutes les sortes de mort et toutes les sortes de vie participent aussi, même en tant que ‘néants’, à cette Vie qui les transcende toutes, et dont elles sont des figures passagères.

«Il n’y a que la jouissance, et encore on ne comprend pas ce dont on jouit. »

Il est très important de comprendre non ce que l’on ne comprend pas, mais le fait même qu’il y a en nous quelque chose que l’on ne comprend pas. Ici, il s’agit de « ce dont on jouit ». La jouissance envahit Thérèse, elle submerge son âme et son corps. Mais pas son esprit. Son esprit, quant à lui, reste alerte, il continue de voir qu’il ne comprend pas ce qui se passe devant lui. Il comprend au moins qu’il ne comprend pas ce qui lui arrive. Cette indication est précieuse. L’extase ne se résume pas à une perte absolue de toute intelligence et de toute compréhension. Elle n’est perte absolue qu’en un sens seulement. En un autre sens, et sans contradiction, l’extase n’empêche aucunement l’esprit de rester vigilant, de continuer, lorsqu’il est projeté dans le voisinage de l’extrême, à garder quelque conscience de son devoir de veille. Dans la perte absolue du Soi, un peu de la conscience du Moi veille encore.

« On comprend que l’on jouit d’un bien, où se trouvent réunis tous les biens, mais ce bien lui-même, on ne le comprend pas. »

Les différents degrés de compréhension ne correspondent pas nécessairement aux différents degrés d’oraison. Il n’y a pas d’isomorphisme entre la raison et l’oraison. Thérèse dit qu’elle jouit d’un bien qui réunit tous les biens. Ces biens semblent être en grand nombre, et même sont-ils infinis. On sent que Thérèse voir s’ouvrir devant elle un paysage sans limites, dont elle n’aperçoit qu’une infime portion. En bonne logique, il lui faudrait un temps sans fin pour explorer ce paysage mental dont elle ne saisit que les premières marches. Cette notion d’une limite se dessinant dès l’abord du sans limite, représente une première difficulté dont Thérèse ne vient pas à bout. Il en est une autre, plus ardue encore. C’est la question de la nature essentielle de ce « bien » qu’elle ne « comprend pas ». Cela ne devrait pas trop étonner. Si ce « bien » est, d’une manière ou d’une autre, attaché à l’essence même de la divinité, il paraît évident qu’il sera impossible de le comprendre dans son essence. L’esprit humain peut en revanche tenter de comprendre la nature des biens particuliers, spécifiques, dont il peut être gratifié. Mais comprendre la nature du « bien » en tant que tel, l’essence même du « bien », cela est au-dessus des forces de l’homme, fût-on Platon même.

« Ici, l’âme se trouve au sein d’une jouissance incomparablement supérieure, et cependant elle peut beaucoup moins la faire comprendre. Le corps est sans force et l’âme n’a aucun pouvoir pour communiquer cette jouissance. Dans ces moments, cette communication serait un grand embarras, un tourment et un trouble pour son repos. »

Il importe de comprendre l’état d’esprit de l’extatique dans cette situation. L’âme – ou l’esprit, la nuance importe peu en ce cas, se trouve « au sein », ou encore au sommet d’une « jouissance » sans pareille. Une analyse plus fouillée du concept de « jouissance » mériterait d’être entreprise, tant sa richesse offre matière à examen et développements. Je la réserve pour d’autres occasions. Pour l’instant, l’important est de comprendre que l’âme extatique ne perd rien de son acuité, ni de sa capacité à se mettre à distance de ce qu’elle perçoit et en surplomb par rapport à ce qu’elle conçoit. Elle sait aussi que cela lui serait un « embarras » et un « trouble » de se mettre en peine, tant de conceptualiser cette « jouissance » qui la traverse, que de la traduire, la formaliser et la mémoriser, et a fortiori de chercher à la « communiquer » à autrui. L’enjeu pour elle est alors bien ailleurs.

« J’ajoute même que s’il y a union de toutes les puissances, voudrait-elle alors faire autre chose, qu’elle ne le pourrait ; et si elle le pouvait, il n’y aurait plus union. »

Quel est l’enjeu, donc, et en quoi consiste-t-il ? Dans une situation aussi extrême, aussi éloignée de tout ce qui peut s’expérimenter dans ce monde-ci, l’envahissement de l’âme est total, absolu. Toutes les puissances semblent se rassembler en elle, ou plutôt, c’est elle qui est projetée dans le « sein » infini que toutes les puissances, ainsi assemblées, constituent. Dans une telle circonstance, on conçoit que l’âme soit occupée à tout autre chose qu’à communiquer un retour de son expérience en temps réel. Plus important même, si le désir de communiquer lui venait, alors c’est l’expérience même de l’extase qui en souffrirait radicalement : « il n’y aurait plus d’union ». Une fois arrivée en ces hauteurs, l’âme doit continuer son mouvement toujours plus vers le haut, et certes pas envisgare de regarder vers le bas.

« Quant au mode et à la nature de cette oraison qu’on appelle union, je ne saurais les faire comprendre. La théologie mystique l’enseigne, il est vrai ; mais les termes dont elle se sert me sont inconnus. Je ne comprends pas ce qu’il faut entendre par intelligence, ou esprit, ni comment ils diffèrent de l’âme, tout cela me semble une même chose. »

C’est un fait auquel il faut s’habituer (intellectuellement). Une énorme partie de ce qui constitue l’expérience extatique ne peut être communiquée, transmise, et encore moins « expliquée » à quelqu’un qui n’en a pas déjà bénéficié personnellement, et directement. Je sais, c’est injuste, mais c’est comme ça. Il y a peut-être là, d’ailleurs, dans cette apparente injustice, cette inégalité de facto, une nouvelle source de réflexion, mais je la réserve pour un autre article. En l’occurrence, le plus intéressant dans l’assertion de Thérèse à propos de la « théologie mystique » est que l’intelligence, l’esprit et l’âme, tout cela lui « semble une même chose ». En un sens, je comprends parfaitement ce qu’elle veut dire, tant ces distinctions de vocabulaire peuvent paraître dérisoires au sein de l’extase même. Mais en un autre sens, je vois aussi que par son expression « tout cela me semble », elle indique subtilement que n’est certes pas épuisé ici le mystère. Indubitablement, est laissé entendre le fait que l’intelligence, l’esprit et l’âme soient « une même chose » n’est en rien contradictoire avec le fait qu’ils peuvent être aussi des choses différentes.

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iThérèse d’Avila. Vie écrite par elle-même. Chapitre XVIII. Traduction de l’espagnol par le P. Grégoire de Saint Joseph. Seuil, 1995, p. 171-172

« L’Extase » de Donne


« L’âme et l’extase » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

The Extasie, de John Donne (1573-1631), est l’un de ses plus célèbres « poèmes métaphysiques ». J’en ai tenté une traduction, l’adaptant quelque peu. J’ai gardé la structure de quatrains de neuf pieds, mais j’ai renoncé à la contrainte de la rime, sauf exception.

Comme un oreiller sur un lit,

La rive enceinte arrondit sa courbe,

Pour le repos des violettes et des mauves,

Et le plaisir de nos deux corps.

Nos mains s’étaient cimentées, d’une glu

D’onguent. S’y miraient en jaillissant

Les rayons de nos yeux fusionnés,

Liés en un nœud triple et torse.

Si étreintes et unies nos mains,

Qu’elles furent notre unique effusion

Et leurs images en nos yeux

Notre seule reproduction.

Comme marchent des armées ennemies,

S’avançant et se mêlant à la mort,

Nos âmes s’exilèrent au-dehors,

Elles nous emmêlèrent, elle et moi.

Tant qu’elles négocièrent leurs accords

Nous restâmes, deux statues sépulcrales,

Tout le jour, sans nous mouvoir d’un poil,

En grand silence, tout au long du jour.

Si quelqu’un, affûté par l’amour,

Et comprenant la langue de l’âme,

Devenu esprit pur, fine amour,

Se fut lors placé non loin de nous,

Il eût pu se ravir d’éloquence,

Ignorant les lèvres et l’origine,

Et repartir plus pur qu’il ne vînt,

Tant nous fûmes à l’unisson des sens.

L’Extase, nous le sûmes, peut exclure

De l’amour les âmes plus perplexes,

Ou dénouer leurs fils complexes,

Dans l’obscur, il n’est pas question de sexe.

Plusieurs d’entre les âmes contiennent

Des mélanges ignorés et des lieux

Où l’amour s’entremêle sans cesse,

Deux se font une, ou celle-ci celle-là.

Replantez la violette en autre terre,

Sa force, sa nuance et sa taille,

Jadis grêle, mièvre ou mince,

Soudain se doublent et se multiplient.

Quand l’amour, avec l’une, ou bien l’autre,

Inter-anime et s’unit les âmes,

Il en naît une nouvelle, plus apte,

Elle comble seule les failles et les manques.

Nous qui sommes cette âme née nouvellement,

Savons bien d’où vient cette simple essence.

Les atomes, d’où l’on croît, sont aussi

Des âmes seules n’acceptant nul change.

Mais hélas, trop longtemps tenons-nous

Nos corps las, à distance, dans l’oubli.

Ils sont nôtres, quoique n’étant pas nous,

Ils sont sphères, et nous sommes l’esprit.

Grâces leur soient rendues pour leurs dons,

Tant du lieu de notre présence,

Que pour tous leurs sens et leur puissance,

Jamais rejetés, toujours ralliés.

Sur les hommes, les cieux jettent des sorts,

Par les courants de l’air et l’ombre des nues.

De même, l’âme en l’âme s’écoule

En soignant s’il le faut d’abord les corps.

Comme le sang laboure les esprits

Pour exprimer un peu de leur âme,

Le soc est nécessaire au sillon

Qui de l’Homme fait mûrir la moisson.

L’âme des amants doit descendre

Au fin fond de la pure affection,

Atteindre l’abîme des sens, pour enfin

Libérer le Roi de sa prison.

Retournons à nos corps. Il faut que

Les hommes faibles voient l’amour dévoilé.

Les mystères d’amour croissent en toute âme,

Seuls les corps en consignent les progrès.

Si un amant à notre ressemblance,

Entendait un jour ces vers composés,

Qu’il nous épie de près, il verra

Peu de change en nos corps en allés.

L’âme livre


« L’âme livre » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Toi, tu te tais. Du moins, ce me semble. A nous tous, il nous semble un même silence, tant nous ne sommes seuls à ne point t’entendre.

Toi, je te nomme au milieu du jour, mais n’es-tu pas déjà dans la nuit ? Cette nuit, est-ce Toi, est-ce Lui ? Nul ne peut le dire. Nul ne peut te dire. Nul ne peut rien dire. Ce jour n’est pas de Lui, ou en Lui. Ni ce jour, ni la nuit, ne luit. Ne luit que son absence. Cette voix n’est pas sienne, ni tienne, non plus. Tu te tus, il y a longtemps déjà. Ce visage n’est pas tien, ni sien. Évanescente est sa gloire et mon rêve.

Cette voie non plus n’est pas tienne. Nul chemin ne mène plus à Toi. Tous s’égarent en tous lieux tous les jours.

Les mots sont faits de tant de nuits anciennes –– ce sont de très vieilles nuits, des épaisseurs d’ombres voilées de nues. Leurs sens s’obscurcissent même dans la lumière. Les grammaires me comblent d’obscur. Que veut dire « cœur » ? Que signifie « profondeur » ? Qu’est-ce que la « voix » ? La « parole » est-elle « désert » ou « voix » ? Un soleil se love dans le délié des lettres. Quand tu parais, je biffe tous les mots.

Qui osera te dire Tu ? Qu’ils commencent par te dire Il ou Lui. Qu’ils te parlent de leur intime même. C’est du milieu de la parole, en quête, qu’ils te tairont. Beaucoup disent : Qu’il parle d’abord ! Qu’il apparaisse dans l’évidence ! Qu’il illumine notre esprit de solaires visions ! Ils ne veulent pas savoir quelle est leur nuit. Leur doute lance tant d’éclairs mous, nombre de fulgurances sourdes, et des astres morts.

J’ouvre les lèvres et ma langue se scelle. La douceur m’est un faucon, le cyprès est noir, et l’herbe tendre. Que ta forme n’est-elle élusive ! La jacinthe se tend. Le désir s’abstient. La raison dit les ronces, les roseaux, les résédas. Le musc et l’encens. Tu es glabre comme un marbre noir. Je jette des mots loin devant lui. Je courbe mon âme comme un âne bâté. La vérité pèse. Le faux allège. Ah ! Le léger Hallâj !

Tu m’as dit, va t’en ! Va t’en pour toi ! Mais je ne veux aller que pour toi. Tu m’as dit, sors ! Je ne suis pas ici ! Mais, là où tu es, je ne suis pas. Et ici, je ne suis pas, et tu n’es pas. La mer recouvre mon désir, mais je suis requin, je suis méduse, je suis aussi toute l’eau d’Oman, et les torrents de Canaan.

Mon désir est désert. La lumière visible m’est blessure. Mon âme est lourde et je suis las de l’origine. Dans une main, du vin. Dans l’autre un cimeterre. Ô danse des mots ! Ô l’étreinte du luth ! Je suis la huppe et l’Orient. Je selle mon cheval et le sel et le miel et la peine. Je suis son sillage. Qui saura le lire ? Ce safran est un chiffre et ce goût est mon secret. Chaque alphabet m’est un feu, et je ne sais le lire. Je ne suis pas ascète, mais néant, et je persiste à être. Le sommeil me sauve, un peu tous les soirs. Comme une eau de noria.

Dans l’outre vide, je trouve un souffle, de l’eau, mais de blé point. L’argile colle aux mains. Le grain rappelle mon chagrin. Il a eu sa pluie, en vain. Le vent n’est pas venu. Unie à lui, elle ne lui fut ni d’ambre, ni d’or.

Tout mon corps est lèvre et rire. Et mon âme est cri, gaie, nuit, livre.